The Project Gutenberg EBook of Cardenio, by Gustave Aimard This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: Cardenio Scènes de la Vie Mexicaine Author: Gustave Aimard Release Date: October 12, 2018 [EBook #58084] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CARDENIO *** Produced by Camile Bernardo and Marc D'Hooghe at Free Literature (Images generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France) CARDENIO Scènes de la Vie Mexicaine Par GUSTAVE AIMARD PARIS ARTHÈME FAYARD, ÉDITEUR 18 ET 20, RUE DU SAINT-GOTHARD. 18 ET 20 1920 Scènes de la Vie Mexicaine CARDENIO I Où le lecteur fait connaissance avec l'abbé Paul-Michel Lamy, curé de Castroville, et avec son sacristain Frasquito d'Assis. Le Texas, qui fait aujourd'hui partie de la Confédération des États-Unis du Nord, auxquels il s'est librement donné après s'être, en 1845, séparé du Mexique, est encore, à l'heure où nous écrivons ces pages, une des contrées les moins connues de l'Amérique. Son nom est indien; il signifie, dans la langue aztèque, _lieu abondant en gibier_. Hâtons-nous de constater que ce nom est mérité; peu de pays possèdent des chasses aussi riches. Le Texas a environ 160.000 kilomètres carrés. Sa population est loin de répondre à son étendue, bien que; après son annexion au Mexique et les divers événements qui, depuis quelques années, ont fixé l'attention sur ce pays, le nombre de ses habitants, sans parler, bien entendu, des Indiens comanches, apaches et autres nations indépendantes, qui ne se sont jamais laissé compter par personne, ne s'élève pas à plus de 600.000 âmes, si même elle atteint ce chiffre. Voici la position exacte du Texas: il est borné au sud par le golfe du Mexique; à l'est par la rivière Sabina, qui le sépare de la Louisiane; au nord par la rivière Rouge, l'Arkansas et le territoire indien; au nord-ouest par le nouveau Mexique et à l'ouest par le Río Grande, autrement nommé également Río Bravo Del Norte. Si l'on s'en rapporte aux noms innombrables qui émaillent comme à plaisir les cartes géographiques, ce pays posséderait une quantité considérable de villes riches et paissantes. Malheureusement la fiction, lorsqu'on visite ce pays, ne tarde pas à faire place à une triste réalité, et l'on s'aperçoit promptement que, à part cinq ou six villes réellement dignes de ce nom, et appelées dans un avenir prochain à prendre un grand développement, toutes les autres ne sont que des misérables agglomérations de chaumières branlantes, construites sans ordre, sans goût, dans des positions souvent très mal choisies, sans communications entre elles, et qui, en France, ne passeraient même pas pour de gros bourgs. En somme, et quoi qu'il en soit, ce pays est un des plus beaux de l'Amérique. La fertilité de son sol est extraordinaire, sa végétation d'une puissance incroyable; il est couvert de forêts admirables, composées des essences les plus remarquables, et lorsque ce pays sera assaini par les défrichements et une canalisation bien entendue, on y jouira d'un climat excessivement sain et presque tempéré sur les côtes, à cause des brises de mer. Le 5 septembre 1846, c'est-à-dire un an environ après l'annexion du Texas aux États-Unis, pendant toute la journée la chaleur avait été étouffante, l'atmosphère pesante et chargée d'électricité. Vers le soir, le ciel avait pris une teinte cuivrée, et, bien qu'il n'y eût pas un souffle dans l'air, les arbres et les plantes semblaient agités de frissonnements incompréhensibles pour tout autre que pour un homme né dans le pays. Tout faisait prévoir un de ces ouragans soudains nommés _cordonazos_, qui s'élancent à l'improviste des montagnes Rocheuses et, en quelques heures, bouleversent, totalement la zone sur laquelle ils ont étendu leurs ravages. Il était huit heures du soir. Dans une misérable hutte construite en torchis, disjointe et ouverte à tous les vents, composée de deux pièces et surmontée d'un grenier, un homme était assis sur un escabeau devant une table boiteuse, dont un des pieds, le plus court, était calé par une pierre, et mangeait une maigre pitance composée d'un cuissot de daim séché et de salade sauvage, à défaut d'huile, assaisonnée avec du lait. Cette masure, qui était cependant la plus belle de la ville de Castroville, était le presbytère; l'homme qui mangeait, le curé. La ville de Castroville, puisque tel est son titre, est une misérable bourgade composée d'une soixantaine de maisons plus délabrées et plus mal entretenues les unes que les autres, et d'une centaine environ de _jacales_ et de _ranchos_ indiens. Depuis nombre d'années déjà, les Missions étrangères françaises, avec un dévouement et une modestie que l'on ignore et que l'on ne saurait trop honorer, entretiennent dans ce pays et dans bien d'autres encore un nombre considérable de prêtres qui, avec une abnégation, une patience et une charité à toute épreuve, s'appliquent à enseigner aux pauvres et déshérités habitants de ces contrées les principes de notre sainte religion et à développer leur intelligence en leur apprenant à lire, à écrire et même à coudre, tisser, labourer, etc., etc. La maison dans laquelle nous avons introduit le lecteur avait été construite à grand'peine par deux prêtres français qui, pour cette occasion, s'étaient improvisés architectes, pionniers, maçons, serruriers, menuisiers et même peintres, tout cela presque sans outils ou en se servant de ceux qu'eux-mêmes avaient fabriqués. L'un de ces deux prêtres, trop faible pour un si rude labeur, était mort à la peine; il avait été enterré par son compagnon, presque aussi malade que lui, dans le jardinet attenant à la maisonnette, où sa tombe, surmontée d'une modeste croix de bois, disparaissait déjà presque tout entière sous un fouillis de roses, de jasmins d'Espagne et de résédas odorants. Le survivant avait été transporté mourant à Galveston, où il avait rendu, deux mois après, le dernier soupir. De ces prêtres, l'un avait vingt-cinq ans, l'autre vingt-trois à peine. Nous nous abstiendrons de tout commentaire. L'histoire des Missions françaises fourmille de ces douloureux épisodes. Le curé de Castroville, que nous avons laissé occupé à manger son maigre souper, et qui, depuis deux mois, avait succédé aux deux missionnaires morts si malheureusement, était un jeune homme de vingt-cinq ans à peine, mais auquel on aurait pu en donner plus de trente. Sa taille était haute, ses épaules larges, son apparence vigoureuse; son visage avait une grande pureté de lignes; son front était vaste, échancré aux tempes; ses yeux bleus, bien ouverts, regardaient en face, avec une expression de douceur ineffable mêlée d'une indomptable énergie. Son nez droit aux ailes mobiles, ses pommettes un peu saillantes, sa bouche garnie de dents magnifiques et entr'ouverte par un sourire rempli de bonté; son menton séparé par une fossette, mais carré, lui composaient une des physionomies les plus sympathiques qui se puisse imaginer, à laquelle ses longs et soyeux cheveux blonds séparés sur le front, et tombant en boucles épaisses sur ses épaules, l'émaciation de ses traits et la pâleur d'ivoire de son visage, donnaient un cachet étrange de résignation et de dévouement. Son costume ne se composait que d'une soutane en serge noire, luisante de vétusté, rapiécée en mille endroits, qui recouvrait sans doute des vêtements bien plus misérables encore. Un rabat de mousseline, légèrement empesé, et d'une blancheur éclatante, complétait ce costume d'une simplicité primitive, réellement apostolique. Ce jeune prêtre était connu à Castroville, dont tous les habitants l'adoraient, sous le nom de l'abbé Paul-Michel Lamy; les Espagnols le nommaient indifféremment Don Pablo ou el señor cura Miguel. En ce moment l'abbé Michel soupait tranquillement tout en lisant son bréviaire ouvert sur la table à côté de lui, sans se préoccuper de l'orage qui se rapprochait rapidement; le vent commençait à pousser ses plaintes lugubres à travers les ais mal joints des portes; l'on entendait par intervalles les grondements sourds d'un tonnerre lointain. La porte de la chambre dans laquelle se tenait le prêtre s'ouvrit doucement et comme poussée par une main timide. Un homme parut, passant avec hésitation sa tête dans l'entrebâillement de cette porte. Cet homme jeta autour de lui un regard furtif, puis il pénétra dans la chambre. Il tenait à la main une de ces lampes fumeuses nommées _candiles_, dont se servent exclusivement les pauvres en ce pays. Il posa ce candil sur la table, à côté du prêtre, et demeura immobile, silencieux, les bras croisés sur la poitrine et les yeux baissés, attendant sans doute les ordres de son supérieur. Cet individu, vêtu d'une misérable serpillière de grosse toile, tachée de graisse et rapiécée en maints endroits, les cheveux courts, les pieds nus dans des _alpargatas_ usés et trop larges, appartenait évidemment à la race indienne. Il avait une de ces figures douces, craintives, auxquelles l'habitude d'une longue sujétion a enlevé toute expression, excepté celle d'une obéissance passive et d'un dévouement presque inconscient, s'il nous est permis de nous servir de cette expression, un peu risquée peut-être, mais qui rend parfaitement notre pensée; et pourtant, dans le rayonnement de cet œil mort qui s'éveillait à certaines heures, dans les commissures de ces lèvres décolorées et pincées, il y avait ce sentiment de ruse native et d'astuce sournoise que l'on rencontre presque toujours sur les masques railleurs des esclaves, des courtisans ou des bouffons. Petit et contrefait, presque bossu, il avait les bras beaucoup trop longs pour sa taille; cependant il était leste, ingambe, paraissait doué d'une force presque herculéenne, et, par une bizarrerie étrange de la nature, qui ne se plaît que dans les contrastes, sa voix était douce, musicale et parcourait tous les tons de la gamme chromatique avec des sons d'une harmonie étrange et saisissante; ressemblant plutôt à un chant d'oiseau qu'à une voix humaine. C'était un pauvre enfant trouvé, recueilli par pitié et élevé par l'archevêque français de Galveston; il se nommait François d'Assise et était sacristain de l'abbé Michel. Les gens qui le connaissaient ne l'appelaient jamais autrement que Frasquito. Le jeune prêtre releva la tête, remercia son serviteur par un sourire et lui dit en fermant son bréviaire: --Il n'y a rien de nouveau dans la ville, Frasquito? --Pardonnez-moi, mon père, répondit le sacristain; il y a beaucoup de nouveau, au contraire. --Vraiment! Prends une chaise, Frasquito; assieds-toi près de moi, et ouvre ton sac aux nouvelles. --Mon père... murmura le sacristain avec humilité. --Assieds-toi, je le veux, reprit le prêtre avec une douce insistance. --Je m'assiérai donc pour vous obéir, mon père. Il prit alors une chaise, l'approcha de la table et se posa humblement sur le bord. --Pauvre et excellente créature, dit l'abbé Michel, se parlant plutôt à lui-même que s'adressant à son interlocuteur, dans cette contrée presque sauvage où tous deux nous sommes appelés à vivre et peut-être à mourir, ne devons-nous pas nous considérer comme deux amis, comme deux frères? Est-ce que tout, joie, misère et douleur n'est pas commun entre nous? Est-ce que nous ne sommes pas seuls à nous comprendre? Est-ce que l'humilité chrétienne n'exige pas l'égalité lorsqu'il y a parité de sentiments, communauté de dévouements? Laisse donc là, mon pauvre enfant, ce respect servile dont on t'a si longtemps fait une loi; ne vois en moi qu'un frère, c'est-à-dire un égal, puisque nous sommes tous deux associés pour accomplir la même tâche; dis les grâces avec moi, mon enfant. --Voulez-vous savoir la vérité vraie, mon père? --Certes, car je n'en connais pas d'autre. --Votre visite d'hier aux nouveaux colons allemands, mon père, et celle que vous avez faite aujourd'hui aux soldats du bataillon irlandais arrivés depuis deux jours de San Antonio, et campés hors de la ville, ont, à ce qu'il paraît, très gravement indisposé contre vous le commandant Edward's Strum. Vous n'ignorez pas, mon père, ajouta-t-il avec un accent de finesse cauteleuse, que ce n'est pas pour rien que le commandant Edward's a été surnommé la _Tempête_; il est vif comme la poudre, et s'il m'était permis de dire toute ma pensée, j'ajouterais... Il hésita. --Parle sans crainte, mon enfant, dit le prêtre d'un air placide. --Eh bien, mon père, puisque vous m'y autorisez, j'ajouterai qu'il est méchant comme un âne rouge. C'est un _Yankee_ dans toute la force du terme; un protestant féroce, intolérant, vaniteux; vous ne sauriez vous imaginer, mon père, les tracasseries et les humiliations dont il a accablé les révérends pères Didier et Urbain, vos prédécesseurs. --Je sais tout ce qui s'est passé, mon enfant, dit tristement le père Michel. --S'ils sont morts, c'est lui seul qui les a tués; il est terrible, surtout après son dîner, lorsqu'il a absorbé trois ou quatre mesures de whisky et qu'il s'est gorgé de viandes saignantes. Le commandant a juré, en blasphémant comme un païen, selon sa coutume, qu'il viendrait en personne vous intimer l'ordre de cesser votre propagande catholique, qu'il saurait vous contraindre à lui obéir, ainsi qu'il y a contraint tous ceux qui sont venus avant vous à Castroville. --Est-ce tout ce que tu as à me dire, mon enfant? --Oui, mon père, mais je tremble à la pensée du danger qui vous menace. --Tu as tort, Frasquito; le maître que je sers saura me protéger et me défendre; j'ignore ce qui résultera de la visite que veut me faire le commandant Edward's Strum, mais je puis t'affirmer d'avance qu'il ne me tuera pas, comme il a fait de nos malheureux frères et qu'il ne me contraindra pas à lui obéir. Ainsi, rassure-toi, mon enfant. En ce moment le galop rapide de plusieurs chevaux se fit entendre en dehors, et plusieurs coups précipités, furent frappés contre la porte de la maison. --Va ouvrir, Frasquito. Hâte-toi, c'est sans doute quelque malheureux qui réclame du secours; il ne faut pas le faire attendre, dit le prêtre. Le sacristain se leva et sortit. II Quelle fut la visite que reçut le missionnaire, et ce qui s'ensuivit. L'absence du sacristain ne fut pas longue; elle ne dura que quelques minutes à peine. --Eh bien! lui demanda le missionnaire en le voyant paraître, qu'y a-t-il? --Mon père, répondit Frasquito, c'est Cardenio Bartas, le fils aîné du vieux Bartas, le colon de l'Étang-aux-Coyotes. --Il faut qu'il soit arrivé un bien grand événement chez lui pour que le vieux Melchior se soit décidé à laisser faire à son fils une si longue route par un temps pareil. --L'enfant n'a pas sur tout son corps un fil qui soit sec; il est dans un état épouvantable. --Pourquoi ne l'as-tu pas fait entrer tout de suite, le pauvre enfant? --Parce qu'il attache ses chevaux, mon père. --Comment ses chevaux? --Oui, il en a deux: un qu'il monte, l'autre qu'il conduit en bride. --Ah! Très bien, je comprends; tu les as fait mettre dans le corral? --Oui, mon père. --Maintenant, va chercher l'enfant; hâte-toi. Frasquito sortit presque en courant. Dès qu'il fut seul, le missionnaire se leva, ouvrit une armoire; il sortit de cette armoire une assiette, un verre, un couteau, une bouteille cachetée de rouge, un pain dont il coupa un large chanteau, et qu'il replaça ensuite où il l'avait pris, un morceau de venaison rôtie, une assiette pleine de lait et un morceau de fromage de chèvre; il étendit ensuite une serviette blanche sur la table, et, en moins de deux ou trois minutes, il eut dressé le couvert d'un repas, certes plus succulent cent fois que ceux qu'il se permettait à lui-même; puis il referma l'armoire, enleva l'escabeau placé devant la table et qui lui servait de siège, et le remplaça par une chaise. A peine ces préparatifs, si simples en apparence, mais en réalité si luxueux pour le pauvre missionnaire, furent-ils achevés, que la porte s'ouvrit, et le jeune homme entra, suivi du sacristain. Frasquito avait dit vrai. Le pauvre enfant semblait littéralement sortir d'une rivière quelconque; ses vêtements ruisselaient d'eau; chacun de ses pas laissait derrière lui une large plaque humide. --Pardon, señor padre... dit-il avec embarras. Mais le missionnaire ne le laissa pas achever. --Avant tout, mon enfant, lui dit-il affectueusement, débarrasse-toi de tes habits, et mets ceux que Frasquito tient sous son bras. --Mais, señor padre... répondit le jeune homme en essayant de se défendre. --Je n'écouterai rien, avant que tu ne m'aies obéi. Ainsi, pas un mot, cher enfant. En un tour de main, tant les deux hommes y mirent d'ardeur, les vêtements du jeune garçon furent remplacés par d'autres, parfaitement secs. --Là! Voilà qui est fait, dit gaiement le missionnaire; toi, Frasquito, sèche tout cela devant un grand feu, de façon à ce que Cardenio puisse le reprendre avant de retourner chez lui. Le sacristain ramassa toutes les hardes mouillées et quitta la chambre. --A quelle heure es-tu parti de chez ton père, mon cher enfant? demanda le missionnaire dès qu'il fut seul avec son jeune visiteur. --Une heure avant le coucher du soleil, señor padre. --Très bien; alors, comme tu n'as pu assister au dîner de ta famille, tu dois avoir faim; à ton âge on a bon appétit; assieds-toi là, à cette table, et soupe. Tout en mangeant, tu me diras quels sont les motifs si graves qui t'ont contraint, par un temps comme celui-ci, à faire près de quatre lieues à travers des chemins impraticables. --Mais, señor cura, vous êtes réellement trop bon; je ne sais comment... --Ta, ta, ta, ta! Assieds-toi, te dis-je; je n'écouterai rien tant que tu ne te sera pas mis à l'œuvre. Force fut au jeune garçon d'obéir; il avait réellement grand appétit; de plus il savait que le père Michel lui aurait tenu parole et n'aurait rien écouté de ce qu'il aurait voulu lui dire. Nous profiterons de ce moment de répit, que nous donne l'insistance mise par le missionnaire à faire souper son jeune visiteur, pour esquisser le portrait de Cardenio, qui n'est rien moins que notre principal personnage. Cardenio Bartas était âgé de dix-sept ans à peine; il était grand, bien fait, solidement charpenté, et paraissait au moins trois ou quatre ans de plus que son âge. Ses traits fins, aux lignes nobles et fortement accentuées, bien que brunis par le soleil, le faisaient à l'instant reconnaître pour un Espagnol de vieille race andalouse, peut-être un peu mêlée de sang maure, mais sans aucun autre alliage de sang américain. Son front bombé, un peu bas; ses yeux noirs bien fendus, pleins d'éclairs; sa bouche un peu grande, ourlée de lèvres d'un rouge sanglant; son nez légèrement aquilin; son menton bien dessiné; ses cheveux d'un noir de jais, frisés et frisottés, qui tombaient en désordre sur son cou musculeux, tous ces traits réunis formaient à ce jeune homme une physionomie à la fois douce, énergique et rêveuse, qui lui donnait une certaine ressemblance avec l'Antinoüs ou le Méléagre antiques. Les Bartas se prétendaient _Cristianos-viejos_, c'est-à-dire Espagnols de race pure. Un Melchior de Bartas avait fait partie, comme officier, de l'audacieuse et aventureuse expédition de Fernand Cortes. Par suite de quels événements étranges ou plutôt de quelle fatalité cette famille, jadis si puissante, si colossalement riche, alliée à toutes les grandes maisons du Mexique et même de l'Espagne, s'était-elle vue réduite presque à la misère et contrainte de s'exiler ou plutôt de se réfugier sur les frontières sauvages du Texas? C'est ce que nul n'aurait su dire, car tout le monde l'ignorait dans le pays. S'il y avait un secret de honte ou de malheur dans l'histoire de cette famille, ce secret était si religieusement gardé par chacun de ses membres, que rien n'en avait jamais transpiré au dehors. Douze ans auparavant, don Melchior de Bartas avait débarqué à Galveston, d'un brick anglais dont le capitaine prétendait avoir recueilli en mer, à la suite d'une tempête, sur un navire abandonné de son équipage, et dont il n'avait pu connaître ni le nom, ni la provenance, ni la destination, les dix personnes composant la famille et la suite de son étrange passager. Le capitaine anglais disait-il la vérité? Débitait-il une fable, avec ce flegme britannique que rien ne saurait émouvoir. Ceci fut un second mystère qu'il fut aussi impossible d'éclaircir que le premier. Don Melchior de Bartas, à peine débarqué, se rendit chez le gouverneur mexicain de la ville. Il eut avec lui un long entretien qui demeura secret, mais à la suite duquel le nouveau venu, sa famille et sa suite s'installèrent dans la maison même du gouverneur, où, pendant les dix jours qu'ils y demeurèrent, ils furent constamment traités avec le plus profond respect et les plus grands égards. Cette famille se composait alors de don Melchior de Bartas, âgé de quarante-deux ans environ; de sa femme, doña Juana, douce et charmante femme de vingt-huit ans, à l'air mélancolique et maladif; de son fils Cardenio, alors âgé de cinq ans, et d'une fillette de six ou huit mois au plus, que sa mère nourrissait. Les six autres personnes qui formaient la suite de la famille étaient des serviteurs mexicains, jeunes encore, et qui paraissaient entièrement dévoués à leurs maîtres. Dix ou douze jours après son arrivée à Galveston, don Melchior se mit en route pour l'intérieur du Texas, emmenant avec lui une douzaine de peones qu'il avait engagés, des bœufs, des chevaux, des moutons et quatre chariots ou wagons chargés de tous les instruments nécessaires à l'établissement d'une plantation; de plus, une _recua_ d'une quinzaine de mules conduites par des arrieros et portant une foule d'objets dont il était impossible de savoir l'espèce ou la qualité. La caravane marchait à petites journées; elle se dirigeait vers la frontière, et il lui fallut plus d'un mois pour accomplir son trajet. Arrivée à deux lieues en deçà du territoire indien, elle campa. Don Melchior commença aussitôt un défrichement dans toutes les règles. Plusieurs années s'écoulèrent; l'émotion causée par l'arrivée de don Melchior au Texas se calma; il fut oublié. Nul ne s'occupa plus de lui. Cardenio grandit; il devint un jeune homme; son père, qui vieillissait, lui donna, sous sa surveillance, la direction de la plantation, qui avait pris un assez grand accroissement et semblait prospérer. Par son activité, son intelligence précoce, Cardenio justifiait pleinement la confiance que son père avait mise en lui. Le vieux colon, d'un naturel morose, bourru et surtout taciturne, ne frayait avec aucun de ses voisins; nous entendons par voisins ce que l'on entend en Amérique, c'est-à-dire les colons dont les plantations ou les défrichements se trouvaient situés dans un réseau de six ou huit lieues autour de la sienne. Voilà où en étaient les choses au moment où, pour une cause que nous ignorons encore, le hasard nous met à l'improviste en rapport avec le jeune homme. Le missionnaire s'était assis auprès du jeune garçon; il le surveillait d'un œil affectueux; chaque fois que par politesse celui-ci essayait d'interrompre son repas, il l'obligeait à continuer. Lorsque, enfin, l'appétit de Cardenio fut calmé, le missionnaire lui versa un verre de vin en lui disant du ton le plus amical: --Voyons, enfant, ce dernier verre; cela te fera du bien après les fatigues que tu as éprouvées; maintenant dis tes grâces, et nous causerons. Le jeune homme but, fit une courte prière, et saluant gracieusement le prêtre: --Vous êtes réellement un homme de Dieu, mon père, lui dit-il d'une voix remplie d'un charme indéfinissable. Pourquoi faut-il que les autres prêtres de ce pays vous ressemblent si peu? --Chut, mon enfant! lui dit le prêtre avec un doux sourire, ne parlons pas mal des serviteurs de Dieu; plaignons ceux qui n'accomplissent point leurs devoirs, mais ne les accusons pas; au Seigneur seul appartient de les juger. Le jeune homme s'inclina respectueusement sous le poids de cette douce réprimande. --Maintenant, reprit doucement le prêtre, dis-moi quelle est la cause de ta venue ici. --Mon père, reprit le jeune homme, un événement bien grave et surtout bien malheureux s'est passé à la colonie: ce matin ma sœur Flora jouait dans la _huerta_, lorsqu'elle fut piquée à l'improviste, en voulant cueillir une fleur, par une _víbora-ciega_ qui dormait sous les feuilles. --Mon Dieu! s'écria le missionnaire avec douleur, pauvre chère enfant, serait-elle réellement en danger? --Nous le craignons, mon père. A mon arrivée de la savane, où j'avais été surveiller nos peones, c'est-à-dire vers quatre heures et demie, ma pauvre petite sœur, malgré tous les soins qui lui avaient été prodigués, me parut dans un état alarmant. Mon père, tant sa douleur était grande, semblait frappé de la foudre. Il se tenait immobile devant la chère petite créature, les bras pendants, les regards mornes, obstinément fixés sur elle, sans songer à essuyer les larmes qui, de ses yeux, coulaient sur ses joues pâlies, et murmurant sans cesse d'une voix sourde ces deux seuls mots: --Mon Dieu! Mon Dieu! --Ma mère embrassait convulsivement sa fille et semblait presque folle de douleur. --Lorsque Flora m'aperçut, pauvre chère mignonne, un sourire éclaira soudain son visage pâle. --Cardenio, mon frère chéri, me dit-elle de sa voix douce comme le soupir de la harpe éolienne, va chercher le bon padre Miguel; il est aimé du Seigneur, il me sauvera; mon père et ma mère seront consolés, car il leur aura rendu leur fille. --Je m'élançai hors de la maison, mon père. Ces paroles me semblaient un ordre du ciel. Malgré les prières et les recommandations de nos serviteurs, car l'ouragan commençait et menaçait d'être terrible, je sautai sur mon cheval, qui était encore sellé; j'en pris un autre en bride, et je partis, me répétant tout le long de mon chemin, pour raffermir mon courage et me donner la force de braver le danger qui, à chaque pas, surgissait devant moi: «Oui, Flora a raison: le padre Miguel la sauvera; Dieu fera un miracle.» Me voici, mon père; comment suis-je arrivé dans la nuit et malgré la tempête, je l'ignore; et maintenant, ajouta-t-il en s'agenouillant et prenant dans les siennes une des mains du missionnaire et la baisant avec ferveur en l'inondant de larmes, au nom du Seigneur, sauvez mon père et ma mère du désespoir, sauvez ma sœur! --Pauvre chère enfant, répondit le prêtre en proie à une émotion qu'il n'essayait même pas de cacher, que puis-je faire, moi infime créature? Dieu seul peut, s'il lui plaît, accomplir le miracle que tu me demandes; mais je ne faillirai pas à mon devoir; je répondrai à l'appel de la pauvre et chère mourante. Lève-toi, Cardenio, mon brave enfant; je suis prêt à te suivre. --Hélas, mon père! que faire à cette heure? Comment oser se mettre en route lorsque l'ouragan est dans toute sa fureur? --Qu'importe, mon fils! --Mon père, ce n'est qu'avec des difficultés presque insurmontables que je suis parvenu à franchir l'espace qui sépare la plantation de Castroville; partout, sur mon passage, j'ai trouvé les rivières débordées, les torrents furieux inondant les ravins et roulant dans leurs eaux fangeuses les arbres que le vent déracinait ou brisait, comme des fétus de paille, dans sa rage désordonnée. --Tu doutes, enfant; la foi te manque? --Non, je ne doute pas, mon père; mon cœur est rempli de foi; mais prétendre à cette heure accomplir ce voyage, c'est vouloir marcher à une mort certaine, affreuse, sans espoir d'y échapper. Le missionnaire se leva; il sembla soudain transfiguré: de ses yeux jaillirent deux traits de flamme; son pâle visage sembla subitement éclairé d'une auréole divine. --Que viens-tu donc faire ici, dit-il d'une voix éclatante, enfant sans foi, sans courage et sans croyance? Oses-tu méconnaître la puissance de Dieu? De ton aveu même c'est un miracle que tu demandes au Seigneur. Lui est-il donc plus difficile d'en faire deux que d'accomplir celui que tu implores? Dieu peut tout; ses voies sont inconnues; s'il a permis que tu réussisses à parvenir jusqu'ici, c'est qu'il veut que ta sœur soit sauvée. Si elle meurt, sache-le bien, Cardenio, c'est toi, toi seul qui l'auras tuée! --Oh mon père! s'écria le jeune homme avec désespoir, ne parlez pas ainsi, je vous en conjure. Tuer ma sœur! Ma Flora chérie, moi? Oh! Ne dites pas cela, mon père, vous me rendriez fou! Ayez pitié de moi; je ne suis qu'un enfant qui ne connaît pas la portée des paroles qu'il prononce. Tuer ma sœur! Non, non! Venez, mon père, venez; partons, je suis prêt à vous suivre. Oui, c'est vrai, Dieu sauvera ma sœur. Il nous conduira sains et saufs auprès d'elle. Qu'importe la tempête? Que nous fait l'ouragan, puisque le Seigneur est avec nous! --Bien, mon enfant, dit doucement le prêtre; tu parles maintenant en homme et en chrétien. Écoute, ajouta-t-il en prêtant l'oreille: l'orage se calme, les roulements du tonnerre deviennent de plus en plus sourds; les sifflements du vent sont moins aigus, la pluie ne tombe plus avec autant de force. Dieu a entendu ta prière; nous arriverons, mon fils. Il ne nous faut plus pour cela que du courage, puisque nous avons la foi. --Que le Seigneur soit béni, mon père! Que sa sainte volonté soit faite! --Amen! murmura doucement le missionnaire. Il y eut un court silence. --Tes habits, maintenant, doivent être secs; va les revêtir; pendant ce temps, je préparerai tout pour notre voyage. --Oui, mon père, j'y cours. --Attends. Tu as deux chevaux? --Deux, oui, mon père. N'est-ce donc pas assez? --Ils suffiront si ton cheval est vigoureux. --C'est un mustang des prairies que moi-même j'ai dressé, mon père; il est jeune, plein de feu; il pourrait facilement, à l'occasion, porter deux hommes. --C'est précisément ce dont nous avons besoin dans la circonstance présente, surtout s'il a le pied sûr. --Il peut galoper, sans trébucher, sur la glace. Mais pourquoi ces questions, mon père, si vous me permettez de vous interroger? --Parce que, cher enfant, répondit doucement le prêtre, nous nous rendons, de ton avis même, auprès d'une mourante. Peut-être nous faudra-t-il, hélas, lui administrer les derniers sacrements. La présence de Frasquito, mon sacristain, nous devient, dans cette circonstance, indispensable. --C'est vrai, mon père, murmura tristement le jeune homme; mais vous pouvez avoir toute confiance en mon cheval. Il nous portera tous les deux sans qu'il y ait de crainte à avoir, à moins de circonstances impossibles à prévoir. --Bien, mon enfant. Va donc reprendre tes vêtements; prépare les chevaux de manière à ce que, dans dix minutes, au plus tard, nous puissions nous mettre en route. Chaque minute que nous perdons, hélas, est peut-être une heure d'existence que nous enlevons à ta pauvre chère sœur. --O mon père! s'écria le jeune homme en fondant en larmes, que vous êtes bon et que je vous remercie de vos chères et douces paroles! Avant dix minutes, je serai prêt à vous suivre. --Va, mon enfant. Le jeune homme lui baisa la main et s'élança hors de la chambre en étouffant un sanglot. Les apprêts du missionnaire n'étaient pas longs à faire; il n'avait qu'à se charger de quelques menus objets, prendre une boîte de médicaments et pas autre chose. S'il avait congédié le jeune homme, c'est qu'il avait désiré rester quelques instants; afin de remettre un peu d'ordre dans ses idées et réfléchir à la mission difficile qu'il lui fallait remplir. Bien que depuis peu de temps à Castroville, le père Paul-Michel était assez lié avec don Melchior de Bartas. Par un hasard singulier, qui les avait mis tous deux face à face à l'improviste, le colon était devenu l'obligé du missionnaire. Tous deux s'étaient liés, et cet homme, qui jusqu'alors était obstiné à vivre seul, renfermé dans sa plantation, s'était senti pris d'une vive amitié et d'une confiance sans bornes pour ce prêtre aux manières si franches, aux paroles si loyales, au cœur si simple et si bon. A la suite de plusieurs conversations intimes avec le vieux Mexicain, l'abbé Paul-Michel avait, pour ainsi dire, pressenti que son nouvel ami, si triste et si sombre, avait au cœur une blessure cachée, mais toujours saignante; poussé, non par la curiosité, mais par le désir de faire le bien, le missionnaire s'était senti entraîné, pour ainsi dire malgré lui, vers cet homme, dont il comprenait que la douleur devait être d'autant plus forte qu'elle était muette. Cette douleur, il voulait en connaître les causes, afin de les combattre, et ramener, s'il était possible, la paix dans cette âme presque désespérée. Aussi, fut-ce presque avec un sentiment de joie, s'il est permis en pareil cas de se servir de cette expression, que le prêtre résolut de profiter de l'occasion que Dieu lui offrait si à l'improviste, de tarir des larmes qui coulaient, hélas, depuis si longtemps. Soudain, la porte s'ouvrit, et Cardenio parut. Il avait repris son costume; il était frais, dispos, presque joyeux, et semblait, tant son œil brillait, prêt à aller jusqu'au bout du monde. --Me voici, mon père, dit-il; si vous êtes prêt, nous pouvons partir. --Qu'à cela ne tienne, mon enfant, dit doucement le prêtre; ce ne sera pas moi qui te ferai attendre. Où est mon sacristain? --Me voici, mon père, dit Frasquito en paraissant; j'achevais de préparer tout ce qui nous est nécessaire. --Voyez, mon père, s'écria joyeusement le jeune homme, la pluie a cessé, le vent ne souffle plus que par rafales, l'ouragan semble s'être évaporé dans l'air. --Tu le vois bien, enfant, dit le missionnaire avec un charmant sourire, tu le vois bien que Dieu nous protège. Partons, Cardenio, et ne doute plus de la puissance du Seigneur. --Partons, mon père. A ces mots, ils quittèrent la chambre, éclairés par Frasquito, qui marchait devant eux, un candil à la main. III De quelle façon l'abbé Paul-Michel domptait les bêtes féroces. Au moment où Frasquito se préparait à ouvrir la porte, un assez grand bruit se fit entendre au dehors. Il y avait de tout dans ce bruit: des rires, des jurons, des pas lourds et pesants, jusqu'à des aboiements de chiens. Les sourcils du missionnaire se froncèrent imperceptiblement. --Chut! dit-il à Frasquito en lui posant la main sur l'épaule; retournons! Ils rentrèrent dans la chambre. Au même instant on frappa à coups redoublés à la porte du dehors. --Où sont les chevaux? demanda le prêtre. --Padre, ils sont dans le corral; je n'ai pas voulu faire sortir les bêtes à l'avance, répondit Cardenio. --C'est bien, mon enfant; retire-toi dans le corral, toi aussi, et ne bouge sous aucun prétexte, quel que soit le bruit que tu entendes, avant que je t'appelle. --Est-ce que vous craindriez quelque danger, padre? s'écria le fier jeune homme, dont l'œil s'éclaira. --Je ne crains rien, mon enfant, répondit doucement le prêtre. Va, obéis-moi. --C'est bien padre, je ferai ce que vous désirez; mais si quelque insulte vous était... Le missionnaire l'interrompit: --Silence, enfant! dit-il. Le soin de mon honneur me regarde seul. Va! Cependant les coups redoublaient d'intensité au dehors; il s'y mêlait des cris et des menaces. Cardenio fit un mouvement de colère; mais, sur un geste péremptoire du prêtre, il se contint, baissa la tête et sortit sans prononcer une parole. --Aide-moi à remettre un peu d'ordre ici, Frasquito, dit le prêtre. En quelques instants le couvert fut enlevé: plats, assiettes, bouteilles, etc., renfermés dans l'armoire, et chaque chose reprit sa place. Cependant les gens, quels qu'ils fussent, qui se trouvaient au dehors, s'acharnaient contre la porte comme s'ils eussent voulu la briser. --Va ouvrir, Frasquito, dit le missionnaire. --Mon Dieu! que va-t-il arriver? répondit avec tristesse le sacristain. --Rien, mon fils. Supposes-tu donc ces gens capables de nous égorger? --Je ne dis pas cela, mon père; cependant, vous ne savez pas... --Qu'est-ce que je ne sais pas, mon fils? --C'est le commandant Strum qui frappe à la porte; j'ai parfaitement reconnu sa voix. --Et moi aussi, je l'ai reconnue; qu'est-ce que cela prouve? --Mon père, je crains... --Ne crains rien, mon enfant; Dieu me donnera la patience. Va, Frasquito, introduis le commandant Strum. Il s'escrime de si bon cœur contre notre malheureuse porte que, si tu tardais plus longtemps à l'ouvrir, il la jetterait bas, ce qui serait très désagréable pour lui. Tout ce qui précède avait été dit avec un si grand calme, un sang-froid si complet, que le pauvre sacristain n'y comprenait rien du tout; il regardait le prêtre avec des yeux effarés, sans savoir à quoi se résoudre. Cependant, sur un dernier geste que lui fit celui-ci, il se décida à obéir. --A la grâce de Dieu! murmura-t-il. Que va-t-il arriver? Et il sortit en levant les bras au ciel. --Il faut en finir une fois pour toutes, murmura le prêtre à voix basse. Il s'assit sur son escabeau, raviva la clarté du candil, et attendit, calme, froid, mais ferme et résolu. Presque au même instant la porte s'ouvrit avec fracas, et un homme entra. Ou plutôt, pour dire plus vrai, un énergumène fit irruption dans la pièce en criant, hurlant et gesticulant comme un fou. Derrière celui-là, un second entra; lentement, posément, les ailes du feutre rabattues sur les yeux et enveloppé dans les plis d'un épais manteau. Cet homme s'inclina respectueusement devant le prêtre, puis il se retira dans un angle de la pièce, où il demeura debout, immobile et silencieux. Le premier des arrivants était, en effet, comme l'avait dit Frasquito, le commandant Edward's Strum, gouverneur de la ville, ou plutôt de la misérable bourgade de Castroville. Avant de rapporter ce qui se passa entre ce personnage et le missionnaire, nous ferons, en quelques mots, le portrait de ce singulier fonctionnaire. Le commandant Edward's Strum était un gros petit homme, le cou enfoncé dans des épaules très large, râblé comme un portefaix, qui devait être doué d'une vigueur extraordinaire. Il avait les jambes trop courtes, les bras trop longs, terminés par des mains nerveuses, velues et larges comme des épaules de mouton. Ficelé et sanglé dans son uniforme, il ne ressemblait pas mal, avec sa grosse face aux traits heurtés et contractés par une ivresse presque continuelle; ses petits yeux gris, brillants comme des charbons ardents sous ses sourcils en broussailles; son énorme bouche railleuse, aux lèvres lippues; son nez gros, court et bubeletté de rubis et sa face au teint violacé, vineux et presque apoplectique, en ce moment surtout qu'il était en proie à une violente colère; le digne commandant, disons-nous, ne ressemblait pas mal à un de ces pots à tabac gouailleurs, de fabrique allemande, auquel on aurait mis des pieds, ou, si on le préfère, à un baril de bière dans lequel on aurait enfermé le roi Gambrinus, en ne laissant dépasser que sa tête, ses bras et ses jambes. Son entrée fut significative. --By God! s'écria-t-il en frappant du pied avec rage, cette misérable bicoque est-elle donc une forteresse, qu'il soit si difficile d'y pénétrer? --Commandant Strum, j'ai l'honneur de vous souhaiter le bonsoir, dit paisiblement le prêtre. A quel hasard dois-je l'honneur de votre visite? --L'honneur de ma visite, hum! Pouh! By God! Est-ce que vous vous moquez de moi, mon petit monsieur? --Nullement, répondit froidement le missionnaire; je vous demande seulement la cause de votre venue au presbytère. --Le presbytère! Hum! Pouh! Mille tonnerres, by God! Joli presbytère, sur ma foi! Une misérable masure, dans laquelle je ne voudrais pas loger mes chevaux; hum! Pouh! ajouta-t-il en soufflant comme un bœuf. --Quel qu'il soit, commandant, reprit le missionnaire sans rien perdre de son calme, je vous serai obligé de le respecter. --Hein? Quoi? Qu'est-ce? Hum! Pouh! Qu'est-ce qu'il a dit? By God! Je suppose qu'il se moque de moi. Qu'avez-vous dit, l'homme? Hum! Pouh! --Vous supposez mal, commandant; je vous demande pourquoi vous êtes venu ici, voilà tout. --Je suis venu... je suis venu, by God, parce que cela m'a fait plaisir! Je calcule, hum! Pouh! Mille tonnerres, que moi, gouverneur de la ville de Castroville, j'ai bien le droit d'aller où il me plaît. Au nom du diable, hum! Pouh! Ne me débitez pas de sottises, by God! Je suis très mal disposé en ce moment, et je suppose que si vous n'y prenez garde, hum, pouh, les choses pourront mal tourner pour vous avant qu'il soit longtemps, hum! --Une menace n'est pas une réponse, commandant; j'attends toujours qu'il vous plaise de vous expliquer. --Il se moque de moi, by God! Cet homme est fou, mille diables! Hum, pouh! Je suis bon protestant, moi. Hum, hum! Je me soucie peu de toutes vos singeries catholiques... hum, pouh, spuff, spuff! Je ne veux pas que vous débauchiez mes soldats irlandais avec vos mêmeries, by God! Qu'avez-vous à faire avec ces brutes ivrognes? Hum, pouh! Pourquoi allez-vous faire vos singeries avec ces idiots de Mexicains? Hum, pouh! Au nom du diable! Si ces Indiens dégoûtants et ces idiots Irlandais, qui sont toujours ivres de whisky, ont besoin d'une religion, hum, pouh, je les ferai instruire par leur caporal, à coups de bâton, mille tonnerres! Mais vous, hum, pouh, spuff, spuff! Allez-vous-en à tous les diables, dans votre pays; je suppose, by God, que vous n'êtes pas ici chez vous. Ces diables de Français, hum, pouh, se mêlent toujours de ce qui ne les regarde pas! Que vous font les stupides Irlandais et ces abrutis d'Indiens? Hum, pouh! Je calcule que je saurai vous faire déguerpir, by God! Hum, hum, spuff, spuff, spuff, pouh! Malheureusement pour le digne commandant, cette magnifique période fut nettement coupée au plus bel endroit par une toux tellement forte, qu'elle fit un instant craindre au missionnaire de voir son singulier visiteur frappé d'une attaque d'apoplexie foudroyante. Les traits du commandant étaient enflammés; les yeux lui sortaient de la tête; une bave écumeuse suintait aux commissures de ses lèvres; une toux convulsive agitait tout son corps, et il trépignait sur place comme s'il eût été atteint d'épilepsie. Le missionnaire sourit avec un mélange de tristesse et de pitié en considérant cet homme qui se laissait, par l'ivresse et la colère, ravaler presque au niveau de la brute; il se leva, remplit un verre d'eau, et, s'approchant de l'Américain, qui continuait à gesticuler, trépigner, souffler et tousser sans réussir à prononcer une seule parole. --Buvez ce verre d'eau, master Edward's, lui dit-il doucement. Cette offre philanthropique produisit sur l'irascible officier un effet tout contraire à celui que le missionnaire en attendait. Le commandant, comme s'il eût été soudain frappé d'une commotion électrique, bondit littéralement sur lui-même: comme une balle élastique. --De l'eau! s'écria-t-il en roulant des yeux furibonds, de l'eau à moi! Hum, pouh, pouh! Ah! Brigand de Français, tu veux m'empoisonner; attends, by God! Chien de _Jeannie Crapaud_! Misérable mangeur de grenouilles! Hum, pouh! Attends, by God! Attends! ajouta-t-il en brandissant sa canne; je calcule que je vais te casser les reins, brute de Français! Hum, pouh, spuff! Le missionnaire, sans s'émouvoir, reposa lentement sur la table le verre qu'il tenait à la main; puis il marcha droit à l'officier, croisa ses bras sur la poitrine et, le regardant bien en face en le couvrant d'un rayonnant et clair regard: --Essayez, lui dit-il. Il y eut un moment de silence terrible. Le commandant, frappé malgré lui de la contenance ferme et résolue du missionnaire, fit un ou deux pas de retraite, en proie à une violente émotion intérieure; il leva sa canne à plusieurs reprises, mais sans frapper. --Essayez donc, monsieur; j'attends. C'est en effet un grand trait de bravoure que d'insulter un homme sans défense et de frapper un prêtre. --Un prêtre catholique, by God! Qu'est-ce que cela me fait à moi? --Assez d'insultes, commandant Edward's Strum; remerciez Dieu, qui me donne le courage et la patience d'entendre vos injures et de pardonner à votre ivresse. --Ivre, moi! By God, hum, pouh! s'écria-t-il avec un frémissement de rage. Chien de Français... Malgré lui l'officier s'arrêta... Celui-ci ne recula pas d'un pouce, ne fit pas un geste pour éviter le coup qui le menaçait. Et il bondit la canne haute sur le prêtre. --Faites-moi des excuses, misérable brute, hum, pouh! s'écria le commandant. Faites-moi des excuses, sinon... --Je ne vous ferai pas d'excuses, monsieur, car je ne vous ai pas insulté; c'est vous qui m'en ferez, au contraire. --Moi, des excuses, by God! Hum, pouh! --Oui, dit froidement le prêtre. --Ah! s'écria l'officier avec fureur. Eh bien, by God, en attendant, attrape cela! Cette fois l'Américain ne se connaissait plus; la canne allait retomber sur les épaules du missionnaire. Celui-ci étendit le bras, saisit le poignet du commandant avec une vigueur que l'on aurait été loin de supposer dans un homme d'apparence si faible, et le lui tordit avec une telle force qu'il fut contraint de laisser échapper sa canne. Puis le missionnaire repoussa dédaigneusement l'officier, qui jeta un hurlement de rage et recula, malgré lui, de quelques pas. --Chien de Français! s'écria-t-il. --Oui, monsieur, reprit froidement le jeune homme, je suis Français, et, en cette qualité, je saurai toujours faire respecter en moi la noble nation à laquelle j'ai l'honneur d'appartenir, et le Dieu que je sers et dont je suis un des plus humbles serviteurs. Un missionnaire est un soldat; si l'habit qu'il porte lui enseigne l'humilité, la patience, il l'oblige encore à faire respecter en lui le caractère sacré dont il est revêtu. Je puis supporter sans me plaindre, avec joie même, les tortures qui me seront infligées par de pauvres êtres ignorants plongés dans la barbarie, car, en me torturant, ils ne savent ce qu'ils font; mais sachez-le bien, commandant Edward's Strum, comme Français et comme prêtre, je ne me laisserai jamais insulter par un homme de ma condition, un officier qui devrait être instruit, intelligent, homme du monde, et qui, se laissant dominer et abrutir par l'excès des liqueurs fortes, pousse l'indignité jusqu'à commettre la lâcheté d'abreuver d'injures grossières un pauvre prêtre sans défense, méconnaît ses devoirs au point de persécuter et de se faire l'ennemi de celui dont il devrait, au contraire, être non seulement le protecteur, mais encore le défenseur-né. --By... --Silence, monsieur! Assez longtemps je vous ai écouté sans vous interrompre; laissez-moi terminer ce que j'ai à vous dire: je serai bref. Je suis ici avec l'autorisation expresse de votre gouvernement, pour y remplir une mission de paix et de charité. Cette mission, je m'en acquitte, Dieu m'en est témoin, avec tout le courage, l'abnégation et le dévouement que comportent la faiblesse et les défaillances de la nature humaine. Je secours les malheureux, je les console, je leur enseigne leurs devoirs envers leur Créateur et même envers vous; j'ai le droit à la protection générale, à la vôtre surtout, monsieur, puisque je suis le curé de la ville où vous commandez. Je n'adresserai de plaintes à personne contre les traitements indignes que vous avez prétendu me faire souffrir; mais sachez bien ceci, commandant Edward's Strum: si vous vous obstinez à me persécuter sans cause, à m'insulter sans raison, je vous jure, sur mon honneur de Français, sur ma foi de prêtre, que je saurai me faire respecter de vous; maintenant parlez, monsieur, je vous écoute; seulement hâtez-vous, je vous prie. Des devoirs impérieux, les derniers sacrements à administrer à un mourant, réclament ma présence à plusieurs lieues d'ici, et déjà depuis longtemps je devrais être au chevet de ce malheureux, dont l'âme n'attend peut-être qu'une consolation pour s'envoler vers le ciel. Il y eut une pause de quelques secondes. Une réaction étrange s'était opérée dans l'esprit de l'officier américain; l'émotion avait dominé l'ivresse; il comprenait maintenant toute l'indignité de sa conduite; il avait honte des épithètes grossières qu'il s'était laissé aller à prononcer. --Eh quoi, murmura-t-il d'une voix rauque et entrecoupée, une marche de nuit, à travers la campagne, par ce temps horrible? Le missionnaire sourit doucement de sa victoire. --Oui, commandant, dit-il doucement, il le faut; un prêtre est l'esclave du devoir; pour lui la nuit n'a pas de ténèbres; l'ouragan, malgré sa fureur, n'est pas assez fort pour le retenir; lorsque Dieu lui dit: Marche! il va. Faites-moi donc, je vous prie, connaître les motifs de votre visite sans tarder davantage. En ce moment l'inconnu qui, jusque-là, était demeuré spectateur silencieux et impassible de toute cette scène, fit quelques pas en avant, ôta son chapeau, écarta les plis de son manteau et, saluant le missionnaire: --Señor padre, lui dit-il respectueusement, ces motifs, c'est moi qui vous les ferai connaître. Et d'abord je m'excuserai d'avoir, à mon insu, été cause d'une scène que je regrette, mais dans laquelle, bien qu'étranger, j'étais prêt à intervenir, s'il l'eût fallu, pour vous défendre. --Vous voyez, monsieur, que toute intervention a été inutile et que le commandant Edward's a reconnu de lui-même les torts qu'il a eus envers moi. --Oui, oui, by! grommela le commandant du ton d'un dogue qui se révolte contre la muselière, je les reconnais, hum! Je me suis conduit comme une brute d'Irlandais et non comme un loyal Américain. Nous devons dire à la louange du digne commandant que, s'il était Yankee de pied en cape, c'est-à-dire ignare, grossier, brutal, intolérant et ivrogne, il possédait cependant quelques bonnes qualités; son cœur était bon, il était loyal, et, en demeurant, lorsqu'on savait le prendre, il devenait le meilleur fils du monde. --Je vous écoute, monsieur, continua le missionnaire. --Señor padre, reprit l'étranger, je suis arrivé, il y a deux heures, de Galveston; je suis chargé pour vous de lettres importantes que je désirais vous remettre en vous priant en même temps de m'accorder un entretien; je désire causer avec vous d'affaires excessivement sérieuses qui me regardent seul, et pour lesquelles je vous demanderai votre aide et votre conseil; voilà pourquoi señor padre, malgré l'heure avancée, je me suis hasardé à prier le commandant Edward's Strum de me conduire ici et d'être mon introducteur auprès de vous. Je regrette vivement, soyez-en convaincu, ce qui s'est passé, et, si j'avais supposé un instant devoir être témoin d'une scène aussi scandaleuse, j'aurais attendu à demain, et je me serais présenté moi-même, et seul. --Hum, hum, pouh, pouh! grommela le commandant, on ne frappe pas un homme à terre: j'ai eu tort, j'en suis convenu; j'ai avoué que je m'étais conduit comme une brute d'Irlandais; monsieur l'abbé ne peut pas en exiger davantage. --C'est bien, commandant, c'est bien! dit doucement le missionnaire; ne parlons plus de cela, c'est une affaire terminée. --J'attends, señor padre, reprit l'inconnu, que vous me fassiez l'honneur de me répondre. --Je regrette vivement, monsieur, de ne pouvoir à l'instant même satisfaire le désir que vous me manifestez d'avoir un entretien avec moi; mais, je vous le répète, j'allais partir au moment où vous êtes entré, et si vous me le permettez, je me mettrai en route sans tarder davantage. --Oui, oui, partez, l'abbé... hum, pouh! By! Du diable si c'est moi qui vous en empêche; vous êtes un brave homme, après tout, quoique vous ayez une rude poigne. Je suppose que vous allez encore faire quelque bonne action, et je calcule, hum, pouh, by, que vous valez mieux dans votre petit doigt que moi dans tout mon gros corps. --Monsieur, reprit en souriant le missionnaire, je serai de retour, je l'espère, demain dans la matinée, et je me tiendrai à vos ordres. --Je vous remercie mille fois, monsieur, reprit l'inconnu en saluant. --Voilà qui est parfait; allons-nous-en, hum, pouh! dit le commandant; je le répète, vous êtes un brave homme; mais c'est égal, vous m'avez joué un tour... je ne vous croyais pas si