The Project Gutenberg eBook of La biche écrasée, by Pierre Mille This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: La biche écrasée Author: Pierre Mille Release Date: May 15, 2022 [eBook #68086] Language: French Produced by: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA BICHE ÉCRASÉE *** LA BICHE ÉCRASÉE CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS DU MÊME AUTEUR Format in-18 SUR LA VASTE TERRE 1 vol. BARNAVAUX ET QUELQUES FEMMES 1 vol. Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays y compris la Hollande PIERRE MILLE LA BICHE ÉCRASÉE [Illustration: colophon] PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3 LA BICHE ÉCRASÉE Après avoir dîné à Brantes, _aux Deux Couronnes_, les trois hommes s’apprêtaient à remonter dans leur automobile. Une petite bonne apparut tout à coup: Béville avait oublié son appareil photographique dans la salle à manger; elle le lui tendit sans un mot, et disparut. --Pas causeuse, celle-là! fit-il. --Ah! dit le valet du garage, c’est la Bretonne. Il n’y a que deux jours qu’elle est arrivée de son pays, et elle ne sait pas encore un mot de français. --La Bretonne? demanda Béville. --Comment, monsieur ne sait pas, dit le goujat avec un gros rire: dans les hôtels comme ici, les hôtels de petite ville, on fait toujours venir une Bretonne. C’est pour les voyageurs, en cas... Les trois hommes avaient ri. L’automobile s’ébranla. Quelques secondes plus tard, elle était lancée dans la pleine campagne. --Tu sens l’odeur qui vient, maintenant, la bonne odeur, dit Béville à son compagnon. --Oui, répondit Bottiaux. C’est parce qu’il vient de pleuvoir, et la terre est encore chaude, et l’auto va très vite. Alors les parfums... Béville s’allongea, presque pâmé, ivre un peu des quelques verres de champagne qu’il avait bus à son dîner, ivre surtout de la vitesse et de cet air vivant, tiède, nocturne, qui le baignait, le fouettait, le violait, le rendait câlin, languide et voluptueux. Il n’était plus sur terre, il planait, il étendait parfois les bras, comme pour enlacer un plaisir. --... Dommage qu’il n’y ait pas de femmes, fit-il. Hé, Jalin? Mais Jalin, le propriétaire de l’auto, qui conduisait, ne tourna pas la tête. Sur la route dévorée, blondie par la lumière des grands phares, la route où les arbres alignés faisaient comme deux murs opaques, tant on allait vite, il avait bien assez de guider la formidable machine. Il grogna seulement. --Des femmes? Ah, non! Toute sa virilité, toute sa vigueur, toute sa force de mâle et d’athlète intelligent n’étaient plus que dans sa tête et dans ses mains. Mais comme les autres il ouvrait les narines pour boire les odeurs de la nuit d’été, celle des tilleuls, celle des sorbes, celle des milliers de petites herbes dont on ne sait pas les noms, qui se sont fait féconder aux heures de soleil, et durant la nuit savourent, dans leurs corolles refermées, les délices de cette fécondation. Ça lui suffisait. Il murmura seulement: --Hein, c’est beau, n’est-ce pas? Des lapins, réveillés par le bruit, aveuglés par le feu des phares, fous d’épouvante, sortaient des fossés, passaient comme des boulets noirs sur le cailloutis lumineux. Mais tout à coup la route s’assombrit; les branchages, au-dessus de leurs têtes, se tachetèrent de pans de ciel entrevus. Une seconde auparavant, c’était la machine, le bolide, la chose furieuse et précipitée, qui semblait être la seule source de lumière au monde; et maintenant, elle n’était plus que le centre d’une noirceur, tandis que les choses ressuscitaient dans une clarté diffuse. Ce fut brusque, prodigieux, poignant. Jalin cria: --Nom de Dieu! Les phares se sont éteints! --Rallume-les, fit Bottiaux. Jalin hausse les épaules. --Ils sont encrassés. J’avais prévu ça. Rien à faire. --Alors continue. Il reste les deux autres lampes. --Des quinquets! dit Jalin. --C’est assez pour les gendarmes. Continue! Nous allons à Paris. Je veux coucher à Paris, moi. Jalin hocha la tête. Une quatre-vingts chevaux «ne sait pas» ralentir, pas plus qu’un cheval de course ou un torpilleur de haute mer. On a beau vouloir la retenir, elle bondit, elle échappe à la volonté, elle la force. Et courir, à près de cent kilomètres à l’heure, quand on a perdu ses yeux, qu’en deux secondes on est sur l’obstacle aperçu à soixante pas? Il savait la folie de l’acte, et pourtant consentit. Il était comme les deux autres: trop heureux, trop fougueux, trop sorti de lui-même, tout emporté par ce mouvement dont il se croyait le maître. C’est la même chose dans une charge de cavalerie: on va vers la mort, et on ne veut pas s’empêcher d’y aller. Les ombrages, au-dessus d’eux, et de chaque côté de la route, se firent plus denses. On traversait un bois, une immensité obscure et confuse d’arbres pressés, qui mêlaient leurs branches et leurs troncs. Il faisait si sombre qu’on avait mal aux yeux, qu’on avait envie de se les couvrir avec la main, pour les protéger d’un choc. Et, à ce moment-là, juste au plus épais de cette horreur, Jalin crut pourtant distinguer quelque chose devant les roues, une ombre plus noire que cette noirceur, et vivante, et terrifiée. Il donna un tour de volant, stoppa... Ce coup sec de l’arrêt, cette déviation brusque d’un projectile fait pour une trajectoire directe, tous ceux qui connaissent les réactions du coursier moderne en ont éprouvé les conséquences physiques; les viscères changent de place jusque dans les profondeurs du corps, on a l’âcre avant-goût de ce qu’est l’agonie! Mais l’auto était large et basse sur pattes. Elle ne se retourna pas, obéit comme elle pût, monta sur le tas de cailloux, et se tint tranquille, malgré son frissonnement. --Qu’est-ce que c’est? fit Béville, tout pâle. Bottiaux avait sauté à terre et rejoint Jalin, qui s’épongeait le front, agenouillé devant une misérable masse qui s’agitait encore, étendue par terre, et qu’une des lanternes de la voiture éclairait vaguement. --C’est de la chance, dit Béville, descendu à son tour. Ce n’est qu’une biche! Tous trois respirèrent longuement, et leur voix, rassurée, retentit sous les arbres. Dépouillés de leurs lourds manteaux, de leurs capes et de leurs lunettes, ils se ressemblaient singulièrement: de beaux hommes, barbus tous trois, l’air riche, vigoureux et fort. --C’est de la chance! répéta Jalin. Mais sa voix, qui riait avec celle des autres, s’arrêta tout à coup. Il venait de voir les yeux de la biche: si tendres, malheureux et terrifiés, si pleins de l’horreur de ne pas comprendre pourquoi elle était là, et ce qui l’avait écrasée dans la nuit! Pauvre petite chose jolie! Pauvre petite bête des bois, farouche et pure! Ils en avaient tué bien d’autres à la chasse: devant les chiens et les chevaux, à l’affût, poussées par les rabatteurs. Mais comme ça! Elle était broyée, déchiquetée, agonisante, avec des frissons si douloureux, et toujours le regard désespéré de ses yeux souffrants. --Il faut retourner à Brantes, dit Jalin. Je n’avance plus sans mes phares. Nous coucherons à l’hôtel où nous avons dîné. La machine fit volte-face et ils remontèrent vers Brantes, aussi lentement qu’ils purent. Insensiblement le souvenir de cette bête massacrée s’effaçait de leur esprit. Ils auraient pu écraser un homme, ils auraient pu se tuer, ils avaient eu peur de mourir! Et ils vivaient, le même sang intact courait dans leurs veines, des années, des années encore le monde serait à eux! Ils apercevaient l’avenir comme une colonnade qu’on peut suivre sans en distinguer jamais la fin, dans une fraîcheur délicieuse. La porte de l’hôtel des _Deux Couronnes_ était fermée. Tout le monde dormait. Ils frappèrent longtemps, puis, il y eut de la lumière. Mais ils durent attendre encore, parce que, dans les petites villes, on est prudent: on veut savoir à qui l’on a affaire. --Tiens, dit Bottiaux, quand la porte s’entr’ouvrit enfin, c’est la Bretonne! Elle tenait à la main une de ces lampes minuscules, à la mèche protégée par un léger globe de verre, qui depuis vingt ans ont remplacé les veilleuses. Cette faible lumière éclairait de rose un côté de sa figure très jeune, très douce, peu jolie, et tout le reste, la camisole jetée à la hâte sur sa chemise rude, le jupon de toile rouge, les pieds nus dans des savates, était perdu dans l’ombre. On ne voyait que cette petite face frêle, suspendue en l’air comme une âme sans poids. --... Chambre? dit-elle d’une voix un peu rauque, inhabituée au français. --Oui, coucher; des lits, hein! De bons lits! fit Bottiaux. Elle leur alluma des bougies en souriant, leur montra leurs chambres, et se retira. Mais Béville, quand il fut couché, s’aperçut qu’il ne pouvait pas dormir. Il se sentait bien trop fier, bien trop exalté par les parfums de la nuit, par la rapidité de la course, par ce sentiment si fort de reconnaissance envers la vie qui pénètre tous ceux qui viennent d’échapper à un danger. Alors il se rappela les paroles du valet de garage, quelques heures auparavant: «La Bretonne? elle est là pour ça!» Il sortit de sa chambre, pieds nus, silencieusement. Béville avait vu où dormait la Bretonne: dans une espèce de soupente, un cabinet ménagé sur l’escalier, entre le rez-de-chaussée et le premier étage. Il y alla tout droit, sa bougie à la main. Oui, c’était bien là: elle dormait, sur un pauvre lit de fer, les cheveux défaits, une main sous sa tête pour la relever un peu parce qu’elle n’avait pas d’oreiller. On ne voyait de sa chair qu’une gorge bien remplie à partir du cou, et la rondeur délicate d’un sein très jeune. Béville lui mit une main sur l’épaule et l’embrassa. Il avait soufflé la bougie. La fille s’éveilla en sursaut, étendant les mains en avant, d’un geste instinctif: --Ma doué! fit-elle. Mais Béville, déjà, la tenait dans ses bras, et elle sentit de nouveau sa bouche sur la sienne. Ah! oui, c’est vrai, elle était la Bretonne, on l’avait prise pour ça, payée pour ça: trente francs par mois, et les cadeaux des voyageurs en sus. Et enfin, celui-là c’était un monsieur! Des siècles de domination, presque d’esclavage, avaient enseigné à sa race qu’il faut toujours, obéir aux «messieurs», aux chefs, aux maîtres: les hommes les suivent à la guerre, les femmes au lit. C’était donc qu’il fallait se soumettre. Sa pauvre petite âme asservie n’osait pas protester. Seul, son corps, parce qu’il était encore pur, se refusait et avait horreur. Toute vierge se défend, toute vierge a peur. C’est un instinct sans doute que la nature a mis en elle afin qu’il lui faille du courage pour se donner, et qu’ainsi elle ne se donne que par choix, et comme en sacrifice à celui qu’elle aime. L’humble barbare, vendue comme aux temps antiques, mais plus bassement encore, éprouvait cette horreur. Elle supplia, en mots confus et précipités, dans son langage obscur, celui qu’on parle là-bas, sur les bords de la mer de l’ouest, le seul qu’elle connût; et Béville ne comprit pas. Il ne sut jamais pourquoi celle qui était là ne lui rendit aucun des baisers qu’il lui donna, avant de l’avoir possédée. Jamais non plus lorsque, mâle satisfait et pourtant tristement déçu, car tel est le châtiment des mâles insoucieux et brutaux, il ne pensait qu’à laisser une offrande et fuir;--jamais il ne sut pourquoi une bouche effleura, non pas ses lèvres, on n’eût pas osé, mais sa joue et son front: caresse d’enfant timide qui aurait tant voulu, tout de même, ah! oui, tant voulu s’inventer le souvenir d’une ombre de tendresse véritable, après l’horreur du stupre. Il n’y eut rien! Il s’en alla. C’est tout. Le lendemain, dès l’aube, Jalin vint réveiller ses deux amis. Béville, quand il descendit, avait presque oublié. Les hommes heureux n’ont pour ainsi dire pas de souvenirs. Il vivent en avant, ils escomptent chaque jour une volupté future. S’il avait songé à l’événement de cette nuit, il se fût seulement trouvé un peu vil, et, comme il le savait, il s’arrangea pour divertir sa pensée sur d’autres objets. Jalin avait d’ailleurs tout disposé déjà pour le départ. La note était payée, le moteur embrayé. Il lança au vol à ses deux compagnons leurs manteaux et leurs casquettes. --On part! Ouste! Il prit du recul, dans la cour du garage, pour franchir le seuil et tourner dans la rue. A ce moment apparut, au seuil de la même porte, l’esclave broyée qui l’avait ouverte, tout à l’heure, dans la nuit. Elle venait de sortir de sa chambre, sans doute après avoir longtemps veillé, solitaire et salie. Elle portait le même costume humble jusqu’à l’abjection, la chemise rude, la casaque sans grâce. Elle ne s’était pas coiffée, elle n’était pas belle, sa jeunesse même avait quelque chose de terni, et, de ses yeux infortunés elle regardait, regardait inutilement. Car la chose affreuse qui avait peut-être laissé en elle de vivantes conséquences, elle s’était passée dans l’ombre impénétrable, et de ces trois hommes, elle n’arrivait pas à savoir _lequel c’était_. Elle ne le saurait jamais. * * * * * L’automobile vira, bien en main, et prit son élan. Bottiaux dit en rêvant: --Les yeux de cette Bretonne... A quoi me font-ils penser? Ah! oui, juste ceux de cette bête, la nuit. Vous avez vu? --Non, dit Béville, je n’ai pas remarqué. LE MIRACLE DE TOLLENAËRE Tollenaëre est, dans les Flandres, un tout petit village avec un grand couvent. Les religieuses bernardines y vivent presque seules entre la mer et une grande plaine plate, si basse qu’on la dirait plus basse que les vagues mêmes. Presque toute l’année le vent souffle du même côté, venant du nord-ouest, et les rares arbres qu’on voit dans la campagne semblent, sous l’effort de ce souffle perpétuel, courber la tête tous ensemble, leurs feuilles pendant comme des chevelures, leurs bras de branches tordus comme pour prier que cela finisse, parce qu’ils sont trop malheureux. Mais la terre les console, au printemps, avec des fleurs. Ce ne sont pas des fleurs extraordinaires; les jardiniers des villes ne les traiteraient qu’avec mépris. Excepté les roses, dont les pêcheurs et les paysans ont presque toujours quelques pieds dans leurs jardins, il n’y a guère que des tournesols avec leur cœur d’un jaune noirci et leurs pétales d’or vif, des joncs dont les hampes de velours font penser à la lance qui porta aux lèvres de Notre Seigneur le fiel et le vinaigre, des oreilles d’ours et des saxifrages. Elles poussent toutes ensemble, avec une espèce d’orgueil sauvage, ingénu, tendre, brûlant; par des milliers de canaux, l’eau qui les baigne exalte leur éclat; puis cette eau va remplir les fossés de vieilles fermes rouges, où vivent de lourds hommes pensifs. C’est là que naquit d’une servante, sans qu’on sut qui était son père, Angéline Verdonck qui fut en religion sœur Catherine; et elle prit ce nom d’abord parce que le sien propre lui paraissait avoir un parfum de vertu et de pureté qui pouvait faire croire à de l’orgueil, mais aussi parce que, comme Catherine de Sienne, elle avait déclaré, dès son plus jeune âge, vouloir être la fiancée du Christ. Toutefois dès son entrée au couvent, où sa mère fut heureuse qu’on la fit entrer toute petite, parce qu’elle avait trop grande peine à l’élever, il vint à Catherine une autre vocation qui sembla merveilleuse, tant elle fut, du premier coup, instinctive et parfaite. Dans le jardin même du couvent, et quand on la faisait promener quelques heures, avec ses compagnes, sur les routes de sable, elle s’arrêtait parfois, comme en extase. Et les mères de la communauté crurent d’abord qu’elle était favorisée par des visitations de la divine mère, ou de sa patronne Catherine: mais elle avoua avec simplicité qu’elle ne voyait rien, sinon ce que tout le monde voyait, et qui est si beau. Cela étonna. Les sœurs et les mères avaient coutume au contraire de dire aux enfants qu’elles élevaient--et c’était vraiment la croyance intime de leur âme--que vivre dans un pays si triste est un ennui qu’il faut accepter dans un esprit de mortification. Catherine répondit, étonnée à son tour, que tous les objets qui frappaient ses yeux, ces pauvres arbres et ces fleurs, ou seulement la lumière et les nuées, les vaches et les taures, parfois un charroi de foin sec qui passait au loin sur la route, ou une barque plate rampant sur les canaux, et faisant lever des oiseaux sauvages, lui semblaient entourés d’un éclat magnifique, et tels des apparitions. Pour expliquer sa pensée, car elle était faible et courte en paroles, elle prit les pinceaux et les couleurs qui servaient dans la communauté à enluminer les images des missels, et l’on vit alors qu’elle avait reçu le don de peindre. A partir de ce moment sa vie devint une joie, en même temps que sa piété grandissait. Elle était reconnaissante à Dieu d’avoir créé tant de choses qui devenaient pour elle des objets de travail et d’amour. Et que ces choses pussent être si diversement belles selon les heures du jour, sous le soleil et la pluie, la caresse ou la morsure des saisons, lui paraissait une bénédiction pour laquelle on ne pouvait assez remercier la volonté qui préside aux conduites du monde. Un jour d’automne, un rustaud qui portait au couvent le bois nécessaire au chauffage ôta sa souquenille pour décharger ses souches plus à l’aise. Il avait la poitrine nue et retroussa les manches de sa chemise jusqu’aux aisselles. Sœur Catherine devint toute pâle. --N’est-ce pas, dit une mère, que cela est choquant! --Non, répondit Catherine. Elle était seulement charmée, comme le jour épiphanique où les fleurs et les arbres s’étaient manifestés à elle, dans leur grâce si sauvage et leur force solitaire. Du coude à la main, chez l’homme, un muscle tournait, sombre ou éclairé selon sa place, et les doigts vivaient comme des personnes qui se mettent d’accord pour chanter. Ce fut alors qu’elle regarda d’une autre manière les tableaux pendus aux murailles de la chapelle et jusque dans le réfectoire: car elle ne les avait, auparavant, considérés que d’une façon pour ainsi dire abstraite, afin de se pénétrer des mystères d’adoration et de douleur qu’ils voulaient rappeler. Elle fut stupéfaite de les trouver laids. Et elle en conçut un immense chagrin, elle eut pour la première fois l’impression d’être environnée de mensonges et de simulacres. Sa foi n’en était point touchée; seulement elle souffrait que la foi n’eût pas atteint la beauté, elle souhaitait de voir la réalité des formes. Parfois, hors du couvent, lorsque les eaux, après une grande marée, s’étaient étendues au loin sur la plage, elle apercevait des femmes qui marchaient sur le sable, les jupes troussées jusqu’en haut des cuisses, et les bras nus. Elles avaient la tête ovale, les yeux gris ou bleus, pareils au ciel, aux nuées, à l’eau des étangs ou de la mer, les cheveux blonds tordus en casque, et l’on voyait sous leur vêtement que leur gorge et leur ventre étaient sains, jeunes et durs, ou bien amollis, mais encore attendrissants, à cause du rude ouvrage ou de la maternité. Parfois leurs corps étaient aussi comme illuminés d’une espèce d’enthousiasme dont Catherine ne comprenait pas la cause amoureuse: mais elle en saisissait la somptuosité vivante, et c’était ces femmes-là qu’elle admirait davantage. Rien de ses impressions ne lui semblait péché, parce qu’elle ne pensait qu’à son art. Et elle ne savait pas même que ce fût un art: elle n’agissait que par instinct. L’inquiétude ne lui vint que le jour où elle eut la tentation de son corps, et il était inévitable qu’elle s’intéressât à le regarder, pour l’ensemble tout nu de cette harmonie qu’elle poursuivait jusque sous les haillons. Elle s’admira en songeant: «Tout cela est beau! Cela est plus beau que ce que j’ai fait jusqu’ici. Et si je le peignais, j’en ferais quelque chose de plus beau encore: je ne montrerais que ce qu’il faut comprendre.» Elle sentit pour la première fois à cet instant la tentation du diable: il y avait donc des points sur lesquels on pouvait corriger la création? La beauté c’était donc la vérité, _moins quelque chose_, moins les accidents, les excès, les injures, qui sont pourtant l’œuvre de Dieu! Elle alla s’en confesser. Mais c’était une âme nette, pure, vigoureuse, qui ne se confessait que de ses décisions. --Mon père, dit-elle, je ne peindrai plus. Et quand elle eut exprimé sa résolution, elle en donna les motifs. Le confesseur ne les saisit point, et il crut que la chair parlait en elle. C’est pour cette cause qu’il répondit: --Je vous comprends, ma sœur! A compter de ce jour, sœur Catherine mena une vie de suppliciée. Tout ce qui lui avait été plaisir était devenu tentation. Elle agonisait sous son vœu et bientôt ne fut plus qu’une ombre; elle ne mangeait ni ne dormait. Son honnêteté lui disait en même temps que le regret est encore une des formes de la faute et que les vrais sacrifices sont ceux qu’on accomplit allègrement. C’est ainsi qu’elle en vint à se considérer comme une grande pécheresse; elle s’imposa diverses pénitences, entre autres celle de l’humiliation. Se croyant indigne de ses sœurs, elle obtint de n’assister aux offices qu’en dehors de la nef, comme les pauvres veuves de pêcheurs ou les catéchumènes de la primitive église. Agenouillée près du pilier qui supportait la vasque d’eau bénite et la planche où l’on mettait, le dimanche, le pain qu’on distribuait à ces femmes misérables, Catherine s’efforçait d’attacher un sens à chacune des paroles latines qu’elle savait par cœur, et son effroi grandissait à sentir qu’elle ne les prononçait plus que machinalement. Elle crut avoir perdu la grâce; elle était comme traquée. A la messe de minuit, le jour de Noël, sœur Catherine commença par éprouver une grande faiblesse. Au lieu de l’autel et du prêtre, de toute la communauté en prières elle ne distinguait plus qu’une sorte de grand entonnoir tourbillonnant, ou plutôt un dôme de cathédrale, vu par l’intérieur et fait d’une multitude de petits carrés alternativement sombres et brillants. Ceux-là scintillaient comme des étoiles; et elle s’endormit, les yeux ouverts. Personne ne put s’apercevoir qu’elle dormait. Ses sœurs, qui chantaient dans la nef, avaient le dos tourné, et les pauvres femmes autour d’elle, s’aperçurent seulement qu’elle avait le regard un peu fixe. Mais voilà que tout à coup celles-ci la virent qui prenait dans la vasque d’eau bénite l’humble pinceau qu’on y avait laissé: et, sur la planche destinée à l’aumône du pain, elle commença de tracer des lignes; car sa main, guidée par une puissance mystérieuse, reproduisait ce que sa vision lui révélait. Sœur Catherine, en extase, croyait peindre. Les pauvresses se dirent: «C’est de l’eau! C’est de l’eau avec quoi sœur Catherine se figure qu’elle travaille!» Toutefois un sentiment si saint qu’il leur semblait terrible les empêchait de regarder. Mais au moment de la communion, pendant que le chœur chantait: _Exsulta, filia Sion; lauda, filia Jerusalem, ecce rex tuus venit!_ sœur Catherine laissa tomber son dérisoire pinceau. Alors les femmes virent que la planche était couverte de couleurs resplendissantes. --Notre Jésus! crièrent-elles. Notre petit Jésus! L’Enfant-Dieu était apparu sur la planchette inerte. Semblable au plus beau des nouveau-nés des hommes, il était couché sur la paille; et derrière lui, près d’une vieille ferme rouge, fleurissaient des tournesols, des fleurs de jonc, des oreilles d’ours et des saxifrages. * * * * * Tel fut le miracle de Tollenaëre. Et c’est pourquoi on y voit aujourd’hui, dans la chapelle des bernardines, l’image d’un enfant Jésus que les fidèles entourent de vénération. Mais les artistes aussi l’admirent; on croirait qu’elle a été peinte avec de la lumière et des fleurs. Les guides, qui rapportent la légende sans y croire, ajoutent que ce tableau est d’un auteur inconnu. LA FORCE DU MAL «O grand Lucifer, redoutable archange! De par les dix noms puissants inscrits dans ce cercle, par les prières de tous les saints, par la beauté d’Adam, par le sacrifice d’Abel, par l’offrande d’Isaac, par l’humilité de Job et les larmes de Jérémie; par les infernaux abîmes que Christ a traversés, par la hauteur du ciel où il règne, je t’adjure, je te conjure, je te somme de m’obéir sur-le-champ.» --Bah! dis-je légèrement en me penchant vers mon voisin, ce n’est que la conjuration d’Agrippa. --Oui, murmura-t-il, d’une voix brûlante et basse, c’est la conjuration d’Agrippa; le triple cercle, les deux cierges, les dix noms divins, El, On, Tetragrammaton, Adonaï... De l’évocateur on ne voyait que le dos, drapé dans une robe rouge, et comme il était assis fort bas entre deux chandelles, son grimoire dans une main, une épée nue dans l’autre, il avait l’air empêtré d’un président de cour d’assises qu’on a transporté brusquement de son fauteuil à la sellette en lui interdisant sous peine de mort de lâcher son code et son couteau à papier. Mais cette affectation d’ironie facile, cuirasse de l’homme un peu faible qui veut rester libre, je la sentais malgré moi se glacer et s’évanouir devant l’étrangeté du lieu, sous les coups d’anxiété farouche qui passaient, en les faisant craquer à travers le crâne des fidèles. Depuis des mois que je suivais, en curieux désœuvré, les cérémonies de ces bizarres petites églises démoniaques, semées maintenant dans Paris comme des taches indicatrices d’une nouvelle maladie, la monotone absurdité des rites était parvenue à m’ennuyer jusqu’à l’écœurement: mais il y avait ces figures bouleversées, mâchurées, torturées, laides au delà de l’ignominie et suprême misère, ridicules! Pourtant, seul un innocent enfant eût pu rire à leur face: chez un esprit déjà vieux, troublé par la réflexion et la curiosité, elles devaient fatalement exciter la sympathie d’abord, puis la volonté violente de la possession de leur mystère, enfin une sorte d’inavouable amour, tant elles semblaient ravagées, ravinées, érodées d’inscriptions, peut-être déchiffrables, pareilles à celles qu’on lit sur ces murs de prisons où sont venues s’abattre, en vagues mêlées, des générations de criminels et de malheureux. Certes, je pouvais, je devais me tromper. Dans ce public, je distinguais des têtes connues d’écrivains en quête de sujets, assez méprisables marchands de curiosités littéraires inédites; le gros du troupeau se composait clairement de pauvres demi-fous, vulgaires victimes d’une névrose religieuse que le hasard seul de leurs lectures, ou l’irrégularité de leur vie, de leurs amitiés et de leurs amours avait jetés là au lieu de le conduire au dieu officiel; et pour les autres même, ceux qui ne rentraient point dans ces catégories de négociants malins, de naïfs malades, et de fils de mères pieuses destinés à rentrer dans les voies maternelles, la raison obligeait d’admettre que la banale débauche des grandes villes, la morphine, l’opium, et tous nos autres innombrables poisons modernes, sont d’assez vigoureux sculpteurs pour repétrir ainsi la matière humaine et creuser les plis tragiques de ces masques humains. Oui, tout cela était vrai, mais combien incomplet et peu satisfaisant! Quel événement, quel jeu des choses extérieures, avait mené jusque-là ces dévoyés, au lieu de les laisser doucement rouler sur les grandes routes de la corruption du siècle ou de la foi chrétienne! C’est le fait particulier qui seul intéresse, et d’ailleurs rien ne prouve d’avance qu’il ne se trouve pas des âmes intelligentes, mais folles de vices, ou croyantes et rongées par la douloureuse maladie du scrupule, pour qui ce serait une joie ivre et sincère, logique et délirante, de savoir, savoir à ne pas douter, qu’il existe un être supérieur, adversaire de Dieu, qui se nourrit du mal fait par elles ou dont elles souffrent, qui en rit, qui en jouit, qui en garde de l’obligation et de la reconnaissance: enfin il entrerait du repos dans la certitude de la damnation. Ces figures, ce soir-là dans cette cave de la rue du Cloître-Saint-Merri,--car les caves étant consacrées à Saturne sont particulièrement favorables aux évocations,--je les pressentais près de moi dans une obscurité rayée d’éclairs fumeux, à l’une des extrémités de la crypte voûtée. A l’autre siégeait le Mage qui tournait le dos aux fidèles, faisant face au triangle où l’apparition devait entrer. Outre les deux cierges, la lumière ne venait que d’un trépied sur lequel brûlaient dans un confus mariage des plantes parfumées et des plantes infectes; l’air humide sentait la moisissure, la verveine, l’encens, l’assa-fœtida, et ces odeurs étouffées faisaient haleter les poitrines et battre les cœurs plus vite. On ne voyait que des lambeaux de choses, les fourrures de femmes frissonnaient sous les soupirs, des mâchoires claquaient; c’était tout, et le triangle, à force d’être seul éclairé, seul regardé, paraissait immense, et restait vide. --Rien, dit mon voisin, il n’y a rien. --Ça vous étonne, mon cher monsieur? lui demandai-je. Je le reconnaissais: il était l’un de ceux dont la physionomie m’attirait dans ces étranges lieux, qui servait d’excuse à ma faiblesse, d’appât à ma curiosité: un petit homme maigre, sans âge, aux mains tremblotantes. Il avait de beaux yeux, clairs, larges, profonds, mais hagards et desséchés d’inquiétude, et toute sa face, indiciblement douloureuse, était comme figée dans l’expression d’une épouvante une fois sentie et dont rien désormais ne pourrait plus en lui affaiblir la mémoire. A ce moment la voix du Mage répéta plus haut: «Archange! Archange du mal, je t’adjure, je t’ordonne de paraître sous une forme visible, sans bruit, sans mauvaise odeur, sans scandale, et de répondre à mes questions. Sinon je te flagellerai des plus cruels exorcismes, et je te torturerai avec le Verbe divin de Notre-Seigneur Jésus-Christ!» --Nous pouvons nous en aller, le spectacle est fini, dis-je à demi-voix à celui qui m’avait parlé. Si votre ami Satan ne vient pas d’abord, il me paraît difficile de le flageller. Votre opérateur commet une pétition de principe. En effet, Satan persista à ne point se déranger. L’évocateur alors, se tournant vers nous, demanda si les personnes présentes n’avaient pas éprouvé comme un frôlement d’invisibles ailes, ou des attouchements mystérieux, enfin un phénomène quelconque pouvant passer pour un commencement de présence. --Rien du tout, dis-je, résolument. Personne ne protesta. Si je n’avais ouvert la bouche, il est bien probable qu’il se serait trouvé quelqu’un pour avoir senti n’importe quoi. Il y a des cas où il faut s’empresser de parler le premier. L’évocateur, après m’avoir regardé de travers, déclara que la cave ayant été sans doute souillée depuis neuf jours par une présence impure, il était inutile et même dangereux de continuer les conjurations. Après quoi il déclara solennellement l’assemblée rompue. Mon voisin poussa un soupir, et gravit avec moi les marches usées qui conduisaient au dehors. Il était plus de minuit. Là-haut, dans le ciel, les tranquilles petites étoiles avaient l’air de se moquer de nous; l’air vif de la nuit, entrant dans les poitrines brûlées, rendait heureux, gai, grisait presque. Des ombres sorties de la cave, s’évadaient par couples. * * * * * Je me mis à rire, en les montrant à mon compagnon inconnu. --Regardez, lui dis-je, il y avait là quelques vieilles dames, et de bons petits jeunes gens. Gagez qu’ils ont fait connaissance. Le diable n’a pas daigné venir, il n’y a rien perdu. Il me répondit, sans sourire: --Vous vous amusez de nous, monsieur, et vous nous méprisez. Je ne nie pas que vous ayez raison. La première fois que j’ai assisté à une telle séance, je rougissais de moi-même, de ma stupidité, de celle des fidèles qui me coudoyaient. Je n’osais pas me montrer. Aujourd’hui, je n’ai même plus cette pudeur. L’espoir absurde et toujours mal satisfait qui me hante, me tient, me traîne et m’a pris tout entier, il est ma raison d’être dans la vie. Ah! monsieur, vous ne croyez pas, vous, qu’il peut exister un esprit du mal, un être qui n’est peut-être pas personnel, qui n’a pas de formes, une force éparse qui flotte et rôde dans l’air, dans la terre, dans les eaux, qui accomplit les actes pensés, simplement pensés par nous, et dont l’horrible perfidie, malgré nous, est à notre service? --C’est de la pure folie, à classer dans les manies religieuses. Je lui dis cela hardiment, malgré mon âpre désir d’entendre sa confession, car je sentais que rien au monde maintenant ne pourrait plus l’empêcher de parler, et qu’il allait livrer son mystère, parce que la nuit était pure, l’obscurité silencieuse et son cœur trop plein. * * * * * --Écoutez, dit-il d’une façon précipitée, je m’appelle Hippolyte Liénard. Pourquoi vous cacherais-je mon nom puisque je suis résolu à vous dire le reste, en n’attendant de vous que des railleries. L’aventure dont la mémoire me fait si cruellement souffrir et qui a bouleversé une vie déjà misérable, vous la trouverez banale; d’autres, plus cyniques, diraient heureuse. Ai-je donc un cerveau malade, suis-je né fou? Je ne le crois pas; j’ai rencontré dans le monde une infinité d’hommes dans l’âme desquels je me mirais. Vous peut-être! vous qui me regardez, qui m’analysez, qui m’avez, je le soupçonne, malignement deviné, que ferez-vous de votre science? Rien n’est-ce pas et ma question même vous étonne? Vous ne savez pas agir, et cette impuissance est de nos jours commune. Je puis dire que j’en ai profondément souffert, si profondément que ma honte de moi-même allait jusqu’à l’anxiété, me rendait en même temps timide envers tous et cependant plein de haine pour ceux qui ne me ressemblaient pas. »L’homme qui m’inspirait le plus cette haine humiliée était naturellement celui que je rencontrais le plus souvent, qui m’était le plus proche, mon beau-frère. Je crois qu’il la sentait, qu’il en comprenait vaguement les motifs et y trouvait plaisir. Je bredouillais en sa présence, il me faisait baisser les yeux, quand il avait disparu j’étais aveuglé de rage, une rage qui m’épuisait, m’abattait, comme si dans ma débilité elle n’eût trouvé à se nourrir qu’à la condition de me dévorer. J’étais cependant intelligent et orgueilleux de mon intelligence, je comprenais tout, il me semblait voir les choses extérieures naître dans mon esprit et s’y arranger en dociles matériaux, les plans que je construisais avaient la grandeur et la beauté des chimères; mais écrire le premier mot de la première lettre utile à leur exécution, me semblait une tâche de géant ou de forçat, ignoble ou trop difficile. Et je savais pourtant que j’étais lâche, je me violentais; j’avais tort de me violenter, car alors je me heurtais à une autre malédiction, l’impossibilité de me défendre contre mes semblables. Oh! je les comprenais bien, je devinais les plus petits mouvements de ces grossières machines: seulement je ne pouvais pas bouger un doigt pour les empêcher de me broyer. Ils me regardaient, je m’effondrais. »J’avais fait un mariage honorable, j’avais une belle fortune, une belle situation à la tête d’une maison de commission, et je perdis tout, ma fortune, la dot de ma femme, ma position, sottement, fatalement, en voyant très bien ce que j’aurais dû faire pour les conserver. Ce que je bâtis depuis ce moment de drames de vengeance, de romans cruels et réalistes mathématiquement agencés, ce que je vis en imagination mes ennemis souffrir dans leurs biens et dans leur cœur, atteint les extrêmes limites du mal possible. Mais quand je les rencontrais, ces ennemis, je leur tendais la main et me livrais à eux. »--Tu professes les théories les plus classiques, me dit mon beau-frère, à la suite de ma ruine. Laissez faire, laissez passer, hein? »Ma femme se jeta à ses pieds pour