The Project Gutenberg EBook of Aymeris, by Jacques-Émile Blanche This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: Aymeris Author: Jacques-Émile Blanche Illustrator: Jacques-Émile Blanche Release Date: April 22, 2016 [EBook #51826] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AYMERIS *** Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) NOTES SUR LA TRANSCRIPTION: —Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. —On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes. —La table des matières a été rajoutée dans ce livre électronique. —Les lettres écrites au-dessus ont étées representées ainsi: a^b et a^{bc}. Aymeris «_On se damnerait pour une heure_ _d’illusion et d’inintelligence._» Journal de Georges Aymeris AYMERIS _ROMAN_ DE JACQUES-ÉMILE BLANCHE Illustré de compositions de l’auteur [Illustration: LOGO] _ÉDITIONS DE_ LA SIRÈNE, PARIS 29, boul. Malesherbes 1922 _DILECTISSIMÆ ROSÆ J. L. MEÆ_ J.-E. B. Copyright 1922 by les Editions de la Sirène. TABLE DES MATIÈRES 1. Jessie Page 9 2. Lucia ” 83 3. Rosemary ” 207 4. Cynthia ” 271 Épilogue ” 391 AVANT-PROPOS CET _ouvrage, le premier que j’aie écrit, devait paraître en 1914. J’étais en train d’en rédiger les parties «Enfance» et «Jeunesse», d’après des notes et sans prétendre à composer un roman, quand je rencontrai Joachim Gasquet, dont j’eusse souhaité que le nom figurât en tête de ce livre, comme un témoignage de ma reconnaissance et de mon affection._ _Dès que Gasquet en connut les pages initiales et que je lui eus confié mon plan, chaque soir il vint chez moi, insistant pour que je lui soumisse le produit de mon travail du jour; et cet ami si chaud, si enthousiaste, ce magnétiseur, comme je lui disais que ces cahiers feraient corps avec ceux de mes mémoires posthumes, s’indigna et me décida bientôt à prélever sur mon texte, en les modifiant un peu, tels chapitres qu’il appelait «l’éducation sentimentale» d’un artiste de mon temps. Ce moyen terme me sembla périlleux; je préférai prendre comme héros un Français de même éducation, classe et âge que moi-même, et je ne sus plus résister au plaisir d’une fiction: l’histoire douloureuse d’un artiste, de plus en plus passionné pour mille nouveautés, mais qui, fils de la bourgeoisie, n’a pas réussi à se dégager de certains modes de penser et de sentir propres au milieu où il fut élevé. Une sorte de «raté»._ _Le 30 juillet 1914, André Gide, qui m’avait encouragé dans mon dessein, venait à Offranville afin de prendre possession du manuscrit et de me faire signer un contrat avec une maison d’édition. Ç’allait être la mobilisation. Gide me conseilla d’enfouir_ Aymeris—_encore inachevé—dans un tiroir, de ne plus songer qu’à la guerre. D’où les_ Cahiers d’un artiste. _C’est après le 11 novembre 1918, que je déficelai le paquet formé par quatre cents feuilles de copie; j’y ajoutai les quelque trente dernières du présent volume. Tout ce que Gasquet et moi avions prévu était alors chose accomplie. Nous entrions dans un monde nouveau où Georges Aymeris chercherait en vain sa place._ _Cet ouvrage paraît trois ans plus tard qu’il ne l’aurait dû. Sans Joachim Gasquet, j’eusse peut-être renoncé a le présenter en entier au public qui en connaissait les longs fragments publiés par le_ Mercure de France _et par la_ Revue Hebdomadaire. _Les illustrations dont s’accompagne cette histoire, je les ai exécutées dans le goût de l’époque de Georges Aymeris; pour l’Angleterre, m’inspirant de Leech, de Charles Keene, de George du Maurier._ J.