fort. Hum, pouh! By! Du diable si je ne me venge pas! --Vous voulez vous venger de moi, commandant? répondit en souriant le jeune prêtre. --Oui, oui, vous verrez... Hum, hum! Bonsoir, l'abbé... Hum! By! Bonsoir! Hum, hum, pouh! IV Le Cœur-Bouillant entre en scène. Le défrichement dont était propriétaire don Melchior de Bartas était, ainsi que nous l'avons dit, situé à deux lieues tout au plus de l'immense territoire, ou plutôt du vaste désert, propriété exclusive des Indiens comanches et apaches qui le parcouraient dans tous les sens, et y chassaient, et s'y battaient en toute liberté, sans craindre d'être inquiétés par d'autres blancs que les quelques chasseurs, Canadiens ou Américains du Nord, qui y tendaient leurs trappes, et avec lesquels parfois ils avaient maille à partir. Le domaine du Mexicain était très vaste. Il s'étendait sur les bords du Río Nueces, sur une étendue de plusieurs lieues. Cette plantation était coupée par plusieurs forêts, des chaparrales ou maquis mêlés à de verdoyantes prairies couvertes d'une herbe drue haute de six à huit pieds, arrosées par de nombreux cours d'eau, et dans lesquelles paissaient en liberté, sous la surveillance de quelques peones et vaqueros, une quantité innombrable de chevaux et de taureaux presque sauvages. Çà et là s'élevaient, abrités par la pente des collines ou des chaos de rochers, quelques ranchos et jacales servant d'habitation aux serviteurs du planteur; puis on apercevait de grands défrichements de cafés, de cannes à sucre, de _sandías_ ou melons d'eau, de patates douces, de longs bois de cotonniers, et au milieu de cette nature exubérante, de cette admirable végétation, on voyait incessamment bondir et se jouer, comme à plaisir, des _assathas_ ou longues-cornes, des daims, des bigornes, des antilopes, puis aussi des bisons, des coyotes ou loups rouges des prairies, des jaguars, des panthères et même des ours; des myriades d'oiseaux aux plumes diaprées de mille couleurs voltigeaient et chantaient sur toutes les branches des arbres, au milieu des opossums, des écureuils gris et des singes de toute sorte et de toute espèce, qui sautaient et gambadaient gaiement en se poursuivant, du pied au sommet des arbres. Sur les bords fangeux des marais et des rivières on voyait, vautrés dans la vase et étendus au soleil, de hideux caïmans, qui semblaient contempler, d'un air mélancolique, les magnifiques cygnes noirs qui se laissaient nonchalamment aller au courant de l'eau, tandis qu'au plus haut des airs les gypaètes, les urubus et les condors formaient d'immenses cercles, en poussant des cris saccadés et discordants. Ce défrichement, plus grand qu'un de nos départements de France, était la propriété d'un homme qui, cependant, dans ce pays où les fortunes sont si considérables, ne passait pas pour riche. La surveillance de tout ce territoire était confiée, ainsi que nous l'avons dit, malgré son jeune âge, à Cardenio, qui avait sous ses ordres deux majordomes, véritables _jinetes, hombres de caballo_ s'il en fut, dont la vie se passait à cheval, qui mangeaient, buvaient et dormaient sur la selle; qu'il était presque impossible de voir à pied, et qui étaient presque aussi sauvages que les hommes et les animaux qu'ils étaient chargés de surveiller. L'habitation principale, le domaine de la famille de Bartas, s'élevait à l'angle formé par le confluent du Río Nueces et d'une rivière dédaignée ou plutôt ignorée par les géographes, et à laquelle les habitants de ces contrées, à cause de la couleur de ses eaux, avaient donné le nom de _Río Bermejo_. Cette habitation était grande, construite à la mode du pays, c'est-à-dire en double clayonnage en roseaux tressés très fin, recouvert à l'intérieur de toiles fortement tendues, de façon à laisser la libre circulation de l'air, tout en empêchant la vue et arrêtant les insectes, dont les myriades innombrables bourdonnaient sans cesse alentour. Une partie des appartements, ceux dans lesquels on habitait pendant le jour, c'est-à-dire au moment de la plus grande chaleur, étaient construits en sous-sol; il fallait descendre vingt-cinq marches pour y parvenir. Les chambres à coucher se trouvaient, au contraire, à l'entresol. Le toit se terminait en terrasse à l'italienne; à droite et à gauche de l'habitation principale, et en formant pour ainsi dire, les ailes rentrantes, se trouvaient d'autres corps de bâtiment, construis à peu près sur le même modèle, mais plus simples et sans ornements. Ces bâtiments servaient, ceux de droite de logement aux serviteurs attachés plus particulièrement au service de la famille et de magasins pour les provisions d'hiver; ceux de gauche contenaient une raffinerie, des ateliers, des étables pour les vaches laitières et des corrales pour les chevaux et les mules, ainsi que des hangars renfermant les chariots et les wagons. A l'angle même du confluent s'élevait une tour de vingt-cinq mètres de circonférence sur quarante de haut; cette tour était construite en troncs d'arbres équarris, empilés les uns sur les autres, retenus entre eux par des crampons de fer. Elle avait deux étages souterrains, dont le plus bas communiquait par un couloir à la rivière; trois étages au-dessus du sol, éclairés par des meurtrières et garnis de pierriers et d'espingoles de la force de huit balles à la livre. Sur la plate-forme crénelée, une caronade de quatre, montée sur affût à pivot, était en batterie. Cette tour était la forteresse de l'habitation, et servait de refuge aux colons en cas d'attaque des Indiens; ses appartements étaient meublés; elle renfermait toutes les munitions de guerre et des vivres pour un mois. A droite et à gauche de la tour, et appuyés contre elle, s'élevaient, sur le bord même de la rivière, des retranchements en troncs d'arbres, hauts de douze pieds, fortement retenus entre eux par des crampons de fer et assurés par un double revêtement en terre. Ces retranchements enclavaient complètement l'habitation et enfermaient même le jardin ou _huerta_, dans une circonférence de plus de huit mille mètres. A trois portées de fusil de l'habitation, il n'y avait ni un arbre ni un buisson qui pût servir d'abri ou d'embuscade à l'ennemi. Chaque nuit des sentinelles étaient placées aux retranchements, et un factionnaire veillait au sommet de la tour, prêt à sonner la cloche d'alarme à la première apparence de danger. Telle était la propriété nommée on ne sait pourquoi, l'Étang-aux-Coyotes, et appartenant à don Melchior de Bartas. Le jour où commence cette histoire, vers sept heures et demie du soir, au moment où l'orage commençait à se déchaîner avec sa plus grande fureur, trois personnes étaient réunies dans une chambre à coucher de cette habitation. Ces trois personnes étaient: don Melchior de Bartas, sa femme et, étendue tout habillée sur un lit, une jeune enfant de treize ans, leur fille. Don Melchior avait, à cette époque, un peu moins de soixante ans; c'était un homme encore vert, de haute talle, à la physionomie altière, aux traits ascétiques, pâles et émaciés par la souffrance morale plutôt que par l'âge et les privations; ses cheveux, et sa barbe qu'il portait entière, et tombant en éventail sur sa poitrine, étaient d'une blancheur de neige. Il se promenait de long en large, avec agitation, dans la pièce; parfois il s'arrêtait, jetait un regard douloureux sur sa fille, puis il poussait un soupir, baissait la tête et reprenait sa marche saccadée. Doña Juana de Bartas, beaucoup plus jeune que son mari, car elle atteignait à peine la quarantaine, conservait encore les restes d'une beauté qui quinze ans auparavant, avait dû être sans rivale. Assise au chevet de sa fille, dont elle tenait une des mains dans les siennes, son regard fixé sur le visage de la malade semblait épier chacune de ses souffrances; des larmes coulaient sur ses joues pâlies, sans qu'elle songeât à les essuyer. Flora de Bartas avait treize ans à peine. En France ou dans n'importe lequel de nos pays du Nord, ce n'eût été qu'une enfant; dans ces contrées équatoriales, où la sève est si puissante, la nature si précoce, c'était une jeune fille. Elle était grande, admirablement faite; chacune de ses formes était dessinée avec une perfection exquise; jamais le Titien, les Carrache, le divin Anzio lui-même, n'ont rêvé pour leurs madones un modèle aussi parfait. C'était la femme tout entière, avec ses lignes un peu heurtées, sévères et légères à la fois, droites, et cependant brisées, s'harmoniant pourtant pour compléter un tout presque idéal, diaphane pour ainsi dire, et d'une perfection telle que Dieu seul pouvait le concevoir et l'exécuter. On aurait dit un de ses anges oubliés sur la terre et qui se souviennent encore des ailes qu'ils ont laissées au ciel. Ses yeux alanguis par la douleur, demi-clos, se fixaient avec une expression d'affection rêveuse sur ceux de sa mère. Sa bouche, entr'ouverte, gardait les traces d'un dernier sourire. Un silence de mort régnait dans cette salle. Tout à coup le tintement lointain d'une cloche résonna deux fois. --Qu'est-ce cela? murmura don Melchior en tressaillant. Doña Juana ne fit pas un mouvement, ne leva pas les yeux; tout son être était concentré sur sa fille; hors d'elle, elle ne voyait, n'entendait rien. Une porte s'entr'ouvrit doucement; une tête brune aux traits énergiques et profondément accentués, passa dans l'entrebâillement. --Qu'y a-t-il, don Ramón? demanda le planteur. --Venez, répondit à demi-voix l'homme auquel on avait donné ce nom, et qui était un des majordomes de l'habitation. Don Melchior posa un baiser sur le front moite de Flora. --Merci, père, répondit doucement l'enfant d'une voix suave et harmonieuse comme le chant du _centzontle_, le rossignol mexicain, tandis qu'un charmant sourire s'épanouissait sur ses lèvres pâlies. Don Melchior quitta la chambre et referma sans bruit la porte derrière lui. Don Ramón l'attendait dans une grande pièce à côté, servant de salon ou, comme disent les Américains, de _parlour_. Don Ramón avait trente-deux ou trente-trois ans à peine; il était né dans la famille de Bartas, pour laquelle il professait un dévouement à toute épreuve. Bien que sa taille fût à peine au-dessus de la moyenne, ses formes trapues, la grosseur de ses membres, sur lesquels saillaient des muscles d'acier, la largeur presque difforme de ses épaules, dénotaient une vigueur extraordinaire; il avait les jambes arquées, comme tous les hommes dont la vie se passe à cheval; il portait suspendu au côté gauche un machette, dont la lame était passée nue dans un anneau de fer; le manche de corne d'un long couteau sortait de l'extrémité supérieure de sa botte droite. --Qu'y a-t-il, don Ramón? Pourquoi ce double coup de cloche? demanda le planteur. --Il y a, mi amo, répondit le majordome, que des étrangers demandent l'hospitalité à l'habitation; ils attendent votre réponse à la barrière. --Pourquoi ne les a-t-on pas introduits aussitôt? Par un temps comme celui-ci, l'hospitalité me serait demandée par mon ennemi le plus cruel, que je ne me reconnaîtrais par le droit de la lui refuser. --C'est que, mi amo... répondit le majordome avec embarras. --C'est que... quoi? fît le planteur avec une nuance d'impatience. --Eh bien, mi amo, ces voyageurs sont des Indiens. --Qu'importe que ce soient des Indiens? Ne sont-ils pas des hommes? Doivent-ils plus que d'autres rester exposés aux fureurs de l'ouragan? --C'est vrai, mi amo, vous avez raison; mais l'homme qui vous demande l'hospitalité est un de vos ennemis les plus acharnés, un chef apache; quatre guerriers l'accompagnent; en un mot, c'est le Cœur-Bouillant. --Le Cœur-Bouillant! murmura le planteur d'une voix profonde. Puis il reprit au bout d'un instant: --Que vient-il faire ici? Qu'importe, après tout? Les lois de l'hospitalité ne sauraient être méconnues. Amenez ici le Cœur-Bouillant; faites conduire les quatre guerriers dans le logement des hôtes; que tout ce qu'ils demanderont leur soit donné. N'oubliez pas surtout d'user envers ces hommes, qui sont vos hôtes, de la plus grande courtoisie! Allez! J'attendrai dans cette pièce. Dites à Pedrillo d'apporter les rafraîchissements nécessaires. Le majordome salua et quitta le parlour. --Cette visite cache, sans doute, quelque projet hostile, murmura don Melchior dès qu'il fut seul; une trahison, peut-être; cependant le Cœur-Bouillant passe pour un homme loyal. Attendons! Pedrillo entra en ce moment, portant sur un plateau des rafraîchissements de toutes sortes, liqueurs, fruits, quartiers de venaison, tortillas de maïs, qu'il disposa sur une table. Puis il alluma deux lampes et sortit. Presque aussitôt la porte se rouvrit, et le majordome parut, précédant le chef apache. Le planteur fit un signe; don Ramón se retira. Les deux hommes restèrent en présence. Le Cœur-Bouillant était un homme d'une taille presque gigantesque; il avait plus de six pieds deux pouces anglais; ses formes étaient admirablement modelées et proportionnées; sa peau avait la teinte du bronze florentin; son front était large, découvert; ses yeux grands, noirs, perçants, relevés vers les tempes; son nez légèrement aquilin, ses pommettes saillantes; sa bouche, grande, aux lèvres charnues, d'un rouge vif, était garnie de dents larges, aigües, d'une blancheur de perle; son menton saillant était presque carré; le lobe de ses oreilles tombait presque sur ses épaules: dans un trou percé au milieu étaient passés des plumes et quelques menus objets; sa tête, excepté sur le milieu, était complètement rasée; les cheveux, qu'il conservait d'une longueur extraordinaire, pétris avec une terre rouge mêlée de graisse d'ours qui n'en laissait plus apercevoir la couleur primitive, étaient relevés en forme de chenille de casque sur son front; à droite était fichée une plume d'aigle, à gauche un couteau en bois teint en vert; son visage, peint de quatre couleurs: noir, blanc, bleu et rouge, avait une expression de hauteur, d'audace et de férocité singulières. Un colliers de griffes d'ours gris entourait son cou, au-dessus d'un double _Wampum_ ou collier de verroteries auquel était attaché une médaille d'argent, sur laquelle se trouvait le portrait de Washington; sa poitrine nue portait, dessinés en bleu vif, les nombreux _coups_ ou blessures qu'il avait reçus. Des _mitasses_ ou pantalons, en deux parties, faites en peau de daim à demi-tannée, étaient serrées aux hanches par une large ceinture en cuir fauve, supportant une poire à poudre en corne de bison, un sac à balles, un couteau à scalper, une hache-calumet et, retenu par une chaîne, un _iskotchotah_ ou sifflet de guerre, fait d'un tibia humain. Les mitasses se perdaient dans des mocassins élégamment brodés et garnis de verroteries de toutes couleurs. Derrière ces mocassins étaient attachées de longues queues de loup, signes honorifiques que les grands _braves_ seuls ont le droit de porter. Une robe de bison blanc, le poil en dedans et historiée de hiéroglyphes de toutes sortes, était négligemment jetée sur son épaule gauche; une longue aigrette de plumes de toutes couleurs, attachée à la base de la nuque, retombait par derrière en forme de crinière. Les bras du chef étaient entourés, au-dessus de la saignée et du poignet, de bracelets d'or et d'argent massifs. Une gibecière en parchemin, nommée _sac à la médecine_, était passée en bandoulière de son épaule droite à son flanc gauche. Il tenait un long fusil américain de la main droite, un fouet à manche court de la main gauche, et un éventail, fait d'une seule aile d'aigle, pendant au poignet de la même main. Ainsi vêtu, le regard fier, la démarche imposante, ce chef apache, âgé de trente ans à peine, avait en lui quelque chose de redoutable et qui imprimait le respect. En pénétrant dans le _parlour_, le chef plaça son fusil, son fouet et son éventail sur un meuble, puis il étendit le bras vers le planteur, la main ouverte et la paume en dehors, en s'inclinant avec courtoisie. --Mon frère, le Cœur-Bouillant, voyageait avec ses jeunes hommes lorsqu'il a été surpris par l'orage; je le remercie de s'être souvenu que la hutte d'un ami était proche et d'être venu y frapper, dit le planteur. --Mon père, la Tête-Blanche est un sage, répondit le sachem d'une voix gutturale. Beaucoup d'hivers ont neigé sur sa tête; il sait que le Cœur-Bouillant est son ennemi, et cependant il lui a ouvert la porte de sa demeure. Le Cœur-Bouillant dit merci; il se souviendra. --Asseyez-vous et rafraîchissez-vous, sachem; voici à boire, voici à manger; l'hospitalité a des droits imprescriptibles: il y a trêve entre nous. --Le Cœur-Bouillant n'a point la langue fourchue; les paroles que souffle sa poitrine sont franches et loyales. Il essaiera de reconnaître l'hospitalité de la Tête-Blanche. La trêve existera entre eux tout le temps que le même toit les abritera. Mais avant de quitter la demeure de la Tête-Blanche, le sachem apache laissera tomber derrière lui les flèches sanglantes enveloppées d'une peau de cascabelle. --Je suis, vous le savez, chef, prêt à la guerre comme à la paix; vous prétendez, sans raison, que le territoire que j'occupe vous appartient; vous voulez la guerre; soit, je l'accepte; je saurai défendre ma propriété; mais, quant à présent, je ne me souviens que d'une chose: c'est que vous êtes mon hôte. Asseyez-vous, et mangez. --Mon père a bien parlé; j'accepte son offre aussi franchement qu'elle m'est faite. Les deux hommes s'assirent alors en face l'un de l'autre et attaquèrent les plats posés devant eux. Le chef mangeait parce qu'il avait faim, le planteur parce que la politesse le lui ordonnait. Les Apaches sont grands mangeurs et surtout grands buveurs. Cependant le sachem mangeait, non gloutonnement comme le font généralement les Peaux-Rouges, mais avec une certaine retenue. --J'espère, dit le sachem, que le Wacondah continue à protéger la famille de mon père. C'est un homme juste; la protection du Grand Esprit doit s'étendre sur lui. --Hélas! murmura tristement le planteur, mon frère a pénétré à une mauvaise heure dans ma maison: un grand chagrin nous accable. --Que veut dire mon père? --Si vous voyez des larmes dans mes yeux, chef, c'est que mon enfant chéri, ma fille bien-aimée, va mourir. --Mourir! la fleur de Súchil, la Gazelle de la savane! Que me dit donc là mon père? s'écria le sachem avec une expression de tristesse véritable. --Je ne vous dis que la vérité, chef; la pauvre enfant va mourir. --Mais comment cela lui est-il arrivé? Comment ce mal lui est-il venu? --Bien fatalement, chef. Ce matin, la pauvre enfant était gaie, joyeuse, souriante; elle jouait et gambadait dans le jardin comme un jeune faon; soudain, elle poussa un cri déchirant et s'évanouit: elle avait été piquée à la cheville par une _víbora-ciega_. --Ah! fit le chef d'un air rêveur. Quel remède avez-vous fait? --La piqûre a été débridée par une forte incision cruciale; j'ai sucé le sang et j'ai recouvert la plaie avec un cataplasme de feuilles de _huaco_ pilées dans un mortier, et dont le suc avait été d'abord exprimé sur la plaie vive. --Mon père a bien agi. Qu'a-t-il fait ensuite? --Rien. --Depuis combien de temps la jeune fille pâle a-t-elle été piquée par la víbora-ciega? --Depuis six heures environ, chef. --Et depuis ce temps, comment est-elle? --Elle ne souffre aucune douleur; mais elle est dans un état complet d'anéantissement et en proie à une somnolence invincible. Le chef demeura pendant quelques instants plongé dans de profondes méditations; puis il redressa la tête, et regardant fixement le planteur. --Que mon père me conduise à l'instant même auprès de la Gazelle, dit-il; les guerriers Peaux-Rouges sont aimés du Wacondah; ils possèdent des secrets que les visages pâles ignorent. --Eh quoi! Vous voulez, chef? dit le planteur avec hésitation. --C'est un ami qui parle; que la Tête-Blanche prenne garde; peut-être y va-t-il de la vie de sa fille. --Oh! Venez, venez, chef! s'écria don Melchior en se levant précipitamment. Ils entrèrent dans la chambre à coucher; rien n'était changé: la jeune fille était toujours pâle, immobile, les yeux demi-clos; la mère continuait à pleurer, silencieuse et désolée, comme la Niobé antique. Le sachem considéra un instant ce touchant tableau avec émotion, puis un sourire pâle éclaira son visage. Il ouvrit sa gibecière, en retira deux pierres ressemblant à s'y méprendre à des cailloux nommés en France pierres à fusil; il les frotta vigoureusement pendant quelques minutes l'une contre l'autre; puis, se penchant vivement vers la jeune fille, il lui en plaça une sous les narines et l'autre devant la bouche. L'anxiété de don Melchior et de doña Juana était inexprimable. Ils se tenaient immobiles, osant à peine respirer, les mains jointes et les yeux levés au ciel. Tout à coup un frémissement convulsif agita tout le corps de la malade une rougeur fébrile envahit son visage; elle tressaillit à deux ou trois reprises, et, se redressant sur son séant comme frappée d'un choc électrique, elle joignit les mains et s'écria avec une expression de bonheur ineffable: --Mon Dieu, soyez béni! Je ne mourrai pas; mon père, ma mère, je vous suis rendue! Elle était sauvée. --Chef, s'écria don Melchior avec effusion, chef, vous m'avez rendu mon enfant! --Oh! Soyez béni, vous à qui je dois ma fille, dit doña Juana avec âme. Le Cœur-Bouillant sourit. --Remerciez le Wacondah. C'est lui seul qui a permis que je m'acquitte de la généreuse hospitalité que vous m'avez accordée, dit-il. V Quel fut l'entretien de deux anciens ennemis. Les premiers instants furent tous donnés à la joie causée par la résurrection miraculeuse de la jeune fille, qui avait été littéralement rappelée des portes du tombeau à la vie par le chef apache. La jeune fille, s'arrachant un instant aux embrassements affolés de sa mère, saisit avec effusion, entre ses deux mains mignonnes, la main calleuse et nerveuse du sachem, et lui dit avec une expression de reconnaissance impossible à rendre: --Le Cœur-Bouillant est le premier sachem de sa tribu; il a sauvé la vie de Flora, qu'il nomme la Gazelle blanche des savanes; il est maintenant le frère de celle qu'il a rendue à la vie; le sachem ne veut-il pas embrasser sa sœur? Le Cœur-Bouillant, malgré cette impassibilité de commande dont les Indiens se font une gloire, ne put réprimer l'émotion qu'il éprouvait; il la laissa éclater sur son visage. Il se pencha sur la jeune fille, imprima un respectueux baiser sur son front, puis il se redressa, enleva un des bracelets d'or qui cerclaient son poignet, et, le présentant à la jeune fille: --La Gazelle blanche est la sœur d'un chef, dit-il. Que nul ne l'attaque, car il saura la défendre. Que ma sœur garde le bracelet; il sera un signe entre elle et le Cœur-Bouillant; si quelque jour un ennemi attaque ma sœur, le Cœur-Bouillant viendra. L'enfant détacha un collier de perles qu'elle portait au cou, et le présentant au guerrier: --Frère, lui dit-elle, voici le signe de votre sœur. --Vous n'avez ici que des amis, chef, lui dit doucement doña Juana. --Pourrait-il en être autrement? répondit le chef avec courtoisie. Il s'inclina alors et sortit de la chambre à coucher, suivi par don Melchior. Avec son instinct inné des convenances, le sachem avait compris que la mère et la fille devaient rester seules, pour se livrer sans contrainte à leurs épanchements. Dès qu'ils furent de retour dans le parlour, les deux hommes reprirent place en face l'un de l'autre. Il y eut entre eux quelques minutes de silence. Ce silence, ce fut le planteur qui le rompit: --Écoutez, chef, dit-il à son hôte en remplissant son verre et le sien; ce qui s'est passé tout à l'heure entre nous a, vous le comprenez, complètement modifié nos positions respectives. La guerre n'est plus possible entre nous; j'ai contracté envers vous une dette de reconnaissance qu'il est de mon devoir d'acquitter. Je ne puis ni ne veux discuter ici les droits plus ou moins réels que vous prétendez avoir sur le territoire que j'occupe. Ces droits, je les admets maintenant, je les reconnais pour bons. Écoutez bien mes paroles, chef, afin qu'il n'existe plus à l'avenir aucun malentendu entre nous. --Les paroles de mon père sont douces à mon oreille; qu'il parle; les oreilles d'un chef sont ouvertes. En prononçant ces mots, il retira son calumet de sa ceinture, le bourra de _moriché_ ou tabac sacré, l'alluma et commença à fumer gravement, preuve évidente des bonnes intentions qui l'animaient, car, s'il en eût été autrement, jamais il n'aurait consenti à fumer en présence d'un ennemi. --J'ignore quelle peut être la valeur de ces terrains, reprit le planteur; fixez-la vous-même, chef; quel que soit le prix que vous fixiez, je vous engage ma parole d'honnête homme et de chrétien que ce prix je vous le donnerai, dussé-je, pour compléter la somme, demeurer aussi pauvre qu'un Indien chassé de sa tribu. Il y eut une courte pause. Enfin le chef releva la tête, et, prenant la parole à son tour: --Mon père n'a-t-il rien à ajouter? demanda-t-il. --Si, reprit vivement le planteur; j'ai à ajouter, chef, qu'après vous avoir compté cette somme je ne me reconnaîtrai pas encore libre envers vous. Un père ne s'acquitte jamais envers l'homme qui lui a rendu son enfant, sinon en demeurant pendant sa vie entière son ami dévoué, son père. Pour cette fois, chef, c'est bien tout ce que j'avais à vous dire. Le sachem s'inclina gracieusement. --Mon père a bien parlé, dit-il; les paroles que souffle sa poitrine sont nobles et belles; il ne reste maintenant aucune peau sur son cœur; le nuage qui s'étendait entre lui et le sachem a été emporté par le dernier souffle de l'ouragan, qui déjà s'enfuit dans d'autres régions lointaines. Le Cœur-Bouillant est le frère de la Gazelle; un frère ne dépouille pas sa sœur. Ce qu'il m'était permis d'exiger lorsque je n'étais qu'un étranger pour mon père, je n'ai plus le droit d'y prétendre maintenant que je fais partie de sa famille: la Tête-Blanche ne me doit rien. --Un si noble langage ne m'étonne pas de votre part, sachem; depuis longtemps je vous connais; j'ai pu apprécier ce qu'il y a de grandeur dans votre caractère. Je ne vous dois rien, dites-vous, soit! Je ne vous ferai pas l'injure de discuter avec vous cette question; seulement, maintenant que vous m'avez dit quelles sont vos intentions, je vous ferai, moi, connaître les miennes; entre nous désormais toute question d'amour-propre doit être mise de côté: vous êtes le frère de ma fille; donc, et ceci est la conséquence de vos paroles, je suis, ou du moins je dois être pour vous un père adoptif. Si un père ne doit rien à ses enfants, il lui est permis, en revanche, sans qu'ils puissent s'y opposer, de leur faire des cadeaux. --Mon père est le maître; tout cadeau fait par lui sera le bienvenu, et accepté avec reconnaissance par le sachem. --J'ai ici plusieurs choses qui me sont inutiles, et seront d'une grande utilité à mon fils. Voici ce que le sachem emportera, et, je le répète, ce n'est rien en comparaison de ce que plus tard j'espère être à même de lui donner: cent cinquante fusils pour armer ses jeunes hommes; trente douzaines de couteaux à scalper; deux cents livres de poudre; cent livres de plomb pour faire des balles; quatre-vingts couvertures en laine. Mon fils fera charger ces objets par les jeunes hommes qui l'accompagnent sur des mules que je lui prêterai; il retournera dans sa tribu, et dira aux guerriers de sa nation que tous les visages pâles n'ont pas la langue fourchue, qu'ils savent être reconnaissants des services qui leur sont rendus. --Mon père fera cela pour le Cœur-Bouillant? s'écria l'Apache avec un frémissement de joie. --Enfant, murmura le planteur avec un sourire, n'ai-je pas promis? Il frappa sur un gong. Au bout d'un instant Pedrillo parut. --Le majordome, dit don Melchior. Presque aussitôt don Ramón se présenta. Le planteur répéta mot pour mot au majordome les paroles qu'il avait dites au sachem, puis il termina en disant: --Que tous ces objets soient immédiatement retirés des magasins et mis à la disposition de mon fils, le Cœur-Bouillant. Lorsqu'il lui plaira de quitter la demeure de son père, douze mules de charge lui seront prêtées pour conduire ces marchandises à son village. Maintenant, allez; que les ordres que je vous donne soient exécutés sans retard. Le Cœur-Bouillant arrêta d'un geste don Ramón. --Mon fils demande autre chose? lui dit don Melchior. --Une seule, mon père. --Que mon fils parle; quelle qu'elle soit, cette chose lui est d'avance accordée. --Que mon père regarde: le ciel est d'un azur profond; il est plaqué d'un semis d'étoiles brillantes; la lune nage dans l'éther; l'ouragan a fui loin de nous. Les guerriers apaches ne sont pas des femmes qui craignent les pâles fantômes des nuits, ils voyagent aussi bien sur leurs chevaux indomptés à la blonde et rêveuse clarté qui tombe des étoiles qu'aux rayons brûlants et resplendissants du soleil. Si mon père le permet, le Cœur-Bouillant n'abusera point plus longtemps de son hospitalité; dans une heure il quittera l'habitation de son père. Que la Tête-Blanche donne donc l'ordre à son serviteur de faire charger les mules; que tout soit prêt pour le départ. --Eh quoi, mon fils, vous voulez déjà partir? --Je le désire répondit le sachem en posant l'index de sa main droite sur sa bouche. --Soit, reprit don Melchior; ma porte est ouverte pour entrer comme pour sortir; mon fils est libre de partir quand cela lui plaira. --Je partirai dans une heure. --Vous entendez, don Ramón, que tout soit prêt; allez! --Vos ordres seront exécutés, mi amo, répondit le majordome en s'inclinant respectueusement. Puis il sortit. --Je n'ai pas insisté pour vous retenir, reprit don Melchior, parce que j'ai compris, au signe que vous m'avez fait, que vous avez de sérieuses raisons pour presser votre départ. --Mon père est sage; le Cœur-Bouillant lui donnera l'explication de sa conduite. La tribu des Sioux-Bisons est l'ennemie de mon père. --C'est vrai, chef; je ne sais quelle fatalité attache après moi; mais, malgré tous mes efforts, il m'est impossible de vivre en bonne intelligence avec mes voisins Peaux-Rouges. Dieu sait, cependant, quelles concessions je leur ai faites pour qu'ils soient mes amis. --Justice doit être rendue à mon père. Les Sioux-Bisons ont tort; mais mon père est riche en troupeaux, en couvertures, en armes; les Peaux-Rouges manquent de tout cela; ils en ont besoin. L'Oiseau-Noir, le sachem des Sioux-Bisons, est un grand brave; il est ambitieux; il déteste les visages pâles. --J'ai souvent eu maille à partir avec l'Oiseau-Noir; je le connais, mon fils. --J'enlèverai la peau de mon cœur pour parler à mon père; ma langue sera droite; les paroles que soufflera ma poitrine seront claires et loyales. Malgré les anciens dissentiments qui existaient entre mon père et moi, je n'en serais peut-être jamais venu à une rupture complète avec lui sans les suggestions et les insinuations de l'Oiseau-Noir. C'est lui qui m'a poussé, à déterrer la hache contre mon père et à tenter la démarche que j'ai faite aujourd'hui. Une alliance était presque conclue entre; l'Oiseau-Noir et moi. Cette nuit même, après le coucher de la lune, je devais assister, avec les principaux chefs de ma tribu, à un grand _Conseil-médecine_, où toutes les conditions de cette alliance auraient été débattues et finalement ratifiées. Je me rendrai cette nuit à ce Conseil-médecine; mais, après ce qui s'est passé entre mon père et moi, les conditions seront tout autres. Donc, que mon père fasse bien attention à ce qu'il va entendre. --Je vous écoute, chef. Soyez tranquille, je ne perds pas une seule de vos paroles. --Mon père a raison, car ce que j'ai à lui dire est de la plus haute importance. L'Oiseau-Noir se propose d'attaquer à improviste et de surprendre, s'il est possible, l'habitation de l'Étang-aux-Coyotes La tribu de l'Oiseau-Noir est nombreuse; elle compte plus de cinq cents guerriers, qui tous sont de grands braves, et dont la plupart sont armés d'_erupahs_--fusils--dont ils savent très bien se servir. Avec la tribu des Apaches-Antilopes, le nombre de ces guerriers serait monté à plus de mille; mais le Cœur-Bouillant ne joindra plus maintenant son _totem_ à celui de l'Oiseau-Noir; il est rallié de mon père la Tête-Blanche; ses guerriers défendront les visages pâles. --Je vous remercie, chef; j'ai reçu, il y a huit jours déjà, les flèches sanglantes de l'Oiseau-Noir; malheureusement, j'ignore quand je serai attaqué. --Je ne puis renseigner positivement mon père à ce sujet; j'ignore moi-même le jour fixé par l'Oiseau-Noir pour franchir la frontière; seulement, ce que je puis affirmer à mon père, c'est que s'il n'est pas attaqué cette nuit, ce qui, à cause du Conseil-médecine, n'est pas probable, il le sera demain ou au plus tard la nuit prochaine. Que mon père se prépare donc à résister à ses ennemis, car l'Oiseau-Noir a fait serment sur le Wacondah de ne laisser que des ruines informes de l'habitation de la Tête-Blanche. --Ces renseignements sont précieux; je remercie mon fils de me les avoir donnés; je ferai de mon mieux à la tête de mes serviteurs. Dieu, je l'espère, me viendra en aide. --Mon père ne compte-t-il donc sur aucun autre secours? --Hélas! mon fils, reprit le planteur en hochant tristement la tête, je suis trop isolé pour espérer que qui que ce soit puisse me venir en aide. --Mon père se trompe, dit le sachem avec force. --Moi! comment cela, mon fils? Ignorez-vous donc que je suis seul sur cette frontière? qu'à plus de vingt lieues à la ronde il n'y a pas un seul homme de ma couleur? --Mon père se trompe, reprit le chef avec un redoublement d'énergie. Mon père a-t-il déjà oublié que le Cœur-Bouillant est son fils? Si le chef veut partir aussi promptement, renoncer à la généreuse hospitalité de la Tête-Blanche, c'est qu'il lui faut rejoindre au plus vite les guerriers de sa tribu, afin de frapper de la hache l'arbre de la guerre, et revenir avec la rapidité d'un vol de vautour au secours de mon père. --Ah! s'écria le vieillard avec émotion, je pressentais qu'il en serait ainsi; mon cœur ne m'avait pas trompé; je vous remercie, chef, vous êtes une vaillante et loyale nature. --Pourquoi me remercier? reprit le sachem avec simplicité; je ne fais que mon devoir. Un service engage autant celui qui le rend que celui qui le reçoit. Maintenant, je suis engagé envers vous. Si je ne vous secourais pas dans le danger qui vous menace, je commettrais une mauvaise action; d'ailleurs, ajouta-t-il avec un sourire d'une douceur extrême, je ne veux pas qu'il arrive malheur à ma sœur la Gazelle blanche des savanes. Que mon père assemble donc ses serviteurs, qu'il veille bien attentivement; il ne tardera pas à voir arriver et se ranger près de lui les Apaches-Antilopes. En ce moment la porte s'ouvrit. Flora, la charmante enfant, pâle encore, mais déjà souriante, parut sur le seuil, soutenue par sa mère. --J'ai entendu vos paroles, mon frère, dit-elle de sa voix harmonieuse; je n'ai pas voulu vous laisser partir de la demeure de mon père sans vous dire encore une fois merci. Vous êtes bon, chef; je vous confonds dans mon cœur dans la même amitié que j'éprouve pour mon autre frère Cardenio. --Cardenio! s'écria don Melchior en se frappant le front; je l'avais oublié. Où est-il? --Hélas! père chéri, répondit tristement la jeune fille, le pauvre cher mignon, en me voyant si terriblement malade, s'est lancé, fou de douleur, au milieu du tourbillon de l'ouragan qui faisait rage autour de lui, pour chercher des secours à Castroville, et amener ici le bon abbé Miguel. --Mon Dieu! Que lui sera-t-il arrivé, seul dans la savane, au milieu de cette tempête horrible? Oh! me faut-il donc trembler maintenant pour mon autre enfant? Et il laissa tomber avec désespoir sa tête dans ses mains. Le chef apache s'était levé. --Que mon père dise un mot, s'écria-t-il; le Cœur-Bouillant se mettra avec ses guerriers à la recherche de son frère Cardenio. --Non, chef, dit la charmante enfant, avec un sourire de reconnaissance; ce serait vous engager inutilement dans de grands périls. Réservez-vous pour l'attaque dont nous sommes menacés; alors vous nous serez d'un grand secours; mais cette nuit, il suffira que mon père donne l'ordre à don Ramón et à quelques-uns de ses serviteurs de monter à cheval et de se répandre, armés de torches, dans la campagne; je ne doute pas que bientôt ils réussissent à retrouver mon frère, et à le ramener sain et sauf à l'habitation. --Oui, c'est cela, s'écria don Melchior en se levant précipitamment; merci, mignonne, de ce que tu as dit: je vais à l'instant donner l'ordre à don Ramón. --Je sors avec vous, mon père, dit le Cœur-Bouillant; l'heure de mon départ est venue. --Vous reviendrez bientôt, n'est-ce pas, mon frère? lui demanda la jeune fille. --Avant vingt-quatre heures je serai de retour, ma sœur. Il s'approcha alors des deux dames, les salua avec courtoisie, et après avoir respectueusement baisé les mains qu'elles lui tendaient: --Que le Wacondah veille sur vous! dit-il de sa voix pénétrante; qu'il vous protège pendant l'absence du Cœur-Bouillant. Au revoir! Le chef apache vous aime; il ne vous oubliera pas. Après avoir prononcé ces paroles, il s'inclina une dernière fois, reprit ses armes qu'il avait, en arrivant, déposées sur un meuble, et sortit précédé de don Melchior. Le sachem avait dit vrai: l'orage avait complètement balayé le ciel, la nuit était magnifique; l'atmosphère, d'une transparence inouïe, permettait de distinguer les objets à une grande distance; la lune, pâle et triste, déversait à profusion ses froids rayons sur les divers accidents du paysage qu'elle teintait de nuances fantastiques; d'acres senteurs s'élevaient de la terre et embaumaient l'air; un frisson mystérieux courait sur le sommet des arbres; tout était calme, reposé dans cette splendide nature, quelques heures auparavant bouleversée par les efforts d'un ouragan furieux. Douze mules chargées étaient gardées dans la cour par les quatre guerriers du Cœur-Bouillant, déjà à cheval et n'attendant plus que leur sachem pour se mettre en marche. Le chef prit une dernière fois affectueusement congé de don Melchior, puis il bondit en selle et se mit à la tête de sa troupe. Sur un signe du planteur, une porte fut ouverte; les mules sortirent de l'habitation, franchirent à gué, la rivière, atteignirent l'autre bord. Bientôt la troupe voyageuse se confondit avec les ténèbres et s'effaça complètement dans la nuit. Don Melchior appela alors don Ramón, qui était le majordome de l'habitation, don Seguro, le second majordome, résidant, lui, presque toujours au dehors, car il était plus particulièrement chargé du bétail. Le planteur donna ses ordres à don Ramón en quelques mots. Un quart d'heure plus tard, une vingtaine de serviteurs de don Melchior quittaient à leur tour l'habitation; armés de torches flamboyantes, ils s'élançaient à fond de train dans la campagne, et s'éparpillaient dans toutes les directions. Ils allaient à la recherche de Cardenio et de l'abbé Paul-Michel. De longues heures s'écoulèrent, heures d'angoisses et de désespoir pour le planteur, pendant lesquelles il demeura immobile, debout sur le seuil de la porte, explorant la savane d'un œil anxieux, cherchant, mais vainement, à percer les ténèbres. Déjà l'aube commençait à rayer l'horizon de larges bandes nacrées; aucun serviteur n'était encore de retour. Soudain, des lueurs éparses commencèrent à briller au loin comme des étoiles, devenant de plus en plus distinctes et se rapprochant rapidement de l'habitation. Les serviteurs revenaient. Avaient-ils retrouvé ceux à la recherche desquels ils s'étaient mis? L'anxiété de don Melchior redoubla; un voile s'étendit sur ses yeux; il fut sur le point de s'évanouir. --Mon Dieu! Mon Dieu! s'écria-t-il avec ferveur en levant les yeux vers le ciel, mon Dieu, rendez-moi mon fils! En ce moment suprême, il fut contraint de s'appuyer contre le retranchement pour ne pas rouler sur le sol, tant il se sentait faible! VI Ce que peut être une course de nuit dans les savanes du Texas. La distance de Castroville à l'habitation de don Melchior de Bartas était au plus de quatre lieues et demie à cinq lieues, distance qui, en toute autre circonstance que celle où se trouvait le missionnaire et son jeune guide, pouvait facilement être franchie en moins d'une heure et demie, surtout avec de bons chevaux, et ceux de Cardenio étaient excellents. Mais ici ce n'était pas le cas. Il était impossible de n'établir aucun calcul approximatif. L'ouragan, qui, depuis une heure à peine, avait cessé, devait avoir causé des ravages énormes, fait déborder les rivières et les torrents, enlevé les troncs d'arbres servant de pont, effacé tous les vestiges de route. Il fallait donc marcher lentement et avec précaution à travers des sentiers presque impraticables, en se fiant beaucoup plus à l'instinct des animaux que l'on montait, pour ne pas s'égarer, que sur des connaissances acquises et qui pouvaient être mises en défaut à chaque pas par des accidents imprévus. Il était près de dix heures du soir lorsque le père Paul-Michel et Cardenio, en croupe duquel était monté Frasquito, quittèrent le presbytère et sortirent de Castroville. A deux ou trois portées de fusil de la ville, après avoir traversé quelques prairies plus ou moins bien mises en culture par des Indiens civilisés ou «mansos» qui forment le plus clair de la population de Castroville et connaissent à peine les premières et plus grossières notions d'agriculture, s'étend une immense savane appelée la «Leona». La «Leona», coupée par une foule de ruisseaux dont quelques-uns sont assez larges et assez profonds, dont le cours est généralement très accidenté et forme des méandres infinis, est de plus semée de bois taillis épais, couverte en partie par un immense chaparral, qui est, à juste titre, l'effroi des habitants. Bien des colons, venus dans ce chaparral pour y ramasser de la «pacane» ou du bois mort, s'étaient égarés et n'avaient point reparu. Quelque temps après, leurs ossements blanchis avaient été trouvés au pied des arbres, auprès de leurs sacs encore pleins. Les Sioux, les Apaches, les Comanches, les Lipans, les Delawares sillonnaient la Leona dans tous les sens et massacraient sans pitié, avec des raffinements de cruautés inouïs, les malheureux blancs que leur mauvais destin ne jetait que trop souvent sur leur passage. Nous ne parlons ici que pour mémoire de myriades de serpents horribles, aux morsures mortelles, des jaguars, des panthères et des coyotes qui semblaient y tenir un éternel sanhédrin. C'était ce lieu de plaisance que nos trois voyageurs devaient traverser dans une partie de sa longueur, au milieu des ténèbres, en suivant en file indienne les courbes interminables d'une route texienne, c'est-à-dire un sentier primitivement tracé par le pied des bêtes fauves, indiqué à peine par des fortes entailles, faites à la hache, sur le tronc des arbres; où parfois, comme il eut été trop long sans doute d'enlever les arbres qui tout d'un coup venaient barrer le passage, on s'était contenté de les couper à un pied du sol, de façon à procurer des cahots sans nombre aux charrettes contraintes de s'engager dans ces effroyables sentiers, et qui souvent faisaient culbuter les chevaux des cavaliers imprudents qui se hasardaient à prendre une allure trop rapide. Dans les premiers moments de leur voyage, à part quelques accidents sans importance, nos voyageurs se tirèrent assez bien des difficultés qu'ils rencontraient sur leurs pas. Ils se trouvaient alors en rase campagne; la nuit était claire; la lune leur donnait une lueur suffisante pour se conduire. Ils atteignirent ainsi une espèce de pont fait de deux pièces de bois à peine équarries, et de branches mal jointes, jeté entre deux monticules qui enserrent un cours d'eau assez large et profond nommé le _Buffalo_. Derrière ce pont, qu'ils traversèrent au galop, au risque d'être renversés au fond d'un précipice de cinquante mètres si les chevaux avaient malheureusement butté, commençait la _Leona_, c'est-à-dire les véritables difficultés du long trajet que les trois hommes avaient à faire. Cependant, sous la direction de Cardenio, ils s'engagèrent résolument dans le chaparral si funeste à tant d'hommes de leur couleur. Il régnait sous le couvert une obscurité profonde; on ne pouvait s'y diriger qu'à tâtons, instinctivement, sans être aucunement sûr de la ligne qu'on suivait. Depuis vingt minutes à peine, ils avaient pénétré dans le chaparral, lorsque tout à coup le cheval de Cardenio eut un frisson de terreur, poussa un hennissement sourd, et s'arcbouta des quatre pieds en couchant les oreilles et en tremblant de tous ses membres. Le jeune homme, sans autrement s'émouvoir, jeta un long regard autour de lui; alors il aperçut, à vingt-cinq pas à peine en avant, deux lueurs sinistres qui brillaient comme un lugubre phare dans les ténèbres. Cardenio arma son fusil, qu'il portait en travers sur le devant de la selle, l'épaula, et, après avoir visé pendant deux ou trois secondes, il lâcha la détente. Un rugissement effroyable se fit entendre: il y eut un bruit terrible de branches froissées et brisées, et ce fut tout. --La torche! dit Cardenio à Frasquito. Le sacristain, dont les dents claquaient de terreur, ne se fit pas répéter l'injonction du jeune homme. Une torche fut aussitôt allumée. Alors il fut possible de reconnaître sur quel gibier avait tiré le chasseur. Ce n'était rien moins qu'un magnifique jaguar. Cardenio lui avait, au jugé, envoyé une balle juste entre les deux yeux, et l'avait tué raide sur le coup. Mais, à la flamme rougeâtre de la torche, les voyageurs découvrirent autre chose encore. Ils se trouvaient littéralement entourés de bêtes fauves. Il y en avait partout, à droite, à gauche, devant, derrière. Le missionnaire s'expliqua alors les bruits singuliers et mystérieux que, depuis quelque temps, il entendait dans les broussailles autour de lui. La situation était critique. Leurs ennemis étaient des loups rouges ou chacals des prairies, animaux ressemblant assez aux loups d'Europe, mais qui les dépassent de beaucoup en force et surtout en férocité. Ils pouvaient être environ une quarantaine; mais comme leur nombre allait toujours croissant, il était à craindre qu'avant une demi-heure ils seraient au moins cent cinquante. Il est vrai que jusqu'à ce moment, ils n'avaient fait aucune démonstration hostile contre les voyageurs, qu'ils s'étaient contentés d'escorter en trottinant à une légère distance d'eux. Mais cette mansuétude, peu ordinaire chez ces animaux qui, de même que le lion de l'Ecriture, couraient «quaerentes quem dévorent», ou, pour parler plus clairement, étaient à la recherche de leur souper, ne devait point, selon toute probabilité, se prolonger bien longtemps. Il fallait prendre un parti, mais lequel? Là était la question. Les coyotes, effrayés par le bruit du coup de feu, éblouis par la flamme de la torche, hésitaient et semblaient se consulter entre eux; avec cet instinct inné chez les animaux qui ont l'habitude de chasser en troupe, ils comprenaient vaguement que la proie qu'ils convoitaient, tout en étant presque à portée de leurs griffes et de leurs crocs acérés, ne serait peut-être pas aussi facile à saisir qu'ils se l'étaient imaginés d'abord. L'accident malheureux dont le jaguar avait été victime était là comme une preuve à l'appui. Cependant, l'odeur acre du sang commençait à leur monter aux narines; leurs lèvres se relevaient d'une manière menaçante; ils poussaient quelques hurlements sourds et saccadés qui ne présageaient rien de bon; de plus, ils avaient faim; depuis longtemps le proverbe l'a dit: «Loup affamé n'a pas d'oreilles». Il n'y avait pas à hésiter. Au Texas, à l'époque dont nous parlons, tout le monde, qu'il fût prêtre ou citadin, homme ou enfant, marchait armé pour sa défense personnelle. Les voyageurs avaient donc trois coups de feu à leur disposition. Mais trois coups de feu, ce n'était pas grand-chose en face d'une masse compacte de loups affamés. --Êtes-vous bon cavalier, padre? demanda le jeune homme. --Pas beaucoup, répondit le missionnaire; mais ne t'inquiète pas de moi, enfant; ta vie est plus précieuse que la mienne. --Padre, je ne vous abandonnerai pas; nous mourrons ou nous nous sauverons ensemble. Je ne vous demande qu'une chose: laissez faire votre cheval. Lorsque je donnerai le signal, croisez vos bras autour de son cou, et ne vous occupez de rien. --Ces instructions sont faciles à suivre, répondit en souriant le prêtre. --Vous me promettez de faire ce que je vous demande, padre? --Je vous le promets, oui, mon enfant. --Alors, vous allez voir, nous allons bien nous amuser, reprit gaiement le jeune homme. Ne tremble donc pas comme cela, Frasquito, poltron! --Je ne suis pas poltron; seulement j'ai peur, répondit naïvement le sacristain, et je crois qu'il y a de quoi. --Bah! Tu vas voir; surtout ne me lâche pas! --Pour ça, il n'y a pas de danger. Le jeune homme prit deux torches, les alluma, les agita un instant pour aviver la flamme, puis il les jeta une à droite, l'autre à gauche, dans les broussailles, brandit la troisième au-dessus de sa tête, et se penchant sur le col de sa monture: --Ah! Santiago! cria-t-il; Adelante! Santiago! A cet appel bien connu de tous les chevaux mexicains, les deux mustangs s'élancèrent à fond de train; ils passèrent, avec la rapidité de deux météores, au milieu des coyotes effarés et épouvantés dont les hurlements de terreur et de colère excitaient encore la vélocité des deux coureurs. Les chevaux volaient dans l'espace avec une rapidité vertigineuse: fossés, ruisseaux, ravins semblaient fondre sous leurs pas; il y avait quelque chose de saisissant dans l'aspect de cette course affolée au milieu des ténèbres que rayait d'une longue ligne de feu la flamme rougeâtre de la torche tenue par le jeune homme. --Hurrah! Les morts vont vite! --Plus vite encore ceux qui veulent vivre. La course effrénée du cheval, fantastique de la ballade de Burger était dépassée. On voyait au loin, en arrière, une grande lueur à l'horizon: c'était le chaparral qui brûlait. Les hurlements des loups éclataient comme des rires de démons, et l'on entendait au loin leurs pas pressés qui se rapprochaient rapidement. --En avant, en avant! répétait sans cesse le jeune homme. Et les chevaux, pressés sous l'aiguillon de la terreur redoublaient des efforts déjà prodigieux. --Je ne puis plus me soutenir: la respiration me manque, les forces m'abandonnent, dit tout à coup le missionnaire. --Courage, courage! répétait le jeune homme d'une voix stridente. --Du courage j'en ai, des forces je n'en ai plus. --Trois minutes encore, au nom du ciel! reprit Cardenio. Ils venaient de traverser une rivière assez large et gravissaient en ce moment les flancs abrupts d'une colline élevée. --Halte, et pied à terre! cria vivement le jeune homme. Le missionnaire se laissa tomber plutôt qu'il ne descendit de son cheval; il était presque évanoui. On apercevait dans la plaine, au milieu des hautes herbes, une longue tache noire et moutonneuse. C'étaient les loups qui accouraient. Ils n'étaient plus cinquante, maintenant; ils étaient plus de deux cents. Sans perdre un instant le jeune homme avait lancé sa «reata» en cuir tressé par dessus la maîtresse branche d'un arbre élevé. Il avait saisi l'extrémité de la «reata» qui était tombée à terre, avait, en un tour de main, formé une chaise avec des nœuds adroitement disposés; puis, dans cette chaise, il avait solidement attaché le missionnaire, qui, inconscient et n'ayant pour ainsi dire plus la perception de ce qui s e passait autour de lui, le laissait machinalement faire. --Hisse! dit-il à Frasquito. Le sacristain obéit sans essayer de comprendre; ses dents claquaient