qu’il me tirât d’affaire. »--Pas un sou et pas une démarche, répondit-il. Dans six mois tout serait à recommencer. Ton mari est assez idiot, assez paresseux et assez honnête pour échouer en correctionnelle. Tu es plus bête que lui: il fallait demander la séparation de biens. Tant que je vivrai tu ne manqueras de rien, ni tes enfants, ni lui: on ne peut pas le laisser mourir, malheureusement, mais il n’aura jamais cinquante centimes. »Je devins ainsi le parasite de sa magnifique insolence. Il me nourrissait au même titre et sur le même pied que ses maîtresses, ses chiens et ses chevaux. Plein de vigueur et de volonté animales, jeté dans les affaires pareilles aux miennes, spéculant joyeusement, domptant ses rivaux par sa force physique et sa belle humeur, ne raisonnant jamais, marchant d’instinct, grand chasseur, fort buveur, jouisseur superbe, cet être en roulant sur la société lui arrachait la substance nécessaire à sa vie et à ses vices, pour ainsi dire par la puissance de son poids. Il m’écrasait de son imbécile assurance, de sa vanité de commis voyageur. L’argent lui coulait des mains, il en trouvait d’autre et le jetait de même. Le luxe dont il s’entourait et dont il nous laissait ramasser les miettes salies, était le fruit de fugaces conquêtes, et lui mort, tout disparaissait; mais chose singulière, j’avais autant que lui la conviction qu’un tel homme, sa vie durant pouvait tomber, mais rebondirait comme un de ces grands tigres des Indes dont il avait l’élasticité, les yeux verts, le poil roux, et que tandis que le monde m’avait laissé couvert de honte et de dérision, on lui tendrait la main, on panserait ses blessures, on le mettrait à la tête de troupes nouvelles avec des munitions nouvelles, parce qu’il était une des forces actives de la société, un chef doué par la nature du don de découvrir les sources de la richesse qui perpétuellement tarissent à une place pour reparaître, avec une abondance plus grande encore, dans un autre endroit qu’il faut deviner. »Sa générosité était aussi égoïste que sa rapacité était inconsciente. Comprendrez-vous ma fureur à la sentir froidement couler sur moi, sans que j’eusse le courage de m’écarter, et de gagner moi-même le pain de ma famille? Quelquefois, par caprice, ou lui-même dans l’embarras, il nous abandonnait, et nous étions plongés dans des difficultés d’autant plus atroces qu’elles étaient mesquines. Je m’abaissais jusqu’à le prier, et il répondait en me désignant plus clairement au mépris des miens. Puis la source se rouvrait, lâchement j’y revenais boire, et ma haine s’accroissait d’autant. Cette situation dura longtemps et je n’ai insisté sur elle que pour faire comprendre le caractère des personnages. Je me hâte d’arriver maintenant au drame qui la ferma. »--J’ai quatre-vingt mille livres de rentes, disait en riant mon persécuteur, et je te laisserai une belle fortune! un million de dettes! Tu pourras renoncer à ma succession. »--Au fond il n’était pas dans sa nature de prévoir qu’il pût mourir; mais un beau jour une attaque de goutte le cloua sur un fauteuil, et le fit hurler. Rien n’était plus inconnu, plus extraordinaire pour lui que la douleur et j’eus le plaisir de le voir quelque temps triste, affaibli, déprimé, enfin pareil à moi. Ce changement passager lui fit prendre une disposition qui l’étonna lui-même dès qu’il fut revenu à la santé: il contracta une grosse assurance dont, s’il mourait, le capital devrait être payé à ma femme. »Une fois guéri, cette mesure devint pour lui le sujet de perpétuelles récriminations, comme s’il eût eu des regrets de ne pas avoir eu confiance dans son étoile et cru plus fortement à son immortalité. Il criait devant moi et devant tous: »--Vous verrez que maintenant Hippolyte m’empoisonnera! Hein, Hippolyte, tu me ferais bien claquer, si tu étais capable de quelque chose? »Chose horrible il disait vrai. Maintenant j’entrevoyais la mort de ce malheureux comme une délivrance et comme un triomphe. Je la voyais, cette mort, ou plutôt je me repaissais de cette idée de mort sous mille formes différentes, je n’avais nul scrupule à méditer comment je pourrais être l’auteur d’un meurtre, d’un meurtre bien fait, bien malin, dont personne ne saurait le secret. Et comment l’aurais-je éprouvé, ce scrupule, puisque jamais, jamais je ne serais capable, comme lui-même l’avait dit, d’accomplir mon projet, de donner même le plus petit commencement à ces plans compliqués? Je ressentais, à me plonger ainsi au fond du mal, sans le faire, d’indicibles jouissances; je voyais se dérouler dans un monde imaginaire toutes les phases de l’acte rêvé, si nettement, si véritablement que je m’éveillais de ma veille hallucinée, agité de ces frissons d’épuisement qui suivent, chez ceux qui agissent, les grands déploiements de force, et de plus en plus incapable d’agir. Alors un jour, un jour... ah! je vais avoir fini de parler; soutenez-moi, regardez-moi, souhaitez ardemment que je parle, afin que je puisse parler jusqu’au bout! * * * * * »C’était au mois d’octobre, en Bourgogne, dans un pays plat, boisé, humide, où l’Ennemi avait des terres de chasse. Il m’avait traîné là comme il me traînait partout, dans son ironique facilité à faire partager à ceux qu’il avait l’habitude de trouver sur sa route les plaisirs dont il faisait cas. D’ailleurs il avait besoin de bruit, d’activité, d’agitation violente, de tout ce qui m’inspirait du dédain et de l’ennui: surtout il lui fallait du monde, n’importe qui, mais du monde, autour de sa personne. Ce matin-là nous étions partis pour chasser le faisan dans les tirés les plus proches de la propriété. Je ne les avais pas encore vus, il me semble maintenant qu’ils n’existaient pas avant ce jour funeste; ou bien, si je les avais vus, ils n’étaient pas les mêmes. Nous marchions dans une prairie large, moussue, mouillée comme une éponge, coupée de longues lignes de peupliers, verts encore par le bas sous l’effort de la sève agonisante, jaunis déjà vers la cime, et comme dorés d’un immuable coup de soleil. Ils tremblaient doucement, incessamment, et ce bruit léger faisait taire tout autre bruit au monde, sauf les coups de feu qui éclataient par crise, et coupaient mon rêve d’un sursaut. Des arbustes plus bas cachaient les vieux troncs élancés, faisaient une haie de chacune des lignes; ainsi ce paysage d’automne, sous le grand ciel gris, m’enfermait en moi-même. »Nous marchions de front le long de ces haies, balayant les étroits bouts de pré, et les chiens fouillaient les broussailles intermédiaires que le vol lourd des faisans remuait par instants. Alors je pensais: «Il faut tirer» et quand j’épaulais, l’oiseau était déjà loin. L’idée vague que je devais faire feu s’associait ainsi mécaniquement aux pensées de mon esprit bouleversé et haineux. L’ennemi suivait le côté opposé de la haie le long de laquelle je me trouvais, et j’entendais ses rires, ses encouragements, les élans sonores de la vie qui roulait à flots dans ses veines. Ah! si je le tuais, si je le tuais! me disais-je. Et aussitôt l’image me vint, hanta mes yeux et mes oreilles. Je me figurais voir un faisan se lever, battant des ailes, filant comme une flèche oblique: l’Ennemi criait: «Faisan, faisan! Hippolyte, espèce d’endormi, encore un de raté!» »Alors je tirais, non pas sur l’oiseau, mais sur cette tête détestée que je voyais à travers les feuilles grelottantes. Elle tombait comme un chardon sous une baguette, j’entendais le bruit du corps énergique qui se roulait, qui ne voulait pas mourir; je fendais les buissons, je courais. Du sang et de la cervelle sortaient d’un gros trou derrière l’oreille de l’homme; un, deux, trois soubresauts, des râles, des yeux retournés, ternes, terribles, qui ne voyaient plus et qui me cherchaient pour m’accuser; et c’était tout. Alors moi, je m’accusais moi-même, je parlais de mon crime involontaire, des misérables intérêts matériels qui s’y emmêlaient, je sanglotais, je me tordais les mains. On ne pouvait pas déposséder ma femme, n’est-ce pas, on ne pouvait pas me convaincre de l’avoir fait exprès: c’était un accident affreux, déplorable, mais fréquent, mais banal, et naturel. Oh! comme je jouissais de toute la scène, comme je l’apercevais avec des sons, des couleurs, des gestes vivants! »Tout à coup j’entendis: »--Faisan, faisan! Hippolyte, espèce d’endormi, encore un de raté! »Le cri avait été poussé dans la réalité des choses de la vie, dans l’extérieur du monde. «Mon Dieu!» dis-je, et je crois que je levai mon fusil, je n’en suis même pas sûr, une détonation éclata, qui me parût lointaine encore comme en rêve, je vis la tête tomber comme un chardon coupé, j’entendis le bruit du corps qui se roulait, ne voulant pas mourir. Comment je sautai la haie, comment je m’arrachai aux ronces, je ne sais. Il était là, l’objet de ma rancune silencieuse et illusoire, à terre, foudroyé, et son sang, près de l’oreille, coulait mêlé à quelque chose de gris. Des chasseurs l’entouraient déjà. Je me mis à crier: »--C’est moi, c’est moi, moi! »Et je lus dans les yeux de l’agonisant qu’il croyait que c’était moi. L’horreur de l’acte avait chassé toutes mes égoïstes et féroces méditations de tout à l’heure, ces calculs faits en songeant: cela n’arrivera pas. J’ouvris la bouche pour dire: «Je l’ai fait exprès!» »Oui, j’allais proclamer mon crime! A ce moment un homme se précipita, un fusil à la main, aussi pâle que le cadavre, aussi pâle que moi, qui tremblait comme moi, pleurait, criait, disait la même chose que moi. «Je l’ai tué! ô mon Dieu, comment ai-je pu faire!» »Et l’un des chasseurs lui dit: »--C’est un grand malheur, mon pauvre Linières, et un bien plus grand malheur encore pour vous que pour celui que vous avez atteint. »Linières demanda: »--Est-ce que c’est fini, tout à fait fini?... »--Oui, mon pauvre vieux, répondit l’ami. »Alors Linières, qui était un grand garçon solide, tanné, barbu, se mit à sangloter tout haut comme un gigantesque enfant, et quelqu’un lui prit son fusil. »Je crus que je devenais fou, Monsieur, et depuis un instant tout le monde croyait que je l’étais. Peut-être m’avait-on toujours trouvé la tête un peu faible, à cause des histoires racontées par mon beau-frère. Je répétai de toute ma force: »--Qu’est-ce que cela veut dire? Ce n’est pas Linières, c’est moi! »--Mon pauvre Hippolyte, dit l’ami, vous vous égarez. Nous avons tous entendu et vu le coup de fusil de Linières, sa direction. Je vous assure qu’il n’y a aucun doute, aucun doute. »Et il ajouta tout à coup: »--Regardez donc votre fusil. »Je n’y avais pas pensé, je le regardai: je n’avais pas tiré une cartouche depuis le début de la chasse, les _deux coups étaient restés chargés_! Je me penchai vers le cadavre; j’avais été placé à sa droite et la blessure était à gauche. Innocent, j’étais innocent! D’abord il me sembla que je sortais d’un abîme d’horreur, qu’on me lâchait d’un bagne. Je versai des larmes de soulagement, de joie peut-être, d’infinie compassion pour ce pauvre Linières. Il était coupable, seul coupable! Cet homme qui n’avait jamais eu pour l’objet de ma muette et furieuse haine que la plus franche amitié, ce tireur réputé excellent, qui au moment du fatal coup de fusil n’avait que des pensées vagues d’universelle sympathie, c’était un meurtrier; et moi, qui pendant des années avait construit des plans de mort et de vengeance, qui remâchais un de ces plans au moment de accident, qui avait vu _d’avance_ tous les détails de son exécution, j’étais innocent, on me tendait la main, on me plaignait. Mes larmes se séchèrent, je faillis rire, ma tête se déchirait. Non, c’était impossible. Longtemps je contemplai sans y croire ce monstrueux spectacle: ce mort, sur la tombe duquel allait s’élever mon indépendance mondaine, moi, pur aux yeux des hommes, et ce malheureux, inconscient agent de la fatalité. »De la fatalité? Je vous le demande maintenant, oserez-vous prononcer ce mot sans arrière-pensée? Je le répète, j’avais tout fait, tout vu, tout prémédité, et tout était arrivé, parce qu’une machine humaine avait accompli le petit acte insignifiant de presser une gâchette «sans s’en apercevoir», comme Linières le dit plus tard lui-même. Non, rien n’explique cela, rien. Il existe une classe bâtarde de médiocres savantasses qui ergotent sur les phénomènes de projection de la volonté, qui rappellent le cas d’Esdaile, ce médecin anglais qui endormait à distance des centaines d’Hindous et les poussait à des œuvres qu’ils exécutaient aveuglément et sans le savoir. Mais Esdaile avait déjà magnétisé ces gens, il n’avait pris que lentement sur eux cet empire absolu, et il voulait l’exercer. Moi, je ne connaissais pas Linières, je composais un roman malicieux dans une infirmité de volonté complète, je tuais un mandarin. L’Église catholique dit très simplement qu’il y a des péchés en pensée. C’est bien, j’ai donc péché. Mais mon péché s’est fait acte, vie et mort, et c’est là le mystère qui me ronge l’âme. »Aujourd’hui j’en suis arrivé à croire qu’il existe, épandue dans l’espace et toujours présente, une Force du Mal qui dort peut-être, qui est neutre, comme l’électricité reste neutre à moins d’un état spécial des corps, puis qui tout à coup s’allume à un choc jaillissant de notre cerveau perverti, emprunte à la matière ambiante une matérialité, se précipite, trouve sa route, son moyen, nuit, détruit, et nous laisse pantelants devant un résultat que nous avons souhaité, mais pour lequel nous jurerions, et tous les jurys et les juges du monde jureraient que nous n’avons rien fait. J’ai parfois, comme vous, assisté à la chute d’un homme public à mine sombre et froide, ou hautement cynique, et dont les amis avouent qu’il a le mauvais œil. Il s’écroule sous le déshonneur ou les moqueries, puis reste à plat, immobile comme une pierre. Un peu de temps s’écoule, et l’un de ses ennemis tombe, un autre est déshonoré, un autre se suicide, un autre est tué par un inconnu qui ne se comprend pas lui-même, et c’est une suite de catastrophes dont nul n’aperçoit le lien mystérieux; mais moi, je frissonne en songeant que le mal s’est éveillé et a rebondi sur les objets de l’amère et toujours brûlante rancune de cet homme. Eh bien, si cette force existe, pourquoi n’y aurait-il pas des expériences qui le prouveraient? Je ne crois pas plus que vous à l’anthropomorphisme idiot de conjurations pareilles à celle que nous venons de voir, mais quelque chose peut en sortir, comme après des siècles, la chimie est née de l’alchimie. Parfois pourtant je doute, puis ma hantise me reprend, et ce sera ainsi jusqu’à ma mort. --Monsieur, lui dis-je, vous m’avez trop vivement intéressé pour que je veuille vous contredire, mais vous savez qu’on est arrivé à tout calculer, même les probabilités de ce qui paraît improbable. Il y avait peut-être une chance contre cinquante mille pour que votre pensée coïncidât avec l’événement: vous êtes tombé sur cette chance. --Et la proportion des probabilités de... mon hypothèse, l’avez-vous calculée? --Ce n’est pas la même chose. On n’additionne pas des oranges avec des pavés, ni des contingences naturelles avec des inventions métaphysiques. La sagesse des nations, l’arithmétique et le troupeau bêlant des professeurs de philosophie sont par hasard d’accord sur ce point. Mais, mon cher monsieur, puisque vous tenez absolument à des rêves qui ne sont pas de cette terre, ne pourriez-vous en découvrir de moins capables de troubler votre repos? Si vous n’êtes méchant qu’en pensée, vous n’êtes pas, après tout, plus méchant que la meilleure partie des hommes, votre ennemi n’était qu’un égoïste vulgaire, et, sans doute, il avait bien aussi sur la conscience quelques péchés cachés qui appelaient la vengeance du ciel: et c’est pourquoi, de vous soustraire à une tentation toujours renaissante est peut-être entré dans le propos de la personne inconnue qui a fait le monde par des procédés inconnus. --Je ne vous comprends pas, murmura mon compagnon. --Vous cherchez à expliquer votre cas par la possibilité d’action d’une puissance du mal. Des âmes plus naïves que la vôtre, ou d’épiderme moral autrement tissé, diraient qu’elles y voient la marque... mon Dieu, de la main de Dieu: on lui attribue beaucoup de choses. Mon interlocuteur me regarda fixement, les yeux lui sortirent de la tête, et il s’enfuit en riant d’une façon frénétique. * * * * * Alors je rentrai chez moi, très triste, la conscience chargée, avec le sentiment hargneux d’avoir été ce soir-là l’instrument de celui qui séduisit Faust, trompa l’étudiant, et, dans le cours de l’éternité, dira toujours: Non. L’ACCIDENT Le docteur Roger conduisait lui-même son automobile sur la route d’Andilly. Et il allait bien doucement: un petit trente à l’heure, un train de père de famille, qui est aussi médecin de campagne. Avant d’arriver au carrefour de la Croix-Verte, où est le «bouchon» de M. Capdebosc, aubergiste et braconnier (bosquets et salons de société; on peut apporter son manger), on traverse un petit bois. Le docteur Roger ralentit encore, par pur plaisir, à cause de l’odeur des feuilles mourantes et des branches juteuses que vient de trancher le fer des bûcherons. Car elle est toute chargée d’indéfinissables délices, amère et voluptueuse, et il n’en est pas au monde qui éveille plus de souvenirs: les promenades qu’on a faites dans les cimetières, quand on était tout enfant, la main dans celle d’une femme en deuil, qui vous appelait «mon petit»; le volet qu’on a poussé, un matin, à la campagne, en écrasant des roses que les premières gelées blanches faisaient pleurer, tandis que dans un grand lit, derrière, quelqu’un de très aimé ouvrait les yeux vaguement, et les clignait au soleil pâle; enfin tout ce qu’il y a de douloureux et de passionné dans ce que nous avons connu de beau, épouvanté de vieillir... Or, les odeurs sont précieuses surtout par les souvenirs qu’elles évoquent, et quand il y a longtemps, longtemps déjà, que notre pauvre corps humain s’en est imprégné pour la première fois. Le docteur essayait de marcher juste assez vite pour que cet air plein d’effluves lui fouettât encore la face, juste assez lentement pour en jouir quelques instants de plus. Il se sentait exalté, léger, puissant. Ce sont des minutes où il est impossible de penser à rien de particulier. Si l’on voulait préciser, on dirait seulement: «Comme je vis, comme je vis! Est-ce qu’il y a d’autres vies au monde que la mienne?» L’univers n’a plus d’existence bien réelle: il apparaît comme une espèce de joie qu’on crée. Voilà pourquoi, je suppose, l’univers jugea utile de protester. Il n’aime pas qu’on le mette en dépendance. Et il fit sortir du bois, à trois pas de la grosse voiture soufflante, une vieille femme avec un fagot. Vivement, le docteur Roger pressa sur la poire de sa trompe. De longs siècles d’humanité ont mis dans nos cœurs un sentiment très étrange, qui s’éveille quand on est sur le point d’être la cause involontaire d’un accident. C’est comme si on se dédoublait. On se voit soi-même à la place de l’être qu’on va tuer, on a le frisson de la mort, ce hérissement affreux qui fait, de chaque cellule de notre peau où croît un poil, le sommet d’une espèce de petit cratère souffrant. La femme ne lâcha pas son fagot, parce qu’elle se crispait. Elle courut follement sur la droite de l’auto. Le docteur pivota sur la gauche, d’un coup brusque: la femme courut sur la gauche. Elle était comme aimantée sur les terribles roues. Le docteur serra ses freins, évita d’un cheveu ce corps terrifié qui tomba contre le grès du trottoir, et resta là, étendu. Il en sortait un grand cri, qui n’arrêtait pas. Le docteur demeura une minute sans pouvoir bouger. Il se disait: «Tout à l’heure je me sentais léger, léger. J’aurais sauté par-dessus ma voiture en marche. Et maintenant qu’il faut absolument que je descende, je ne peux pas! Je sais ce que c’est: un trouble de la circulation, le sang qui reflue au cœur. Ça va passer, il faut que j’agisse.» Mais il n’agissait pas. Il avait le cerveau vide, les artères séchées. Enfin il se laissa tomber de son siège à terre. Il s’efforçait de penser que c’était une malade qu’il voyait là, une malade comme toutes les autres, et qu’on l’avait appelé. Il se pencha. --Ecchymose superficielle au-dessous du mollet... fracture simple au-dessus de la cheville. Ouf! Il souffla longuement. M. Capdebosc, aubergiste et braconnier, était sorti de chez lui. Il regarda la femme, et d’une voix tranquille: --Tiens, fit-il, c’est Emmeline. --Qui, Emmeline? demanda le docteur. --Ma servante. Pas une millionnaire, bien sûr. On porta la femme chez Capdebosc. Le docteur Roger lui fit le premier pansement, sans mettre le pied dans un appareil, à cause de la blessure. La femme ne criait plus. Avant de partir, le docteur lui mit dans la main quelques billets bleus, en présence de Capdebosc, parce qu’il faut toujours prendre ses précautions. --Je les enverrai à mon fils, dit-elle, pour la petite. Ce fils était une espèce d’ivrogne, garçon marchand de vin à Paris. Voilà ce que fit savoir Capdebosc. La fracture se souda sans complications. Emmeline trouvait doux de rester dans son lit, bien qu’elle ne touchât plus ses gages, n’étant bonne à rien. Mais comme le docteur, deux fois par semaine, lui laissait une grosse pièce blanche, elle était contente de son sort. Cependant, après quelque temps, la peau devint toute noire autour de l’ecchymose. C’était un sphacèle, une espèce de gangrène locale. Le docteur alors vint tous les jours, et triompha du mal. Mais la plaie s’était creusée; elle apparaissait comme un grand trou rose, sans bourgeonnements. --Il faudrait essayer de la greffe humaine, dit le docteur. Capdebosc se renseigna. --On enlève un fragment de peau à une personne bien portante, expliqua le docteur Roger, et on le dépose sur la chair vive. Il arrive que cette peau prenne racine, et la cicatrisation s’étend. Si vous voulez... --Ah! non, dit Capdebosc, merci bien. --Et puis, réfléchit le docteur, vous êtes alcoolique. Il regardait Emmeline. C’était plus qu’une malade, c’était _sa_ victime. Alors il enleva sa redingote, retroussa ses manches, plia le bras gauche pour faire saillir son biceps; et avec une pince terminée par une espèce de petite cuiller aux bords tranchants, s’arracha un morceau de peau bien vivante. Le sang jaillit. Il grinça des dents. --Voilà, dit-il tout de même, d’un air simple. La greffe prit. Le docteur Roger contemplait avec un grand orgueil l’élargissement de cette chair neuve, qui était la sienne. Emmeline suivait des yeux chacun de ses gestes avec attendrissement. C’était une pauvre vieille femme, soumise et bonne. Elle ne lui en voulait plus de l’accident, et les soins qu’elle avait reçus l’avaient pénétrée de reconnaissance. Au bout de quelques semaines, elle marcha et reprit son service. Le docteur Roger ne revint plus. Un jour qu’elle allait porter des relavures à la porcherie, elle entendit derrière elle une voix qui disait: --Hé! m’man. Emmeline se retourna, ferme sur ses deux pieds, avec la conscience et la fierté d’être encore bien alerte et ingambe. Posant son chaudron à terre elle dit: --Mon fieu! Et courut l’embrasser. Il avait la mauvaise graisse, les joues blêmes, le nez pincé des hommes qui boivent. Il dit: --Pauvre m’man! j’suis venu de Paris exprès. J’voulais pas qu’on t’fasse l’opération sans que j’sois là. --Quelle opération? demanda Emmeline. Elle ne comprenait pas encore, mais elle avait déjà peur. --Ton pied, fit-il. Mais j’ai vu un médecin, à Paris, un homme qui fait ces choses-là, pour les procès. C’est rien, va. On vous endort. On te l’coupera sans que tu t’en aperçoives. Emmeline cria: --Me couper l’pied! Mais je vas, je viens, je cours! Me couper l’pied! Mais quand j’les croise dans mon lit, je n’sais plus lequel c’est, qui s’est cassé. Ah! ben, ah ben! Elle ajouta: --Le docteur Roger l’a trop bien raccommodé. Vas-y lui demander, s’il faut l’couper. --M’man, dit le fils, ne m’parle pas de ct’homme-là. Une espèce d’assassin, voilà c’qu’il est! Ça écrase les pauv’ gens avec des voitures de millionnaire, et puis ça vous jette un billet bleu, plus quarante sous de monnaie. Et on lui dit: «Merci, monsieur.» Ah! la canaille! Non, faut qu’il lâche une somme et qu’il paye une pension à vie, voilà c’qu’il faut. --Une pension? dit Emmeline saisie. --Si on te coupe le pied, faut bien qu’il t’paye une pension, c’est la loi. --Dame, fit Capdebosc, qui était présent, c’est pourtant vrai. --De combien qu’elle serait, la pension? demanda Emmeline. --Six cents francs, et on aurait deux mille francs tout de suite. Mais elle se mit à pleurer. --Je n’veux point, dit-elle, qu’on fasse des nuisances à monsieur Roger. Son fils s’installa dans l’auberge. Il payait avec l’argent du docteur et ne parlait plus de rien. Mais il avait mis Capdebosc dans ses intérêts, et maintenant Emmeline était toujours rudoyée. --Vous avez beau dire, répétait l’aubergiste, vous ne marchez plus comme avant; votre mal vous reprendra. Est-ce que ça peut être sain, pour une femme, d’avoir de la peau d’un homme sur le corps? Attendez deux ou trois ans. Et vous ne croyez pas que j’vas garder une infirme; c’est pas ici un hôpital. Alors elle sanglotait, très malheureuse. Un jour, son fils reçut une lettre de Paris. Il l’ouvrit d’un air déjà tragique. --Bon Dieu de bon Dieu! fit-il. Et il lut: «Mon Émile, c’est pour te dire que la petiote est bien malade. C’est une entérite. Elle vomit tout ce qu’elle mange, et elle a perdu cinq livres en une semaine. Le médecin dit qu’il ne faut lui donner que des jaunes d’œufs, du lait stérilisé coupé avec du Vichy, et de l’émulsion Scott. Je ne sais pas comment arriver: quatre jaunes d’œufs frais à trois sous, ça fait douze sous; un demi-litre de Vichy et le lait stérilisé, c’est plus d’un franc; et l’émulsion Scott, c’est quatre francs la petite bouteille. Le médecin dit que l’entérite c’est très long, et qu’il faut continuer le traitement des mois et des mois. J’ai engagé la pendule...» * * * * * Emmeline releva la tête. --Est-ce que c’est bien sûr, au moins, dit-elle, qu’on m’endormira?... LE BON PÈRE La femme du Jean Perdu étendit sur un drap le linge qu’elle allait porter à la rivière, mit un morceau de savon de Marseille par dessus, après avoir compté les pièces, et lia le drap par ses coins, solidement. Puis, d’un tour de reins, elle enleva le paquet. Le Jean Perdu fumait sa pipe devant la maison, assis sur un banc. Petit Pierrot, sur la route, essayait de courir après les poules du voisin. Il n’avait que vingt-six mois, et tremblait encore sur ses jambes, espèce de château branlant. Un caillou heurta son pied nu, rouge de froid, et il tomba. Alors, on vit son derrière, parce qu’il n’avait ni langes ni culotte, malgré la saison, mais seulement un mauvais sarrau de flanelle à carreaux rouges et noirs. Mais il ne cria que très peu, connaissant déjà son père. Sa mère le releva et dit au Perdu: --Tu le garderas, ce p’tiot? L’homme ôta sa pipe de sa bouche, et répondit d’un air sournois: --Même que j’vas l’emmener à la promenade. Sa femme le regarda d’un air craintif, remonta le ballot sur son épaule, prit le battoir sur le rebord de la fenêtre et partit. Petit Pierrot devint vaguement inquiet. Il alla s’asseoir sur le seuil de la porte, et commença de sucer son pouce, en regardant son père, qui le regardait. Le Jean Perdu fouilla dans sa poche. Il en retira deux ou trois pièces blanches, des sous et sembla faire un calcul: il avait de quoi prendre le train-tramway jusqu’à Givet. Quand le lourd convoi s’arrêta sur la grand’route, à la halte marquée, prenant Petit Pierrot dans ses bras, il monta dans un compartiment de troisième classe. Petit Pierrot avait eu assez peur d’abord, à cause de l’énormité de la machine qui remorquait le train. Il n’avait jamais vu de si près cette bête monstrueuse, avec un gros ventre tout rond, des roues à la place de pattes, un cou ridiculement long, qui vomissait des fumées, et pas de tête. Mais quand on fut en pleine marche, il commença de s’égayer, le nez contre la vitre. Parfois, c’étaient les champs labourés, les maisons, les arbres sans feuilles qui fuyaient à l’envers: elles couraient, ces choses qu’il avait toujours vues immobiles! Parfois, on pénétrait dans une tranchée, et chaque aspérité des pierres, sur la paroi, élongée par une illusion dont il ne se rendait pas compte, devenait une grande raie droite tracée sur la vitre; il en était tout étourdi. A Givet, son père, entrant dans la boutique d’un épicier, lui acheta pour deux sous de pelotes. Ce sont de petits carrés de sucre gris, qui s’effritent sous la dent comme du sable, et ce sucre délicieux a un arrière-goût poivré. Petit Pierrot s’étonna confusément de cette générosité. Autre trait de sollicitude inaccoutumée: le Jean Perdu l’avait pris dans ses bras. Mais, c’est qu’il marchait très vite. Au détour d’une rue, il demanda à un passant: --Le bureau des Enfants-Trouvés, où c’est? On le lui dit, et il marcha encore plus vite. Ce fut ainsi qu’ils arrivèrent devant la porte d’une grande maison triste. Le Jean Perdu entra, et dit au portier, tout d’un trait: --C’est un enfant que j’viens verser à l’administration. On le fit entrer dans une chambre où il y avait un monsieur et un registre. On lui fit donner son nom, montrer ses papiers, son livret, un acte de naissance. --Ce n’est pas un enfant naturel, remarqua le monsieur. --J’l’ai reconnu au mariage, dit l’homme. --Alors, vous avez le consentement de la mère? Il sourit, satisfait de lui-même. Sa femme «signait son nom» sans savoir lire. Il lui avait fait signer n’importe quoi, sous prétexte d’un papier pour le percepteur. --Vous n’avez pas de ressources? continua l’employé. Le Jean Perdu ne répondit pas directement. --J’suis un enfant trouvé, dit-il d’un ton brusque. Alors pourquoi qu’lui aussi, il s’rait pas un enfant trouvé? Petit Pierrot croquait toujours ses pelotes. Le sucre fondu lui dégouttait par les coins de la bouche, avec de la salive. Une femme vint, qui l’emmena. --Vous ne l’embrassez pas? fit le monsieur. Le Jean Perdu lui jeta un regard surpris, et tourna le dos. Mais une grande barre coupait son front, entre les deux yeux. Il songeait que maintenant, à la maison, il lui faudrait dire ce qu’il avait fait, et dompter, par la force de ses poings, les éclats d’une douleur qui l’importunerait. Il battit sa femme très longtemps. Elle ne sentait pas les coups, et hurlait comme une bête fauve. Les femmes ont besoin d’être plaintes: suprême tristesse, les voisins n’eurent pas de pitié. Pourquoi s’était-elle laissé faire un enfant par le Perdu? Pourquoi l’avait-elle épousé, cet homme sans famille, et méprisé? Il était fraudeur et braconnier; mais à ces métiers, qui n’entraînent aucune déconsidération dans nos campagnes, on le soupçonnait de joindre celui de voleur de bestiaux, ce qui ne saurait être pardonné. Elle prit à la fin les yeux durs de ces malheureux auxquels personne jamais ne parle, et vécut comme auparavant. Elle travaillait dans les fermes, car le Perdu n’avait guère coutume de rien lui donner. Et il lui était encore réservé une autre douleur et une autre humiliation. Un jour qu’elle revenait de Blanzy, à deux lieues de son village, elle aperçut de loin un tout petit enfant qui jouait sur la route avec un grand chien. Depuis plus de six mois, elle n’aimait pas regarder les enfants des autres. Mais, cette fois, la scène lui rappela trop le dernier souvenir qu’elle avait gardé du jour où elle était partie, son ballot de linge à l’épaule: le chien fit un bond et renversa l’enfant, qui cria... On dit que dans un troupeau de cinq cents brebis, les mères reconnaissent leurs agneaux à la voix, et les vont chercher, par la nuit la plus noire, sans se tromper jamais. La Perdue reconnut, elle aussi, cette voix de faiblesse et d’appel, frissonna, et ne fit qu’un bond. --Mon p’tiot, cria-t-elle, mon p’tiot! Mais une autre femme avait déjà relevé Petit Pierrot, et lui essuyait la figure avec un mouchoir sale. La Perdue cria encore: --Mon p’tiot! C’est mon p’tiot! --De quoi? dit l’autre femme, assez rudement. C’est un gosse de l’Assistance publique. Mais la mère l’embrassait toujours éperdument, avec de grosses larmes qui coulaient sur les joues et les cheveux de l’enfant. Petit Pierrot, qui ne la reconnaissait pas, eut peur, et s’alla cacher derrière les jupes de l’autre femme: --Laissez-moi l’emmener, la Louise, il est à moi! dit la Perdue. L’autre répondit: --Ça serait trop commode. C’est un gosse de l’Assistance, j’vous dis. C’est pus l’fils de quelqu’un, c’est un pensionnaire. Vingt-cinq francs par mois qu’elle donne, l’Assistance, pour ses pensionnaires. La femme prit Petit Pierrot par la main, le fit entrer dans sa maison, et ferma la porte. Quand le Jean Perdu fut informé que son fils était revenu dans le pays, et que la Louise touchait pour le garder vingt-cinq francs par mois, trois cents francs par an, il entra dans une grande stupeur. Sa femme essayait tous les jours de voir Petit Pierrot, mais les autres femmes de Blanzy lui disaient des injures, et lui jetaient des choses à la tête. Le Jean Perdu alla voir le maire. --C’est-il juste, lui dit-il, c’est-il juste qu’une étrangère ait pris mon enfant? Il ajouta même: --Mon pauvre enfant! --Ça ne me regarde pas, répondit le maire. Vous l’avez donné à l’Assistance publique. Allez le réclamer. Vous avez toujours le droit. Le Jean Perdu se décida. Un matin, il se rendit à Givet, au bureau des Enfants-Trouvés, pour demander qu’on lui rendît son fils. Il reconnut la grande maison triste, l’employé et le registre. --J’ai réfléchi, dit-il. J’viens vous reprendre mon fils. V’là ses papiers. --C’est en règle, dit l’employé. Vos sentiments paternels vous font honneur. L’enfant est en pension à Blanzy, chez Louise Massiot. Vous pourrez aller le chercher demain. Signez votre déclaration. Comme le Jean Perdu allait prendre la plume, l’employé ajouta: --C’est deux cents francs. L’œil du Perdu s’illumina. --J’vas les toucher tout de suite? fit-il. --Les toucher? dit l’employé, tout étonné. Vous avez à payer deux cents francs. --J’ai deux cents francs à payer! cria le Jean Perdu. Bon Dieu de bon Dieu! est-ce que vous vous foutez de moi? On donne vingt-cinq francs tous les trente jours à une femme de rien du tout, une vieille fille, quoi! qui n’a jamais fait un enfant, pour garder un gosse qui est de moi; et à moi, qui suis son père, on me réclame deux cents francs! Et mes vingt-cinq francs, alors? --Vous le reprenez, dit l’employé, parce que vous êtes son père. Et vous avez à payer les mois de pension, plus le trousseau. --Mais on m’donnera vingt-cinq francs? fit le Jean Perdu, abruti. --On ne vous donnera rien du tout. Je vous dis, au contraire, que vous avez à payer. Le Jean Perdu cracha par terre, et cria: --J’réclame pus rien, j’demande pus rien! C’est pas la peine d’être en République! LA BONBONNIÈRE Si j’avais imaginé le récit qu’on va lire, j’y aurais pu mettre plus d’art, et surtout plus de clarté. Mais justement, comme je ne veux en rien altérer la vérité, je suis obligé d’exposer les faits tels qu’ils sont. Ils gardent pour moi-même une physionomie quelque peu troublante et mystérieuse. J’ai vu. Je jure que j’ai vu! Mais il m’est impossible de m’expliquer complètement et d’expliquer aux autres comment j’ai pu voir. Il y a quatorze ans--c’était par conséquent en 1893--j’arrivai de France à Londres et pris logement au Midland Hôtel. C’est un grand caravansérail dont