-E. B. 1. Jessie JESSIE A l’âge habituel de l’heureuse ignorance, Georges Aymeris apprit que les hommes vieillissent, puis meurent; que parfois aussi les enfants disparaissent subitement pour ne revenir plus jamais. Il entrevit les horreurs de la guerre et connut les premières angoisses de l’amour. De Marie, sa sœur, il ne se souvenait pas. Son frère aîné, Jacques, joie de la famille Aymeris, un petit hercule de quatorze ans, bien droit sur ses jambes, gai, d’humeur égale, gagnait par son aimable naturel quiconque l’approchait. —Qu’est-ce qu’on ne ferait pour monsieur Jacques? On se jetterait à l’eau pour lui plaire, il est si gentil! Et point fier! Tout comme Monsieur! Il est juste et si généreux! Il vous donnerait jusqu’à son dernier sou... Ainsi pensait Antonin, le maître d’hôtel. Les manières un peu brusques de Jacques, sa mine fraîche et ses gestes vifs contrastaient avec la pâleur, le silence de Georges, un tardillon portant encore des jupes, et à l’air toujours effarouché. —S’ils élèvent monsieur Georges, ils auront de la chance!—disaient les domestiques. Ses yeux, couleur de nigelle, semblaient suivre un rêve et fuyaient les vôtres. On ne savait de quoi lui parler; certains, qu’il déroutait par sa bizarrerie, le trouvaient hautain. Si différents l’un de l’autre, les deux frères ne se quittaient pas. Georges adorait Jacques, son maître, son chef, son Dieu; Jacques avait pour son cadet l’admiration et la condescendance d’un molosse à l’égard d’un king Charles. Georges ne se mêlait point aux jeux où la force se dépense, aux exercices dans lesquels excellait Jacques. —Il aime les livres, ce sera un savant, il est plus intelligent que moi, vous verrez!... disait Jacques. Un jeudi de mai, Octave, le cocher, donne à Jacques une leçon de guides; les deux chevaux sont attelés au break. Dans la voiture, Georges, avec Nou-Miette, prend l’air au Bois de Boulogne; on s’arrête au lac pour distribuer du pain de seigle aux cygnes et aux canards, en attendant l’heure où le Prince Impérial, parfois, sort avec l’Impératrice. Octave distingue au loin un cliquetis d’acier, le trot d’un escadron. Sont-ce les Guides ou les Cent-Gardes? —Le Petit Prince! Fixe!—commande Octave, militairement. Mais Jacques, au lieu de se dresser sur le siège, son chapeau à la main, abandonne les rênes au père Octave; pris de malaise, l’enfant pâlit, glisse du siège sur la banquette intérieure, désigne son ventre avec une expression et un bon sourire qui voudraient rassurer la nourrice. —Là, j’ai mal, là, à droite... Ce n’est rien. Mais ça me fatigue de conduire... On rentre bien vite à la maison, dès que le Prince Impérial a disparu dans un tourbillon de poussière et le caracolement des chevaux. Dès le soir, deux médecins et une religieuse sont au chevet de Jacques. Des portes sont ouvertes et fermées avec précaution; on chuchote dans les couloirs, on prépare des cataplasmes, des tisanes, on manie le thermomètre. Visages inquiets; les voix sont altérées. On ne s’occupe plus de Georges. Mais il tâche de saisir les dialogues mystérieux échangés tout bas. C’est l’appareil de la maladie. Une longue semaine—inoubliable, celle-là!—Georges traîne des heures vacantes au fond du jardin; les devoirs sont supprimés, «les grands» veulent qu’il joue seul. Le prochain samedi, Georges est, avant le déjeuner, dans l’avenue qui descend vers la Seine; accablante chaleur! Des feuilles de marronniers emmêlent leurs anneaux d’ombre et de lumière sur le sable et le gazon; maman s’approche, d’un air qu’on ne lui connaissait pas; elle pince les lèvres, hausse les sourcils et baisse les paupières, sans ce rire de maman—mais où est-il, ce rire?