comme des castagnettes. Cardenio, lui, bien qu'un peu pâle, l'œil brillant et la lèvre railleuse, semblait ne rien avoir perdu de son assurance et de son sang-froid. En un tour de main le missionnaire fut hissé à hauteur de la première branche de l'arbre. Cardenio, après avoir recommandé à Frasquito de ne pas lâcher la «reata», s'accrocha des pieds, des mains, après les rameaux de lianes nommées «barbes d'Espagnols», qui enlaçaient le tronc énorme de l'arbre gigantesque; en moins d'une minute, il atteignit la branche. Il saisit alors le missionnaire, le tira doucement à lui au milieu d'un berceau de branches, après lesquelles, pour plus de sûreté, il l'attacha; puis, après l'avoir débarrassé de la «reata», il assujettit solidement celle-ci autour de la branche, et se laissa glisser à terre. --A ton tour, dit-il à Frasquito. L'Indien ne se fit pas répéter l'invitation. Il exécuta son ascension avec la rapidité et l'adresse d'un singe. Pendant ce temps, Cardenio avait enlevé les harnais des chevaux, les avait réunis en paquet, et les avait attachés à l'extrémité de la «reata». Le jeune homme avait conservé les trois fusils. Il s'approcha des chevaux, les caressa un instant; puis, leur appliquant une forte claque sur la croupe, il leur cria d'une voix stridente:--Arrea! Arrea! Ah Santiago! Les animaux firent deux ou trois bonds de joie, et s'élancèrent avec la rapidité de l'éclair. --J'ai fait tout ce que j'ai pu pour les sauver, murmura tristement Cardenio; maintenant, que leur instinct les guide! Ce que nous avons mis tant de temps à raconter s'était exécuté en moins de dix minutes, tant le danger pressant avait décuplé les forces du jeune homme. Cependant les loups approchaient; ils avaient traversé la rivière et atteignaient presque le pied de la colline. Cardenio saisit la torche qu'il avait plantée en terre, la fit tournoyer autour de sa tête pour en raviver la flamme, et la lança à toute volée au milieu des loups. Puis, s'armant des fusils, avec un sang-froid terrible, trois fois il visa, et trois fois un loup, frappé à mort, bondit sur lui-même avec un hurlement d'agonie. Le jeune homme jeta alors les trois fusils en bandoulière sur son épaule, empoigna à deux mains la «reata», et, en deux secondes, il atteignit la maîtresse branche de l'arbre; puis il retira la «reata» à lui, et enleva les harnais. --Ah! dit-il avec un soupir de soulagement, je crois que j'ai bien gagné de fumer une cigarette. Nous sommes ici, à notre grand regret, contraint de donner le plus formel démenti au proverbe qui prétend que les loups ne se mangent pas entre eux. Les loups, nous avons été maintes fois à même de le constater, ressemblent, en cela du moins, parfaitement aux hommes: ils se dévorent entre eux; et ce qu'il y a de plus affreux, c'est qu'ils le font sans nul scrupule, avec les marques évidentes de la plus grande satisfaction, toujours comme les hommes. Le loup est essentiellement imitateur. Nous le soupçonnons fort d'avoir suivi, en cette circonstance comme en beaucoup d'autres, l'exemple qui lui a été si souvent donné par l'homme, ce doux et magnifique roi de la création, ainsi que le nomment les philanthropes. En dévorant à belles dents leurs congénères, les coyotes avaient laissé à Cardenio tout le temps nécessaire pour s'installer commodément dans sa forteresse improvisée. Il avait habilement profité des quelques minutes de répit que lui avait laissées le lunch pris par ses terribles persécuteurs. Ainsi qu'il se l'était promis à lui-même, le jeune homme avait consciencieusement fumé sa cigarette; puis, ce devoir accompli, il s'était penché sur le missionnaire. L'abbé Paul-Michel commençait à se remettre du rude choc qu'il avait reçu; il respirait plus facilement; sa pâleur était moins livide; ses forces revenaient. --Que s'est-il donc passé? demanda-t-il d'une voix faible. Pardonne-moi, mon enfant; je crois que malgré ma volonté, j'ai perdu connaissance. Comment me trouvai-je sur cet arbre? --C'est Frasquito et moi, padre, qui vous y avons transporté; et, à moins que les loups n'usent leurs grilles à déraciner ce magnifique mahogany, nous sommes parfaitement en sûreté sur ses branches. Voyez-les en bas, assis sur leur train de derrière, la gueule ouverte et les yeux écarquillés, dit-il gaîment; ils sont, je vous l'assure, tout décontenancés et surtout bien désappointés du tour que nous leur avons joué. Ces paroles, prononcées avec gaîté, firent une forte impression sur le missionnaire, et lui rendirent presque entièrement sa liberté d'esprit. En effet, les voyageurs étaient en sûreté, provisoirement du moins; les loups, après avoir parcouru dans tous les sens le sommet de la colline, en cherchant et en furetant, s'étaient partagés en deux troupes, dont l'une avait, après quelques instants d'hésitation, descendu au galop la colline, et s'était lancée sur la piste des chevaux, tandis que l'autre, au contraire, s'était groupée autour de l'arbre, où elle poussait sans interruption d'effrayantes clameurs. Cependant le missionnaire était en proie à une vive inquiétude; la situation singulière dans laquelle il se trouvait menaçait, en se prolongeant, d'amener des complications assez graves. En effet, que faire? Que devenir? Isolés, abandonnés, sans vivres, sans espoir de secours, perdus comme une épave au milieu de l'immensité du désert, cette perspective n'avait rien de rassurant. --Mes enfants, dit le père Michel, remercions Dieu de la grâce qu'il nous a faite de nous préserver de l'atteinte de ces féroces animaux, et de la protection évidente dont il nous a couverts dans une circonstance aussi périlleuse. Les trois hommes adressèrent alors une prière fervente au Seigneur. Jamais peut-être accents plus convaincus ne s'échappèrent de poitrines humaines. --«Aides-toi, le ciel t'aidera», est un des préceptes les plus sages de notre religion, reprit le missionnaire en s'adressant à Cardenio; maintenant, dis-moi, mon enfant, toi dont l'intelligence et le courage nous ont été jusqu'à présent d'un si grand secours, que penses-tu que nous devions faire? --Padre, répondit le jeune homme, à mon avis rien n'est plus simple. Mon père sait que je suis parti pour Castroville; ma longue absence l'aura sans doute inquiété; déjà, j'en suis certain, à moins d'événements imprévus, des peones ont été envoyés à ma recherche. Avant deux heures d'ici, peut-être moins, nous ne saurions manquer de voir arriver des libérateurs. Peut-être déjà nos chevaux, qui avaient une grande avance sur les loups, ont-ils réussi à gagner la plantation et à faire connaître ainsi le danger dans lequel nous sommes. --Ainsi, tu crois que l'on est à notre recherche? --J'en jurerais, mon père. --Le nom du Seigneur ne doit pas être pris en vain, mon enfant, dit un peu sévèrement le missionnaire. --Pardonnez-moi, padre; j'ai eu tort. --Bien; mais en admettant que tu ne te trompes pas, que les serviteurs de ton père parcourent en ce moment la savane, il leur sera, il me semble, bien difficile de nous trouver. --Pas autant que vous le supposez, padre; voici pourquoi: il nous reste encore deux torches; ces torches, allumées l'une après l'autre, peuvent durer trois heures et demie environ; dans quatre heures, il fera jour. Frasquito prendra les deux torches et montera tout à l'extrémité du mahogany; arrivé là, il allumera une torche et l'élèvera au-dessus de sa tête en l'agitant; la flamme projetée à une grande distance sera certainement aperçue par les peones. Pendant ce temps, comme les munitions ne nous manquent pas, je tirerai, sans cesser un seul instant, sur les loups; le bruit des coups de feu, joint à la lueur de notre phare improvisé et aux clameurs assourdissantes des coyotes, suffira pour nous amener de prompts secours. Que dites-vous de mon idée, padre? --Je dis qu'elle est très sage, que tu es un garçon d'esprit, et que par conséquent il faut mettre à exécution, le plus tôt possible, ton idée, ainsi que tu l'appelles. --A l'instant, padre. Tu entends, Frasquito; peux-tu monter là-haut? --Oh, oui! Cardenio, mon ami, répondit gaîment le sacristain, beaucoup plus facilement que je ne descendrais. Ce qui avait été convenu fut fait. Tandis que Frasquito prenait son poste sur la branche la plus élevée du mahogany, Cardenio commençait contre les loups un feu roulant, qui jetait le désordre dans leur troupe, et excitait leur fureur jusqu'au paroxysme de la rage. Leurs clameurs et leurs hurlements acquirent bientôt une intensité de vacarme réellement assourdissant, qui devait être entendu à une distance considérable. Au sommet du mahogany, Frasquito, tremblant de peur, agitait sa torche d'une façon désespérée. Près d'une heure s'écoula ainsi, sans apporter de changement dans la situation de nos trois personnages. Soudain Cardenio tressaillit, se pencha vers l'abbé Paul-Michel, et étendant le bras vers la savane: --Regardez, padre, lui dit-il en lui montrant plusieurs lueurs brillantes qui semblaient courir effarées dans les hautes herbes, regardez! --Eh bien? demanda le missionnaire avec anxiété. --Voilà le secours que je vous ai promis qui nous arrive. Presque au même instant un bruit de chevaux, semblable au roulement d'un tonnerre lointain, se fit entendre; plusieurs coups de feu éclatèrent; les loups poussèrent un long hurlement de rage et s'enfuirent dans toutes les directions. Tout à coup une vingtaine de cavaliers apparurent, agitant des torches au-dessus de leurs têtes, et répétant à l'envi des cris joyeux d'appel. Cette fois les voyageurs étaient bien réellement sauvés. Ces cavaliers étaient les peones que don Melchior de Bartas avait envoyés à la recherche de son fils. VII Quelles mesures furent prises par don Melchior de Bartas afin de recevoir convenablement la visite de l'Oiseau-Noir. Le jour allait paraître au moment où nos trois voyageurs, après les péripéties beaucoup émouvantes d'un voyage d'à peine quelques lieues, qui cependant n'avait pas duré moins d'une nuit tout entière, arrivaient enfin à la plantation, ramenés en triomphe par leurs libérateurs. L'entrevue du père et du fils fut des plus émouvantes. Ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre en fondant en larmes, sans pouvoir prononcer une parole, et demeurèrent longtemps embrassés. --Ma sœur, s'écria enfin le jeune homme, Flora vit-elle encore? Le planteur tendit en souriant la main au missionnaire. --Merci d'être venu, señor padre, lui dit-il avec émotion; vous êtes bien réellement un homme de Dieu: rien ne vous arrête dans l'accomplissement de votre mission sacrée. Cette fois, grâces soient rendues au Seigneur, bien que votre saint ministère ne soit pas inutile, vous n'aurez pas à sécher des larmes et à consoler des douleurs. Ma fille vit, elle est sauvée; Dieu a daigné en sa faveur faire un miracle. --Que le saint nom de Dieu soit béni! dit le prêtre. --Ma sœur est sauvée! s'écria le jeune homme avec joie. Oh! je vais... --Arrête, enfant! lui dit son père; la nuit s'achève à peine; ta sœur repose: ne trouble pas son sommeil. --C'est vrai! murmura le jeune homme; pauvre chère Flora! Mieux vaut qu'elle s'éveille d'elle-même. Alors je l'embrasserai tout à mon aise. --Vous devez être brisés par l'insomnie et la fatigue, reprit don Melchior. Quelques heures de repos vous sont indispensables; laissez-moi vous conduire moi-même à la chambre des hôtes. Le missionnaire voulut, par politesse, soulever quelques objections. --Je n'écouterai rien, reprit vivement le planteur; je ne consentirai à rien vous dire avant que vous n'ayez, par quelques heures de sommeil, réparé vos forces épuisées; vous aussi, jeune homme, suivez-moi, ajouta-t-il en s'adressant à Frasquito. Le planteur, précédant ses hôtes, les conduisit alors dans une pièce dont il ouvrit la porte, et dans laquelle se trouvaient deux châlits enveloppés de leurs moustiquaires. --Vous voici chez vous; dormez, reposez-vous; dans quelques heures, señor padre, nous causerons. --Mais je vous assure, mon cher don Melchior, répondit le missionnaire, que je me sens parfaitement en état de causer avec vous dès à présent. --Non, mon père, vos yeux se ferment malgré vous; vous êtes pâle, vous ne vous soutenez qu'avec peine; les fatigues et les émotions que vous avez éprouvées ont été au-dessus de vos forces. Rien ne presse, d'ailleurs; reposez-vous donc sans crainte. --Puisque vous l'exigez, don Melchior, et que, réellement, ainsi que vous me le dites, je ne vous suis d'aucune utilité en ce moment, je n'insisterai pas davantage. Je vous obéis; donc, à bientôt! Les deux hommes se serrèrent la main, puis le missionnaire entra dans la chambre à coucher avec son sacristain et referma la porte derrière lui. --Et vous, mon fils, dit le planteur en s'adressant au jeune homme, tout en se dirigeant vers son appartement, est-ce que vous n'allez pas prendre aussi quelques heures de repos? --Si vous me le permettez, je n'en ferai rien, mon père, répondit Cardenio en souriant. Je n'éprouve aucune fatigue; vous savez qu'il m'est bien souvent arrivé de passer avec vous la nuit en chasse ou en expédition, ce qui ne m'empêchait pas le matin d'être frais et dispos. Je suis jeune et fort; ces fatigues, qui peuvent sembler extrêmes à un homme d'une santé affaiblie par l'abstinence et les privations de toutes sortes, comme le saint curé de Castroville, ne sont rien pour moi. Du reste, mon père, nous sommes à l'époque des grandes moissons; j'ai plusieurs courses importantes à faire dans les défrichements, des ordres à donner à don Seguro pour la rentrée des céréales qui, dès hier, auraient dû être transportées à l'habitation. Tout en causant ainsi, le père et le fils étaient entrés dans le salon où, quelques heures auparavant, don Melchior avait reçu le Cœur-Bouillant, et s'étaient assis sur des fauteuils à disques. --Dites-vous vrai, mon fils? --Certes, mon père, vous savez que je ne mens jamais. --En effet, Cardenio, dit en souriant don Melchior, vous êtes une nature trop loyale pour que le mensonge souille vos lèvres. --Je vous demande seulement la permission, mon père, de manger quelques bouchées; je vous avoue que si je n'éprouve ni fatigue, ni envie de dormir, j'ai, en revanche, un furieux appétit; il paraît, ajouta-t-il en riant, que les émotions me creusent l'estomac. --Il en est toujours ainsi à votre âge, répondit don Melchior sur le même ton; pendant que vous mangerez, mon fils, je vous apprendrai certaines choses qu'il est important que vous sachiez. Le planteur frappa sur un gong. Pedrillo parut. --Servez un déjeuner, dit le planteur, et priez don Ramón de se rendre ici au plus vite. Dix minutes plus tard, les ordres de don Melchior étaient exécutés, un plantureux déjeuner froid servi, et don Ramón faisait son entrée dans le salon en marchant sur la pointe des pieds. Non pas que le majordome craignît de faire du bruit: le digne homme n'avait point de ces délicatesses, il ignorait ces raffinements; mais s'il entrait de cette façon excentrique, c'est tout simplement parce qu'il avait attaché à ses talons d'énormes éperons à molettes larges comme des assiettes, à pointes acérées comme des lames de poignards, qui l'empêchaient littéralement de poser le derrière du pied à terre. --Vous alliez partir, don Ramón? lui demanda le planteur dès qu'il l'aperçut. --Oui, señor don Melchior; je montais à cheval au moment où votre ordre m'est parvenu. --Ce n'est pas un ordre, mais une invitation que je vous ai fait transmettre, don Ramón. Je désire que vous déjeuniez avec nous. Vous regagnerez facilement le temps que je vous fais perdre; d'ailleurs, vous partirez avec mon fils; vous faites partie de la famille. J'ai à vous communiquer, ainsi qu'à Cardenio, certaines nouvelles dont il est bon que vous soyez instruit sans retard. --Je vous remercie, don Melchior; me voici tout à vos ordres, dit-il en s'asseyant en face du planteur. A propos, ajouta-t-il en s'adressant au jeune homme, je vous annonce, don Cardenio, que Pluto et Neptunio sont rentrés à l'habitation quelques instants après vous; les pauvres bêtes étaient effarées, tremblantes et ruisselantes de sueur; je n'ai pas besoin de vous dire que je leur ai, sous mes yeux, fait donner tous les soins nécessaires. --Je vous remercie, don Ramón, répondit le jeune homme en lui serrant la main; je suis heureux que mes pauvres chevaux aient réussi à échapper à la dent des loups; ce sont de braves bêtes auxquelles je tiens beaucoup. Le déjeuner commença. Les trois hommes mangeaient de bon appétit et buvaient à l'avenant. --Écoutez-moi, dit le planteur. Alors, sans perdre un coup de dent, don Melchior rapporta dans tous ses détails à son fils et à don Ramón l'entretien qu'il avait eu avec le Cœur-Bouillant, à la suite de la cure miraculeuse que celui-ci avait opérée, et qu'il n'eut garde de raconter à son fils. --Maintenant, ajouta-t-il, voici où en sont les choses. Que pensez-vous de tout cela? Comme le plus âgé, répondez-moi, vous d'abord, don Ramón. --Señor don Melchior, dit alors le majordome, vous le savez, soit ici, soit dans les autres parties du Mexique, ma vie s'est écoulée presque tout entière sur la frontière indienne. Je connais les Peaux-Rouges de longue date; ils sont, à mon avis, sans comparaison, comme les mulets de Guadalajara: tout bons ou tout mauvais. Le Cœur-Bouillant, avec lequel j'ai eu souvent maille à partir, n'est pas aussi diable qu'il est noir; c'est un guerrier brave, sage, et surtout d'une grande loyauté. Le service immense qu'il vous a rendu cette nuit même l'a irrévocablement attaché à vous. Ce qu'il vous a dit est vrai ou doit l'être; il n'a aucun intérêt à vous tromper et n'est pas homme à le faire. Ses communications méritent toute notre attention. Quant à l'Oiseau-Noir, je le connais beaucoup aussi; c'est un brave guerrier, très expérimenté, mais il ne regarde jamais son homme en face; il n'a que des paroles mielleuses et ambigües à la bouche; en somme, il est sournois et rusé comme un opossum. De plus, vous savez aussi bien que moi, don Melchior, qu'il cherche, depuis fort longtemps déjà, l'occasion de nous jouer quelques mauvais tours. En résumé, je crois que vous ferez bien de vous méfier de lui. --Et vous, Cardenio, quel est votre avis? demanda le planteur en se tournant vers son fils. --Je ne vous répondrai que deux mots, mon père: je partage complètement l'opinion de don Ramón. Autant j'ai de confiance dans l'esprit élevé et la loyauté du Cœur-Bouillant, autant j'éprouve de méfiance pour l'Oiseau-Noir. --Eh bien! reprit en souriant le planteur, je vous avoue franchement, mes amis, que je suis absolument de votre avis; mais je n'étais pas fâché de connaître le vôtre. Sans que je vous le dise, vous en comprenez les raisons, je n'en doute pas. Maintenant, arrivons à ce qu'il est convenable de faire en cette circonstance, qui est, en réalité, très grave. --Parlez, mon père, répondit Cardenio; nous vous écoutons respectueusement. Nous nous hâterons d'exécuter les mesures qui vous seront suggérées par votre expérience. Le planteur offrit des cigares à la ronde. --Fumez, dit-il en souriant; c'est une espèce de conseil indien que nous allons tenir. Cardenio et don Ramón allumèrent leurs cigares. --Le Cœur-Bouillant, reprit le planteur, en m'avertissant de me tenir sur mes gardes, m'a textuellement dit que si je n'étais pas attaqué cette nuit, je le serais inévitablement la nuit prochaine. Un avis donné par un tel homme ne doit pas être négligé. Voici ce qu'il convient de faire: tandis que je m'occuperai ici à faire transporter tous les objets précieux dans la tour et à mettre la plantation en état de résister à un coup de main, vous, don Ramón, vous parcourrez la savane avec mon fils, et vous vous occuperez tous deux, sans retard, de faire rentrer à l'habitation non seulement autant de bétail que cela vous sera possible, mais encore tous les peones et vaqueros disséminés sur toute retendue du défrichement. Combien avons-nous d'hommes environ ici, tout compris? --Nous avons, señor, répondit aussitôt le majordome, cent dix hommes en état de porter les armes. --C'est assez joli, dit en souriant le planteur; cent hommes braves, dévoués, abrités derrière de bonnes murailles, munis d'armes et de provisions, peuvent opposer une longue résistance. Vous avertirez don Seguro de faire charger toutes les céréales sur des chariots et de les faire conduire ici. Il est inutile que les Peaux-Rouges profitent de nos provisions. Si nous étions assez fous pour abandonner notre moisson dans la savane, ils ne se gêneraient nullement pour s'en emparer. Ainsi, voilà qui est bien convenu. Surtout, faites diligence: il faut que tout soit rentré avant le coucher du soleil; plus tard, Dieu sait ce qui arriverait. D'ailleurs, je crois que nous ne devons conserver aucune inquiétude sur les suites de cette échauffourée. Le Cœur-Bouillant m'a promis le secours de sa tribu, et il n'est pas homme à manquer à une promesse librement faite et à une parole donnée. --Toute la moisson peut être rentrée vers midi, señor don Melchior; quant au bétail, je ne partage pas votre avis. --Expliquez-vous, don Ramón; vous êtes un homme de bon conseil, lui dit en souriant le planteur. --Je crois que la première chose que feront les Indiens, ce sera d'attaquer la plantation. --Certainement, répondit don Melchior. --Ils n'arriveront ici, si, comme ils nous en ont menacés, ils arrivent, qu'à une heure assez avancée après le coucher du soleil. En admettant que le Cœur-Bouillant tarde à paraître, nous sommes certains cependant de voir venir sa tribu, si ce n'est deux ou trois heures après nos ennemis, tout au moins au lever du soleil; or, nous pouvons tenir sans désavantage la nuit tout entière, et même beaucoup plus longtemps, contre des ennemis plus redoutables que ne le sauraient être pour nous les Peaux-Rouges. --Tout ce que vous dites est exact, don Ramón; seulement je ne vois pas bien encore où vous en voulez venir. --J'ai compris, moi, mon père; le raisonnement de don Ramón me paraît excessivement juste. --Voyons un peu cela, cher enfant, dit en souriant le planteur; laissez-le parler, don Ramón. --Mon Dieu, mon père, répondit le jeune homme avec embarras, je vous demande pardon d'avoir ainsi maladroitement interrompu un entretien d'une si haute gravité. --Du tout, du tout, mon fils; je suis heureux, au contraire, de vous voir prendre intérêt à des questions aussi sérieuses et qui, en réalité, vous touchent autant que moi: parlez donc, je vous écoute. --Puisque vous m'y autorisez, mon père, je vous obéis. Voici donc, à mon avis ce que don Ramón allait vous dire: le but de l'Oiseau-Noir étant de surprendre notre habitation, afin de l'atteindre, il est évident qu'il concentrera toutes ses forces autour d'elle et qu'avant de songer au pillage, il voudra d'abord s'en emparer, les richesses qu'il convoite plus particulièrement se trouvant réunies ici; quant aux bestiaux, ils n'entrent qu'en seconde ligne et pour une part bien minime dans le butin qu'il se propose de faire. Il est donc inutile, pense don Ramón, et je partage entièrement son avis, de perdre un temps précieux à essayer de rassembler des animaux presque sauvages, disséminés sur une grande étendue de terrain, que l'on ne réussirait qu'avec une peine infinie à conduire dans nos corrals, qui, ici, nous gêneraient beaucoup au cas où, car il faut tout prévoir, le siège se prolongerait. --Bien, mon fils, voilà parler en homme. --Le jeune maître a parfaitement rendu ma pensée, dit en s'inclinant don Ramón. --Eh bien, puisqu'il en est ainsi, je n'insisterai pas davantage sur ce sujet; laissons les bestiaux où ils sont, ne songeons qu'à défendre la plantation. Maintenant, señores, je ne vous retiens plus; vous pourrez, quand il vous plaira, monter à cheval. --Cher père, dit Cardenio en se levant, veuillez, je vous prie, m'excuser auprès de ma mère, et bien lui répéter que la crainte de troubler son sommeil et celui de ma chère Flora m'a seule empêché d'aller les embrasser avant de partir. --Voyez-vous cela, señor? dit une voix douce et pénétrante à l'oreille de Cardenio, tandis que deux mains mignonnes se posaient sur ses yeux: devinez qui, méchant! --Oh! Ce n'est pas difficile. C'est toi, petite sœur! s'écria joyeusement Cardenio. --Eh bien, alors, embrasse-moi! Tu as deviné! Le jeune homme se retourna vivement, saisit sa sœur dans ses bras et l'embrassa de toutes ses forces. Pendant les derniers mots de la conversation que nous venons de rapporter, la porte de la chambre à coucher s'était ouverte sans bruit, doña Juana et sa fille s'étaient doucement glissées dans le salon, et étaient venues se placer derrière le jeune homme. La jeune fille était complètement remise de son accident de la veille, sauf qu'elle boitait légèrement à cause de l'incision cruciale que l'on avait été contraint de lui faire; elle était aussi gaie, aussi rose, aussi souriante que de coutume. Pendant quelques minutes, la mère, la fille et le fils confondirent leurs embrassements; puis le jeune homme, après s'être respectueusement incliné devant son père, se retira et alla rejoindre le majordome, qui, déjà, était en selle. Cinq minutes plus tard, tous deux quittaient à fond de train l'habitation. Don Melchior de Bartas était un trop vieux routier des frontières indiennes pour que l'annonce d'une attaque imminente des Peaux-Rouges lui causât la moindre frayeur. Cependant, en homme prudent, il résolut de ne négliger aucune mesure de sûreté, afin de pouvoir, au cas où ses ennemis oseraient se présenter, leur infliger une correction dont ils garderaient un long et cuisant souvenir. Son premier soin fut d'expédier Pedrillo à Castroville avec une lettre adressée au commandant Edward's Strum, lettre dans laquelle, sans demander de secours à l'officier américain, car il croyait avoir à sa disposition des forces suffisantes, surtout avec l'aide du Cœur-Bouillant, pour résister avec avantage à l'Oiseau-Noir, il l'avertissait de la situation dans laquelle il se trouvait, afin que le commandant expédiât des estafettes sur la frontière pour annoncer aux autres colons que les Peaux-Rouges préparaient une incursion, et qu'ils eussent à se tenir sur leurs gardes. Don Melchior terminait sa lettre en annonçant au gouverneur que l'abbé Paul-Michel, curé de Castroville, était parvenu, après mille dangers, à atteindre son habitation; que, dans les circonstances présentes, il ne jugeait pas prudent, vu surtout l'état des chemins et le peu de sûreté des routes, de le laisser retourner à Castroville, et que, par conséquent, si son absence se prolongeait de quelques jours, l'on ne conçut aucune inquiétude sur le digne missionnaire. Aussitôt que Pedrillo fut parti avec cette lettre, don Melchior de Bartas s'occupa, sans perdre un instant, de mettre l'habitation à l'abri d'un coup de main. Vers dix heures du matin, le père Paul-Michel se leva; il était frais, calme, dispos, complètement reposé. Après avoir frugalement déjeuné, selon son habitude, en compagnie des dames, le missionnaire, heureux de voir que la jeune fille était complètement guérie, et supposant que sa présence n'était plus nécessaire à la plantation, manifesta le désir de reprendre, à l'instant même, le chemin de Castroville, où, dit-il, il avait donné rendez-vous à une personne qui devait l'attendre à son presbytère. Mais alors doña Juana et sa charmante fille lui firent confidence de l'attaque projetée contre elles et du danger qui les menaçait. --N'est-ce pas, padre, dit alors la fillette d'un ton de supplication, n'est-ce pas que vous ne voudrez point nous abandonner dans des circonstances aussi graves? --Non, certes, chère petite, s'écria vivement le missionnaire, ma place est près de vous dès qu'un danger vous menace. --Ah! Je le savais bien, moi, s'écria joyeusement Flora. Elle lui sauta au cou et l'embrassa sans laisser au bon prêtre le temps de se reconnaître. --Je vous demanderai seulement la permission, reprit-il, d'envoyer un exprès à Castroville, afin de prévenir de l'impossibilité dans laquelle je me trouve d'y retourner aujourd'hui. --C'est inutile, padre: «tatita» (petit père) a donné les ordres nécessaires à Pedrillo; le brave garçon est parti depuis déjà plus de trois heures; il doit être en train de revenir. --Allons! fit en souriant doucement le missionnaire, je vois qu'il me faut, bon gré mal gré, me considérer comme étant votre prisonnier. --Nous tâcherons que vous n'ayez pas trop à vous plaindre de nous, dit doña Juana, pendant le temps que vous serez notre hôte. Vers midi, les chariots chargés commencèrent à arriver à l'habitation. A quatre heures du soir, toutes les céréales étaient rentrées et emmagasinées. Un peu avant cinq heures, les peones et les vaqueros, bien montés et armés jusqu'aux dents, arrivèrent, conduits par Cardenio et les deux majordomes. L'habitation était maintenant bien réellement une forteresse. Le planteur attendait l'ennemi avec ce calme de l'homme brave qui sait qu'il peut compter sur les hommes qu'il commande. Vers sept heures du soir, un peu avant le coucher du soleil, on aperçut deux cavaliers qui se dirigeait à toute bride vers l'habitation. L'un était Pedrillo, le peon expédié le matin à Castroville par don Melchior; quant au second, l'abbé Paul-Michel reconnut en lui, avec surprise, l'inconnu qui, la veille au soir, s'était présenté à son presbytère en compagnie du commandant Edward's Strum, et lui avait demandé un rendez-vous avec tant d'instances. VIII Comment fut surprise l'habitation de don Melchior et ce qui s'ensuivit. Quelques instants plus tard, Pedrillo et l'étranger mettaient pied à terre dans la cour de l'habitation. A peine l'inconnu eut-il jeté la bride sur le cou de son cheval, dont un peon s'empara aussitôt, qu'il mit le chapeau à la main, et s'approchant de don Melchior de Bartas, qui, en compagnie de sa femme, de sa fille et de Cardenio, venait à sa rencontre, il le salua avec toutes les marques du plus profond respect et lui dit d'une voix doucement accentuée: --Veuillez excuser, señor, la liberté que j'ose prendre de me présenter ainsi à vous et de réclamer votre bienveillante hospitalité. --Soyez le bienvenu dans ma demeure, señor, répondit don Melchior avec une exquise courtoisie. Bien que vous arriviez dans de malheureuses circonstances, veuillez, je vous prie, considérer cette maison comme étant la vôtre; un hôte est l'envoyé de Dieu; il honore la maison sous le toit de laquelle il daigne s'abriter. --Arrivé depuis quelques jours à peine dans ce pays, caballero, des intérêts fort graves ont nécessité ma présence à Castroville, où certaines affaires, qui me sont personnelles, exigent que j'aie le plus tôt possible un sérieux entretien avec le señor cura don Pablo-Miguel. Ce matin je me trouvais par hasard chez le gouverneur de la ville, lorsque est arrivé le courrier que vous lui avez adressé. J'ai appris alors le danger qui vous menaçait et pour quel motif le señor cura serait probablement contraint de demeurer plus longtemps qu'il ne l'avait supposé absent de la ville. J'ai pensé alors, caballero, pardonnez à ma présomption, que, tout en faisant mes affaires, je pourrais peut-être faire les vôtres, que le bras d'un homme brave, dans les circonstances où vous place le hasard, ne serait peut-être pas à dédaigner pour vous; alors je me suis résolu à braver les convenances, à venir demander ici au señor cura l'entretien que je ne pouvais plus espérer avoir avec lui dans son presbytère, et à me présenter tout franchement à vous. --Tout en vous remerciant, señor, de votre loyale explication, permettez-moi de vous faire observer qu'elle était complètement inutile, et de vous répéter une fois encore que votre présence ici ne saurait que m'être très agréable et que je m'efforcerai de vous y retenir le plus longtemps possible. Après s'être incliné une seconde fois, avoir échangé quelques compliments de politesse avec le missionnaire et avec les autres personnes présentes, l'inconnu offrit le bras à doña Juana et la suivit dans l'intérieur de l'habitation. Don Melchior se tourna alors vers Pedrillo: --Tu as vu le commandant Edward's Strum? lui demanda-t-il. --Oui, mi amo, je l'ai vu, répondit le peon. --Eh bien, que t'a-t-il dit? --Ah! Voilà, fit l'autre en se grattant la tête. --Va toujours, reprit don Melchior en souriant. Je connais master Strum; explique-toi sans crainte. --Eh bien, mi amo, aussitôt qu'il m'a aperçu, master Strum, comme vous l'appelez, il m'a dit: Qu'est-ce que tu viens faire ici, imbécile? --Cela ne m'étonne pas, fit en souriant le planteur; ensuite? --Ensuite, je lui ai donné la lettre. Il l'a lue, puis il m'a dit: Qu'est-ce que ça me fait, à moi? Qu'il s'arrange comme il voudra! Est-ce qu'il croit par hasard, ce vieil idiot, que je vais me déranger pour aller à son secours? Je ne sais pas de qui il parlait en disant cela. --Je le sais, moi; va toujours. --By God! Hum! Hum! ... (il a l'air très enrhumé, le commandant Strum). Ah, ah! Cet imbécile de curé s'est fourré, lui aussi, dans la bagarre. Qu'ils aillent au diable de compagnie! Hum! Hum! Et toi, décampe, animal, si tu n'as pas autre chose à me dire. Je n'ai pas de temps à perdre avec un oison de ton espèce, hum, hum! Et là-dessus il m'a mis à la porte. --Je n'attendais pas moins de la courtoisie du commandant Strum, dit en riant le planteur. Et il rentra dans l'habitation. L'inconnu avait demandé à être conduit dans la chambre qui lui était destinée, afin de remettre un peu d'ordre dans sa toilette froissée et dérangée par la longue course qu'il venait de faire. Au moment où le planteur pénétrait dans le salon, l'inconnu y rentrait par une autre porte. On causa pendant quelques instants de choses indifférentes, puis la cloche du souper se fit entendre, et l'on se mit à table. Les premiers moments d'un repas sont en général silencieux; l'appétit domine assez généralement; chacun mange tout d'abord pour satisfaire les exigences impérieuses de la bête; puis, peu à peu, au fur et à mesure que l'appétit se calme, la conversation sort des banalités, grandit, se généralise, et parfois, mais pas toujours, devient intéressante et même attrayante. Cette fois, les événements graves qui planaient dans l'air suffisaient, et au-delà, pour animer la conversation et lui donner de l'intérêt. Les convives étaient au nombre de huit: le planteur, ayant à sa droite l'abbé Paul-Michel, à sa gauche sa fille; en face de lui doña Juana, ayant son fils à sa gauche et l'inconnu à sa droite; puis, comme double anneau soudant les deux, partie de cette chaîne, don Ramón à l'un des bouts de la table et don Seguro à l'autre bout. Le repas était bien servi et entendu d'une façon irréprochable. Nous profiterons de quelques instants de répit que nous donne l'achèvement du premier service, pour tracer en quelques lignes le portrait de l'inconnu. C'était un homme de taille haute, élégante, parfaitement proportionnée, d'un parler doux, courtois, de manières charmantes, raffinées, s'il est permis de se servir de cette expression. Tout en lui respirait non pas l'homme comme il faut ainsi que l'on dirait en France, mais le gentilhomme de race. A peine avait-il vingt-huit ans; ses traits étaient fins, droits; les arêtes en étaient modelées avec une perfection exceptionnelle; son front était large et découvert, son œil vif, son regard clair et magnétique; sa bouche un peu grande, aux lèvres charnues, avait une expression de finesse railleuse indicible; ses mains et ses pieds étaient d'une petitesse qui semblait presque ridicule chez un homme. Voilà quel était cet homme au physique. Quant au moral, jusqu'à présent nous nous abstiendrons d'en parler, et pour cause, puisque, pas plus que le lecteur, nous ne savons qui il est. Malgré les préoccupations secrètes des convives, le repas fut cependant beaucoup plus gai que l'on n'aurait dû s'y attendre dans de telles circonstances. La nuit était venue depuis longtemps déjà: il était environ neuf heures du soir. Au dehors, le ciel était pailleté d'étoiles. Bien que la nuit fût sans lune, elle était claire, presque transparente. Les sentinelles veillaient attentivement, postées derrière chaque meurtrière des retranchements. Dans la salle à manger, on riait, on plaisantait et on fumait. Malgré les assurances du Cœur-Bouillant, la nuit était si calme, le désert plongé dans un silence si profond, que rien ne laissait soupçonner qu'une attaque prochaine dût avoir lieu. Les dames se levèrent pour se retirer. Don Ramón et don Seguro s'étaient levés à plusieurs reprises pour aller inspecter les postes, interroger la savane, puis ils étaient revenus d'un air indolent et avaient repris leur place à table, en haussant les épaules, comme des hommes convaincus qu'aucun danger imminent n'existait. Au moment où la jeune Flora, après avoir embrassé et dit bonsoir à son père et à l'abbé Paul-Michel, s'approchait de son frère Cardenio pour l'embrasser lui aussi, tout à coup une détonation épouvantable se fît entendre, suivie immédiatement par l'horrible cri de guerre des Sioux-Bisons mêlé aux appels désespérés de «Aux armes!» poussé par les peones. L'habitation était surprise par les Indiens. Les convives se levèrent en tumulte, saisirent leurs armes et s'élancèrent hors de la salle. Seul, l'abbé ne les suivait pas; il veillait sur les dames, à demi-évanouies de terreur, et qu'il ne parvint qu'à grand-peine à conduire à leur chambre à coucher, où il les remit entre les mains de leurs femmes. L'habitation était surprise. Cependant le mal n'était pas aussi grand qu'on aurait pu le supposer d'abord. Voici ce qui s'était passé: Les Indiens, avec cette adresse infernale qu'ils possèdent, avaient conçu un plan audacieux, désespéré, qui, avec tout autre homme moins sur ses gardes et moins expérimenté que don Melchior de Bartas, aurait inévitablement réussi. Tandis que quelques guerriers laissés à la garde des chevaux traversaient la rivière à gué à deux lieues environ de l'habitation, les autres, au moyen de branches sèches fortement liées ensemble par des lianes, avaient construit des radeaux sur lesquels ils avaient placé leurs fusils et leurs munitions de guerre; puis, profitant habilement de l'ombre projetée sur la rivière par l'escarpement de ses rives, ils s'étaient laissé doucement emporter au fil de l'eau et avaient passé ainsi, inaperçus et sans bruit, sous le regard anxieux des sentinelles, qui essayaient vainement de percer les ténèbres épaisses qui les enveloppaient. Puis, arrivés à un endroit propice pour leur débarquement, ils avaient saisi leurs armes et s'étaient élancés sur la rive, en surgissant de l'eau et bondissant comme une légion de démons du milieu de l'ombre, en poussant leur cri de guerre et en faisant une décharge effroyable. Malheureusement pour eux, les Sioux-Bisons ignoraient que leur projet d'attaque avait été révélé au planteur par le Cœur-Bouillant, et que don Melchior, mettant à profit l'avis qu'il avait reçu, avait, le jour même, renforcé ses retranchements. Les Sioux-Bisons, à la vérité, et cet avantage pour eux était immense, avaient réussi à prendre pied sur le terrain même où s'élevait l'habitation. Mais leur position ne laissait pas, malgré cela, que d'être excessivement précaire. Ils se trouvaient sur une plage nue, exposés, sans abri d'aucune sorte, aux coups de leurs adversaires parfaitement cachés derrière leurs remparts. L'Oiseau-Noir était un chef trop hardi, trop expérimenté, pour ne pas comprendre ce que la situation de ses guerriers avait à la fois d'avantageux et de défavorable. L'audace seule pouvait le sauver du pas difficile dans lequel il s'était jeté. Sur un signe de lui, ses guerriers s'élancèrent résolument à l'assaut des retranchements. Les blancs firent vaillamment face à leurs ennemis et opposèrent une vigoureuse résistance. Cependant, cette résistance ne put être assez efficace pour empêcher les Sioux-Bisons, qui se ruaient tête baissée en avant, de couronner les retranchements. Encore quelques secondes, les Indiens bondissaient dans la cour et envahissaient l'habitation. En ce moment une porte secrète s'ouvrit, et l'inconnu, suivi de Cardenio, des deux majordomes et d'une cinquantaine de peones les plus résolus, se glissèrent silencieusement au dehors, tournèrent les Indiens sans être aperçus, puis, au cri de: «En avant!» poussé d'une voix stridente par l'inconnu, ils se précipitèrent tous à la fois sur les Indiens, qu'ils prirent ainsi entre deux feux. Ceux-ci, qui se croyaient déjà vainqueurs, surpris à leur tour, eurent un moment d'hésitation, dont profitèrent les défenseurs de l'habitation pour les jeter en dehors des retranchements. Il y eut alors une mêlée effroyable sur le rivage; les Sioux-Bisons ne comprenaient rien à ce secours arrivé si à l'improviste aux colons. Réunis en masse compacte, ils luttaient désespérément pour faire tête de tous les côtés à la fois, ne pas perdre le terrain qu'ils avaient conquis, ne pas reculer d'un pouce, et, à tout prix, réussir à maintenir leur position; mais leurs efforts étaient vains. D'autres peones, délivrés de la crainte d'une attaque immédiate, venaient incessamment grossir le nombre des premiers, qui avaient tenté la diversion. Malgré une héroïque résistance, des prodiges surhumains de valeur, les Indiens, acculés de plus en plus à la rive, furent enfin culbutés dans la rivière, qu'ils se hâtèrent de traverser à la nage, laissant derrière eux une centaine des leurs étendus sans vie au pied des glacis. Les abords de la place étaient complètement nettoyés, l'habitation dégagée, le coup de main hardi tenté par les Sioux-Bisons définitivement manqué. Il y eut une trêve de près d'une heure. Les Sioux-Bisons ne renonçaient pas à l'attaque; mais, repoussés une première fois, ne voulant pas l'être une seconde, ils changeaient de tactique. Embusqués derrière les buissons et les bouquets d'arbres qui bordaient la rive opposée de la rivière, ils firent soudain pleuvoir une nuée innombrable de flèches enflammées, qu'ils lançaient avec une habileté sans pareille sur les magasins et les ateliers, recouverts en vacois, de l'habitation, tandis qu'une partie d'entre eux entretenait une fusillade bien nourrie avec les défenseurs des retranchements, et que, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, des troupes de cavaliers, car leurs chevaux les avaient rejoints, feignaient de vouloir tenter, de divers côtés à la fois, le passage de la rivière, tenant ainsi constamment leurs adversaires en alerte, sans leur laisser une seconde de répit. Bientôt plusieurs incendies se déclarèrent sur les ailes de l'habitation. Une partie des peones fut obligée de quitter les retranchements pour porter secours, aider à sortir les chevaux et les bestiaux des corrals enflammés et les chasser dans la huerta. Mais le feu, qui trouvait un élément facile dans des bâtiments construits en bois et recouverts en feuilles sèches, se développait avec une rapidité telle que bientôt il fallut renoncer à sauver ces bâtiments et se résoudre avec douleur à faire la part du feu. Alors un désordre épouvantable se mit dans les défenseurs de l'habitation; la peur s'empara d'eux; ils ne voyaient et n'entendaient plus rien, couraient çà et là à demi-affolés de terreur, poussant des cris de désespoir et jetant leurs armes. Ce fut en vain que don Melchior, l'inconnu, l'abbé Paul-Michel et Cardenio, qui faisait preuve, comme toujours, en cette circonstance, d'un courage de lion, essayèrent de rappeler à leur devoir des hommes que l'épouvante rendait fous. Tout à coup les Sioux-Bisons, s'apercevant de la folie furieuse qui s'était emparée des défenseurs de la place, et dociles à la voie de leur chef, s'élancèrent dans la rivière, la traversèrent, puis ils gravirent le glacis et se précipitèrent avec des hurlements de bêtes fauves contre les retranchements. Ramenés, quoique bien tardivement, à leur devoir, par le danger terrible qui les menaçait, les peones retournaient aux retranchements et entamèrent désespérément une lutte suprême contre leurs terribles ennemis. Mais il était trop tard; l'effort tenté cette fois par les Sioux-Bisons était irrésistible; le flot des assaillants montait toujours. Rien ne pouvait désormais les arrêter. En moins de temps qu'il ne nous faut pour l'écrire, les peones furent rejetés en désordre contre l'habitation principale, et les Sioux-Bisons envahirent la cour en poussant des hurlements de joie et de triomphe. --Au donjon! cria don Melchior d'une voix terrible. Le vieillard, ayant près de lui son fils, l'inconnu et ses deux majordomes, tint vaillamment tête pendant plus d'un quart d'heure aux Peaux-Rouges, qui se ruaient désespérément sur lui de tous les côtés à la fois, et opposa une digue infranchissable à leurs efforts désespérés. Puis, lorsqu'il reconnut que tous ses serviteurs, hommes, femmes, enfants, avaient enfin réussi à pénétrer dans le donjon, il se résolut alors, mais alors seulement, à reculer à son tour, mais doucement, pas à pas, sans cesser de combattre; on vit ces cinq hommes, ces cinq Titans, seuls, sans se laisser une seule fois entamer, tenir tête à une foule de Peaux-Rouges que, tout en se retirant, ils contraignaient à reculer devant eux. Puis, arrivés devant le pont-levis qui fermait l'entrée du donjon, ils échangèrent un regard, bondirent en avant, mirent leurs ennemis en désordre, se rejetèrent aussitôt en arrière et franchirent en courant le pont-levis, qui se redressa immédiatement après leur passage. Ils étaient en sûreté désormais et pouvaient tenir longtemps derrière les épaisses murailles du donjon, sans craindre d'être forcés ou incendiés. Mais à quel prix avaient-ils opérés cette retraite miraculeuse? Don Melchior et son fils étaient sains et saufs, à la vérité, mais les deux majordomes étaient grièvement blessés; l'un d'eux même, don Seguro, ne se soutenait plus qu'avec peine; dès qu'il fut dans le donjon, il s'affaissa, mourant, sur lui-même. L'inconnu, lui aussi, bien qu'elles ne fussent pas graves, avait reçu plusieurs blessures; la longue épée dont il s'était vaillamment servi pendant le combat était rougie jusqu'à la garde. C'est que ces trois hommes, comme par un accord tacite de dévouement, s'étaient sans cesse jetés en avant pour faire un rempart de leur corps à l'enfant et au vieillard, s'exposant, avec une abnégation et un courage dignes des héros antiques, à recevoir les coups qui étaient destinés à ceux qu'à tout prix ils voulaient sauvegarder. Aussitôt que le pont-levis fut levé, la caronade, placée sur la plate-forme, les pierriers et les espingoles braqués aux meurtrières, commencèrent à jouer contre les Peaux-Rouges avec une furie terrible, accompagnés par une fusillade ininterrompue. Le courage était revenu aux peones depuis qu'ils se savaient en sûreté dans un fort. Les Sioux-Bisons, excités par leur premier succès, brandissant avec des hurlements féroces les scalps sanglants qu'ils avaient enlevés à leurs victimes agonisantes, voulaient compléter leur victoire en s'emparant de la forteresse dans laquelle les colons s'étaient réfugiés. L'Oiseau-Noir, qui semblait se multiplier et était partout à la fois, fit immédiatement élever, à portée de pistolet du fort, des retranchements avec les poutres, les chariots et tout ce qu'il put trouver pour abriter ses guerriers contre la grêle de balles qui pleuvait incessamment sur eux et les décimait. Puis, les retranchements construits, les Indiens commencèrent le siège de la forteresse. Tout à coup une fusillade terrible éclata sur l'autre bord de la rive. Un horrible cri de guerre se fît entendre, et une foule de cavaliers, surgissant de tous les côtés à la fois du milieu des ténèbres, enveloppèrent les Sioux-Bisons. C'était le Cœur-Bouillant qui tenait sa promesse et arrivait au secours de ses alliés blancs. Il y eut une affreuse mêlée, une épouvantable boucherie, puis soudain on entendit un retentissant cri de triomphe. Le combat était terminé. Les Sioux-Bisons traversaient la rivière en désordre et s'éparpillaient dans la savane, en proie à une terreur indicible. Sur l'ordre de don Melchior, le pont-levis fut aussitôt baissé pour livrer passage au Cœur-Bouillant et à ses guerriers. La joie était grande des deux parts; les remerciements et les félicitations s'échangeaient avec une effusion inexprimable. Blancs et Apaches étaient heureux chacun de ce qu'ils avaient fait; la joie était à son comble. La première émotion calmée, on se compta, comme après un naufrage les survivants cherchent avec une douloureuse pitié, les cadavres de leurs morts bien-aimés. Mais alors la joie se changea en désespoir, l'enivrement de la victoire en terreur. Trois personnes avaient disparu. Les plus aimées, les plus chéries, les plus respectées de toutes: Doña Juana, sa fille Flora et le missionnaire. Ce fut en vain qu'on chercha anxieusement parmi les cadavres; leurs corps ne se retrouvèrent pas. L'Oiseau-Noir, comme un aigle vaincu, avait, en fuyant, enlevé sa proie dans ses serres! IX Comment l'Oiseau-Noir ne tint pas le serment qu'il avait fait à l'abbé Paul-Michel. Alors que l'incendie était le plus ardent, que les magasins et les ateliers brûlaient, que le désordre se mettait parmi les défenseurs de l'habitation et que les peones, affolés de terreur, couraient en désordre de tous les côtés, en poussant des clameurs lamentables, sans essayer de résister aux Peaux-Rouges, qui escaladaient les retranchements et envahissaient la cour, dans une chambre du principal corps de logis de la maison, une trentaine de femmes étaient réunies, pâles, tremblantes, effarées. Parmi ces femmes se trouvaient doña Juana de Bartas et sa fille Flora. Toutes, sentant instinctivement la mort venir, s'attendant à chaque instant à être impitoyablement massacrées par les féroces vainqueurs de leurs frères et de leurs maris, se tenaient agenouillées les mains jointes, pressées comme les brebis épouvantées contre leur pasteur, autour du missionnaire qui, debout, un crucifix de la main gauche, la main droite levée vers le ciel, le front pâle et les yeux brillant d'une résignation, sublime, les exhortait à élever leur âme vers Dieu, à implorer son secours et à mourir en chrétiennes. Plusieurs de ces femmes tenaient pressées contre leur sein de frêles créatures qu'elles allaitaient encore, qu'elles couvraient de baisers et qu'elles tendaient vers le prêtre, en le suppliant avec désespoir de les sauver. A un certain moment des cris féroces s'élevèrent au dehors; plusieurs coups de feu retentirent, et l'on entendit les pas pressés d'une foule qui se rapprochait. Le moment suprême était arrivé. Tout à coup ces femmes se levèrent, éperdues, en poussant un cri de désespoir et s'enfuirent, effarées, par toutes les issues. La porte venait de s'ouvrir et, sur le seuil, apparaissaient les Sioux-Bisons, menaçants, terribles, furieux. En moins de quelques secondes, sauf trois personnes qui n'avaient point fait un mouvement, un geste pour fuir, la chambre était vide. Toutes les autres femmes s'étaient enfuies. Ces trois personnes étaient: le missionnaire, doña Juana et sa fille. --O mon père! Mon père! s'écria doña Juana avec désespoir, nous sommes perdus. --Fuyez, fuyez, señor padre, dit en même temps Flora, ou sans cela les païens vous tueront. --Ayez confiance en Dieu, mes enfants, dit le missionnaire d'une voix calme; si je ne puis vous sauver, au moins mourrai-je avec vous! Les Sioux-Bisons étaient demeurés un instant immobiles sur le seuil de la porte, saisis peut-être malgré eux, d'admiration à la vue du tableau touchant qui s'offrait subitement à leurs yeux. Mais cet instant d'arrêt n'eut que la durée d'un éclair; ils se précipitèrent tous ensemble dans la chambre, s'élançant vers les deux femmes. Alors il se passa un fait étrange, incroyable, inouï. Par