l’architecture affecte ce style néo-gothique pour lequel les Anglais montrent un goût excessif et regrettable. Il est rarement fréquenté par les voyageurs venant du continent, mais le _manager_, dont j’avais fait la connaissance à Nice, m’avait promis, si je voulais bien honorer son établissement de ma clientèle, un traitement de choix. Malgré les nervures ogivales des plafonds, qui font ressembler ses longs couloirs aux bas-côtés d’une cathédrale, le Midland ne se distingue guère du Continental, du Charing-Cross ou du Métropole. Il flotte dans ces immenses auberges modernes une sorte d’énorme ennui. Tout y est neutre, correct, dépourvu d’originalité, depuis la livrée des valets jusqu’à la cuisine, jusqu’aux nuances des tentures et des tapis. Un grand hôtel contemporain est certes l’endroit du monde le moins propice à faire naître une hallucination. Une hallucination pure et simple, évidemment, du genre le plus vulgaire! J’étais rentré assez tard, ayant passé la soirée dans un théâtre qui était, si ma mémoire me sert bien, le _Criterion_. Je pris ma clef des mains du _hall porter_, montai trois étages, l’ascenseur ne fonctionnant plus à cette heure tardive, et parcourus le corridor sur lequel ouvrait ma porte, d’un pas assez lent, car je ne connaissais pas encore suffisamment la topographie des lieux. Je dis tout cela pour bien prouver que j’avais encore à ce moment les nerfs parfaitement calmes. D’ailleurs, rien d’anormal dans cette pièce, meublée d’un lit de cuivre, d’une armoire à glace modern-style, de quelques sièges confortables et d’une table-bureau recouverte d’une épaisse plaque de verre. Je me déshabillai rapidement et me mis au lit, après avoir éteint l’électricité. J’avais tourné la tête du côté de la muraille et cherchai le sommeil. Il ne vint pas. J’éprouvais d’insupportables battements de cœur. La cause de cette angoisse se précisa d’abord dans mon esprit, dans mon esprit seulement: «il y a quelque chose d’insolite ici, tout près de moi». Puis ce sentiment prit la forme d’une conviction: «Ce n’est pas quelque chose, _c’est quelqu’un_. Et si je me retourne, je le verrai!» Enfin: «je le verrai, mais il vaut mieux en finir!» Je me retournai donc et je vis: une silhouette longue et maigre, à demi assise sur la table-bureau, un pied portant sur le tapis, l’autre suspendu en l’air. On se demandera comment je la pouvais distinguer dans l’obscurité profonde: c’est qu’elle était elle-même la source d’une très pâle lueur violette, qui en montrait les principaux linéaments: deux yeux creux sous des sourcils noirs, une bouche aux lèvres minces et où manquait l’une des incisives supérieures, l’ensemble de la figure d’un ovale allongé. Le torse était couvert d’un veston d’intérieur en étoffe souple; les boutons d’os y faisaient de petites taches sombres. J’ai lu, depuis ce temps-là, beaucoup de récits d’apparitions: la plupart attribuent aux fantômes une physionomie particulièrement inquiète et désolée. Les traits de l’image faiblement lumineuse que j’avais devant moi me semblèrent, au contraire, avoir quelque chose de froid et d’impersonnel comme une photographie. Je n’éprouvai pas non plus cette impossibilité de me servir de mes membres, décrite par certains observateurs qui pourtant sans doute étaient sincères. Et j’avais moins peur qu’au moment où je n’avais pas encore regardé. Les battements de mon cœur se calmaient. Je pensai: «Il faut que je me lève et que je marche droit vers cette chose. Si elle se dissipe quand j’irai vers elle, ce n’est qu’une hallucination de la vue, du genre le plus ordinaire, venant de la fatigue causée par mon voyage. Je le sais, parce que tous les ouvrages sur les maladies nerveuses le disent. Si elle ne se dissipe pas... alors, c’est plus grave: c’est que je deviens fou.» Je me levai, je fis un pas, et le fantôme disparut! Je me souviendrai toujours de cette minute victorieuse. «Voilà ce que c’est, pensai-je, que de savoir et d’être prêt. C’était une hallucination. Rien qu’une hallucination. Eh bien, je ne suis pas fâché d’avoir passé par là.» Je me recouchai, la tête contre le mur. Au bout de quelques minutes, une voix intérieure me dit: «Tu sais, la chose est revenue!» et elle était revenue, en effet. Je tournai le bouton de l’ampoule électrique et tâchai de lire. Mais, malgré mes efforts pour m’absorber dans ma lecture, j’eus l’impression si vive que le fantôme n’était invisible que parce qu’il était pour ainsi dire noyé dans la lumière, et cette conviction avait quelque chose de si horrible et harassant, que j’éteignis de nouveau: il était bien là, dans la même pose, avec son air de portrait. Je remarquai alors qu’il m’apparaissait à de certains instants avec plus de netteté, tandis qu’à d’autres sa silhouette s’affaiblissait. Vers deux heures et demie du matin, elle s’évanouit complètement et je pus m’endormir. J’avais passé la nuit précédente en chemin de fer et en paquebot et ne me réveillai que très tard le lendemain. J’allai à des rendez-vous d’affaires, je partageai le repas de vieux amis, heureux de me revoir. Ils m’emmenèrent encore au théâtre. Je tendais toutes le forces de ma volonté, non pas pour oublier les événements de la nuit, mais pour fixer mon attention sur les objets qui se présentaient à moi: j’y réussis avec une facilité qui m’étonna. A la fin même, plein de confiance, j’essayai de me rappeler la vision que j’avais eue. Je n’y parvins qu’avec peine, exactement comme si j’avais essayé de me souvenir d’un rêve. Mais vers onze heures du soir, comme j’écoutais le troisième acte de la _Gaiety Girl_, je ressentis la même angoisse et les mêmes palpitations, j’eus la même conviction que la veille: «Il y a quelqu’un dans ma chambre!» Et en même temps, j’étais dévoré par la curiosité affreuse de savoir si l’ombre y était vraiment, si je la reverrais. Je prétextai une grande fatigue, sautai dans un _hansom_, rentrai au Midland Hôtel. Il était moins tard que la veille et l’ascenseur fonctionnait encore. Tandis qu’il glissait sur sa tige d’acier, je sentais ma certitude grandir: «Il y est!» Et l’ombre, l’hallucination, l’apparition, qu’on lui donne le nom qu’on voudra, était là, en effet. Je ne m’étais pas trompé. Cette fois, le fantôme était assis dans un fauteuil et en costume de nuit. Il s’évanouit quand je marchai vers lui, se reforma aussitôt que je fus au lit, et disparut, comme la veille, au bout de quelques heures. J’étais bien décidé à changer d’hôtel et je descendis le matin dans la salle à manger avec l’intention de demander ma note. Mais, comme je finissais une tasse de thé, je dirigeai instinctivement mes yeux vers une personne qui poussait à ce moment une chaise vers une table voisine de la mienne. Je faillis crier. L’ombre, l’ombre qui m’avait hanté deux nuits durant, était devant moi, mais sous la forme évidente d’un vivant! Je reconnus son costume, sa haute taille, ses yeux creux, ses sourcils noirs, ses lèvres minces, le petit trou sombre que laissait à sa mâchoire supérieure une incisive manquante. J’en fus d’abord rassuré jusqu’à la joie. «C’est la première fois, songeai-je, qu’on aura vu un fantôme déjeuner!» Le fantôme, en effet, se fit servir deux œufs à la coque et du café au lait. Je demandai son nom: Karl Ebstein, de Vienne, le célèbre marchand de tableaux et d’objets d’art. Il occupait une chambre au même étage que la mienne. Je ne vis plus que la bizarrerie de l’aventure et je n’eus pas trop de peine à ridiculiser mes terreurs: «Seules les ombres des morts, me disais-je, ont le droit d’embêter les vivants; et ce marchand de bric-à-brac n’a pas son acte de décès. Si je le priais de se mettre en règle?» Tout à coup, une autre idée, formidable, écrasante, tomba sur mon esprit, qui plia comme un homme croule sous le bond inattendu d’un tigre: «Ne ris pas! Cet homme t’est apparu parce qu’il va mourir!» Toute la journée, je fus poursuivi par l’idée qu’il allait mourir et que, puisque je le savais, c’était mon devoir de le mettre en garde contre son destin. Mais il m’eût pris pour un fou. Les heures s’écoulèrent avec une lenteur désespérante. Maintenant je désirais presque revoir ce «double» étrange qui, deux fois déjà, était venu me faire visite. Il vint. Et même, jamais, semble-t-il, je n’avais si nettement distingué ses traits. La lueur violette qui l’éclairait me parut plus forte. Il était assis à ma propre table, mais sur cette table qui était mienne, un objet, aussi fantomatique que lui et dont je savais très bien qu’il n’avait aucune réalité palpable, brillait pourtant d’un éclat extraordinaire: une petite boîte oblongue, en or pâle et ciselé, probablement une bonbonnière ancienne. Toute une scène était peinte sur le couvercle: plus de cinquante personnages minuscules écoutaient le boniment d’un vendeur d’orviétan perché sur un chariot. Les couleurs étaient si vives et chatoyantes, que je me mis à penser, avec une liberté d’esprit singulière, au talent de l’artiste qui, dans un travail de miniature avait employé les procédés de division de tons de nos impressionnistes. Et, je comprenais bien, cependant, que j’étais toujours le jouet d’une hallucination, puisque, si j’avais vu la bonbonnière réellement, j’eusse été obligé d’en rapprocher mes yeux, et probablement de me servir d’une loupe, pour reconnaître ces détails que je voyais ici impossiblement, à distance. ... Subitement il se passa une chose qui me dressa tout droit sur mon lit, avec une sensation d’épouvante plus âcre, plus directe mille fois que toutes celles qui m’avaient bouleversé depuis trois jours. J’ai dit que les traits de l’ombre avaient eu jusque-là l’immobilité d’un portrait. Je les vis subitement ravagés par une expression de souffrance et de peur indicibles. La bouche s’ouvrit, les bras, les jambes battirent l’air, il tomba. «C’est fait, me dis-je, je le savais bien. Il meurt. Il meurt en ce moment... On le tue.» J’ouvris ma porte. Je courus en chemise dans le couloir. Rien. Toutes les autres portes fermées. Des rangées de bottines sur les seuils. Un silence lourd. La lueur calme des ampoules électriques, de distance en distance. Un rayon de lune à la fenêtre ogivale qui s’ouvrait sur ce couloir. Et toujours rien, rien! Pas un cri. Mais je savais bien qu’on aurait eu beau crier, dans cet hôtel confortable, avec ce système de portières pesantes, de petites antichambres et de doubles cloisons, nul ne pouvait entendre. Je ne pouvais pas aller réveiller le valet de garde pour lui dire: «Il se passe quelque chose chez M. Ebstein!» Il m’aurait demandé ce que j’en savais, il m’aurait pris pour un fou. Un fou, toujours. D’ailleurs, à partir de ce moment, l’hallucination quitta ma chambre. Mais j’avais le soupçon poignant d’avoir compris pourquoi! Je ne sortis pas de l’hôtel le lendemain matin: j’étais sûr, avec le désir brûlant de me tromper, cependant, qu’on allait découvrir le drame qui s’était passé durant la nuit chez cet Ebstein. Je ne me trompais pas. Vers midi, après avoir vainement frappé, une femme de chambre pénétra dans sa chambre. La serrure avait été adroitement crochetée et Karl Ebstein était étendu sur le tapis, le crâne broyé. Qui était l’auteur du meurtre? On ne le sut jamais. Pourquoi l’avait-on assassiné? On en fut réduit aux doutes, car il demeura impossible de savoir si, parmi les objets précieux qu’il gardait dans ses bagages, quelques-uns avaient été dérobés. On parla de ce crime quelques jours. Et puis tout le monde oublia. * * * * * Tout le monde oublia excepté moi. Et voilà ce qu’il faut que je dise maintenant! Il y a quelques jours un ami m’emmena chez... mais pourquoi nommer ce collectionneur, et quelle force aurait mon témoignage, basé sur de si étranges visions! Seulement, je le jure, au milieu de bronzes de Caffieri, de délicats portraits de Boilly, de quelques petits chefs-d’œuvre d’Isabey, j’aperçus une bonbonnière, et je la reconnus! Je reconnus son or pâle, verdi sur les ciselures, et le vendeur d’orviétan, et les personnages si éclatants et fins dans leur petitesse miraculeuse. --Ah! oui, dit mon ami, c’est la bonbonnière peinte par Van Blarenberghe, le joyau de la collection de M... --Ah! fis-je, presque malgré moi, je la reconnais. Je l’ai vue à Londres. Le collectionneur blêmit affreusement. Je suis sûr que je l’ai vu blêmir, je suis sûr que c’est lui qui a tué cet Ebstein, il y a quatorze ans. Mais l’accuser solennellement, devant un tribunal! Allons donc! Vous ne le feriez pas, je ne le ferai pas. Et pourtant... Si nos deux cerveaux, à cet homme et à moi, avaient été pareils, il y a quatorze ans, à ces cohéreurs des télégraphes sans fil, qui vibrent identiquement au passage des mêmes ondes? J’ai été hanté, durant les épouvantables nuits que je passai à Londres, non point par l’âme, ou le double, ou le fantôme comme il vous plaira de dire, de la victime qui, à ce moment était parfaitement vivante et ne songeait à rien. Non, mais j’ai été possédé, j’en suis sûr, par la volonté rapace, exaspérée, criminellement grandissante de l’assassin. A mesure qu’il s’abandonnait au désir furieux de se procurer le trésor qu’il souhaitait avec une ardeur maniaque, à mesure qu’il s’affermissait dans le dessein de se le procurer par un meurtre, j’ai vu comme lui la figure de celui qu’il voulait tuer, la forme et la couleur de l’objet qu’il voulait ravir, enfin j’ai aperçu aussi fort et réel que la réalité, le spectacle horrible qu’il a gardé lui-même dans sa mémoire: les traits de l’agonisant, ces traits convulsés par l’épouvante et la douleur! C’est certain, je vous dis, c’est certain. Je n’ai été que le cohéreur d’un télégraphe sans fil dont l’autre cohéreur était dans le cerveau de l’assassin: mais allez donc expliquer ça aux juges! REPOS HEBDOMADAIRE ... M. Barbier-Dacquin, qui travaillait, entendit la voix de sa femme. Elle criait: «Marie!» sur deux notes extrêmement hautes. Avez-vous quelquefois entendu appeler «Marie» par une dame qui a une bonne voix, bien pointue? M. Barbier-Dacquin eut un petit sursaut. Il n’avait jamais pu s’habituer à la voix de sa femme, à cause d’un souvenir d’enfance, qui lui était pénible: le sifflet des locomotives qui passaient, la nuit, à cent mètres de sa petite chambre, près de Tulle. Il soupira. --Marie, continua madame Barbier-Dacquin, la blanchisseuse de fin n’est pas encore arrivée? Il résulta de la conversation qui suivit, et dont il eut le regret de ne pas perdre un mot, à cause de l’exiguïté de l’appartement, que la blanchisseuse de fin n’était pas arrivée, que c’était lundi, que c’était le jour par conséquent où cette petite bête de Céline devait rapporter le linge de madame et de ces demoiselles, qu’elle ne le rapportait pas, qu’elle s’était sûrement amusée en route, et que c’était odieux, odieux, odieux! M. Barbier-Dacquin eut un petit sourire de satisfaction humanitaire, et aussi de rancune satisfaite: --La petite Céline ne viendra pas, songea-t-il. Elles ne l’auront pas, leur linge. Hier, c’était dimanche, et les blanchisseries ne travaillent plus le dimanche: nous n’avons pas voté la loi pour rien, la loi sur le repos hebdomadaire! M. Barbier-Dacquin, c’est un député, et aussi le meilleur des hommes. Il n’y a pas là de quoi s’étonner. Ils sont plusieurs centaines, dans ce grand palais du bord de l’eau, et de toutes les sortes: des grands et des petits, des gras et des maigres, des riches et des pauvres, des méchants et des bienveillants, des ambitieux et des modestes, des paresseux et des agités, d’autres qui ont l’esprit faux, quelques-uns qui ont de l’esprit, beaucoup plus que vous ne pensez qui ont de l’honneur, de ce bon honneur un peu étroit, mais si beau, qu’on a encore en province où tout le monde vous connaît, où on est solidaire de toute sa famille, et de ses vieux amis, autant que de son comité électoral. M. Barbier-Dacquin croit très sincèrement à son programme, à la démocratie, au progrès. Il est modeste, un peu court d’esprit, un peu long d’éloquence, et rigoureusement honnête. Ce n’est pas un homme riche; et pourtant il ne souhaite pas s’enrichir, bien que ses rentes soient minces et que sur les quinze mille francs de son traitement il lui faille économiser, afin de payer sa campagne électorale, dans quatre ans. Comptez aussi qu’il a des frais, que les sociétés de gymnastique et les fanfares de sa circonscription exigent son obole. Madame Barbier-Dacquin et ses filles disent qu’elles sont raisonnables, et il le croit; mais pour aller aux soirées officielles, et dans les théâtres subventionnés, qui se font un devoir d’accueillir gratuitement quelquefois les familles parlementaires, il faut bien quelque toilette. Elles n’ont pas grandes réserves dans leurs armoires: on achète ce qui se montre, plus que ce qu’on cache. Alors la blanchisseuse de fin passe souvent. Elle passe sous la forme de Céline, apprentie, qui a quinze ans. J’espère que vous l’avez rencontrée. Elle est jolie. Nul ne sait comment, car elle n’a pas le nez bien fin, ni la bouche bien petite, mais ce nez est d’une gaieté jeune, et la bouche s’ouvre comme pour sourire au nez. Elle a aussi beaucoup, beaucoup de cheveux, couleur de soleil couchant, nettement tordus sur sa nuque, casqués sur ses deux oreilles, qui sont faites comme de petits coquillages; et ses sourcils presque droits, audacieusement, sur ses deux yeux gris passent comme un beau pont sur une eau claire. M. Barbier-Dacquin aime quand elle vient. Il aime quand elle vient: n’allez pas chercher autre chose. C’est un assez vieux bonhomme, très pur de mœurs et d’une vertu presque timide. S’il désirait--comment dirais-je?--s’il désirait autre chose que le plaisir qu’il a de la regarder, pour demander cette autre chose il ne saurait comment s’y prendre. Et comme il faut que toujours il systématise un peu, dans sa pensée très innocente Céline représente le peuple, et ainsi lui en donne l’amour. Lorsqu’il discuta en commission la loi sur le repos hebdomadaire, cette grande loi à laquelle il s’attend que son nom reste attaché, c’est à Céline qu’il a pensé, c’est elle qu’il a gardée en vue. Et quand il s’est dit, dans son langage, qui est assez lourd: «La démocratie travailleuse goûtera un peu plus de bonheur», cela signifiait: «Cette petite Céline, que je vois deux ou trois fois par semaine, elle aura tout son dimanche!» Il comptait peut-être lui demander, un jour de courage, avec qui elle le passerait. Mais pardonnez-lui; les hommes sont des hommes, et s’ils ne le sont que gentiment, c’est tout ce qu’on peut exiger de leur faiblesse. Il l’interrogeait sur son métier. Céline répondait presque du bout des lèvres, étonnée que des affaires que tout le monde connaît pussent intéresser un monsieur comme il faut; un peu méfiante, et même presque sûre qu’il voulait se moquer d’elle. Il fallait lui arracher les paroles. --... Y a la mécanique, oui: un poêle de fonte pour chauffer les fers, qu’on met sur des plaques. Et c’est moi qui le bourre avec du coke. Alors on repasse, les linges fument; ça fait de la chaleur humide, comme si ça serait une baignoire. Les plaques de fer, bien sûr, elles rougissent. Il fait chaud en juillet, ah! oui... Il y a aussi un autre feu, pour les petites lessives qu’on fait chez soi... La boutique, si c’est grand? Non ça n’est pas grand. C’était une crèmerie avant. Mais on laisse ouvert sur la rue de Bagneux. Les passants regardent, on regarde les passants. --Mais le dimanche? interrogeait M. Barbier-Dacquin, le dimanche? --Le dimanche? On travaille comme les autres jours. Plus. Même la nuit. Y a beaucoup de pratiques qui veulent leur linge pour le lundi. M. Barbier-Dacquin était attendri. Il racontait aussi ces choses à ses collègues, afin de montrer qu’il connaissait les maux du peuple. Voilà pourquoi il souriait, avec une joie de brave homme et de législateur content de son œuvre, en songeant que sa femme attendrait vainement son linge, ce lundi, puisque la loi était votée, et qu’on n’avait pas travaillé la veille. Il se consolait même de ne pas voir la petite Céline: elle viendrait le lendemain... Dans le vestibule la sonnette retentit. C’était Céline. Il entendit qu’elle posait son lourd panier sur le parquet. Il entendit encore qu’on la traitait sans politesse. Elle était en retard. Est-ce qu’elle croyait qu’on n’avait rien à faire qu’à l’attendre? La voix de madame Barbier-Dacquin vibrait plus encore que d’ordinaire, la supériorité s’y mêlant au blâme, et il semblait que celle de Céline fût au contraire plus faible que d’habitude: une pauvre petite voix, bredouillante et comme épuisée. On emmena la petite dans la salle à manger, pour compter le linge. --Trois pantalons, disait la voix claire de madame Barbier-Dacquin. --Trois pantalons, répétait Céline, en écho très faible. --Deux chemises jour, une nuit. --Deux chemises jour, une nuit. --Deux cache-corsets, une modestie. --Deux cache-corsets, une modestie. --Une brassière... c’est pour Amélie. Elle ne veut plus porter de corsets, ça ne se porte plus... Eh bien? J’ai dit une brassière; qu’est-ce qui vous prend? --Rien, madame... une brassière. La voix de Céline devenait horriblement hésitante et malheureuse. --On dirait que ça vous fait mal au cœur... Trois blousons. --Trois blousons. --Une jupe piqué blanc Empire... Jésus-Marie, qu’est-ce que vous avez? Elle se trouve mal! Marie! Marie! du vinaigre. Amélie, délace-la! Mais ce fut le bon M. Barbier-Dacquin qui accourut le premier. On avait étendu Céline sur le plancher. D’abord elle en profita pour s’évanouir tout à fait. Et elle eut un grand sourire; il y a, quand on s’évanouit tout à fait, un moment délicieux, l’impression d’une infinie volupté. C’est une chose qui me console, quand je pense à mourir: on traverse peut-être un moment comme ça quand on meurt. Puis elle revint à elle, et eut mal au cœur. Cela parut de mauvais goût à madame Barbier-Dacquin, tandis que son mari avait peur, peur de toute sa bonne âme, pour la vie de la petite Céline. Mais enfin elle n’eut pas _trop_ mal au cœur. Dressée sur son séant, elle ouvrit deux yeux très vagues. Ses cheveux légers collaient à ses tempes. Puis elle demanda pardon. Pardon de quoi? Mais on demande toujours pardon, dans ces cas-là; personne n’a jamais su pourquoi. Et on lui fit respirer du vinaigre. Alors elle recommença: --Je vous demande pardon... c’est rapport à la loi. --Rapport à la loi! dit M. Barbier-Dacquin, froissé. Qu’est-ce qu’elle vient faire là-dedans, la loi? --Oui, dit-elle. Depuis qu’il y a la loi, qu’il ne faut pas travailler le dimanche, on travaille tout de même. Seulement, on travaille tout fermé. --Tout fermé? dit le député, sans comprendre. --Oui. On ne laisse plus ouvert sur la rue, quoi, à cause des inspecteurs. On ferme tout, tout! Et avec les repassages, le poêle, la mécanique, la lessive, c’est l’enfer... Ah! je ne peux plus, je ne peux plus! J’ai tombé malade... * * * * * Le député pâlit un peu. Ce fut dans son crâne comme si les monuments idéaux qu’il y avait construits s’effondraient d’un seul coup: il venait de comprendre combien il est difficile de faire du bien au peuple. LE RAT Il y a des gens qui disent que les alcooliques n’ont jamais faim. C’est vrai quand ils sont vieux. Mais quand on est jeune, qu’on n’a pas encore ses vingt ans, comme Patsy O’Neill, qui, à cette heure, traînait ses jambes au delà de Whitechapel, dans Commercial Road, ce n’est pas la même chose. A cet âge, ne manger durant des semaines que des tartines au beurre rance, accompagnées de mauvais thé, tout noir à force d’avoir décanté son tannin; y ajouter, quand on peut, une saucisse faite de mie de pain, mouillée de sang d’âne ou de cheval, ça remplit suffisamment l’estomac: on se croit nourri, on à l’habitude. Et alors, si des fois la veine vous tombe d’être embauché aux docks pour charger du charbon sur un navire, et qu’on touche des cinq ou six shillings par jour, on ne change pas son régime. Seulement on y ajoute de la bière et du whisky. Ça donne la force qu’il faut, on tient le coup, et, par-dessus le marché, on est gai, on rigole, tant que ça dure! A ce métier-là, on n’a pas encore toute sa barbe qu’on a déjà l’air d’un petit vieux, ou plutôt d’un Chinois, si vous voulez, avec les yeux drôlement rapetissés, tirés vers les tempes, et les os des joues qui vous sortent de la peau. On devient susceptible, on a des nerfs comme des cordes à violon; cependant, les muscles poussent sur les bras et dans le dos. Bonne machine humaine! On la fait travailler en y mettant n’importe quoi! Mais quand le travail vient à manquer, qu’on n’a même plus le shilling nécessaire pour dormir en chambrée, boire le thé à un demi-penny la tasse, manger les tartines au beurre rance ou la saucisse à la mie de pain trempée de sang d’âne ou de cheval, et qu’on trouve encore tout de même, en roulant les docks, un _pal_ (je veux dire en français, un copain, un poteau), qui vous paye un verre par-ci par-là,--avez-vous remarqué qu’on vous offre parfois à boire, jamais à manger? S’offrir à manger, ça n’est pas poli entre pauvres bougres,--alors on sent sa faim mécaniquement parce que l’estomac est vide, et on devient furieux. Il y avait trente-six heures que Patsy, qui avait passé la nuit sur un banc, les pieds entortillés dans de vieux journaux pour avoir moins froid, n’avait rien mangé, et il avait bu quelques verres. Il avait envie de mordre et de griffer, il se sentait comme un chat dans un tonneau, enragé, quoi! La nuit tombée, il redescendit Commercial Road. Tout le long de la chaussée, les petites charrettes, pleines de victuailles, s’annonçaient par un éclairage de becs au naphte, sans globe ni verre d’aucune sorte, semblables à des torches ou des lampes à souder devenues folles, illumination sauvage et magique. Il y avait des bananes, il y avait des gâteaux à la graisse, et surtout l’odeur des _plaices_ frites--quatre sous une plie tout entière, roulée dans la farine et bouillante--poursuivait ses narines. C’est une chose étrange, mais l’idée de voler, soit de la nourriture, soit n’importe quelle chose qui se pût échanger contre de la nourriture, ne monta pas un instant au cerveau de Patsy O’Neill. Non qu’il y eût de sa part moralité raisonnée, mais il était comme les chiens de Constantinople, qui crèvent de faim devant l’étal d’un boucher sans rien y prendre: crever de faim, c’est lent, et ils gardent l’espoir de trouver un os par terre; tandis que s’ils essayaient de happer un morceau, cent hommes les assommeraient, ce serait la mort immédiate. Tel est le point de départ de leur vertu; les vieux dressent les petits par leur exemple, et aujourd’hui la race ne raisonne plus, elle ne sait rien, sinon que ça ne se fait pas. Le point de départ de la vertu de Patsy était le même. Et songez que pourtant il était enragé! C’est bien à ça qu’on peut juger la force sainte des prohibitions sociales, surtout en Angleterre, où les humains, qui sont durs, ont fait les lois à leur image. Et plus Patsy, rongé de faim, accumulativement ivre, se sentait faible sur ses jambes, plus il agitait dans sa tête une inutile férocité, quelque chose comme de la voracité cérébrale. Vers Larch-Lane, une petite rue presque noire, car, en contraste avec les arcs électriques tout flamboyants de Commercial Road, son unique bec de gaz n’a l’air que d’un vers luisant, il aperçut des gens qui se pressaient. Dans Larch-Lane s’ouvre le bar du _Red Lion_, où parfois, avec la complicité de la police, sans doute, il y a des matches de boxe. Ça serait toujours une distraction de voir assommer quelqu’un: Patsy entra au _Red Lion_. Il fut très surpris de n’y pas trouver ce qu’il y comptait voir. Nulle aire de lutte délimitée par des cordes, pas de seconds avec l’éponge et la bouteille d’eau, pas d’arbitre en redingote et chapeau haut de forme. Dans le salon d’arrière on s’entassait autour d’une très ordinaire table de café, qu’une boîte en bois, dont le couvercle était fait d’un grillage, occupait tout entière. Cette boîte rectangulaire, longue de cinquante centimètres environ, sur moins de la moitié en hauteur, portait sur l’un de ses petits côtés un trou rond, large comme une tête d’homme, en ce moment fermée par une porte en fil de fer. La paroi qui faisait face à ce trou était entièrement grillé. A l’intérieur un rat, un de ces gros rats bruns de Norvège, si abondants sur les navires, tournait sans arrêter. Le patron dit: --Voilà le jeu: faut tuer l’rat avec les dents en passant la tête par le trou d’homme. On a le droit d’avancer la tête tant qu’on peut, on ne doit pas la ressortir plus loin que les oreilles. Le rat peut faire comme il veut. Mais s’il se r’tire à l’aut’ bout, et ne veut plus rien savoir, ceux qui ont parié pour lui ont l’ droit de l’ pousser avec ces lardoires, à condition de n’ pas attraper la figure de l’homme. Si on l’ pique, l’homme, le rat est disqualifié, il a perdu. A part ça, faut qu’l’homme bouffe le rat ou qu’il s’avoue vaincu. Qui c’est qui marche? --_Well_, demanda Patsy brusquement, quels sont les _stakes_? Quel est l’enjeu? --Y a une demi-couronne si tu bouffes le rat. Rien du tout, si tu lâches. Les amateurs peuvent parier. C’est-y qu’ tu marches? Une demi-couronne, ça fait deux shillings et demi. De quoi manger deux jours. --J’y vas! dit Patsy. Il ôta sa vieille jaquette, achetée chez un fripier du marché juif, et la plia comme un objet de luxe. Cependant il eut honte, parce qu’il vit, comme s’il ne l’avait jamais regardée auparavant, qu’elle était toute verdie dans le dos. Mais quand on ouvrit le trou il passa bravement la tête. Le rat, surpris, fit un bond en arrière et se rejeta au fond de la boîte. Cependant il sifflait furieux, de ce sifflement singulier qui tient de celui des serpents et du crissement des singes en colère; et puis sans doute il avait faim, comme Patsy! Sentant, sans y rien comprendre, le patron lui piquer les reins par derrière, il bondit sur la figure humaine qu’il avait devant lui. Patsy voulut l’avoir, et tout de suite. On entendit, sur la peau du cou de cette bête, claquer ses dents. Le rat se retourna, comme s’il eût été en caoutchouc. Il était dégagé! Patsy comprit que l’animal, maintenant, était à côté de lui, tout contre sa joue. Mais il ne le voyait pas. Et il avait peur, peur, peur! Et pourtant il ne fallait pas qu’il retirât la tête plus loin que les oreilles! Il la tourna, prudemment, vers la gauche; et comme il commençait à distinguer deux tout petits yeux noirs, brillants de rage, il sentit subitement comme de grosses aiguilles qui lui transperçaient la lèvre. Le rat l’avait mordu à la bouche même, et ne le lâchait plus. Patsy hurla. Deux cents regards ardents se penchaient vers la boîte. Quelqu’un dit: --Une demi-guinée à un contre trois pour le rat. --Tenu! dit une voix. L’homme est bon. Et ça lui rendit du courage, à Patsy, cette approbation. S’il avait pu voir la figure de celui qui venait de parler, ça lui aurait fait encore plus de bien. Mais il ne pouvait pas, et il gardait toujours dans sa chair ces dents fixées comme des hameçons. Cependant, il fallait respecter la règle du jeu: il se posa les mains sur la nuque, pour bien savoir où étaient ses oreilles. --Une guinée contre quatre pour le rat! dit un parieur. Et personne n’accepta l’enjeu, cette fois. Patsy jura: Il ne sentait plus son mal, tant cet abandon l’indignait. Doucement, il baissa le cou et, de tout le poids de son crâne, pesa sur le rat. C’est lourd une tête d’homme! Les os de la bête craquèrent et, tout à coup l’étreinte des dents se détacha. Hourra! Le rat, encore une fois, s’était réfugié dans le fond de la boîte. Celui qui avait parié pour lui vint lui piquer le derrière. Le rat fit un bond sur place, mais ne bougea pas. Les paris tombèrent à égalité. Patsy crachant du sang, avança aussi loin qu’il put. Le rat se ramassa sur lui-même et alors Patsy, par une feinte, retira le cou. Le rat bondit. Mais l’homme, instruit par ce qui venait de se passer, avait levé la tête, et quand le rat fut dessous, lui dévorant le nez, il le comprima de toutes ses forces contre le fond de la boîte avec sa joue droite, et tint bon. On ne vit plus que les pattes de la bête qui gigotait. Patsy l’écrasait lentement. --C’est pas juste! dit l’homme qui avait parié pour le rat. Il doit l’tuer avec les dents! Mais d’autres étaient d’un avis contraire. Patsy entendit qu’on s’injuriait au-dessus de la boîte. Alors quoi? s’il étouffait le rat, on lui refuserait sa demi-couronne! Ah non! Il lâcha le rat, qui fit un mouvement pour fuir... Un bruit de mâchoire qui se referme, d’os, de peau, de chairs mâchées, broyées, triturées. Ça y était, cette fois! Patsy bouffait son rat par le milieu du corps, et il serrait, serrait, serrait! Il étouffait dans cette boîte, où il ne respirait plus que par le nez, mais il serrait toujours, presque évanoui de chaleur, d’angoisse et de dégoût. Il sentit pourtant qu’on lui frappait doucement l’épaule. --_You’re the winner, man, the brute’s dead!