—qui accueillait les enfants... Une larme glisse sur les joues de Mme Aymeris. Georges soudain s’aperçoit qu’elle n’est pas jeune comme les autres mères. —Cher petit, désormais tu vas être seul avec nous; il faudra que tu sois bon, obéissant, très sage, tu ne feras pas de chagrin à papa, ni à maman, mon chéri! Jacques est _Là-haut, avec le Bon Dieu_... Prie, pour que les anges le reçoivent gentiment parmi eux. Georges se jette dans les plis d’une jupe noire, il pleure, il étouffe, sa maman le baise au front. Il n’ose interroger. Il fait grand jour, et c’est la nuit! Que se passe-t-il? * * * * * M. et Mme Aymeris, frappés par la dernière catastrophe qui ruinait tant d’espérances, demeurèrent tremblants. Ils allaient être souvent malhabiles, comme père et mère du chétif marmot dont ils auraient pu être les grands-parents, auquel ils s’étaient promis de cacher l’image de la mort, comptant entretenir le plus longtemps possible dans son cœur l’illusion et la confiance qui sont un rayon de miel au seuil de la vie. Selon les familles, notre nature et le caprice du destin, les grands mystères nous touchent plus ou moins tard; le rideau du théâtre s’entr’ouvre et se referme sur d’obscures toiles de fond qui inquiètent peu certains esprits, si elles éveillent, chez de plus mièvres, une furtive et angoissante curiosité. L’inconscience ne nous assure point à tous la félicité. Quoiqu’il ne possédât pas la joie de vivre, qui aux moindres gestes de Jacques donnait la grâce d’un jeune animal, ce soudain contact avec la mort avait frappé Georges de stupeur; dès ce moment il eût révélé à quelqu’un de sagace l’antinomie de sa rare intuition des choses et d’une crédulité dont il ne se corrigerait plus. La plupart des enfants ne découvrent la mort que sous des allusions poétiques et fleuries; les grands ne l’évoquent guère en leur présence, à moins d’y être contraints, et ne la nomment-ils encore qu’en baissant la voix, ainsi qu’une dévote qui prononce le nom du Seigneur. A Paris, les cyprès dépassent à peine les murailles d’un cimetière lointain, si, au village, la fosse se creuse devant toi: le camarade d’hier, qui était à tes côtés, n’y est plus; on le porte un beau matin dans un coin de terre, où tu passeras le dimanche en allant à la messe: le même sol que tu fouleras demain, toujours. Jacques est parti... et pour où donc? —Ton frère Jacques est au Paradis,—assure Mme Aymeris. Georges demande où est ce Paradis. Georges croit tout ce qu’on lui raconte; mais il a besoin de voir, de se représenter l’image des choses dont on lui parle. Est-ce le Père Lachaise, Montmartre? La plupart des adultes se rappellent mal ces premiers avertissements qui, parfois, influent sur toute l’existence d’un homme. Dès le jour du «départ», les grandes personnes marquèrent à Georges encore plus de sollicitude que naguère; elles se forçaient à rire, puis poussaient des soupirs comme auprès d’un malade. Georges devenait un personnage. Il s’entendit appeler l’héritier, l’enfant unique. Combien de temps encore ne devait-il pas se redire à lui-même: «Je suis un _enfant-tunique_! Pourquoi _tunique_?» Etait-ce à cause de cette longue veste qu’on lui fit mettre avec une paire de pantalons, ces culottes si désagréables et qui frottaient entre ses genoux? Il pleura, le jour où on lui coupa ses boucles de cheveux, quand sa jupe fut donnée à un plus petit que lui. Il porta des cols bordés d’une double ganse noire, des gants de fil noir, un complet noir. On ferma à clef la chambre de Jacques, contiguë à la chambre de Georges, lequel fut installé dans un pavillon, au fond du jardin. La cloche resta muette pour