un mouvement rapide comme la pensée, le missionnaire s'était brusquement placé devant les deux femmes agenouillées et à demi-évanouies sur le sol; puis, d'un pas ferme, calme, assuré, les regards pleins d'éclairs, le front rayonnant d'une sainte auréole, il avait marché résolument au devant des Peaux-Rouges en leur présentant le crucifix, comme s'il eût à la main l'épée foudroyante de l'ange exterminateur. Au fur et à mesure qu'il approchait, les barbares, comme fascinés, reculaient lentement, pas à pas, les yeux obstinément fixés sur le crucifix. Cette scène muette, sublime par sa simplicité même, avait quelque chose d'admirable et de saisissant qui rappelait les anciens jours du christianisme, lorsque les martyrs tombaient dans le cirque en priant pour leurs bourreaux. Les Sioux-Bisons atteignirent ainsi, toujours en reculant, le seuil de la porte. Déjà le missionnaire sentait l'espoir rentrer dans son cœur: il remerciait mentalement Dieu du secours qu'il lui avait donné, lorsque tout à coup il se fit une réaction terrible parmi les Peaux-Rouges. Leurs rangs pressés s'écartèrent brusquement à droite et à gauche, et un homme, la ceinture garnie de scalps sanglants, brandissant au-dessus de sa tête une hache dégoutante de sang, bondit dans la chambre comme un tigre altéré de carnage, en poussant un hurlement furieux ressemblant à un rugissement de bête fauve. Cet homme était l'Oiseau-Noir. --Ah! s'écria-t-il avec un rire de démon en apercevant les deux femmes, mes jeunes hommes m'ont conservé la plus précieuse part de butin; je les remercie. Ces femmes sont l'épouse et la fille du chef blanc. Qu'elles soient mes prisonnières. La Tête-Blanche épuisera ses trésors et nous livrera toute son eau de feu, afin que nous lui rendions celles qu'il aime plus que sa vie. Après avoir prononcé des paroles avec cette emphase théâtrale particulière aux Indiens, le sachem marcha résolument vers les deux femmes, et posant sa main sanglante sur l'épaule nue et frissonnante de doña Juana: --Que ma sœur me suive, dit-il; elle est la prisonnière d'un chef. A cet attouchement horrible, doña Juana poussa un cri inarticulé, essaya de prononcer quelques mots, mais son émotion fut trop vive: elle se renversa évanouie en arrière et tomba sur le sol. Flora s'élança subitement devant sa mère et, joignant les mains avec ferveur, elle s'écria avec désespoir en tombant à ses genoux: --O chef, chef! Ne tuez pas ma mère! Un sourire d'une expression hideuse crispa les lèvres minces et serrées du chef. --Ah! s'écria-t-il avec fureur, si je n'ai pas la louve, je sacrifierai son enfant à ma haine. --Tuez-moi... tuez-moi... mais épargnez ma mère! répétait la pauvre enfant avec une expression touchante. --Eh bien, soit! s'écria le farouche sachem en brandissant sa hache autour de sa tête. Vous mourrez toutes deux! Tout à coup, par un mouvement instinctif, spontané, rapide comme l'éclair, le missionnaire, qui jusque-là avait essayé vainement d'intervenir, quoiqu'il fût sans armes, se précipita sur le chef, lui arracha son tomahawk, et, le renversant du même coup, il lui appuya le genou lourdement sur la poitrine et lui serra la gorge. Le sachem, saisi à l'improviste, fut terrassé malgré sa vigueur prodigieuse et réduit à l'impuissance avant même d'avoir conscience de ce qui lui arrivait. --Padre, padre, ne le tuez pas! s'écria Flora d'une voix désolée. --Ne le tuez pas, padre! ajouta doña Juana, qui reprenait connaissance. Le cœur de bronze du farouche Indien tressaillit malgré lui dans sa poitrine lorsqu'il entendit ces deux femmes envers lesquelles il s'était montré impitoyable, et qui, elles, imploraient pour lui. Cependant l'Oiseau-Noir demeura impassible en apparence. Pas un muscle de son visage ne tressaillit; et, regardant fièrement en face le missionnaire: --Tue-moi, homme sombre, lui dit-il, puisque le génie du mal t'a donné la force de me vaincre! Le missionnaire sourit avec mélancolie, et, hochant doucement la tête: --Je ne tuerai pas, dit-il de sa voix sympathique et harmonieuse; le Dieu que je sers et que tu méconnais me défend de verser ton sang. Jure-moi sur le grand esprit, sur le totem de ta nation, que ces femmes seront respectées, traitées avec égard jusqu'à ce qu'elles puissent être échangées; jure-moi de plus que j'aurai le droit de les suivre afin de les protéger, et que nul ne pourra me séparer d'elles. Il y eut une pause de quelques secondes. --Et si je fais cela? demanda enfin le sachem. --Alors, répondit avec simplicité le missionnaire, j'ôterai le genou qui pèse sur ta poitrine, je t'aiderai à te relever, et je te rendrai tes armes. --Eh bien! Soit. Voyons si tu auras le courage de faire ce que tu dis. Je jure sur le grand esprit et sur le totem de ma nation d'exécuter fidèlement les conditions que tu m'imposes. A peine avait-il prononcé ces paroles, que le missionnaire s'était redressé, lui tendait la main, l'aidait à se relever, et lui rendait son tomahawk. Le sachem saisit vivement son arme, poussa un rugissement de joie, et la brandit à plusieurs reprises autour de la tête du missionnaire, qui, le corps fièrement cambré en arrière, le regardait en souriant et lui montrait le crucifix qu'il tenait à la main avec une expression de douceur, de piété et d'admirable résignation. --C'est bien, fit le chef en abaissant son tomahawk; mon frère, le chef de la prière, est un grand brave, dit-il en s'inclinant devant lui. Quel est donc le génie puissant qui lui donne la force de sourire ainsi dans le péril? --Mon Dieu, qui peut tout, répondit doucement le missionnaire. --Même te sauver? fit le sachem avec un ricanement féroce. --Oui, s'il le veut; et toi-même, il n'y a qu'un instant, en as été la preuve vivante. C'est mon Dieu qui a amolli ton cœur et fait entrer la pitié dans ton âme. --Ooah! fit l'Indien avec embarras; le visage pâle parle bien: il a deux langues. C'est bon, le sachem tiendra ses promesses. Que mon frère me suive, ainsi que ces deux femmes pâles. Doña Juana et sa fille s'étaient déjà rangées aux côtés du missionnaire. --Venez et espérez, leur dit-il; Dieu veille sur vous! En ce moment un grand mouvement s'opéra parmi les Peaux-Rouges; ils semblaient inquiets et parlaient entre eux avec volubilité. Sans doute quelque chose de très important se passait au dehors. Un instant le missionnaire espéra. Mais tout à coup, sur un geste du sachem, les Sioux-Bisons s'élancèrent, enlevèrent brusquement les deux femmes et lui-même, et, en moins de temps que nous n'en mettons à le raconter, tous trois se trouvèrent placés sur des chevaux, devant des guerriers indiens déjà en selle, enveloppés par un groupe nombreux de cavaliers; puis l'Oiseau-Noir poussa un cri strident, et toute la troupe s'élança à fond de train hors de l'habitation, écartant, brisant, renversant et foulant aux pieds tout ce qui s'opposait à son passage. Les Sioux-Bisons, surpris par l'attaque imprévue du Cœur-Bouillant, fuyaient vaincus et frémissants, contraints de renoncer à l'immense butin dont ils avaient été si près de s'emparer. Plusieurs heures s'écoulèrent; les chevaux dévoraient l'espace; le désert s'étendait de tous côtés, profond, désolé, insondable. Un peu avant le lever du soleil, à un cri strident poussé par le chef, les Indiens firent halte. Ils se trouvaient alors sur le bord d'une large rivière, dont les eaux jaunâtres et limoneuses roulaient lentement avec de mystérieux murmures. A leur droite s'élevait une colline assez haute, aux flancs escarpés, dont le sommet était couronné d'arbres gigantesques aux épaisses ramures. Ce fut au pied même de la colline que les Indiens s'arrêtèrent et établirent leur camp. Les chevaux, surmenés depuis plusieurs heures, ne se soutenaient plus qu'avec peine; plusieurs même étaient tombés déjà. Les guerriers eux-mêmes se sentaient accablés de fatigue. Malgré la proximité où ils se trouvaient encore de l'ennemi, le sachem avait été contraint de commander la halte, car la rivière s'étendait comme une infranchissable barrière devant ces cavaliers épuisés. Quant aux prisonnières, si cette course vertigineuse avait duré une heure encore, elles seraient mortes. Elles se laissèrent tomber sur l'herbe, pâles, affaissées, inconscientes, presque sans souffle; elles ne vivaient plus que comme dans un horrible cauchemar. Le missionnaire, lui, comme toutes les natures généreuses qui puisent leur force dans leur cœur, était, malgré son apparente faiblesse, aussi calme et aussi résolu que si rien ne s'était passé. Il ramassa quelques brassées de feuilles sèches, les couvrit d'une couverture de cheval, étendit sur ce lit improvisé les deux pauvres femmes, qui ne s'aperçurent même pas des soins qu'on leur prodiguait, jeta sur elles une peau de bison, qu'il enleva à un Indien sans que celui-ci essayât de s'y opposer; puis, lorsqu'il se fut assuré que les deux frêles créatures pouvaient reposer sans être exposées à la rosée, il s'agenouilla auprès d'elles et se mit en prières. La nuit était glaciale; les Indiens, malgré le danger auquel ils s'exposaient, avaient été contraints d'allumer des feux pour réchauffer leurs membres engourdis par le froid. Cinq des principaux chefs de la tribu, les seuls qui eussent échappé à la défaite et parmi lesquels se trouvait l'Oiseau-Noir, étaient accroupis, sombres et silencieux, fumant tristement leur calumet autour d'un de ces feux. L'échec subi par l'Oiseau-Noir était terrible; bien que pendant sa fuite précipitée plusieurs guerriers l'eussent rejoint, que, d'instant en instant, il en arrivât d'autres encore, cependant les pertes qu'il avait subies étaient énormes. De six cents guerriers d'élite dont se composait sa tribu, plus de deux cents étaient restés couchés morts sur les glacis et dans la cours de l'habitation. Aussi sa douleur était-elle grande, sa fureur au comble. Les guerriers qui arrivaient incessamment augmentaient encore, par les récits exagérés qu'ils lui faisaient, l'anxiété terrible qui lui serrait le cœur. Au moment où le soleil se levait, un groupe de cavaliers arriva à fond de train. Ces guerriers étaient, disaient-ils, serrés de près par des forces considérables. Tout espoir d'échapper aux blancs et à leurs alliés les Apaches était impossible désormais. Alors une grande fermentation commença à régner dans le camp. Le pouvoir d'un sachem indien, quoique très étendu, est cependant toujours précaire. Il n'est fort que dans la victoire. L'Oiseau-Noir fut bientôt en butte aux reproches les plus sanglants et même les plus injustes. Cette expédition, que ses guerriers eux-mêmes l'avaient excité à tenter, ils en faisaient maintenant retomber la responsabilité sur lui seul, et lui reprochaient avec amertume de l'avoir faite. Soudain une pensée étrange traversa leurs esprits surexcités par la honte et par la colère. Animés sourdement par quelques-uns de leurs prêtres ou sorciers, ils s'imaginèrent que s'ils avaient été vaincus, c'était à cause des maléfices qui avaient changé l'esprit de leur chef et l'avaient empêché de tuer, comme il devait le faire, la femme et la fille de leur ennemi. Cette accusation portée contre leur chef obtint d'autant plus de créance dans l'esprit des guerriers, que les sorciers, profitant habilement et exploitant à leur profit leur crédulité superstitieuse pour se venger du missionnaire, qu'ils considéraient comme leur ennemi le plus redoutable, les menaçaient des plus horribles malheurs s'ils ne réparaient pas à l'instant la faute commise par l'Oiseau-Noir; en sacrifiant au génie du mal les trois malheureuses et innocentes victimes. La mort des prisonniers fut donc résolue. Le danger était grand, le temps pressait. Pour détourner les malheurs suspendus sur leurs têtes, il n'y avait pas un instant à perdre. Malgré lui, et frémissant de honte et de colère, le sachem fut contraint d'ordonner les apprêts de leur supplice. Le missionnaire avait tout entendu. Il éveilla doucement doña Juana et la jeune fille. Les quelques instants de sommeil qui leur avaient été accordés, en leur rendant une partie de leurs forces, avaient rétabli l'équilibre dans leur esprit, bourrelé par tant d'émotions diverses. --Mes sœurs, leur dit tristement le missionnaire de sa voix douce et que l'émotion faisait légèrement trembler, notre dernière heure est venue. Votre mort est résolue ainsi que la mienne. Avant une heure, vous serez dans le sein de Dieu. Joignez vos voix à la mienne; prions ensemble pour les bourreaux qui se préparent à vous faire périr dans les plus affreuses tortures. Les deux femmes se redressèrent aussitôt, pâles, mais calmes et presque souriantes. La certitude de la mort, en dirigeant complètement leurs pensées vers Dieu, avait chassé toute crainte de leur esprit et leur avait donné un indomptable courage. Leur organisation nerveuse, essentiellement impressionnable, surexcitée à l'excès, avait rempli leur âme de cette foi et de cette abnégation qui toujours a fait les martyrs et qui dans toutes les circonstances critiques, donne une si grande supériorité à la femme sur l'homme. La femme, si faible, si craintive dans les situations communes de la vie, devient d'une énergie indomptable dans les circonstances décisives. Cependant trois poteaux avaient été plantés en terre, d'immenses bûchers de bois mort amoncelés autour de ces poteaux. Tout était prêt pour le supplice. L'Oiseau-Noir demeurait à l'écart, sombre et triste. Sa parole avait été méconnue: il se sentait déshonoré. Mais impuissant à s'opposer à ce qu'on voulait faire, il se bornait à n'y point prendre part. Deux sorciers, revêtus de costumes symboliques et peints d'une façon bizarre, s'approchèrent des trois prisonniers qui, les genoux dans l'herbe, priaient avec ferveur. --Que les femmes pâles me suivent, dit l'un d'eux; l'heure de leur mort est arrivée. --Malheureux! s'écria le missionnaire en se levant et se posant résolument devant eux, oserez-vous bien porter une main criminelle sur deux femmes faibles et innocentes? --J'entends un oiseau moqueur, dit un des sorciers. Le chef de la prière bavarde comme une vieille femme. Qu'il garde son courage pour entonner son chant de mort. Si les deux femmes blanches ne veulent pas marcher, nous les porterons au poteau de torture. Doña Juana lança un regard de mépris à l'Indien, et se tournant vers le missionnaire en s'inclinant devant lui, ainsi que sa fille: --Bénissez-nous, mon père, dit-elle. Le missionnaire étendit les deux mains sur ces têtes respectueusement inclinées, leva ses yeux pleins de larmes vers le ciel, et, d'une voix profonde: --Que la bénédiction du Seigneur soit sur vous, mes sœurs! dit-il. Les deux femmes se retournèrent alors vers les sorciers. --Nous sommes prêtes, dirent-elles d'une voix ferme. --Marchons! répondirent-ils. Elles s'avancèrent alors vers le lieu du supplice, appuyées sur les bras du missionnaire, qui marchait entre elles deux; les mains jointes, les yeux levés vers le ciel, elles priaient avec ferveur et semblaient déjà ne plus appartenir à la terre. Tous trois furent alors attachés au poteau. --Courage, mes sœurs! Pensez à Dieu! dit le missionnaire. Qu'est-ce que quelques secondes de souffrance comparées à l'éternité de bonheur qui vous attend? --Nous sommes fortes, mon père, répondirent les deux femmes comme en extase. Les Peaux-Rouges étaient groupés, sombres, silencieux, pensifs, autour des poteaux où leurs prêtres achevaient d'attacher les victimes, ils semblaient n'assister qu'avec une secrète horreur à ce supplice que la crainte seule et leur crédulité superstitieuse les avaient poussés à ordonner. --Va, chien! dit un des sorciers d'une voix railleuse, appelle ton Dieu maintenant; dis-lui qu'il te délivre! --Pauvre insensé! répondit avec pitié le missionnaire; peut-être es-tu en ce moment plus près de la mort que je ne le suis moi-même! --Nous allons voir, reprit avec mépris l'Indien en s'armant d'un tison ardent et se baissant pour mettre le feu au bûcher. Au même instant, comme si les paroles du missionnaire eussent dû s'accomplir à la lettre, deux coups de feu éclatèrent tout à coup, et les sorciers roulèrent foudroyés sur le sol. Les Sioux-Bisons poussèrent un cri d'effroi et de surprise: mais, avant qu'ils pussent s'y opposer, un cavalier s'était rué au milieu d'eux avec un rapidité vertigineuse, s'était élancé vers les prisonniers, avait sauté à terre, coupé les liens qui attachaient les deux femmes et le missionnaire, et, se faisant un rempart du corps de son cheval, il s'était résolument placé devant ceux qu'il venait ainsi défendre au péril de sa vie. Ce cavalier était Cardenio! X Comment le missionnaire changea, par un seul mot, en une grande joie la douleur qui, depuis si longtemps, accablait don Melchior de Bartas. L'émotion causée par l'apparition subite et imprévue de Cardenio ne tarda pas à faire place à une colère terrible, lorsque les Indiens reconnurent que l'homme qui s'était fait aussi audacieusement leur agresseur, non seulement était seul, mais encore qu'il était presque un enfant. Cette colère se changea en rage quand ils virent les cadavres de leurs deux sorciers les plus renommés étendus, sanglants, les traits horriblement crispés par une dernière convulsion, gisant sur le sol entre eux et leur ennemi. Ils poussèrent une clameur furieuse et firent un mouvement comme pour s'élancer, tous à la fois, sur l'audacieux jeune homme qui, toujours immobile derrière son rempart improvisé, les regardait d'un air railleur, en souriant avec mépris, le fusil épaulé, le doigt sur la détente. Tout à coup les Indiens hésitèrent. Avaient-ils donc peur? Qui aurait su le dire? Eux-mêmes ne se rendaient pas compte de l'émotion qu'ils éprouvaient. Le clair regard de Cardenio, obstinément fixé sur eux, la gueule béante de cette arme dirigée contre leurs poitrines, la certitude dans laquelle ils étaient qu'au plus léger mouvement le coup éclaterait sans qu'il leur fût possible de savoir qui d'entre eux serait frappé, tout cela réuni les remplissait d'un sentiment étrange, d'un effroi singulier. --Je demande à vous faire des propositions, dit alors Cardenio d'une voix haute et ferme. L'Oiseau-Noir, qui jusqu'alors, ainsi que nous l'avons dit, s'était tenu en dehors de tout ce qui s'était passé, voyant que les deux principaux instigateurs de l'espèce de révolte qui avait eu lieu contre lui étaient morts, crut l'occasion favorable pour ressaisir le pouvoir qui lui avait presque échappé. Il s'approcha lentement, passa devant le front de ses guerriers, s'avança jusqu'à dix pas du jeune homme, et posant en terre la crosse de son fusil: --Que demande le jeune visage pâle? dit-il froidement. --Justice, repartit laconiquement Cardenio. --Les oreilles d'un chef sont ouvertes; que le jeune guerrier des visages pâles s'explique; l'Oiseau-Noir comprendra. Cardenio n'avait en rien modifié sa position première; son fusil demeurait toujours dirigé vers ses ennemis. --Les guerriers Sioux-Bisons ont-ils été changés en des daims timides? Ne sont-ils plus des hommes forts et courageux, qu'ils font la guerre aux femmes sans défense et qu'ils les attachent lâchement au poteau de torture? A ces mots, un frémissement de colère courut dans les rangs des Indiens. L'Oiseau-Noir fit un geste; le calme se rétablit. --Toutes les nations Peaux-Rouges, reprit le fier jeune homme, ont toujours eu la coutume de respecter les femmes et de ne jamais les considérer en ennemies. Pourquoi attacher au poteau de torture des créatures faibles, sans courage, qui ne sauront que pleurer et se plaindre à chaque égratignure, qui seront mortes avant même d'avoir été frappées? Ceci est indigne de guerriers braves et valeureux comme prétendent l'être les guerriers Sioux-Bisons. Je veux faire une proposition à mes frères. --Quelle est cette proposition? demanda l'Oiseau-Noir. --La voici. Les guerriers Peaux-Rouges rendront immédiatement la liberté aux deux femmes blanches; ils les laisseront retourner paisiblement dans leur demeure, sous la protection du chef de la prière, qui, sans être prisonnier des Sioux-Bisons, a consenti cependant à accompagner jusqu'ici les deux prisonnières. --En supposant que les guerriers de ma tribu consentent à rendre la liberté à ces femmes, que donnera le jeune aigle aux guerriers? Ils ne peuvent retourner ainsi dans leur village; les quelques scalps qui pendent à leur ceinture sont loin de compenser la mort des nombreux guerriers qu'ils ont perdus. Pas un seul chef renommé n'est tombé sous leurs coups. L'Oiseau-Noir attend la réponse du jeune aigle. Qu'il parle, mais qu'il parle vite; la patience des Peaux-Rouges est courte; le sang de leurs frères crie vengeance. --Cette vengeance, je vous l'apporte, guerriers, dit d'une voix ferme le courageux jeune homme. Rendez la liberté à ces deux femmes, faites ce que je vous demande, et à l'instant je jette mes armes, et je me livre entre vos mains. Quoique bien jeune encore, vous savez que déjà beaucoup des vôtres sont tombés sous mes balles. Vous connaissez la sûreté de mon coup d'œil, la force de mon bras. Je me laisserai attacher sans résistance au poteau de torture. Vous pourrez pendant de longues heures m'entendre rire sous vos blessures et répéter mon chant de mort d'une voix éclatante. Les Indiens sont bons juges en fait de courage. La proposition du jeune homme fut accueillie par un murmure d'admiration. Tout à coup un homme sans armes s'élança en avant; il vint hardiment se placer entre les deux partis, si l'on peut nommer ainsi une foule d'hommes tenus en respect par un seul. Le nouvel acteur de cette scène singulière n'était autre que le missionnaire. --Eh quoi! s'écria-t-il, accepterez-vous le dévouement insensé de ce malheureux jeune homme? La douleur le fait divaguer: laissez-le retourner avec sa mère et sa sœur parmi les hommes de sa nation; il n'est encore qu'un enfant pour lequel votre âme doit se sentir émue de pitié. Laissez-le partir, vous dis-je, et prenez-moi à sa place, moi qui suis un homme dans la force de l'âge, moi qui suis brave, qui suis fort, et qui, en appelant la vengeance de mon Dieu sur les deux hommes étendus là à nos pieds, ai presque causé leur mort. Les paroles du missionnaire furent accueillies par des cris de colère. --Taisez-vous, padre, taisez-vous, s'écria le jeune homme avec chaleur; je veux, je dois sauver ma sœur et ma mère, et mourir pour elles! --Non! s'écrièrent les deux femmes; non, c'est à nous de mourir; nous ne consentirons pas à un tel sacrifice! --A mort! A mort! hurlaient les Peaux-Rouges. --Prenez garde, padre! prenez garde; ils vont tirer, dit le jeune homme avec insistance. --Qu'importe ma mort, répondit fièrement le missionnaire, si en tombant je vous sauve? Tout à coup un cri terrible se fit entendre; les regards se fixèrent avec colère vers la savane. Une centaine de cavaliers accouraient à toute bride vers le camp des Sioux-Bisons. En tête de ces cavaliers, et les précédant de quelques pas à peine, galopaient don Melchior de Bartas, l'inconnu, le Cœur-Bouillant et don Ramón. Une partie décisive allait s'engager entre ces ennemis mortels. Par un mouvement rapide comme la pensée, l'Oiseau-Noir repoussa si brusquement le missionnaire, que celui-ci surpris à l'improviste, recula de quelques pas en trébuchant et tomba sur le sol. Cette chute lui sauva la vie; au même instant une décharge éclata; les balles sifflèrent avec un bruit sinistre au-dessus de sa tête. --Nous sommes quittes, dit l'Oiseau-Noir avec un rire nerveux. Et, se mettant résolument à la tête de ses guerriers: --En avant! Mort aux Apaches! s'écria-t-il d'une voix stridente. --En avant! Mort aux Apaches! répétèrent les Peaux-Rouges en s'élançant sur ses pas. Cette diversion sauva les prisonniers, qu'elle fit oublier de leurs ennemis; cependant, malgré leur colère, les Sioux-Bisons étaient des guerriers trop expérimentés pour songer à charger ainsi en désordre une troupe de cavaliers. Ils se jetèrent dans un bois taillis fort touffu qui se trouvait à leur gauche, s'embusquèrent derrière les arbres, et, le fusil à l'épaule, ils attendirent. Les nouveaux venus, au lieu de fondre sur eux, passèrent au galop hors de portée de fusil de leur front de bandière, et allèrent se ranger en bon ordre sur la plage de la rivière. Cette manœuvre, dont les Indiens ne comprirent pas tout de suite le but, eut pour résultat immédiat la délivrance des prisonniers. Nous ne raconterons pas la scène qui eut lieu entre les membres de cette famille, qui se croyait séparée pour toujours; étroitement pressés dans les bras l'un de l'autre, ils confondaient leurs larmes, leurs caresses et leurs baisers, sans trouver une parole pour exprimer leur bonheur. L'inconnu et le missionnaire causaient vivement à voix basse, un peu à l'écart. Cardenio avait de nouveau sauté sur son cheval. Eh bien, père, demanda-t-il joyeusement à don Melchior, me pardonnez-vous maintenant de vous avoir désobéi, et d'être accouru ici en vous abandonnant dans la savane? --Méchant enfant, répondit don Melchior d'une voix attendrie, que tu m'as fait de peine! Mais que maintenant tu me causes de la joie! C'est toi qui les as sauvés. --Non, mon père, répondit vivement le jeune homme; celui qui nous a sauvés tous, par son dévouement, son abnégation et son courage, c'est le saint homme que vous voyez là! Il désigna d'un geste rempli de noblesse le père Paul-Michel, qui s'avançait calme et souriant vers le groupe, suivi à quelques pas par l'inconnu. --Je n'ai été qu'un instrument faible, mais docile, aux mains du Seigneur, à qui toute gloire doit revenir, répondit en souriant le missionnaire, mais ma tâche n'est pas accomplie encore. Et jetant un long regard sur l'inconnu immobile et silencieux à son côté: --Il me reste un dernier devoir à accomplir, ajouta-t-il, devoir bien doux à mon cœur, puisqu'il m'est possible de faire, d'un mot, de ce jour commencé d'une façon si terrible, un jour de bonheur sans mélange pour vous. --Parlez, parlez, padre, s'écrièrent à la fois don Melchior, sa femme et ses enfants. --Écoutez-moi donc, reprit-il doucement, et adorez avec moi les voies du Seigneur et les moyens dont il se sert pour rendre heureux ceux qui le servent avec un cœur pur et une foi sincère. Don Melchior de Bartas... Mais au même instant un hourrah formidable retentit de l'autre coté du bois devant lequel ils étaient rangés en bataille, et les crépitements d'une fusillade bien nourrie se firent entendre. --Aux armes! cria don Ramón d'une voix retentissante. Chacun se hâta de reprendre son poste de combat. Seuls, Cardenio et le missionnaire entraînèrent vivement les deux dames, qu'ils mirent à l'abri derrière un rocher, où elles se trouvèrent parfaitement en sûreté. --Reste avec nous, Cardenio; reste avec nous, mon frère, dit la jeune fille en joignant les mains. --Ne nous quitte pas, mon enfant, je t'en supplie, ajouta doña Juana. --Je ne puis, répondit vivement le jeune homme en sautant sur son cheval et s'élançant au galop; ma place est auprès de mon père! --Mon Dieu! murmurèrent les deux femmes avec douleur; protégez-les, protégez-les! --Prions, dit le missionnaire. Le Seigneur, qui a déjà tant fait pour nous, ne nous abandonnera pas dans cette dernière épreuve. Les cavaliers demeuraient toujours immobiles au poste qu'ils avaient pris, les regards anxieusement fixés sur le bois, où l'on entendait les coups répétés de la fusillade et où semblait se livrer un combat sanglant. Les hourrahs, d'abord éloignés, semblaient se rapprocher de plus en plus: ils se mêlaient au cri de guerre des Peaux-Rouges, que ceux-ci répétaient avec ardeur. Bientôt, on vit apparaître entre les arbres les corps peints et demi-nus des Indiens qui reculaient pas à pas, mais sans cesser de combattre. La fusillade s'étendait sur un assez grand espace. Maintenant on entendait distinctement le bruit sec et continu des tambours battant la charge. Quelques Indiens apparurent sur la lisière même du bois; mais, en apercevant la ligne sombre et menaçante des cavaliers, ils se rejetèrent vivement en arrière, et disparurent au milieu des taillis. Comprenant que le moment décisif approchait et que l'heure de la dernière lutte n'allait pas tarder à sonner, don Melchior, qui, à cause de son âge et de son expérience, avait pris le commandement de la troupe, en fit deux parts: l'une qui resta placée sous ses ordres et dans laquelle demeurèrent l'inconnu, don Ramón et Cardenio; l'autre qui, après s'être emparée des chevaux abandonnés par les ennemis, et les avoir chassés dans la savane, alla, sous les ordres du Cœur-Bouillant, s'embusquer à cinq cents pas plus loin, en face de la première. Pendant que ces divers mouvements s'exécutaient, les Indiens avaient fort à faire dans le bois où ils avaient cherché un refuge. Il paraît que, malgré la réponse qu'il avait faite à Pedrillo, le commandant Edward's Strum avait changé d'avis; car à peine eût-il congédié le peon, qu'il donna l'ordre à un de ses officiers de se rendre en toute hâte au camp d'un régiment irlandais et à deux escadrons de dragons qui bivouaquaient à deux lieues en dehors de la ville de faire monter à cheval deux cents dragons, qui prendraient chacun en croupe un fantassin, et de revenir avec cette troupe le rejoindre à la maison du gouvernement. Au bout de deux heures, l'officier était de retour, amenant les soldats. Le commandant Strum, toujours maugréant, toussant et jurant, se mit à la tête de cette troupe d'élite et partit au grand trot dans la direction de l'habitation de don Melchior de Bartas. Mais les nombreuses difficultés qu'il rencontra sur son chemin l'obligèrent à faire de longs détours, qui retardèrent sa marche, de telle façon que, malgré son vif désir d'arriver promptement au secours de don Melchior, le commandant n'atteignit l'habitation qu'une heure environ après le sanglant combat que nous venons de rapporter. Le planteur se préparait, à la tête de ses peones et des guerriers du Cœur-Bouillant, à se mettre à la poursuite des Sioux-Bisons qui, quoique vaincus et fuyant, avaient enlevé sa femme et sa fille. Quelques mots suffirent pour mettre le commandant au fait des événements douloureux qui s'étaient passés. Un conseil de guerre fut tenu séance tenante: l'on convint que don Melchior, à la tête d'une cinquantaine de cavaliers, partirait en avant-garde, et par le chemin le plus direct, à la poursuite des Peaux-Rouges, tandis que le commandant, avec les soldats, les peones et les autres guerriers du Cœur-Bouillant, qui lui serviraient de guides à travers la _Leona_, ferait un circuit, de façon à mettre les Indiens entre deux feux, et les rejoindraient sur les bords du Río Bravo del Norte, que les Sioux-Bisons seraient sans doute dans l'impossibilité de franchir à cause de l'épuisement de leurs chevaux. Il fut convenu, en outre, que l'avant-garde n'engagerait, sous aucun prétexte, le combat avec les Peaux-Rouges avant l'arrivée des troupes américaines. Puis, toutes ces précautions prises, on se mit en route, et la poursuite commença. Une dizaine de peones seulement avaient été laissés pour garder l'habitation et protéger les femmes. Toutes les prévisions du bourru, mais brave et expérimenté commandant, s'étaient, ainsi qu'on l'a vu, réalisées à la lettre. Arrivé dans le bois où s'étaient retranchés les Sioux-Bisons, le commandant avait fait mettre pied à terre aux fantassins, puis le bois avait été cerné par les dragons et les Apaches. Le commandant s'était alors placé résolument à la tête de sa troupe; il avait donné l'ordre aux tambours de battre la charge, et, sans se soucier de la fusillade furieuse de l'ennemi et des balles qui grêlaient autour de lui, il s'était lancé au pas de course vers le bois dans lequel il avait résolument pénétré. Les Indiens, en se voyant si rudement assaillis, comprirent que toute résistance était impossible, et qu'ils étaient perdus; mais loin de les démoraliser, cette certitude ne fit, au contraire, qu'augmenter leur courage. Résolus à mourir, ils voulurent tomber bravement et les armes à la main. Aussi leur résistance fut-elle terrible, furieuse, désespérée. Ils ne reculaient que pas à pas, sans cesser une seconde de faire face à l'ennemi, courant de branche en branche sur les arbres, fusillant à bout portant les soldats américains, se laissant tomber sur eux, engageant des luttes corps à corps, et ne tombant qu'après avoir poignardé un ou deux ennemis. Cependant, malgré des prodiges de valeur trop longs à répéter ici, contraints de céder au nombre, le moment arriva où ils atteignirent les derniers arbres du bois, et où il leur fallut combattre en rase campagne. L'Oiseau-Noir groupa autour de lui les cent et quelques guerriers qui, seuls, restaient debout encore de toute sa troupe, poussa un cri de guerre d'une voix stridente, et s'élança hardiment dans la plaine. Mais là les Apaches étaient embusqués. Au cri de guerre de l'Oiseau-Noir, le Cœur-Bouillant répondit par le sien. Don Melchior leva son épée; les cavaliers se ruèrent des deux côtés à la fois sur les Sioux-Bisons. Mais ceux-ci avaient eu le temps de se masser et de former le cercle: ils reçurent bravement, et sans en paraître ébranlés, la double charge des cavaliers. Le combat prit alors des proportions réellement épiques. Les Sioux-Bisons faisaient face de tous les côtés à la fois, répétant sans cesse leur cri de guerre, serrant leurs rangs et se faisant un rempart du corps de chacun des leurs qui tombait. Malheureusement, quelle que fût la valeur des Peaux-Rouges, leur nombre diminuait avec une rapidité effrayante. Les Américains accouraient pour achever la bataille. On entrevoyait déjà leurs premières files qui traversaient au pas de charge les derniers contreforts du bois. C'en était fait! L'heure de mourir était enfin venue! Alors les Sioux-Bisons changèrent de tactique. Après avoir, une dernière fois, poussé leur terrible cri de guerre, d'assaillis ils se firent assaillants, et se ruèrent avec une rage inouïe sur leurs ennemis. Il y eut une mêlée épouvantable, une boucherie sans nom, indescriptible, une lutte corps à corps dont il serait impossible de se faire une idée, même lointaine. Les combattants étaient si mêlés, si enchevêtrés les uns dans les autres, que, malgré eux, les Américains, tout en frémissant de colère, furent contraints de demeurer, sans pouvoir y prendre part, témoins de ce massacre horrible. Puis, au bout de quelques instants, il y eut un dernier cri, navrant, désespéré, effroyable, l'horrible cri de cent hommes fauchés par la mort. Ce fut tout. Le dernier Sioux-Bison avait vécu! Des cinquante guerriers apaches, vingt restaient à peine; les autres gisaient mourants sous les corps de leurs chevaux éventrés. Don Melchior était étendu sur la terre, pâle, sanglant, mais calme et souriant. Près de lui, l'inconnu et Cardenio étaient agenouillés, pansant les blessures qu'avait reçues le vieillard, sans songer à étancher le sang qui coulait de celles qu'ils avaient reçues eux-mêmes. Don Ramón, le crâne fendu jusqu'à la mâchoire, gisait aux pieds de son maître, auquel, même après sa mort, il semblait vouloir faire un rempart de son corps. En ce moment apparurent d'un côté le commandant Edward's Strum et ses officiers, de l'autre le Cœur-Bouillant qui amenait le missionnaire, doña Juana et Flora, que, le combat à peine fini, il avait en toute hâte été chercher dans leur abri. Les deux femmes s'agenouillèrent en pleurant après du vieillard. --Je suis bien malade, dit en souriant don Melchior; mais nous sommes vainqueurs des païens, et Dieu a permis que je vous voie une fois encore, vous tous que j'ai si tendrement aimés, toi, ma chère et dévouée Juana, et vous mes enfants adorés. Que la volonté de Dieu soit faite, que son saint nom soit béni! --Vous ne mourrez pas, mon père! s'écria Flora avec un sanglot déchirant. --Tu te trompes, enfant! Hélas, mon seul chagrin, à cette heure où tout me manque à la fois, est de vous laisser seules, isolées, sans un ami, sur cette terre d'exil! Et il poussa un profond soupir. Tandis que don Melchior parlait ainsi, le missionnaire avait visité et pansé ses blessures. Au dernier mot du planteur, il se releva, et, avec un sourire qui fit instantanément entrer la conviction dans tous les cœurs: --Rassurez-vous, mesdames, dit-il; don Melchior de Bartas ne mourra pas; ses blessures sont graves, mais elles ne sont point mortelles. D'ailleurs, je vais appliquer sur elles un baume qui hâtera la guérison de notre ami, de l'homme que nous aimons et respectons tous, faisant luire enfin dans son âme, après tant d'années de souffrance, un rayon d'ineffable bonheur. --Mon Dieu! s'écria don Melchior. --Oui, remerciez Dieu, don Melchior; car il a permis que le repentir entrât enfin dans le cœur de l'homme qui a causé tous vos maux. Votre beau-frère, en vous suppliant de lui pardonner son indigne conduite, envoie son fils près de vous pour implorer votre pardon. Don Antonio Bustamente, comte de Puycerda, à vous maintenant d'accomplir la mission dont vous a chargé votre père. --Mon oncle, dit alors le jeune homme avec une émotion étrange, Sa Majesté la reine sait maintenant que vous n'avez jamais cessé d'être l'un de ses sujets les plus fidèles; elle sait que jamais vous n'avez été le complice de Zumalacarreguy et de Cabrera; que ces calomnies indignes, ajouta-t-il en baissant la voix et en fondant en larmes, ont été méchamment inventées par mon père pour s'emparer de votre fortune, et, vous vivant, succéder à vos titres. Mon oncle, tous vos biens vous sont rendus; vous avez la grandeur de première classe, et vous êtes nommé gouverneur de la Catalogne. Mon père a voulu que je vous apportasse moi-même les titres et les brevets, afin que la réparation fût complète, et qu'il ne restât plus entre vous qu'un amour réellement fraternel. --Mon frère! Ma sœur! s'écria le vieillard en joignant les mains avec l'expression d'une joie immense, tandis que deux larmes coulaient lentement sur ses joues pâlies. Oh! C'est trop de bonheur! Mais, affaibli par le sang qu'il avait perdu, il ne put résister à une émotion aussi forte, et, fermant les yeux en exhalant un profond soupir, il s'évanouit dans les bras de ses enfants. --Diable d'homme! Hum, hum, pouh! By God! L'air est très vif ici, dit le commandant Edward's en essuyant sournoisement deux larmes qui s'échappaient de ses yeux; voilà ce que j'appelle une réparation éclatante. Moi aussi, hum, pouh, by God! Je vous avais bien dit que je me vengerais, hein, père Paul-Michel? --Vous êtes le plus excellent homme que je connaisse, commandant, lui répondit en souriant le missionnaire; et il lui tendit la main. --Vous en avez menti, by God! s'écria le commandant en lui serrant la main à la lui briser; je suis un brute, un animal; mais c'est égal, hum, hum, pouh! Vous pouvez compter sur moi, by God! A cette étrange sortie du commandant, les assistants ne purent s'empêcher de rire. La prédiction du missionnaire se réalisa complètement. Trois mois plus tard, don Melchior de Bartas, parfaitement remis de ses blessures, s'embarquait à Galveston pour l'Espagne, avec son neveu et toute sa famille. Mais avant de quitter le Texas, l'ancien planteur avait mis ordre à ses affaires. Il avait absolument voulu laisser tous les biens qu'il possédait au Texas au père Paul-Michel. Le missionnaire avait longtemps résisté. Il n'avait consenti à accepter ce don considérable qu'à la condition expresse qu'il serait libre d'en disposer à son gré pour soulager les malheureux et construire une église à Castroville, condition à laquelle don Melchior de Bartas s'était empressé d'adhérer. FIN DE CARDENIO Un profil de bandit Mexicain I Le Mexique est sans contredit le pays le plus extraordinaire qu'il soit. Les contes des _Mille et une Nuits_ eux-mêmes, où se révèle la prodigieuse fécondité de l'imagination si riche et si puissante des Orientaux, ne sont que des récits sans couleur, sans intérêt et presque positifs, d'un monde essentiellement matériel, comparés, dans de certaines limites, bien entendu, aux excentricités fantaisistes de la civilisation mexicaine. Dans cette contrée étrange, l'incroyable est le seul réel, et l'impossible le seul vrai. L'illogisme et l'imprévu forment là des bases sur lesquelles repose l'échafaudage fantastique de toutes les croyances et de toutes les aspirations d'une nationalité pour ainsi dire en gestation perpétuelle, qui n'a pas encore réussi, après trente ans de luttes sanglantes, à s'affirmer, et qui, par conséquent, ne saurait être comparée à aucune autre. En un mot, le Mexique échappe complètement à l'analyse, et demeurera longtemps encore, je le crains, à l'état de sphinx indéchiffrable. Les Américains du Nord qui en convoitent si ardemment la possession n'ont jamais posé le pied sur la terre mexicaine sans éprouver une instinctive terreur. Ce peuple qui, pourtant, dans son insatiable esprit de conquête, ne respecte et ne redoute rien, semble comprendre que, du jour où il se sera emparé du Mexique, commencera sa décadence, et que l'édifice qu'il a su si laborieusement élever sur le sable s'écroulera à tout jamais. Les Français qui, partout où ils ont passé, ont laissé de ce passage, si rapide qu'il fût, des traces profondes parmi les populations, n'ont pu pénétrer jusqu'à la chair de ce peuple railleur dont ils ont à peine entamé l'épidémie. C'est un Protée insaisissable, qui échappe, comme en se jouant, à toutes les mains qui prétendent le serrer. En effet, que faire dans un pays où la vertu semble être un mythe, et où tout ce qui est vice ou passion désordonnée a droit de cité, tient le haut du pavé et se pavane cyniquement au soleil? Aussi, les bandits italiens et les brigands de la Grèce, qui croient être si solidement organisés, rougiraient de honte et d'envie s'ils connaissaient les exploits de leurs confrères mexicains. Ceux-ci sont une force; ils ont élevé le brigandage à la hauteur d'une institution, et, dans maintes circonstances, ils ont traité d'égal à égal avec le président de la République lui-même, et l'ont contraint à reconnaître ses torts et presque à leur faire des excuses. A ce sujet, il me revient en mémoire une aventure assez singulière, à laquelle, bien qu'elle soit vieille de près de vingt-cinq ans déjà, l'audacieux attentat commis par les bandits de Marathon donne en ce moment une actualité qui m'engage à la raconter ici. J'avais à cette époque vingt-cinq ans à peine. Après avoir longtemps erré dans les solitudes du Sinaloa et de la Sonora, me trouvant riche de plusieurs milliers de piastres, l'idée m'était venue d'abandonner pour quelque temps la vie sauvage du chasseur des grandes savanes, et d'aller pendant quelques mois m'endormir dans les délices si vantés de la grande métropole mexicaine. Après avoir changé mon or contre une lettre de crédit sur une des premières maisons de banque de la capitale de la République, et m'être muni de plusieurs lettres de recommandation, ce viatique des voyageurs dans l'embarras qui veulent se lancer dans le monde, je me mis en route pour Mexico, où j'arrivai par une belle matinée du commencement du mois de mai, sans que, par un hasard singulier, il me fût arrivé aucune aventure désagréable pendant un voyage de près de deux mois, fait seul et à cheval à travers les provinces les plus mal famées de la République. Ma première visite en entrant dans la ville fut naturellement pour mon banquier. Après m'être fait compter une somme assez forte sur ma lettre de crédit, comme le commis principal de la maison auquel je m'étais adressé me paraissait être un homme du meilleur monde, fort aimable et surtout fort au courant des affaires de la ville, j'exhibai mes lettres de recommandation, et je les lui présentai, en lui disant avec un sourire que j'essayai de rendre le plus gracieux possible: --Excusez-moi, monsieur, mais vous vous êtes montré si courtois envers moi, que je me hasarde, si ce n'est pas abuser de votre complaisance, à vous demander, non pas un service, le mot serait peut-être trop ambitieux mais certains renseignements qui me sont indispensables. --De quoi s'agit-il, monsieur? me répondit le commis de l'air le plus bienveillant; je serai heureux si vous me procurez l'occasion de vous être agréable. --Figurez-vous, monsieur, répondis-je, que je suis une espèce de sauvage; je n'ai aucune expérience de la vie civilisée; cette fois est la première que je mets le pied dans une grande capitale et je ne crains pas de vous avouer tout franchement que l'aspect de vos rues magnifiques, de vos monuments splendides, de vos équipages brillants et de tant d'autres choses que je ne connaissais pas, a produit un tel effet sur moi, que je ne sais plus où j'en suis; je crois marcher comme dans un rêve. --Oh! Cet étourdissement vous passera vite, monsieur, me répondit le jeune homme en souriant, lorsque vous aurez vu les choses de près. C'est surtout pour le Mexique qu'a été fait le proverbe: «Tout ce qui reluit n'est pas or.» Avant deux jours, vous serez complètement remis de votre étonnement, et ce que vous trouvez aujourd'hui si extraordinaire ne vous paraîtra plus que très naturel. --Dieu veuille que vous disiez vrai, monsieur, répondis-je. Mais comme je me ferais un scrupule d'abuser de vos moments, si vous me le permettez, je vous exposerai tout de suite ma requête. --C'est cela, reprit-il gaîment. Voyons, qu'est-ce qui vous tourmente? --Eh, eh! Bien des choses, repris-je; et tout d'abord, je ne vous cacherai pas que je suis très embarrassé pour mon logement. --Si ce n'est que cela, c'est la moindre des choses. Ensuite? --Ensuite, repris-je en étalant mes lettres sur la table, voici plusieurs lettres de recommandation qui mont été remises à mon départ du Sinaloa, et dont je vous avoue que je ne sais trop ce que je dois faire. --Ah! Vous avez des lettres de recommandation? reprit-il en jetant les yeux sur les adresses. Eh! Mon Dieu! Pourquoi ne me disiez-vous pas cela tout de suite? Votre logement est trouvé, et vous n'avez plus à vous en inquiéter. --Comment cela? --C'est bien simple. Au Mexique, l'hospitalité règne partout avec la même force, aussi bien dans les villes que dans les savanes. Tenez, je vois écrit sur cette lettre: Al señor don Diego Palacios, su amigo don Antonio Díaz. --Eh bien? repris-je en le regardant les yeux écarquillés. --Eh bien! Rien de plus simple. Don Diego Palacios est un ancien officier supérieur de l'armée retiré maintenant, qui est à la tête d'une belle fortune, possède une famille charmante, jouit d'une excellente réputation, et qui, sur la présentation de cette lettre, vous recevra à bras ouverts. --Ah! m'écriai-je; vous croyez qu'il me recevra? --A bras ouverts, j'en ai la conviction; il ne saurait en être autrement, surtout si vous avez été à même de rendre quelques services à son ami don Antonio. Avez-vous rendu service à don Antonio? --Eh, eh! fis-je; je crois lui avoir un peu sauvé la vie. --Alors c'est parfait; rendez-vous tout droit chez don Diego et vous verrez de quelle façon vous serez accueilli. --Pardon, vous me piquez au jeu, répondis-je vivement; et ne serais-ce que pour savoir à quoi m'en tenir sur l'hospitalité mexicaine, dont j'ai souvent entendu parler sans en avoir jamais usé, je l'avoue, je suivrai votre conseil. --Suivez-le, vous vous en trouverez bien, d'autant plus que, par ses relations, don Diego Palacios vous ouvrira les portes de toutes les grandes maisons de Mexico. Son fils, le colonel don Juan Palacios, est secrétaire particulier du président de la République, qui l'aime beaucoup, ce qui, vous le comprenez, lui donne un immense crédit. --Oh! Je ne suis pas ambitieux, répondis-je naïvement. --C'est possible; mais vous avez des yeux, sans doute? --Oui, et qui, même, sont très bons. --Eh bien! Alors, s'écria-t-il en riant, vous trouverez à les employer utilement à admirer doña Incarnación Palacios, la sœur du colonel, un charmant lutin de dix-sept ans, dont l'incomparable beauté révolutionne toute la ville. --Oh, oh! fis-je. Et il demeure loin d'ici, don Diego Palacios? --Mon Dieu, non; il habite calle de Tacuba, à deux pas d'ici; tout le monde vous indiquera sa maison. --Je vous remercie de vos excellents renseignements, répondis-je en prenant mon chapeau et remettant mes lettres dans ma poche. --Vous allez chez don Diego Palacios, n'est-ce pas? me demanda le jeune homme en souriant. --Je le crois bien, m'écriai-je en riant; après ce que vous m'avez dit, je serais fou de ne pas le faire. --Eh bien! Bonne chance, don Gustavo, reprit-il en me serrant la main; vous viendrez me dire comment vous avez été reçu. --Je n'y manquerai pas, répondis-je en lui rendant son étreinte. Sur ce, je le quittai, je remontai à cheval, et cinq minutes plus tard je m'arrêtais devant la porte de don Diego Palacios. Au premier appel du heurtoir, la porte s'ouvrit, et un _peon_ d'un certain âge, proprement vêtu, ce qui me donna une bonne opinion de ses maîtres, car en général, au Mexique, la toilette des domestiques est assez négligée, me demanda poliment ce que je désirais. Je répondis à cet homme que j'étais porteur d'une lettre que je m'étais chargé de remettre à don Diego Palacios lui-même. Le _peon_ s'inclina, me fit entrer sous le _zaguán_ et, après avoir refermé la porte derrière moi, il m'aida poliment à mettre pied à terre, dit deux mots à voix basse à un autre _peon_ qui venait de paraître, m'invita à suivre ce second domestique, et s'éloigna avec mon cheval. Après m'avoir fait traverser plusieurs pièces assez luxueusement meublées, le _peon_ s'arrêta dans un salon, et me demanda qui il devait annoncer à son maître. --Votre maître ne me connaît pas, répondis-je; dites-lui seulement qu'un étranger arrivant de Sinaloa est chargé de lui remettre une lettre de la part de son ami don Antonio Díaz. --Veuillez vous asseoir, caballero, me dit le _peon_ en s'inclinant. Puis il s'éloigna et me laissa seul dans le salon. Mais je ne demeurai pas longtemps abandonné à moi-même. La porte s'ouvrit presque aussitôt, et un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, de haute taille, aux traits fins et distingués, à la démarche imposante, s'approcha vivement de moi, le bras tendu et la main ouverte. --Je suis don Diego Palacios, me dit-il; disposez de moi, et veuillez me dire tout d'abord en quoi je puis vous servir. La franchise et la bonne humeur qui éclataient sur sa physionomie me prouvèrent que don Diego ne me faisait pas un compliment banal, mais qu'il pensait réellement ce qu'il disait. Je pressai la main qu'il me tendait, et, sans lui répondre autrement, je lui présentai la lettre que don Antonio m'avait remise pour lui. Après s'être excusé, don Diego ouvrit la lettre qu'il parcourut rapidement des yeux. --Señor, me dit-il au bout d'un instant, en fixant sur moi un clair et chaleureux regard, cette lettre était inutile; votre nom seul suffisait pour vous faire bien accueillir dans une maison dans laquelle depuis longtemps grâce à Dieu vous êtes connu. Don Antonio, dans plusieurs de ses lettres, nous a parlé de vous avec les plus grands éloges, et nous a dit l'éminent service que vous lui aviez rendu. J'essayai de balbutier une excuse modeste, mais je fus interrompu par don Diego. --Depuis quand êtes-vous à Mexico? me dit-il. --Depuis une heure, répondis-je. --Me permettez-vous de vous demander où vous êtes descendu? --Ma première visite a été pour vous, señor; je ne suis encore descendu nulle part. --Ah! Voilà qui est bien, s'écria don Diego en montrant la joie la plus vive; je vous remercie, caballero, d'en avoir agi ainsi avec moi. Puisque vous êtes ici, vous n'en sortirez plus, je vous fait prisonnier. --Oh! murmurai-je en essayant de me défendre. --Toute résistance est inutile, señor, reprit-il en riant, je vous tiens, et je ne vous lâche pas. Cette maison et tout