_ (Vous avez gagné, lui disait-on, la bête est morte!) Il lâcha prise et sortit la tête du trou. Son sang coulait par six blessures, deux au nez, deux dans la bouche, deux à la lèvre supérieure. On l’assit sur une chaise pour le laver sommairement avec une éponge. Il souriait, les yeux très vagues, dans une impression de gloire. L’homme qui avait parié sur sa chance lui offrit un verre de whisky, et il le but. Le patron lui avait remis la pièce d’une demi-couronne, qu’il serra dans sa poche, sous son mouchoir. Et tout à coup, son orgueil d’Irlandais se réveilla: l’idée de ce qu’on se doit. Quelqu’un lui avait payé un verre, et il n’avait pas rendu la politesse! Il commanda deux autres whiskies et paya six pence pour les deux. Mais l’homme fit renouveler les consommations. A minuit, un policeman passa d’une façon ostensible devant le bar: il fallait fermer. Le patron poussa tous ses clients dehors. Patsy sortit avec le monde. Il titubait très fort. Dans le coin le plus sombre de Larch-Lane, il s’arrêta, eut un hoquet et vomit trois fois. Puis il fouilla dans sa poche, et la trouva vide; tout ce qu’il avait gagné, dans cette bataille, il l’avait bu, pour l’honneur. C’est alors seulement qu’il se rappela qu’il n’avait pas mangé. LE MERLE _Allons enfants de la patrie_ _Le jour de gloi_... Après avoir sifflé ces quatorze notes, le merle s’arrêta net, comme si on lui eût coupé la gorge avec des ciseaux. M. Fauche, dont la fenêtre était ouverte sur la cour, au cinquième, juste au-dessus de la cage, eut un plissement douloureux du front, entre les deux yeux. Ses rides, car il était déjà, d’apparence, un vieil homme, en augmentèrent. Les vieux ne devraient jamais avoir de chagrin, et on ne devrait jamais les ennuyer, parce que, dès qu’ils ont du chagrin ou qu’ils s’ennuient, tout de suite ils ont l’air plus vieux: et c’est très triste. Il y avait longtemps, ah! bien trop longtemps, que le concierge avait mis ce vieux merle en prison, pour lui apprendre à chanter; et le malheureux oiseau n’avait jamais pu aller plus loin que ces quatorze premières notes de _la Marseillaise_. En hiver, on le gardait dans la loge, et d’ailleurs il ne chantait guère. Mais, aussitôt que le printemps bourgeonnait aux branches, aussitôt que l’air se faisait tiède, aussitôt que M. Fauche, qui aimait le ciel bleu, ouvrait sa fenêtre pour voir au moins un pan de ciel bleu, le concierge suspendait la cage à la muraille, dans la cour, et le merle commençait: Allons enfants de la patrie Le jour de gloi... Quatorze notes, toujours quatorze notes! M. Fauche en devenait fou. Si le merle avait chanté toute _la Marseillaise_, et toute la journée, M. Fauche l’eût beaucoup mieux supporté. Il aurait accepté ce bruit comme celui du roulement des voitures, ou le grondement régulier des machines de l’imprimerie Godard, adossée à sa maison. Mais le merle ne chantait que quatorze notes, toujours quatorze notes, et, toutes les fois qu’il recommençait, un espoir, un espoir douloureux et perpétuellement déçu, saisissait M. Fauche. «Cette fois, il va en siffler quinze!» Et il écoutait! Mais le merle était buté. M. Fauche, professeur de seconde au lycée Leverrier, avait pris l’oiseau en horreur. Durant des années, il demeura convaincu que s’il n’avait pu encore terminer sa thèse, sa belle thèse de doctorat sur _l’Architecture alexandrine et syrienne dans ses rapports avec l’art roman_, c’est que cette bête lui rompait la cervelle. Mais après avoir travaillé trois mois loin de Paris, à Montreuil-sur-Mer, il dut s’avouer la vérité: il n’y avait pas de merle à Montreuil-sur-Mer, et la thèse n’avait pas avancé de deux pages. C’est que son auteur ne possédait ni l’esprit de construction, ni l’ingéniosité nécessaires pour la terminer. Tout ce qu’il y avait dans les textes, tout ce que contenaient sur le sujet les monographies allemandes, M. Fauche le connaissait bien. Mais quand il fallait pousser plus loin, M. Fauche perdait pied. Il était sûr qu’il devait y avoir une route: mais il ne la voyait pas. Ce fut après son retour à Paris, aux derniers jours d’automne, que le professeur fit en lui-même cette découverte désolante. Non, il ne finirait jamais sa thèse: il n’en était pas capable. Le merle à ce moment, sifflait comme d’habitude, et M. Fauche songea tout à coup: «Pauvre oiseau, je suis comme lui!» En même temps, le hasard fit qu’il se regarda dans une glace. Il y vit le reflet de sa pauvre figure disgracieuse, de ses joues blêmes, de son front rouge, de ses quarante-sept ans mal conservés; et il comprit quels irrésistibles motifs avaient décidé, six ans auparavant, madame Fauche à l’abandonner pour suivre un joli musicien. «Pauvre merle, répéta-t-il; vilain merle!» Louise, sa vieille bonne, qui pénétrait à cet instant dans son cabinet de travail, crut qu’il s’agissait de l’oiseau. Elle répondit: --Ah! oui, pour sûr! Et sur cet assentiment, M. Fauche pencha la tête avec mélancolie: il avait parlé de lui. Pour ne pas entendre le merle, M. Fauche, en soupirant, referma la fenêtre. A ce moment Louise fit une seconde entrée, sans frapper. Elle n’avait pas sa figure de tous les jours. Non seulement parce que, dans le fond de son cœur, elle était troublée, inquiète, toute retournée, mais parce qu’elle voulait que ce fût visible, parfaitement visible, dans toute sa personne, et que nul ne pût s’y tromper. C’est la façon des gens du peuple de rendre hommage à leurs sentiments. Elle dit: --Monsieur, monsieur!... Cette pauvre madame! --Quelle madame? demanda le professeur, qui en vérité était fort loin de penser à madame Fauche. La vieille Louise ouvrit ses deux bras bien grands, et les fit retomber sur ses cuisses molles. --Madame est morte! fit-elle, d’un cri. Le souvenir classique évoqué par cette phrase, et sa signification contemporaine et précise, traversèrent simultanément le cerveau de M. Fauche, et il eut honte de cette déformation professionnelle. «Je ne suis plus qu’un vieux pion», songea-t-il. Comme il était mécontent de lui, il prononça rudement: --Qu’est-ce que ça peut me faire, Louise? --Monsieur, dit Louise, et la petite? Qu’est-ce qu’elle va devenir, la petite? --Marie-Blanche? fit le professeur, presque malgré lui. Il fut étonné d’avoir retrouvé ce nom aussi vite. Quand madame Fauche avait abandonné le domicile conjugal, Marie-Blanche n’avait que quelques mois. C’était une petite chose qui criait la nuit, et M. Fauche en avait gardé seulement le souvenir d’un animal aussi désagréable que le merle. Il dit, d’un air vindicatif: --J’introduirai une action en désaveu de paternité. --Monsieur fera comme il veut, répondit Louise. M. Fauche avait peut-être de très bonnes raisons personnelles de ne pas croire à sa paternité. Mais ce n’étaient pas des raisons légales. Il le savait très bien. Louise répéta: --Monsieur fera comme il veut. Puis, elle ajouta tranquillement: --Moi, j’vas sortir pour aller la chercher. Si on sonne, monsieur ouvrira. Au bout de deux heures durant lesquelles les réflexions de M. Fauche furent confuses et irritées, on sonna, et M. Fauche alla ouvrir. C’était Mayonobe, le charbonnier d’en face, avec une malle sur les épaules. Mayonobe vend les bois et charbons au détail, tient une buvette, et monte les malles. Telles sont ses trois professions. M. Fauche regarda la malle d’un air indécis. --C’est la malle de mademoiselle, dit Mayonobe tout naturellement. Mademoiselle et la bonne sont en bas. Elles paient la voiture. Il tendait la main. --Parfaitement, dit M. Fauche, parfaitement... C’est la malle de mademoiselle. Je sais mon ami, je sais. Et il lui donna vingt sous. Mayonobe contemplait encore la pièce, d’un air satisfait, quand Louise arriva sur le palier. Elle donnait la main à une petite fille de six ans et demi, vêtue d’un sarrau-tablier noir, d’un grand col en guipure et d’un béret en toile cirée. Et l’on voyait que ce col blanc était la seule chose ajoutée à sa toilette, pour la faire belle, mais que, pour le reste, on l’avait amenée «comme elle était». --Ah! bien, dit Louise, vingt sous pour une petite malle! C’est dix sous, monsieur Mayonobe! Cette observation eut pour résultat d’amener la fuite immédiate du charbonnier. Le professeur en fut heureux. Il referma lui-même la porte. Louise et Marie-Blanche étaient déjà entrées dans le cabinet de travail, comme chez elles. M. Fauche voulut les rejoindre, et accrocha du pied droit l’angle de la malle, restée dans le vestibule obscur. --Sapristi! jura-t-il. Il aurait même juré autre chose, s’il n’y avait pas eu une enfant si près de lui. Mais cela ne le mit pas de bonne humeur, de penser qu’il ne pouvait plus faire comme il voulait. La petite s’était assise sur un vieux fauteuil-crapaud, en cuir, devant la table de M. Fauche. Elle avait les yeux encore rouges, ayant pleuré parce qu’on avait pleuré autour d’elle, tout à l’heure. M. Fauche la considéra d’abord sous les espèces d’un objet encombrant, non pas d’un être. Il demanda: --Où est-ce qu’on la mettra? --Y a une chambre où n’y a que des livres, répliqua Louise avec décision. Y a d’la place, au débarras du sixième, pour les livres. C’étaient les livres amassés par M. Fauche pour sa thèse: les éditions de textes grecs, les revues spéciales allemandes, les grands cartons contenant des photographies de ruines, de détails architecturaux, de vieilles pierres. --Ah! oui, dit le professeur... Il continua, plus anxieux, en regardant du côté de Marie-Blanche: --Qu’est-ce qu’elle mange? Il posa cette question parce qu’il avait dans l’idée, vaguement, à cause des réclames qu’il lisait dans les journaux, que les enfants ne mangent que des choses extraordinaires, vendues chez les pharmaciens. Louise dédaigna de répondre et M. Fauche continua de regarder Marie-Blanche. Elle avait un front bombé sous des cheveux châtains, de beaux yeux noirs, un nez trop petit et la peau mate. Et il prononça tout à coup, d’un air scandalisé: --Il lui manque deux dents de devant. En bas! Quand on apporte un objet chez une personne, c’est bien le moins qu’il soit entier. Mais Marie-Blanche, saisissant le blâme qu’on lui adressait se mit à pleurer. --C’est de son âge, dit Louise, puisqu’elle a six ans: ça repoussera. M. Fauche se blâma. Il savait bien, il avait toujours su que les dents des enfants tombent et repoussent. Mais c’était une connaissance théorique. Dans la réalité, cette petite fille brèche-dents lui paraissait un phénomène insolite, hors de toute catégorie, et plutôt pénible à regarder. --C’est l’heure de votre promenade, dit Louise. Allez donc au Luxembourg. Tout sera arrangé pour l’heure du dîner. Perdu dans des pensées sans nombre, M. Fauche descendit l’escalier. Les fenêtres en donnaient aussi sur la cour, comme son cabinet de travail, et il fut tout étonné de ne pas entendre le merle. Il y avait du soleil, pourtant. Le merle chantait toujours, quand il y avait du soleil. Contre la loge du concierge, il aperçut la cage. L’oiseau était bien là, mais silencieux. Tout rencogné entre sa mangeoire et les barreaux de fil de fer, l’œil extraordinairement élargi, la poitrine agitée d’une palpitation qui ne cessait pas, il regardait fixement un horrible nid en molleton vert, solidement fixé par des nœuds de laine rouge entre deux perchoirs. Une espèce de morceau de viande grisâtre, avec un long bec tout jaune et grand ouvert, s’y agitait. --C’est un petit merle tombé d’un arbre qu’on vient de m’apporter, expliqua le concierge. Alors, je l’ai mis dans la cage de l’autre. Mais depuis qu’on le lui a donné, ce petit, il a l’air tout drôle, le vieux! --Ah! vraiment, il a l’air tout drôle? répéta M. Fauche. Et il franchit précipitamment le pas de la porte. * * * * * Le lendemain du jour où Marie-Blanche était entrée si brusquement dans sa vie, M. Fauche l’interrogea sur l’étendue de ses connaissances. Il fut stupéfait d’apprendre qu’elle ne savait pas lire. --Mais, compléta Marie-Blanche fièrement, je sais le piano. Où est le piano, ici? --C’était une phrase toute naturelle. Pourtant, elle fit au cœur de M. Fauche une petite morsure aiguë et affreusement douloureuse. Il n’osa pas demander à cette petite fille pourquoi, alors qu’on lui avait appris ses notes, on avait oublié de lui enseigner ses lettres. Il le savait bien: l’homme pour lequel sa femme l’avait abandonné était musicien. Et c’était lui sûrement qui avait pris le premier ces mains, ces frêles mains grasses, ces mains où se voyaient encore les adorables fossettes de l’enfance, et qui les avait posées sur les touches. M. Fauche crut le voir penché au-dessus de la tête de Marie-Blanche, les doigts dans les anneaux de ses cheveux couleur de marron mûr, et il fut jaloux, jaloux d’une façon horrible, bien plus qu’il ne l’avait été après le départ de sa femme. Il y a des hommes qui sont pères avec beaucoup plus d’exclusive âpreté qu’amants ou maris. M. Fauche en était un. Le lendemain, il conduisit Marie-Blanche au cours préparatoire du lycée de filles Desbordes-Valmore. --Belle enfant! dit mademoiselle Béchart, la directrice. Petite, comment t’appelles-tu? La petite fille, à qui elle avait donné un bonbon, répondit sans hésiter: --Marie-Blanche. --Marie-Blanche qui? --Mais, dit-elle étonnée, Marie-Blanche Estrella! C’était le nom de l’amant. Naturellement. On disait autour d’elle monsieur et madame Estrella et, par conséquent, la petite Estrella. Mademoiselle Béchart comprit, et pinça des lèvres. Le pauvre M. Fauche se détourna, regardant quelque chose, sur la muraille. Il éprouvait cette sorte de rancune amère qui sèche subitement la bouche, et empêche de parler. Deux heures plus tard, ayant lui-même fait son cours au lycée Leverrier, il revint chercher la petite, qui avait pris sa première leçon, et joué, surtout joué. A travers le Luxembourg, elle eut de ces bonds qui font penser aux moineaux quand ils sautent dans les allées. Et lorsqu’elle marchait tranquillement, lorsqu’elle consentait une minute à marcher tranquillement, elle portait en arrière tout le haut de son corps, qui reposait sur ses reins étroits, ravalés, bien nerveux. M. Fauche, qui n’avait de sa vie auparavant regardé comment c’est fait, une petite fille, en était tout émerveillé, comme un sauvage qui voit pour la première fois une comète, une étoile à queue, un astre insolite, inquiétant et très beau, éclaté on ne sait comment, au milieu du ciel, et qui sûrement va s’en aller, comme il est venu, d’une manière incompréhensible. En traversant la cour de sa maison il aperçut la cage du merle, toujours accrochée au mur. Les deux pattes agrippées à un barreau, au-dessus du nid en molleton vert, l’oiseau faisait remonter, de son gésier jusqu’à son bec, la pâtée qu’il avait broyée pour le compagnon qui venait de lui tomber des nues. Des ondulations régulières faisaient frissonner les plumes de son cou; il fermait les yeux, comme ravi; et le petit merle, perpétuellement affamé, sortait du fond de son gosier grand ouvert une langue rose, pointue, cornée, toute tremblante de gourmandise. Le concierge, d’un air impatient, sifflait au vieux _la Marseillaise_. Mais lui, ce merle jadis artificiel artiste, tout hagard maintenant, tout hébété et enthousiaste aussi de son rôle nouveau, n’arrivait plus à se rappeler l’ancienne chanson. Il s’y efforçait tout de même, on le voyait bien. Il baissait la tête, clignait ses yeux noirs, polis, ardents, peut-être même parfois retrouvait-il une ombre de souvenir. Mais à l’heure même il ne pouvait pas siffler, puisque sa gorge était occupée à préparer, à broyer, à faire descendre cette pâtée pour le petit. Non, décidément, il avait autre chose à faire! Une puissante injonction, celle qu’entendent tous les oiseaux nicheurs, mâles et femelles, quand la saison est venue, lui commandait d’oublier tout ce que, dans une oisive captivité, il avait appris; et sa pauvre cervelle était tout étourdie des conseils encore brouillés de l’instinct revenu. M. Fauche fut assez troublé de cette correspondance singulière entre l’aventure de cet oiseau et la sienne. En même temps, il pensa au _père Goriot_, puis au _Canard sauvage_ d’Ibsen, et s’en blâma, comme il faisait toujours quand une réminiscence littéraire venait en lui s’incorporer à un sentiment vrai, pour en gâter peut-être la force et la sincérité. C’est un des plus tristes soucis des lettrés et surtout des professeurs: ils retrouvent dans tous les coins de leur mémoire des images de leurs impressions, même les plus ingénues, et s’exagèrent alors la stérilité de leur âme, de leur sensibilité, de leur imagination. M. Fauche haussa les épaules, tout mélancolique. --Je savais déjà, songea-t-il, que je n’étais pas assez bon pour faire un archéologue. Je comprends aujourd’hui que je ne suis qu’un vieux pédant. Mais, allons, allons, je suis comme ce merle: je peux toujours donner la pâtée! Toutefois, il sentait bien que cette façon de rendre hommage aux lois de la nature n’était encore qu’une illusion, une duperie où lui et l’oiseau voulaient se plaire. Etait-il seulement le père de Marie-Blanche? Il l’ignorait. C’est ainsi que le vieil homme et le vieux merle s’évertuèrent, chacun de son côté. Le merlot poussa vite. Son bec s’effila, jaune comme une fleur; il eut de belles plumes noires, si lisses et fines que son père adoptif, maintenant, prenait plaisir à se frotter contre elles; et il sifflait des phrases étonnantes, très courtes, mais toutes neuves, que personne jamais ne lui avait enseignées, et que lui dictait son instinct. L’autre, le vieux, écoutait d’un air attentif, ébouriffé depuis les ailes jusqu’à la queue, et il essayait de répéter. Mais il avait trop sifflé les airs des hommes, il n’était plus sûr de lui, il hésitait, s’arrêtait, et recommençait d’écouter, plein de tristesse et tout béant. Du reste, il avait bien d’autres soins. Il nettoyait le nid de son élève, il lui montrait à se baigner, à manger les graines sans les éparpiller, à s’épouiller le corps depuis les pattes jusqu’à la gorge. Le merlot se laissait faire, et de temps en temps, tout innocemment, sans doute pour s’amuser, il donnait un coup de bec sur la nuque du vieux, à un endroit où les plumes, se faisant rares, s’élimaient comme un tapis sur lequel on a trop marché. C’était un jeu qui intéressait beaucoup Marie-Blanche quand elle y assistait. Et quand le vieux criait un peu, parce que ça lui faisait mal, elle riait de tout son cœur. Le merlot avait l’air de rire aussi. Elle se laissait aimer, Marie-Blanche, et voilà tout. Elle était à la fois caressante, presque voluptueusement, et très sèche, avec insouciance. Mais elle devenait belle, elle peuplait la volière, et c’était tout ce que le pauvre M. Fauche demandait. Parfois, il songeait, avec un doute horrible: «Comment est-ce que je l’aimerai plus tard? de quelle manière?» Il avait peur, étant plein d’honnête respect des lois et de la morale, que quelque chose d’ambigu et de pervers se mêlât jamais à son affection. Parfois il croyait distinguer, dans les traits, dans les gestes, la voix de l’enfant, un souvenir des traits, des gestes de la voix d’Estrella, et il se disait: «Cela vaut mieux ainsi.» Puis il était repris d’une jalousie furieuse, à quoi il voyait bien qu’il était père, vraiment père et rien que cela. D’ailleurs Marie-Blanche ressemblait surtout à madame Fauche. Elle en avait l’intelligence un peu fausse mais lucide, le manque d’imagination, la coquetterie, le désir passionné du plaisir. Un jour le professeur l’entendit qui demandait à la vieille Louise: --Je ne resterai pas toujours ici, n’est-ce pas? On s’ennuie. Comment c’est fait, ailleurs? Oui, bien sûr, elle s’en irait un jour. Elle s’en irait avec le même dédain, la même impatience que sa mère, et sans qu’il y eût rien à dire. Elle s’en irait parce que c’était la loi fatale. M. Fauche pensait perpétuellement au jour où elle s’en irait. * * * * * Or, un beau matin, il aperçut, en descendant son escalier, un groupe nombreux qui s’agitait autour de la cage des deux merles. Quelqu’un disait: --Je le savais bien. J’avais prévenu! C’est mauvais de laisser un trop vieil oiseau avec un si jeune. M. Fauche s’approcha. Alors il vit, au fond de la cage, le vieux merle roidi, les pattes renversées, les deux ailes déchiquetées. Il avait un grand trou sanglant à la nuque et ne remuait plus. Il était mort, et tout froid déjà, tout froid! Quelqu’un dit encore: --Oui, c’est à force de lui frapper dans le cou avec son bec, comme pour rire, qu’il a fait ça, le jeune. Une fois que le sang est venu, il s’est acharné. C’est leur habitude, à ces petits, quand le printemps vient, et qu’ils se sentent furieux d’être en cage. * * * * * Et M. Fauche s’enfuit. Il avait le cœur serré comme s’il venait d’entendre une prophétie. LES CHIENS Jeanteaume, le berger communal de Gicey, après avoir mangé son quartier de miche et son fromage, but un coup de vin et se coucha près de la rigole de Champromain, au frais, pour dormir pendant la grosse chaleur. Au-dessous de lui, c’était un grand breuil bourguignon, une vaste prairie verte où croissaient cinq ou six beaux chênes trapus, presque noirs dans l’air éclatant et sec, ceinte, vers le penchant du coteau, par un murger de pierres sèches, et partout ailleurs de fossés d’eau vive. Le soleil de midi plombait. Du silence, de la lumière, une chaleur pesante. Les bêtes, ruminant à peine, restaient droites sur leurs pieds, sous les arbres à l’ombre courte: huit vaches, quelques bœufs, un jeune taureau maigre, nerveux, ses petits yeux sanglants clignés sous la frisure des poils du front; et tout ce troupeau éclatait d’un blanc clair, fin, sans tache, signe de la pureté du sang charolais. Derrière le murger, la route de Gicey courait, étroite, bordée de gros blocs calcaires, toute grillée de soleil, et si chaude que l’atmosphère, au-dessus d’elle, devenue visible, faisait de petits tourbillons vaporeux. Du confin de l’horizon, une automobile darda, espèce de comète folle, avec une queue de poussière, et on l’entendit avant de la voir: grondement régulier du moteur bien en règle, froissement de l’air qu’elle fendait comme un projectile, et qui sifflait, puis un grand cri, le hurlement subit de la sirène parce que la route tournait: «Allez-vous-en! Allez-vous-en! Je suis la mort! Hou!» Le taureau pointa contre la chose rouge, mystérieuse, et la rage lui vint parce qu’elle avait disparu, du champ de ses yeux myopes, avant qu’il eut compris ce que c’était; les vaches frémirent si fort qu’il en tomba quelques-unes, des plaques de bouse collées à leurs tétines! Les bœufs furent plus lents, mais ils se rappelèrent vaguement le courage de leur sexe aboli: il firent le cercle, les cornes en avant, la bave aux lèvres. Réveillés de leur sieste, ils attendirent l’ennemi: rien! Rien, après une si grande secousse, une menace qui devait provenir d’une bête si formidable, ce n’était pas possible! Le troupeau devint fou. Sur ses jambes tremblantes, il se mit à danser. Jeanteaume, le vieux berger, restait toujours allongé sous son buisson, les yeux fermés. Hubert Petite-Main, le facteur aux quatre phalanges amputées, coupait au plus court, sa tournée faite, par la digue de Champromain. Il cria: --Oh! Jeanteaume, oh! Tu ne f’sôs mie garde. Tes bêtes qui vont zaguer! Jeanteaume croisa ses mains, pour se lever, sur ses genoux perclus. Ses deux chiens, deux grands briards au poil rude, avaient déjà compris. Ils étaient debout, les pattes en ordre pour la course, et l’échine en arc. Mais ils attendaient l’ordre. --Qu’est aqui? fit Jeanteaume. --Moi, Petite-Main, le facteur. Tes bêtes qui vont zaguer, que j’disôs! Le taureau reniflait, jetait derrière lui la terre par grosses mottes herbeuses qu’arrachaient ses quatre sabots, trépignait. Les vaches, autour de lui, pivotaient, valsaient, entraînaient la folie des bœufs massifs et stupides. Puis tous ensemble ils s’ébranlèrent, franchirent le murger d’un bond pesant qui fit jaillir de la boue, coururent vers le grand canal, à une lieue de là. C’est ce qui s’appelle zaguer: le coup de démence collective qui s’empare de tout un troupeau, le disperse, fait que des bêtes parfois tombent fourbues et mortes, après avoir tourné en cercle durant des heures. Jeanteaume soufflait dans sa corne de fer: Pôôte! Pôôte! Bah! les animaux n’entendaient plus ce langage séculaire. Heureusement, les deux chiens étaient là. Un geste les jeta au galop vers le grand canal, où il fallait arriver avant que le troupeau y tombât. Jeanteaume, lui aussi, essaya de courir. La sueur de son dos séchait tout de suite, bue par la chaleur, et une calotte de plomb lui pesait sur le crâne. Ah! comme il avait mal autour de la tête, au-dessus des deux yeux! Mais les briards savaient leur métier. Autour des ruminants précipités, ils retentissaient d’abois, les crocs sortis des gencives. Arrêtant sa fuite, le troupeau se groupa en demi-cercle, retrouvant la tactique héréditaire, faisant enfin ses gestes de défense habituelle, affermi devant une menace qu’il connaissait. Jeanteaume n’eut plus qu’à le reconduire au breuil. Contre les flancs des bêtes matées, les deux chiens marchaient d’un pas souple, insoucieux de la soif qui faisait ruisseler de salive leur langue molle et pendante. Dans leur pupille orange, il y avait un éclair intelligent, le sentiment fier de la victoire remportée. Mais Jeanteaume se sentait tout drôle. C’était comme si on lui avait serré un ruban d’acier autour de la cervelle, à l’endroit où ça peut faire le plus de mal. Il y avait aussi son cœur. Qu’est-ce qu’elle avait, cette vieille mécanique, à taper contre sa poitrine douloureuse, puis à s’arrêter net? Et alors sa vue se troublait, il avait envie de vomir. Il sentait passer aussi, devant ses prunelles, des mouches qui n’existaient pas; et il les écartait de la main, d’un geste incessant. --Faut que j’rentre, songea-t-il, faut que j’rentre. Ça n’va point. Il héla le petit Guillaume, le fils au Perdu, lui donna la garde du troupeau et se dirigea vers Gicey. --Hé! berger, lui dit-on sur la route, où c’est qu’t’as bu? T’étios tout bleu, à c’t’heure, tout bleu du nez aux ouilles. Mais il ne répondit point, parce qu’il n’avait plus la force. * * * * * Le lendemain, on fut étonné, dans le village, de ne pas entendre sa trompe, car il cornait d’habitude au petit jour, pour avertir que c’était l’heure d’ouvrir les étables. On les ouvrit tout de même et les bêtes, d’instinct, se dirigèrent vers les pâtures. Ce fut seulement sur le midi que la Louise, la servante du châtelain de Clomot, entra chez lui pour lui porter une miche de sa fournée. Elle vit Jeanteaume étendu sur son lit, la face bouffie et le nez pincé, tout habillé, avec ses souliers aux pieds, sa corne en bandoulière; et ses deux chiens étaient couchés en travers de la couverture, l’œil mauvais. Elle referma la porte en criant: --Le Jeanteaume est mort! Jésus mon Dieu! Et tous ceux qui n’étaient pas encore partis pour les champs, les vieilles femmes, les gosses, l’instituteur, le maire, le châtelain de Clomot, s’assemblèrent autour d’elle. --Il est mort! que j’vous dis: j’ai vu sa goule toute noire! Le maire rouvrit la porte et voulut s’approcher du lit. Mais les deux chiens s’étaient dressés tout debout sur la couette rouge. L’un gardait la tête, l’autre les pieds du pâtre, ramassés pour bondir, grondant, les lèvres basses, la fureur hérissant le poil de leur échine. Le maire s’arrêta net. --Ça d’vôt échoir, dit-il. Il se f’sôt vieux, le berger, ben trop vieux pour le métier. Il ajouta l’air savant: --C’est une insolation. Faut dresser l’acte de décès et prévenir Tronchin, l’charron, qu’il fasse la bière. L’instituteur, qui était secrétaire de la mairie, s’en alla pour dresser l’acte de décès, et le Tronchin arriva pour prendre la mesure du mort et lui donner son habit de planches. C’était un géant, le Tronchin, un homme de force. Les grands troncs de sapin que traînent les fardiers, il les soulevait à lui tout seul par un bout, tandis que ses aides détachaient la chaîne qui les serre. Eh bien, il recula devant les chiens: --C’est qu’ils m’mangerôent! dit-il. Quelqu’un dit derrière lui: --C’est-y qu’t’as peur, le Tronchin? --Vas-y, toi! répondit le géant. C’était Petite-Main, le facteur, qui avait parlé. Il franchit la porte basse en chantonnant d’un air doux, pour flatter les chiens: --Bellement, Fidèle! Bellement, Poloche! Les deux briards ne firent qu’un bond, et Petite-Main cria: --Vingt dieux! ils m’ont mordu! Il avait été happé au jarret, comme une vache mauvaise. On vit du sang sous son pantalon déchiré, et il s’enfuit en boitant. Le Tronchin haussa les épaules. Il connaissait bien ces bêtes-là: rien à faire. Et puis cet homme de force aimait la force et le courage. Ces chiens lui touchaient le cœur. Pierre Bel, le garde-chasse, envoya sa femme chercher du pain trempé, des os, des râclures de fromage. --Il n’ont point mangé depuis hier soir, dit-il. Il voudront manger, p’t’êtr’ ben. On disposa la nourriture sur le seuil de la porte. Les deux chiens ne bougèrent pas. Ils n’avaient pas l’air de voir. Alors, tous les hommes qui étaient là se ruèrent sur eux avec des bâtons. On était bien obligé d’en finir, on ne pouvait pas rester là toute la journée, il fallait bien les assommer. Les morts c’est fait pour être enterré: ces brutes de chiens ne comprenaient pas ça. Ils ne comprenaient pas çà, mais ils savaient la manœuvre! Ils étaient d’attaque, ils étaient de combat. A chaque assaut, ils reculaient un peu, se tassaient sous le lit, puis lançaient leur gueule puissante: un seul jappement, un seul coup de crocs, et le compte y était! S’ils étaient atteints à leur tour, ça ne se voyait pas, sous le rude matelas de leur poil gris; et l’étroitesse même de la porte basse les empêchait d’être tournés. Alors, le châtelain se tourna vers Pierre Bel: --Avec deux cartouches de chevrotines!... fit-il. Le garde-chasse leva les bras. --Moi, dit-il, moi! Un chasseur, un garde! Il ne savait pas dire, il n’avait pas d’éloquence, mais il sentait bien, dans le fond de son âme, qu’il ne devait pas tuer des bêtes d’une race alliée à l’homme depuis des milliers de siècles, des bêtes qui le servent contre les autres bêtes. Ça ne se peut pas, c’est un crime. --Eh bien! dit le châtelain à contre-cœur, qu’on aille me chercher mon fusil. On lui apporta le fusil, et des cartouches de double zéro. Il chargea lentement. Quand ils entendirent le bruit du levier qui basculait, Fidèle et Poloche levèrent la tête. Leurs yeux prirent un air d’étrange douceur et de terreur résignée. Ils étaient de la campagne, ils savaient à quoi ça sert, un fusil. Mais ils n’abandonnèrent pas leur poste. Le châtelain visa très attentivement Poloche à la tête, et fit feu. Le beau chien s’affaissa comme si on lui eût fauché les pattes; il avait le crâne broyé. Mais Fidèle se précipita. Il avait l’instinct des animaux braves, il voulait mordre avant de mourir. Le châtelain tira nerveusement et ne lui cassa qu’une patte. Fidèle lécha son moignon brisé et fit entendre une plainte horrible, déchirante, qui remplit la chambre, envahit la rue, monta jusqu’au ciel parce que les femmes du village, à leur tour, eurent des hurlements de chiennes. Et beaucoup d’hommes aussi pleuraient. Le châtelain rechargea son arme et tua Fidèle d’un coup de fusil dans l’oreille. * * * * * Ce furent la Couterotte et la Pierre Bel qui veillèrent Jeanteaume, la nuit, quand il fut dans le cercueil. On n’avait rien allumé, qu’une petite lampe à pétrole et le feu de l’âtre, pour mettre la bouilloire et faire le café. Vers minuit, la Couterotte crut entendre comme une espèce de sifflement léger. Elle crut d’abord que c’était la bouilloire qui chantait. Mais ce n’était pas la bouilloire: c’était de la bière que venait ce bruit! La Couterotte saisit le bras de la Pierre Bel, sans rien dire: le sifflement continua. Les deux femmes tombèrent à genoux, non pas pour une prière, mais parce que la peur leur coupait les jambes. Il s’écoula une minute encore. Il y avait dans la chambre une vieille horloge, un coucou. La Couterotte eut l’idée d’en décrocher les poids pour arrêter le mouvement, et mieux entendre. Elles entendirent: le corps venait de se retourner dans le cercueil! La Pierre Bel cria: --Au secours! au secours! au secours! Des lumières parurent aux vitres; il y eut des bruits de pas. --Au secours! répétaient les deux femmes; le berger n’est pas mort! Quand on eut fait sauter le couvercle de la bière, on aperçut Jeanteaume qui reprenait son souffle, la figure encore violette, les veines du cou gonflées. Il ouvrit les yeux d’un air hébété, sans voir où il était. On le jeta sur son lit, on porta la bière dans la rue, on la brisa en morceaux, qu’on cacha dans le fournil. Des femmes sanglotaient; et le vieux Jeanteaume, parce qu’il était ressuscité, leur paraissait une espèce de dieu. Le lendemain, on voulut lui donner à manger. Le berger secoua la tête. Non, il ne pouvait pas manger! Mais il dit: --Faut seulement donner la soupe aux chiens. Les autres blêmirent. Le berger continua, la langue embrouillée: --Mes chiens... où c’est qu’ils sont? On n’avait pas eu le temps d’enlever leurs cadavres. On les avait jetés seulement dans le petit jardin, derrière la maison. Jeanteaume se leva, prenant son bâton parce qu’il chancelait. Tout nu sous sa chemise, il ouvrit la porte en trébuchant et aperçut les deux corps jetés l’un sur l’autre, les pattes raides. Il cria: --Mes chiots, mes deux pauvres chiots! Qui c’est qui les a tués? Comment que j’vas faire berger, maintenant? Ses genoux étaient encore bien faibles. Il s’abattit près des deux bêtes dont le sens mystérieux avait compris ce que les hommes ne voulaient pas voir. Personne n’osait rien dire. Pendant longtemps, on n’entendit que la voix du berger qui pleurait: --Mes chiots... mes deux bons chiots! LE SECRET Madame Hermot ouvrit la porte du cabinet de travail de son mari. --Armand, dit-elle, tout est prêt pour le bain de bébé. Tu viens? Tu as encore le temps, avant de partir pour le bureau. Ils n’avaient qu’une servante, et pour que le tub de bébé fût préparé avant le départ de son mari, il fallait à madame Hermot quitter son lit de bonne heure, accorder moins de temps à sa toilette, sacrifier un peu des soins qu’elle donnait à sa beauté. Mais sa maternité prêtait à son corps jeune et à ses traits charmants une souplesse et un éclat qui triomphaient des négligences. Toute sa chair était comme pénétrée de ce bonheur délicieux et calme qui n’était plus seulement, comme aux premiers jours de son mariage, celui de la volupté révélée et satisfaite. Pour connaître toute la joie que peut donner l’amour, il faut aimer encore son mari, et avoir eu, depuis peu de temps, son premier enfant. On est si reconnaissant à l’un de vous avoir donné l’autre, on éprouve dans tout son être une telle impression de renouvellement, de jeunesse et d’ardeur! Le plaisir même prend un sens magnifique et fort qui le prolonge et l’ennoblit. On se dit: «C’est donc à ça, que ça sert, à ça!...» Alors, il y a des instants où l’on met dans l’étreinte une espèce de reconnaissance fougueuse et sublime. Hermot se leva, plein de l’impression d’un bonheur paisible et radieux. Il y avait un peu de gris sur ses tempes, la quarantaine avait déjà sonné pour lui. A cet âge, certains hommes éprouvent plus fortement encore l’orgueil de la paternité que la passion de l’amour. C’est la nature qui le veut ainsi: ils sont fiers de se perpétuer, de prolonger dans l’avenir une puissance de vivre qui bientôt chez eux va décroître. Ils disent: «mon fils» ou «ma fille» presque avec le même sentiment de douceur étonnée qu’ont les femmes. Voilà pourquoi le mari marchait d’un pas si vif et pressé. Mais il était amoureux aussi. En suivant, dans le corridor étroit, la forme mince et légère qui le précédait, il sentait son cœur bondir. La bonne tenait le petit, déjà tout nu, au-dessus de la vasque en métal clair, qu’un rayon de soleil, entrant par la fenêtre, illumina gaiement; et l’enfant que ces reflets faisaient un peu loucher, fermait les yeux par instants. Il avait sept mois; des plis de graisse formaient des bourrelets sur ses cuisses et ses bras, et son ventre un peu gros mettait une ombre vers son sexe innocent. La bonne le posa sur le tub, bien assis sur son derrière, les jambes croisées; l’eau était tiède, exactement à la température de son corps délicat. Pourtant ce contact le surprit, il cria quelques secondes. Puis, il se calma. L’éponge, passant sur son dos très gras comme une caresse, détendit ses nerfs dans un plaisir très doux; il essaya de la saisir; ses gestes encore mal adaptés dépassaient le but, ses gencives, où une petite dent laiteuse perçait, riaient voluptueusement. Ses cheveux, courts comme un pelage, s’emplirent de savon, et on lui faisait renverser la tête pour que la mordante écume n’atteignit pas ses paupières. A ce moment on sonna. --Madame, c’est le boucher, dit la bonne. Madame Hermot eut un moment d’hésitation. Elle avait l’habitude de commander elle-même les provisions du jour. Hermot sourit. --Laisse-moi seul avec bébé, dit-il, je ne lui ferai pas de mal. Et madame Hermot sourit à son tour en s’en allant. Hermot essuya lui-même le corps poli et gracieux. Il embrassait prudemment cette chair tendre qui sentait les caresses et s’étirait sous elles. Quand les baisers couvrirent le front, l’enfant leva la tête, d’un air intelligent et ravi. Alors le père le posa sur le tapis, du côté du ventre, et cette petite chose vivante, qui ne pouvait encore marcher, essaya de se dresser sur les pieds et sur les mains. Hermot claqua des doigts derrière lui, mais il ne se retourna pas. --Marcel, mon petit Marcel! fit Hermot presque involontairement. Les enfants, dès les premiers mois arrivent à répondre à l’appel de leur nom. Pourtant, Marcel continua de jouer sur le tapis sans entendre. Hermot frappa dans ses deux paumes, assez fort, sans parvenir à attirer son attention. --C’est étrange, murmura Hermot. C’est très étrange! Cependant comme sa femme venait de rentrer dans la pièce, il ne dit rien. Il y a peut-être quelque