l’annonce des repas, désormais servis à part pour l’enfant et ses bonnes; ces femmes, vêtues de noir comme Mme Aymeris, appelèrent Georges: mon pauvre petit. Pourquoi _pauvre_ petit? Georges était-il donc devenu un pauvre, parce que Jacques était ailleurs? Ne le reverrait-il plus, son frère? Les explications qu’on donne aux enfants—la plupart en demandent à propos de tout et se contentent des plus vagues—enrichissaient un dictionnaire dont les vocables continrent un sens provisoire, insuffisant pour l’intelligence de mon ami. Il fut exigeant au début, insista trop et, les réponses étant contradictoires, s’abstint de questionner, essaya de deviner, puisque les petits sont au centre d’un univers dont ils ne doivent rien savoir. Sans doute en était-il ainsi, dès que les pères ont un crêpe à leur chapeau et que les mamans rangent leurs bijoux dans les écrins. C’est maman qui paraissait _pauvre_, sans ses boucles d’oreilles et sa châtelaine d’or! La maladie? un malade? Souvent Georges toussait; alors on le confinait au lit. Etait-ce là le signe de la maladie? Non! Georges voulut être un malade «pour de bon», comme Jacques. Par esprit d’imitation, il se plaignit, sans dire précisément de quoi... enfin les médecins lui tâteraient-ils le pouls? Si, de sa propre expérience, Georges pouvait enfin savoir «ce qui se passe» quand les parents changent de visage et parlent bas! Il se plaignit donc d’avoir mal au ventre, à droite, comme Jacques. Il irait peut-être au «Paradis où l’on est reçu par les anges». Il savait que les anges sont blancs et qu’ils ont des ailes. Mais le Paradis?... sa couleur? [Illustration: Georges, Nou-Miette et Sélik] Couché, Georges ne mourut point comme il le souhaitait; mais il languit, s’ennuya; il eut trop chaud sous ses couvertures, patienta, tels les pêcheurs à la ligne au bord du Lac, puisque le docteur Brun disait: —Il est prudent d’attendre: rien encore ne se déclare. Il a seulement un peu de température. Je reviendrai demain. Nulle fièvre ne se déclara. Bientôt Georges voulut reprendre ses expéditions au Bois de Boulogne, entre l’ancienne nourrice de sa sœur, Nou-Miette, et une Anglaise, la Miss Ellen, engagée par M. et Mme Aymeris dans le dessein d’alléger par sa jeune présence l’atmosphère devenue si lourde et si funèbre dans la maison. On amena chez Georges de petits camarades avec lesquels «il ne savait quoi faire». Il leur eût donné ses joujoux et les tartines de son goûter; mais il s’essoufflait à suivre les courses folles des garçons. Georges peignit à l’aquarelle sur de la toile à draps, qu’il clouait sur un châssis de sapin à la façon des tableaux à l’huile. On le conduisit au Louvre quand il pleuvait. Les salles égyptiennes eurent ses préférences. Assis sur un pliant qu’emportait la nourrice, il copia des momies et des sarcophages. Georges avait vu chez ses parents Mariette-bey, au milieu de savants et d’artistes, quand on le menait avec Jacques au salon, avant les fameux dîners du samedi. On appela Georges _le petit égyptologue_. Les gardiens du Louvre entourèrent ce gamin studieux, flanqué de ses deux dames d’atour, le prirent pour un prince ou le fils d’un ambassadeur. Nounou et Miss Ellen refusèrent de livrer le nom de ce «génie en herbe». Mme Aymeris s’occupa de son éducation. Il lisait mal; quant à l’écriture, il en était encore aux bâtons et aux O. Papa et les médecins conseillèrent des ménagements. Mme Aymeris, déjà deux fois si cruellement atteinte, n’hésita point entre l’ignorance et la fatigue:—Plus tard Georges rattrapera les autres! La santé avant tout,—avouait-elle avec un