ce qu'elle contient est à votre disposition. Veuillez donc vous considérer ici comme chez vous, et cela pendant tout le temps que vous resterez à Mexico, et j'espère que nous vous retiendrons longtemps parmi nous. Sans attendre ma réponse, il me saisit par le bras, et, moitié de gré, moitié de force, sans me laisser le temps de la réflexion, il m'entraîna dans un salon voisin, où trois personnes étaient assises: un jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, aux traits mâles et caractérisés, revêtu d'un brillant costume d'officier supérieur; une jeune fille d'une exquise beauté, âgé de seize ou dix-sept ans à peine, et une dame d'un certain âge, fort bien conservée et qui, quelques années auparavant, avait dû être charmante. Ces trois personnes étaient: doña Manuela Palacios, la femme de don Diego, et ses deux enfants, don Juan et doña Incarnación. A la façon dont je fus accueilli sur La présentation de mon hôte, je vis que celui-ci m'avait dit vrai et que, bien que je ne fusse pas personnellement connu, j'étais loin, cependant, d'être un étranger pour la famille. Devant une réception aussi cordiale et aussi chaleureuse, tout refus devenait impossible. Je me laissai faire une douce violence, et j'acceptai, tout joyeux, l'offre hospitalière qui m'était si affectueusement faite. Dès ce moment, je fus établi dans la maison, et considéré non pas seulement comme un ami, mais comme un proche parent de la famille. --Vous arrivez à propos, me dit don Diego; il est onze heures, et nous allions nous mettre à table; j'espère que vous n'avez pas déjeuné? --Moi? Pas le moins du monde! répondis-je en riant; depuis quatre heures du matin je suis à cheval, trottant par monts et par vaux, pour arriver plus vite. --Tant mieux, fit mon hôte en se frottant les mains; alors vous ferez honneur au déjeuner. Ces divers incidents s'étaient passés avec une rapidité telle, que je n'avais pas eu un instant pour réfléchir à ce qui m'arrivait, et ce ne fut que plus tard, lorsque je me retirai pour faire la _siesta_ dans la chambre qui avait été préparée pour moi, que j'essayai de remettre un peu d'ordre dans mes idées. Je m'étais pris, presque à l'improviste, d'une véritable affection pour les membres de cette charmante famille. De don Diego et de sa femme je n'en dirai rien, sinon qu'ils personnifiaient pour moi la bonté et la franchise. Quant à doña Incarnación, si je n'avais pas eu, à cette époque, des idées aussi arrêtées sur, ou plutôt contre le mariage, il est évident que j'en serais immédiatement tombé éperdument amoureux. Seul, le colonel don Juan Palacios n'excitait pas en moi une aussi vive sympathie. C'était, je l'ai dit, un fier et beau jeune homme, à la tournure martiale, à la physionomie douce et intelligente, dont les grands yeux noirs rayonnaient d'éclairs, et cependant, il y avait en lui un je ne sais quoi que je ne pouvais expliquer et qui me repoussait instinctivement. Son regard, qui ne se fixait jamais, était presque insaisissable; une profonde ride s'était creusée entre ses sourcils; deux plis à demi dissimulés par sa moustache relevaient les coins de sa bouche et imprimaient à son sourire quelque chose d'amer et presque de cruel. J'essayai vainement de combattre cette répulsion sans cause logique que me faisait éprouver la vue de ce jeune homme, mais ce fut en vain; je n'y pus parvenir. Du reste, j'avais cru m'apercevoir, malgré les témoignages d'amitié et les offres gracieuses qu'il me prodiguait, que l'impression que j'avais faite sur lui ne m'était pas non plus favorable. Nos deux natures étaient antipathiques. Il était évident pour moi que, si nous ne pouvions être ennemis, jamais nous ne serions réellement amis. Lorsque je descendis pour le dîner, je remarquai que don Juan était absent. Un jeune homme nommé don Luis Gálvez le remplaçait. Il ne me fallut qu'un coup d'œil pour reconnaître que don Luis Gálvez aimait doña Incarnación et qu'il lui faisait une cour assidue. Quant à la jeune fille, il me fut impossible de deviner si elle accueillait favorablement les assiduités de don Luis. Du reste, j'aurais vivement désiré qu'il en fût ainsi. Jamais couple plus charmant et mieux choisi ne me sembla réunir toutes les véritables conditions de bonheur, soit au moral, soit au physique. Don Luis Gálvez avait vingt-six ans; il appartenait à l'une des meilleures familles du Mexique; il était riche et jouissait de l'estime générale. J'appris plus tard qu'il se destinait à la diplomatie. Il était même, je crois, question de l'attacher au consulat général du Mexique en Angleterre, poste fort honorable, mais qui ne semblait que médiocrement sourire au jeune homme, qui préférait de beaucoup rester à Mexico, pour des raisons qu'il se gardait d'expliquer, mais que ses regards ardents, incessamment fixés sur doña Incarnación, laissaient parfaitement deviner. Le repas fut très gai, plein d'entrain et de laisser aller; il se serait sans doute prolongé pendant longtemps encore, si, tout à coup, nous n'avions été interrompus par les cris désespérés et les exclamations interminables des domestiques. Dès le premier moment, don Diego n'attacha pas une grande importance à ces clameurs qui, pensait-il, ne pouvaient se prolonger fort longtemps; mais comme au lieu de cesser elles prenaient des proportions formidables, que des rassemblement nombreux se formaient dans la rue et que ces rassemblements devenaient menaçants, force nous fut de nous lever de table et d'essayer de connaître la cause de ce tumulte. Cette cause, nous ne l'apprîmes que trop tôt, et le récit de ce qui venait de se passer nous frappa d'une épouvante et d'une stupeur indicibles. La rue de Tacuba est une des grandes artères de Mexico; elle est très large, très belle, et habitée en général par la population riche de la ville. Précisément en face de la maison de don Diego Palacios se trouvait un cercle, nommé le cercle des Anglais. L'étage supérieur avait été loué au consul de Hanovre. Or, vers quatre heures du soir, une calèche attelée de deux chevaux, et dans laquelle se trouvaient trois moines dominicains, était entrée au galop dans la rue de Tacuba, venant de la Plaza Mayor. Cette calèche s'était arrêtée devant la porte de la maison du cercle des Anglais, où se trouvaient alors réunies et jouant au _monte_ au lansquenet et à d'autres jeux, cinquante ou soixante personnes ayant toutes une position élevée soit dans l'armée, soit dans la magistrature, soit dans la diplomatie. Les trois moines dominicains avaient mis pied à terre, et, sans s'arrêter devant le club, à la porte duquel se tenaient deux valets en grande livrée, ils étaient montés à l'étage supérieur. Les trois moines avaient frappé doucement à la porte. Cette porte leur avait été ouverte, ils étaient entrés, étaient demeurés pendant une demi-heure ou trois quarts d'heure au plus dans l'appartement du consul, sans que nul bruit insolite vint donner l'éveil aux personnes qui se trouvaient à l'étage inférieur ni aux valets qui se tenaient sur l'escalier, puis ils étaient ressortis et étaient remontés dans leur calèche, qui s'était immédiatement éloignée au galop. Dix minutes s'étaient à peine écoulées lorsqu'un grand tumulte se produisit dans le cercle. Des goutes de sang avaient tout d'un coup filtré à travers le plafond et tombaient en une pluie sinistre sur les tables de jeu. Une vive épouvante saisit les membres du cercle. Ils se précipitèrent au dehors en criant: Au meurtre! Quelques-uns, mieux avisés que les autres, s'élancèrent vers l'appartement du consul de Hanovre. Ils défoncèrent les portes et pénétrèrent dans l'appartement. Alors un spectacle horrible s'offrit à leurs regards terrifiés. Le consul de Hanovre, sa femme, son fils, âgé de huit ans, et ses deux domestiques gisaient sur le parquet, au milieu d'une mare de sang. Ils avaient chacun, non seulement la gorge coupée, mais un poignard enfoncé dans le cœur. Le désordre de meubles prouvait que le vol avait été le seul mobile de cet horrible attentat. En effet, la veille, le consul de Hanovre avait, disait-on, reçu 150,000 piastres en or appartenant à différents négociants, et qu'il devait, le lendemain même, expédier en Europe. Au moment où l'on achevait de nous raconter cette lugubre histoire, don Juan Palacios entra dans le salon. Il était pâle, agité, un tic nerveux crispait les muscles de sa face. Personne ne remarqua, dans le premier moment, l'état extraordinaire dans lequel se trouvait le jeune homme. Moi seul je m'en aperçus. --C'est horrible, n'est-ce pas? lui dis-je en le regardant fixement. --Oui, me répondit-il, horrible, en effet. Son visage devint plus pâle encore, et, se détournant brusquement, il sortit du salon. --Pauvre Juanito, murmura doña Incarnación en suivant son frère du regard, cette nouvelle affreuse le désespère. --Cela se comprend, reprit vivement don Luis Gálvez, qui, lui aussi, était blanc comme un linceul, voilà quatre ans que le président de la République et lui, aidés par le gouverneur, essaient vainement d'arrêter ces meurtres qui épouvantent la ville. --On n'y réussira jamais, dit froidement don Diego. C'est encore un coup des _invisibles_, et ces misérables semblent avoir fait un pacte avec le démon. Je remontai tristement chez moi; j'ouvris la fenêtre, et, laissant machinalement errer mon regard sur la foule hurlant dans la rue: --Tout cela n'est pas clair, murmurai-je. Pourquoi donc ces invisibles sont-ils introuvables? Est-ce qu'on redoute de les découvrir trop haut? Et je m'abîmai dans de tristes réflexions. II A quelque vingt ou vingt-cinq kilomètres de Mexico se trouve une ville ou plutôt un gros bourg, qui ne se distingue en rien des autres centres de population de la République, ni par son commerce qui est mort, ni par aucune espèce d'industrie locale, et qui, cependant, malgré une population étiolée par la misère, des maisons tombant presque en ruines, des rues étroites, tortueuses et remplies d'une fange infecte, sort chaque année, à une certaine époque, de sa torpeur morbide, se réveille, se galvanise, pour ainsi dire, et devient, pendant quelques jours, plus animée et plus bruyante que la capitale de la République elle-même. Il est vrai que ce réveil n'a qu'une durée de dix jours, mais pendant ces dix jours, la cité semble, comme Lazare, sortie du tombeau et ressuscitée à une vie essentiellement fiévreuse. Cette résurrection commence pour cette ville fantastique tous les ans, le jour de la fête de son patron, Saint Augustin. Ce jour-là, la population de Mexico, les riches comme les pauvres, émigrent en masse pour San Agostín (tel est le nom de cette singulière cité), à pied, à cheval, en voitures, et usant au besoin des moyens de locomotion les plus excentriques et les plus invraisemblables. De trois ou quatre mille âmes qu'elle possède ordinairement, la population de cette ville s'élève tout à coup au chiffre effrayant de quatre-vingts et même cent mille âmes. Le prix des logements monte à un prix fou; la vie matérielle y devient presque impossible; aussi, à moins de jouir d'une grande fortune, les étrangers qui affluent alors à San Agostín ont-ils soin de se munir de vivres pour le temps de leur séjour, et la plupart campent-ils en plein air sous des tentes, ou transforment-ils en maisons les voitures qui les ont amenés, et dans lesquelles ils dorment, mangent, et même reçoivent des visites sans le moindre embarras. C'est que, pendant les dix jours qui suivent la fête de Saint Augustin, la ville devient littéralement un immense club. Toutes les maisons s'ouvrent, et, du haut en bas, deviennent des _montes_ en permanence. Sur les places, dans les rues, dans les ruelles, des tables de _monte_ sont dressées et attirent jour et nuit la foule des joueurs. Aucun peuple n'a poussé aussi loin que le peuple mexicain l'amour du jeu; non pas par avarice ou par désir de gain: le Mexicain n'est ni avare ni intéressé; ce qu'il recherche avant tout, se sont les émotions fortes, et s'il joue, c'est tout simplement pour éprouver ces alternatives poignantes de joie, d'espoir ou de douleur, qui viennent tour à tour étreindre comme dans un étau le cœur de tout homme qui met sur une carte sa fortune, sa position et souvent même son honneur. Aussi le Mexicain est-il le plus excellent joueur qui se puisse imaginer. Il suit la marche du jeu d'un œil indifférent, avec un calme parfait en apparence, fumant nonchalamment sa fine cigarette, et lorsque le croupier retourne la carte fatale qui décide soit de sa ruine, soit de sa victoire, il annonce lui-même, d'une voix dans les notes de laquelle il serait impossible de saisir le plus léger tremblement, son succès ou sa défaite; s'il a gagné, il ramasse son or, sans se presser en rien; s'il a perdu, il s'éloigne à pas lents, et pour toute protestation lâche parfois le mot: «Peuh!» d'un air de dédain entre deux bouffées de tabac. Quelques jours après l'horrible attentat qui avait plongé Mexico dans la douleur, don Diego Palacios, après m'avoir annoncé que le lendemain était la fête de Saint Augustin et par conséquent le jour où commençait la _feria de plata_ littéralement la foire à l'argent, me proposa de l'accompagner à San Agostín, où il comptait se rendre avec toute sa famille. Ce fut en vain que mon hôte me raconta les anecdotes les plus extraordinaires pour m'engager à le suivre à cette fête à laquelle aucune autre ne saurait être comparée dans le monde entier; je prétextai certaines affaires qui exigeaient impérieusement ma présence à Mexico, et je refusai péremptoirement de m'éloigner de la ville. Ce qu'il y avait de particulier dans ce refus obstiné que j'opposais aux avances gracieuses et réitérées de don Diego, c'est que rien en réalité ne le motivait. J'étais complètement libre de mon temps; aucune affaire, de quelque sorte quelle fût, ne me retenait. Ce refus avait quelque chose d'instinctif qui me surprenait moi-même, et, tout en répondant négativement à mon hôte, je me disais, dans mon for intérieur, que je commettais une folie insigne, en m'obstinant à me priver d'un plaisir unique au monde et dont peut-être je ne pourrais jamais revoir le spectacle extraordinaire. Le lendemain, au point du jour, don Diego Palacios, doña Manuela et doña Incarnación montèrent dans un de ces lourds carrosses comme on n'en rencontre plus qu'au Mexique et qui datait probablement du règne de Charles III, et ils se dirigèrent vers San Agostín, sous la protection assez problématique de quatre _peones_ à cheval et armés de _machetes_ et de fusils à pierre. Le colonel don Juan Palacios, retenu par ses fonctions auprès du président de la République qui ne pouvait se passer de lui, ne devait rejoindre sa famille que deux ou trois jours plus tard, et encore cela n'était-il pas bien certain. Le président de la République mexicaine était à cette époque, si je m'en souviens bien, le général Comonfort, le même qui plus tard essaya à la tête de quatre ou cinq mille hommes de débloquer Puebla assiégée par les Français, et auquel le général Bazaine infligea une si rude défaite. Ce Comonfort était un drôle de corps. On racontait sur lui les anecdotes les plus singulières et parfois même les plus saugrenues. L'histoire de ses débuts dans la carrière militaire était surtout fort amusante. La voici en deux mots; je la donne pour ce qu'elle vaut, et sans prétendre, bien entendu, m'en faire l'éditeur responsable: Le père de Comonfort était tailleur sous les _portales_; sa clientèle se composait presque entièrement d'officiers. Un jour, le brave homme chargea son fils, dont il avait fait son associé et qui avait alors vingt-cinq à vingt-six ans, d'aller porter à un certain colonel qui, paraît-il, en avait un extrême besoin, un uniforme de grande tenue qu'il venait de terminer. Le jeune Comonfort confia le paquet aux mains d'un _peon_ qui se dirigea vers la maison du colonel. Mais à peine le jeune homme eut-il mis le pied dans la rue, qu'il s'aperçut qu'une surexcitation extraordinaire régnait dans la ville. Disons le mot, le peuple mexicain, assez calme depuis environ trois mois, et qui sans doute se fatiguait d'une si longue inaction, était tout simplement en train de faire un _pronunciamiento_ contre le général Bustamente, en ce moment président de la République. Mais, soit que les mesures des révoltés fussent mal prises, soit qu'ils ne fussent pas assez nombreux ou peut-être parce que leurs projets avaient été révélés au président, Comonfort remarqua qu'ils étaient rudement ramenés par les troupes restées fidèles à leur devoir et que leur coup de main était manqué. Alors une idée qui ne pouvait venir qu'à un Mexicain traversa subitement la cervelle du jeune tailleur. Il arracha des mains du _peon_ l'uniforme que celui-ci portait, entra dans la cabane d'un _evangelista_ ou écrivain public; en un tour de main il se débarrassa de ses habits, endossa l'uniforme du colonel qui, par un hasard singulier, se trouva lui aller comme s'il eût été fait pour lui, puis enfonçant d'un coup de poing son chapeau sur sa tête et dégainant son épée, il s'élança au dehors en criant: _A bas Bustamente! Vive la République_! etc., etc. Les révoltés, qui se considéraient comme perdus, électrisés par cette intervention subite d'un officier supérieur qu'ils ne connaissaient pas, à la vérité, mais dont l'uniforme était tout flambant neuf, reprirent courage, revinrent à la charge, et bref, firent si bien, que le soir même le président Bustamente était chassé de la ville, un gouvernement provisoire proclamé, et la révolution faite. Le premier décret que signa le nouveau gouvernement fut celui par lequel il reconnaissait à Comonfort le grade de colonel que celui-ci s'était octroyé de son autorité privée. On comprend sans peine qu'un homme qui débutait ainsi dans la carrière militaire devait aller loin. Ce fut, en effet, ce qui arriva, et, quelques années plus tard, le général Comonfort devenait, à son tour, président de la République. Cette piquante anecdote m'avait été racontée par le colonel Palacios, avec cette raillerie mordante et spirituelle que possèdent si bien les Mexicains, deux ou trois jours après mon installation chez son père. Les révolutions avaient pu faire de Comonfort un président de la République, mais il leur avait été impossible d'en faire un lettré. Il savait à peine signer son nom. Voilà pourquoi il lui était presque impossible de se passer de son secrétaire particulier. Du reste, il est juste d'ajouter que, malgré tous ses ridicules, Comonfort était un galant homme, et surtout un honnête homme dans l'acception véritable du mot, ce qui est fort rare au Mexique, et que, quoique président, il était assez aimé de ceux qu'il gouvernait tant bien que mal. J'étais donc resté seul, ou à peu près dans la maison de la rue de Tacuba. Un vieux _peon_ presque idiot et plus qu'à moitié aveugle avait été chargé de veiller sur la maison. Ce _peon_ me croyait parti avec ses maîtres, et ne s'occupait pas de moi. Mon hôte m'avait confié un passe-partout au moyen duquel j'entrais et je sortais, sans être remarqué. Les deux premiers jours que je passai, ainsi abandonné à moi-même, furent pour moi, je dois l'avouer, d'une longueur interminable. Je m'étais accoutumé au charmant babil de doña Incarnación, ainsi qu'aux gracieuses attentions de sa mère, et plus que tout, à la franche jovialité de mon hôte. Je m'en voulais de cette espèce de bouderie dont je m'étais rendu coupable, je ne savais pourquoi, et, deux ou trois fois, je fus sur le point de monter à cheval et d'aller rejoindre don Diego à San Agostín. Mais toujours une mauvaise bonté me retint, et je restai. Le soir du second jour, après une longue promenade à l'_Alameda_ et au _Paseo_ de Bucareli, j'étais allé dîner dans un hôtel français, et, fatigué, ennuyé, ne sachant que faire, j'étais rentré chez moi vers neuf heures. J'avais ouvert ma fenêtre pour jouir de la fraîcheur de la nuit, et sans même allumer ma bougie, je m'étais étendu dans un fauteuil à disque où, tout en me balançant nonchalamment, et me laissant aller à mes pensées, j'avais fini par m'endormir. Je dormais ainsi depuis environ trois quarts d'heure, comme je pus m'en rendre compte plus tard, lorsqu'il me sembla entendre un bruit de pas assez fort dans l'escalier. Je m'éveillai en sursaut, et j'écoutai. Le bruit se rapprocha, et bientôt il fut évident pour moi que plusieurs hommes étaient arrêtés à quelques pas seulement de ma chambre. Des chuchotements assez animés me firent comprendre que ces hommes discutaient à voix basse. --Je vous répète qu'il est parti, dit entre haut et bas une voix que je reconnus être celle de don Juan Palacios. Que ferait-il à Mexico, maintenant que tout le monde est à la _feria de plata_? --C'est égal, cher ami, reprit une autre voix qui était évidemment celle de don Luis Gálvez, il vaut mieux nous assurer de son absence. Ce n'est pas un jeu d'enfant que nous faisons ici: une indiscrétion nous perdrait. --C'est vrai, repartit don Juan, mais j'ai remarqué que le français laisse toujours sa clef sur sa porte et elle n'y est pas. En effet, contre mon habitude j'avais, ce soir-là, retiré machinalement la clef de la serrure. --Cela est un indice, répondit assez vivement don Luis, qui me parut être un gaillard assez difficile à convaincre; mais comme deux preuves valent mieux qu'une, vous me permettrez, n'est-ce pas, de m'assurer par moi-même de ce qui en est. Et sans attendre de réponse, le jeune homme se mit à heurter assez rudement à ma porte, en me criant du ton le plus amical: --Eh! Don Gustavo, don Gustavo! Êtes-vous là? C'est moi, votre ami, don Luis Gálvez, je désirerais vous entretenir un instant! Je ne sais ce qui me passa par la tête, mais au lieu de répondre comme je l'aurais dû, je m'obstinai dans mon mutisme. Les appels furent répétés deux ou trois fois, mais comme je persévérai dans mon silence, ils cessèrent enfin. --Êtes-vous satisfait maintenant? --A peu près, répondit don Luis, d'un air de doute. --Que voulez-vous de plus? --Entrer dans la chambre. --Allons donc! Vous êtes fou, amigo! Quel intérêt peut avoir ce caballero à ne pas répondre? Aucun. Je vous affirme, une fois encore, qu'il est parti, hier matin, avec mon père et ma mère. --Soit, je l'admets, puisque je ne peux pas faire autrement; mais c'est égal, je n'aurais pas été fâché de m'assurer plus positivement de l'absence de cet homme. --¡Viva Dios! fit Don Juan; je regrette de n'avoir pas de double clé; je vous aurais donné immédiatement la satisfaction que vous désirez. Ah ça, que faisons-nous? Entrons-nous? Sortons-nous? Il faudrait pourtant nous décider à quelque chose. --Entrons, entrons! Nous n'avons pas de temps à perdre. La marche recommença, mais au bout de deux ou trois minutes elle cessa, et j'entendis le bruit d'une clé tournant dans une serrure. Une porte s'ouvrit, et don Juan Palacios pénétra dans son appartement. J'ai oublié de dire que cet appartement était contigu avec ma chambre, qui n'était séparée de celle de don Juan que par une cloison et une porte qui paraissait condamnée depuis très longtemps. Au Mexique, les maisons, à cause, des tremblements de terre, sont presque toutes construites en torchis; il est donc impossible qu'entre voisins on n'entende pas distinctement ce qui se passe chez l'un ou chez l'autre. Cette fois, non seulement j'entendis, mais encore je vis. Don Juan après avoir refermé la porte de sa chambre, avait allumé un candélabre posé sur une table: immédiatement une raie lumineuse apparut à la porte condamnée dont j'ai parlé plus haut. Je n'avais pas encore aperçu cette fissure, par la raison toute simple qui depuis que je demeurais chez don Diego, jamais je n'étais rentré dans ma chambre sans lumière. Il est probable que don Juan Palacios était aussi ignorant que moi à ce sujet. Il y eut un remuement de chaises, un moment de silence, puis la voix de don Luis se fit entendre de nouveau: --Que faisons-nous? dit-il. Il me semble qu'il serait temps de délibérer. --En effet, répondit aussitôt une voix qui m'était inconnue, car si vous voulez tenter l'affaire, vous n'avez que tout juste le temps d'arriver. --Eh bien, voyons, de quoi s'agit-il? dit don Juan. Les quelques mots que vous nous avez dit, don Emilio, nous ont fait venir l'eau à la bouche, mais vous ne nous avez pas donné de renseignements bien précis. --Señores, interrompit vivement don Luis Gálvez, je ne sais pourquoi, j'ai une peur instinctive des murailles; il me semble toujours qu'il y a des yeux et des oreilles embusqués derrière. Cette fois le jeune homme ne se trompait pas; j'étais littéralement collé contre la porte condamnée. --Allons, allons, vous êtes fou, amigo! répéta don Juan en riant. Nous sommes ici chez mon père; nous n'avons pas d'espions à redouter. --Tralala la la la! reprit don Luis en fredonnant un _jarabe_ entre ses dents, tout cela est bel et bien; mais serions-nous chez le pape, qui, dit-on, est infaillible, je répéterais que la méfiance est la mère de la sûreté. En conséquence, si vous m'en croyez, nous causerons en chichimèque. --Allons, soit! s'écria don Juan. Caray! Vous n'avez pas volé votre réputation de méfiance, don Luis, sur ma parole, je n'ai jamais vu personne comme vous. --C'est bon, c'est bon! En causant en Indien, nous sommes certains de ne pas être compris. --Allez, don Emilio, reprit don Juan, parlez en Indien, puisque don Luis l'exige. --Je ne l'exige pas, cher ami, je le désire. --Bon! C'est la même chose. Celui auquel on donnait le nom de don Emilio reprit immédiatement la parole, et comme en effet il parla en Indien, il me fut impossible de comprendre un traître mot à tout ce qu'il dit. Mais l'attention avec laquelle ses compagnons l'écoutaient, les exclamations qui parfois leur échappaient, me prouvaient que ce qu'on leur disait les intéressaient vivement. Ne sachant que faire, je mis machinalement l'œil à la fissure lumineuse. Alors je distinguai parfaitement les trois personnages. Mais une seconde déconvenue m'arriva. Tous trois étaient enveloppés dans d'épais manteaux et portaient sur le visage un masque de velours noir. --Oh, oh! Voilà, qui est singulier, murmurai-je en me reculant doucement. Cette fois, n'importe comment, il faut que je sache à quoi m'en tenir sur tout cela. La conversation de mes mystérieux voisins se prolongea pendant un laps de temps assez considérable. Enfin, don Juan Palacios ou celui que j'avais cru reconnaître pour tel, car après ce que j'avais vu je ne savais plus à quoi m'en tenir sur son identité, se leva, et tous l'imitèrent. --Voilà qui est convenu, dit alors la voix de don Luis, à minuit au Palo Verde, et de la façon accoutumée. --Cette fois, cher ami, dit celui que je prenais pour don Juan, je vous ferai observer que c'est vous qui parlez trop. --Bah! Quand même on nous entendrait, on n'y comprendrait rien. Allons-nous? J'ai une visite à rendre à doña Dolores Sandoval, et je ne voudrais pas y manquer pour un million. --Nous aussi nous avons nos affaires, répondirent les deux autres. Tout en causant ainsi, ils sortirent; je les entendis passer devant ma chambre, puis ils descendirent l'escalier, et le silence se rétablit. Aussitôt que je me fus assuré que j'étais bien seul dans la maison, je me levai, je pris mes pistolets, mon _machete_, ma carabine, et sans plus réfléchir je sortis à mon tour. On eût dit qu'une force invincible me poussait au dehors. A Mexico il est, ou plutôt il était à cette époque, défendu, aussitôt la nuit venue, d'aller à cheval à travers les rues de la ville. J'ignore s'il en est encore le même aujourd'hui. La raison de cette mesure de police est celle-ci: Mexico est bâti sur pilotis; les rues sont creuses sous le pavé, de sorte que, si une fissure se déclarait, elle pourrait causer des éboulements d'autant plus dangereux qu'on ne pourrait pas les apercevoir pendant l'obscurité. Du moins, telle fut la raison qu'on me donna. Je me dirigeai à grands pas vers la _garita_ de Toluca, où je savais pouvoir me procurer un cheval chez un _ranchero_ dont j'avais fait connaissance quelques jours auparavant. En effet, pour six piastres que je lui comptai, le digne homme me loua un vigoureux cheval, plein d'ardeur, sur le dos duquel je montai aussitôt, puis me penchant à l'oreille du _ranchero_ en même temps que je lui glissais deux piastres dans la main. --Amigo, lui dis-je, si quelqu'un vous demande si l'on vous a loué un cheval cette nuit et si vous avez vu passer un cavalier, répondez hardiment non, et vous m'aurez rendu un service. _Cosas de amor_! ajoutai-je à demi-voix. --Bon, me répondit-il en souriant, c'est entendu, caballero, soyez tranquille. Celui qui m'arrachera une parole sera bien malin. Bonne chance! Je m'éloignai au galop. Ainsi que le lui avait très bien dit don Juan ou son ménechme, don Luis, l'homme prudent par excellence, avait trop parlé en citant le Palo Verde. Par un hasard très facile à comprendre, du reste, dans mes continuelles promenades autour de Mexico, j'étais arrivé à connaître les environs de la ville presque aussi complètement qu'un Parisien pur sang connaît le boulevard Montmartre. Le Palo Verde était un _rancho_ solitaire qui s'élevait dans un carrefour nommé le carrefour des Six Chemins, et auquel, en effet, aboutissaient six routes. Il était environ onze heures et demie lorsque j'atteignis le Palo Verde. La porte du _rancho_ était ouverte et flamboyait gaîment dans la nuit; de joyeux éclats de rire se mêlaient aux sons criards d'une guitare qui avait la prétention d'accompagner une chanson indienne. Trois mules de charge étaient attachées près de la porte et gardées par deux dragons qui se tenaient à cheval, le mousquet sur la cuisse; six ou huit autres chevaux de troupe étaient tenus en bride par deux autres soldats. Selon toute apparence, ces mules étaient chargées d'or, et on les dirigeait sur San Agostín sous la protection d'une nombreuse escorte. Je passai sans m'arrêter devant le _rancho_. Cependant j'eus le temps de jeter un regard à l'intérieur et d'apercevoir une douzaine de dragons, deux ou trois _arrieros_ et un officier, un _alférez_ à ce que je crus reconnaître. Après avoir fait une centaine de pas, je pris à travers champs et, contournant le carrefour, j'allai m'embusquer à portée de pistolet du _rancho_, derrière un rideau de goyaviers qui me dissimulait complètement, tout en me laissant la faculté de voir et d'entendre ce qui se passait au Palo Verde. Je ne saurais expliquer aujourd'hui quelles étaient les raisons qui me poussaient à agir ainsi que je le faisais. Tout ce que je me rappelle, c'est que j'étais en proie à une préoccupation fiévreuse et à une curiosité que j'essayais vainement de combattre. J'étais à peine depuis quelques instants installé dans mon embuscade, lorsque, tout à coup, j'entendis résonner, comme un tonnerre lointain, le galop d'une troupe nombreuse de chevaux lancés à toute bride. Au même instant les dragons sortirent du _rancho_, sur l'ordre de leur officier; ils se mirent en selle, prirent leurs rangs et entourèrent les trois mules auprès de chacune desquelles se tenait un _arriero_. L'officier allait donner l'ordre du départ, quand soudain de nombreux cavaliers, portant le costume de _lanceros_ et commandés par plusieurs officiers dont l'un portait les insignes de colonel, apparurent à l'entrée du carrefour. --Halte! cria le colonel d'une voix stridente. --Qui vive? répondit fièrement l'alférez commandant l'escorte et qui, en cette circonstance, se conduisit avec beaucoup de vigueur. --Nous venons vous relever, reprit le colonel d'un ton railleur. Retournez à Mexico. Nous avons reçu l'ordre de convoyer la _conducta_ jusqu'à San Agostín. --Montrez-moi l'ordre dont vous êtes porteur, dit nettement l'alférez. --C'est un ordre verbal. Mais assez de conversation comme cela. Ne voyez-vous pas quel est mon grade? Obéissez. --Je ne sais qui vous êtes. Non seulement je n'obéirai pas; mais si vous faites un pas en avant, je donne l'ordre de tirer. --Allons donc, vous êtes fou! Que vous importe la _conducta_? Soyez bon compagnon, et nous pourrons nous entendre. Sinon, il vous en cuira. --A mon tour, je vous intime l'ordre de vous retirer. Je suis résolu à repousser la force par la force. --Eh bien! Puisque vous le voulez, bataille! dit le colonel. En avant, _muchachos_! cria-t-il à ses hommes. Les nouveaux venus s'élancèrent la lance couchée. --Feu! commanda l'alférez. Une décharge terrible éclata; les lanciers tourbillonnèrent sur eux-mêmes et revinrent à leur premier poste. Une nouvelle charge fut exécutée; mais cette fois une mêlée furieuse s'engagea à l'arme blanche. Soudain, je ne sais pourquoi, excité sans doute par l'odeur de la poudre, je me mis à crier: --_Adelante, muchachos! Adelante!_ Ils sont pris! Et en même temps je déchargeai ma carabine et mes pistolets au milieu du groupe le plus épais des lanciers. Alors il se passa une chose étrange. Les assaillants, persuadés qu'un renfort arrivait effectivement à l'escorte de la _conducta_, se mirent à fuir dans toutes les directions, tandis que l'alférez, craignant sans doute un retour offensif de ses mystérieux ennemis, donnait l'ordre aux _arrieros_ de monter sur leurs mules et s'éloignait aussi rapidement que possible. Quant à moi, je continuai ma route en riant sous cape de l'espièglerie que j'avais commise, bien que très intrigué des suites que pourrait avoir cette échauffourée, et deux heures plus tard j'arrivais à San Agostín. Je trouvai la ville illuminée, aussi vivante et aussi bruyante qu'en plein jour. La nouvelle de l'attaque de la _conducta_ s'était répandue, et chacun félicitait l'alférez de sa belle conduite: lui seul était triste et hochait la tête à chaque compliment qui lui était adressé. Le pauvre jeune homme craignait d'avoir commis une faute grave en remplissant si strictement son devoir. Don Diego fut tout joyeux de mon arrivée, à laquelle il était loin de s'attendre, et me reçut à bras ouverts. Au lever du soleil, un _peon_ expédié par don Juan Palacios arriva porteur d'une triste nouvelle. Vers onze heures et demie du soir, en sortant du palais du gouvernement, le colonel avait été attaqué, sur la _plaza mayor_ même, par des voleurs dont il avait réussi à se débarrasser, il est vrai, mais non sans avoir reçu un coup de poignard dans la poitrine. Heureusement l'arme avait glissé sur les côtes et n'avait fait qu'une longue plaie ressemblant assez à un coup de sabre, mais peu profonde. Seulement cette blessure empêchait, à son grand regret, don Juan de se rendre ainsi qu'il l'avait promis à la _feria de plata_. J'étais là lorsque le _peon_ arriva. Ce coup de poignard ressemblant à un coup de sabre me parut assez singulier, reçu surtout la nuit même où avait eu lieu l'attaque de la _conducta_. Seulement je gardai mes réflexions pour moi, et je parus aussi affligé que don Diego lui-même. III Avant de nous avancer davantage dans notre récit, nous devons rappeler au lecteur que, bien que nous ayons cru, à cause de certaines considérations particulières, nécessaire de changer les noms de nos personnages et la date des événements dont nous nous sommes fait l'historien, ces événements sont rigoureusement vrais, et que le seul mérite de cette étude, si tant est qu'elle en possède un, réside essentiellement dans son exactitude. Il ne faut donc pas s'attendre aux péripéties plus ou moins émouvantes que l'on pourrait exiger dans une nouvelle faite à plaisir et dans laquelle, par conséquent, l'imagination à la plus grande part. Cela dit, et notre lecteur bien prévenu, nous reprenons notre récit sans plus de prolégomènes. Lorsque, deux ou trois jours après les événements qui terminent le précédent chapitre, je revins à Mexico en compagnie de mon hôte et de sa famille, j'appris avec une véritable surprise que les assassins du consul de Hanovre avaient été découverts, arrêtés, et que leur jugement allait immédiatement commencer. Contrairement à ses habitudes, la police mexicaine, mise du reste sérieusement en demeure par le corps diplomatique, avait, cette fois, fait à peu près son devoir. L'instruction de cette sanglante affaire fut vigoureusement conduite et terminée en quelques jours. Enfin les accusés comparurent devant le tribunal. Ces accusés n'étaient pas des hommes vulgaires. Tous trois ils appartenaient à la meilleure société mexicaine. Ils se présentèrent devant le tribunal avec une aisance et un cynisme qui toucha beaucoup les assistants et leur parut du meilleur goût. A la façon dont ils causaient avec les juges, en souriant et secouant gracieusement la tête, on les eût pris, non pas pour des coupables comparaissant devant une Cour sous le poids d'une accusation capitale, mais pour des amis en visite et n'ayant aucune préoccupation personnelle. Pendant tout le cours des débats, qui durèrent assez longtemps, j'examinai sournoisement et j'étudiai, pour ma satisfaction personnelle, l'attitude du colonel Palacios. Il était complètement guéri de sa blessure qui, en réalité, avait été fort légère, et passait presque toutes ses journées au palais de la Présidence. Don Juan paraissait calme, souriant, presque gai; jamais je ne lui avais vu autant de laisser-aller et de désinvolture; il semblait complètement étranger à cette affaire, et si parfois on en parlait devant lui, il répondait d'un air narquois que les juges jouaient une comédie fort habile et que tout cela finirait évidemment par s'arranger. Cette assurance ne se démentit pas une seule fois, pas même lorsque les accusés reconnus coupables furent condamnés à mort. Quant à ceux-ci, ils écoutèrent leur sentence le sourire sur les lèvres, saluèrent gracieusement le tribunal et rentrèrent dans leur prison en causant tranquillement entre eux. L'exécution des condamnés devait avoir lieu le vendredi suivant, c'est-à-dire trois jours juste après le prononcé de la sentence, par le _garrote vil_, à midi précis, sur la place de Santiago. Dieu m'est témoin que je n'aime pas les exécutions; je suis un ennemi acharné de la peine de mort, qui m'a toujours semblé être plutôt une vengeance juridique qu'un exemple. Cependant, cette fois, j'éprouvai une invincible curiosité d'assister à cette sinistre cérémonie. L'attitude narquoise, railleuse et hautaine du colonel Palacios prenait à mes yeux toutes les proportions d'une menace, et, sans en prévenir mon hôte, je louai fort cher une fenêtre de laquelle je verrais tout à mon aise ce qui se passerait. Un secret pressentiment me soufflait à l'oreille qu'il se passerait quelque chose. Les condamnés étaient en _capilla_ depuis la veille dans le couvent de Santiago, où ils avaient été renfermés aussitôt après leur condamnation. Au premier coup de midi, les portes du couvent s'ouvrirent, et le funèbre cortège parut. Nous ne le décrirons pas. On connaît l'appareil imposant que déploient les Espagnols dans ces circonstances, car les Espagnols sont grands amateurs de spectacles. Faute d'une course de taureaux, une exécution capitale est pour eux une fête pleine de charmes. Le principal, c'est que le sang coule et que les condamnés acceptent gaillardement la mort. La place était littéralement pavée de têtes. Les assassins sortirent du couvent le front calme, le visage souriant, fumant leurs fines cigarettes de maïs et saluant d'un air protecteur les nombreuses personnes de connaissance qu'ils apercevaient dans la foule. C'était charmant. Aussi la foule enthousiasmée accueillit-elle avec les plus chaleureux bravos ces trois misérables, qui semblaient s'étudier à faire de leur ignominie un triomphe. Ils n'étaient plus qu'à quelques pas à peine de l'échafaud, quand tout à coup la foule oscilla sous une pression puissante, mais invisible encore. Soudain, elle se sépara brusquement au milieu des cris et des imprécations de colère et de douleur, et une centaine de cavaliers armés jusqu'aux dents et le visage caché sous des masques noirs, conduits ou plutôt guidés par une espèce de fantôme sinistre et complètement méconnaissable, se ruèrent avec une irrésistible puissance sur l'échafaud. Il y eut alors une lutte affreuse, terrible, de deux ou trois minutes, lutte pendant laquelle il fut impossible de rien distinguer, puis les mystérieux salteadores tournèrent bride et s'éloignèrent avec une rapidité vertigineuse. Lorsque les soldats commis à la garde des condamnés, un peu remis de leur terreur, cherchèrent ceux-ci, ils s'aperçurent avec stupeur qu'ils avaient disparu. On ne les revit jamais. Ce qu'ils devinrent et comment ils réussirent à échapper à toutes les recherches, ceci demeura constamment à l'état de problème. Mon pressentiment ne m'avait pas trompé. Il s'était effectivement passé quelque chose, mais non pas ce qu'on était en droit d'attendre, c'est-à-dire l'exécution des coupables. Cet audacieux enlèvement de trois condamnés à mort, accompli ainsi en plein soleil, au milieu d'une foule de plusieurs milliers d'individus, causa une indicible émotion dans la ville. Le gouvernement fut littéralement terrifié et contraint d'avouer son impuissance en face d'hommes aussi résolus, et qui semblaient être si vigoureusement organisés. L'épouvante était tellement grande dans Mexico que, même pendant le jour, on n'osait plus se hasarder à sortir seul de chez soi. Cependant, contrairement à toutes les prévisions, rien ne vint justifier cette appréhension. Les bandits, satisfaits sans doute de l'éclatante victoire qu'ils avaient remportée, ne donnaient plus signe de vie. Pendant plus de deux mois, il n'y eut ni un vol ni un assassinat commis à Mexico. Il est vrai qu'en revanche les provinces semblaient avoir été mises en coupe réglée et que l'on n'entendait plus parler que d'arrestations à main armée sur les grandes routes, de vols de diligences, de pillages de _ranchos_, etc., etc. Désespérant presque de réussir à obtenir un jour le mot de cette énigme et ne voulant pas prolonger indéfiniment mon séjour à Mexico, je commençais à faire mes préparatifs de départ, lorsqu'une aventure singulière, qui se passa sur ces entrefaites, vint réveiller à l'improviste le souvenir à peine assoupi des événements que j'ai rapportés. Ainsi que je crois l'avoir dit précédemment, le président Comonfort était non seulement un honnête homme, mais de plus un galant homme. La position élevée qu'il occupait ne l'avait nullement grisé; il était resté simple, bon et serviable comme à l'époque où chez son père il travaillait plus ou moins bien à confectionner des uniformes. Un jour, un des parents du président, nommé, je crois, don López Sabiduría, vint lui faire une visite. Ce don López Sabiduría possédait une hacienda aux environs de Querétaro. A tort ou à raison, il passait pour être puissamment riche. C'était un homme tout rond, de manières simples, d'un caractère jovial et qui jouissait d'une réputation méritée de probité, qui, dans un pays comme le Mexique, devait le faire regarder, ce qui était en effet, presque avec admiration. Don López, après un séjour assez prolongé à Mexico, séjour dont il avait profité pour faire certains achats et recouvrer certaines créances arriérées, se préparait à retourner à son hacienda; mais avant de partir il venait faire ses adieux à son cousin, le président de la République, et se charger de ses commissions pour leurs communs parents de Querétaro. La famille de Comonfort était, en effet, originaire de cette ville. Le président reçut très bien son parent, s'entretint avec lui assez longtemps, lui parla de ses affaires, puis tout à coup lui dit: --Mais à propos, compadre (le président était parrain d'un des enfants de don López), vous êtes riche, vous? --Mais oui, répondit l'autre en souriant. --Sans doute vous ne retournez pas chez vous sans emporter avec vous une assez jolie somme? --Peuh! dit l'autre, une quarantaine de mille piastres tout au plus. --Caray, c'est sérieux cela! Dites-moi, quand comptez-vous partir, compadre? --Mais demain, mon cousin; pourquoi me demandez-vous cela? --Pour vous donner une escorte de vingt dragons. Caray! Je ne me soucie pas que vous soyez volé en route. Un de mes proches parents, ce serait joli! --Non pas, non pas, interrompit vivement l'_hacendero_. --Comment, non pas! fit Comonfort avec surprise, vous refusez mon escorte? --Avec acharnement, cousin. Voyez-vous, je suis un homme tout simple, moi; je ne suis pas complètement une bête; j'ai remarqué, sans pourtant jamais m'expliquer ce fait extraordinaire, que les dragons possèdent la fatale faculté d'attirer les _salteadores_, et que dès que l'on a une escorte, on peut se considérer comme dévalisé. --Allons donc, compadre, vous voulez rire! Si vous partez ainsi tout seul, vous serez volé, c'est certain. --Je ne crois pas, cousin, et voici pourquoi: je compte prendre pour retourner chez moi une vieille carriole qui, bien qu'étant très solide en réalité, ne semble tenir que par miracle; j'ai pratiqué moi-même dans cette carriole, et à l'insu de tout le monde, une cachette sous la banquette que je mets les voleurs au défi de découvrir. --Eh, eh! Compadre, prenez garde! Les voleurs sont bien fins! --C'est possible, cousin; mais soyez convaincu que si on ne leur dit pas où est la cachette, à moins de démolir complètement la voiture, ils ne la trouveront pas. Et alors, sans plus attendre, le digne homme, fier de son invention, en expliqua tout au long avec complaisance les ingénieuses combinaisons à son cousin. L'idée était en réalité tellement bonne, que le président de la République fut convaincu. --Ma foi, compadre, dit-il gaîment à l'_hacendero_ en prenant congé de lui, vous avez raison: une escorte vous est inutile, et vous ne courez aucun risque à vous en passer. Ainsi qu'il l'avait dit, le lendemain, au point du jour, don López quitta Mexico. Mais il n'alla pas loin. Un peu avant d'atteindre Molino del Rey où il comptait coucher, sa carriole fut tout à coup entourée par une dizaine d'hommes masqués de velours noir. Sans répondre à ses dénégations, les bandits, qui sans doute étaient sûrs de leur affaire, sans tâtonner et sans chercher, poussèrent un ressort et s'emparèrent des quarante mille piastres; puis, comme don López criait comme un brûlé, ils le gratifièrent de trois ou quatre coups de _machete_, et le croyant mort l'abandonnèrent sur la route et s'éloignèrent au galop. Mais bien que très grièvement blessé, grâce à Dieu le digne hacendero n'était pas mort; il avait même si peu envie de trépasser, que trois semaines plus tard il entrait en pleine convalescence. Naturellement, la façon dont il avait été volé lui causa une vive surprise. Il n'avait dit son secret à personne qu'au président de la République. Ce secret, c'était donc le président qui l'avait divulgué. Dans quel but? Là était la question scabreuse, puisqu'on lui avait volé quarante mille piastres. Qui était le voleur? Don López était connu pour un honnête homme, incapable de mentir et de porter, s'il n'avait pas été sûr de son fait, une accusation aussi grave, surtout contre le président de la République. On eut beau lui faire des observations, lui démontrer le peu de probabilité que le premier magistrat de Mexique eût pris part à une pareille affaire; l'_hacendero_ soutenait mordicus qu'il était sûr de n'avoir révélé son secret qu'au président, et comme il ne voulut pas en démordre, la chose commença à prendre une certaine importance. On se rappela les vols et les meurtres qui avaient été si audacieusement commis depuis quelque temps; les esprits s'échauffèrent, et bientôt on dit tout bas qu'il n'était pas étonnant que l'on ne réussît point à s'emparer des malfaiteurs, que la raison en était toute simple, puisqu'ils étaient commandités par le président lui-même, qui avait centralisé à son profit toutes les _cuadrillas_ de _salteadores_ de la République. Si absurde que fût cette supposition, surtout avec le caractère bien connu du président de la République, elle fut admise sans discussion, et cela de telle sorte que Comonfort s'en aperçut à la façon plus que peu sympathique dont l'accueillait la population lorsqu'il sortait par la ville. Ne sachant à quoi attribuer ces manifestations hostiles, le président voulut en avoir le cœur net et savoir à quoi s'en tenir. Ce fut le général Miramón, qui était secrètement son adversaire, qui se chargea de lui raconter toute l'histoire. Comonfort fut atterré, non pas de l'absurdité de l'accusation elle-même, mais de son apparence de bonne foi. Il aimait son cousin dont il appréciait le caractère, et il le savait incapable d'une calomnie. Le malheureux président, accusé presque tout haut d'être un chef de voleurs, se sentait devenir fou. Il se creusait vainement la tête pour trouver la solution de ce problème, et du matin jusqu'au soir il répétait: --Je n'ai dit un mot à personne de ce que m'a conté mon compère, c'est vrai; j'étais seul quand il m'a parlé de cela. Mais soudain une idée lumineuse traversa son cerveau: --Mais non! s'écria-t-il en se frappant le front, mais non, je n'étais pas seul! Le colonel don Juan Palacios écrivait dans mon cabinet, dont la porte était demeurée ouverte; nous parlions haut; il a tout entendu! Ah caray! Quoi qu'il arrive, je tirerai cette sotte affaire au clair! Une heure plus tard, le colonel don Juan Palacios, secrétaire intime du président de la République mexicaine était arrêté et mis au secret. IV La stupeur fut générale à Mexico lorsqu'on apprit l'arrestation du colonel don Juan Palacios. D'abord on refusa d'y croire. La chose semblait tellement monstrueuse que ceux qui, les premiers, osèrent en parler furent traités de calomniateurs. La famille du colonel était peut-être la plus respectée de la ville. Les Palacios dataient de loin; leur illustration remontait, sans mélange de sang indien, aux premiers jours de la conquête. En effet, on retrouve dans les vieilles chroniques du temps, au nombre des hardis compagnons de Fernand Cortez, un don Diego Palacios, gentilhomme andalou qui en plusieurs circonstances, est cité avec honneur. Les Palacios étaient donc, sans contredit, une des premières familles de l'Amérique; ils appartenaient à cette caste privilégiée que l'on nomme les _conquistadores_ et les _Cristianos viejos_. Avant la révolution et depuis, ils avaient toujours joué un grand rôle dans l'histoire de leur pays et rempli avec honneur les plus hautes fonctions. Oser accuser un descendant de cette famille, dont jusqu'alors le nom s'était conservé sans tache, était quelque chose de tellement extraordinaire que, je le répète, la population presque tout entière répondit à cet acte de vigueur du président par une protestation énergique, et l'opinion publique, qui n'avait pour ainsi dire pas hésité à admettre la culpabilité du président, loin de se modifier, crut plus que jamais à la complicité du général Comonfort dans tous les actes commis depuis cinq ou six ans par les malfaiteurs inconnus, et ne craignit pas d'attribuer l'arrestation du colonel Palacios à la découverte fortuite de secrets très compromettants, découverte faite par le colonel et que le président avait un puissant intérêt à ne pas laisser divulguer. Par hasard, à cette époque, le gouverneur de Mexico était un certain don Melchior Céspedes, homme intègre, habile, d'une bravoure à toute épreuve, et surtout complètement dévoué au président de la République. Don Melchior, sans se laisser intimider par les lettres anonymes qui lui arrivaient par paquets, par les menaces déguisées qu'on lui adressait presque à brûle-pourpoint et par deux tentatives d'assassinat auxquelles il réussit à échapper, poursuivit l'instruction de cette affaire avec la plus grande vigueur, soutint les _jueces de letras_, autrement dit les juges d'instruction, hommes timorés par excellence, qui redoutaient, avant tout, de se compromettre, de se faire des ennemis puissants, et