chose de contagieux dans les inquiétudes les plus silencieuses. Quand son mari eut quitté l’appartement, madame Hermot, en rhabillant Marcel, fit entendre ce léger bruit des lèvres où les enfants, même quelques semaines seulement après leur naissance, savent reconnaître un baiser. Celui-ci ne bougea pas plus que lorsque venaient du dehors ces mille rumeurs que les jeunes êtres ne remarquent jamais, parce que l’expérience leur apprend vite qu’elles ne sont pour eux les causes ni d’une peine ni d’un plaisir. Alors, elle aussi, d’une voix troublée, presque douloureuse déjà, appela, comme l’avait fait Hermot: --Marcel, mon petit Marcel! Et l’enfant continua de sourire aux choses, inconscient du cri, n’ayant rien perçu. Madame Hermot le saisit passionnément dans ses bras, l’emporta comme pour le sauver d’un danger. --Mon Dieu, mon Dieu! Mon petit, mon cher petit! Elle pleurait silencieusement. Tout à coup, elle se dit: --Ce n’est pas sûr. Et tant que ce ne sera pas sûr, il ne faut pas _qu’il sache_! Elle venait de penser à son mari. Ils vécurent ainsi des mois et des mois, et chacun cachait à l’autre une crainte qui grandissait. Hermot n’avait pas voulu consulter le médecin du ménage. «Il dirait tout à ma femme, songeait-il; ou bien il ferait des expériences qui lui révéleraient cette angoisse.» Mais il alla interroger un spécialiste. «Il faudrait que je voie votre fils», lui dit celui-ci. Cela était impossible. «Alors, continua le spécialiste, il faut attendre. C’est peut-être un retard de développement. Ou le contraire: il y a des enfants qui ne prononcent leur premier mot qu’à quinze ou seize mois justement parce qu’ils sont très intelligents. Ils sont distraits parce qu’ils emmagasinent des sensations. Espérez.» Mais à mesure que le temps coulait, Hermot sentit qu’il n’avait plus rien à espérer. Sourd-muet! C’était un sourd-muet qu’il avait engendré. Il se l’imaginait vivant toute une vie affreuse dans un silence mortel, séparé des humains; et les sons, la musique, les paroles devinrent à ce père une douleur. «Il ne connaîtra pas ça, pensait-il; il n’entendra jamais ce que j’entends, il ne m’entendra jamais. Et j’avais tant de choses à lui dire, tant de choses!» Puis il réfléchissait que sa femme ne savait pas encore leur malheur, et il ne lui parlait, avec gaîté, que de choses indifférentes. Madame Hermot l’imitait. Elle mettait, à dissimuler sa douleur, un acharnement plus farouche encore. Elle avait consulté leur médecin habituel; elle avait été voir, elle aussi, un spécialiste. Non, il n’y avait plus d’espoir, on le lui avait dit, il n’y avait rien à faire. Son enfant était muré dans le silence, pour jamais. Ah! si elle avait pu parler, soulager sa peine! Mais pourquoi enlever à son mari les quelques mois de tranquillité, de bonheur qui lui restaient? Hermot ne voyait l’enfant que de rares minutes chaque jour, il ne pouvait avoir deviné, toutes ses paroles montraient assez qu’il ne se doutait de rien. Parfois, regardant Marcel, il disait: --Quels yeux, quels admirables yeux! Ils étaient pareils, en effet, à des fleurs extraordinaires et sombres, croissant dans un abîme où nul n’oserait aller les cueillir. C’est que déjà les autres sens se développaient pour se substituer à celui qui ferait toujours défaut. L’enfant était aussi très adroit de ses mains, d’une singulière intelligence tactile... L’existence du mari et de la femme devint atroce. Dans le dévouement sublime qu’ils mettaient l’un et l’autre à garder ce secret, ils ne retrouvaient plus leur amour, ils se sentaient tristes et lointains. C’était leur affection même qui sombrait dans leur effort, et aucun pourtant ne se décidait à parler. * * * * * Ce fut vers cette époque qu’on acheva, sur le boulevard presque suburbain qu’ils habitaient, les travaux du Métropolitain. La chaussée était devenue sonore et vibrante comme une caisse à violon; un jour les trains électriques commencèrent à courir sous terre. Les objets se mirent alors à danser étrangement, les meubles tremblaient. Parfois, sans qu’on sût comment et qu’on y touchât, un verre se brisait. Un jour qu’ils étaient dans la salle à manger, à la fin d’un repas mélancolique et muet, Hermot distingua au plafond un bruit qui lui fit lever les yeux. C’était le tenon de la suspension qui descendait, descendait d’un mouvement de plus en plus rapide, au milieu d’une fine poussière de plâtre. Il eut à peine le temps de crier à sa femme: --Prends garde, la suspension! La suspension qui va tomber! Tous deux, repoussant leur chaise, s’étaient reculés vers le mur. Marcel était assis sur une chaise très haute, près de la fenêtre, hors de danger. Le lourd lampadaire de cuivre s’abîma sur la table, écrasant les faïences, broyant jusqu’au bois, le perçant pour tomber sur le plancher; et une explosion n’eût pas retenti davantage dans cette pièce étroite. Mais Marcel n’avait même pas fait un geste. Ses regards étaient demeurés tournés vers la fenêtre, d’où l’on apercevait un pan de ciel et des oiseaux. --Il n’a pas eu peur! dit madame Hermot. --Non, dit son mari, il ne pouvait pas avoir peur. Et à ces simples mots, une même révélation éclata dans leurs âmes. --Tu savais! dit madame Hermot. Oh! mon ami, tu savais donc! --Et toi aussi! cria Hermot. Ah! que tu es brave! Ma pauvre, ma pauvre femme! * * * * * Ils venaient de comprendre qu’ils avaient maintenant le droit de pleurer ensemble, et qu’ils allaient s’aimer, pour leur long sacrifice commun, comme jamais encore ils ne s’étaient aimés. LA PEUR --C’est très drôle, dit le peintre Bervil en posant sur la table brune de la brasserie le journal qu’il venait de lire. C’est vraiment très drôle. Il riait silencieusement. Son amie Suzanne Demeure demanda: --Qu’est-ce qui est drôle? --Ça ne vous amusera pas: vous ne connaissez pas la personne. Mais le maître, dit-il en se tournant avec une nuance de respect vers le sculpteur Darthez, le maître l’a connue, lui!... Ce n’est qu’une annonce de quatrième page: «Mademoiselle Élise Dorpat, somnambule extra-lucide. Tout le passé! Tout l’avenir!» --Eh bien, dit Suzanne, ce n’est pas neuf. Il y en a vingt par jour, des annonces de somnambule. Et les somnambules, on a beau dire, il y a des jours, des jours... --Oui, dit Bervil, j’entends. Toutes les femmes ont besoin du miracle. Elles vont de la grotte de Lourdes à l’antre des pythonisses qui vaticinent pour cent sous. Mais s’il fut jamais une de ces pythonisses pour démontrer que, de nos jours, la prophétie est un métier comme celui de mercière ou de marchande à la toilette, c’est bien Élise Dorpat. Darthez l’a connue, et c’est pour ça que la nouvelle doit l’amuser autant que moi. Elle était modèle, il y a quinze ans, cette Élise, elle posait l’ensemble, à dix francs la séance, dans les ateliers: une fausse maigre, fine, mince, blême, avec un air de rêverie mystique. Je ne sais quel étudiant en médecine, sans doute, s’avisa de découvrir en elle un «sujet» et en fit un médium. Je dois avouer qu’elle avait le physique de l’emploi. C’est quelque chose, et je présume que sa nouvelle industrie lui donna des bénéfices, car lorsque au bout de quelques années elle épousa un brave employé de l’octroi parisien, on prétendit qu’il ne l’avait pas prise tout à fait pour ses beaux yeux. »Jusqu’ici, rien que de banal. Mais voilà que, l’autre jour, je la rencontre sur le boulevard Raspail, son ancien quartier, en grand deuil, vieillie, fripée, déformée, un filet de ménagère au bras. Je la salue, elle me rend mon salut, vient à moi, me prend la main mélancoliquement. »--Hélas! dit-elle, j’ai perdu mon pauvre mari. Que faire? Et je m’ennuie tant! Je crois que je vais _reprendre le sommeil_. »Entendez-vous? Elle parlait du don de seconde vue, du mystère, des voiles de l’avenir, comme un épicier retiré qui dirait: «Je vais reprendre le commerce.» Vous ne trouvez pas qu’il y a quelque chose de changé depuis le chêne de Dodone, les prêtresses de Delphes et la sybille de Cumes? --Je ne sais pas, dit Darthez d’une voix lente. C’est plus compliqué que vous ne croyez, Bervil, c’est plus compliqué! Ses doigts palpaient l’air comme pour modeler des formes. Habitué à traduire sa pensée par des lignes et non par des mots, ses mains étaient devenues plus adroites que son langage. --Vous croyez à la veuve de M. Dorpat, commis principal d’octroi, somnambule extra-lucide! s’écria Bervil. --Ce n’est pas, comme vous l’avez dit, un carabin qui a lancé la petite Élise dans sa nouvelle carrière, continua le vieux sculpteur, c’est moi. Et je puis vous assurer que je n’oublierai jamais dans quelles circonstances. »Vous n’avez pas connu Élise il y a vingt ans. Une figure délicieuse et supra-terrestre qui semblait descendre des nues. Elle avait des yeux inoubliables, un peu effrayants, extraordinairement clairs; clairs et vides, tant qu’on n’y versait pas une pensée. Mais voilà justement pourquoi c’était un modèle incomparable. On n’avait qu’à lui dire: «Élise voilà ce que c’était qu’Ophélie, Penthésilée, Imogène.» Et c’était Penthésilée, Imogène, Ophélie, que vous aviez devant vous; non pas telles qu’elles furent pour le premier qui les créa, mais telles qu’on les imaginait soi-même. Elle lisait votre pensée, elle devenait votre pensée vivante, incarnée. Et si l’on cessait de songer à la chose qu’on voulait faire, elle perdait la pose, ce n’était plus rien, tout de suite, que l’effigie toute pâle d’une jolie petite fille morte. C’était étrange, je vous dis, très étrange. »En ce temps-là, je rêvais d’un groupe qui devait s’appeler _Immortalité_: une femme soulevant la tête d’une enfant, et la regardant avec un air tout à la fois de doute déchirant et d’espoir passionné... parce qu’on ne sait pas, qu’on ne saura jamais ce qui se passe après l’arrêt définitif des mouvements chez les êtres; mais on voudrait tant qu’il y ait quelque chose qui survive d’eux, quand on les a aimés! La maquette achevée, il se trouva que mon atelier n’était pas assez haut pour la masse de glaise que je voulais élever et que la terre y séchait trop vite. J’en louai un autre, dans une partie de l’impasse Boissonnade, qui a été détruite depuis. Je n’étais pas riche, alors, et cette pièce assez vaste, froide et grise, n’avait rien de somptueux. C’était une ancienne écurie que le propriétaire,--jugeant sans doute qu’un artiste, même pauvre, paierait malgré tout plus qu’un cheval,--avait transformée en ouvrant une baie vitrée au-dessus de la porte. En face, une espèce de galerie, ou plutôt une soupente, servait de chambre à coucher. Le sculpteur qui l’avait habitée avant moi, un Américain, paraît-il, n’y avait rien laissé qu’un énorme bloc de plâtre, carré, adhérent au sol par son poids et les qualités mêmes de cette matière. Sans doute, il avait dû en faire un socle pour un de ses essais, et je lui donnai dans mon esprit la même destination. En attendant, je le recouvris d’un lambeau d’étoffe et m’en servis comme de support pour une lampe à réflecteur, assez puissante, dont je me servais quand la fantaisie me prenait de dessiner le soir. Mon mobilier, à cette époque, tenait dans une voiture à bras. Le lit même, une espèce de divan assez large, fut bientôt hissé dans la galerie, qu’il remplissait tout entière. Puis je fis venir de la glaise et me mis au travail avec ces alternatives de joie sans borne et de découragement que connaissent tous ceux qui ne sont pas de purs instinctifs. »Je ne pensais qu’à mon œuvre. J’entendais la question, pleine de cris et de larmes, que se posait la mère devant ce corps frêle, à jamais froid, déjà diminué; je portais en moi la forme rigide et désolante de la petite morte. J’avais décidé tout de suite qu’Élise me poserait ce cadavre puéril et douloureux. Qui donc plus qu’elle portait sur son visage cette expression de vide hagard et inquiétant? Mais, avant même que je me fusse mis à plaquer les blocs de terre grise sur le bâti de bois qui les attendait, je fus envahi par un sentiment qui m’avait été inconnu jusque-là. Jusque-là? Non. Je l’avais éprouvé dans mon enfance, comme vous, sans doute, comme tous les fils et toutes les filles des hommes: la peur sans cause qui vous prend dans une chambre noire, la peur qui vous fait appeler maman, la bonne, n’importe qui, pour qu’on apporte une lumière, parce qu’on deviendrait fou, à force de trembler et de pleurer, s’il n’y avait pas de lumière! Et quand on vous dit: «Tu n’es qu’un poltron, il n’y a personne, il n’y avait rien!» c’est seulement par fausse honte qu’on n’ose pas répondre: «Il y avait quelque chose! J’en suis sûr, je l’ai senti.» Si l’enfant avait déjà la connaissance des mots abstraits, il dirait: «C’était une _Présence_, un être invisible, mais qui flotte, qui plane, qui existe.» Eh bien, et surtout précisément aux heures obscures, dans cet atelier, dès les premiers jours, je sentis une Présence! J’avais peur comme les enfants, sans savoir pourquoi, peur atrocement. Une angoisse me prenait à la gorge dès que j’entrais dans cette pièce nue, banale, froide, où il n’y avait rien que des moulages apportés par moi-même, des linges humides et l’ébauche de mon groupe, ce que, dans notre argot d’atelier, nous appelons un «boulot». Et puis si, au crépuscule, je n’allumais pas ma lampe tout de suite, c’était une sensation affreuse que je vais essayer de vous faire comprendre. J’ai visité, sur les confins du Siam, le temple sublime d’Angkor, miracle de beauté qu’une forêt vierge tient enseveli depuis mille ans. Dans la plupart des immenses galeries, aux ouvertures obstruées par les éboulis et les lianes, la nuit est presque absolue et perpétuelle; et si on entre brusquement, voilà que, sans bruit, sans aucun bruit, on se sent enveloppé, baigné, noyé dans un grouillement larvaire, un tourbillon silencieux qui vous étreint depuis les pieds jusqu’aux cheveux. Mais la cause d’une si grande épouvante est risible: des milliers de chauves-souris que l’invasion a troublées et qui, en s’envolant, effleurent vos mains, vos joues, tous vos membres. C’est ça que je ressentais dans mon atelier! Seulement, il n’y avait pas de chauves-souris. Il n’y avait... il n’y avait que la Présence, la Présence avec ses invisibles ailes, sa viscosité, son horreur indicible. Comment moi, qui ne suis qu’un sculpteur, pourrais-je mieux m’expliquer? Le plus grand poète ne trouverait pas de mots; il n’y en a pas. »Je pris l’habitude, aussitôt que je voyais baisser le jour, de fuir mon atelier, d’errer par les rues. Je ne rentrais que tard, le plus tard possible. Parfois, je ne rentrais pas du tout. Allez, les hommes, je vous le répète, restent toujours des enfants: quand ils sont malheureux, souffrants ou terrifiés, ils ont encore bien plus besoin des bras d’une femme qu’aux jours où ils se sentent forts et sans crainte. Mais quand par hasard il me fallait rester chez moi, toujours cette impression d’ailes invisibles, cette angoisse à la gorge, et la lampe! Je ne vous ai pas encore dit: la lumière de la lampe dansait comme si vraiment des ailes avaient passé dessus; et toutes les nuits, vers une heure, un souffle froid, venu je ne sais d’où, l’éteignait net, net, net! Vous vous rappelez les paroles de la Bible: «Les poils de ma chair se sont hérissés.» J’avais, à ce moment, la peau comme une râpe et un goût dans la bouche... la peur donne un goût amer, dans la bouche. Il y a beaucoup de gens qui l’ignorent: moi, je le sais, je vous assure. »Sans ce dernier phénomène, évident et brutal, je me serais persuadé, je crois, que seul le caractère funèbre de l’œuvre que j’avais commencée avait mis mon cerveau et mes nerfs en désordre; je fus quelques jours sans y travailler. Mais l’oisiveté m’était encore plus pénible que l’effort; elle me laissait livré tout entier à cette abominable hantise. Un matin, ayant résolu de reprendre ma besogne, j’envoyai un mot à Élise pour qu’elle vînt poser dans l’après-midi. Au moins, il y aurait un être humain près de moi, je ne serais pas seul. »Je la vois encore, enveloppée dans une grande mante en laine des Pyrénées,--nous étions en plein hiver,--modeste vêtement de fille pauvre qui ne laissait voir de toute sa personne que son beau visage infiniment pâle et ses yeux de lac gelé. Je parlais avec volubilité pour m’étourdir: »--Voilà, dis-je, la pose n’est pas fatigante. Tu n’as qu’à t’étendre là, aussi raide, aussi droite que tu pourras. Tu es une petite fille morte, comprends-tu? Ce n’est pas difficile n’est-ce pas? »Elle eut un léger frisson après lequel son visage et ses yeux se glacèrent encore davantage. »--Mais il y a déjà une morte, ici, dit-elle, il y a une morte! »Je criai: »--Comment le sais-tu? »Ce qu’elle venait de dire répondait tellement à mon angoisse et à ma terreur que si j’eusse été moi-même l’assassin, je n’aurais pas eu d’autres paroles. Élise répondit à voix basse et lentement: »--Je ne sais pas, je ne sais pas plus que vous. J’ai peur avec vous. Voilà. »Elle était tombée assise sur un escabeau de bois, et bientôt parut m’oublier. Ce n’était plus en moi qu’elle puisait sa pensée, mais ailleurs, semblait-il, dans cette atmosphère affreuse qui m’avait étouffé durant des jours et des nuits. Elle se releva, parcourut l’atelier comme si elle eût cherché des traces. »--Ils étaient deux ici, avant vous, dit-elle, un homme et une femme... une femme plus âgée que moi. Oh! que l’homme la détestait! Il y a encore de sa haine dans le plancher, dans les coins, et là-haut! »Elle gravit le petit escalier qui menait à la galerie, et s’assit sur mon lit, la tête dans ses mains. »--Elle a couché là où je suis, des années. C’était son dernier amour. Mais l’homme avait assez d’elle. Peut-être aussi qu’elle savait des choses... Le marteau est dans le coin de droite, en face de la porte... La femme dort, l’homme ne dort pas. Il écoute les heures. Il gâche du plâtre, des sacs, des sacs, des sacs. Onze heures, minuit, une heure... l’homme souffle la lampe. »Je frissonnai. C’était l’heure où ma lampe s’éteignait. »--Il monte l’escalier tout doucement. Il a pris le marteau. Le voilà près du lit... Ah! La femme s’est réveillée. La voilà qui court, pieds nus... Et maintenant, elle est toute nue: les mains de l’homme ont déchiré sa chemise. Elle s’échappe, elle est sur la première marche de l’escalier, mais le marteau l’a rattrapée, le marteau l’a rattrapée! »Après? demandai-je, après, Élise? »--L’homme gâche encore du plâtre. Il met la femme dans le plâtre. Elle est comme assise, on dirait une momie... Maintenant elle est cachée, on ne voit plus rien... Elle est là! Elle est dans le socle, là, sous la lampe! »Elle s’arrêta, glacée de nouveau, toute raide. »J’avais pris un marteau, comme l’autre, celui dont elle venait de parler! A grands coups, je tapai sur le bloc de plâtre. Par morceaux, tout blancs d’abord, puis noircis, puis pourris, puis... mais il y a des choses qu’il ne faut pas dire: c’est trop hideux! par morceaux, le bloc s’en allait. Puis ces morceaux montrèrent des formes en creux: un moule, un effroyable moule! La morte était là, accroupie, ramassée sur elle-même comme un enfant qui n’est pas encore né.» «C’est comme ça qu’Élise Dorpat s’est découvert le don de seconde vue, ajouta Darthez après un silence. --Mais alors, dit Suzanne Demeure, elle... l’a encore aujourd’hui, comme ce jour-là? --Ça, je n’en sais rien, fit Darthez. Et, repris par le doute poignant qui le torturera jusqu’à la fin de ses jours, il cria: --Est-ce qu’on peut jamais savoir? Est-ce qu’un homme est sûr d’avoir du génie toute sa vie, hein! toute sa vie? Eh bien! alors?... POUSSIÈRES --Les jolies fleurs! dit le professeur Laroque de ce ton plein, grave, amoureux, qu’il avait à certains moments de sa vie, «sans cause», disaient ceux qui ne comprenaient pas. Car il y avait une cause: la joie qu’il éprouvait de sentir la vigueur de sa pensée, sans user encore de cette vigueur. Il y a une volupté à se savoir intellectuellement riche, et à ne pas encore dépenser. Avant d’aller à son laboratoire, il déjeunait tous les matins à l’anglaise, dès neuf heures, d’un œuf et d’une côtelette qu’il arrosait de quelques tasses de thé très noir. Il s’avouait que ce moment, où il ne travaillait pas, était le meilleur de sa journée. Son cerveau lui paraissait si fort et si vif! Il ne voyait pas les obstacles: d’un bond, il franchissait d’immenses espaces intellectuels, touchait le but, considérait comme réalisés les objets de ses travaux, découvrait d’autres espaces à explorer, et se disait: «Quel bonheur! Il n’y a d’éternel que la possibilité de toujours découvrir.» --Les jolies fleurs! répéta-t-il. Ce n’était pourtant que des mimosées, des œillets rouges, une branche de lilas blanc, noyés dans des feuilles de houx épineux, pourpres et vertes comme certaines carapaces de bêtes marines. Mais il pénétrait plus loin que la forme et l’apparence des choses, il songeait aux milliers d’actions chimiques et lumineuses qui les avaient produites--et ces actions avaient fait aussi de la beauté, et c’était plus mystérieux que tout le reste! Immobile, les coudes sur la table et les deux mains sous le menton, Madame Laroque le regardait. Il contempla son beau visage, et dit avec reconnaissance: --C’est pour moi que tu les as choisies... Ma petite femme, ma chère petite femme! Madame Laroque eut un frisson intérieur. Non, elle n’avait pas pensé à son mari en disposant cette gerbe! Et depuis bien des mois ce n’était plus à lui qu’elle pensait: il était devenu si absorbé, si personnel! Et c’était aujourd’hui, précisément, aujourd’hui qu’il redevenait expansif, qu’il se montrait joyeux, aimant, confiant! Par contenance, elle tourna la clef d’un petit poêle à pétrole, qui fumait. --Tu vas au laboratoire? dit-elle évasivement. --Oui, je vais au laboratoire, chanta Laroque. Où irais-je, où irais-je au monde! Il n’y a que Jousseaume qui n’y sera pas. Il est malade, Jousseaume. Madame Laroque rougit. Elle savait pourquoi Jousseaume n’irait pas au laboratoire. --Eh bien! poursuivit-elle, pense donc à t’arrêter chez Antoine, l’encadreur de la rue Coëtlogon, pour réclamer le tableau que nous lui avons donné... Tu n’oublieras pas? --Non, répondit-il, je n’oublierai pas. Je n’ai pas de chance, personne ne me prendra jamais pour un savant: je ne suis pas distrait! C’était vrai. Il y avait toujours de la place dans son cerveau toujours rangé, il portait à toutes choses la même exactitude qu’à ses expériences. Quelques minutes plus tard, il s’arrêtait devant la boutique d’Antoine. Le vieil artisan essuya sur sa blouse blanche ses mains poissées de mastic. --Vous venez pour votre cadre? fit-il. Je le ferai porter chez vous, monsieur Laroque, il est fini... Mais entrez donc, il faut que je vous montre quelque chose qui vous intéressera, vous qui vous occupez de photographie. Traversant la boutique, les deux hommes entrèrent dans une pièce absolument obscure, sorte de galetas dont Antoine avait fait à la fois une remise pour les vieux cadres qu’il achetait dans les ventes et un atelier de photographie; car il avait été séduit, comme tant d’autres, par les plaisirs de la chambre noire, et Laroque, parfois, en souriant, l’appelait son cher confrère. --Restez là, monsieur Laroque, dit-il, et ne bougez pas. Vous écraseriez quelque chose. Je vais dehors allumer la lanterne rouge. Il faut agir délicatement, délicatement! Il revint bientôt avec la lanterne, dont la lueur sombre s’arrêtait à quelques centimètres du verre, comme repoussée par une obscurité si lourde qu’elle paraissait palpable et qu’on avait envie de l’écarter du geste. --Tenez, voici l’affaire, dit Antoine. Il élevait un cadre ovale comme on en fit, non seulement au dix-huitième siècle, mais jusque sous la Restauration. Ce cadre, qui n’encerclait aucun tableau, avait gardé le verre qui le couvrait. --Eh bien? demanda le professeur, qui n’apercevait que cette vitre pâle et ternie. --Regardez par transparence. Laroque prit le cadre dans ses deux mains, l’appuyant sur son gilet, car il était assez lourd. Antoine, devant lui, dardait la lanterne. --Voyez-vous?... --Oui, dit Laroque, il me semble. ... C’était comme si le corps d’une noyée, remontant par miracle du fond de la mer, s’arrêtait à quelque distance de la surface. Une tête de jeune fille apparaissait sur cette glace vide, mais prête à s’évanouir, couleur de fumée, ombre d’une ombre; et cependant, on distinguait encore tout ce que la lumière, jadis, avait aimé: des cheveux fins et légers, lissés sur les tempes, les fleurs claires des yeux qui, comme sur un cliché, faisaient deux points sombres, et une autre tache pour le menton, très jeune, un peu pointu. --J’ai entendu parler de ça, dit Laroque avec un haussement d’épaules indifférent. C’est un phénomène fréquent sur les verres qui protègent les vieux pastels: une poussière de couleurs se détache du papier desséché, se fixe sur la vitre, y laisse un calque vague. Ce n’est pas neuf, monsieur Antoine, ce que vous me montrez là, ce n’est pas neuf. --Mais ce n’était pas un pastel, cria Antoine, c’était une peinture à l’huile. Je ne l’ai retirée du cadre que dans ce cabinet noir, hier matin. Et quant à la poussière... il y en a, de la poussière, et une bonne couche! Mais ce n’est pas du côté de la peinture, c’est à l’extérieur, du côté exposé à l’air; et c’est de la poussière comme celle qu’on voit sur toutes les glaces. --Vous avez raison, dit Laroque, devenu très attentif. --Alors, la cause de ça, la cause? --C’est très curieux, oui... Mais la cause, si je vous disais toute suite que je la sais, je serais un malhonnête homme. Il faut réfléchir, il faut faire des expériences, enfin pouvoir reproduire le phénomène à volonté: alors, on peut dire qu’on sait. Jamais avant... Allons, au revoir, monsieur Antoine. --Au revoir, monsieur Laroque. Le professeur, jusqu’à son laboratoire de la rue Lhomond, marcha très vite. C’était ainsi toutes les fois qu’un nouvel aspect des choses se présentait à lui: une extraordinaire allégresse s’emparait de son cerveau et précipitait ses pas. --Oui, se disait-il, oui, une infinité de matières arrêtent les vibrations lumineuses et les fixent. Toutefois la lumière détruit elle-même son œuvre. Elle décolore ce qu’elle a un instant coloré, elle refait une page blanche de la page qu’elle a noircie. Mais cette glace, pourtant, cette glace du portrait? Elle a dû conserver l’impression parce qu’elle a été plongée, l’ayant reçue, dans l’obscurité complète. Ces grains de poussière ont agi comme autant de plaques sensibles, comme autant de rétines. Et si on pouvait fixer l’impression, si on trouvait le moyen de la fixer, on aurait un cliché, une image. Il faudrait voir, il faudrait étudier ça. Il rangea la question avec d’autres, dans un coin de sa tête ordonnée, et au laboratoire ne s’occupa que des expériences en train, avec ses préparateurs, sans effort, scrupuleusement, comme d’habitude. Ses aides le quittèrent pour déjeuner. Il demeura seul, travaillant toujours, prenant des notes, relevant des chiffres, infatigable. Vers deux heures, il prit une tasse de thé, sobrement, suivant son usage, et se rendit à l’amphithéâtre Daguerre, pour faire son cours. Puis il reçut des élèves, indiqua des plans de travaux. La nuit était complète, en ce jour de janvier, quand il rentra chez lui. Il avait faim. --Je vais prendre un biscuit avant le dîner, songea-t-il gaîment. Il ouvrit la porte de l’appartement avec sa clef, et d’un pas fut dans la salle à manger. C’était une salle à manger d’appartement moderne, ouvrant sur le salon par une glace sans tain. Et il vit qu’une ampoule électrique était allumée dans le salon. Cela ne le surprit pas: sa femme recevait quelqu’un, sans doute. Mais il eut un choc physique, parce que cette lumière s’éteignit brusquement. --Jeannie! cria-t-il à voix haute, Jeannie! Il lui semblait avoir distingué une ombre, très près de sa femme, très près. Il ouvrit la porte du salon, les bras tendus. --Jeannie! Il entendit des pas étouffés qui fuyaient vers l’autre porte, gagnaient le vestibule puis l’escalier. Il comprit, avec la puissance de déduction, la roideur dans la recherche de la certitude d’un homme exercé à enchaîner des phénomènes. Dans un éclair, cent petits faits qu’il avait vus, qu’il avait enregistrés comme il enregistrait tout, par habitude, sans qu’il y prêtât attention, cent petits faits subitement réunis lui firent soupçonner la vérité: l’homme qui avait fui, c’était Jousseaume. --Jeannie! Il toucha un corps tremblant, prostré, sentit des joues brûlantes, une chair nue sous des voiles ouverts. --Jeannie, dit-il d’une voix affreuse, dont le timbre le bouleversa lui-même, qui était-ce? Elle ne répondit pas. Non, non, elle ne voulait rien dire. Elle avait trahi son mari, elle ne trahirait pas l’autre, elle ne trahirait pas deux fois. --Avoue, avoue! C’était Jousseaume? Elle secoua la tête. --Tu as éteint pour que je ne sois pas sûr, pour que je ne sache pas? --Oui! fit-elle, orgueilleusement. Laroque entendit le bruit de sa robe frôlant les meubles, dans l’ombre, et demeura seul. Il fit un pas vers le commutateur d’électricité, puis s’arrêta. --On peut essayer, murmura-t-il. Et il alla chercher, dans le réduit qu’il avait aménagé pour ses études, une petite lampe à feu rouge. Avec un linge très blanc, il frotta la glace, du côté du salon. --Pas de poussière ici, dit-il. Mais le poêle à pétrole a fumé ce matin, dans la salle à manger. Il recommença le même geste de l’autre côté de la glace: une trace resta sur le linge. --Oui, on peut essayer, répéta-t-il. Tout son sang-froid lui était revenu. Il ne s’agissait plus que de préparer une expérience. La première chose qu’il fit fut de coller de longues bandes de papier blanc tout autour de la glace, qu’il découpa nettement, avec un diamant de vitrier, et porta ensuite dans son laboratoire. Le lendemain, il arriva avec sa physionomie ordinaire rue Lhomond. Jousseaume, cette fois, l’y attendait. --Tiens, dit Laroque simplement, vous êtes guéri? Jousseaume balbutia. Ses lèvres tremblaient. --Tant mieux, continua Laroque, tant mieux, nous avons à travailler! Voici une boîte dans laquelle j’ai mis quelques petits morceaux de verre. Il est très important de n’ouvrir qu’à la lumière rouge. Les fragments sont couchés sur de l’ouate, et il faut faire attention à ne pas enlever la poussière, la petite couche de poussière qui est par-dessus... Je voudrais savoir si ces fragments ont gardé une impression. --On ne voit rien, dit Jousseaume. --Rien comme ça. Mais en trouvant le révélateur... Paris ne s’est pas bâti en un jour. Je sais bien que ce ne sera pas commode: les bains dilueraient la poussière. Enfin, laissez ces tessons. Je m’en occuperai tout seul, décidément. Il travailla des jours, des jours avec un acharnement régulier. Madame Laroque l’avait quitté. Elle lui écrivit de Nice, le suppliant de pardonner. Il ne répondit pas. Il travaillait, voilà tout. Enfin il dit à Jousseaume. --J’ai trouvé. C’était très simple. Il n’y a qu’à doubler ces morceaux de verre d’une autre plaque sensibilisée, et ensuite... Mais vous verrez ça en opérant avec moi. Regardez, voici les clichés témoins. On apercevait maintenant, sur les fragments qu’il avait apportés, l’image d’objets divers: un dos de fauteuil, la rosace d’un tapis, le coin d’une cheminée. --Et bien? demanda Jousseaume. --Oh! ça, c’était pour me rendre compte. Mais nous allons pouvoir travailler en grand. Vous viendrez chez moi, demain. J’ai un cliché qu’on ne déplace pas facilement. --Mais... fit Jousseaume. Depuis longtemps il avait deviné l’objet des recherches de son maître; et de le voir avancer chaque jour dans sa tâche, et de l’y aider, c’était comme si on l’eût traîné par la nuque avec un collier de force. --Voyons, insista Laroque, vous viendrez, n’est-ce pas? Le lendemain, ils étaient tous deux penchés sur la glace, maintenue par une armature de bois qui faisait cuveau. --Le développement est-il terminé? demanda Laroque, d’une voix tranquille. Jousseaume se retourna. Il prit un de ces gros blocs qui servent à presser les papiers photographiques, et le jeta sur la glace. Elle s’étoila seulement, maintenue par l’armature. Alors il s’acharna, la réduisit en miettes. --C’était moi! cria-t-il. Vous le savez bien, que c’était moi! Et vous m’avez fait faire ce métier! Vous m’avez imposé cette torture; vous avez inventé ce supplice! C’était moi, moi, je vous le dis! Et que voulez-vous maintenant? --Moi? dit Laroque, ironiquement. Rien. Vous venez de supprimer la preuve d’une belle découverte. Mais le cliché était un peu intime, et je peux en faire d’autres, maintenant, je suis sûr du procédé... A propos, madame Laroque est à Nice. Je n’ai plus besoin de vous. Ni d’elle. Vous pouvez allez la rejoindre, si ça vous fait plaisir. Vous l’informerez que je suis décidé à ne la revoir jamais! Jousseaume s’éloignait, quand Laroque le rappela: --Rendez-moi donc le carnet des manipulations, dit-il. Vous alliez le garder dans votre poche. A quoi pensez-vous? DEVANT LA MACHINE Ils étaient assez ivres tous deux, Bogaërt et Delebecque: ce dimanche-là, ç’avait été ducasse à Bareul. Aussi loin que les yeux pouvaient voir, devant eux s’étendait la plaine de Flandre, riche, humide, grasse, herbeuse, toute tachetée pourtant des cubes lourds des usines, hérissée de cheminées droites, d’ateliers aux toits en dents de scie, coupée partout de routes noires de charbon. Mais la terre est si fertile que le laboureur ne l’abandonne pas; et le flot des cultures, les blés encore verts, les betteraves sombres, les houblonnières échevelées, battaient ces îlots de briques rouges, sous le ciel d’un bleu lourd, pommelé de nues. Une fanfare passa, sonnant de tous ses cuivres, avec un drapeau tricolore. Bogaërt régla son pas et fit le salut militaire, par habitude, comme s’il avait encore porté l’uniforme; et puis il se mit à rire, par réaction. --Pourquoi qu’tu ris? demanda Delebecque. Il était tout hébété par les chopes qu’il avait bues, et marchait droit, mais trop raide. Bogaërt répondit: --C’est qu’c’est moi, c’est moi, que j’suis Belge, qu’ai fait mon service pour la France, à la Légion. Et toi, mon vieux, toi qu’es Français, t’as pas tiré d’congé, t’as déserté; sans l’amnistie, tu serais encore en Belgique, au lieu d’faire rattacheur comme moi à la filature Wauters. C’est drôle, la vie, hein? C’est pas... c’est pas naturel! --Si, c’est naturel, fit Delebecque, lentement. T’as fait comme tu voulais. J’ai fait comme je voulais. On se reproche rien. --Bien sûr, répliqua Bogaërt, bien sûr. Mais pourquoi t’as déserté, dis, tout de même. --J’m’avais marié, réfléchit Delebecque, rassemblant ses idées. J’pouvais pas laisser ma femme et ma p’tite. Et puis, pour qui je m’battrais? A quoi ça me servirait-il, la guerre? C’est des histoires de bourgeois. Ça ne sert qu’aux bourgeois. Si j’étais mort, si j’avais attrapé un mauvais coup, qui c’est qui les aurait nourris, dans m’maison? J’suis pas pour les choses que j’comprends pas. Voilà. --T’avais peur de mourir, alors, interrogea Bogaërt, gravement, t’es pas brave? Il posait ces questions sans méchanceté, dans l’idée que chacun a le droit d’arranger sa vie comme il l’entend. Delebecque, la cervelle obscurcie, médita encore; il répondit, sans songer lui-même à s’offenser: --J’suis pas brave? J’suppose ben qu’t’as raison, on m’la déjà dit. Mais à quoi ça sert-il, j’répète, d’aller s’faire attraper du mal pour les autres? L’ivresse développe la sensibilité des simples. Il frémit à ce moment, comme s’il avait senti une