regret. * * * * * Tantes Lucile et Caroline, les deux sœurs cadettes de M. Aymeris, étaient encore, quand je connus Georges, au premier plan dans les récits de son enfance. Ces demoiselles critiquaient les parents pusillanimes, tout en craignant, elles aussi, pour la santé d’un être aussi débile que leur neveu, _l’enfant tunique_, leur adoré, «le dernier des Aymeris». [Illustration: Les tantes] Dans les cahiers de Georges Aymeris, écrits plus tard, j’appris que, par caprice d’indépendante, Caro avait vécu en Algérie, «tentée par le désert et ses aventures». Ayant voulu à dix-huit ans épouser un général trop connu dans le monde galant, elle était partie, humiliée de subir la tutelle de son frère, M^e Pierre Aymeris, qui lui refusait son consentement. Elle s’était mise en route, sans plan, sans projets définis, seule avec ses deux angoras. L’épreuve fut au-dessus de son courage et, ces bêtes dépérissant, elle revint à Paris, loua, rue de la Chaise, un minuscule appartement, que douze autres chats, dont elle était toquée, remplirent de leur nauséabonde odeur; ses voisins la firent expulser du respectable immeuble; dès lors, Mlle Caroline Aymeris décida qu’elle habiterait avec sa sœur, puisque «Lili» ne se mariait point, hélas! Caroline Aymeris eût été farouche, dans la jalousie, si elle avait eu un mari ou un amant; une mère intransigeante, sévère, terrible, avec un enfant. Elle fut un tyran pour Lili. Georges Aymeris me l’a décrite ainsi: «Grande brune aux prunelles d’aventurine, romanesque, passionnée, mais toujours sur la défensive, elle portait dans un corps de spadassin un cœur qu’elle eût voulu héroïque, invulnérable.» Lili, une blonde grasse, était capable aussi d’être une amoureuse. Repliées sur elles-mêmes, elles n’auraient plus d’occasions de dépenser leur ardeur qu’auprès de Georges, désormais la raison d’être de leur existence, l’héritier de leurs principes, leur «propriété». En âpre lutte avec leur belle-sœur, si elles tâchèrent d’oublier leur neveu, rompirent toutes relations dangereuses pour leur tranquillité, firent le vide autour d’elles, leur Georges resta le dernier sujet extérieur de leurs préoccupations de solitaires, car elles avaient cet esprit de famille qui leur faisait prendre en public la défense de M. et Mme Aymeris; et, d’autre part, elles daubaient sur ces ingrats quand elles étaient tête à tête. Elles avaient, certes, pour leur frère «de la considération», et qui donc n’en aurait pas eu pour Pierre Aymeris? Quant à Alice, leur belle-sœur, elles la tenaient pour «un élément de désordre dans l’économie traditionnelle de leur maison». [Illustration: Jessie] Avant d’aller plus loin dans ce récit, il conviendrait de faire connaître au lecteur les personnages dont notre héros portait en lui l’hérédité. Georges Aymeris a tenu, pendant une longue partie de sa vie, un journal qu’une main pieuse, mais criminelle, a détruit. Dans ces cahiers, Georges, à l’aide de ses souvenirs, avait reproduit, telles que sa mémoire le lui permettait, des anecdotes contées par sa mère, imprudemment peut-être, si l’on songe à l’influence qu’elles eurent sur lui. M. Aymeris avait la discrétion professionnelle; Mme Aymeris n’en pratiquait aucune. A l’intimité presque choquante qui s’établit entre cette mère, âgée, et ce fils trop jeune, nous devons la partie la plus intéressante du journal—de 1880 à 1895, date de la mort de Mme Aymeris... Il semble que ce fils et cette mère, qui avaient entre eux tant d’affinités et qui s’aimèrent si violemment, aient eu peu le sens des responsabilités envers le prochain. Georges me rapporta ce paradoxe