qui n'auraient pas mieux demandé, moyennant finances, que d'étouffer l'affaire; bref, grâce à don Melchior Céspedes, cette affaire fut menée avec une habileté telle, que bientôt les débats commencèrent devant le tribunal. Jusque-là aucune preuve sérieuse n'avait encore justifié les mesures de rigueur prises contre le colonel don Juan Palacios. Vingt et quelques brigands avaient été arrêtés, interrogés de toutes les façons, mais vainement; aucun d'eux ne connaissait le colonel même de vue et n'avait eu de rapports avec lui. Et cependant, malgré cette absence de preuves contre celui que l'accusation considérait comme le chef et l'âme de cette vaste association de malfaiteurs, l'inquiétude, l'anxiété même témoignée par certaines personnes de la plus haute société mexicaine, la sollicitude acharnée que mettaient ces personnes à essayer d'assoupir l'affaire, étaient pour le gouvernement autant de certitudes morales de la culpabilité du colonel. La terreur était tellement grande à Mexico, que c'était à peine si les juges osaient siéger. En effet, pendant le cours de l'instruction, il s'était passé certains événements qui avaient jeté un reflet encore plus lugubre sur cette sinistre affaire. Un _juez de letras_, plus courageux ou peut-être plus ambitieux que les autres, avait voulu faire preuve de zèle. On le trouva un matin pendu, dans la cour de sa maison, au bras d'un lampadaire. Une autre fois, un témoin à charge très important, au moment où il se préparait à parler, fut, dès ses premiers mots, saisi de convulsions horribles et tomba mort aux pieds du juge chargé de l'interroger. D'un autre côté, la famille Palacios, croyant fermement et sincèrement à l'innocence du colonel, usait de toute son influence et remuait ciel et terre pour obtenir la mise en liberté du jeune homme. Elle réussit, jusqu'à un certain point, à obtenir ce qu'elle désirait. La veille même du jour où les débats allaient commencer, don Melchior Céspedes fut révoqué de ses fonctions de gouverneur. Alors une panique effrayante s'empara du barreau. Juges et avocats, ne se sentant plus soutenus, refusèrent énergiquement de siéger. Ce fut un sauve-qui-peut général. Don Juan Palacios et ses complices présumés restèrent en prison, où ils demeurèrent à peu près oubliés. Pendant tout le cours de cette affaire, ce qui me surprit le plus, ce fut la conduite de don Luis Gálvez. Ce jeune homme aux traits doux, presque efféminés, au parler zézayant, déploya une indomptable énergie et une activité incroyable pour servir le frère de celle qu'il aimait. Il affirmait partout l'innocence du colonel, semait l'or à pleines mains pour lui être utile, et afin de donner plus de force à ses affirmations, il demanda à don Diego Palacios la main de doña Incarnación et l'épousa à la face de tout Mexico. Plus de deux mille personnes assistèrent à ce mariage, et, chose singulière, le colonel don Juan Palacios, libre sur parole, fut présent à la cérémonie nuptiale et signa sur le registre. Le soir il figura parmi les convives invités au repas de noce, parut au bal où il dansa plusieurs fois, et ne rentra dans sa prison qu'au soleil levant, accompagné par une foule d'amis qui ne voulurent le quitter que sur le seuil de la sinistre maison. Avant de se séparer, les deux beaux-frères avaient eu un long et mystérieux entretien. Dès qu'il fut marié, don Luis Gálvez vint habiter la maison de son beau-père dans la calle Tacuba. Je savais que le jeune homme appartenait à une bonne famille de race espagnole et qu'il jouissait d'une fortune relativement assez considérable; mais à peine fut-il marié que je reconnus combien je m'étais trompé sur le chiffre de cette fortune. Don Luis Gálvez qui, quelque temps auparavant, avait nettement refusé toute situation diplomatique, avait subitement changé d'avis aussitôt après son mariage. Il avait fait agir tant de hautes influences et avait manœuvré si habilement, qu'il réussit à se faire nommer secrétaire de la légation mexicaine à Washington. Il est vrai qu'il avait en même temps reçu l'ordre d'être rendu à son poste au bout d'un mois. Don Luis ne réclama pas. Ce temps lui parut plus que suffisant pour terminer ses préparatifs. Mais comme, disait-il, il voulait faire grande figure à Washington et montrer aux Américains du Nord de quelle façon les Mexicains comprenaient le luxe et jusqu'à quel point ils savaient le pousser quand cela leur plaisait, il liquida sa fortune, s'entendit avec de grandes maisons de banque anglaises et françaises, et se munit de lettres de crédit nombreuses sur de riches banquiers de New-York. Je fus littéralement stupéfié lorsque j'appris par hasard, de la bouche même de don Luis Gálvez qui, vis-à-vis de moi, étranger, croyait ne pas devoir se cacher, que ces lettres de crédit se montaient à la somme énorme de six millions de piastres, c'est-à-dire plus de trente millions de francs. D'où pouvait provenir une si immense fortune? Voilà ce qu'il me fut impossible de découvrir, d'autant plus que rien ne m'autorisait à interroger Don Luis à ce sujet. Quelques jours plus tard, le nouveau marié fit ses adieux à ses amis, prit officiellement congé du président de la République, et après avoir tendrement embrassé sa femme qui ne devait le rejoindre à Washington que lorsqu'il y serait définitivement installé, il partit pour la Veracruz. L'affaire des _invisibles_, ainsi qu'on la nommait, paraissait complètement oubliée, quoique don Juan demeurât toujours en prison. Rien ne m'intéressait plus à Mexico; je résolus d'en partir. Cependant, avant de retourner sur le territoire indien, je me déterminai à visiter Puebla, Orizaba, et, d'étape en étape, de ville en ville, j'arrivai, sans trop savoir comment, jusqu'à la Veracruz, où je me trouvais déjà depuis un mois, quand j'appris que don Melchior Céspedes avait été de nouveau nommé gouverneur de Mexico. Cette nouvelle, qui n'avait pour moi rien de bien intéressant en réalité, ne laissa pas cependant que de me causer une certaine émotion. En effet, il était de toute évidence que don Melchior Céspedes revenant au pouvoir, il reprendrait aussitôt le procès interrompu, soit par la lâcheté, soit par l'incurie de l'homme qui lui avait succédé. Dix-huit mois s'étaient écoulés depuis l'arrestation du colonel Palacios, et pendant tout ce laps de temps, le prisonnier, bien traité et presque libre dans sa prison, n'avait pas été interrogé une seule fois. Je fis immédiatement mes préparatifs de départ, et le soir même je me mis en route pour Mexico. Rien ne me pressait; aussi je voyageais en véritable flâneur; il me fallut huit jours pour atteindre Paso del Macho, endroit fort désert à cette époque, et qui, dit-on, depuis la guerre du Mexique, est devenu un véritable village. On n'y voyait qu'une espèce de tour sarrasine et un misérable _rancho_ dans lequel un Indien de mauvaise mine débitait aux plus injustes prix, aux malheureux voyageurs qui pour leur malheur s'arrêtaient chez lui, des liqueurs tellement frelatées, qu'il était littéralement impossible de les reconnaître soit au goût, soit à l'odeur, et qui, en somme, étaient exécrables. Ce fut bien malgré moi que je m'arrêtai dans ce _rancho_, mais il était tard, le temps était à l'orage, j'étais fatigué; bon gré, malgré, je mis pied à terre. Mon cheval, plus intelligent que moi, semblait avoir deviné dans quel mauvais lieu je le menais: la pauvre bête protesta énergiquement contre cette halte. Après l'avoir tant bien que mal installé dans le _corral_, et lui avoir donné la provende, je pénétrai enfin dans le _rancho_. Je constatai avec un plaisir égoïste qu'un autre voyageur y était arrivé avant moi. On ne saurait s'imaginer quelle consolation méchante on éprouve en voyage lorsque, en arrivant dans une mauvaise auberge, on voit qu'on ne sera pas seul à souffrir des exécrables ratatouilles que l'on sera obligé de manger, du coucher ignoble auquel on devra se résigner, et du vol manifeste qui, au moment de l'écot, couronnera le tout. Je saluai l'inconnu, et comme l'homme est un animal essentiellement sociable, j'allai tout droit m'asseoir à l'angle diamétralement opposé à celui qu'avait choisi le voyageur: j'allumai une cigarette, et feignant de m'absorber dans mes pensées, je baissai la tête sur la poitrine. La vérité est que je ne pensais à rien du tout, si ce n'est peut-être à la maigre chère que j'allais être forcé de faire. J'avais remarqué que mon compagnon d'infortune avait tressailli légèrement en me voyant entrer. Dès que je fus assis, il se leva, pris son verre de _tepache_ de la main gauche, et vint, sans cérémonie, s'installer en me saluant, dans le français le plus pur, d'un: --Bonjour, don Gustave! Comment vous portez-vous? Je relevai la tête et regardai mon homme d'un air ébahi. --Vous ne me reconnaissez pas? me dit-il en souriant. --Ma foi non, lui répondis-je, et je parierais même que cette fois est la première que je me rencontre avec vous. --Ne pariez pas, vous perdriez! --Bah! --Parole d'honneur. Vous allez en juger. Je suis don Luis Gálvez. --Allons donc! m'écriai-je en haussant les épaules, vous vous moquez de moi? Je connais parfaitement don Luis: il est brun, il n'a pas de barbe, et vous, vous êtes blond, vous portez toute la barbe. D'ailleurs, en supposant que vous soyez don Luis et que vous portiez un déguisement, il est une chose qu'on ne peut changer et à laquelle je vous aurais reconnu. --Quelle chose? --Les yeux, pardieu! --Voilà où vous vous trompez, don Gustavo; les yeux se changent tout aussi bien que les autres parties du visage; il ne s'agit pour cela que de se teindre les cils, les sourcils et le bord des paupières. Allons, tant mieux! Je vois que mon déguisement est complet. Si je vous ai trompé, j'en tromperai bien d'autres! --Je le crois bien! avec votre teint blanc, votre barbe rouge en éventail et vos cheveux ébouriffés, vous ressemblez comme deux gouttes d'eau à un commis-voyageur français de mes amis. Mais qui a pu vous pousser à vous métamorphoser ainsi? --Vous le saurez bientôt; mais d'abord, où allez-vous? --Eh! A Mexico, naturellement. --Moi aussi. Nous ferons, si vous le voulez, route ensemble. --Je ne demande pas mieux, cher don Luis. --Ne m'appelez pas ainsi. Je me nomme maintenant Ernest Guichard. --C'est bon à savoir; je m'en souviendrai. --Je ne comptais guère vous trouver ici. --Ma foi, la surprise est réciproque; je vous croyais à Washington. --J'en suis revenu. --Je le vois bien. --Ah ça, don Gustavo, vous n'êtes pas un homme à secrets? --Moi, Dieu m'en garde! Je n'ai jamais voulu en avoir, c'est trop ennuyeux à garder! --Eh bien, franchement, entre nous, quel motif vous conduit à Mexico? --Vous voulez le savoir? --Cela me fera plaisir? --Eh bien, je vous avoue que j'ai appris la nomination de don Melchior Céspedes au poste de gouverneur de Mexico. Cela, je ne sais pourquoi m'a fort inquiété pour don Juan Palacios. J'ai longtemps habité la maison de son père, où j'ai toujours été traité avec les plus grands égards, et ma foi, pourquoi ne vous dirais-je pas la vérité? mon intention est d'essayer de consoler don Diego, et si cela m'est possible, d'être utile à don Juan. --Touchez-là, vous êtes un homme! s'écria vivement don Luis; je vous remercie de cette pensée. Moi non plus, je ne veux pas avoir de secrets pour vous; le même motif que le vôtre, à peu près, me conduit à Mexico, avec cette différence toutefois que moi j'y vais dans l'intention de sauver don Juan qui, ainsi que vous le savez, est mon beau-frère et que j'aime beaucoup. --Don Juan Palacios est innocent et ne peut courir aucun danger! Le jeune homme jeta un regard investigateur autour de lui, alluma une cigarette, se leva, et me faisant signe de le suivre: --Venez donc faire un tour dehors, me dit-il; le temps est magnifique, et de la façon dont s'y prend notre hôte, nous ne mangerons pas avant une heure. Je me levai et le suivis sans faire d'observations. Après trois ou quatre tours sur la large esplanade qui s'étend devant le _rancho_, don Luis me dit tout à coup: --Caray! Vous êtes un honnête homme! Je ne veux pas vous tromper. --Que voulez-vous dire? m'écriai-je. --Ceci, tout simplement: vous croyez don Juan innocent? Eh bien, il est coupable, très coupable même, et voilà justement pourquoi je veux le sauver. Tant que nous n'avons eu affaire qu'à des _Jueces de letras_ poltrons, et que le gouverneur lui-même encourageait dans leur poltronnerie, naturellement nous n'avions qu'à laisser aller les choses; mais aujourd'hui tout est changé. Je connais de longue date don Melchior Céspedes; c'est un homme d'une rare énergie; il est furieux de l'avantage que nous avons pris sur lui en réussissant à le renverser; il a fait le serment, si jamais il revenait au pouvoir, de se venger du tour que nous lui avons joué. Don Melchior est connu pour tenir ses serments. Pendant les dix-huit mois qu'il a passés dans l'obscurité, il n'a pas interrompu un seul instant ses recherches et ses investigations, si bien qu'il arrive aujourd'hui armé de toutes pièces, et ayant en main les preuves qui lui manquait la première fois. Il est évident pour tout le monde que don Juan sera condamnée à mort. Or, il ne faut pas que don Juan meure. S'il se sentait abandonné, il pourrait parler, et ses révélations seraient terribles. Savez-vous, cher don Gustavo, qu'en ce moment, Mexico se partage en deux camps égaux: les voleurs et les volés? --Oh, oh! interrompis-je, cela est impossible! --Cela est. Vous comprenez donc les conséquences que pourrait avoir une révélation. Aussi voulons-nous l'éviter à tout prix. Le temps presse d'autant plus que doña Incarnación a commis une grave imprudence il y a huit ou dix jours. --Doña Incarnación, votre femme! --Mon Dieu, oui. Elle adore son frère, et avant de partir pour Washington, j'ai cru devoir lui révéler toute cette histoire. --Vous la connaissez donc, alors? --Heu... oui, me répondit don Luis en détournant la tête avec embarras. Mon beau-frère m'en avait fait la confidence, le jour même de mon mariage. --Ah diable! Pas auparavant, vous en êtes sûr? --Allons, allons, il est impossible de vous rien cacher, fit-il en riant faux. Convenez que vous vous trouviez dans votre chambre, certain soir? --J'en conviendrai si vous le voulez, mais vous reconnaîtrez, cher don Luis, que je n'ai jamais soufflé mot de cette aventure. --Je le reconnais et vous en remercie. Du reste, j'avais le pressentiment que depuis longtemps vous saviez à quoi vous en tenir sur notre compte. --Revenons à doña Incarnación, s'il vous plaît. --Eh bien, ma charmante femme, qui est un peu folle et qui adore son frère, vous disais-je, a perdu la tête en apprenant que don Melchior était de nouveau gouverneur de Mexico, et, sans faire part de son projet à personne, elle est allée tout droit le trouver, lui a nettement demandé la mise en liberté immédiate de son frère, et comme le gouverneur n'a pas voulu se laisser fléchir, elle n'a fait ni une ni deux: elle a sorti un stylet de son corsage et a voulu le planter dans la poitrine de don Melchior. Malheureusement, _heureusement_, veux-je dire,--la langue m'a fourché, fit-il en souriant,--heureusement, dis-je, que, celui-ci a avancé le bras, qu'il a eu traversé de part en part; sans cela il était mort. --Oh, oh! m'écriai-je avec inquiétude, voilà qui complique singulièrement l'affaire! Doña Incarnación est sans doute arrêtée? --Pas le moins du monde. Don Melchior Céspedes est trop fin pour commettre une telle bévue. Il a reçu le coup de poignard, n'a rien dit et a laissé doña Incarnación se retirer. Elle a quitté immédiatement la ville et est maintenant à l'abri de toutes recherches. --Je suis charmé de ce dénoûment. Mais voyons, franchement, cette association de malfaiteurs existe-t-elle réellement? --Mon cher ami, il faut que vous sachiez que don Juan Palacios est un homme doué d'un vaste génie, et qui, s'il fût né dans un autre pays que le Mexique, serait inévitablement arrivé aux plus hautes positions sociales. Il est parvenu à réunir dans ses mains toutes les _cuadrillas_ de _salteadores_ qui couvrent le Mexique, et vous savez si elles sont nombreuses? --Oui, répondis-je, il y en a quelques-unes. --Toutes dépendent et relèvent de lui. Elles sont organisées sur un pied réellement grandiose. Grâce à sa position de secrétaire du président de la République, don Juan pouvait facilement indiquer aux _salteadores_, non seulement les expéditions fructueuses, mais encore donner de fausses indications et de fausses directions aux escortes et aux troupes chargées de poursuivre les voleurs. Le partage du butin était fait par lui, et je n'ai pas besoin de vous dire qu'il prélevait amplement sa part. L'association était organisée sur de telles bases, je dis était, parce qu'il est probable, hélas, que nos beaux jours sont passés, était, dis-je, organisée de telle façon, qu'un grand nombre de nos compagnons ne connaissaient pas leur chef et que, par conséquent, il leur était impossible de le dénoncer. Vingt ou trente au plus, des plus déterminés d'entre nous, possédaient le secret de notre grande famille et servaient d'intermédiaires entre le chef et les associés, et surtout faisaient exécuter le règlement. --Comment! Vous aviez un règlement? --Oui, un règlement, et qui, croyez-le bien, laisse loin derrière lui tous ceux que vous autres, Européens, dans vos ventes de charbonniers, vous avez pu imaginer. --Savez-vous que vous piquez vivement ma curiosité, et je désirerais connaître quelques articles de ce règlement? --Rien ne nous presse; je puis vous satisfaire, d'autant plus que maintenant ce ne sera plus que lettre morte, hélas! Écoutez ceci: d'abord, pour faire partie de notre association, il fallait _devoir_ au moins deux morts, c'est-à-dire avoir assassiné deux hommes. --Oh! Je comprends. Il y a trop longtemps que je suis au Mexique pour ignorer cette locution. Mais pourquoi deux morts? Une me paraît très suffisante! --Don Juan n'en jugeait pas ainsi, et voici la raison qu'il m'en a donnée: --Tout homme, dans un moment de colère, ou par jalousie, ou étant ivre, peut se laisser entraîner à en tuer un autre; mais celui qui commet un second assassinat prouve qu'il a des instincts sanguinaires et que sa conscience est au-dessus des remords. --Diable! Voilà qui est un peu bien subtil! --Écoutez: Tout individu qui désirera faire partie de notre société parce qu'il en aura surpris quelques secrets sera refusé, surveillé attentivement, et s'il fait une démarche jugée suspecte, poignardé.--Tout individu joueur, buveur ou doué d'une complexion amoureuse sera refusé, car il est certain qu'un jour ou l'autre, soit étant ivre, soit après avoir perdu au jeu, soit enfin dans les bras de la femme qu'il aime ou qu'il croira aimer, il révèlera les secrets de la société. --Ah ça, mais savez-vous que don Juan Palacios est tout simplement un profond politique? --Voici un dernier article, cher don Gustavo, qui vous prouvera qu'en effet notre chef est réellement un homme de génie: Tout membre de notre société qui aura conçu des soupçons sur la fidélité d'un autre de nos affidés devra garder ses soupçons pour lui, sans jamais essayer, sous aucun prétexte, d'en faire part au chef; mais il sera tenu de poignarder le traître de sa main et de garder un secret inviolable sur cette exécution vis-à-vis même des chefs de la société. --Caray! m'écriai-je, voilà qui dépasse tout ce qu'on peut imaginer! --Oui, vous le voyez, nous étions organisés solidement. Aussi depuis six ans nous avons tenu en échec toutes les forces de la République et souvent battu le gouvernement lui-même, ainsi que vous en avez été témoin il y a dix-huit mois. Nos affidés occupaient tous les échelons de l'échelle sociale, avaient entrée dans toutes les familles, les yeux et les oreilles partout. De là nos incontestables succès. --Et vous ne vous tenez pas encore pour battus? --Non pas; j'espère même que nous serons vainqueurs. Où descendez-vous à Mexico? --Mais, tout naturellement, chez don Diego Palacios. Ce serait lui faire injure que d'agir autrement. --Don Diego Palacios et toute sa famille ont quitté Mexico depuis huit jours. Vous trouverez la maison fermée. --Alors je descendrai tout simplement à l'hôtel français. --Cela vaudra mieux. Maintenant, écoutez ceci, don Gustavo: vous êtes un charmant compagnon; nous continuerons donc notre route côte à côte; seulement, comme vous êtes étranger et qu'avant tout il faut que vous ne soyez pas compromis dans cette affaire, à une lieue où deux de la ville nous nous séparerons, et nous entrerons chacun par un côté différent, et si le hasard nous met en présence plus tard, nous aurons l'air de ne pas nous connaître. --Je vous remercie, cher don Luis. Du reste, maintenant que je sais que don Diego n'est pas à Mexico, mon inquiétude est moindre, et mieux vaut, en effet, que je reste spectateur désintéressé de ce qui se passera. Ce qui fut dit fut fait. Trois jours après, nous entrions à Mexico chacun par une porte différente, et nous nous séparions pour ne plus nous revoir. Don Luis avait dit vrai. Les débats avaient recommencé, et ainsi qu'il l'avait prévu, don Juan Palacios, accablé sous les preuves accumulées contre lui, avait été condamné à mort avec vingt-deux de ses complices, tous pauvres diables appartenant à la plus basse classe, qui jamais n'avaient vu leur chef et n'avaient rien pu déclarer contre lui. La contenance de don Juan Palacios devant le tribunal fut calme, froide et railleuse; mais il ne prononça aucun nom et ne fit aucune révélation. Lorsqu'on lui lut la sentence qui le condamnait _au garrote vil_ et que le président lui annonça qu'il ne lui restait plus que quarante-huit heures pour se réconcilier avec Dieu, il sourit d'un air narquois et dit en saluant ironiquement le tribunal: --Doucement, caballeros, nous n'en sommes pas encore là; je crois au contraire que j'ai beaucoup de temps devant moi. Le lendemain, lorsque le corregidor et les alguaziles, accompagnés du gouverneur, pénétrèrent dans la prison, leur stupéfaction fut grande en trouvant la cellule du condamné vide. Le colonel don Juan Palacios avait disparu. Mais il avait laissé une lettre. Cette lettre contenait en substance ceci: «Adieu, ingrats compatriotes! Vous n'êtes pas dignes de comprendre un homme tel que moi; je m'exile chez nos voisins de la République des États-Unis, dont j'espère devenir bientôt un des citoyens les plus remarquables. Les Yankees sauront m'apprécier à ma juste valeur. Ils se connaissent en hommes.» Don Melchior Céspedes, piqué au jeu par cette épître narquoise et essentiellement andalouse, essaya, mais en vain, de reprendre son prisonnier. Les bandits subalternes furent exécutés, mais leur exécution ne consola que médiocrement le pouvoir du nouvel échec que la fuite du chef de l'association lui faisait subir. Au résumé, jusqu'à la fin, dans leur lutte contre le gouvernement mexicain, les bandits avaient toujours eu le dessus. Quant à don Juan Palacios, il réussit à passer aux États-Unis, où il est probable qu'il sera parvenu à occuper une haute position, soit dans un sens, soit dans un autre. Il avait tout ce qu'il faut pour cela. FIN D'UN PROFIL DE BANDIT MEXICAIN Frédérique Milher I Le brick l'Épervier L'aube commençait à nuancer les nuages de ses teintes nacrées; les étoiles s'éteignaient une à une dans les sombres profondeurs du ciel, et, à l'extrême ligne bleue de l'horizon, un reflet d'un rouge vif, précurseur du lever du soleil, annonçait que le jour n'allait pas tarder à paraître et à illuminer la nature de sa vivifiante et majestueuse splendeur. En ce moment, un léger brick sortit peu à peu de l'épais nuage de brume qui le cachait et apparut, louvoyant au plus près du vent, longeant péniblement, à cause d'une brise carabinée du S.-S.-O., la côte si dangereuse et si accidentée qui forme l'estuaire du golfe de Californie. Ce brick était un joli navire de quatre cent cinquante tonneaux au plus, aux allures fringantes et hardies, à la coque fine et élancée et à la haute mâture coquettement penchée vers l'arrière. Son gréement, bien _peigné_ et goudronné avec soin; ses vergues, brassées avec symétrie, et plus que tout cela les gueules béantes de six petites caronades de vingt-quatre qui sortaient tribord et bâbord des embrasures de ses sabords, et la longue pièce de trente-six, à pivot, braquée sur son gaillard d'avant, montraient que, s'il n'avait pas à la pomme de son grand mât la flamme des bâtiments de guerre, il n'en était pas moins résolu, le cas échéant, à lutter contre les croiseurs suspects qui pullulaient alors dans l'océan Pacifique et qui se hasarderaient à entraver sa marche. A l'instant où commence notre récit, à part le timonier, placé à la roue du gouvernail, et un homme enveloppé dans un épais caban, qui se promenait de long en large sur l'arrière en fumant sa pipe, le pont du brick semblait désert. Pourtant, en regardant plus attentivement, on eût aperçu, couchés pêle-mêle et dormant sur l'avant du navire, une vingtaine d'individus composant la bordée de quart, et que le plus léger signal suffirait pour réveiller. --Eh bien! dit le promeneur en s'arrêtant près de l'habitacle et s'adressant au matelot du gouvernail, je crois que le vent _adonne_, hein? --Oui, maître Pécou, répondit le timonier; il vient d'adonner de deux quarts. L'individu qui répondait au gracieux nom de Pécou étant un de nos principaux personnages, nous demandons au lecteur la permission de tracer en quelques lignes son portrait. Maître Pécou était un homme d'une cinquantaine d'années, d'une taille presque aussi large que haute, ne ressemblant pas mal à une futaille à laquelle on aurait donné des pieds, et pourtant doué d'une force et d'une agilité peu communes. Son nez violet, ses lèvres épaisses et sa face enluminée, encadrée de gros favoris rouges, lui donnaient une physionomie joviale, que deux petits yeux gris enfoncés sous l'orbite, pleins de feu et de résolution, rendaient ironique et railleuse. Voilà pour le physique. Au moral, c'était un brave et digne homme, franc et loyal, excellent marin, et n'aimant que deux choses, ou plutôt deux êtres au monde: son capitaine, qu'il avait élevé, et, ainsi qu'il le disait souvent, auquel il avait le premier administré du tabac pour lui apprendre à faire sa première épissure; et son navire, qu'il avait vu construire, sur lequel il était monté dès qu'on l'avait lancé, et qu'il n'avait plus quitté depuis. Maître Pécou n'avait jamais vu, ou, pour être plus vrai, n'avait jamais connu ni son père ni sa mère; aussi, s'était-il fait une famille de son brick et de son capitaine. Toutes ses facultés aimantes s'étaient si complètement concentrées sur eux, que ce qu'il éprouvait pour l'un comme pour l'autre dépassait toutes les limites d'une affection ordinaire, et avait atteint les proportions gigantesques d'un véritable fanatisme. Du reste, si le digne contremaître aimait son capitaine, nous devons convenir que celui-ci le lui rendait amplement. Loïck Legoff, fils d'honnêtes pêcheurs de Douarnenez, avait perdu ses parents à l'âge de huit ans, au milieu d'un grain qui avait fait chavirer leur barque à une encablure tout au plus du rivage. Il avait été sauvé miraculeusement, au moment où il allait périr, par Jean-Louis Pécou, qui l'avait saisi aux cheveux et porté évanoui à la côte. Le brave matelot s'était senti pris de compassion pour cette pauvre petite créature qu'une épouvantable catastrophe faisait subitement orpheline. Avec cette simplicité si pleine de grandeur qui caractérise les marins, sans réfléchir à la position précaire dans laquelle il se trouvait lui-même, il emmena l'enfant dans sa misérable cabane et résolut de l'élever. Sa bonne action lui porta bonheur, ce qui arrive quelquefois, quoi qu'en disent les pessimistes. Loïck comprit en grandissant les énormes sacrifices et les rudes privations que son bienfaiteur s'imposait pour lui, et comme c'était une nature d'élite, douée des meilleures qualités du cœur et de l'intelligence, il se promit intérieurement de récompenser son père adoptif de son abnégation et de son dévouement. Le jeune homme, devenu beau et fort avec l'âge, redoubla de zèle et d'application, afin d'apprendre son rude métier de marin. Avec un caractère aussi ferme et aussi énergique que celui de Loïck, vouloir et pouvoir étaient un. Aussi, tout arriva-t-il comme il l'avait décidé. A vingt-cinq ans, il passait avec éclat son examen de capitaine au long cours, et il se faisait recevoir à l'unanimité. A trente ans, il faisait, du produit de ses économies, construire à Saint-Malo un brick sur lequel maître Pécou, rayonnant d'orgueil et de bonheur, s'embarquait sous ses ordres en qualité de second. Depuis trois ans déjà, les deux hommes couraient joyeusement la mer sur leur navire, le jour où nous les trouvons, par une belle matinée du mois de mai 1854, sur le point de doubler le cap Saint-Lucas, pour entrer dans le golfe de Californie. --Dites donc, lieutenant, sans vous commander, reprit le timonier, où donc que nous allons comme ça? --Est-ce que tu tiens beaucoup à le savoir? dit maître Pécou avec un feint intérêt. --Dam, lieutenant! fit l'autre en tournant sa chique dans sa bouche et en lançant à trois pas de lui un jet de salive noirâtre, j'avoue que cela me flatterait. --Vrai? Eh bien, mon gars! répondit le lieutenant avec un rire narquois, si par hasard on te le demande, tu répondras que tu n'en sais rien. De cette façon, tu seras certain de ne pas te tromper. Puis il ajouta: --Pique huit, garçon; voilà le soleil qui se lève, et nous allons appeler au quart. Sans répondre, le timonier saisit la corde attachée au battant de la cloche et frappa quatre coups doubles. A ce signal, les hommes couchés sur le gaillard d'avant se levèrent en tumulte et se précipitèrent dans l'entrepont en criant à tue-tête: --Debout au quart, tribordais, debout! Debout! Debout! As-tu entendu, les tribordais! Debout! Debout! Debout! Et comme réellement le soleil se levait, ainsi que l'avait dit maître Pécou, celui-ci fit monter un homme en vigie sur les barres du petit perroquet et reprit sa promenade. --Hum! grommelait-il à part lui; où nous allons? Il serait bien aimable, lui, s'il me le disait. Est-ce que je le sais, moi? Nous étions bien tranquilles à San Francisco, lorsqu'il y a cinq jours Loïck reçoit un chiffon de papier d'un coureur indien qui venait de je ne sais où. Voilà mon Loïck qui rougit, qui pâlit et qui vient tout courant me trouver à mon auberge, en m'ordonnant de réunir l'équipage et de me rendre à bord; puis il arrive comme un coup de vent, et sans dire ni bonjour ni bonsoir, nous dérapons. Hum! Tout ça n'est pas clair! Attrape à laver le pont! commanda-t-il à haute voix. Immédiatement l'équipage se mit à faire la toilette du navire. Maître Pécou, de plus en plus plongé dans ses réflexions, n'attachait qu'une médiocre importance à ce qui se passait autour de lui. Tout à coup, il sentit qu'on lui frappait amicalement sur l'épaule. --Bonjour, père, lui dit une voix joyeuse. Maître Pécou se retourna le visage épanoui. --Bonjour, garçon! répondit-il; as-tu bien dormi? --Très bien, merci, père, fit le capitaine Legoff, car c'était lui. Eh bien! Qu'avons-nous de nouveau? A cette question, si simple en apparence, le lieutenant se redressa, porta la main à son chapeau, et répondit avec déférence: --Capitaine, il n'y a rien de nouveau à bord depuis cette nuit. Pour tout ce qui regardait le service, maître Pécou, malgré les observations de son fils adoptif, avait toujours conservé le ton et les manières respectueuses d'un subordonné devant son supérieur. Loïck, voyant que c'était un parti pris par le vieux marin, avait fini par n'y plus faire attention, et il le laissait libre de lui parler à sa guise. --Ah ça! capitaine, nous approchons de la passe: est-ce que vous avez l'intention de donner dans le golfe? --Juste. --Alors, nous allons nous faire couler. --Pas si bêtes! --Hum! Comment ferons-nous? --Navire! cria la vigie. --Voilà ce que j'attendais, dit le capitaine. --Pour virer de bord? demanda maître Pécou. --Au contraire, pour passer sans coup férir. --Je ne comprends pas. --Laisse-moi faire, et tu comprendras bientôt. Et s'adressant à la vigie: --Dans quelle direction, le navire? cria-t-il. --Par la hanche de bâbord, capitaine. Il sort d'une crique et court sur nous. --Très bien, répondit Legoff. Vois-tu, continua-t-il en s'adressant à maître Pécou, ce navire nous donne la chasse: nous allons l'amuser toute la journée, et, tout en louvoyant bord sur bord, nous doublerons la batterie du cap San Lucas sans crainte, et surtout sans avaries. Et cela, pour deux raisons: d'abord, parce que les soldats mexicains, certains que nous ne pouvons pas échapper à leur croiseur, ne se donneront pas la peine de tirer sur nous; ensuite que, même s'ils tiraient, ils sont tellement maladroits qu'ils ne nous atteindraient pas. Et laissant son lieutenant ébahi de ce singulier raisonnement, auquel il ne comprenait goutte, le capitaine Legoff saisit une longue-vue, monta sur le banc de quart et commença à suivre attentivement tous les mouvements du navire signalé. Plusieurs heures se passèrent sans amener aucun changement notable. A bord du brick, les matelots étaient armés et rangés auprès des manœuvres courantes, prêts à obéir au premier commandement. Mais les deux navires, presque aussi fins voiliers l'un que l'autre, se suivaient, sans que la distance diminuât sensiblement entre eux. Il était évident cependant que le capitaine Legoff n'avait pas l'intention de s'éloigner hors de vue du croiseur, car son navire était loin de porter toute la voile qu'il aurait pu larguer. Le brick se rapprochait du cap San Lucas, que le capitaine, pour des raisons connues de lui seul, voulait ranger presque à portée de canon. Obligé de côtoyer un récif dont le gisement ne lui était pas bien connu, Loïck avait fait carguer les perroquets et les basses voiles, ne conservant que ses huniers, son grand foc et sa brigantine, et s'avançait la sonde à la main. Le croiseur, au contraire, s'était littéralement couvert de toile, et, se rapprochant de plus en plus, prenait les imposantes proportions d'une corvette de premier rang. On distinguait parfaitement sa coque noire, coupée dans toute sa longueur par une bande blanche percée de quinze sabords, qui laissaient passer les bouches de ses canons à la Paixhans. Tout à coup un léger nuage de fumée s'éleva de l'avant de la corvette; un coup de canon retentit sourdement et le pavillon mexicain flotta à sa corne d'artimon. --Ah, ah! dit le capitaine Legoff en ricanant et en mâchant machinalement le bout de cigare qu'il tenait entre ses lèvres; elle se décide donc enfin à nous dire qui elle est! Allons, lieutenant, politesse pour politesse; montrons-lui nos couleurs; que diable! Elles en valent bien la peine. Deux secondes plus tard, un large pavillon tricolore se déployait majestueusement à l'arrière de L'_Épervier_. Tel était le nom du brick. A l'apparition des couleurs françaises, un hurrah de colère fut poussé à bord de la corvette mexicaine, hurrah auquel répondirent par des cris et des hurlements féroces une foule d'individus rassemblés à l'extrémité du cap, et qui, de là, suivaient les péripéties de la course engagée entre les deux navires. Déjà le soleil décroissait à l'horizon. Contre les prévisions de maître Pécou, le brick, habilement manœuvré par son capitaine en personne, avait sans coup férir doublé le cap et se rapprochait de la baie de San José. La brise, qui tout le jour avait été assez fraîche, se calmait aux premières heures du soir; il fallait en finir, et cela d'autant plus, que la corvette mexicaine, confiante dans sa force et presque arrivée à portée de canon, n'allait pas tarder à ouvrir le feu contre le navire français. Le capitaine Legoff se pencha vers maître Pécou, auquel il dit quelques mots bas à l'oreille. --Eh, eh! répondit le lieutenant avec un gros rire, c'est une idée cela. Pour lors, nous allons nous amuser. Prenant alors la longue-vue, il remonta sur le banc de quart, tandis que le capitaine se dirigea vers la pièce à pivot, dans laquelle il fit mettre un boulet et une grappe de raisin. Puis il prit en main le cordon de la batterie et fit un signe au lieutenant, qui, du banc de quart, épiait ses mouvements. --Attention! s'écria-t-il; des hommes aux bras partout! Il y eut une minute d'attente suprême. --Sommes-nous parés? demanda le capitaine. --Oui, répondit le lieutenant. --Allez, reprit le capitaine. --Pare à virer! commanda maître Pécou. La barre dessous! File l'écoute, de foc, change derrière, change devant, borde les huniers et les perroquets, armure et borde les basses voiles. Les matelots se précipitèrent sur les manœuvres, et après quelques secondes d'hésitation, le navire, obéissant à l'impulsion nouvelle qui lui était donnée, tourna gracieusement sur lui-même. A l'instant où le brick faisait son abattée et présentait son avant par le travers de la corvette, le capitaine Legoff se pencha vivement sur la pièce de canon auprès de laquelle il était resté, la pointa rapidement et fit feu. Les Mexicains confondus de cette agression subite de la part d'un ennemi si faible en apparence, ripostèrent avec furie, et un ouragan de fer et de plomb vint s'abattre avec un fracas horrible sur le pont et dans la mâture du navire français, qu'il enveloppa de fumée. Le Capitaine Legoff ne se donna pas la peine de répondre. --Oriente au plus près, commanda-t-il. Hâle les boulines! C'est assez nous amuser, garçon. Et le brick continua sa route. Lorsque la fumée se fut dissipée, on aperçut la corvette mexicaine. Elle était dans un pitoyable état. Le coup de canon tiré par le capitaine français lui avait coupé son beaupré au ras de la poulaine, ce qui avait entraîné la chute du mât de misaine. La pauvre corvette, ainsi désemparée et mise dans l'impossibilité de poursuivre plus longtemps son audacieux adversaire, s'occupait tristement à réparer les avaries majeures qu'elle venait d'éprouver. A bord de l'_Épervier_, on n'avait eu que deux hommes tués, dont un coupé en deux, et cinq légèrement blessés. Quant aux avaries, elles étaient insignifiantes: quelques manœuvres coupées, voilà tout. --Maintenant, dit le capitaine à maître Pécou, dès que nous serons en vue de Macapula, nous mettrons sur le mât; tu pareras la chaloupe, et tu m'avertiras. --Comment, ne put s'empêcher de demander le lieutenant, est-ce que vous voulez descendre à terre? --Pardieu, reprit Loïck, je ne viens ici que pour cela. Seulement, ajouta-t-il, tu embarqueras les dix matelots les plus résolus dans la chaloupe, avec haches, sabres, fusils et revolvers. Pendant que je serai à terre, tu tireras des bordées en vue de la côte. J'emporterai des fusées pour faire des signaux; mais si au point du jour je n'étais pas de retour à bord, tu remettrais immédiatement le cap sur San Francisco, et cela, tu m'entends, sans m'attendre sous aucun prétexte, parce qu'alors ce serait que mon expédition aurait manqué et que je serais prisonnier des Mexicains. Tu m'as compris, n'est-ce pas? Le lieutenant s'inclina sans répondre. Le capitaine descendit dans sa chambre. La corvette mexicaine n'apparaissait plus que vaguement dans le lointain, ses contours se fondant peu à peu dans les plis de l'horizon que les ombres du soir commençaient à envahir. --Méfie-toi-z'en murmura maître Pécou dès qu'il fut seul, méfie-toi-z'en, garçon que je te laisserai aller comme ça tout seul te faire casser la figure à terre par ces gueux de sauvages. Et sans plus tarder, il s'occupa activement des préparatifs de l'expédition projetée. II Monsieur Milher Nous sommes forcés d'interrompre un instant notre récit, afin de faire connaître au lecteur quelle était la raison qui amenait dans le golfe de Californie le brick de commerce l'_Épervier_, commandé par le capitaine Legoff, et comment il lui fallait braver des dangers sans nombre dans des parages d'ordinaire si tranquilles. Disons-le tout de suite, car, à la description du navire, le lecteur intelligent l'a sans doute deviné: l'_Épervier_ justifiait sous tous les rapports le nom qu'il portait. C'était un véritable navire de proie, faisant un commerce passablement interlope, et s'occupant, bien entendu avec toute la loyauté requise, plutôt de contrebande que d'autre chose. Or, à l'époque où se place notre récit, et à cause de l'impulsion donnée à l'émigration européenne par la découverte de l'or en Californie, le Mexique et toutes les républiques espagnoles du littoral se trouvaient non seulement exposés, mais encore menacés dans leur existence par les incursions des expéditions filibustières qui s'abattaient comme des vols de vautours sur ces rivages presque sans défense. Le Mexique se débattait en ce moment même contre la plus terrible expédition dont jusqu'alors les filibustiers l'eussent rendu victime; nous parlerons de la tentative du comte du Raousset-Boulbon, le plus audacieux coup de main des temps modernes. En effet, à la tête de deux cent cinquante hommes résolus, le comte de Raousset avait débarqué à Guaymas, avait conquis deux provinces entières de la confédération mexicaine,--le Sinaloa et la Sonora,--et ses succès prodigieux, augmentés par l'affermissement apparent de son pouvoir, créaient de graves embarras au gouvernement mexicain. Aussi, celui-ci était-il pour un instant sorti de son inertie et de sa somnolence habituelles. Il avait formidablement armé ses côtes, qu'il protégeait en sus par des croiseurs ayant l'ordre de poursuivre et de couler sans pitié tous les bâtiments d'apparence filibustière, et surtout ceux qui portaient le pavillon français. Ceci dit, nous reprenons. Un soir du mois de mars 1852, c'est-à-dire deux ans avant l'époque où commence notre histoire, le capitaine Legoff, arrivé le jour même à Mazatlán, se dirigeait du côté du port pour rentrer à son brick, lorsqu'il fut arrêté par des cris de détresse que poussaient un vieillard et une jeune fille, gravement insultés par trois ou quatre officiers mexicains. Poussé par sa générosité naturelle, il vola bravement à leur secours et tomba résolument à coup de canne sur les agresseurs, qui prirent la fuite. Après avoir ainsi délivré le vieillard, Loïck allait se retirer, lorsque celui-ci, qui dans le jeune capitaine avait reconnu un compatriote, le pria de l'aider à transporter chez lui sa fille, que la frayeur et l'émotion avaient fait évanouir. Loïck accepta avec empressement, el il ne regagna son bord qu'après avoir vu se refermer sur les personnes qu'il avait protégées la porte de leur maison. Le vieillard, reconnaissant du service que le capitaine lui avait rendu, lui apprit qu'il était Français, qu'il se nommait Milher et ajouta qu'il espérait bientôt recevoir sa visite. Loïck Legoff n'eut garde d'oublier l'invitation qui lui avait été faite, d'autant plus que, par une singulière coïncidence, le chargement de son navire se trouvait être consigné à ce même M. Milher. Aussi, le lendemain malin, se présenta-t-il à la porte du négociant. On comprend facilement que des relations nouées ainsi ne pouvaient, entre compatriotes, manquer de devenir intimes. Loïck était au bout de peu de temps un des commensaux les plus assidus de la maison, dans laquelle il avait fini par passer ses journées presque tout entières. Le noble caractère du capitaine avait de prime abord séduit le négociant, qui ne tarda pas à lui témoigner la plus grande bienveillance. De son côté, Loïck n'avait pu voir la jeune fille de M. Milher sans en tomber éperdument amoureux. C'était en effet la plus enchanteresse créature que l'on pût rêver, que cette enfant de seize ans à peine, réunissant dans sa personne les grâces mutines de la Française et la nonchalante langueur des femmes du Nord; capricieux et bizarre assemblage de deux beautés si différentes, et qui, pourtant réunies, ont un attrait indéfinissable et irrésistible. Frédérique ou Frédérica, selon un dénominatif familier à la langue allemande, tenait de sa mère, qui était Prussienne, une peau d'une blancheur et d'une finesse remarquables, sur laquelle tranchaient admirablement les réseaux bleuâtres de ses veines. Son teint était d'une blancheur éclatante. Elle avait, comme son père, de grands yeux bleus pensifs ornés de longs cils et couronnés de sourcils noirs comme l'ébène. Ses cheveux étaient de la même nuance mate, et leurs épais bandeaux encadraient son gracieux visage, d'un ovale parfait; son nez légèrement courbé, sa bouche mignonne aux lèvres roses, laissant voir en s'entr'ouvrant le chapelet de perles de ses dents, tout cela réuni lui formait la plus saisissante beauté qui se puisse imaginer. Et puis, comme tous les enfants de son âge, elle était folle, rieuse, fantasque, bizarre, capricieuse. Douée d'une sensibilité exquise, elle avait un tact parfait et par-dessus toute une âme aimante. M. Milher avait trop d'expérience de la vie pour ne pas s'être aperçu, dès le premier moment, de l'impression profonde que la jeune fille avait produite sur Loïck Legoff; mais renfermant ses observations au fond de son cœur, il suivait silencieusement les péripéties de cet amour, qu'il voyait grandir; et, loin d'y mettre obstacle, il semblait au contraire le protéger tacitement. Frédérique, elle aussi, avait deviné l'amour de Loïck. La jeune fille la plus naïve et la plus pure possède à cet égard une espèce de prescience inexpliquée qui l'avertit par intuition et ne la trompe jamais. Le cœur de la jeune fille avait doucement battu de plaisir à l'hommage timide et respectueux du capitaine, et peu à peu, à son insu, sans qu'elle-même devinât comment cela était arrivé, elle se surprit à l'aimer, elle aussi. Loïck avait prolongé le plus possible son séjour à Mazatlán, trouvant chaque jour un prétexte plus ou moins plausible pour retarder son départ. Cependant le moment arriva où il fallut prendre congé de M. Milher et de sa fille. Doué de sentiments trop délicats pour chercher à séduire une enfant qui, dans sa naïve franchise, semblait pour ainsi dire s'abandonner sans défense à sa passion naissante; trop amoureux pour avoir le courage de s'éloigner de celle qu'il aimait sans chercher à connaître son sort et à savoir si tout espoir d'être heureux un jour lui était ôté, il résolut de faire auprès de M. Milher une démarche décisive, dût cette démarche briser son cœur et le rendre malheureux à jamais. C'était là que l'attendait le veillard. M. Milher, arrivé jeune en Amérique, s'était d'abord établi dans une colonie allemande fondée, depuis quelques années déjà, sur le territoire de Sinaloa par des émigrants prussiens pour la plupart. Bien reçu par ces colons, en sa qualité d'Européen, bien qu'ils eussent accepté la naturalisation mexicaine, M. Milher avait épousé une jeune fille dont le père occupait le rang de capitaine dans l'armée de la République. Né à Strasbourg, M. Milher, Français par conséquent, ne s'était que difficilement entendu avec ses nouveaux parents et amis, qui étaient tous Prussiens. Aussi avait-il saisi avec empressement l'occasion qui lui était offerte d'un établissement avantageux. Mais le temps avait marché. M. Milher avait soixante ans. Il voyait avec effroi le moment où il lui faudrait quitter la terre en abandonnant sans protecteur sa fille chérie dans un pays étranger. L'horizon politique se rembrunissait de plus en plus, et s'il succombait à ses infirmités ou à une maladie subite, que deviendrait, si loin de son pays et des parents de son père, cette frêle et innocente enfant livrée sans défense à des collatéraux avides, qui s'abattraient comme une nuée d'oiseaux de proie sur l'immense fortune qu'il laisserait après lui? Il connaissait à fond le caractère rapace, fourbe et vil des Prussiens, et il savait que pour dépouiller l'orpheline, rien n'arrêterait la barbarie de ceux dont elle pourrait, par sa présence, contrarier l'ardente avarice, l'immense cupidité. Aussi, M. Milher avait-il étudié avec soin son jeune compatriote, que, dans sa sollicitude paternelle, il souhaitait de donner pour époux à sa fille. Persuadé qu'il l'avait bien jugé et que c'était l'homme qu'il cherchait, certain que celui-ci rendrait sa fille heureuse, il reçut avec un sourire d'encouragement la demande que le capitaine lui adressa d'une voix tremblante et étranglée par l'émotion. Loïck n'osait croire à tant de bonheur, et il crut faire un rêve lorsque le vieillard lui répondit, en lui serrant la main amicalement, qu'il lui accordait sa demande. Frédérique, appelée par son père, confirma ses paroles avec un doux sourire et un regard enchanteur. Seulement, le mariage ne pouvait immédiatement se conclure. Il fallait d'abord que le capitaine réglât les affaires qu'il avait avec des négociants de différents pays pour le compte desquels il naviguait. De son côté, M. Milher, voulant quitter le commerce avant le mariage de sa fille, avait à liquider les intérêts de sa maison, ce qui devait entraîner des longueurs. Il fut donc convenu que Loïck partirait immédiatement, que, pendant son voyage, M. Milher réaliserait sa fortune. De cette façon, le mariage aurait lieu dans un an ou dix-huit mois au plus tard. Ceci convenu, le digne négociant confia à son futur gendre, pour la placer sur la Banque de France, une somme de neuf cent mille piastres, que depuis longtemps il avait mise de côté pour sa fille. Loïck, au comble de ses vœux, embrassa tendrement le vieillard; puis il se tourna vers Frédérique, sur le front de laquelle il déposa un chaste baiser. --Partez, Loïck, lui dit-elle avec un accent qui le charma; vous avez ma foi et le consentement de mon père. Quoiqu'il arrive, je ne serai jamais à un autre qu'à vous. Deux heures plus tard, le capitaine mit à la voile, se dirigeant sur Marseille. Mais bientôt la tempête, qui depuis longtemps grondait au Mexique, se déchaîna avec fracas. Les expéditions filibustières avaient commencé. La terreur régnait sur tout le littoral mexicain dans le Pacifique. Cette terrible nouvelle fut un coup de foudre pour Loïck: il pensa devenir fou. Lorsque, après avoir réglé toutes ses affaires, il revenait en France, il apprit qu'une expédition était sur le point de mettre à la voile pour le Mexique. Que faire? Que devenir? Toutes ses espérances étaient évanouies, ses projets déçus. Comment rejoindre celle qu'il aimait et sans laquelle il sentait qu'il ne pouvait vivre? Un instant le courage lui avait manqué. Mais, luttant avec énergie contre le découragement, qui grandissait pour ainsi dire avec l'adversité, il parvint à surmonter sa douleur et résolut de faire les plus grands efforts pour avoir des nouvelles des êtres qui lui étaient si chers. Les directeurs des expéditions filibustières, installés à San Francisco, cherchaient des navires pour transporter les vivres et les munitions qu'ils envoyaient incessamment à leurs audacieux soldats. Loïck fit noliser son brick et partit pour Guaymas; là, à quelques centaines de lieues à peine de celle qu'il aimait, il se reprit à espérer. L'hiver s'écoula dans des allées et venues continuelles, sans que rien vint apporter quelque soulagement à la douleur du jeune homme. Le hasard, sur lequel il avait compté, s'obstinait à ne pas lui offrir les moyens de voir celle qu'il aimait. Du reste, une entrevue était fort difficile. Ce n'était qu'avec les plus minutieuses précautions que le capitaine s'approchait des côtes. Le plus souvent, il ne le faisait que la nuit. Le brick mettait sur le mat, faisait des signaux auxquels on répondait de terre. Des pirogues, montées par des contrebandiers, accostaient le navire au milieu des ténèbres, embarquaient les marchandises qui leur étaient destinées, puis elles partaient. Le brick orientait ses voiles, mettait le cap au large, retournait à San Francisco, et c'était encore une nouvelle occasion qu'il fallait attendre. Combien de jours, combien de semaines, combien de mois se passèrent ainsi dans une attente fébrile! Nul n'a pu compter encore le nombre de siècles renfermés dans une minute pour celui qui souffre et qui attend. Et pourtant, Loïck ne désespérait pas. Il formait les projets les plus insensés pour s'unir à Frédérique, projets auxquels leur impossibilité flagrante le forçait à renoncer pour en former d'autres, plus insensés encore. Un soir que, la tête basse et le front pensif, il se promenait sur la plage de San Francisco, en regardant machinalement les navires qui, au coucher du soleil, donnaient dans la passe, un coureur indien qui le suivait depuis quelques instants et l'examinait avec soin l'arrêta par son habit au moment où il faisait signe à une embarcation de venir le prendre. Il voulait retourner à bord et y passer la nuit. Un capitaine filibustier nommé Walker avait traité avec lui, le jour auparavant, pour le passage à bord de l'_Épervier_ de deux cents hommes qui voulaient tenter un débarquement à la Nouvelle Grenade. En se sentant retenir par son habit, le capitaine se retourna vivement. --Que veux-tu? demanda-t-il en espagnol, langue qu'il parlait très purement, en s'adressant au coureur indien. Sans répondre, le coureur brisa un bâton qu'il tenait à la main. Ce bâton était creux; il en retira un papier roulé qu'il présenta à Loïck. Celui-ci s'en saisit avec un battement de cœur indicible, et jetant un regard scrutateur sur l'homme qui se tenait silencieux et froid devant lui, il déroula le billet d'une main que l'émotion faisait trembler. Ce billet ne contenait que ces mots: «Mon père est mort subitement. Le frère de ma mère, le général-major Timpfler, m'a fait conduire à Macapula par des gens qui lui sont dévoués, afin de ne pas me laisser à Sinaloa, dont il a été gouverneur, sachant bien que dans cette ville, dès que ma présence aurait été connue, j'aurais trouvé des protecteurs, et qu'il m'aurait été possible d'échapper à ses persécutions.... Loïck, viens.....viens.....je souffre, je meurs! «FRÉDÉRIQUE.» A peine eut-il lu cette étrange missive, que le capitaine, oubliant Walker, le marché important qu'il avait fait avec lui et les intérêts graves que son départ précipité pouvait compromettre, jeta quelques piastres à l'Indien, toujours immobile, s'élança d'un bond dans son canot et se fit conduire à bord de l'_Épervier_. En posant le pied sur le pont de son brick, il commanda l'appareillage. Au moment où l'on dérapait, une pirogue aborda le navire. Dans cette pirogue se trouvait un homme. C'était le coureur indien qui avait apporté la lettre. --La réponse? dit cet homme en sautant sur le pont. Loïck déchira une feuille de son carnet, y écrivit un mot, plia cette feuille, la cacheta et la remit au coureur avec une poignée d'or. --Sois fidèle! lui dit-il. --Mash-ah ah n'est pas un Youri, répondit l'Indien d'une voix gutturale, avec un geste superbe. C'est un chef Comanche. La gazelle aux yeux d'or aura dans huit soleils le _collier_--lettre--de mon frère pâle, ou le chef sera mort. Que le visage pâle garde son or, ajouta-t-il en le laissant rouler sur le pont; un sourire de la gazelle paiera le chef. Après s'être légèrement incliné devant le capitaine, il saisit les tire-veilles, se laissa glisser dans sa pirogue, déborda et regagna la terre en pagayant. Cinq minutes plus tard, le brick l'_Épervier_ sortait, toutes voiles dehors, du port de San Francisco, et mettait le cap sur la pointe de San Lucas, où commence le golfe de Californie. Il était huit heures du soir; une brume épaisse enveloppa le navire, qui ne tarda pas à disparaître, poussé par une forte brise de S.