blessure dans sa chair. --Tiens, dit-il, parlons plus de ça. Nous v’là rendus à c’maison. Viens prendre une chope, avant l’souper. Ses grandes courses à travers le monde avaient rendu Bogaërt ivrogne. Mais il gardait toujours la tête froide, orgueilleux de bien porter la boisson. --C’est du genièvre qu’il faut prendre, à c’t’heure, dit-il, pas d’la bière. --J’en ai aussi, du genièvre, affirma le camarade, fièrement. Ils entrèrent. Les quatre enfants de Céline, celle à Delebecque, jouaient sur le trottoir de briques, assez loin de la porte. A force d’attraper des coups toutes les fois qu’ils approchaient des deux marches du seuil, parce que leur mère, qui les passait au grès le samedi, voulait les conserver sans tache le plus longtemps possible, ils avaient pris une idée religieuse de la propreté et de l’obéissance. D’ailleurs, malgré leur ivresse, Bogaërt et Delebecque firent eux-mêmes attention: ils enjambèrent les degrés pour ne rien salir. La maternité donne à beaucoup de Flamandes pauvres une beauté qui ne tient pas à leurs traits. Les yeux bleus de Céline étaient presque délirants dans sa figure maigre; son teint, fait pour être éclatant, s’était plombé, elle avait un nez, trop mince et trop long à la fois, et l’épuisement de ses forces tirait les deux coins de sa bouche. Mais quand elle avança vers les deux hommes, elle eut un geste d’une fierté singulière. C’était comme si la petite maison et la postérité sortie de ses flancs, non pas elle-même seulement, recevaient son mari et son hôte. Telle est la façon, à la fois ingénue et magnifique, des femmes de cette race d’être ménagères. Quand Bogaërt eut fait ses politesses, Céline emplit trois chopes d’une bière pâle, qui moussait très peu. --C’est du genièvre qu’il veut, l’copain! dit Delebecque. Et comme elle hésitait, voyant qu’ils étaient déjà très pris, une espèce de rage lui vint, un de ces désirs d’ivresse et de fatigue qui veulent être satisfaits tout de suite. --Non de Dieu! cria-t-il, j’vas y aller, dans c’cave! --Prends garde! dit Céline. C’est r’lavé seulement de c’t’heure. Des œufs qui s’avaient cassé. Delebecque n’écouta pas. Il ouvrit la trappe de la cave, on entendit ses pieds chercher pesamment les marches, puis deux talons ferrés qui grinçaient sous le poids d’un corps déjà renversé, un juron, le bruit d’un corps qui glissait, enfin le tintement plat d’une cuve de zinc qui roulait sur le sol. --La lessiveuse! dit Céline. Elle aimait son homme, mais elle avait pensé d’abord aux choses de son administration, par instinct. Ses enfants avaient compris, au silence mortel qui se fit après ce grand éclat, qu’il venait de se passer une chose qu’il fallait savoir. Lucile, l’aînée, ôta ses souliers, prit son petit frère dans ses bras. Les autres entrèrent derrière elle, plus hardis, sans précautions. Ils virent Céline et Bogaërt qui remontaient, en criant, le corps de leur père. --Il a rien, dit Bogaërt, essayant d’asseoir sur une chaise cette chose inanimée. Pourquoi qu’il bouge pas? Le corps glissa et retomba sur le carrelage. Céline crut que son mari était mort; elle poussa un grand cri. Mais d’être ainsi allongé sur le sol ramena la circulation au cerveau du blessé, qui ouvrit les yeux. --Il a rien, répéta Bogaërt. C’est la peur. Il a toujours peur... Hé, capon! Delebecque aussitôt revenu à lui porta la main à son ventre. Sans hésiter, sa femme le dénuda et la chemise de grosse toile apparut toute pleine de sang. Les enfants s’étaient rapprochés. Céline les chassa, pour la décence. Quand Delebecque qu’on avait porté sur son lit, dans sa chambre, revint complètement à lui quelques heures plus tard, le médecin ne s’en aperçut pas assez vite. Voilà pourquoi il ne put arrêter Bogaërt, qui disait: --C’est vrai? C’est vrai qu’on n’y peut plus rien? --Rien, répondit le médecin. L’urètre est brisé. Il va s’empoisonner très vite, et puis... Il y eut un grand silence et Delebecque comprit qu’il était perdu. Alors il se fit dans son esprit un calme extraordinaire parce que, sur le moment, rien ne l’intéressa plus. C’est une bénédiction qui arrive souvent à ceux qui vont mourir. Il dit seulement: --Si ça s’rait arrivé à l’usine, au moins, et pas ici Ah! y en a qui n’ont pas de chance! Et Céline poussa le plus fort gémissement qui fût sorti de sa poitrine depuis l’accident, parce qu’elle avait compris ce qu’il voulait dire. --Il n’aura rien! cria-t-elle. L’assurance ne lui donnera rien, pa’ce que c’est dans c’maison qui s’a tué! Bogaërt la regarda un instant et comprit à son tour. Il cria: --Bon sang d’bon Dieu, c’est tout d’même vrai qu’y en a qui n’ont pas d’chance! Mon pauv’ Delebecque, va, mon pauv’ Delebecque! Depuis le malheur, il avait fait ce qu’il avait pu pour le camarade, mais tranquillement, gardant les yeux secs. Il en avait tant vu mourir, là-bas, en Afrique et en Chine! Mais ce guignon-là, ne pas même toucher l’assurance, parce qu’on fait la bêtise de tomber dans sa cave au lieu d’empoigner son avarie une demi-lieue plus loin, chez le patron; crever pour la peau, comme un bourgeois ou comme un soldat! C’était trop bête, trop injuste et trop triste. Il se mit à gueuler de rage: --Lui qui avait si peur des mauvais coups! dit-il. Il n’a même pas la consolation d’attraper quéqu’ chose pour sa famille! Céline gémissait tout doucement. Elle sentait avec confusion qu’elle aurait voulu regretter son homme pour l’amour qu’elle avait de lui, pour les nuits où elle avait senti la volupté passer sur son corps en ondes si fortes qu’elle en oubliait la fatigue du jour, pour la fierté qu’elle avait eue, après avoir été prise vierge, un soir de ducasse, pareil à celui-ci, d’être devenue par lui une femme mariée, vivant dans sa maison. Oui, elle aurait voulu le regretter pour tout ça, et elle ne pouvait plus! Elle ne pouvait plus songer qu’à une chose: que cette mort aurait dû lui rapporter, faire d’elle une veuve presque riche, donner des sous à ses enfants, jusqu’à leur majorité, et que le destin, au contraire, lui enlevait en même temps son plaisir amoureux, son orgueil domestique et son pain quotidien. Ah! misère de misère! il ne peut jamais rien arriver de bon aux pauvres gens, leurs malheurs sont toujours de plus grands malheurs que pour les autres. Elle se jeta sur le médecin: --Y a quéqu’ chose à faire, tout de même, cria-t-elle, il doit y avoir?... --Pour le guérir? dit-il à voix basse. --Non, dit-elle, pour l’assurance? Le médecin haussa les épaules. Ça ne le regardait pas. Alors Bogaërt, à son tour, cria: --Le monde, le bon Dieu, la société, le gouvernement, c’est des cochons! --Laissez-moi dormir, supplia simplement Delebecque. Il s’était retourné vers la muraille. Dehors, les enfants s’étaient remis à jouer. * * * * * Céline avait aimé son homme, elle l’aimait encore. Elle lui avait dévoué son corps comme épouse, ses mains comme ménagère; elle avait été, comme il convient, sa servante et sa femme. Pourtant elle dit, à haute voix, devant lui: --Vaut mieux qu’il meure tout d’bon, à c’t’heure, vaut mieux qu’il meure! Quoi nous f’rons, s’il reste infirme! --Et dire que s’il avait pris l’mal à l’usine, bon Dieu d’bon Dieu!... répéta Bogaërt. Ils pensaient toujours à l’assurance et leur cœur s’emplissait d’amertume contre l’injustice du sort. Delebecque les entendait, mais il n’avait plus la force de parler. Il s’assoupit. Vers neuf heures, il commença de trembler. Ses dents claquaient, il eut l’impression d’un grand froid, et cette sensation même le réveilla. Le médecin avait prévenu: «Il aura de la fièvre à cause de sa blessure, et puis, douze ou vingt-quatre heures après, son corps fabriquera des poisons, et alors...» Céline et Bogaërt se regardèrent: ça commençait comme on leur avait dit. Mais Delebecque, bien qu’il ne dormît plus et souffrît beaucoup, demeura longtemps les yeux fermés. Il méditait de toute la force ingénue, douloureuse et maladroite de son pauvre cerveau. A la fin, il crut avoir trouvé. Il demanda, pour s’éclaircir d’un doute suprême: --Dis donc, Bogaërt, le docteur Roger, c’est pas l’médecin d’l’assurance? --Non, répondit Bogaërt. --Et c’est-il vrai qu’ les médecins doivent rien dire sur les malades, rien du tout? C’est ainsi qu’il définissait le secret professionnel. Céline et Bogaërt ignoraient le terme comme lui, mais ils avaient entendu parler de la chose; ils confirmèrent. --Alors, dit Delebecque au camarade, tu vas aller l’trouver, l’docteur Roger, et tu diras qu’il a pas à parler, qu’il a rien vu. Tu entends: il a rien vu, il sait rien! --Quoi c’est qu’tu veux? fit Bogaërt sans comprendre. --T’as pas b’soin de d’mander. Faut faire... Et puis d’main, dis, tu passeras par c’maison ici, une demi-heure avant l’premier coup d’sirène à l’filature. --Quoi c’est qu’tu veux? répéta encore Bogaërt. Pourquoi c’est qu’il faut que j’passe? --Pour aider m’femme à m’habiller et qu’j’y aille, à c’filature. Céline et Bogaërt crurent que la fièvre le faisait divaguer. Puisqu’il allait mourir, à quoi ça lui servirait d’aller encore une fois à sa machine? Autant finir dans son lit, ça fait une consolation, des vacances. Mais Delebecque répéta: --J’suis pas fou, j’sais c’que j’veux. Jure que tu viendras m’chercher? --Je l’jure, dit Bogaërt. * * * * * Il revint le lendemain parce qu’il l’avait promis et qu’il aimait le camarade. --Il a encore eu l’hémorragie à c’nuit, dit Céline, mais ça l’a soulagé. Est-ce qu’il vient pas de s’lever, à c’t’heure! L’idée l’tient. Possiblement qu’il va mieux et que c’médecin s’a trompé. --Possiblement qu’il s’a trompé, confirma Bogaërt, ça s’est vu, des fois. Il changea d’opinion quand il vit Delebecque. Ah! le pauvre bougre! Comment ça peut-il se faire qu’une seule nuit suffise à changer un homme et en faire un autre, qui lui ressemble à peine, qui est à la fois comme un enfant et comme un vieux? Jusqu’aux mains qui n’étaient plus les mêmes: plus blanches déjà, avec des doigts amincis, qui tremblotaient et griffaient dans le vide comme pour y crocher la vie! Toute la lumière, toute la tiédeur du jeune été entraient par la fenêtre ouverte; la journée serait brûlante, car, malgré l’heure matinale, pour avoir seulement marché un peu vite, Bogaërt se sentait tout en nage; et pourtant Delebecque grelottait. Il avait tenu bon, malgré tout; il faisait comme il avait dit: Céline lui passa un caleçon de grosse toile, un pantalon de velours, un tricot, parce qu’il avait froid, et lui-même entra ses pieds sans chaussettes dans les souliers lourds. Sa femme apporta le café fumant. Il trempa ses lèvres dans le bol en secouant la tête. --J’peux pas, dit-il, ça passe pas. C’est du vin qu’il faut, un verre de vin. Dans les ménages des Flandres, aussitôt qu’il entre un peu d’argent dans la maison, au genièvre et à la bière on ajoute un peu de vin, breuvage de luxe considéré comme un élixir magnifique et spirituel. Céline alla en chercher une bouteille, et Delebecque, se forçant, coup sur coup, sans plaisir, but deux verres. --De quoi qu’j’ai l’air? demanda-t-il. Les deux qui le regardaient, n’osèrent pas répondre. Il alla se placer devant le petit miroir de quatre sous qui lui avait servi la veille à se faire la barbe. Il s’étudiait à marcher droit, il grinçait des dents, à force de serrer les mâchoires. Et ce fut lui qui fit la réponse: --De quoi qu’j’ai l’air? D’un qui va s’habiller d’planches. Voilà. Ça peut pas aller comme ça, faut trouver un truc. Alors, par une inspiration subite, voyant cette couleur du vin, chaude et rouge, de ses doigts rugueux il s’en barbouilla le visage. Et c’était pour qu’on pensât en le voyant: «Ce n’est pas le mourant qui était là tout à l’heure, c’est un autre homme», et qu’on n’eût pas pitié de lui... La sirène de la filature retentit tout à coup: un long meuglement farouche, qui dura cinq minutes, passa sur les arbres, l’herbe des prés, les blés encore verts en les faisant frémir, imprima aux poitrines humaines une vibration intérieure. Et Delebecque prononça d’une voix presque naturelle, malgré la tremblote du bout de la langue qui le faisait bredouiller un peu: --Hein, on part? --Mais j’t’ai pas pansé, mon homme! cria Céline. --M’panser, dit-il avec une sorte de rire, tout d’même, c’est pas ça qui s’rait à faire! Et Bogaërt, sans savoir pourquoi, sentit les sanglots lui monter à la gorge. Il ne savait pas ce que Delebecque voulait faire avec cette mascarade, mais il trouvait ça beau, il trouvait ça fou, il trouvait ça brave. --Mon vieux, dit-il, mon vieux! Il lui avait passé un bras autour du cou, légèrement. Mais l’autre était si faible qu’il plia tout de suite. --Pas comme ça, dit-il, non... Donne-moi l’bras, soutiens-moi. Ils descendirent l’escalier ensemble. Delebecque s’appuyait d’une main à la petite rampe de frêne. --Ça va mieux, pas? demanda Bogaërt. Ça s’en va, ton mal? --Non, répondit-il tranquillement comme s’il s’agissait d’un autre, ça s’en va pas. J’vais mourir, vois-tu, j’suis foutu. Mais t’as-t-il vu l’médecin? --Oui, dit Bogaërt, de la tête. --Et il dira rien, c’est sûr? --C’est sûr, fit-il encore. --Eh ben, jure-moi qu’toi aussi tu diras rien, jamais rien, à personne, malgré c’qui arrivera. Tu jures? --Oui, dit encore Bogaërt. Ce fut tout, ils ne se parlèrent plus. Delebecque s’engagea sur la route qu’il avait faite tant de fois. Ça lui faisait un peu de bien, de la reconnaître, ça le poussait, d’être dans le torrent des autres ouvriers qui s’en allaient pesamment, comme lui, vers le même but. Le bruit de leurs pas traînants se mêlait, dans ses oreilles, au bourdonnement du sang, et il marchait, ne songeant qu’à avoir l’air de tout le monde, malgré ses entrailles déchirées, son ventre qui lui paraissait s’ouvrir par l’intérieur, et la source rouge qui, encore une fois, s’était rouverte. Il la sentait couler sur ses cuisses, elle s’y caillait en grumeaux dont les poils de sa chair étaient agacés. Heureusement, on ne le regardait guère ou on le regardait sans s’étonner. C’était un lendemain de ducasse, d’autres que lui avaient les yeux malades, la lèvre basse, le teint mâché, la démarche un peu vacillante. L’ivresse aussi est une maladie, seulement on en revient, c’est la différence. Cette idée banale occupa quelque temps son cerveau avec une force excessive, puis il devint sensible aux odeurs comme il ne l’avait jamais été. Des exhalaisons de vase mêlées à celles des drèches d’une sucrerie, lui soulevèrent le cœur, accrurent la crainte qu’il avait de s’évanouir. Les vapeurs de chlore qui sortaient des grandes pièces de toile qu’une blanchisserie avait étalées sur un pré lui piquèrent, au contraire, agréablement les narines. Il fut comme une femme à qui ont fait respirer un flacon de sel. Comme il se plaignait à voix basse que le choc de ses souliers, sur les pavés inégaux, lui retentissait dans le corps, Bogaërt, qui le soutenait toujours, lui fit suivre les trottoirs de brique, le long des maisons. Chaque fois que Delebecque apercevait une porte ouverte, surtout celle d’un estaminet, il était obligé de détourner les yeux. Ce n’était pas qu’il eût envie de boire, mais il connaissait trop ces demeures, il y voyait trop bien la place où il aurait pu s’asseoir, et il était si fatigué! Seulement il songeait aussi: «Il ne faut pas que je m’arrête: je ne pourrais pas repartir!» C’est ainsi qu’il marchait mourant, et qu’il atteignit la porte de la filature. Il fallait, d’après le règlement, se faire «piquer» entrant à l’heure. C’est à ce moment-là, surtout, qu’il devait songer à bien se tenir: un comptable n’est pas un camarade, c’est l’homme qui est déjà de l’autre côté, avec les patrons. Il défila _bien_, il défila comme un vivant ordinaire, et son œil chercha l’approbation de Bogaërt, qui dit: --Tu as étalé! C’était le terme militaire, celui dont l’ancien engagé à la légion avait honoré là-bas, sous d’autres cieux, les efforts héroïques des hommes, la lutte victorieuse de la volonté contre le désespoir, la faim, l’épuisement des longues routes, l’épouvante et le fer. Alors Delebecque le déserteur, celui qui n’était pas brave, eût presque un sourire. Maintenant, ils n’avaient plus qu’à prendre leur poste à la machine. C’était une vieille compound horizontale, qui actionnait les organes de la filature. De temps en temps, les frères Wauters pensaient à la remplacer, puis ils attendaient une année meilleure. Et pour Bogaërt et Delebecque, ils ne s’en plaignaient point, parce qu’il eût fallu, pour comprendre et manœuvrer une machine neuve, une souplesse cérébrale qu’ils n’avaient plus. Les deux chauffeurs qui avaient entretenu les grilles, durant la nuit, venaient de disparaître, remplacés par une équipe fraîche. Delebecque remplit les graisseurs, et Bogaërt, après avoir examiné le serrage des éclisses et des raccords d’écrou, fit sonner le métal des pièces comme on ausculte une personne, et débraya. A travers la glissière, silencieusement, la crosse du piston s’ébranla, le gigantesque volant se mit à tourner, l’air ronfla dans la salle; et il y eût aussi, venant de partout, ces mille petits bruits qui disent que les machines sont usées, qu’il y a du jeu dans leurs membres, qu’elles fatiguent plus qu’elles ne devraient. Delebecque était chez lui, maintenant, à son poste, Bogaërt lui dit: --Repose-toi si tu veux, va! On suffit! --Non, fit Delebecque. Tout à l’heure j’aurais plus la force. La force de quoi! Bogaërt, depuis ce matin, avait peur d’avoir deviné. Mais ce n’était pas son affaire et peut-être que le camarade avait raison. Les deux chauffeurs à côté leur jetaient parfois un mot, et Delebecque avait le courage de faire celui qui entend. Avec un chiffon gras il essuyait les pièces comme d’habitude, presque avec le même soin, avec le même fini qu’en ses jours de santé. Quand il eut terminé en bas, Bogaërt lui vit gravir les coussinets, au-dessus de la fosse, pour continuer son travail dans les parties supérieures. La bielle d’acier, claire, bien huilée, tournait autour de sa manivelle comme un genou qui galope. Delebecque se baissa. --Prends garde, vieux! gueula Bogaërt. Nom de Dieu, t’es fou! A son cri, les chauffeurs avaient levé la tête. Ils virent Delebecque, atteint au ventre par la tête de bielle, retomber comme un sac le long des coussinets. En une seconde Bogaërt fut auprès de lui agenouillé. --Ça y est, maintenant! dit Delebecque à voix basse. C’est plus dans m’ maison que j’l’ai eu, l’accident, c’est ici, à l’usine. T’es témoin, pas? les chauffeurs, ils sont témoins! Sa pauvre face douloureuse avait une expression de sérénité, presque de triomphe. Il l’avait enfin, le droit à l’assurance, il l’avait, non pour lui, mais pour Céline, pour les gosses; il pouvait mourir tranquille, oui! Ça y était. L’un des frères Wauters, prévenu, vint en courant. Bogaërt ne le laissa point parler. --Il n’y avait pas d’balustrade du côté de la bielle, dit-il seulement. Le patron comprit. Ce manque de précaution, de la part de l’employeur, couvrait l’imprudence de l’ouvrier. Il faudrait payer. Delebecque avait entendu. On venait de lui arranger une civière. Il serra les mains de Bogaërt. * * * * * --Tu vois que j’ l’ai décrochée tout d’même, l’assurance, dit-il. Et il mourut deux jours après... LE BINOCLE D’un gros vol plat et confus, à la fois rapide et pesant, avant que nous eussions pu tirer un seul coup de fusil, la compagnie de perdreaux s’était envolée vers la lisière du bois de Champromain. Les chiens interrompirent leur quête, levant le nez d’un air indécis: car les chiens sont des animaux qui se dirigent par l’odorat, mais en chasse, ils ne savent pas voir; ils n’en n’ont même pas l’idée. Alors, les sifflant, Jacques Bertus et moi, nous marchâmes vers les arbres. D’abord, il fallut traverser des labours fraîchement charrués. Nos souliers ramassaient sous eux la glèbe molle, que nous jetions parfois au loin d’un grand coup de pied, comme une fronde lance un caillou. Puis une clôture en pierres sèches nous arrêta. Des ronces y avaient poussé, formant une muraille verte, épineuse et drue, qui paraissait infranchissable. Mais nous la battîmes avec nos fusils à l’endroit où cette barrière était plus mince. Autour de nous, les gouttelettes de rosée retombaient en pluie; plus loin, retenues aux poils rudes des ronciers, elles tremblotaient doucement, toutes pénétrées de lumière, chacune reflétant à elle seule le soleil entier; une toile d’araignée était aussi toute transfigurée par ces perles vivantes, un arc-en-ciel minuscule y jetait sa courbe irisée, et l’araignée elle-même, immobile au centre, était comme une étoile noircie. Je passai le premier par la brèche que nous venions de faire et tendis la main à Bertus. Il la dédaigna, malgré ses cinquante ans sonnés, escalada les pierres roulantes et sauta de l’autre côté. Une des branches de l’arbuste revint sur son visage et lui fit tomber son binocle. Sa figure changea d’expression. Elle est d’habitude calme, assez froide, avec quelque chose de volontairement fermé. Nous avons connu un Bertus qui fiait souvent, mais c’est il y a des années, et nous savons tous, nous ses amis, quelle douleur intime et toujours présente, dont il ne faut pas lui parler, a changé son caractère. Mais ce tout petit et banal accident venait de le transformer encore, comme il eût fait de tout homme dont la vue est courte. C’était maintenant un malheureux presque aveugle, et ridicule pourtant, parce qu’on avait conscience qu’il n’était pas aveugle: des traits contractés, des yeux clignotants, où une larme apparaissait par un réflexe purement physique. --Tâche de le trouver, dit-il, d’une voix suppliante. Moi, je ne peux pas chercher; tu sais bien que je n’y vois plus! Je ramassai le binocle qui était tombé dans la boue, et l’essuyai avec mon mouchoir. --Il n’est pas cassé, lui dis-je. Bertus le remit sur son nez en poussant un soupir de soulagement. --C’est une infirmité que d’être myope, fit-il, une véritable infirmité que d’être obligé de porter des verres... Et puis, mon vieux, c’est à ça que je dois le malheur de ma vie, tu sais ce que je veux dire. Oui, je savais: Bertus, qui est peintre, avait fini par épouser un vieux modèle, une femme avec laquelle il avait longtemps vécu, et qui l’avait toujours fait souffrir. Un instant, il l’avait quittée; nous l’avions cru libéré, nous l’avions vu rapproché d’une femme charmante, jolie et simple, parfaitement intelligente et bonne, dont il paraissait profondément épris. Et, six mois après, la nouvelle nous surprenait: Bertus retournait à son ancienne liaison, faisait la sottise suprême, incompréhensible, stupide, impardonnable: il épousait. --Il faut que je te conte ça, dit-il, en s’asseyant sur un gros bloc tombé de la clôture, son fusil à côté de lui. Tu verras comment les plus petits événements, et les plus risibles, peuvent causer de l’irréparable. Tu te rappelles le moment où j’avais enfin rompu avec Jeanne. Je n’avais été retenu jusque-là que par un sentiment beaucoup plus fréquent, je crois, dans les liaisons, chez les hommes que chez les femmes: la crainte pitoyable de faire souffrir. C’est un souci dont les femmes sont presque toujours préservées par leur nature même, à moins qu’elles n’aient un tempérament de filles perdues. Aussitôt qu’elles n’aiment plus, elles éprouvent une répugnance physique insurmontable; parfois elles vous font comprendre leur résolution avant même de s’en rendre compte; et quand elles ont dit: «Vous m’ennuyez!» c’est le glas qui sonne; on peut conduire son amour au cimetière. Nous autres mâles, qui sommes moins exclusifs, des aventures passagères, quand nous n’aimons plus une femme qui nous aime, suffisent à endormir nos révoltes. Nos sens calmés, il ne reste en nous qu’un attendrissement résigné pour celle qui nous est devenue indifférente et qui, pourtant, nous fait sentir que nous sommes encore tout pour elle. On craint sa douleur et ses larmes, on la garde, en se demandant, suivant les jours, si c’est lâche veulerie ou bien bonté; et cela peut durer toute la vie si l’on ne devient vraiment amoureux. Je ne rompis que lorsque je rencontrai Cécile Dangeot. »Alors, il me sembla que j’étais comme un peuple qui secoue des siècles de tyrannie, d’oppression et de servitude. Tu sais ce qu’était cette malheureuse Jeanne et ce qu’elle est encore. Elle m’a brouillé avec tous mes amis, jalouse non seulement des femmes, mais des hommes, par crainte qu’ils ne me voulussent mener à leurs propres femmes où à leurs maîtresses; par crainte aussi de leurs conseils, ou de l’étonnement qu’elle lit dans leurs yeux de voir associés deux êtres si dissemblables. J’ai connu toute l’horreur d’aimer sans être aimé, d’être entouré de soins qui me rappelaient perpétuellement que j’étais aimé, que je n’aimais pas, et que, pourtant, je laissais s’accumuler des dettes de reconnaissance dont le total m’effrayait. Et, cependant, il me semblait que je ne devais rien, que, s’il existait un tribunal devant lequel on pût plaider ces causes-là, il aurait jugé que vraiment je ne devais rien! D’abord, parce que ma seule présence, si longtemps, aux côtés de cette femme, m’avait acquitté; ensuite, parce qu’elle n’avait jamais fait la seule chose qui m’eût rendu la chaîne supportable, et qui eût été de la dissimuler à mes propres yeux. Mais Jeanne ressemble à ces gardes-malades qui entourent de fleurs, de potions, de questions, celui qu’elles soignent, mais oublient de lui enlever, à l’heure qu’il faut, le vésicatoire qu’elles ont elles-mêmes posé, et qui le brûle. »Voilà pourquoi l’amour que j’éprouvai pour Cécile Dangeot me pénétra d’une joie si vaste qu’il me semblait n’avoir pas assez de mon enveloppe humaine pour la contenir. C’était une effusion perpétuelle de toute ma sensibilité, une exaltation triomphale et presque douloureuse dont craquaient mon corps et mon cerveau, et j’en étais ébloui comme un mineur dont la lampe s’est éteinte et qui retrouve brusquement la lumière. Je me rends compte aujourd’hui que c’est précisément tout ce qu’il y avait de démesuré dans cette vague sentimentale et sensuelle qui amena notre désaccord, et qui m’a repoussé dans le trou profond et sale où je croupis. Je ne compris pas la tranquillité sincère, la douceur inaltérable et toujours uniforme de Cécile, sa manière délicieuse et silencieusement reconnaissante de recevoir en apparence plus de preuves d’amour qu’elle n’en donnait, ce qu’il y avait d’immense, de magnifique et d’insondable dans la profondeur d’un amour presque muet et toujours cependant dévoué. Ce que je voulais, je m’en rends compte aujourd’hui, était parfaitement fou. Je voulais qu’elle fût elle-même, et, en même temps, l’autre, que je n’avais jamais aimée et que je voulais retrouver en elle: pour avoir tout, pour jouir de tout, pour ne rien perdre de tout ce qui avait été ma misérable et détestée fortune. »Et c’est ainsi, mon pauvre vieux, que la catastrophe est arrivée. Olive Schreiner, la romancière sud-africaine, a écrit un jour que toute chose a un côté extérieur qui est ridicule, et un côté intérieur qui est solennel. Les amants ne voient jamais que le côté solennel, et je te prie de ne pas rire de l’incident dont je souffre encore. J’allais chaque soir retrouver Cécile dans son appartement de l’avenue du Trocadéro. Le balcon donnait sur cet espace où la déclivité du sol a empêché de construire des maisons, et j’apercevais, chaque soir d’été, le même paysage sublime: la Seine, toujours vivante au milieu de la ville comme morte; la tour Eiffel, que les enchantements de la nuit changeaient en un magnifique enfantillage; la Grande Roue, qui semblait un énorme soleil de feu d’artifice en train de s’éteindre, et la masse sombre et sans bornes des maisons où dormaient les hommes. Voilà dix ans de tout cela, aujourd’hui, et je ne puis encore regarder cet aspect de Paris sans un serrement de cœur: il est comme un visage que j’ai aimé et qui n’est plus à moi. »Cette nuit-là, je ne sais encore quels farouches reproches je faisais à Cécile parce que je ne trouvais pas en elle tout ce que j’attendais. J’ai toujours eu, je crois, une imagination très forte. La passion en avait décuplé la puissance et l’avait déviée. J’étais arrivé avec le rêve d’une conversation délirante dont j’avais construit d’avance les demandes et les réponses, et ces réponses ne vinrent pas. Cécile répliquait par des phrases tendres et sensées qui me paraissaient autant d’insultes ou d’ironies. Je finis par me pencher vers elle, dans un mouvement où il y avait autant de colère que de désir; elle fit un geste un peu effrayé. »Et dans ce geste, mon ami, mon binocle, pris dans ses cheveux, tomba et vint se briser sur le trottoir. Ma fureur était tombée en même temps que lui. Je n’étais plus que le pauvre aveugle tâtonnant que tu as vu tout à l’heure, je n’éprouvais plus que le besoin d’être conduit par la main dans une chambre, vers un lit, d’être guidé, caressé, aimé, comme un infirme autant que comme un amant. Cécile dit, de sa voix toujours égale: »--Il est cassé. Vous n’en avez pas d’autre? »Puis elle reprit son raisonnement au point où elle l’avait laissé. »Et alors un souvenir se précipita sur moi comme la foudre sur un arbre. Cette scène, exactement la même, j’y avais assisté quelques mois auparavant, chez l’autre! C’était elle, Jeanne, qui m’accablait de reproches violents auxquels j’opposais une raison tranquille, des phrases fatiguées; et un geste identique avait fait de moi un aveugle, comme aujourd’hui. Et je me souvins du grand désespoir excessif, absurde, mais pitoyable, de Jeanne: «Mon Dieu! c’est moi qui ai fait ça! Ce n’est pas ma faute, mais c’est moi. Tu n’y vois plus, tu n’y vois plus! Où veux-tu que je te conduise? Qu’est ce que tu veux que je fasse pour toi?» »Je ne sais quelle rage affreuse bouleversa mon cerveau. Là-bas, là-bas, on me connaissait, on avait su, après tout, quelquefois, les mots qu’il fallait à mes besoins et à mes peines. Et je partis, sans un mot de plus; j’allai dans la nuit frapper à cette porte dont j’avais horreur, dont j’ai toujours horreur, à la porte de l’autre! »Ce n’est que plus tard, et quand mon sort était définitivement et tristement réglé, que j’ai réfléchi que Jeanne avait la vue faible comme moi, et pouvait compatir à mon désarroi, tandis que celle que j’avais vraiment aimée, et que j’aime encore, ne pouvait physiquement en avoir aucune notion. J’ai peur que ce ne soit trop souvent comme ça, dans la vie et qu’on se brouille avec un être humain pour des choses qu’il ne peut pas comprendre, qu’il a le droit de ne pas comprendre!» * * * * * Bertus s’était arrêté, tout pensif, et j’étais épouvanté moi-même de la cruauté perfide des infiniment petits. Oui, dans la vie passionnelle, leur rôle est aussi funeste que dans la vie physiologique. Leur travail est également invisible et mortel! Quelques secondes encore nous demeurâmes silencieux. Puis Bertus souffla longuement: --Si on allait rejoindre les perdreaux? dit-il. CASTOR ET ZULMA Castor, c’était le chien des Masseau, et Zulma, c’était leur bonne. Ils étaient arrivés ensemble, envoyés par l’oncle Guittard, après la première visite qu’il fit au jeune ménage. Vieux campagnard, grand chasseur, les yeux accoutumés aux vastes espaces, aux éteules, aux buissons, aux rochers des vals de l’Indre, l’exiguïté des choses dans ce coin de banlieue parisienne où les Masseau étaient venus s’établir, l’avait étonné. --Alors, vous vous trouvez bien, ici, mieux qu’à La Châtre? demanda-t-il. Il venait d’ôter sa pipe de ses dents, arrondissant le bras comme s’il avait peur de se cogner au mur. Un tremblement du sol annonça l’arrivée d’un nouveau train à la station de Clamart. Les lourdes roues de fer, bloquées par leurs freins, patinaient sur les rails, et, sans siffler, la locomotive jeta une bouffée de vapeur dont les lambeaux attardés tombèrent dans les arbustes du jardin. Tout le long de la rue, ce n’était que de petites maisons presque toutes pareilles, faites de meulières roses ou de briques rouges, avec un seul étage, des volets généralement verts, un perron de poupée devant la porte et un terrain minuscule fermé jalousement d’un mur, comme s’il eût contenu des trésors et non pas seulement trois pieds de lilas, une plate-bande de myosotis et quatre mètres carrés de gazon. --Mais oui, mon oncle, nous sommes très bien, dit madame Masseau. Son mari expliqua qu’on avait l’avantage d’être à la campagne, et pourtant à sept minutes de Paris par le chemin de fer. C’était pour lui un grand avantage. Une fois à la gare Montparnasse, il n’avait plus que quelques pas à faire dans la rue de Rennes pour entrer dans la succursale du Crédit Mobilier, où il était commis aux titres. --C’est égal, dit l’oncle, ce n’est pas moi qui louerai la chasse de Clamart! Ça doit manquer de perdreaux! Masseau secoua les épaules. Il n’était pas chasseur, détestait, au fond, la campagne, mais l’énormité de Paris l’intimidait; et resté petit bourgeois de la petite ville berrichonne où il était né, il se sentait plus à l’aise dans cette banlieue parisienne où tout semble rapetissé. Cependant le ménage avoua deux soucis. Masseau redoutait les apaches, et sa femme déplorait de ne pouvoir garder une bonne. Elle ne les payait que trente francs par mois: c’était des jeunesses, et les garçons bouchers, le laitier, jusqu’aux ouvriers de l’usine Wallerand, les débauchaient au bout d’une quinzaine. --C’est de leur âge, à ces petites; laisse-les faire, dit l’oncle Guittard, gaillardement. --Quand elles le font, et elles le font toutes, répondit Masseau, je les fiche à la porte. Ça n’est pas leur vertu qui m’intéresse: la vertu d’une bonne! Mais je ne veux pas qu’elles couchent avec des gens qui ne m’ont pas été présentés. Qui me dit que l’amant d’une jeune personne, que je connais elle-même pour avoir été la chercher dans un bureau de placement, n’est pas un cambrioleur? Donc, c’est par prudence que je renvoie toutes celles de mes bonnes qui ne se conduisent pas comme des vestales. Mais il en résulte que nous n’en gardons aucune. L’expérience a fini par me démontrer que la classe des servantes se divise en deux catégories seulement: celles qui reçoivent leur bon ami dans la maison, et alors je puis être égorgé dans mon lit; et celles qui sortent pour aller rejoindre ce bon ami, et alors, en leur absence, la maison reste ouverte, ce qui n’est pas moins dangereux! Il nous faudrait un chien. Tu ne pourrais pas, de ton Berry, nous envoyer un chien? L’oncle Guittard se mit à rire: --Tu auras de ma main, dit-il, la bête et la bonne. La bête est de garde. Et pour la bonne, si celle-là court le guilledou, c’est que vos mâles de Paris ont du courage! C’est ainsi que Castor et Zulma étaient entrés le même jour chez les Masseau. Castor était un chien courant un peu usé, grand dormeur le jour, grand aboyeur la nuit, bas sur pattes, long-coiffé d’oreilles, et l’œil malin, quoiqu’il fût devenu un peu trop gras, faute d’exercice. On pouvait voir l’âge du chien à ses dents, mais la femme ne marquait pas plus qu’un vieux cheval, dont elle avait la mâchoire longue, la carcasse maigre, les os secs et lourds. Madame Masseau, feuilletant dans la cuisine, un jour de désœuvrement, son livret de caisse d’épargne, s’écria stupéfaite: --Vous n’avez que vingt-quatre ans, vous n’avez que vingt-quatre ans? Zulma ne répondit pas un mot, parce que la question était telle qu’il lui était impossible de deviner la réponse que sa maîtresse désirait qu’elle fît. Si madame Masseau lui avait dit: «N’est-ce pas, Zulma, que vous avez bien quarante ans?» elle