d’un mémorialiste, qui l’avait beaucoup frappé: «Parmi les secrets qu’on m’a confiés, j’en sais peu qui méritaient d’être gardés.» Le grand-père, Emmanuel-Victor, bâtonnier de l’Ordre des avocats, s’était marié deux fois. La première, en 1804. De son premier lit naquit Pierre. La première Mme Aymeris, morte en donnant naissance à ce fils, ne laissa point, dans la mémoire de la famille, profonde trace de son passage ici-bas. Celle qui lui succéda, en 1820, dans la couche d’Emmanuel-Victor, fut la mère de Caroline et de Lucile; Berthe Aymeris, Marseillaise d’origine, fille d’un amiral Chancelot, s’éteignit dans l’établissement d’un neurologue. Lili et Caro ne l’avaient pas revue depuis le jour sinistre où, les ayant prises pour des crapauds, la démente les poursuivit à coups de canne; si ces demoiselles l’avaient aimée, maintenant elles ne faisaient plus allusion à leur mère. Caroline savait qu’elle ressemblait à la folle; la crainte de ce funeste héritage prit la forme d’une obsession. Pierre, M^e Aymeris, tenait de la sienne un charme naturel, mais une bonté un peu passive qui l’aurait mal servi dans sa carrière, n’eût-il reçu d’Emmanuel-Victor un jugement sûr et que, seule, corrigeait parfois sa pitié pour l’adversaire. Pierre Aymeris, avocat aurait fait des excuses à la partie adverse, s’il eût osé:—Il ne plaide que les causes justes... Qui choisit M^e Aymeris doit avoir le Droit pour lui,—disaient ses clients. [Illustration] Les magistrats lui accordaient une place à part dans le barreau. Si son discours n’avait pas les «fulgurances de celui de son père», on reconnaissait en Pierre Aymeris un plus sûr conseil qu’en Emmanuel-Victor. Excepté pour lui-même, le pauvre!—eût dit sa femme et cousine germaine. Alice, dès le couvent, «s’était languie» du collégien Pierre, dont elle eût voulu se faire remarquer. Pendant les vacances, elle lui décochait de tendres œillades, commençait des phrases amphigouriques, tant émue en lui parlant, qu’elle «bafouillait». Pierre la «reprenait». La brusquerie d’Alice, ses saillies comiques s’amortissaient comme une balle contre la correcte façade du cousin. Alice était telle une chèvre qui use de ses cornes contre ceux mêmes qui la flattent. Attachée au piquet, si elle casse le lien, la pauvre bête est mise à la chaîne, un peu plus loin. L’enfant impatiente, mais sévèrement régentée, savait qu’au moindre mouvement d’indépendance elle serait punie. Ses plaisanteries étaient celles des enfants battus. Alice pinçait l’oreille de Pierre, lui glissait des billets doux dans ses poches et se sauvait. Pierre, au lieu qu’il l’en remerciât ou y répondît par quelque gentillesse, corrigeait les fautes de grammaire de «la linotte», mais se dérobait à ses avances. A vingt ans, Alice dut se résigner; elle s’arma de patience et attendit «la fin du voyage au long cours»—disait-elle;—la destinée lui ramènerait «le capitaine las de parcourir le monde».—Alors serait-elle «sur le quai, toute prête à poser sur le visage du prodigue un baiser de pardon...» Georges trouva dans les papiers de son père une lettre que Pierre Aymeris avait toujours gardée: _Cher Pierre_, _Est-il trop tard? Est-il jamais trop tard? Tu en cherches peut-être «une» trop loin, quand tu la trouverais si près! Passeras-tu à côté d’elle sans la voir? A mon âge, je ne t’offrirai plus les aventures romanesques de l’amour; mais je serai toujours là et jamais ne me lasserai d’attendre. Un mur se dresse de plus en plus haut, qui me cache le futur. Un regard de toi le ferait crouler._ _Ta fidèle cousine, qui voudrait être ta fidèle compagne jusqu’au tombeau._ _Alice._ P.