-S.-O. III Le général prussien Timpfler La nuit était sombre; des nuages noirs, tout chargés d'électricité, voilaient le ciel d'un point de l'horizon à l'autre. La brise mugissait sourdement dans les cordages, se mêlant au clapotement continu des lames sur les flancs du navire. L'_Épervier_ courait lourdement au plus près du vent et ne portait, pour toute voilure, que ses huniers avec deux ris, son petit foc et sa brigantine. Au moment où le timonier piqua sur la cloche les deux coups doubles qui signifiaient dix heures, le capitaine Legoff monta sur le pont. Il était vêtu d'un épais caban; une ceinture de cuir, dans laquelle étaient passés un sabre, un poignard, deux revolvers à six coups et une hache, lui serrait la taille. Un manteau était jeté sur ses épaules, et un chapeau de feutre, à larges bords rabattus sur les yeux, cachait complètement son visage. Ses ordres avaient été exécutés à la lettre, avec cette minutieuse ponctualité que maître Pécou apportait à tout ce qui touchait le service. Les filets d'abordage étaient tendu au-dessus des lisses, et les manœuvres courantes bossées comme pour un combat. A la coupée de tribord, la chaloupe se balançait avec ses dix hommes armés jusqu'aux dents et assis sur leurs bancs, tenant hauts et prêts à tomber leurs avirons dont les portants avaient été garnis de laine, ainsi que les dames dans lesquelles ils s'emboîtent, afin d'étouffer autant que possible le bruit de la nage et déjouer la vigilance des Mexicains. --C'est bien, dit le capitaine après avoir jeté un regard sur tous ces préparatifs; partons, enfants. Et après avoir serré affectueusement la main du maître, en lui renouvelant ses recommandations en cas de malheur, il descendit dans l'embarcation, s'assit à l'arrière, saisit la barre du gouvernail et dit à voix basse: --Pousse! A cet ordre, un matelot qui, au moyen d'une gaffe passée dans une chaîne de hauban, maintenait péniblement la chaloupe accostée le long du bord, largua le navire; les avirons tombèrent ensemble à L'eau, et le canot déborda. Lorsqu'il eut disparu dans la brume, maître Pécou courut à toutes jambes à l'arrière du brick, et se penchant au dehors. --Es-tu là? demanda-t-il. --Oui, répondit une voix. --Sois paré, poursuivit le vieux marin. Et s'adressant au lieutenant qui l'avait suivi. --Maître Govic, vous allez faire mettre le brick sur le mât; surtout n'orientez pas avant mon retour. --Comptez sur moi. --Convenu. Embarque en double, les lascars! Une dizaine de matelots, qui de même que ceux qui étaient partis d'abord, portaient sabres, fusils, revolvers et haches, s'affalèrent les uns après les autres par un bout de filin qui pendait au dehors du gaillard d'arrière, et se placèrent au fur et à mesure dans une embarcation que maître Pécou avait fait préparer et dont il prit le commandement. Lorsque tout son monde fut à bord, il largua l'amarre et mit le cap sur la péniche du capitaine, dont il connaissait à peu près la direction, en disant de temps en temps à ses canotiers, pour les exciter à nager vigoureusement: --Souque, garçon, souque un coup! Et il ajoutait, en mâchonnant son énorme chique avec un sourire narquois: --Plus souvent que je le laisserai aller se faire casser la figure par ces brigands de sauvages! Ils sont sournois comme tout, ces caïmans-là. A l'époque où se passe notre histoire, Macapula, malgré sa position avantageuse au fond d'une baie et à l'embouchure d'une rivière, et presque à l'entrée du golfe du Mexique, n'était encore qu'une misérable bourgade habitée par des pêcheurs. Les Espagnols, auxquels l'importance de cette situation n'avait pas échappé, avaient projeté d'y établir un port considérable. Déjà même ils avaient entrepris certains travaux qui furent arrêtés par la révolution mexicaine, puis complètement abandonnés, et Macapula, qui était un instant sorti de sa léthargie séculaire, retomba pour toujours peut-être dans l'oubli. Dès qu'il eut quitté son brick, le capitaine, laissant sur la gauche un groupe de récifs dont il avait, pendant le jour, exactement relevé le gisement, mit le cap un peu au vent de la pointe de la baie, endroit où il espérait probablement débarquer en sûreté. Après environ trois quarts d'heure de nage, une ligne noire commença à se dessiner vaguement à l'avant de la péniche. Le capitaine fit signe à ses hommes de rester un instant sur leurs avirons, et saisissant une longue-vue de nuit, il examina attentivement les gisement de la côte. Au bout de deux ou trois minutes d'inspection, il repoussa les tubes de sa lunette les uns dans les autres avec la paume de la main, et fit continuer la route. Tout à coup, la quille de la péniche s'engrava fortement dans le sable. On avait touché terre. Le capitaine explora d'un coup d'œil les environs; puis les matelots débarquèrent, ne laissant qu'un homme à la garde de la chaloupe, qui poussa immédiatement au large, afin de ne pas être, en cas de surprise, capturée par l'ennemi. Tout était tranquille, et un silence profond régnait sur cette côte, en apparence déserte. Lorsqu'il eut reconnu le terrain, autant que cela lui était possible et qu'il se fut assuré que provisoirement il n'y avait rien à craindre, le capitaine fit cacher ses hommes derrière les rochers de la plage, et il s'avança à la découverte, un revolver d'une main et une hache de l'autre, s'arrêtant à chaque pas pour regarder avec soin autour de lui ou pour écouter ces mille bruits sans cause apparente, qui, la nuit, troublent le silence sans qu'on puisse deviner d'où ils viennent ni ce qui les produit. Parvenu à cent cinquante mètres à peu près de l'endroit où il avait débarqué, Loïck s'arrêta et commença à siffler doucement les premières mesures d'une zanbacueca mexicaine qu'il avait souvent entendu chanter à Mazatlán. Un sifflet répondit au sien, et acheva l'air qu'il avait à dessein interrompu après les premières mesures. Des pas se firent entendre, et un homme se montra. Cet homme était le chef indien, qui quelques jours auparavant avait apporté à San Francisco au capitaine la lettre de Frédérique Milher. Loïck eut peine à le reconnaître. Ce n'était plus le sauvage Peau-Rouge aux peintures sinistres, drapé dans une robe de bison, portant le tomahawk à la ceinture et le fusil sur l'épaule. L'homme qui se trouvait en ce moment devant lui était un blanc. Il avait des traits intelligents et hautains, portait fièrement la tête. Ses gestes étaient empreints d'une certaine noblesse, et l'élégant costume de ranchero mexicain dont il était revêtu lui donnait une tournure distinguée. En un mot, il était complètement métamorphosé. Loïck ne put s'empêcher de lui témoigner sa surprise d'un tel changement. --Ici nous sommes au Mexique, répondit l'inconnu d'une voix brève. Les déguisements sont inutiles. D'ailleurs, qu'importe qui je suis, si je vous sers fidèlement? --C'est juste, fit le capitaine. Guidez-moi. --Où sont vos hommes? --Tout près d'ici. --Faites-les venir; nous n'avons pas une seconde à perdre. Le capitaine frappa deux coups dans ses mains; au bout d'un instant, les matelots l'avaient rejoint. --Maintenant, où est celle que nous devons enlever? demanda Loïck. --Dans une hacienda, à un quart de lieue d'ici au plus; je vais vous y conduire. --Écoutez, mon maître, dit le capitaine en lui appuyant fortement la main sur l'épaule, je ne sais point qui vous êtes, et je ne veux point le savoir; mais vous changez avec trop de facilité de costume, de couleur, de manières et de langage, pour que je ne vous doive pas un avertissement: à la moindre apparence de trahison, je vous fais sauter la cervelle. Vous êtes averti. Partons. --Vous êtes un niais, répondit l'inconnu en haussant les épaules; si j'avais l'intention de vous trahir, ce serait déjà fait. Vous voulez enlever votre fiancée; moi, je veux me venger de mon ennemi. Pour réussir, j'avais besoin de vous comme vous avez besoin de moi. Ma haine vous répond de ma fidélité à vous servir. Venez. Et sans ajouter un mot, il se mit à la tête de la petite troupe, qui s'engagea sur ses pas dans un chemin profondément encaissé entre deux collines, où elle ne tarda pas à disparaître. Pendant que les incidents que nous rapportons se passaient sur la plage, deux personnes, un homme et une femme, réunis dans un salon assez richement meublé, avaient entre elles une conversation qui, à voir l'expression enflammée de leurs visages, devait être des plus orageuses. Une de ces personnes, que nous connaissons déjà, était Frédérique Milher. La jeune fille était pâle. Elle paraissait souffrante. Ses traits fatigués et ses yeux rougis montraient qu'elle avait abondamment pleuré. L'autre était un homme de 60 ans à peu près, d'une taille haute et musculeuse. Sa physionomie était dure, sombre et cruelle. Il avait la lèvre railleuse et le regard cynique. Son front déprimé, ses yeux rapprochés du nez et ses pommettes saillantes lui donnaient une certaine ressemblance avec la race féline. Ce sombre personnage était le général Timpfler, oncle maternel de la jeune fille. Il portait un magnifique uniforme d'officier supérieur mexicain, et marchait à grands pas dans l'appartement, en mordillant sa moustache grise et en faisant résonner avec colère ses éperons sur le parquet. --Prenez garde, Frédérique, dit-il en s'arrêtant vers sa nièce, vous savez que je brise qui me résiste. Pour la dernière fois, consentez-vous à me dire pourquoi ces refus continuels? --Qu'ai-je besoin de vous en faire connaître la raison, mon oncle? --Ne m'appelez pas ainsi, Frédérique! interrompit le général en frappant du pied avec fureur. --Mais comment voulez-vous que je vous nomme? N'êtes-vous pas le frère de ma mère! --Je ne veux pas que vous me nommiez votre oncle. --J'obéirai, monsieur. --Oh! Cette femme me rendra fou! s'écria le général en fermant les poings. --Qu'ai-je donc fait encore? dit Frédérique avec un étonnement ironique. --Rien, rien. Et il reprit sa marche convulsive dans l'appartement. --Vous me haïssez donc bien? fit-il tout à coup. Frédérique haussa les épaules en détournant la tête. --Répondez! s'écria-t-il en lui saisissant le bras avec violence et le lui serrant dans sa main nerveuse. --Je croyais, dit-elle avec douceur, que vous vous contentiez de faire infliger la torture à vos victimes, sans descendre vous-même au rôle de bourreau. Tenez, reprit Frédérique, toute cette comédie me fatigue. Aussi bien faut-il en finir. Je sais que vous avez résolu de vous porter envers moi aux dernières extrémités si je ne consens pas à vous épouser. Eh bien, mon oncle, je vais vous dévoiler ma pensée tout entière. Et se levant, elle fixa sur lui un regard clair et provocateur et continua: --Après tout, que m'importe la mort? Mieux vaut mourir que de souffrir ce que j'endure ici. Vous me demandez si je vous hais. Non, je ne vous hais pas, mon oncle, je vous méprise! --Silence, malheureuse! --Non, je ne me tairai pas! Je veux tout vous dire, enfin. Oui, je vous méprise parce que vous me torturez lâchement, moi, orpheline dont vous êtes le parent le plus proche et dont vous vous êtes fait le bourreau, parce que vous êtes un homme sans âme qui ne rougissez pas de proposer à la fille de votre sœur de l'épouser, afin de la dépouiller de la fortune de son père, que vous avez assassiné. --Frédérique! Frédérique! cria le général d'une voix terrible, en faisant un pas vers elle. --Oh! Menacez, continua-t-elle avec éclat; ne sais-je pas que tout est préparé pour mon supplice? Appelez vos peones, mon maître; faites-moi fouetter, mais jamais, entendez-vous, jamais je ne serai votre femme! Vous êtes Prussien, malgré le costume mexicain dont vous êtes affublé; moi, je suis Alsacienne. J'aime un de mes compatriotes, un Français, qui, si vous ne me tuez pas, viendra me délivrer. --Oh! C'en est trop! murmura le général d'une voix basse et inarticulée. Tant d'audace ne restera pas impunie. Ah! Tu comptes, pour m'échapper, sur tes fanfarons compatriotes; mais ils sont loin, fit-il avec un rire amer. Nous sommes en sûreté, entends-tu, et demain tu seras ma femme. --Jamais! s'écria la jeune fille avec exaltation. Et se précipitant vers le général, elle lui arracha une de ses épaulettes et l'en frappa au visage. --A moi! cria le général au paroxysme de la fureur. Deux peones entrèrent. --Saisissez cette femme, dit le général d'une voix brève. Qu'on la traîne dans la cour, et qu'elle reçoive immédiatement cent coups de fouet devant tous les peones réunis. Frédérique le regarda avec mépris, sans daigner lui répondre, et fut se placer entre les deux hommes, atterrés de l'ordre barbare qu'ils recevaient, car cent coups de fouet pour cette femme, ils le savaient, c'était la mort. Sur un signe du général, la jeune fille fut conduite dans une cour; et là, sans pitié, sans respect pour sa pudeur de femme pure et chaste, on la dépouilla brutalement de ses vêtements, de la ceinture en haut, et on l'attacha par les poignets à un poteau, les seins et les épaules nus et livrés aux regards de tous. Il y avait quelque chose d'étrangement sinistre dans le spectacle que présentait, aux reflets rougeâtres des torches, cette délicieuse créature, garrottée comme une criminelle devant une vingtaine de sauvages peones aux faces stupides, qui, pour flatter bassement leur maître, abreuvaient l'innocente jeune fille de dégoûtants quolibets. Près d'elle, muet et impassible, le regard fixé sur le général, se tenait un Indien à la carrure athlétique, aux bras nerveux, qui, armé d'un long fouet à lanières de cuir garnies de pointes d'acier, attendait l'ordre de commencer le supplice. Le général, le visage pâle, les sourcils froncés, regardait d'un œil lubrique ce corps charmant près d'être déchiré par les coups. --Pour la dernière fois, Frédérique, dit-il d'une voix creuse, veux-tu m'épouser? --Jamais! répondit la jeune fille d'un ton ferme et empreint d'un souverain mépris. Je préfère la mort. --Meurs donc! s'écria le général, ivre de rage. Bourreau, fais ton office! Celui-ci, levant le bras, fit vibrer la longue lanière du fouet autour de sa tête. Un coup de fusil éclata, et l'Indien tomba mort avant d'avoir baissé le bras. Une clameur furieuse retentit au même instant, et le capitaine Legoff fit irruption dans la cour, à la tête de ses matelots. Il y eut un moment de désordre et de confusion inexprimables. Les torches furent éteintes, et les Mexicains, sans armes pour la plupart, et ne sachant à quels ennemis ils avaient affaire, s'enfuirent dans toutes les directions. Les Français avaient profité de la stupeur causée par leur apparition imprévue pour opérer leur retraite en délivrant Frédérique Milher. Le général Timpfler, entraîné par les fuyards, avait disparu avec eux. --Oh! s'écria la jeune fille avec bonheur, je savais bien que tu viendrais, Loïck. --Mon amour! lui dit ce dernier en la serrant entre ses bras, tu m'es enfin rendue. --Hâtons-nous! Hâtons-nous! s'écria l'inconnu, l'alarme est donnée. Et les matelots, mettant au milieu d'eux la jeune fille, qui avait à peine eu le temps de rétablir le désordre de sa toilette, s'élancèrent au pas de course dans la direction du rivage. --Écoutez! s'écria l'inconnu: les troupes que le général avait amenées avec lui, et qu'il avait laissées campées à quelque distance de l'hacienda, sont éveillées; elles accourent. En effet, on entendait au loin résonner les tambours et les trompettes qui appelaient les soldats aux armes. Des pas précipités résonnaient sur le sol, et déjà, à travers les ténèbres, on distinguait les silhouettes noires de nombreux soldats qui se pressaient pour couper la retraite aux Français. Haletants, épuisés, ceux-ci couraient toujours. Ils allaient atteindre le rivage, lorsque tout à coup, ceux-ci furent attaqués par une troupe commandée par le général Timpfler, qui se précipita sur eux en criant: --Tue, tue les Français. --Oh! s'écria Frédérique en tombant à genoux et joignant les mains avec ferveur. Mon Dieu! Mon Dieu! Mon Dieu! Nous abandonnez-vous? --Enfants! s'écria Loïck avec résolution, en s'adressant à ses matelots, il ne s'agit plus de vaincre, ici, il faut mourir! --Mourons, capitaine! répondirent les matelots d'une seule voix. --Loïck, Loïck! dit la jeune fille, me laisseras-tu tomber vivante entre les mains de ces barbares? --Tiens, mon ange adoré, lui répondit-il en déposant un baiser sur son front, voici mon poignard. --Merci, répondit-elle en s'en emparant. Et les yeux rayonnants de joie: --Oh! Je suis heureuse maintenant, s'écria-telle; je suis sûre de mourir avec toi. Les Français s'étaient adossés à un rocher pour ne pas être entourés, et, la baïonnette en avant, ils attendaient. --Rendez-vous, chiens de gavachos! leur cria le général Timpfler. --Allons donc! reprit Loïck avec mépris; vous êtes fou. --En avant! cria le général. Les Mexicains s'élancèrent sur les Français avec une rage indicible. Alors commença une lutte héroïque, un combat impossible à décrire, de deux cents hommes contre dix, carnage horrible et sans merci, où les Français ne voulaient succomber qu'après s'être ensevelis sous un monceau de cadavres mexicains. Après vingt minutes qui durèrent un siècle, les Français n'étaient plus que quatre. Sept avaient succombé. Le capitaine, l'inconnu et deux matelots restaient seuls debout, faisant des prodiges de valeur. --Enfin! s'écria le général en s'élançant pour saisir Frédérique. --Pas encore! dit Loïck en lui portant un coup de hache. Le Prussien évita le coup en se jetant de côté, et riposta avec son épée. Le capitaine tomba sur un genou: il avait la cuisse traversée. --Ah! Mon Dieu! s'écria-t-il avec désespoir! Perdus! Perdus! --Ah! fit le général avec joie. Frédérique comprit que tout espoir s'évanouissait pour elle; et, appuyant le poignard sur sa poitrine: --Un pas de plus, dit-elle à Timpfler, et je tombe morte à vos pieds. Le Prussien, terrifié de la résolution qu'il voyait briller dans l'œil de sa nièce, hésita malgré lui un instant; mais, reprenant bientôt son caractère féroce: --Que m'importe dit-il, pourvu que tu ne sois à personne. Et il s'élança vers elle. IV En mer Cependant maître Pécou faisait vigoureusement ramer ses canotiers, afin de ne pas arriver à terre longtemps après son capitaine: mais quelque désir qu'il eût de se presser, il ne put atteindre la plage aussitôt qu'il l'eût voulu, parce que, ne connaissant pas la côte, et voguant pour ainsi dire à l'aveuglette, son canot toucha à plusieurs reprises. Cela lui fit perdre un temps considérable et l'obligea à changer plusieurs fois de direction. Aussi, lorsqu'il arriva à terre, le capitaine était-il débarqué depuis longtemps déjà. Le vieux marin fit accoster son canot et celui du capitaine le long du rivage, afin de pouvoir s'en servir au besoin, et, sautant sur le sable avec ses hommes, il s'avança avec précaution dans l'intérieur des terres. A peine avait-il fait quelques pas que le bruit d'une course furieuse parvint jusqu'à lui, et, du chemin creux dont nous avons parlé, il vit s'élancer en désordre, suivis de près par un grand nombre de soldats mexicains, les quelques marins survivant à ceux qui avaient accompagné le capitaine. Maître Pécou ne perdit pas la tête dans cette circonstance critique. Cachant ses hommes derrière un bouquet d'arbres qui s'élevait à peu de distance, il se prépara avec un grand sang-froid à faire une diversion en faveur de ses camarades. Ceux-ci, adossés contre un rocher, à dix pas au plus de la mer, combattaient en désespérés contre un nombre infini d'ennemis. Un moment encore, et tous les français auraient succombé dans ce combat inégal. Tout à coup le cri: «En avant!» fut poussé derrière les Mexicains avec une clameur terrible, accompagnée d'une décharge qui vint semer le désordre, l'épouvante et la mort dans leurs rangs. C'était maître Pécou qui opérait sa diversion. Les Mexicains qui se croyaient vainqueurs, furent terrifiés par cette attaque imprévue, qu'ils crurent faite par un corps considérable, à cause de la vigueur avec laquelle elle était conduite. Persuadés que les Français avaient débarqué en grand nombre, ils hésitèrent, reculèrent et finirent par se débander dans toutes les directions, saisis d'une terreur panique que leurs officiers ne purent maîtriser et qui les entraîna pour la plupart loin du champ de bataille. Loïck, ranimé par l'arrivée providentielle du vieux marin, entoura sa jambe d'un mouchoir, se releva, et, soutenu par l'inconnu, qui, pendant l'action ne l'avait pas quitté d'un pas, il se remit en retraite vers ses embarcations en entraînant Frédérique et suivi de ses braves matelots, qui, comme des lions aux abois, se retournaient à chaque instant pour fondre à coups de hache sur les Mexicains, que le général était enfin parvenu à réunir, mais qui, cependant, n'osaient s'approcher trop près deux. Toujours combattant, ils atteignirent enfin les canots. Loïck fit placer dans le premier les blessés et les morts qu'il était parvenu à enlever aux Mexicains; et, montant dans le second avec les hommes valides, il parvint à quitter la côte en remorquant le canot où étaient les blessés. Une partie de l'équipage de sa péniche faisait feu contre les ennemis qui garnissaient le rivage, tandis que les autres nageaient à force de rames dans la direction du brick. Bientôt la côte disparut dans la brume, les cris s'éloignèrent, les coups de feu cessèrent, et tout retomba dans le silence. --Ah! dit Loïck avec un soupir de soulagement; sans toi, père, j'étais perdu. --Pardieu! répondit maître Pécou avec satisfaction, je me doutais bien que tu allais faire une folie; aussi, malgré tes cachotteries, je me suis méfié de quelque chose, mon gars. Frédérique, les mains jointes et les yeux au ciel, priait avec ferveur, rendant grâces à Dieu de sa délivrance miraculeuse. --Voilà celle que j'avais juré de sauver au péril de ma vie, dit Loïck avec amour. --Et tu as été bien près de perdre ton enjeu, dit Maître Pécou. Après ça, ajouta-t-il avec galanterie, je comprends qu'on risque sa peau pour amariner une aussi gentille corvette. C'est égal, il faisait rudement chaud tout à l'heure. --Nous n'avons plus rien à craindre, n'est-ce pas, Loïck, demanda la jeune fille avec un sentiment de crainte. --Non, mon ange adoré; rassure-toi, répondit le capitaine. Nous sommes en sûreté maintenant. --Peut-être, dit l'inconnu, qui jusqu'alors était resté silencieux, interrogeant la nuit avec inquiétude. --Que voulez-vous dire? s'écria le capitaine. --Voyez, répondit-il en désignant la pointe d'Altata, à l'abri de laquelle est bâtie la ville d'Otomate et devant laquelle les embarcations passaient en ce moment. Le capitaine saisit sa longue-vue. Une douzaine de grandes barques chargées de soldats sortaient du port et se dirigeaient vers les Français. La mer était houleuse, la brise forte, et la chaloupe du capitaine, surchargée, n'avançait que lentement, obligée de lutter contre le vent en remorquant la seconde. Le péril auquel on avait cru échapper renaissait sous une autre forme, et cette fois prenait des proportions réellement effrayantes. Les Mexicains se rapprochaient de plus en plus et ne devaient pas tarder de se trouver à portée de fusil. Le brick, dont on apercevait la haute mâture, n'était, il est vrai, qu'a deux encablures au plus des chaloupes françaises; mais les quatre hommes qui étaient restés à bord ne suffisaient pas pour exécuter la manœuvre nécessaire pour qu'il se rapprochât et vint en aide à ses embarcations. La position devenait réellement critique. Loïck prit immédiatement son parti. --Enfants, dit-il, que les cinq meilleurs nageurs d'entre vous se jettent à la mer et aillent avec moi chercher le navire. --Loïck! s'écria Frédérique épouvantée, que vas-tu faire? --Te sauver, répondit le jeune homme prêt à s'élancer. --Je ne le souffrirai pas, garçon, dit vivement maître Pécou; tu es blessé, et tu ne... --Silence, monsieur! répondit le capitaine avec autorité. Je commande seul à mon bord. Le vieux marin baissa la tête en essuyant une larme. Loïck et les cinq matelots plongèrent résolument dans la mer et s'éloignèrent. Frédérique se laissa tomber anéantie dans le fond de la chaloupe. Maître Pécou cherchait avec la longue-vue de nuit à découvrir son fils adoptif. De grosses larmes coulaient le long de ses joues hâlées, et tous ses membres étaient agités de mouvements convulsifs. Les Mexicains approchaient. Déjà on pouvait facilement distinguer le nombre des embarcations. Un bateau à vapeur sortait à toute vitesse de la rade d'Otomate pour se joindre à la flottille d'abordage et assurer le succès de l'attaque. En ce moment un cri lugubre, désespéré comme un dernier accent d'agonie, traversa l'espace et fit tressaillir d'épouvante tous ces hommes, qu'aucun danger ne pouvait émouvoir. --A moi, à moi! criait une voix étouffée. --Loïck! Loïck! s'écria Frédérique, se levant à demi-folle et faisant un mouvement pour s'élancer. Maître Pécou l'arrêta par la ceinture, et malgré sa résistance et ses cris de douleur, il la remit aux mains de l'inconnu. --Veillez sur elle, dit-il; moi, je vais sauver mon fils ou mourir avec lui. Et à son tour il plongea dans les flots. Loïck avait trop présumé de ses forces. A peine dans l'eau, sa blessure lui avait causé des souffrances insupportables. Sa jambe s'était engourdie. Avec cette ténacité qui le caractérisait, il avait voulu lutter contre la douleur et la vaincre; mais la nature avait été plus forte que sa volonté et son énergie. Un brouillard passa sur ses yeux; ses forces l'abandonnèrent, et il se sentit couler. Alors il poussa un cri d'appel, cri suprême, auquel son père adoptif avait répondu en volant à son secours. Dix minutes se passèrent, dix minutes d'angoisses inexprimables pendant lesquelles les individus qui restaient à bord de la chaloupe n'osèrent pas prononcer un mot. --Courage, les gars! cria tout à coup la voix haletante de maître Pécou; il est sauvé! Un soupir de bonheur s'exhala de toutes les poitrines oppressées. Les marins poussèrent une exclamation de joie, et se courbant sur les avirons, ils redoublèrent d'efforts. Une décharge épouvantable leur répondit, et les balles vinrent s'aplatir en sifflant contre les plats-bords de la péniche et faire bouillonner la mer autour d'elle. Les Mexicains, arrivés à portée, ouvraient un feu terrible contre les Français. Ceux-ci ne répondirent pas, et continuèrent à ramer. Un grondement sourd se fit entendre, suivi d'un cri de désespoir et d'imprécations, et une masse noire passa au vent de la péniche. C'était le brick qui venait au secours de son équipage, et qui, en passant, coulait et dispersait les embarcations ennemies. En mettant le pied sur le pont, Frédérique s'évanouit. Loïck, la prenant dans ses bras, la descendit dans sa cabine. Au même instant un mousse, se précipitant dans la chambre, cria: --Capitaine! Capitaine! les Mexicains, les Mexicains! Pendant que les Français étaient occupés à transborder leurs blessés, persuadés que les barques mexicaines avaient toutes été coulées, ils n'avaient pas songé à surveiller leurs ennemis. Ceux-ci avaient habilement profité de cette négligence pour se rallier, et, se réunissant sous l'avant de l'_Épervier_, ils s'étaient audacieusement élancés à l'abordage en grimpant après les chaînes de haubans, la civadière, etc. Heureusement pour les Français, les filets d'abordage étaient tendus, et la surprise des Mexicains n'eut pas tout le succès qu'ils en attendaient. Les Français, obéissant à la voix de leur capitaine, se précipitèrent avec furie sur les Mexicains, déjà presque maîtres de l'avant du navire. Alors, sur un espace de quelques mètres carrés, commença un de ces combats maritimes, sans ordre et sans tactique, où la rage supplée à la science, lutte horrible, à coup de pique, de hache et de sabre, où chaque blessure est mortelle, et qui rappelle ces hideux combats à outrance du moyen âge, dans lesquels la force brutale seule faisait loi. Le général Timpfler, furieux d'avoir laissé échapper sa proie, fou de jalousie et de luxure trompée, semblait se multiplier, s'élançant au plus épais de la mêlée, cherchant sa nièce et brûlant de tuer celui qui la lui avait si brusquement ravie. Le hasard sembla le servir un instant, en le plaçant tout à coup en face du capitaine. --A nous deux! s'écria-t-il en poussant un cri de joie. Loïck leva sa hache. --Non, non, fit l'inconnu en l'arrêtant. Et, se plaçant devant le jeune homme, il continua en s'adressant au général: --Me reconnais-tu, Timpfler? s'écria-t-il. Je suis Hans de Walkefield, que tu as fait dégrader de capitaine et déporter aux îles Fiji après avoir déshonoré sa sœur, Héléna de Walkefield. --A toi la mort! répondit le général en grinçant des dents. --C'est toi qui va mourir, misérable, reprit Walkefield; mais avant, je veux que tu saches que c'est moi qui, pour me venger, ai conduit les Français dans ta maison; c'est grâce à moi que ta nièce n'est plus en ton pouvoir. En entendant ces paroles, qui lui révélaient le complot dont il était victime, le général se précipita avec rage sur son ennemi. Celui-ci ne fit rien pour l'éviter, au contraire. Il le saisit dans ses bras nerveux, et, s'abandonnant complètement sur lui, il chercha à le renverser, tout en lui tailladant le corps avec la pointe de son poignard. Ces deux hommes, les regards étincelants, les lèvres écumantes, animés d'une haine implacable, luttant l'un contre l'autre comme deux bêtes fauves, poitrine contre poitrine, visage contre visage, silencieux, cherchant chacun à tuer son adversaire, et se souciant peu de vivre, pourvu que son ennemi mourût, étaient horribles à voir. Les Mexicains et les Français, saisit d'horreur, s'étaient arrêtés comme d'un commun accord, spectateurs muets et atterrés de ce hideux combat. Enfin, Walkefield tomba en entraînant le général. Celui-ci poussa un cri de triomphe, qui s'éteignit presque aussitôt dans un râle d'agonie. Son ennemi venait de lui ouvrir la poitrine et de lui percer le cœur avec son poignard; mais, en expirant, le général eut encore la force de porter à son adversaire un dernier coup qui fut mortel. Les Mexicains, privés de leur chef, ne songèrent plus qu'à fuir, et se jetèrent en désordre dans leurs barques. Cinq minutes plus tard, il n'en restait plus un seul à bord du brick. --Vois, vois, s'écria Frédérique Milher, qui, revenue de son évanouissement, était montée sur le pont. Mon Dieu, mon Dieu, cette fois, nous sommes perdus! Et elle montra à Loïck le bateau à vapeur, qui, arrivé à portée de fusil, se préparait à amariner l'_Épervier_. --Oh! C'est trop de fatalité! s'écria Loïck avec désespoir. --Nous sommes sauvés, dit maître Pécou; nous sommes sauvés! Voyez, il vire de bord. L'équipage du brick poussa un hurrah de joie et de triomphe. . . . . . . . . . . . . . . . Au premier rayon du soleil levant, une flottille, composée de quatre navires complètement armés et faisant flotter à leurs cornes le pavillon tricolore apparaissait dans la brume matinale, doublant le cap San Lucas, et manœuvrant majestueusement à deux portées de canon au plus de l'_Épervier_. Cette flottille était montée par trois cent cinquante flibustiers de toutes les nations, qui avaient été embarqués à San Francisco sur des navires français en destination de Guaymas. Le bâtiment mexicain fuyait à toute vapeur, se dirigeant vers Mazatlán, seul port où il pût se trouver en sûreté. Les deux fiancés tombèrent dans les bras l'un de l'autre; leurs épreuves étaient finies. --C'est égal, dit maître Pécou en tournant deux ou trois fois sa chique dans sa bouche; il faut avouer tout de même que nous avons bigrement de la chance, et que nous avons été bien près d'avaler notre gaffe! FIN DE FRÉDÉRIQUE MILHER UN CONCERT EXCENTRIQUE J'ai mené, pendant toute ma jeunesse, une existence des plus accidentées, panachée comme à plaisir des péripéties les plus excentriques, les plus burlesques et les plus terribles, péripéties qui ont accompagné mes courses aventureuses avec la rapidité d'un _steeple-chase_. Maintenant, je marche à grands pas vers la vieillesse. Je ne sais pas ce que le hasard me réserve encore et comment s'écouleront mes derniers jours, mais je doute fort que la seconde partie de ma vie réponde à la première et qu'elle soit, comme celle-ci, émaillée de cette foule d'incidents extraordinaires et d'événements incroyables qui m'ont formé de si charmants souvenirs et m'aident à oublier le présent, en me réfugiant dans le passé, sans songer à l'avenir. Vers le milieu de 1854, je revins à Paris, avec l'intention de m'y fixer définitivement; j'éprouvais le besoin de me reposer enfin de tant de courses hasardeuses à travers le monde. Né à Paris en 1818, je l'avais quitté pour la première fois en 1827, pour me lancer à corps perdu dans l'inconnu, en qualité de mousse. Mes pérégrinations, interrompues une première fois en 1849, avaient recommencé en 1852. Pendant vingt-cinq ans, j'avais à plusieurs reprises parcouru le monde, du nord au sud et de l'est à l'ouest, et assisté, comme acteur ou spectateur, à une foule d'événements plus émouvants et plus singuliers les uns que les autres. J'avais fait la pêche au hareng, la pêche à la morue, la pêche à la baleine; j'avais été abandonné sur des îlots perdus, pour tuer des phoques et des morses; j'avais été fait prisonnier des Patagons à la baie de Barbara; j'avais combattu contre Rosas à Montevideo; assisté à je ne sais plus combien de révolutions au Pérou, au Chili et au Mexique; erré dans les grandes savanes américaines, en compagnie des Comanches, des Mandans et des Dakotas, qui m'avaient adopté; pêché les perles aux îles Pomotou et à la Nouvelle-Zélande; été «tayo» (ami) avec les Taïtiens et les Nouveaux-Zélandais; servi sous les ordres de Schamyl, au Caucase. Bref! J'avais, cent fois peut-être, risqué d'être gelé, rôti, mangé, torturé, pendu ou fusillé. Comme on le voit, mon existence avait été bien remplie: j'avais essayé de tout. A mon retour à Paris, en 1854, je fis mentalement mon examen de conscience, et je reconnus qu'il ne me restait plus qu'une sottise à faire: me marier! Je me hâtai donc de compléter ma collection de folies en épousant, deux mois après mon retour, une femme charmante que sa mauvaise étoile jeta malheureusement sur mon passage, au moment où j'y pensais le moins et elle aussi, et que je crains beaucoup, bien que je l'aime autant qu'aux premiers jours de notre union, de n'avoir pas rendue aussi heureuse qu'elle le mérite. Quelques jours après notre mariage, ma femme me prenant en laisse, car je n'y serais jamais allé de mon plein gré, m'obligea à faire avec elle une visite à sa mère, Mme G... D..., l'éminente cantatrice dont la réputation fut universelle et qui d'ici à bien longtemps ne sera pas remplacée. Mme D..., femme essentiellement intelligente et spirituelle, était très curieuse de me connaître. Aujourd'hui je passe pour un loup; à cette époque-là je passais pour un sauvage: je crois que je suis un peu l'un et l'autre. Mme D... fut charmante pour moi. Naturellement, on faisait beaucoup de musique chez elle. Sa seconde fille, Marie, qui depuis a épousé M. W..., le célèbre compositeur, s'en donnait à cœur joie avec ses jeunes compagnes, commençant sur le piano cinquante morceaux sans en terminer un seul, chantant des lambeaux de grands airs et faisant des imitations parfaitement réussies de toutes les cantatrices alors en renom. J'étais chez Mme D... depuis onze heures du matin. Ce soi-disant concert avait commencé avant mon arrivée: à six heures on l'interrompit pour dîner. Dès qu'on fut levé de table, il recommença; à dix heures du soir, j'étais plus qu'à demi-enragé, à cause de l'obligation dans laquelle je m'étais trouvé de me contenir durant la journée tout entière. Je m'étais réfugié dans un angle de la cheminée où je marronnais tout seul; je ne sais quoi, entre mes dents, lorsque Mme D... s'approcha de moi et me dit doucement, avec ce sourire à la fois séduisant et railleur qu'elle seule possédait: --Vous aimez la musique, n'est-ce pas, M. Aimard? A cette interpellation à laquelle j'étais si loin de m'attendre, je bondis, et, la regardant en fronçant le sourcil, je lui dis avec cette brutalité qui me caractérise: --Je l'exècre, au contraire! --Ah! fît Mme D... de sa voix la plus sardonique, en me tournant le dos avec un léger haussement d'épaules: c'est encore un sens qui vous manque. Le mot encore me semblait de trop. --Ma foi, madame, lui répondis-je avec rudesse, il y a musique et musique, et celle que j'ai entendue aujourd'hui me rappelle le dernier concert auquel j'ai assisté à Tonga-Tabou, moins la chair fraîche. A cette incroyable sortie, Mme D... me regarda avec une surprise telle qu'elle ne trouva rien à me répondre. Je profitai de son ébahissement pour prendre mon chapeau et m'échapper avec ma femme, qui riait comme une folle, selon son habitude, chaque fois que je dis une sottise--ce qui arrive souvent. Je ne sais pas si Mme D... m'a pardonné; quant à moi, je lui ai si bien gardé rancune, que je ne l'ai jamais revue depuis. Quel était donc ce fameux concert de Tonga-Tabou, auquel j'avais fait allusion d'une façon si brutale? C'est ce que je vais dire au lecteur. L'île de Tonga-Tabou est une des perles de ce chapelet d'oasis que Dieu semble s'être plu à égrener dans l'Océan Pacifique. La végétation y est d'une puissance extraordinaire, le paysage d'une beauté exceptionnelle; les hommes, grands, forts, bien bâtis, tatoués des pieds à la tête, ont un caractère de férocité telle qu'ils pourraient rendre des points à tous les tigres du Bengale. Quant aux femmes, elles sont petites, mais admirablement proportionnées; et si elles n'avaient pas la malheureuse habitude de se tatouer aussi, de se placer le soleil et la lune dans des endroits peu convenables, elles seraient réellement belles. A l'époque où se passe l'anecdote que je raconte, je commandais une petite goélette de quatre-vingt-dix tonneaux; j'avais un équipage monté de dix Kanaks et de moi. Ma goélette se nommait la Sauteuse, nom qui lui convenait parfaitement. J'allais avec elle échanger des perles, du corail et de la nacre dans toutes les îles de l'Archipel dangereux, puis, mon chargement fait, je me dirigeais vers Sidney, où je le vendais avec un bénéfice considérable. Je faisais depuis dix-huit mois déjà ce commerce lucratif. J'étais, je dois le dire, un sujet de continuel d'étonnement pour tous les Européens avec lesquels le hasard ou mes affaires me mettaient en rapport. Chaque fois que je revenais à Sidney, le premier mot de bienvenue que je recevais était celui-ci: --Comment! Mon cher, votre équipage ne vous a pas encore mangé? Et l'on me serrait la main en riant. La vérité était que mes Kanaks, braves soldats et excellents garçons, du reste, étaient tous plus ou moins entachés du défaut d'anthropophagie. Mais comme j'avais entendu dire par plusieurs Nouveaux-Zélandais, à la baie des Iles, que les Européens n'étaient pas bons à manger parce qu'ils étaient _trop salés_, je me fiais sur cette circonstance fort avantageuse pour moi et ne m'inquiétais guère de ce qui pouvait m'arriver. Un matin, au lever du soleil, un de mes Kanaks, qui me servait de second, m'éveilla brusquement en me criant aux oreilles: --_Aramaï! Aramaï!_ capitaine! (Viens, viens, capitaine!) Mon premier mouvement fut de donner un énorme coup de poing au Kanak, puis je lui demandai pour quel motif il se permettait de me secouer si rudement. Le pauvre diable me répondit, tout en se frottant la mâchoire, que je lui avais fort endommagée, que l'on apercevait, à deux milles sous le vent à nous, une pirogue indienne qui semblait être en perdition, tant ses mouvements paraissaient extraordinaires. Je me hâtai de monter sur le pont. En un instant, je reconnus l'exactitude du rapport de mon Kanak. J'aperçus une énorme pirogue de guerre, dont l'avant était presque brisé et qui semblait en effet aller au hasard, tant elle changeait rapidement de direction au gré de la lame. Du reste, personne ne paraissait à bord. Après quelques secondes d'hésitation je laissai «arriver» sur la pirogue, en usant de précautions extrêmes. Je connaissais les Indiens et craignais quelque piège. Quand je fus assez près de la pirogue pour en entrevoir l'intérieur, je l'examinai attentivement. Plusieurs hommes étaient couchés pêle-mêle dans le fond; aucun ne donnait signe de vie. Un spectacle affreux s'offrit à mes yeux. Une vingtaine de Kanaks, revêtus de leur costume de guerre et littéralement couverts d'horribles blessures, formaient un monceau au milieu de l'embarcation; tous étaient déjà morts et presque en putréfaction. A l'arrière, quatre homme étaient étendus. Après avoir jeté un regard sur la masse informe dont j'ai parlé, je me dirigeai vers eux. Un était mort; les trois autres respiraient encore, mais si faiblement que la vie semblait devoir les quitter au premier souffle. Mes Kanaks chuchotaient entre eux. De temps en temps, ils laissaient échapper des exclamations de surprise et de terreur. Mon premier soin fut d'entrouvrir, avec la lame de mon poignard, les mâchoires serrées des blessés et de leur faire boire un peu d'eau et de rhum mélangés. Ce remède si simple suffit pour les rappeler à la vie: les Kanaks ne sont rien moins que des petites maîtresses. Je fis boire une seconde fois les blessés; puis, leurs estafilades pansées tant bien que mal, je les transportai à mon bord, et j'abandonnai la pirogue, dont je fis enlever les objets plus ou moins précieux. Il était temps que j'arrivasse au secours des pauvres diables. Vingt minutes plus tard, la pirogue tourna sur elle-même et sombra à pic. Les trois hommes que j'avais si miraculeusement sauvés devaient, selon toute apparence, être dans leur pays des personnages importants. Cela était facile à reconnaître à leurs tatouages formés de dessins compliqués, exécutés avec une rare perfection, et dont ils étaient complètement recouverts depuis le haut du front jusqu'à la plante des pieds. L'un surtout, grand gaillard de six pieds deux pouces, taillé en athlète, âgé de trente ans au plus, et dont les traits, malgré les dessins qui les défiguraient, étaient fort beaux, et qui avait dans l'œil et la physionomie une expression d'indicible hauteur et de majesté suprême. Du reste, je fus bientôt renseigné à cet égard par le respect exagéré que lui témoignaient mes Kanaks. Ce guerrier était le Rangatira--roi--le plus puissant de l'île de Tonga-Tabou; il se nommait Akou-to-mé-ah. Le second, presque son égal en puissance, était chef d'une tribu alliée de celle d'Akou-to-mé-ah; son nom était Tobash-Illow. Celui-ci était un homme d'une cinquantaine d'année, aux traits durs, à la taille ordinaire et aux membres trapus; il devait être d'une vigueur et d'une agilité extraordinaires. Le troisième était un tout jeune homme: vingt-deux ou vingt-trois ans au plus. Ses traits fort beaux, sa physionomie douce et sympathique, son regard fier, en faisaient un type remarquable. Son tatouage, moins complet que celui des deux autres chefs, montrait que sa puissance et sa renommée n'étaient pas aussi grandes. Au bout de huit jours, les trois blessés étaient presque en convalescence. Les Kanaks possèdent des remèdes à eux qui produisent des miracles, et laissent bien loin derrière eux toute la pharmacopée pédantesque des facultés de médecine de la vieille Europe. Dès qu'il fut à peu près rétabli, Akou-to-mé-ah ne fit aucune difficulté pour répondre à mes question, et voici ce qu'il me raconta: Dans une île éloignée de cinquante lieues environ de Tonga-Tabou, il y avait un jeune chef qui, à plusieurs reprises, était venu à l'improviste faire des descentes sur le territoire d'Akou-to-mé-ah, ne se retirant qu'après avoir emmené les femmes et les enfants qu'il avait pu surprendre. Le grand-chef ne supportait qu'avec impatience ces agressions répétées, et il résolut d'y mettre un terme. Quinze pirogues de guerre, montées chacune par vingt-cinq guerriers et commandées par lui, Akou-to-mé-ah, et son allié Tobash-Illow, quittèrent un matin Tonga-Tabou et se dirigèrent en bon ordre vers l'Ile dont leur ennemi était le chef. L'expédition fut heureuse; le débarquement s'opéra sans encombre. Les ennemis, surpris à l'improviste, éprouvèrent une défaite qui put passer pour un désastre. Quarante prisonniers, au nombre desquels se trouvait le chef de l'île lui-même, furent embarqués sur les pirogues d'Akou-to-mé-ah. Puis l'expédition reprit le chemin de Tonga-Tabou. J'ai oublié de dire que les indigènes de Tonga-Tabou, de même que ceux des Iles-Marquises, de la Nouvelle-Calédonie et de tant d'autres îles de l'Archipel dangereux, sont anthropophages. Les prisonniers étaient destinés à faire les frais de l'horrible festin que le grand-chef de Tonga-Tabou avait l'intention d'offrir à ses sujets, en réjouissance de la victoire qu'il venait de remporter. Depuis vingt-quatre heures environ, les vainqueurs avaient repris la mer, quand, vers le soir, une heure avant le coucher du soleil, la flotte des Kanaks fut assaillie par une effroyable tempête et englobée dans un de ces cyclones qui ravagent si souvent ces parages. Pendant trois jours entiers, la tempête sévit avec une incroyable fureur. Bien qu'assez éloigné de la zone où elle régnait, j'avais à bord de ma goélette, senti les derniers effort de l'ouragan, et couru grand risque de me perdre, corps et biens. Lorsque le vent fut tombé et le calme rétabli, toutes les pirogues kanaques, dispersées et entraînées bien loin de la route, avaient disparu. Une seule, celle montée par Akou-to-mé-ah et Tobash-Illow, avait réussi tant bien que mal, à demi-brisée et complètement désemparée, à résister aux efforts de la tempête. Quant aux autres pirogues, jamais on n'en entendit plus parler. Sans doute elles avaient sombré pendant le cyclone. La pirogue royale était montée par quarante hommes, au nombre desquels se trouvaient douze prisonniers. La situation des malheureux Kanaks était des plus critiques. Ils se trouvaient perdus sur la mer, dans un canot à moitié brisé, sans voiles, sans pagaies, et, ce qui était plus affreux encore, sans vivres et sans eau potable. Ils ne comptaient que sur une traversée de trente-six heures. Le peu de vivres et d'eau qu'ils avaient embarqué avait été emporté par les lames; il ne leur restait plus rien. Alors il se passa quelque chose d'horrible à bord de cette malheureuse embarcation. Les prisonniers furent tués les uns après les autres, et leur chair palpitante fut dévorée par ces cannibales. Ces effroyables vivres durèrent plusieurs jours; puis, enfin, de tous les prisonniers, il ne resta plus que le jeune chef de l'île. Les Kanaks voulurent l'égorger. Akou-to-mé-ah s'y opposa; non pas que son cœur fût ému de pitié pour l'infortuné jeune homme, mais parce qu'il le regardait comme un trophée dont il ne voulait pas se dessaisir, et qu'il voulait le ramener vivant à Tonga-Tabou. Les Kanaks s'insurgèrent; on se battit. Plusieurs furent tués dans la mêlée; ils servirent de pâture aux survivants. Les choses continuèrent jusqu'à ce qu'enfin, une heure avant que je n'aperçusse la pirogue, une lutte suprême se fût engagée entre les trois chefs et ceux des Kanaks qui vivaient encore. On sait quel en fut le résultat, et comment je réussis à sauver les trois blessés. Malgré les témoignages d'amitié dont m'accablait Akou-to-mé-ah, je me trouvais assez embarrassé. Je ne me souciais pas, moi seul Européen, de m'aventurer sur la terre des Tonga-Tabou, dont la réputation sinistre me faisait frissonner malgré moi. Cependant j'avais mis le cap sur l'île. Mon intention était, dès que je ne serais plus qu'à deux ou trois encablures de terre, de prier mes trois passagers, maintenant parfaitement bien portants, de sauter par dessus la lisse de ma goélette et de gagner l'île à la nage. Je n'avais trouvé que ce moyen de me débarrasser d'eux sans risquer de leur servir de beefsteak. Mais Akou-to-mé-ah ne l'entendait pas ainsi; le digne chef s'était réellement pris d'une belle passion pour moi. Chez toutes les natures