aurait acquiescé: «Bien sûr, comme dit Madame.» On l’avait beaucoup battue, toute sa vie. Plus souvent que le chien. Voilà pourquoi ses yeux étaient plus douloureux, plus malheureux, plus tendres et peut-être moins humains que ceux du chien. Elle était soumise, elle était domestique, elle était serve, éperdument, passionnément. Un soir que le dîner avait été à peine suffisant pour le ménage, madame Masseau dit à Zulma, avant d’aller se coucher: --Au fait, vous avez acheté quelque chose pour vous? --Madame, répondit Zulma, j’ai mangé les restes. Il n’y avait pas de restes, et l’on découvrit que ce qu’elle appelait ainsi, c’était les morceaux que sa maîtresse, petite mangeuse et facilement dégoûtée, laissait dans son assiette. Avec sa face mongole, ses yeux bridés, son nez aplati, ses membres forts, mais mal attachés, elle paraissait la descendante d’une race très primitive, dominée, martyrisée, exploitée durant des siècles et des siècles par les autres races conquérantes, plus belles et plus volontaires, qui ont conquis et peuplé la France. Zulma n’était pas comme nous! Telle était peut-être la cause obscure et puissante de l’éloignement qu’elle inspirait. Elle était dévouée, patiente, fidèle, honnête, et pourtant les Masseau éprouvaient en sa présence un sentiment d’angoisse et de mécontentement contre lequel ils essayaient de lutter en vain. --En tous cas, dit une fois madame Masseau, ce n’est pas elle qui fera monter des hommes. --Pourquoi pas, répondit son mari. Elle est la fille de quelqu’un. Et si on n’a pas eu peur de sa mère, on pourrait bien maintenant... --Il faudrait qu’un homme y trouvât son intérêt, observa sagement madame Masseau, et la pauvre fille n’a pas le sou. --Mais alors... dit soudain son mari. Ils se regardèrent, repris de la terreur maladive que leur inspiraient les rôdeurs. Si l’un de ces bandits faisait la cour à Zulma? Quelle chose inespérée que l’amour, pour une telle femme, et comme elle succomberait vite à la tentation! Ils avaient peut-être tort de se fier à elle. --Pauvre fille, dit cependant madame Masseau, je n’ai jamais rien remarqué. Et puis... et puis non, décidément. Ce n’est pas possible! Tu ne l’as pas assez regardée. Mais le premier soupçon venait d’entrer dans leur cœur. Cette année-là, le printemps fut tardif. De grosses pluies lourdes et froides étaient tombées sans arrêt durant des jours, et les graminées, les tiges plates du froment, les feuilles mêmes des arbres, entraînées par l’incessante poussée de l’eau et du vent d’ouest, s’éploraient vers le soleil levant, toutes ruisselantes, pareilles aux herbes qui croissent au fond des rivières. Mais quelques jours d’ardent soleil survinrent soudainement; les fleurs, nées toutes ensemble, firent comme une explosion lumineuse dans cette campagne tachée de mesquines demeures et souillée de plâtras: tels sont les sublimes miracles de la saison divine! Au matin, ça sentait la verdure; sur le midi, la giroflée, le lilas, la sève tiède, les abeilles. Et la nuit, c’était la lune, pleine et claire, dont la lumière pâle, en nappes obliques, semblait chargée de parfums ténus. Une fois, comme on n’avait pas pris encore l’habitude de fermer les volets, Masseau fut réveillé, dès cinq heures, par les premières clartés de l’aube. Il se leva, ouvrit la fenêtre, et, à son grand étonnement, distingua Castor, qui aurait dû être endormi paisiblement dans sa niche, assis sur le trottoir de la route. Il alla lui ouvrir, et constata que la porte était fermée à clef. Comment le chien était-il sorti? A la campagne, et pour des gens dont la vie coutumière est tout unie, le moindre incident prend une importance sans mesure. Masseau réveilla sa femme. --Il n’y a qu’une explication, lui dit-il, tandis qu’elle réfléchissait, les yeux encore vagues: Zulma est sortie cette nuit et le chien l’a suivie. Elle ne s’en est pas aperçue, et l’a laissé dehors en rentrant. --Ah! dit madame Masseau, quel dommage. Elle aussi se mettre à courir! Et quel monstre a voulu d’elle? Alors, dans leur imagination pusillanime et détraquée, ils se figurèrent ce monstre, le mâle farouche et prêt à tout de cette femelle primitive, et ils eurent peur. Il firent venir Zulma. --Vous êtes sortie cette nuit, ma fille, dit Masseau, brusquement. --Moi? fit-elle étonnée. --Ne niez pas. Le chien vous accompagnait et vous avez oublié de le faire rentrer. Vous n’allez pas me raconter que Castor a ouvert la porte tout seul et qu’il l’a lui-même refermée à clef. Il n’y a qu’un mot qui serve: je ne veux pas que cela se renouvelle. Quinze jours plus tard, Castor fut retrouvé dans la rue, devant la porte. Il remuait la queue, mais d’un air un peu confus, et comme stupéfait de se trouver là. On fit venir Zulma pour lui signifier sa sentence. Dans sa cervelle obscure d’esclave soumise, il ne lui vint pas à l’idée de discuter sa condamnation. Elle disait seulement: --Où qu’j’irai, où qu’j’irai? Ses maîtres au moins venaient comme elle du Berry, ils connaissaient des gens qu’elle connaissait, et il lui semblait qu’en dehors d’eux il n’y avait plus dans ce nouveau pays qu’un peuple étrange, dont les mœurs inconnues l’épouvantaient. --Vous irez retrouver votre bon ami, dit Masseau. Alors sa douleur devint plus forte, horriblement amère, et pour la première fois, mêlée de colère et de révolte. Un amoureux, un amoureux, elle! Hélas! à son âge, avec l’ardeur du sang qui courait dans les veines de son corps disgracié, elle savait bien ce que c’était que «l’aiguillon de la chair», comme on dit au confessionnal, qu’elle continuait à fréquenter avant les quatre fêtes; elle avait trop vécu dans les rudesses campagnardes pour ne pas connaître ce que c’est que l’acte d’amour, et le bonheur de servir l’homme à qui l’on s’est donnée, elle qui n’avait jamais servi que des indifférents! Mais personne jamais n’avait voulu d’elle, personne n’en voudrait jamais. Et c’était pour ça qu’on la chassait, pour ça!... Avec sa petite malle, son mauvais petit coffre de bois noir, elle prit le premier train pour Paris. Elle mordait de désespoir ses mains déformées par les travaux serviles, et il n’y avait rien dans sa tête, rien que la fureur affreuse d’être punie pour une chose que son corps désirait et ne connaissait pas. * * * * * L’oncle Guittard revint pour les fêtes de la Pentecôte. Castor lui fit fête. --Je vois bien le chien, fit-il gaiement, mais Zulma? --Elle a mal tourné, dit Masseau. --Mon garçon, dit l’oncle, c’est comme si tu me disais que tu as emporté la tour de La Châtre dans une gibecière. --Je vous assure! confirma madame Masseau. Et elle lui conta comment, à deux reprises, on avait trouvé Castor sur la route, et ce qu’il en fallait évidemment induire. L’oncle Guittard jura du haut de sa voix. --Imbécile! dit-il à son neveu. Est-ce que tu ne sais pas que Castor est un chien courant? Et est-ce qu’il y a dans ton jardin quelque chose, un kiosque, une plate-forme, où il puisse monter la nuit pour voir de loin? --Non, dit Masseau. --Eh bien, il montait sur le mur, voilà tout, en se servant de sa niche comme de marchepied. Et comme le mur est étroit, il retombait de l’autre côté. Tous les chiens courants font ça, c’est leur instinct. Et vous avez fichu la fille à la porte? Pauvre Zulma, pauvre Zulma! Il n’en dit pas plus long: étant un homme d’action, il n’aimait pas s’appesantir sur l’irréparable. La bonne était loin, maintenant. Où la retrouver, dans ce grand Paris? Les Masseau respectèrent son silence, soucieux de la rancune qu’il pouvait leur garder, car l’oncle Guittard n’avait pas d’enfants. * * * * * L’oncle, d’ailleurs, hâta son départ. Masseau le conduisit à la station. A son retour, il aperçut Castor, qui, attaché dans sa niche, tirait sur sa chaîne. Ses yeux quêtaient une caresse. Masseau lui allongea un grand coup de pied... Ce fut ainsi que Castor, à son tour, connut l’amertume de l’injustice. LE NUMÉRO 13 De temps en temps Élise Herminier se réveillait, parce que ses reins lui faisaient mal, par grandes ondes brusques: c’étaient les muscles qui se remettaient en place, après l’accouchement; le médecin l’avait prévenue. Les angoisses qui l’empêchaient de respirer, faisant palpiter douloureusement son cœur, lui mettaient la sueur au front et la troublaient davantage, sans trop l’inquiéter: le plus fort était fait, puisque le gosse était là, bien vivant. Il ne lui fallait qu’allonger la main pour l’atteindre, puis-qu’on l’avait couché à côté d’elle tout simplement. Sur les journées qu’elle gagnait à faire des ménages, Élise avait pu économiser de quoi préparer la layette indispensable, non pas ce qu’eût coûté un berceau; et le petit dormait, collé à sa chair, dans l’étroite couchette dont une voisine bienfaisante venait de changer les draps à la hâte. Si elle avait eu plus de force, ça lui aurait fait plaisir de le démailloter pour voir ses bras, ses jambes, son petit corps infime, enfin, admirer ce mystère, devant lequel s’étonnait confusément son âme: qu’elle qui était une femme, elle eût fait un petit homme. La pièce était si étroite que, pour lui donner de l’air, et parce qu’il faisait très chaud, on avait laissé grande ouverte la porte, sur laquelle le chiffre 13 se distinguait, plaqué en noir sur la peinture; et sans bouger la tête, Élise apercevait un couloir carrelé, taché à intervalles réguliers par les rectangles bruns que faisaient d’autres portes également numérotées: spectacle monotone et morne qu’offre à Paris le sixième étage des maisons bourgeoises. Élise connaissait tous ceux qui, chaque soir, se réfugiaient dans ces chambres pour y dormir quelques heures; un gardien de la paix du quartier, tous les domestiques de la maison, une couturière, une vieille femme chenue et recroquevillée qui logeait au 16, quatre numéros plus loin, et que tout le monde enviait, à l’étage, parce qu’elle terminait sa vie bien tranquillement, avec six cents francs de rente laissés par un ancien maître. --C’est même bien étonnant qu’elle ne soit pas venue voir par ici, songea Élise, elle qui n’a rien à faire. Et comme le médecin rentrait accompagné de la couturière, elle demanda: --Dites donc, mademoiselle Emmeline, qu’est-ce donc qu’elle fait, madame Granchet? Elle qui est si obligeante. La couturière se sentit tout à coup froid dans le dos. Elle détourna la tête: Madame Granchet avait justement passé dans une attaque, la nuit précédente, sans un cri, sans que personne s’en aperçût avant le matin. Ce n’était pas une chose à dire à une accouchée! Et puis, dans le peuple, on a peur de la mort, une peur naïve et sacrée. Mademoiselle Emmeline se félicitait d’avoir une bonne raison, en donnant des soins à Élise, pour ne pas veiller la morte; d’autres qu’elle s’en chargeraient. Elle regarda le médecin. --Madame Granchet est malade, dit-il. --Dans son lit? fit encore Élise. --Oui, dans son lit. Il avait prononcé cette phrase brève d’une voix volontairement indifférente, et tout de suite, examina l’accouchée: il valait mieux détourner la conversation. Élise venait d’être saisie d’une de ses crises. Toute pâle subitement, elle ouvrait la bouche comme font les petits oiseaux qui agonisent. Mais cela ne dura qu’un moment; les couleurs lui revinrent, elle sourit. Le médecin l’ausculta, l’oreille penchée sur son cœur, et demeura grave. Élise ne pensait guère à elle: à ses côtés le petit, réveillé maintenant, vagissait comme un chat qui miaule. --C’est un bel enfant, n’est-ce pas, dit-elle. --Oui, dit le médecin, c’est un bel enfant. Et il lui donna de l’eau sucrée. Les vagissements se calmèrent. On n’entendit plus que le bruit presque imperceptible de cette langue encore indécise qui tétait instinctivement la cuiller de métal. Élise écoutait, alanguie et bien heureuse. Le médecin sortit dans le couloir et la couturière le suivit. --Elle va bien? demanda-t-elle. --C’est une cardiaque, répondit-il, et elle a fait de l’hémorragie. Sans ça... c’est un accouchement comme tous les accouchements. Elle s’en tirera tout de même, s’il n’arrive rien. Il ne lui faut pas d’émotion, voilà tout. Ça vaut mieux qu’elle n’ait pas su la mort de la voisine... Il s’en alla en consultant son carnet de visites. Les médecins de quartier n’ont pas beaucoup de temps à perdre, surtout auprès des accouchées de l’Assistance publique. --Donnez-lui de l’air, laissez la porte ouverte, dit-il seulement en partant. Mademoiselle Emmeline revint s’asseoir au chevet du lit de l’accouchée avec son ouvrage, et commença de coudre, assise près de la fenêtre, pour profiter du jour qui baissait déjà; et la vieille fille pensait en elle-même qu’il y avait de l’avantage à n’avoir pas connu les hommes. Qu’est-ce qu’elle allait devenir, cette Élise Herminier, qui faisait des ménages, avec un enfant sur les bras, qu’elle ne voulait pas abandonner? Le père était loin sans doute, à cette heure: un valet de chambre de la maison, qui s’en était allé, cherchant une autre place. Éternelle et banale aventure. Élise, fermant les yeux essayait de dormir. Elle avait maintenant de grands frissons, à cause de la fièvre qui venait. On peut en préserver les accouchées riches et celles qui vont se faire soigner dans les hôpitaux; mais les femmes pauvres, qui ont conservé des traditions, des préjugés, des superstitions, et qui s’obstinent à mettre au monde leur enfant chez elles... ce n’est pas possible. D’invisibles et perfides nuées, laissées par d’anciens malades et d’anciens malheureux, traînent toujours dans les logis impurs. Elles se glissent dans les poitrines épuisées de misère, dans la tasse de lait du matin, dans la blessure intime de l’enfantement. On ne peut pas empêcher ça, et puisqu’elles n’en meurent pas toujours il n’y a qu’à laisser faire! Insensiblement, un peu de délire monta au cerveau d’Élise: un délire triste qui, à sa joie de jeune mère, fit succéder les terreurs monstrueuses qui viennent du cœur palpitant et harassé, gagnent la conscience, l’affolent, la supplicient, et retournent à ce cœur d’où elles viennent, pour augmenter l’affre de ses battements. Pourquoi n’avait-elle pas tué ce germe qui maintenant était un homme, et voulait vivre? Comment le ferait-elle vivre, et comment vivrait-elle avec lui? Elle faisait et refaisait des comptes que son intelligence affaiblie n’arrivait pas à finir: deux heures à sept sous de l’heure, tous les matins, chez madame Dodu; une journée tout entière, le jeudi, chez madame Renou. Le dimanche, personne ne la demandait, malheureusement. Tout le monde sort à Paris, maintenant, le dimanche, même les plus petits ménages; non, il n’y avait pas moyen, pas moyen... Et si elle tombait malade?... Alors, quoi, c’était la faim tout de suite: pas d’économies, rien que des dettes. Et si elle mourait? Ah! elle mourrait, elle en était certaine, elle mourrait! Elle eut au cœur, à ce moment, des pincements, des torsions, avec un grand bruit intérieur, comme d’un tambour tapé sans mesure contre sa poitrine. Elle mourrait! Elle se vit roulée, toute blanche, dans un drap blanc au fond d’un cercueil, tandis que le petit devenait bleu, criant de faim, au fond du lit. * * * * * A ce moment, deux employés des pompes funèbres passaient devant la loge du concierge portant une chose longue, enveloppée d’un drap noir. --C’est pour chez madame Granchet, dirent-ils. --L’escalier de service, au sixième, couloir à droite, numéro 16, dit la concierge, qui comprit. Les hommes montèrent. Il était tard. Ils étaient un peu avinés. Au sommet de l’escalier, ayant soufflé, ils tournèrent à droite. Et l’un d’eux demanda: --Quel numéro qu’on nous a dit, en bas? --Au 13, répondit l’autre. --Au 13 ou au 16? Le premier porteur hésita: --J’sais plus, maintenant, fit-il. Le 13, le 16, ça rime, ça se confond... Mais on verra bien, si c’est ouvert. On doit la veiller, la défunte. Il jeta un regard dans le couloir et continua: --C’est bien au 13. La porte est ouverte, y a du monde, et la défunte y est aussi, tu peux voir. Sous la fenêtre, la couturière s’était assoupie, l’aiguille à la main, et, dans l’ombre portée par le mur, Élise Herminier, couchée dans son lit, toute droite, suivait d’un regard intérieur les ombres farouches qui remplissaient sa tête. Les deux croque-morts entrèrent délibérément et posèrent leur fardeau sur le carrelage. --V’là la bière! dirent-ils en se redressant. L’un avait tiré le drap noir et l’autre tenait des vis dans ses mains. Élise ouvrit les yeux, vit ces deux hommes, le drap noir, le cercueil et les vis. Le cercueil? Quoi, quoi, c’était donc vraiment pour elle? Quoi! Elle voulut crier: pas un son dans sa bouche. Elle voulut bouger: pas un geste, elle était paralysée. Il n’y eut de vivant, une seconde, que son cœur atrocement douloureux. Et puis plus rien. La couturière, réveillée, courut vers elle: --Madame Élise! madame Élise! Le petit seul cria. * * * * * Ce fut ainsi que mourut Élise Herminier, fille-mère. LA COLLISION DE BRÉBIÈRES-SUD Si jamais quelqu’un nous eût dit, au bureau de l’inspection commerciale du chemin de fer du Nord, à Arras, où j’étais alors stagiaire, que le petit Doffoy, notre camarade, était marqué pour accomplir des choses impossibles au reste des hommes, et mystérieuses, nous aurions haussé les épaules. A vingt-six ans, il avait l’air d’en avoir dix-sept. Il marchait à genoux rapprochés, comme une femme, le dos arrondi, la poitrine étroite. J’ai vu quelquefois, chez le caissier de la gare de fausses pièces de cent sous faites d’un alliage de cuivre avec un peu d’argent qui blanchissait le métal, mais en lui laissant un reflet jaune: c’était la couleur de ses cheveux. On aurait cru qu’il l’avait grattée en les lavant au vinaigre et à la potasse, et que cette couleur était retombée sur son visage en petites taches de rousseur. Enfin ses yeux ennuyaient: des yeux d’un bleu terne et vide qui ne regardaient rien et n’avaient pas de reflets, pareils à certaines mares de ce pays crayeux: de loin elles ont une belle nuance bleu vert; mais, quand on s’approche, on n’y voit plus rien, ni le fond ni le ciel. On dirait qu’il n’y a jamais assez de lumière pour les réveiller, elles sont dans le jour comme au plus profond des nuits. Doffoy, très bon employé, n’était jamais remarqué des chefs qu’au moment de l’année où ils doivent rédiger les notes signalétiques. Alors, lisant son nom sur une feuille partagée en colonnes, le sous-inspecteur rêvait un instant: il fallait qu’il pensât quelque chose de Doffoy, et justement il n’en pensait rien. Doffoy était pour lui une mécanique qui servait à faire des calculs de taxes d’après des barèmes réguliers: est-ce qu’on donne des notes aux machines à écrire? En vérité, matériellement, on ne voyait pas Doffoy, bien qu’il eût un corps, comme tout le monde, tant ce corps était insignifiant. Il semblait que l’esprit le fût aussi. Ce n’était point que Doffoy n’eût des opinions, et ne les exprimât, mais elles étaient presque toujours dictées par ses convictions religieuses, restées très vives. Le dimanche il allait à la grand’messe, souvent aux vêpres, et ne manquait ni un pèlerinage ni une procession. Une telle ferveur disciplinée est assez fréquente dans ce pays, qui fut espagnol. Toutefois c’est une des tendances de l’Église actuelle d’affecter de n’avoir plus peur de la science. Doffoy lisait donc des ouvrages de vulgarisation dont l’objet est de démontrer l’accord de cette science avec la foi. Il en existe maintenant toute une bibliothèque, et qui parlent de tout, depuis l’astronomie jusqu’à l’hypnotisme. La tendance de ces ouvrages est de montrer, sous les faits et les lois, la manifestation d’une volonté providentielle. Ainsi l’âme naïve de ce petit expéditionnaire avait fini par concevoir l’univers comme un perpétuel miracle, une ombre projetée sur l’infini par des mains qui font des signes. Mais personne ne s’en doutait. Aux approches de la trentaine, il était resté très timide avec les femmes, et parfaitement chaste. Ce fut donc pour nous un grand étonnement de le voir revenir d’un voyage à Lille, avec une photographie qu’il n’arriva point à nous cacher plus d’une demi-journée. Il aimait. Il aimait de toute la force de son cœur puéril et de son corps vierge, et il devait épouser «la personne» le jour où il passerait commis. Le bureau de l’inspection commerciale d’un chemin de fer, dans une ville de province, n’est pas un lieu où l’on se pique de délicatesse; mais il ne s’aperçut jamais qu’on le raillait, et parfois avec grossièreté. Il n’y a rien de plus vrai et de plus fort qu’une expression populaire: il n’était plus de ce monde. Tout ce qui, sur la terre, était jeune et beau, lui paraissait comme une dépendance naturelle de son amour: la couleur des feuilles, celle des fleurs et leur parfum, le tintement clair d’une cloche, le bruit retentissant des quatre pieds d’un cheval lancé au galop sur le pavé; et il regardait maintenant les filles avec un air hardi et ingénu, comme s’il n’eût pas douté qu’elles eussent pu toutes être à lui, puisqu’il était préféré de celle qui lui paraissait la meilleure et la plus belle. Cependant, comme il était pauvre, et la Compagnie chiche de congés, malgré le quart de place dont disposent les employés il n’allait que rarement la voir. Mais il arriva un jour au bureau avec une idée qui s’empara si violemment de son cerveau qu’il ne put s’empêcher de dire tout à coup, en ouvrant un magazine,--je crois que c’était _l’Écho du merveilleux_: --Pourtant, il paraît qu’on peut se transporter par la pensée auprès des êtres qu’on aime beaucoup, qu’on aime pleinement, et les voir, et se faire sentir à eux. Je vais lui écrire, lui faire savoir qu’elle me verra, demain soir, à cinq heures. Il suffit de tendre sa volonté. Tout le reste de l’après-midi, et toute la journée du lendemain, il ne parla que de son grand projet, et, lorsqu’il l’oubliait un instant, l’un de nous le lui rappelait par plaisanterie, ou par cette habitude de bavardage oisif qui est le propre des employés de bureau. A cinq heures, il s’absorba complètement, les coudes sur la table. --Eh bien? dîmes-nous, au bout d’un quart d’heure. Il était demeuré complètement immobile et silencieux. Quelqu’un le tira violemment par le bras, et il s’abattit, à demi renversé, sur son pupitre. --Je n’ai rien vu, dit-il d’une voix plaintive, rien du tout. Et pourtant j’avais bien concentré, concentré... Il y avait des larmes dans ses yeux vides. Delsarte, le commis principal, prononça: --Parbleu! c’est des blagues. Vous feriez mieux de vous remettre à vos tarifs. Les dix wagons de charbon envoyés de Lens à Fismes... C’est sur l’Est, Fismes. Comment est-ce qu’on départage, entre les deux Compagnies? Doffoy renouvelait tous les jours son expérience, et elle ne réussissait jamais. --Je lui ai écrit, disait-il, je lui ai dit que je serais près d’elle. Mais elle m’a répondu qu’elle ne sent rien. Vous avez raison, ce sont des histoires, des histoires... Et pourtant j’aurais eu tant de plaisir! Mais un lundi, quand il arriva au bureau, un nouveau projet avait réveillé son espoir. --J’ai compris, dit-il. Je sais ce qui manquait. Je ne parvenais pas à fixer suffisamment mon attention, parce que je ne suivais pas assez la réalité. Je ne voyais pas la route jusqu’à Lille. Il faut que je voie la route, et que je la fasse. --Comment ça? demanda Delsarte. --C’est si facile! J’aurais dû y penser, fit-il. Je prends le train de quatre heures cinq. --Vous avez la permission? fit Delsarte, étonné. --Oh! non, répondit Doffoy, non. Je n’en ai pas besoin. Je vais voyager en idée. Il me manquait de voyager en idée pour fixer ma volonté. Il déjeuna au bureau, comme il avait coutume, du contenu du panier qu’il avait apporté, et travailla ensuite très patiemment, l’esprit libre et dégagé. Mais, vers quatre heures moins le quart, il mit son pardessus et son chapeau. --Tu pars donc, Doffoy?... demandai-je. --Oui, fit-il avec un petit rire, je pars. Et, à notre grande stupeur, il se rassit, et commença de parler, les yeux fermés: --Voilà. Je vais à la gare. Je montre ma carte à Roullot, qui est au guichet. Une seconde, quart de place, pour Lille, s’il vous plaît?... Deux francs trente? Voilà... Le train n’a pas de retard?... Oui, je vais à Lille... Pour quoi faire?... Si on vous le demande vous direz que vous n’en savez rien, monsieur Roullot! »On met en queue un fourgon pour Douai... On part... Voilà Blanzy, Feuchy, Rœux, et le grand marais du kilomètre 203 avec ses mottes de tourbe qui sèchent, et le passage à niveau de Corbehem... Il ne prononçait pas ces paroles aussi vite que vous les lisez. Habitué à voyager, sur la ligne, il savait, à une minute près, le temps que le rapide mettait entre chaque station, et ne la nommait qu’au moment précis où la locomotive devait franchir les signaux... Vraiment, c’était comme s’il avait lu cet album qu’on place maintenant dans le filet, accroché par une bretelle, et qui donne aux voyageurs une description des pays qu’ils traversent. --... Nous sommes à Douai; on décroche le fourgon... L’embranchement de Lens, celui de Carvin, Ostricourt... Elle est presque finie de bâtir, la nouvelle distillerie Maës... Quatre heures quarante... Voilà les forges de Seclin, avec les tas de laitier qui fument, quels gros tas!... ils augmentent tous les jours!... Maintenant, c’est Ronchin; dans cinq minutes, nous serons à Lille... Ses muscles se tendirent, comme s’il sautait sur le quai d’une gare. --Je vais à pied. La rue de la Gare, le théâtre, la Grand’Place, la rue Esquermoise, la rue Royale, et puis la seconde à droite, après l’église Saint-André. Voici la porte, deux marches, un marteau de cuivre, un petit miroir-espion à la fenêtre de gauche... Comme c’est propre, dans l’escalier... Louise, Louise! --Vous la voyez? demanda Delsarte, dont la voix, involontairement, s’était faite très basse et comme confidentielle. --Non... Mais je vois la lumière de sa lampe. Aussi vrai que vous êtes là, je vois la lumière de sa lampe... Maintenant, je vois la table, sous la lampe, et près de la table, le tambour à dentelles. Et puis... Il s’arrêta et ne dit plus rien, parce qu’il la voyait, sa Louise! Tous ses traits se raidirent. On lui parla, il ne répondit plus. Delsarte murmura: --Il est caché-perdu. C’est un mot du pays. Il voulait dire que Doffoy était ailleurs, perdu en effet dans une transe où il ne pouvait plus distinguer que les choses qui se passaient à quinze lieues, et que des yeux humains n’auraient pas dû voir. A la fermeture du bureau, on l’appela pour le réveiller: --Doffoy! Doffoy! Il n’entendit pas. Mais quelqu’un ayant, par hasard, agité un mouchoir devant ses cils, il frissonna comme si on lui eût jeté de l’eau à la figure et nous contempla d’un air stupide. Or, il est sûr, si étrange que cela paraisse, qu’il reçut le lendemain une lettre qui lui faisait savoir que sa Louise était bien réellement, au moment de sa vision, assise sous sa lampe, devant son tambour à dentelles, et, à compter de ce jour, quand on s’ennuyait au bureau, il suffisait que l’un de nous demandât: --Allons, Doffoy, si tu prenais le train? Tout de suite, il nous décrivait le trajet d’Arras à Lille, et des choses qui véritablement se passaient durant ce trajet. Je me souviens encore de la fois où il nous prévint qu’un soldat, au moment des fêtes de Noël, était tombé d’une portière mal fermée sur la voie, au kilomètre 224, près d’Ostricourt, mais qu’il n’avait rien. Delsarte fit téléphoner par curiosité: on ne savait pas encore la nouvelle à Ostricourt, mais plus tard le téléphone interrogea: «Qui vous a appris?...» Cependant Doffoy n’était pas encore content. Il disait que sa fiancée, quand il lui écrivait ses visions, demandait par quelle personne il la faisait suivre, car elle se refusait de croire qu’il venait tous les jours en esprit auprès d’elle. --Et pourtant je la touche, disait-il, mais elle ne le sent pas. C’est que je ne suis pas encore assez fort de volonté, assez détaché d’ici, assez transporté là-bas. Je veux qu’elle me sente près d’elle, physiquement. Quelques semaines plus tard il reçut une dépêche qu’il lut d’un air radieux. --Elle viendra me voir aujourd’hui à Arras, dit-il. Elle prend le train de 4 h. 27. Delsarte était un brave homme. Il dit tout de suite: --Celui qui passe ici à cinq heures vingt-cinq? Eh bien! Doffoy, vous pourrez quitter le bureau à cinq heures. On fermera les yeux.» Mais il ajouta, par plaisanterie: --Seulement, vous pouvez faire mieux encore, mon ami, c’est de l’accompagner... Mais oui, puisque vous allez si facilement en esprit d’Arras à Lille, pourquoi ne referiez-vous pas la route en sens inverse, et avec elle? Doffoy répondit sérieusement: --C’est une idée. Il tomba aussitôt, comme il faisait maintenant presque tous les jours, dans une torpeur qui le rendait insensible à ce qui l’entourait, sauf quand on l’interrogeait sur ses rêveries. A la fin, Delsarte demanda: --Eh bien! est-ce qu’on part? --Oui. Sa mère ne l’accompagne pas, j’aime mieux ça... Elle a pris le tramway; elle entre dans un compartiment de dames seules, en secondes. Il s’interrompit pour dire en riant: --C’est la première fois que je voyage dans un compartiment de dames seules, moi! Je suis à côté de Louise, mais elle ne me voit pas. Et il continua, selon sa nouvelle habitude, de parler tout seul, décrivant tous les petits incidents du voyage, donnant le titre du journal que lisait Louise, disant qu’il y avait trois autres dames dans le compartiment et que l’une d’elles emmenait son chien dans un panier, tandis que les deux autres étaient des amies qui causaient ensemble. Nous étions trop accoutumés à son bavardage pour l’écouter attentivement. Mais tout à coup sa figure prit une telle expression d’épouvante qu’il n’y eut pas une exception parmi nous, pas une! Tout le monde avait sauté sur ses pieds, des chaises tombèrent. --Doffoy, qu’est-ce qu’il y a? Lui-même avait fait un bond, exactement comme il eut fait dans un compartiment, les genoux limités dans leur élan par l’intervalle des deux banquettes, et il fit le geste d’enlacer quelqu’un et de le jeter de côté; un geste de mâle, qui a une femme à sauver, un geste instinctif, héroïque, vigoureux, démesuré pour sa force de vieil enfant souffreteux. --Quoi, quoi? Voyons, Doffoy, qu’est-ce qui arrive? --L’accident, dit-il,--et sa voix avait l’air de passer à travers une bouteille qui se vide,--l’accident. Oh! le bruit, le bruit; et ils crient, et tout se brise, les wagons, notre wagon, les planches qui éclatent... Louise! Il fit encore le même geste protecteur et il tomba comme une masse, en portant les mains à son cou. --La planche! dit-il une seconde fois. Oh! mon Dieu, mon Dieu!... Ah!... Je n’oublierai jamais ce cri, ce cri horrible dans ce bureau paisible, où pas une plume n’avait bougé. Et les mains de Doffoy qui se mirent à griffer l’air, des mains d’agonisant! --Doffoy! lui cria Delsarte en se penchant vers lui. Mais il ne répondit pas, et ses yeux vides étaient devenus si affreusement plus vides! --Doffoy! répéta Delsarte. --Je... je crois qu’il est mort! murmurai-je. La moitié des camarades s’étaient enfuis. Ils avaient peur, horriblement peur! Il y en a qui sont restés fous, des jours et des jours. Delsarte regarda tous ceux qui restaient, et demanda gravement: --Où l’accident a-t-il eu lieu? L’accident avait eu lieu au kilomètre 198, près de Brébières-Sud. Ce jour-là, on avait dédoublé le train de Lille, et entre les deux rames, par une incompréhensible aberration, un aiguilleur avait laissé passer le convoi léger qui dessert les charbonnages, et qui avait du retard. Mais je n’ai pas besoin de parler de la catastrophe de Brébières. Personne ne l’a encore oubliée, sur le Nord! Le médecin de la Compagnie arriva. Delsarte et moi, nous avions étendu le corps de Doffoy sur le vieux canapé en moleskine qui servait aux veilles. Le médecin lui enleva sa jaquette et son gilet, et fendit sa chemise avec des ciseaux. --Il a porté les mains derrière son cou, lui dis-je. Le médecin regarda attentivement. --C’est singulier, fit-il, il n’y a aucune trace de choc extérieur, et pourtant la moelle a fusé entre la cinquième et la sixième vertèbre cervicale, comme si on y avait enfoncé un clou. La mort a dû être instantanée... Nous demeurâmes dans le bureau, pour veiller le pauvre Doffoy. Vers minuit on frappa à la porte. --Ouvrez vous-même, me dit Delsarte. Moi, je n’ai pas le courage. Je sens que c’est elle, cette pauvre fille; je l’ai fait prévenir. Nous vîmes entrer une jeune femme, dont le corsage et la jupe étaient en lambeaux, la figure et les mains écorchées. On l’avait arrachée des débris du wagon comme on avait pu, brutalement, pour la sauver de l’incendie qui commençait. D’un geste Delsarte lui montra cette forme raide, sur le canapé, et elle s’abattit à genoux, sans pleurer. Quand on put l’interroger, elle dit seulement: --Je ne sais pas comment c’est arrivé: j’étais dans un compartiment avec trois autres dames, quand le choc a eu lieu. Les parois du wagons ont éclaté, les planches sont sorties en échardes, comme des épées. Il paraît qu’il y en a une qui pointait vers moi. Je ne la voyais pas, mais je me suis sentie tirée de côté, violemment, par je ne sais quoi... Et c’est lui qui est mort, lui... Comment cela se fait-il? Alors, je me rappelai le mot de Doffoy: --Quand je serai assez fort de volonté, elle me sentira près d’elle, physiquement... LA RÉVÉRENDE --Waterloo Gardens, 27; c’est ici, cria André Dejoie en sautant du _hansom_ dont les roues caoutchoutées tournaient silencieusement depuis un quart d’heure sur la digue de Brighton. Le numéro 27 de Waterloo Gardens était une petite maison qui ressemblait à toutes les petites maisons anglaises: étroite avec une baie très large à chacun de ses deux étages, et, au rez-de-chaussée, un perron surmonté d’un portique à colonnes doriques. Les marches du perron avaient été grattées poncées, lavées, blanchies. Elles resplendissaient; et l’ensemble évoquait vaguement l’idée d’une cage de perroquets au bas de laquelle on aurait oublié un marchepied fraîchement peint. Deux sonnettes. A droite: _visitors_. A gauche: _servants_. André tira la sonnette de droite. Ce geste eut pour résultat d’extraire des profondeurs du sous-sol une petite bonne dont les mâchoires étaient si proéminentes, et qui reniflait si fort, qu’il paraissait contraire à toutes les lois physiques que ses dents, attirées par cette pompe aspirante, n’eussent pas à la longue pris racine dans son nez. --Vous voulez parler à la maîtresse? dit-elle, en jetant ce que le bon Dickens eût appelé un regard d’intelligence commerciale sur la malle d’André. Et, se tournant à demi, elle cria: --Miss Gray, c’est le gentleman qui a écrit pour une chambre. Est-ce que _vous veux_ venir? Il est indispensable de noter ici pour les philologues que l’emploi de la seconde personne du pluriel du pronom personnel avec la seconde personne du singulier d’un verbe, est universel chez toutes les femmes de chambre du Royaume-Uni. Tout porte à croire qu’il en a été ainsi décidé en séance solennelle de leur syndicat. Miss Gray était brune, ineffablement longue, cruellement maigre, et louchait très fort d’un œil, non pas à droite ni à gauche, mais vers le ciel, ce qui donnait à l’un de ses profils un air inspiré: l’autre profil était d’une bonne personne. --Vous êtes le gentleman français qui a annoncé son arrivée, missieu Dijoille? dit-elle. André Dejoie eut besoin d’un effort d’intelligence assez violent pour reconnaître son propre nom, ingénieusement déformé