primitives, les sentiments bons ou mauvais sont poussés à l'extrême. Un matin, le chef se présenta à moi, accompagné d'un de mes Kanaks. --Tu es mon frère, me dit-il, mon _tayo_; cet homme va te marquer, pour que mes enfants te reconnaissent; laisse-moi faire, et ne crains rien. --Sacrebleu! répondis-je; je crains tout, au contraire! Le chef n'avais lu Racine, que je parodiais si joliment; il ne fit que rire de ma réponse, me prit le bras gauche, et se tournant vers le Kanak qui se tenait près de lui: --Va, dit-il. J'étais trop longtemps en Amérique et surtout en Océanie, pour ne pas être au fait des mœurs indiennes; je me doutais de ce qui allait se passer. Ma crainte, je ne sais comment, fit aussitôt place à une insouciance et à une curiosité extrêmes; bref, je me laissai faire. A plusieurs reprises, mes amis m'ont demandé, sans que j'ai jamais voulu leur répondre, pourquoi j'avais un point noir marqué à la naissance du pouce de la main gauche, une tête de mort, deux os en croix et trois points en triangle au poignet du même bras, puis un peu plus haut une espèce de fer à cheval frangé de points noirs. Ces divers signes me furent tatoués par ordre d'Akou-to-mé-ah, aidé du Kanak qu'il avait requis à cet effet. Pendant tout le temps que dura l'opération, qui me fit beaucoup souffrir, le chef me tint le bras. Quand le tatouage fut terminé, le chef frotta son nez contre le mien, et me dit avec un accent joyeux: --Là, maintenant, tu n'es plus un visage pâle; tu es mon tayo. Et voilà comment je fus tatoué. Trois jours après, la goélette se trouva en vue de Tonga-Tabou. Je me préparais à débarquer, quand le grand chef s'avança vers moi, et, avant que je pusse dire un mot, me posa la main sur l'épaule en me montrant mon tatouage: --Tayo, me dit-il; toi, c'est moi; tu es un chef de ma nation. Et, me quittant aussitôt, il prit la direction de la goélette. Je le laissai faire. Deux heures plus tard, la _Sauteuse_ disparaissait au milieu des palétuviers et mouillait bord à terre, où, dans une petite baie de l'aspect le plus ravissant, l'on voyait s'étager, sur les flancs verdoyants d'une colline qui fermait l'horizon de ce côté, une foule de cases fort gentiment construites, et distribuées de la façon la plus pittoresque. Le rivage était couvert d'au moins mille à quinze cents individus, hommes, femmes, enfants, tous armés, riant criant, gesticulant, comme une légion de démons. Bien que je fisse bonne contenance, je n'étais, je l'avoue, que très peu rassuré, et je maudissais intérieurement cette incurable curiosité qui me pousse toujours à me jeter la tête la première dans les guêpiers qui se présentent devant moi. Akou-to-mé-ah souriait de son plus charmant sourire. Il fit un signe. Mes Kanaks établirent immédiatement une planche du bord à terre. Définitivement, le chef avait pris le commandement de ma goélette, et je n'étais plus que passager à mon bord; mes matelots lui obéissaient avec un empressement qui me semblait de très mauvais augure pour mes relations ultérieures avec eux. Lorsque la communication fut établie entre le rivage et le bâtiment, le chef prononça quelques mots que je n'entendis pas, mais qui furent parfaitement compris par mes Kanaks. Ils se ruèrent immédiatement sur le jeune chef prisonnier et, en quelques secondes, le malheureux se trouva ficelé comme une carotte de tabac. Je me sentis pâlir. Mais, sans rien témoigner de la crainte que j'éprouvais, je glissai les mains dans les poches de mon pantalon, où j'avais eu la précaution de placer une paire de pistolets à deux coups. Malheureusement, les revolvers n'étaient pas encore inventés à cette époque. Mais, en sentant mes pistolets, je me rassurai quelque peu; je tenais la vie de quatre hommes. Ce n'était pas beaucoup, mais c'était assez pour ne pas mourir sans vengeance. Au moment où j'essayais tout doucement d'armer mes garnitures de poche, pour ne pas être pris à l'improviste, le grand chef se tourna vers moi, et toujours souriant: --Viens, tayo, me convia-t-il. Cette invitation ressemblait parfaitement à un ordre; mais comme il n'y avait pas moyen de l'éluder, je fis de mon côté un sourire que je tâchai de rendre le plus gracieux possible, mais qui ne fut très probablement qu'une horrible grimace, et j'obéis. En ce moment Tobash-Illow vint silencieusement se placer auprès de moi, si bien que je me trouvai marcher entre lui et mon tayo. --Bon, murmurai-je à part moi; mon compte est réglé: me voilà comme Jésus entre les deux larrons; malheureusement, le bon n'y est pas. --Sacredieu! ajoutai-je mentalement, une fois à terre, nous allons rire. A peine achevai-je cette réflexion assez peu rassurante, que je me trouvai sur le rivage. La foule s'avança vers nous en poussant de véritables hurlements de bêtes fauves, lesquels prétendaient être des cris de joie. Akou-to-mé-ah s'arrêta, me prit par le bras gauche, qu'il éleva en l'air, et le montrant à la multitude ébahie: --«Ameneg Tayo Tabou!» cria-t-il d'un ton de commandement. C'est-à-dire en français: Celui-ci est mon ami; il est sacré! Ces paroles à peine prononcées, toute la foule s'écroula comme un seul homme, la face contre terre. Ceci fut exécuté avec une telle rapidité de changement à vue et de façon si grotesque, que je ne pus m'empêcher de rire. Je renfonçai mes pistolets dans mes poches, et frisai ma moustache d'un air superbe. Mon _tayo_ avait dit vrai: j'étais un autre lui-même. A compter de ce moment, ce ne fut plus du respect que l'on me témoigna, mais de la vénération. D'autant plus que le grand chef s'était hâté de raconter à qui avait voulu l'entendre, et cela avec une franchise que l'on rencontre rarement chez les hommes dits civilisés, quel immense service je lui avais rendu et de quelle manière je lui avais sauvé la vie. Le chef ne se borna pas envers moi à ces stériles témoignages d'amitié. Il donna ses ordres en conséquence, et bientôt des monceaux de nacre, de perles, de corail et de tripangues affluèrent à mon bord de toutes les parties de l'île, si bien qu'au bout de trois jours non seulement mon chargement était complet mais encore le pont de ma goélette, le poste de mes matelots et ma chambre elle-même étaient encombrés de toutes sortes et de la meilleure qualité. Le quatrième jour au matin, je me rendis à la case royale. Akou-to-mé-ah me reçut comme à son ordinaire, c'est-à-dire qu'il m'embrassa et me fit asseoir près de lui. Je lui annonçai alors que je me proposais de mettre à la voile le jour même; et, comme il ne voulait accepter aucun paiement pour les marchandises et les vivres qu'il m'avait fournis, je lui offris un assez beau fusil de chasse à deux coups, qu'il avait souvent manié pendant qu'il était à bord, et qu'il semblait désirer. --Tayo, me dit-il, je reçois ce fusil en souvenir d'un frère; ce présent me comble de joie; mais tu me rendras plus heureux encore si tu consens à retarder ton départ jusqu'à demain matin. Il y a ce soir une grande fête en réjouissance de la victoire que j'ai remportée sur mes ennemis. Cette fête ne serait pas complète si mon tayo n'y assistait pas. Tout refus était impossible; j'acceptai donc. --Va, ajouta-t-il, retourne à ton bord; quand il en sera temps, je te ferai prévenir. En effet, un peu avant le coucher du soleil, un Kanak vint m'avertir que le chef m'attendait. Près de la case royale se trouvait un immense «moraï» qui, pour la circonstance, avait été clos d'une haie. C'était là que devait avoir lieu la fête. Les principaux chefs de l'île et les guerriers les plus renommés se tenaient, selon la coutume kanaque, accroupis sur leurs talons autour d'un grand feu, fumant silencieusement, tandis que quelques guerriers inférieurs armés de lances contenaient la foule qui se pressait autour du «moraï». Une centaine d'individus, munis des instruments les plus bizarres, s'étaient placés à une certaine distance du feu. C'étaient des musiciens. Dès que je parus, Akou-to-mé-ah fit un geste de la main, et aussitôt commença la plus horrible cacophonie que j'aie jamais entendue; les oreilles m'en saignent encore rien que d'y penser. Les uns frappaient à coups redoublés sur des espèces de tambours faits d'une marmite sur l'ouverture de laquelle était tendue une peau. D'autres secouaient avec fureur des courges attachées au bout d'un bâton et remplies de petites pierres. Quelques-uns soufflaient à outrance dans des tibias humains. Plusieurs soufflaient à s'époumoner dans des espèces de flûtes en roseaux. Un certain nombre froissaient avec acharnement entre leurs mains des roseaux fendus en plusieurs parties. Il y en avait enfin qui agitaient désespérément des façons de crécelles. Ceux qui n'avaient pas d'instruments étaient les plus terribles: ils hurlaient sur tous les tons de la gamme humaine. Mais ce n'était pas tout: une effroyable surprise m'était réservée. Au milieu de cet horrible charivari, un grand vieillard, calme, impassible, tournait sans désemparer la manivelle d'un orgue de Barbarie, et jouait: «Partant pour la Syrie». Les autres soi-disant musiciens avaient la prétention de l'accompagner. Comment cet orgue était-il venu s'échouer dans ces parages? Voilà ce que je n'ai jamais pu comprendre. Cette harmonie ultra-excentrique produisait un effet prodigieux sur les auditeurs, dont les traits étaient épanouis avec béatitude. Je m'assis auprès de mon _tayo_. --Hein? me dit-il. --Fichtre! répondis-je. Je ne trouvai rien de mieux pour exprimer mon admiration. Cependant le concert continuait. On apporta le «popoy», espèce de bouillie faite avec des bananes pourries, etc., etc., dont les Kanaks raffolent. Chacun prenant sa main pour cuillère, commença à puiser dans le plat. Hélas! Mon Dieu! Je fis comme les autres. Et la musique allait toujours. Et le grand vieillard impassible partait toujours pour la Syrie. A un moment donné, le chef porta à sa bouche un sifflet de guerre, et en tira un son strident. Presque aussitôt parurent quatre guerriers conduisant au milieu d'eux le jeune chef prisonnier. Celui-ci était calme. Il avait la mine hautaine, et un sourire railleur errait sur ses lèvres. Akou-to-mé-ah fit un signe. Les bras du prisonnier furent saisis, on l'obligea à s'agenouiller, et un guerrier l'assomma d'un coup de casse-tête sur le front. Les deux yeux de la victime furent immédiatement arrachés et offerts au grand chef, qui les goba comme des œufs. Puis on commença à dépecer le cadavre. Et la musique allait toujours. Et le grand vieillard partait de plus en plus pour la Syrie. Il est vrai que, quand il avait fini, il recommençait. Les morceaux les plus délicats de la victime furent apportés aux principaux chefs de la nation, qui les jetèrent sur des charbons ardents, où ils se mirent à grésiller. Puis, ces chairs palpitantes et presque crues furent dévorées avec les témoignages de la plus grande joie. Les morceaux appartenant aux catégories inférieures furent partagés parmi le peuple. Alors l'enthousiasme ne connut plus de bornes. Et, tandis que l'épouvantable musique continuait, que le grand vieillard repartait de plus belle pour la Syrie, tout en dévorant un lambeau de chair saignante, la danse commença. Rien ne saurait rendre la frénésie grotesque et terrible à la fois de cette danse, les gestes forcenés des danseurs et les cris féroces dont ils entremêlaient leurs pas. J'étais à moitié fou! Je me croyais en proie à quelque cauchemar atroce. Deux fois mon «tayo» m'avait présenté des bouchées de chair humaine, que je n'avais réussi qu'à grand-peine à éloigner de ma bouche. Enfin, ma surexcitation devint telle, que je bondis sur moi-même, et, renversant d'un coup de poing l'horripilant vieillard qui n'avait cessé de moudre le départ pour la Syrie, je m'élançai à travers la mêlée. Et je ne sais plus ce que je devins. Un rayon de soleil qui pénétra dans ma cabine me retrouva endormi dans mon cadre. Comment avais-je réussi à gagner mon bord? Je ne l'ai jamais su. Une heure plus tard, j'étais sous voiles, et je m'éloignais pour toujours de mon «tayo». Que le diable ait son âme! Voilà quel effroyable concert m'avait rappelé la musique de ma belle-sœur. FIN D'UN CONCERT EXCENTRIQUE Carmen I Une rencontre dans la prairie. Lorsque les cheveux commencent à blanchir, que l'on est assis pendant les longues soirées d'hiver au coin de la cheminée, que le feu pétille dans l'âtre, que la pluie fouette les vitres, et que le vent mugit avec de mystérieux murmures dans les sombres corridors, l'âme, attristée par les réalités souvent poignantes du présent, se reporte avec un douloureux plaisir vers les riantes années de la jeunesse, hélas, écoulées pour toujours. La tête dans la main, le regard errant dans le vague, on écoute les accords presque indistincts d'une mélodie qui passe, emportée sur l'aile humide de la brise nocturne, et qui éveille au fond du cœur les souvenirs si chers de la première jeunesse. Alors, s'absorbant en soi-même, oubliant le présent pour ne plus songer qu'au passé, on voit, comme à travers un prisme, se dérouler ses souvenirs dans un radieux kaléidoscope. Peu d'hommes ont eu une existence plus accidentée que la mienne, plus mêlée d'événements de toute sorte, gais et tristes, joyeux ou terribles. Aussi, peu d'homme possèdent une aussi riche collection de souvenirs. Parmi ces souvenirs, il en est un qui est obstinément demeuré gravé au fond de mon cœur. Ce souvenir, le voici: c'est une histoire bien simple et bien touchante à la fois. Quoi qu'il y ait plus de trente ans que ces événements se sont passés, ils sont demeurés présents à ma mémoire comme s'ils dataient d'hier. C'était vers la fin de 1835. Après une longue course dans l'Oregon, où je m'étais laissé entraîner plus que je n'aurais dû le faire à la poursuite des bisons, qui, je ne sais pour quel motif, cette année-là furent très rares sur les territoires de chasse des Indiens Comanches, en compagnie desquels je chassais; assez dépité de mon insuccès, je regagnais à petites journées et seul, selon ma coutume, le village indien où ordinairement je passais l'hiver, lorsqu'un soir, une heure environ avant le coucher du soleil, au moment où je me préparais à mettre pied à terre pour établir mon campement de nuit, deux coups de feu éclatèrent à une courte distance de l'endroit où je me trouvais; des cris de douleur se firent entendre; il y eut un grand bruit dans les broussailles; un cavalier émergea de la forêt et passa devant moi avec la rapidité vertigineuse d'un météore. L'habitude de la vie du désert donne à l'homme une décision dans les actes et les idées, que l'on rencontre rarement dans la vie civilisée. Cela est facile à comprendre: au désert, les sens sont constamment en éveil et tenus en alerte par l'instinct de la conservation qui domine tous les autres intérêts. En voyant fuir cet homme, les traits décomposés, son fusil, fumant encore, à la main, je soupçonnai immédiatement qu'un crime avait été commis, et que cet individu était le coupable. Sans plus réfléchir, j'épaulai mon rifle, et, au moment où l'inconnu passait devant moi, à deux cents mètres environ, je lâchai la détente. Le cheval roula foudroyé sur le sol, entraînant dans sa chute son cavalier, qui demeura étendu sans connaissance. Deux minutes à peine s'étaient écoulées depuis que l'inconnu avait émergé de la forêt, jusqu'au moment où ma balle avait frappé son cheval au cœur. Après avoir rechargé mon rifle, je m'élançai au galop vers l'endroit où gisait l'homme que j'avais si brusquement, ou pour mieux dire si brutalement arrêté dans sa course. Arrivé près de lui, je mis pied à terre, et, prenant un pistolet à ma ceinture, afin d'être prêt à tout événement, je me penchai sur le corps. Un coup d'œil me suffit pour reconnaître dans l'individu étendu à mes pieds, et qui commençait à reprendre connaissance, un des rôdeurs les plus mal famés de la prairie, garnement de la pire espèce, d'origine mexicaine, mêlée cependant de sang indien, dont le vrai nom était Pedro Omnès, mais auquel les nombreux assassinats dont il s'était rendu coupable avaient valu deux sobriquets significatifs, qu'on lui donnait tour à tour, et auxquels il répondait avec un orgueil cynique, car il avait presque oublié son nom véritable. Le premier de ces sobriquets était «Cuchillo», c'est-à-dire couteau; le second, plus terrible encore, le voici: «Matasiete», ce qui signifie littéralement: celui qui en a assassiné sept. Du reste, le physique du personnage répondait parfaitement à son moral; c'était un homme de cinq pieds deux pouces au plus, trapu, vigoureusement charpenté, avec des épaules larges, des bras d'une longueur démesurée, sur lesquels saillaient des muscles durs comme des cordes; ses cheveux, plantés très bas sur le front, étaient noirs, plats, huileux, et tombaient en désordre sur ses épaules; ses yeux gris, ronds, enfoncés sous l'orbite, très éloignés du nez, étaient toujours en mouvement, sans jamais se fixer sur la personne à laquelle il s'adressait; il avait les pommettes saillantes, les oreilles plates, éloignées de la tête; son nez retombait en bec d'oiseau de proie sur une bouche largement fendue, sans lèvres, et armée de dents blanches et pointues; son menton était carré et proéminent; son visage imberbe, semé çà et là de quelques touffes d'un poil follet d'une teinte fauve, était blafard et verdâtre comme une carafe de limonade. Il y avait dans cet homme quelque chose de visqueux qui le faisait ressembler à un reptile, et qui causait à ceux qui rapprochaient une indéfinissable et irrésistible impression de dégoût. Tel était l'individu que je connaissais depuis bien longtemps déjà, et en présence duquel le hasard m'avait mis d'une façon si singulière. --Eh, señor! me dit-il en ricanant, vous avez une étrange façon de saluer les gens au passage! Pourquoi diable avez-vous tué mon cheval? --Parce que je n'ai pas voulu vous tuer vous-même, répondis-je. --Bon! reprit-il en faisant un mouvement pour se lever; mais cela ne se passera pas ainsi, s'il vous plaît. --C'est ce que nous verrons plus tard; en attendant, faites-moi le plaisir de rester tranquille, si vous ne voulez pas que je vous envoie une balle dans la tête. --Bon! Pourquoi donc cela? Nous n'avons jamais rien eu à démêler ensemble; je ne vous en veux pas. --Peut-être. Dites-moi d'abord quels sont ces deux coups de feu que je viens d'entendre? --Bon! reprit-il,--bon! était sa locution favorite, et il l'employait continuellement,--vous avez entendu deux coups de feu? --Oui, et qui plus est, c'est vous qui les avez tirés. --Qui vous a dit cela? --Personne, mais j'en suis sûr. --Bon! En voilà un raisonnement, par exemple; et puis après? Vous n'êtes pas chargé de faire la police de la prairie, je suppose? --Vous vous trompez, ami Matasiete; tout honnête homme est chargé par sa conscience d'empêcher un meurtre ou un vol, n'importe dans quel lieu il se trouve. --Bon! Vous avez de drôles d'idées, vous; vous êtes Français, don Gustavo; qu'est-ce que ça vous fait que je doive une mort de plus ou de moins? Ce sont affaires entre Mexicains; vous n'avez pas à y voir. Voulez-vous que nous nous arrangions? --Un mot de plus, et je te brûle, coquin! Mais, assez causé; voici venir plusieurs personnes, avec lesquelles il te faudra sans doute régler un compte assez embrouillé. En effet, en ce moment, une douzaine de personnes émergeaient du couvert de la forêt et s'avançaient vers l'endroit où Matasiete et moi nous étions arrêtés. Le bandit tourna la tête du côté des nouveaux venus, et il grommela entre ses dents: --Allons! Bon! Cela va être amusant! Après tout, mourir pour mourir, puisqu'il faut finir par là, autant tout de suite que plus tard. Attendons; qui sait? Et, s'appuyant le dos contre le corps de son cheval, il fouilla dans sa poche, en retira du papier et du tabac, tordit une cigarette, battit le briquet, et commença à fumer avec un sang-froid imperturbable, après m'avoir dit en haussant les épaules: --Vous aviez bien besoin de vous occuper de mes affaires, vous! II Le missionnaire et le bandit. Les nouveaux venus formaient une petite troupe d'une dizaine d'individus environ, pour la plupart Indiens mansos, c'est-à-dire civilisés, ou à peu près. Ceux-ci trottaient au pas gymnastique, autour de quatre cavaliers revêtus de costumes de Rancheros, et semblant appartenir à la race blanche. Parmi eux se trouvait un prêtre, ou plutôt un missionnaire. Lorsque la petite troupe arriva à l'endroit où le bandit continuait à fumer, comme s'il eût été complètement étranger à ce qui se passait autour de lui, elle fît halte. Les peones, c'est-à-dire les serviteurs indiens, se tinrent respectueusement à l'écart; les blancs mirent pied à terre. Le missionnaire était pâle; il semblait souffrir; il portait le bras en écharpe, et quelques gouttes de sang mouchetaient sa soutane blanche. En m'apercevant, il mit vivement pied à terre, s'approcha de moi et, après m'avoir salué de la façon la plus amicale: --Soyez le bienvenu dans nos parages, señor, me dit-il; que Dieu soit béni pour vous avoir envoyé à nous! Je m'inclinai et je rendis au vieillard l'affectueux salut qu'il me faisait. Il se tourna alors vers les Indiens, qui faisaient entendre de sourds murmures et semblaient menacer le bandit: --Silence, mes enfants! leur dit-il d'une voix douce et harmonieuse; n'insultez pas cet homme: si grandes que soient les fautes qu'il a commises, un repentir sincère peut lui faire obtenir son pardon du Tout-Puissant. Nous ne sommes pas ses juges; nous ne pouvons qu'implorer pour lui la clémence divine. Dieu n'a-t-il pas dit: La vengeance m'appartient? Les Indiens baissèrent la tête sans répondre. --Voulez-vous remettre votre prisonnier entre mes mains? me demanda le religieux. Il vous appartient, mon père, répondis-je. Je vous remercie, fit-il avec un charmant sourire, et, se penchant vers le bandit, toujours froid et impassible en apparence: Levez-vous, Pedro Omnès, lui dit-il. Le coureur de bois tressaillit; une ombre passa sur son visage. Il bondit sur ses pieds avec la légèreté d'une panthère, jeta loin de lui sa cigarette à demi-consumée, croisa les bras sur la poitrine, et, s'inclinant avec un rire forcé devant le religieux, toujours calme et souriant: --Que me voulez-vous, padre? dit-il d'une voix rude. Celui-ci l'examina un instant avec une expression de profonde pitié, puis, après avoir hoché la tête à deux ou trois reprises différentes: --Que vous ai-je fait, Pedro Omnès, lui demanda-t-il d'un ton de reproche, pour que vous ayez voulu m'assassiner? --Vous assassiner, moi, padre Sebastian? s'écria le bandit en se reculant avec surprise, je n'ai jamais voulu vous assassiner, mon père, car je vous aime, je vous respecte, et je sais que vous êtes un homme de Dieu. --Cependant, mon fils, vous avez tiré sur moi un coup de fusil et un coup de pistolet, il y a à peine une demi-heure. --Oh, oh! Il y a pour sûr quelque diablerie là-dessous; jamais, mon père, jamais, même en rêve, la pensée ne m'est venue de vous assassiner! Et il ajouta, tout en riant d'un air cynique: Allons, bon! Voilà bien une autre histoire! Si c'était vrai, pourquoi ne le dirais-je pas? Tenez, padre Sebastian, aussi vrai que vous êtes un digne et saint homme, et moi un affreux coquin, celui que je voulais tuer, c'était Juan Cabral, ce chien couchant qui est là, tenez; il ne perdra pas pour attendre; s'il ne s'était pas caché derrière vous, son affaire serait faite. --Il ne s'est pas caché derrière moi; c'est moi qui me suis mis devant lui. Dieu a permis que sa vie fût ainsi sauvée et que le crime que vous méditiez ne réussît pas. --Je n'ai plus rien à dire, padre, sinon que je suis un misérable, que j'ai mérité vingt fois la mort, et que plus tôt on me la donnera, mieux ce sera. Il y a justement là de magnifiques mohaganys (acajous), qui semblent tout exprès avancer gracieusement leurs branches vers moi, comme pour vous inviter à m'y suspendre. Le missionnaire examinait attentivement le bandit avec une expression de profonde pitié, tandis que deux larmes coulaient lentement le long de ses joues. --Non, dit-il d'une voix que l'émotion faisait trembler, ce serait un crime que de vous lancer ainsi dans l'éternité, lorsque votre cœur est encore fermé au repentir, malheureuse créature coupable; Dieu a permis, dans sa bonté, que j'aie été seul atteint; j'ai donc le droit de vous pardonner; voici un autre cheval pour remplacer celui que vous avez perdu. Allez, et repentez-vous! Le bandit jeta un regard inquiet autour de lui; il ne comprenait pas. --Est-ce bien vrai, ce que vous me dites là? fit-il enfin d'un air de doute. Le missionnaire sourit avec mélancolie. --Pourquoi vous tromperais-je? répondit-il; allez en paix, et que le Seigneur soit avec vous! --Comme vous voudrez, padre; c'est égal, vous avez tort; il valait mieux en finir tout de suite, puisque vous y étiez; quant à Juan Cabral, si je le retrouve... --Silence, malheureux! Est-ce donc ainsi que vous m'êtes reconnaissant? interrompit vivement le missionnaire. --C'est vrai, padre! Je vous dois la vie, je m'en souviendrai; il y a des dettes que je paie toujours. Adieu, padre! Et tournant brusquement le dos, sans cérémonie, il commença, tout en sifflant une «samajueja», à enlever les harnais de son cheval mort. --Pauvre malheureuse créature! murmura le missionnaire avec un accent de pitié, et, s'adressant à moi: Avant une demi-heure, nous arriverons à la mission, señor; ne me ferez-vous pas l'honneur d'y accepter l'hospitalité pour cette nuit? --Avec joie, mon père, répondis-je, et tout l'honneur sera pour moi, soyez-en convaincu. La petite troupe se remit alors en marche, sans plus s'occuper de Matasiete, qu'elle laissa libre de devenir ce que bon lui semblerait. Je m'étais placé auprès du père Sebastian, et nous cheminions côte à côte, tout en nous entretenant à demi-voix. La scène dont j'avais été témoin, et dans laquelle j'avais joué un rôle si à l'improviste, m'intriguait fort; ma curiosité était vivement excitée, et je désirais obtenir certains renseignements, quoique je fusse très embarrassé pour entamer cette question délicate. Heureusement le père Sebastian, à la pénétration duquel rien n'échappait, s'aperçut des efforts que je faisais pour ne pas laisser paraître ma curiosité, et il vint généreusement à mon secours, au moment où je m'y attendais le moins. --Vous désireriez, n'est-ce pas, me dit-il avec le doux et mélancolique sourire qui lui était habituel, connaître les causes qui ont amené la scène qui s'est passée devant vous? --Je vous l'avoue humblement, mon père, répondis-je en souriant, quelque mauvaise opinion que vous deviez prendre de moi. --Pourquoi prendrais-je une mauvaise opinion de vous, señor? me répondit le père Sebastian. Votre curiosité est naturelle; elle n'a rien qui puisse me blesser. C'est une triste histoire, et, puisque vous désirez l'entendre, écoutez-moi. J'espère avoir le temps de vous la raconter avant que nous n'arrivions à la mission. Cette histoire, je vais la raconter à mon tour au lecteur, en le priant de me laisser substituer mon récit à celui du missionnaire. III Le récit. Vers 1780, il existait à Mexico une riche et puissante famille dont les ancêtres, de pure origine espagnole, venus en Amérique à la suite de Fernand Cortez, avaient aidé le célèbre aventurier à conquérir le Mexique, et avaient été récompensés par des biens immenses que cette famille possédait encore. Don Crestoval Nuñes de Figueroa, chef de cette famille, était demeuré veuf avec deux fils qui, à l'époque où commence cette histoire, avaient, l'aîné, don Pedro, dix-neuf ans, et son frère, don Sebastian, seize à peine. Ainsi que cela est l'habitude dans les grandes familles, don Pedro fut envoyé en Espagne afin d'y terminer ses études et de pouvoir entrer dans l'armée. Le cadet fut mis au séminaire. Lorsqu'éclata la guerre de l'indépendance mexicaine, dont Hidalgo donna le signal en 1808, don Pedro, alors âgé de quarante-deux ans environ, était brigadier; quant à son frère, il avait reçu les ordres, et était parti depuis plus de dix ans pour l'Oregon, où il était devenu le chef d'une mission importante. Bien des années s'écoulèrent sans que les deux frères entendissent parler l'un de l'autre: chacun avait embrassé une carrière différente, et ils n'espéraient probablement plus se revoir. Le padre Sebastian avait conservé, au fond du cœur, une profonde et sincère amitié pour son frère aîné; il souffrait vivement de cette séparation et interrogeait avidement les rares voyageurs qui passaient à la mission pour obtenir des nouvelles de son frère. Un des premiers jours du mois de février 1835, un jeune homme, nommé Juan Cabral, se présenta au padre Sebastian. Ce jeune homme était porteur d'une lettre du général don Pedro de Figueroa. Dans cette lettre, le général informait son frère qu'à la suite d'une de ces innombrables révolutions qui, sans cesse bouleversent le Mexique, le parti auquel il appartenait avait été vaincu et la plupart de ses chefs fusillés. Mis hors la loi et complètement ruiné, il avait pu, grâce à un ami fidèle, échapper à la mort, sortir de Mexico, et déjouer toutes les poursuites dirigées contre lui. Il venait, accompagné de sa femme et de ses deux enfants, rejoindre son frère, près duquel il voulait passer les quelques jours qui lui restaient à vivre. Avant quinze jours, il serait à la mission. A la lecture de cette lettre, le padre Sebastian éprouva une grande joie mêlée d'une profonde douleur; il interrogea Juan Cabral: celui-ci lui dit que le général n'avait avec lui que dix personnes, qu'il marchait à petites journées parce que sa femme était malade depuis le départ de Mexico, et que son état réclamait des soins infinis; de plus, sa fille Carmen, charmante enfant de quinze ans à peine, ne supportait qu'avec une extrême difficulté les fatigues de la route; quant au fils, don Miguel, c'était un beau et fier jeune homme de dix-sept ans, auquel on aurait pu en donner vingt, tant il était grand et fort, et dont le courage, la bonne humeur et l'intarissable gaieté soutenaient le moral de tous les membres de la petite caravane. Le padre Sebastian se mit aussitôt à tout préparer pour l'arrivée de son frère, qu'il croyait prochaine. Mais un mois, deux mois, trois mois se passèrent, et le général ne parut pas. Le padre Sebastian était en proie à une inquiétude mortelle: son frère et ceux qui l'accompagnaient avaient sans doute succombé dans le désert. Que faire? Comment obtenir des renseignements? L'âge du missionnaire ne lui permettait pas d'aller à la recherche de la caravane. Les moyens lui manquaient complètement pour mettre un tel projet à exécution; et puis, aurait-il eu en son pouvoir les hommes, les chevaux et les armes qu'il lui fallait, de quel côté se serait-il dirigé? Le désert est immense, inconnu; ses mystérieuses profondeurs sont insondables. Plus les jours se succédaient les uns aux autres, plus le désespoir du padre Sebastian augmentait, maintenant qu'il croyait avoir acquis la triste certitude que jamais son frère ne reparaîtrait. Un matin, Juan Cabral se présenta au missionnaire; le brave garçon était armé et équipé comme pour un long voyage. --Mon père, lui dit-il, donnez-moi votre bénédiction; je pars. --Tu pars? lui demanda le padre Sebastian; où vas-tu, mon fils? --Mon père, reprit le généreux jeune homme, je ne puis demeurer plus longtemps ici, j'ai le cœur brisé; je veux aller à la recherche du général et de sa famille. Il vous est impossible de quitter la mission; moi, je ne vous suis bon à rien; je veux me mettre sur la piste de ceux que j'aime, et, je vous jure, s'ils existent encore, je les retrouverai. --Mon pauvre enfant, fit le missionnaire eu hochant la tête, ceux que nous pleurons sont morts, bien morts; nous ne les reverrons jamais. --Peut-être, mon père! Mais quelque chose me dit à moi que Miguel et sa sœur existent encore; quoique je sois beaucoup plus âgé que lui, Miguel a été nourri par ma mère, nous avons sucé le même lait; où qu'il soit, je suis certain qu'il m'attend; je vais à sa rencontre. --C'est à la mort que tu marches. --Non, mon père; Dieu aime les bons cœurs, il me viendra en aide. Donnez-moi votre bénédiction, afin que je parte le cœur léger. Le missionnaire serra le brave garçon sur son cœur en fondant en larmes. --Va, mon fils, lui dit-il; et que Dieu te protège! Une heure plus tard, Juan Cabral se mettait en route. Juan Cabral était un garçon de vingt-deux à vingt-trois ans, grand, bien bâti, d'une adresse et d'une vigueur extraordinaires; habitué depuis son enfance à courir la frontière dans tous les sens, le désert n'avait rien d'effrayant pour lui; il savait comment y vivre, et de quelle façon s'y conduire. Quatre jours après son départ de la mission, au moment où il se préparait à monter à cheval, un sourd rauquement se fit entendre près de lui, et un magnifique jaguar, bondissant à travers les broussailles, passa à portée de fusil de son campement. Juan Cabral était Mexicain, c'est-à-dire chasseur. Il s'élança immédiatement à la poursuite du fauve. Le jaguar, ou tigre d'Amérique (félis unca), est un carnivore du genre chat; il est le plus grand des animaux de son genre: sa longueur est de près de deux mètres, sans compter la queue, qui a soixante centimètres de long; sa hauteur est de huit décimètres; son pelage, d'un fauve vif en dessus, est marbré à la tête, au cou et le long des flancs, de taches noires plus ou moins ocellées; le dessous du corps est blanc, parsemé de taches noires. Cet animal est très féroce; il attaque souvent l'homme, mais il fait surtout une guerre acharnée aux chevaux, aux génisses, aux taureaux. On le voit aussi courir après le gibier, se lancer dans l'eau pour saisir certains poissons dont il est très friand, et, poussé par la faim, il n'hésite pas à se mesurer avec un adversaire bien autrement redoutable, l'alligator. L'agilité du jaguar est extraordinaire; elle lui permet de monter, à l'aide de ses griffes, jusqu'à la cime des arbres, même dépouillés de leurs branches et élevés à plus de soixante pieds du sol. On comprend que la chasse d'un aussi terrible animal est un jeu assez dangereux, et combien ceux qui s'y livrent ont besoin d'adresse, de courage et surtout de sang-froid. Tout à coup, le jaguar se vautra et sembla tomber en arrêt. Au même instant un cri d'épouvante se fit entendre: ce cri glaça d'effroi le cœur du jeune homme. Il fouetta désespérément son cheval et, épaulant son rifle, il lâcha la détente. Le jaguar bondit sur lui-même en poussant un hurlement furieux, et retomba mort: la balle de l'intrépide chasseur lui avait fracassé le crâne. Mais Juan Cabral, sans s'occuper davantage du fauve, s'élança à corps perdu dans les buissons. Ses recherches ne furent pas longues. A quelques pas à peine sous le couvert, il aperçut une jeune fille étendue, évanouie, sur l'herbe. --Oh! s'écria-t-il avec désespoir; Carmen! C'est Carmen! Mon cœur me l'avait dit. C'était en effet Carmen, la fille du général de Figueroa, que le jeune homme avait retrouvée d'une façon si providentielle. La frayeur seule l'avait fait évanouir; les soins que lui prodigua le jeune homme ne tardèrent pas à la rappeler à la vie. --C'est toi, Juanito, dit-elle en souriant aussitôt qu'elle put parler; il y a longtemps, frère, que nous t'attendons! --Pauvre Carmen! murmura le jeune homme en la comblant de caresses; me voici, rassure-toi. Où est Miguel? --Miguel, murmura-t-elle, il est près d'ici, il chasse. --Mais comment se fait-il que tu sois seule ici, chère enfant? --J'étais allée prier sur la tombe de mon père, répondit-elle en fondant en larmes. --Le général est mort? s'écria douloureusement le jeune homme. --Hélas! murmura-t-elle, ils sont tous morts! Miguel et moi avons seuls échappé. Le jeune homme cacha son visage dans ses mains et pleura. Lorsque sa première émotion fut un peu calmée, la jeune fille se leva, et, s'appuyant doucement sur son bras: --Vien! lui dit-elle. Notre cabane est près d'ici. Hâtons-nous. Si Miguel ne me retrouvait pas à la hutte, il serait inquiet. Hâtons-nous, avant qu'il ne revienne! --Allons! dit le jeune homme. Les deux jeunes gens se mirent lentement en route, et, après avoir marché pendant dix minutes à peine, ils atteignirent une de ces cabanes construites en branches sèches et auxquelles dans le pays on donne le nom de «jacales». Cette misérable demeure, construite un peu à l'aventure, était séparée en deux parties. A la propreté qui régnait dans l'intérieur, on reconnaissait les soins attentifs d'une femme. --Entre, Juan Cabral, dit la jeune fille; voici notre demeure. Et elle ajouta, avec un sourire d'une expression navrante, où perçait cependant, un certain orgueil: --C'est moi qui suis chargée des soins du ménage. Le jeune homme attacha son cheval à un arbre et pénétra dans le jacal. IV Le magnolia. Il y avait à peine un quart d'heure que Juan Cabral était dans le jacal, lorsque tout à coup une voix joyeuse s'écria au dehors: --Ah! Je savais bien, moi, qu'il ne nous avait pas abandonnés et qu'il reviendrait. Au même instant, un beau et fier jeune homme de dix-sept ans à peine, aux traits mâles et énergiques, et tenant un fusil à la main, pénétra dans la hutte. --Juan, je t'attendais, dit-il. --Me voici, Miguel, répondit simplement le jeune homme. Ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre et se tinrent embrassés. --Oui, dit Carmen de sa voix douce et mélodieuse, il est revenu, mon frère de lait, et la première chose qu'il a faite a été de me sauver la vie. --Te sauver la vie, chère sœur! dit Miguel en pâlissant. --Rien de moins. N'as-tu pas vu un jaguar mort à quelques pas d'ici? --En effet, j'avais entendu un coup de feu, et je me dirigeais en toute hâte du côté où avait résonné la détonation, lorsque je me suis trouvé face à face avec ce jaguar, une magnifique bête! --Eh bien, mon frère, cette magnifique bête m'aurait parfaitement dévorée, car je m'étais évanouie de frayeur en l'apercevant, si Juan n'était pas arrivé à l'improviste. --Merci, Juanito, dit le jeune homme en pressant affectueusement la main de son frère de lait. Ah! Pourquoi n'étais-je pas là? Mais je ne le regrette point, puisque tu y étais, toi, frère. Tu étais allée, n'est-ce pas, ajouta-t-il en s'adressant à sa sœur, prier sur la tombe de notre père? Il ne pouvait rien t'arriver, ma Carmen chérie, son âme veillait sur toi. Lorsque les trois jeunes gens eurent repris un peu de sang-froid, Juan Cabral s'informa de ce qui s'était passé depuis que, sur l'ordre du général, il avait quitté la caravane pour se rendre à la mission. Miguel ne fit aucune difficulté pour tout lui dire: l'histoire était courte, mais navrante. Deux jours après le départ du jeune homme, la caravane s'était égarée au milieu de ces plaines immenses et sans routes tracées qui forment la plus grande partie du désert. Les Mexicains errèrent quelques jours à l'aventure sans pouvoir retrouver leur chemin. Pendant ces longues courses, faites au hasard, le général, séparé un instant de ses compagnons, avait pénétré, sans trop savoir comment, au fond d'un vallon étroit, entouré de toutes parts de hautes collines, et que le hasard seul pouvait faire découvrir. Ce vallon était traversé par un maigre ruisseau qui tombait en cascade du sommet d'une montagne assez élevée. Soudain, le général eut un éblouissement. Il était enveloppé d'or; il y avait de l'or partout, amoncelé sous les pieds de son cheval, dans le lit du ruisseau. Le général se trouvait au milieu d'un de ces riches «placeres» comme les déserts mexicains en renferment tant dans leurs profondeurs inconnues. Le général tressaillit à la vue de ces immenses richesses. Il lui serait donc permis de reconstituer un jour la fortune perdue de ses enfants. Il examina soigneusement les lieux, afin de les reconnaître, ramassa quelques lingots d'or, puis il sortit du vallon et rejoignit ses compagnons, que sa longue absence commençait à inquiéter. Deux jours plus tard, au coucher du soleil, un voyageur se présenta au campement du général: ce voyageur était un coureur de bois mexicain, un «gambucino» ou chercheur d'or; il disait se nommer Pedro Omnès. Le général accueillit ce chasseur d'une façon cordiale, et lui demanda s'il pouvait le conduire à la mission de Sainte-Marie; ainsi se nommait l'endroit où il se rendait. Pedro Omnès ne fit aucune difficulté, moyennant rétribution, de servir de guide à la caravane. Le lendemain, on se mit en route. Cet homme avait su inspirer une si grande confiance au général, qu'au bout de deux ou trois jours il ne fit aucune difficulté pour montrer à Pedro Omnès les lingots qu'il avait ramassés et lui révéler la découverte qu'il avait faite d'un riche placer. Cette confiance, qu'il avait témoignée un peu à la légère à un homme qu'il ne connaissait qu'à peine, devait coûter cher au général. Pedro Omnès était un bandit de la pire espèce. La révélation qui lui avait été si imprudemment faite par le général éveilla sa cupidité, et lui suggéra l'idée de s'emparer, n'importe à quel prix, du placer. Malheureusement, la révélation n'était pas complète; le général n'avait pas dit au bandit, probablement parce que cela ne lui était pas venu à la pensée, le gisement du placer. C'était ce gisement qu'à tout prix le bandit voulait connaître. Mais ce fut vainement qu'il remit le général sur ce sujet; celui-ci, soit qu'il commençât à se méfier du chasseur, soit pour toute autre cause, s'obstina à détourner la conversation et à ne plus revenir sur ce sujet. Pedro Omnès en fut pour ses peines et ne put rien découvrir. Mais il ne se rebuta pas et il changea de batterie. Le chasseur mûrit son projet avec cette ténacité féline qui caractérise les Indiens; puis, lorsque sa résolution fut définitivement prise, il la mit à exécution sans hésiter, sans crainte comme sans remords. Il savait qu'une tribu d'Indiens pillards campait à peu de distance de la route suivie par la caravane. Rien ne lui était plus facile que de s'entendre avec ces misérables. Un soir, lorsque tous les Mexicains furent endormis, que les sentinelles elles-mêmes, accablées de fatigue, eurent cédé au sommeil, le misérable s'évada et se rendit au camp des Apaches. Ces Indiens étaient des Apaches. Il fut reçu avec des cris de joie parmi ces sauvages, et bientôt tout fut convenu entre lui et eux. La nuit même, un peu avant le coucher du soleil, les Mexicains furent assaillis à l'improviste par une nuée d'Indiens qui se ruèrent en hurlant contre leurs retranchements. Avant même que les blancs, surpris à l'improviste, eussent eu le temps de se mettre en défense, le camp était envahi, et les Mexicains se défendaient opiniâtrement dans un combat corps à corps qui devait leur devenir fatal. Le premier coup de feu tiré par les Apaches frappa la malheureuse épouse du général, qui tomba en s'écriant avec désespoir: --Sauve nos enfants! Le général, blessé lui-même et ne voulant pas abandonner le corps de sa femme aux insultes des sauvages, luttait avec ce courage et cet acharnement que seul peut donner le désespoir. Alors il se passa un fait étrange: Miguel et Carmen, ces deux pauvres enfants qu'une mort affreuse menaçait, semblèrent oublier le danger suspendu sur leurs têtes pour ne songer qu'à leur mère. Ils se jetèrent au plus épais de la mêlée, saisirent le cadavre sanglant de celle qui les avait tant aimés et qui maintenant était au ciel, l'enlevèrent par un effort suprême dans leurs bras débiles, et, rendus forts par l'amour filial qui chez eux dominait tout, ils arrachèrent le cadavre, l'emportèrent dans leurs bras, et, avec des difficultés inouïes, ils réussirent à le cacher si bien dans les buissons qu'il eût été impossible de le retrouver à tout autre qu'à eux. --Reste ici, dit Miguel; veille sur notre mère; moi je vais sauver notre père ou mourir avec lui. Le jeune homme s'élança alors et retourna au combat. Dieu le protégea sans doute et eut pitié de son dévouement filial, car lorsqu'après avoir pillé le camp et tué ses derniers défenseurs, les Indiens consentirent enfin à s'éloigner, Miguel retrouva son père sous un monceau de cadavres, couvert de blessures, mais vivant encore. La plume est impuissante à exprimer les prodiges de dévouement que l'amour filial inspira au malheureux enfant du général. Mais, hélas! Ce dévouement devait être inutile: l'heure suprême du vieux soldat avait sonné. Dieu, dans sa toute-puissance, avait fixé l'heure de sa mort. Le général sentait sa fin approcher. II ordonna à ses enfants de se placer près de lui, et, s'adressant à son fils, qui sanglotait à, son chevet: --Je vais mourir, dit-il. Il dépend de toi, Miguel, de me rendre douce et paisible cette dernière heure que Dieu consent à me laisser passer sur la terre. --Parlez, mon père, dit le jeune homme, quoi que vous me demandiez, je vous obéirai. --Tu es bien jeune, mon fils, reprit le général; Dieu permet que tu restes seul dans le désert, abandonné, sans secours, sans protection. Tu es maintenant, Miguel, chef de notre famille; je te confie ta sœur; sois pour elle non pas un frère, mais un père. --Je vous le jure! s'écria le jeune homme en sanglotant. --Maintenant, écoute, reprit le moribond, dont la voix s'affaiblissait de plus en plus; prends ce papier. Et il tira de sa poitrine un plan du placer qu'il avait dessiné de souvenir. Ne t'écarte pas de l'endroit où nous sommes, quel que soit le temps que tu doives y rester. Juan Cabral, votre frère de lait, mes enfants, que j'ai envoyé à la mission de Sainte-Marie, ne vous voyant pas arriver, viendra à votre recherche, et il vous trouvera. Pendant ce temps, Miguel, tu chasseras pour nourrir ta sœur; tu chercheras le placer. Là est la fortune de ta sœur et la tienne. Surtout, ne dis ton secret à personne; ma confiance a causé notre perte. Maintenant, mes enfants, recevez ma bénédiction; je sens la mort qui me presse. Dieu m'appelle vers lui; au revoir... Au ciel! Après avoir prononcé ces paroles d'une voix étouffée le général se laissa retomber en arrière, sans chercher à se retenir. Il exhala un profond soupir et ferma les yeux. Il était mort. Miguel obéit ponctuellement aux ordres de son père. Ce jeune homme, dont la vie avait été si heureuse jusqu'alors, accomplit des miracles de volonté, de force et d'intelligence pour remplir la mission qu'il avait acceptée, et il fut réellement pour sa sœur un père tendre et dévoué. Ce ne fut qu'avec regret que don Miguel consentit à s'éloigner de la tombe où, par ses soins, son père et sa mère avaient été enterrés. Son arrivée à la mission causa une joie immense au padre Sebastian. Deux ou trois fois, Matasiete, qui n'avait pas renoncé, bien loin de là, à découvrir le secret du placer, avait essayé d'enlever doña Carmen pour s'en faire un otage, afin d'obliger don Miguel à lui révéler en quel endroit se trouvait le gisement d'or, et, connaissant l'amitié de Juan Cabral pour le jeune homme, à plusieurs reprises il avait voulu l'assassiner. Mais toutes ses tentatives avaient avorté, grâce à la surveillance incessante que le padre Sebastian exerçait sur ses enfants adoptifs. J'avais moi-même, sans y songer, et pour ainsi dire à l'improviste, fait avorter la dernière tentative de ce misérable. Le padre Sebastian achevait son récit au moment où nous arrivions à la mission de Sainte-Marie. Le digne moine était triste; il avait le cœur serré; il semblait avoir le pressentiment d'un malheur. J'essayais vainement de relever son courage; je m'épuisais en consolations banales, sans réussir à le convaincre. Nous apercevions les premières maisons de la mission, lorsque tout à coup les peones qui accompagnaient le père Sebastian s'élancèrent en avant, en poussant des cris de détresse. D'abord confondus par cette fuite subite, bientôt tout nous fut expliqué: la mission brûlait; les flammes s'élevaient à une grande hauteur au-dessus de ses bâtiments. Je pressai mon cheval et je partis en avant. Déjà des secours étaient organisés; les Indiens luttaient avec toute l'énergie du désespoir contre l'incendie. Une petite troupe d'hommes déterminés combattait vaillamment et avec une incroyable énergie contre une vingtaine de cavaliers, aux traits sinistres et repoussants, les auteurs sans doute de l'incendie, et à la tête desquels se trouvait Matasiete, l'homme auquel le padre Sebastian avait, deux heures auparavant, si généreusement accordé la vie. Étroitement garrotté et couché en travers sur le devant de la selle de ce misérable, il y avait un jeune homme: ce jeune homme, c'était don Miguel. Le bandit, tout en faisant caracoler son cheval au milieu de la foule, insultait par ses sarcasmes les peones qui se pressaient autour de lui et essayaient de lui arracher sa victime. Tout à coup une jeune fille, ou plutôt une enfant, pale, échevelée, et brandissant de sa main débile une hache trop pesante pour son bras, se jeta résolument à la tête du cheval du bandit. --Mon frère! Rends-moi mon frère! s'écria la malheureuse jeune fille d'une voix stridente. --Ton frère, s'écria-t-il avec mépris; ton frère, viens le prendre! Il est à moi, maintenant; nul ne l'arrachera de mes mains. En même temps que la jeune fille, un homme s'était élancé: cet homme, c'était Juan Cabral. Le bandit eut un ricanement de tigre et leva son fusil, dont il s'était fait une massue. Je ne sais ce qui se passa en moi en ce moment terrible, mais, sans même réfléchir ou songer à ce que je faisais, machinalement j'épaulai mon rifle et je lâchai la détente. Le coup partit. Le bandit proféra une dernière malédiction et roula sur le sol. Il n'était que blessé, cependant; mais, avant qu'il pût se relever et que le padre Sebastian eût le temps d'intervenir, déjà cinquante bras s'étaient tendus vers le misérable, et, moins d'une minute après, il se tordait dans les dernières convulsions de l'agonie, pendu à la maîtresse branche d'un superbe magnolia planté au milieu de la place de la Mission. Don Miguel, délivré de ses liens, était, avec sa sœur, agenouillé près de Juan Cabral, dont le padre Sebastian soutenait la tête et qui gisait sur le sol, le crâne fendu. Je passai trois mois à la mission de Sainte-Marie. Ces jours paisibles sont les meilleurs de toute mon existence; le souvenir en restera toujours gravé dans ma mémoire. Quatre ans plus tard, je rencontrai à Mexico don Miguel de Figueroa. Sa sœur avait épousé Juan Cabral. Tous trois venaient se fixer à Mexico, après la mort du padre Sebastian, qui s'était éteint dans leurs bras. Grâce au placer découvert par le général, la famille de Figueroa était plus riche qu'elle n'avait jamais été; mais ses héritiers avaient renoncé à la politique; ils avaient l'intention de quitter l'Amérique et de se fixer en Espagne. Plus tard, peut-être dirai-je ce qui leur advint après avoir exécuté cette résolution. Quant à présent, je m'arrête: ce récit est trop long déjà, et j'en aurais trop à raconter; et, comme disent les écrivains espagnols: Pardonnez les fautes de l'auteur, et surtout son manque de mémoire. Il tâchera d'être plus heureux une autre fois. FIN End of the Project Gutenberg EBook of Cardenio, by Gustave Aimard *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CARDENIO *** ***** This file should be named 58084-0.txt or 58084-0.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/5/8/0/8/58084/ Produced by Camile Bernardo and Marc D'Hooghe at Free Literature (Images generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that * You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." * You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. * You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. * You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread works not protected by U.S. copyright law in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.