par la prononciation anglaise. On lui montra sa chambre; il l’eût souhaitée plus vaste. --C’est bien assez grand pour un célibataire! dit miss Gray scandalisée. Il n’y en a qu’une autre, c’est pour un ménage. C’est le révérend Pearson, _curate_ de Padston, un pasteur de l’église anglicane, qui l’habite avec sa femme. --Ça m’apprendra à me loger dans un _boarding-house_, songea mélancoliquement André. Une patronne louche, un pasteur, sa femme: je suis bien tombé! Ont-ils emmené le bedeau? Il déballa en soupirant son bagage, sortit, se jeta dans la première cabine roulante qu’il trouva sur la plage. La fraîcheur de l’eau le pacifia. Il revint de meilleure humeur. Il n’y avait qu’une seule personne dans la salle à manger, une femme qui lisait un roman, le visage tourné vers la fenêtre, aux derniers rayons du soleil mourant. D’abord André ne vit que ses cheveux, des cheveux clairs, retroussés en casque, et dont la couleur était profonde. La première couche, qui seule était blonde, en laissant transparaître une autre, d’un roux d’or rouge, et d’autres nuances encore, enfouies plus loin, semblaient lutter ensemble pour monter vers la lumière. --Pardon, dit-il. Je croyais que le dîner était à sept heures. --Sept heures et quart, répondit la blonde liseuse, qui tourna la tête. Quel âge avait-elle? Dix-huit ou vingt ans? On n’en eut rien pu dire, sinon qu’elle était la jeunesse même. Mon Dieu! Est-ce que de tels vivants bijoux peuvent aller, venir, remuer comme des personnes naturelles, sans se casser? Avez-vous vu, le matin, le cœur tendrement rose des roses blanches de la Malmaison? Semblable était son teint. Et les pervenches, dont le bleu devient tout pâle quand un rayon de lumière les mordille à travers les feuilles? Tels étaient ses yeux. Des fleurs, du lait, des enfantillages, c’est à cela qu’on pensait en la voyant, et c’était délicieux de ne penser qu’à ces choses fraîches. André s’aperçut tout à coup que sa figure était pleine de sel et de sable, que ses cheveux étaient emmêlés, ses souliers pleins de poussière; il s’évada pour faire toilette. Quand il redescendit, on était à table, et la maternelle miss Gray distribuait avec gravité un horrible potage julienne, fabriqué à raison de plusieurs tonnes par jour, et vendu en boîtes, par la maison Cross and Blackwell, de Londres. C’est ce qu’on appelle, en ce pays, faire la cuisine à la française. Cette opération terminée, les présentations eurent lieu, avec quelque solennité. André faillit crier: cette adorable et frêle petite chose, qu’il avait entrevue, tout à l’heure, c’était madame Pearson, la femme du clergyman. Était-il possible qu’elle fût mariée, mère de famille peut-être, révérende, quasi-prêtresse, femme d’un prêtre, ne faisant avec lui qu’une chair et qu’un sang, participant avec lui aux mystères sacrés qui, dans l’anglicanisme, sont presque exactement les mêmes que dans la religion romaine? L’éducation première du jeune homme, ses préjugés catholiques, devenus préjugés de race, éveillaient en lui un monde d’idées incongrues. Il songeait que les mains de cet homme en lévite, au col-carcan, au teint bien nourri, aux lèvres assouplies par la gymnastique des prières et des déclamations religieuses, que ces mains qui levaient le ciboire et rompaient le pain sacré, cette bouche qui les approchait la première, caressaient, baisaient ce tendre corps féminin, jouissaient de toute sa grâce! --Mais, c’est très bien, songea-t-il, en faisant un effort sur lui-même. Ces gens-là sont en équilibre! Ce fut d’abord au pasteur qu’il adressa la parole, et il n’y eut là de sa part aucune politique, mais une sympathie voulue envers le prêtre et une timidité involontaire envers madame Pearson. Ces yeux clairs, ignorants, innocents, et qui semblaient des yeux de muette, tant ils demandaient, lui inspiraient un sentiment auquel il ne pouvait donner de nom. Il croyait voir un animal, une femelle d’animal adorablement fine et jolie, s’approchant et disant du regard: «Je t’en prie, donne-moi quelque chose!» Et qu’est-ce que l’homme peut leur donner, à ces douces femelles: un bonbon, une caresse qui les fait frémir, mais pas de l’amour! Ainsi le révérend de Padston, voyant André si attentif envers lui, si froid envers sa femme, retomba vite dans l’habituelle apathie conjugale. La promiscuité du lieu fit le reste, amena une sorte d’intimité. Le soir, ils prenaient le café ensemble sur la terrasse: au loin, la mer s’élargissait, sourdement bruyante, rayée de la lueur des phares, mêlée vers l’orient à l’obscurité qui tombait. Allongée sur ses digues longues de deux lieues, l’immense ville de plaisir s’étendait en croissant, jetant sur l’eau assombrie ses estacades où chantaient des orchestres, dressant vers le ciel, où germaient les astres, ses hôtels à quatorze étages, ses music-halls, ses maisons innombrables, enfin son gigantesque aquarium, d’une barbarie romaine, peuplé de fauves terrestres, de lions et de fleurs de mer, de clowns, de danseuses, d’athlètes et de courtisanes. Puis, quand la nuit était enfin tombée, ils sortaient tous trois pour errer une heure sur la digue. Une foule bigarrée s’y renouvelait à chaque instant. Les femmes longues et minces, souvent vêtues de blanc, avec des ceintures vertes, roses, noires, éclairaient vaguement l’ombre; les voitures, sur une autre chaussée, se succédaient sans fin; et les chevaux, parfois, faisaient un brusque écart en croisant une étrange caravane d’éléphants, de chameaux, d’onagres, portant des lanternes chinoises, des étincelles électriques, réclame vivante d’un cirque américain. Mais le plus amusant, c’était les chanteurs: non pas les _minstrels_ hurleurs, barbouillés de suie, ivres et stupides; mais des trios, des quatuors d’hommes et de femmes, masqués de velours ou de crêpe, chantant, aux sons d’un piano hissé sur une voiture que traînait un maigre cheval, des chœurs italiens nés sous un ciel plus chaud, des airs passés, quelquefois inconnus et qui semblaient pourtant des souvenirs d’enfance... Or, un soir, ils entendirent, au lieu du piano habituel, les plaintes d’un harmonium, et, s’approchant, ils aperçurent, entre deux flambeaux qui brûlaient dans des vases de verre, l’instrument touché par une vieille fille dont la figure était laide et charmée. Alentour, une vingtaine de jeunes gens, des «clercs» de banque, des employés de commerce, des boutiquiers, répétaient d’une voix rauque et juste, sans timbre et brûlante de foi, la vieille hymne biblique traduite aux temps héroïques de la Religion: «Le Seigneur règne, le Seigneur a régné, le Seigneur régnera partout et à jamais!» Ils chantaient cela gravement, au milieu des minstrels hurleurs, des romances italiennes, des oisifs et des prostituées. André seul s’étonna. --L’association chrétienne des jeunes gens, dit le révérend Pearson. Et il s’arrêta, pour écouter le chef de chœur qui commençait à développer son texte, l’orgueil de sa mission dans les yeux. Tout près, un escalier conduisait à la grève. Par un instinctif besoin d’isolement et de fraîcheur, André et madame Pearson le descendirent. Quelque chose de doux et d’âcre, une vibration amoureuse, comme un voluptueux volètement d’ailes invisibles, leur donna le frisson, et leurs yeux cherchèrent: la grève était aussi peuplée que la digue. Adossés au mur, couchés par terre, cachés dans l’ombre des cabines, des centaines de couples étaient là, qui s’enlaçaient. Le bruit des pas, l’enquête des regards, ne les troublaient nullement. Ils laissaient passer les survenants sans s’émouvoir, car «ils ne commettaient pas le mal», leur vue n’était pas obscène. Étroitement serrés, se touchant de tout leur corps, ils échangeaient seulement un baiser sur la bouche qui n’en finissait pas, semblait projeter leurs sens dans leurs têtes: caresse à la fois continente et peu chaste, si forte que, dans la petite bourgeoisie, des fiancés s’en contentent durant des années. --... Le Seigneur règne, le Seigneur a régné, le Seigneur régnera!» clamait le jeune prêcheur, là-haut. Ah! ce maître éternel, n’était-ce pas celui qui jetait ces gens l’un à l’autre, et auquel ils sacrifiaient, dans ce culte à la fois stérile et raffiné? Comme le bras de madame Pearson tremblait sous le sien, André l’étreignit tout à coup; elle eut un petit soupir, et leurs bouches se rapprochèrent. Ils restèrent ainsi, de longues minutes. Devant eux, dans la nuit, croulaient les vagues. * * * * * Ce fut ainsi qu’André Dejoie fut initié à la première, et la plus nationale, des voluptés britanniques. Une fois que madame Pearson eut commencé de donner ses lèvres, elle ne fit plus aucune objection pour les offrir perpétuellement, mais lorsque André, enhardi, voulait obtenir davantage, elle lui disait si gentiment: «_Behave yourself, you bad man!_» (soyez sage, vilain!) qu’il se sentait redevenir enfant; et alors, il restait tranquille pendant cinq minutes. D’ailleurs, la maison était si petite, si banale, que, dans les courts instants où ils se trouvaient seuls, l’enfantillage même du baiser était dangereux. Ils ne se quittaient plus, se regardaient, puis baissaient les yeux, disaient deux paroles et se regardaient encore; et André comprit bientôt que le charme simple et puissant de son amie venait de ce qu’elle n’avait ni vertus ni vices, pas plus que d’idées, qu’elle ne réfléchissait jamais, ne pensait à rien qu’à ce qu’elle avait sous les yeux. --Elle n’a pas d’esprit, voilà qui est sûr, songeait André: mais a-t-elle une âme? Elle avait laissé deux enfants à Padston. Mais comme ils n’étaient pas à ses côtés, elle les avait oubliés. André n’apprit leur existence que par une lettre qui donnait de leurs nouvelles. «Mes petits chevreaux, si vous saviez comme je les aime!» Puis une autre chose la divertit, elle n’en parla jamais plus. Si elle était restée fidèle à son mari, c’est que la vie bourgeoise anglaise, surtout dans ces ménages d’église où tout est réglé, casé, codifié, ne lui accordait qu’un mâle et lui enlevait toutes possibilités d’en posséder plusieurs. Elle savait lire, écrire, on lui avait appris à faire des gestes, mais rien n’avait pénétré dans le fond de sa petite tête, où régnaient seulement des appétits, des instincts, un besoin d’imitation et de soumission tels qu’elle prenait en parlant l’accent français, enfin une naïve, et profonde et maternelle bonté. Quand il la suppliait d’être à lui, elle répondait: --Je veux bien, darling, je veux bien. Mais ici, il n’y a pas moyen! Cependant, un dimanche, M. Pearson, en sortant de l’office du matin, annonça qu’il était invité à déjeuner par un confrère. Ils eurent ainsi toute la première moitié de la journée devant eux. Ils prirent le parti de fuir, de rôder n’importe où, et marchant au hasard, parvinrent aux premières maisons du village de Shoreham, sur la côte. --Il y a peut-être des auberges, dit André Dejoie. Et personne ici ne nous connaît. Vous n’êtes plus que ma chérie, vous êtes mon amour, mon grand amour..., et madame Dejoie, si vous voulez. --Oh! oui, j’aimerais tant. Mais vous n’y pensez pas: un dimanche, dans l’après-midi, sans bagages... Vous ne connaissez pas l’Angleterre: les hôteliers de ce pays ne nous laisseront pas une minute ensemble. --Hélas! dit-il, nous faut-il trouver une île déserte; mais enfin, si vous tombiez sur la grand’route, si vous étiez malade? --Malade? Oh! la bonne idée! C’est vrai, je vais me trouver mal, vous allez voir! Mais il suggéra: --Déjeunons d’abord. On n’aurait qu’à vous imposer la diète pour vous guérir. Ils entrèrent au _Red Lion_. Dans une salle à manger étroite comme une cabine de navire, on leur servit un repas de viande froide. Madame Pearson avait la mine joyeuse et concentrée d’un enfant qui prépare un tour. Tout à coup, elle se leva, porta la main à sa gorge, se mit au balcon, se rejeta sur une chaise, allongea les jambes, étira les bras, offrit à André et à la maid qui les servait, le spectacle d’une attaque de nerfs à son maximum de violence. La déformation, par pur jeu, de ces traits puérils et charmants; l’embarras répugné qu’on éprouve devant tout être humain quand on sait qu’il ment; le sentiment de supériorité sur la malade que donnait, à tous les biens portants qui l’entouraient, la conviction de leur propre santé; tout cela inspirait à André une espèce de gaieté furieuse, une impression de ridicule vis-à-vis de lui-même, de rancune contre cette femme qui semblait si candide, et jouait sans faiblir cette grosse comédie. Autour de madame Pearson, qui ne répondait que par des mots entrecoupés, l’hôtesse, ses deux filles, les bonnes s’empressèrent; et toutes présentaient un remède. L’hôtesse offrait des sels, une des femmes de chambre un citron, une autre du vinaigre, et la cuisinière qui n’avait rien, criait: --Chassez le chat, chassez-donc le chat! C’est très mauvais la vue des chats, dans ces maladies-là! On la coucha, de force. Elle disait: «Mon mari, je veux mon mari!» Et la bonne hôtesse interpellant André: «Allez-donc! ces hommes, en voilà un qui serait capable de rester à table.» Il obéit, et trouva madame Pearson au lit déjà. Elle mourait de rire: --Avez-vous vu comme elle était bien imitée, l’attaque! Oh que c’est amusant! Darling, embrassez-moi. Il l’embrassa. Qu’elle était jolie, avec ce corps si frêle et si plein, si lumineux et si ferme, que ses éclats de rire mêmes le faisait à peine trembler. André la prit dans ses bras. Ils s’étreignirent. Et tout à coup, ils entendirent, dans la rue calme et muette, vidée de tout être humain par le repos dominical, un effroyable bruit, l’éclat discordant d’ophicléides, de grosses caisses, de cymbales, la passée ignoble dans le doux silence, d’une fanfare mal réglée. --Ce n’est rien, dit André au bout d’une seconde: «la bande» de l’armée du Salut, tout simplement. Mais mistress Pearson l’avait pris des deux mains aux épaules, et l’éloignait d’elle, un peu tremblante, le regard chargé du premier remords qu’il eût vu dans ses yeux. --André, dit-elle, c’est peut-être plus mal, aujourd’hui, quand tout le monde... tout le monde est aux églises? Un instant très court André demeura interdit, puis il crut à une insupportable et hypocrite affectation. Mais non, il savait qu’elle ne pouvait mentir. Et il lui sembla enfin qu’il _voyait_ quelque chose, qu’il découvrait un peu de l’inconnu qui gît dans les êtres. Et se penchant vers madame Pearson, il la baisa au front, avec un véritable amour viril. Il venait de comprendre que tout ce qu’on avait pu enseigner à cette innocente petite âme, c’était des formes extérieures et des conventions, et que, quoi qu’elle fit jamais au monde, elle resterait toujours, absolument, irresponsable et irréprochable. Si c’était vrai, que l’adultère fût un crime ou un péché, la faute en retombait sur lui, sur lui seul. Il prenait tout sur lui, donc il était maître. Etait-ce l’influence du ciel, de l’Océan, de l’âme de ce peuple qui flottait épandue dans l’air? Pour la première fois, il venait de penser comme un mâle anglais aurait pensé. LA VICTOIRE EN CHANTANT... 25 juillet 1907. JOURNAL D’UN PARISIEN EN 1920 ... Ce sera demain le 17 juillet. Ce jour, anniversaire de la mort de Bonaventure Espérandieu, est devenu celui de la nouvelle fête nationale. Il y aura des fleurs, des chants, des femmes qui s’en iront par les chemins, vêtues de clair, heureuses, disant: «On ne tuera plus nos fils!» Et tous les discoureurs--parce qu’il en faut--dans les moindres villages, en phrases plates, ou gonflées, ou naïves, célébreront la mémoire de Bonaventure, tandis que dans les académies, les amphithéâtres de Sorbonne, tous les palais scientifiques de France, on lira des essais sur le grand savant qui n’est plus, on glorifiera la patrie qui lui a donné naissance, on dira qu’au moment où tout semblait s’y dissoudre, les lois, les mœurs, la foi en l’avenir même de la race, un culte était resté, celui de la science, et que c’est par la science qu’elle fut enfin sauvée. Mais personne n’osera dire toute la vérité, personne n’osera parler sincèrement du _vrai_ Bonaventure Espérandieu, tel que je l’ai connu: dévoré de génie et brûlé d’alcool, éblouissant, crapuleux, sublime, haillonneux, enthousiaste, plein de vertus qu’on était en train de perdre autour de lui, de vices pour lesquels les hypocrites le méprisaient, simple comme un enfant, tout étourdi de rires, de délire et d’ivresse. C’est dans un café que je le rencontrai pour la première fois, naturellement, un petit café près de la Porte-Maillot, un dimanche matin, le 12 novembre, vers dix heures, au moment où passait le cortège qui chaque année allait encore, à cette époque, déposer une branche de chêne sur le monument qu’ont élevé nos pères à ceux qui sont tombés en défendant Paris. Et ces gens défilèrent devant nous. C’étaient pour la plupart de très vieux hommes, tout blancs de cheveux, et mis comme des petits employés. Mais l’un d’eux, fier d’être officier de réserve, avait revêtu son uniforme. Ils allaient, encadrés par des musiques militaires, ils allaient, portant devant eux un drapeau tricolore sur lequel on lisait: «Oublier, jamais!» Et quelle que fût la banalité des fanfares, elles retentissaient dans les cœurs. Ce sont des instincts antiques et sauvages que ceux qu’éveillent en nous ces trompettes de cuivre. Elles existaient déjà voici longtemps, longtemps, à l’aurore de l’âge du bronze, dans la grande barbarie des temps héroïques. Les airs qu’elles sonnent sont restés les plus près de cette barbarie. Avant même les temps lointains ou disparaît la ruine de Troie, ils annonçaient les villes prises d’assaut, les rouges incendies, les femmes violées, les cadavres spoliés, nus sur les champs de carnage, les hommes en cuirasse hurlant près des galères. Voilà pour quoi ça secoue... Parfois, sous nos yeux, un vieux cheval de fiacre, se souvenant qu’il avait été dans la cavalerie, levait la tête et reniflait. Parfois un cavalier et une amazone arrivaient au petit trot. Leurs chevaux aussi pointaient les oreilles et dansaient. Alors le cavalier se tournait à demi sur sa selle, rappelant de loin, avec sa petite moustache, sa cravate haute et sa redingote, un de ces romantiques qui revécurent par l’imagination les grandes batailles que leurs pères avaient livrées. Et la petite amazone avait elle-même le cœur tout secoué par ces cuivres. Elle pilait du poivre en même temps, et on ne saura jamais pourquoi elle serrait les lèvres: à cause de son âme émue, ou qu’elle avait l’assiette indécise et un peu froissée. C’est ainsi que ce cortège montait vers Courbevoie, à la fois semblable à un astre et à un refrain de café-concert. Ces impressions que je ressentais d’une façon confuse, Bonaventure Espérandieu, que je ne connaissais pas encore, les traduisait à côté de moi dans une espèce de soliloque lyrique. On eût dit qu’il rêvait tout éveillé, et, quand il s’arrêtait, un seul mot prononcé par moi presque involontairement le faisait repartir. Je le suivis tout naturellement quand il se leva. Je le suivis exactement comme les gamins suivaient la fanfare--et il me mena vers l’Arc de Triomphe. C’est à ce moment que je remarquai ses yeux: des yeux extraordinairement brillants, profonds, plus qu’humains, dont l’iris était à la fois agrandi et brouillé par une ivresse habituelle--des yeux d’archange enchaîné en enfer. Il murmura d’une voix basse. --Hein? Vous ne l’avez jamais regardé, vous ne l’avez jamais regardé? Personne ici ne sait plus ce qu’il veut dire. L’Arc énorme et harmonieux dominait Paris. Son porche immense semblait fait pour encadrer le soleil. Il abritait des pigeons sauvages et des noms héroïques. Il s’élevait sur ses quatre pieds comme si, jailli du sol d’un seul coup, il fût demeuré figé dans le redressement d’un orgueil éternel. Bonaventure murmura encore: --Il ouvre sur le ciel et sur la gloire. Puis il ajouta: --Il faut le regarder du côté des groupes de Rude. Etex était un cochon! Il montrait du doigt l’_Invasion_ brandissant sa torche, faisant fouler, aux pieds de ses cavales, les vieilles femmes et les vierges; mais en face, des adolescents et des vieillards, la bouche pleine de cris, les yeux forts de courage, épaule contre épaule montaient vers le triomphe ou la mort. --On ne sait plus maintenant, répéta-t-il, ce que ça signifie. Ah! passer là-dessous, un lendemain de victoire! Il récita: «Nous irons à Sparte, maudire le sol où fut cette maîtresse d’erreurs sombres, et l’insulter, parce qu’elle n’est plus!»... O mon pays, toi seul as la lumière, l’ingénuité malgré tout, la gaieté: et tu mourrais! Je ne suis qu’un bourgeois de Paris, assez riche, peu lettré. Je ne comprenais pas que cette Sparte dont il parlait était une autre Sparte, plus proche de nous, et dont nous avions souffert l’insulte; mais sa passion m’entraînait, je lui demandai naïvement: --Vous êtes poète? --Moi? dit-il. Si vous voulez: j’ai inventé une lyre, une lyre... Mais non, je ne suis qu’un pauvre expérimentateur de physique, vivant au fond d’un grenier, à Montmartre. Et pourtant, pourtant... Ah! si la guerre éclatait! Elle éclata! Tous s’en souviennent, de ce jour noir. Elle éclata malgré toutes les prières, les reculades, les agenouillements. Elle éclata, parce qu’on avait trop parlé de paix, trop adoré la paix, trop prêché en même temps la guerre entre classes à la place de la guerre entre peuples; comme si ces gens, là-bas, n’étaient pas, eux aussi, d’une autre classe, puisqu’ils avaient un autre idéal! Les imbéciles qui avaient chanté ces romances, les aliénés qui avaient suscité ces haines, se réveillèrent un matin devant la menace d’une défaite et l’évidence que cette défaite signifierait la ruine matérielle de quarante millions d’hommes, à qui le vainqueur imposerait des conditions telles qu’il leur serait désormais impossible de gagner leur pain. Car ce n’est plus pour se voler des terres qu’on se bat, aujourd’hui, c’est pour s’emparer du travail, pour être seul à pouvoir travailler, et faire de l’or. Ah! tout ce désarroi, tous ces politiciens lâches qui récriminaient les uns contre les autres, et qui tous avaient raison, hélas! de récriminer; et ceux--les fous inutiles--qui demandaient «la vie des coupables». Je rougis encore de honte, quand j’y pense. On se reprit assez vite, pourtant. On savait que ce n’était pas seulement une question d’honneur ou de territoires, qu’on allait combattre pour n’être pas condamné à mourir de faim; et les hommes partirent graves et résolus, à travers les rues muettes. Seule la figure de Bonaventure éclatait de joie, quand il vint me trouver. --Vous n’êtes jamais venu dans mon grenier, me dit-il. C’est le moment! Et puis, vous m’aiderez. J’ai besoin d’argent. Vous me donnerez de l’argent, n’est-ce pas? Je m’aperçus que depuis quelques mois il avait dû boire plus encore que de coutume. Ses traits étaient gonflés dans sa face blême, et ses mains tremblaient. Je l’accompagnai sans confiance, presque sans curiosité, heureux cependant d’une démarche où je trouvais la distraction d’une horrible angoisse: quelques jours seulement nous séparaient de la grande bataille, et après... je frémissais en y pensant. Bonaventure, en passant devant la boutique d’un armurier, me pria d’acheter quelques cartouches pour fusil de chasse. Nous montâmes ensuite jusqu’à son logis. C’était pis qu’un grenier: un bouge. Dans un coin, les draps sales et défaits d’un mauvais lit. Au milieu de la pièce, une table à tréteaux portant des instruments de physique dépareillés. Rien que du désordre, et en moi l’impression douloureuse que j’avais affaire à un fou, qui vivait dans un rêve grossier, entretenu par la débauche. Il se mit à rire comme un enfant. --Ça ne vous paraît pas engageant, dit-il. Bah! Le Bon faisait ses expériences sur un coin de table, avec des boîtes de carton. Mais tenez, voici la lyre! C’était une lyre, en effet, ou plutôt une sorte de cythare qui se distinguait des instruments ordinaires par quelques cordes d’aspect singulier, les unes d’une longueur démesurée, les autres extrêmement courtes. --Mais vous n’êtes pas fort, dit Bonaventure. Il faut commencer avec vous par la démonstration pour débutants. Il tendit sur un chevalet une corde en boyau qu’il pinça d’un coup d’ongle. Elle rendit un son clair, qui s’éteignit lentement. --Elle donne le _la_, continua Bonaventure, le _la_ de la troisième octave. Tout en parlant, il saupoudrait la corde d’une poudre jaunâtre. --Maintenant, dit-il, je prends un violon, le violon du tzigane fou, n’est-ce pas... et je lui fais donner ce même _la_ de la troisième octave. Il avait saisi l’archet d’une main curieusement exercée, malgré son tremblement. La note chanta dans l’air calme, et, au même instant, de la corde tendue sur le chevalet, une légère explosion répondit. --Vous avez compris? --Non, dis-je. --C’est l’expérience classique pratiquée devant les collégiens, fit Bonaventure. Les vibrations _la_ du violon se communiquent à la corde tendue sur le chevalet. Elle vibre par sympathie. Elle vibre seulement aux vibrations de la note qu’elle rendrait si elle était touchée, comprenez-bien. Et à ce moment, le fulminate de mercure dont elle est saupoudrée, explosif très sensible, détone. --Et alors, demandai-je, une cartouche, un obus? --Une cartouche, un obus n’éclaterait que si leur détonateur était en contact avec une corde tendue, en sympathie elle-même avec un instrument de musique puissant... Je pourrais jouer tous les airs du monde sans ébranler les cartouches que vous avez dans la poche. J’avais oublié les cartouches. Je les jetai sur la table avec une certaine anxiété. Bonaventure rit de nouveau. --Seulement, dit-il, c’est ici que j’interviens. J’ai trouvé! Je suis sûr que j’ai trouvé. Je ne vous donnerai pas mes formules exactes, et ceci pour deux raisons: ou bien vous êtes scientifiquement nul, et alors vous ne comprendriez pas. Ou bien vous pouvez vous assimiler ces formules, et alors mes droits d’auteur courraient un risque. Mais je vais employer une comparaison: aimez-vous qu’on taille un bouchon, un bouchon de liège, à portée de vos oreilles? Je frissonnai. --Bonaventure, criai-je, vous savez bien que je ne puis le supporter! Rien que l’allusion que vous venez de faire me détraque. J’en ai les nerfs agacés et la chair de poule! --Bien! fit Bonaventure. Et c’est un petit bruit, pourtant, un bien petit bruit que celui d’un canif sur un bouchon. Mais c’est justement parce que c’est un petit bruit. Sachez qu’au delà des sons que vous entendez il existe des notes trop aiguës ou trop basses pour être perçues par l’oreille. Leurs vibrations sont des multiples ou des sous-multiples de celles qui vous parviennent, et elles ont des propriétés particulières. Celles que produit le couteau mordant le liège sont déjà presque de ce genre: elles attaquent vos cellules nerveuses. Prolongées ou mieux choisies, elles les décomposeraient. Eh bien, j’ai découvert le nombre de vibrations sonores qu’il faut pour décomposer et faire éclater tous les explosifs connus, et je puis produire ces vibrations. --Alors? demandai-je, n’osant pas comprendre encore. --Alors, je puis faire sauter ces cartouches devant vous, sur cette table... N’ayez pas peur: tous les chasseurs savent qu’une cartouche qui explose à l’air libre ne fait qu’éparpiller à quelques centimètres autour d’elle le plomb qu’elle contient. Du reste, nous n’allons garder que deux de celles que vous avez apportées et mouiller la poudre des autres... Voilà qui est fait. Maintenant, regardez! Il s’approcha de la lyre avec une espèce d’archet bizarre. --Ce sont des vibrations très aiguës qu’il nous faut. Tenez-vous bien, intéressant nerveux! L’archet passa sur les cordes, toutes les cordes. Elles résonnèrent, pleines, fortes, harmonieuses, en octaves qui s’élevaient toujours. Puis ce fut le silence. Comment dirai-je? Un silence empli d’un bruit qu’on n’entendait pas. Un silence qui dévasta tous mes nerfs, qui me fit mal à crier. Et lui-même, ce Bonaventure, se mit à trembler de tous ses membres, plus pâle, plus décomposé que moi, car ses nerfs étaient en plus mauvais état, à cause de l’alcool. --... Flouc! Une légère lueur, un bruit mou, la pièce qui s’emplit de fumée: les cartouches gisaient éventrées sur la table, et leur carton brûlait lentement, comme de l’amadou. --Voilà! dit Bonaventure, simplement. Ce fut quelques heures à peine après cette expérience que nous partîmes vers l’Orient terrible, enflammé, ensanglanté déjà. Bonaventure emportait un autre instrument incomparablement plus puissant que le modèle de son atelier, capable de communiquer très loin les vibrations mystérieuses. Cet instrument était achevé, mais Bonaventure avait besoin d’argent uniquement pour payer l’industriel qui l’avait construit sur ses plans, et c’est pourquoi il avait réclamé mon aide, le malheureux! Je payai, et une automobile nous emporta. Ah! la France envahie, les gens en fuite sur les routes, les pauvres carrioles pleines de femmes misérables et d’enfants affamés, les fermes pillées par ces fuyards mêmes, toutes les horreurs de la panique! J’ai vu ces choses, je les ai vues. Mais on ne les reverra plus jamais: le monde est libéré de ces terreurs, aujourd’hui. Je conduisais l’automobile. Bonaventure, à chaque instant, portait à ses lèvres un flacon plein d’un alcool qui l’exaltait sans le griser: il ne connaissait plus, depuis longtemps, la possibilité de l’ivresse, mais il devenait fou. Et je me disais: «Il m’a rendu fou moi-même. Rien de tout cela n’est vrai, rien! Nous marchons vers le ridicule, en même temps que vers la captivité ou la mort.» Mais lui, il répétait perpétuellement, avec un rire affreux: --Et dire qu’Amphion bâtissait les villes aux sons de la lyre! Nous autres... Alors, il touchait du pied la grande lyre de fer étendue devant nous. Elle rendait une lamentation formidable, un cri terrible, immense et sombre. Et Bonaventure dressé, les bras en croix ricanait encore. Comment nous arrivâmes, la nuit tombée, aux environs de Neucharmes, où se trouvait concentrée, par son grand mouvement en avant, l’armée ennemie; comment nous parvînmes à nous installer au sommet de la Nauve, cette hauteur ardennaise d’où nous dominions des lieues et des lieues de pays, je ne le sais plus. Nous étions affolés par l’imminence de l’acte, nous marchions comme des somnambules, pénétrés cependant par cette angoisse harassante que connaissent tous ceux qui ont tenté une grande chose: «Nous sommes sûrs, mathématiquement sûrs du succès. Et pourtant!» Bonaventure planta la lyre sur une dalle de grès rouge. --C’est là, dit-il. Nos troupes sont loin derrière, hors de l’atteinte des vibrations. C’est là! A perte de vue, des feux de campements brillaient dans l’ombre. Parfois d’un village plus fortement éclairé, les chants de soldats ivres montaient vers nous. A nos pieds un cavalier passa, porteur sans doute d’un ordre, et le retentissement des quatre fers de son cheval, lancé au galop, nous fit blémir. --Hâtons-nous, dit Bonaventure. Si on venait! Mais quand il eut pris son grand archet, il cria, malgré nos craintes: --Il faudrait pourtant quelque chose, quelque chose d’abord... Hourra! J’ai trouvé: _La victoire en chantant nous ouvre la barrière_... La haute lyre sonna les premières notes de l’hymne héroïque. Elles s’en allaient lentes, graves, puissantes. Un corbeau noir et triste s’envola en gémissant. Au-dessus de nos têtes, les sapins s’agitèrent. Il s’épandit de la terreur. Les soldats qui chantaient au loin se turent étonnés, vaguement troublés déjà, ployés sous la menace et le mystère. --Et maintenant, dit Bonaventure, maintenant!... Ce fut encore, comme dans son grenier, un silence effrayant, un silence strident, plein d’ombres mordantes, mais mille fois plus fortes, la ruée perfide dans l’air nocturne des vibrations inouïes multipliées par milliards, farouches et toutes puissantes, l’élan muet de la mort qui se précipitait à son but. --Ah! assez! criai-je. Tu ne vois donc pas, malheureux, que nous aussi nous allons mourir! C’était en nous la décomposition des cellules nerveuses, la secousse mortelle, la dissolution de l’être. Nous n’y avions pas pensé. Oui nous allions mourir. Je vis tomber Bonaventure, le premier. J’eus à peine le temps ensuite de percevoir une conflagration géante, l’éruption d’un volcan, le bruit de dix mille caissons éclatant à la fois, le crépitement sec et successif de milliards de cartouches, pareil à celui d’une machine à écrire manœuvrée par une main gigantesque. Un clocher à la toiture en forme de bulle, tel qu’il y en a beaucoup dans l’Est, s’ouvrit comme le couvercle d’une grosse marmite avant de tomber sur le sol. Le cri de trois cent mille douleurs et de cent mille agonies répondit à la lyre. Je perdis connaissance. * * * * * Quand je revins à moi, un homme me mettait une compresse d’eau glacée sur le crâne. --Et Bonaventure, demandai-je, mon ami? On ne me répondit pas. Mais je vis une pauvre forme misérable, étendue à mes pieds. Ses nerfs, à lui, n’avaient pas résisté. La farouche musique de la lyre avait été trop forte pour ses cellules trépidantes et brûlées d’alcool. Mais l’ennemi? Il n’y avait plus d’ennemi. Il n’y avait plus que des débris sanglants, des blessés par centaines de mille, une déroute sans nom, sans exemple, et comme il n’y en aura plus jamais, parce qu’il n’y aura plus de guerre: on n’oserait plus. _La Victoire en chantant_... Ah! cette nuit terrible! FIN 15 novembre 1909. TABLE LA BICHE ÉCRASÉE 1 LE MIRACLE DE TOLLENAËRE 17 LA FORCE DU MAL 29 L’ACCIDENT 61 LE BON PÈRE 73 LA BONBONNIÈRE 85 REPOS HEBDOMADAIRE 101 LE RAT 113 LE MERLE 127 LES CHIENS 151 LE SECRET 167 LA PEUR 179 POUSSIÈRES 195 DEVANT LA MACHINE 211 LE BINOCLE 237 CASTOR ET ZULMA 251 LE NUMÉRO 13 267 LA COLLISION DE BRÉBIÈRES-SUD 279 LA RÉVÉRENDE 299 LA VICTOIRE EN CHANTANT 319 IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--9802-5-10. * * * * * DERNIÈRES PUBLICATIONS Format in-18 à 3 fr. 50 le volume Vol. ADOLPHE ADERER Les Heures de la Guerre. 1 RENÉ BAZIN La Closerie de Champdolent. 1 MARCEL BERGER Jean Darboise, auxiliaire. 1 ADRIEN BERTRAND L’Orage sur le Jardin de Candide. 1 V. BLASCO IBANEZ Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse. 1 RENÉ BOYLESVE Le Bonheur à Cinq Sous. 1 GUY CHANTEPLEURE La Ville assiégée. 1 PAUL-LOUIS COUCHOUD Sages et Poètes d’Asie. 1 PIERRE DE COULEVAIN Le Roman Merveilleux. 1 MAX DEAUVILLE Jusqu’à l’Yser. 1 J. D’OR SINCLAIR Les Noces de Jade. 1 MARC ELDER Le Peuple de la Mer. 1 MARY FLORAN L’Ennemi. 1 ANATOLE FRANCE Le Génie latin. 1 A. GÉRARD La Triple Entente et la Guerre. 1 PIERRE GOURDON La Réfugiée. 1 GYP La Dame de St-Leu. 1 LOUIS LEFEBVRE Le Grand Jour. 1 JULES LEMAITRE La Vieillesse d’Hélène. 1 PIERRE LOTI La Hyène enragée. 1 CAMILLE MALLARMÉ La Casa seca. 1 PIERRE MILLE Sous leur dictée. 1 ÉMILE NOLLY Le Conquérant. 1 JACQUES NORMAND Le Laurier sanglant. 1 RENÉ STAR L’Éclaireuse. 1 CHARLES TARDIEU Sous la Pluie de Fer. 1 MARCELLE TINAYRE La Veillée des Armes. 1 LÉON DE TINSEAU Le Secret de Lady Marie. 1 COLETTE YVER Mirabelle de Pampelune. 1 *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA BICHE ÉCRASÉE *** Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. 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The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. 1.E.2. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our website which has the main PG search facility: www.gutenberg.org This website includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.