-S.—_Comme je voudrais t’aider! Tu as besoin d’une femme énergique, avisée, qui te montrât les pièges tendus à ta bonté, et te protégeât contre les excès de ton cœur..._ Nous ignorons comment s’était conclue cette union des deux cousins germains, qui avaient déjà de beaucoup, dépassé la trentaine. Caroline et Lucile avaient peu d’idées communes avec Alice Aymeris; moins encore de bienveillance pour cette cousine qui avait donné des leçons de dessin;—n’avait-on pas songé pour Alice à une situation de dame de compagnie? Ceci équivaudrait, selon elles, à une mésalliance. Alice Aymeris était passée, du couvent de son enfance, à celui des dames de l’Adoration Perpétuelle, où sa mère, veuve, avait élu domicile près de sa fille aînée, qui y avait pris le voile. Dans un corps de bâtiment où était la loge de la sœur tourière, habitaient quelques «dames pensionnaires» laïques, elles-mêmes presque des religieuses. En deux chambres froides, Mme Vve Caron-Aymeris vécut pauvrement avec Alice, afin d’être plus proche et «plus digne de sa sainte fille Blanche», que les règles d’un Ordre cloîtré lui défendaient de voir; mais elle entendait aux offices le soprano de Blanche monter sous les voûtes de la chapelle. Mme Caron-Aymeris était janséniste, et d’une cruelle austérité. Alice faisait le ménage de sa mère, balayait les couloirs avec les sœurs converses; elle aussi était une sorte de converse en bonnet et pèlerine d’uniforme. Ses cheveux se divisaient en bandeaux noirs et lustrés. Sortait-elle? Espérant apercevoir Pierre chez l’oncle Emmanuel-Victor, elle ajoutait un col tuyauté, prenait sa robe de soie puce, et, sous sa capote améthyste à brides noires, ses yeux étincelants d’intelligence lui prêtaient une sorte de beauté. Dans la famille, le mot d’ordre fut: Alice n’a pas d’âge; ni âge ni sexe.—En l’épousant, Pierre, une fois de plus, s’oublie lui-même,—dirent les sœurs, quand la nouvelle fut officielle. Le bonheur ferait-il reverdir la plante aux feuilles jaunissantes? Pierre et Alice, mariés depuis un an, Lili et Caro conclurent: Pierre a trouvé son maître en sa cousine... Ah! la fine mouche! Qui l’eût crue si maligne? Elle tient son trésor: l’avocat en passe de devenir bâtonnier, celui que recherche le monde, qu’on invite aux Tuileries. Pierre n’aurait-il pu rencontrer parmi ses belles connaissances des douzaines de femmes qui eussent au moins su tenir sa maison, présider aux réceptions, faire figure? Mme Aymeris n’avait manqué que d’une occasion pour s’affirmer; elle prit la barre, commanda et se fit obéir. Econome et prudente, elle mit bon ordre aux trop généreuses aumônes de son époux, tâchant d’avertir l’excellent homme qu’amollissait la pitié. Une franchise, parfois maladroite, irritait M. Aymeris et ne l’éclairait point. Les enfants vinrent: Marie, Jacques, puis Georges. Les deux aînés moururent.—Si je les avais eus plus tôt, ce qu’ils seraient maintenant!—disait Alice. Ces maternités tardives, au lieu d’épanouir Mme Aymeris, l’épuisèrent. «Les fruits de l’arbre vétuste tombèrent au premier souffle de l’aquilon,» écrit mon ami quelque part, dans le ton de l’époque. * * * * * Au début de son journal, Georges évoquait la maison de ses parents vers 1868. Il se voyait entouré de vieillards. Père, mère, tantes, Mme Demaille, la marraine de Marie, Nou-Miette, les serviteurs, Miss Ellen, étaient pour lui des _centenaires_. Quand Georges demanda pourquoi Amable, la doyenne des Aymeris, qui l’avait tant gâté, était morte, on lui avait répondu: —Parce qu’elle était très vieille. —Quel âge? —C’était une centenaire. —Une centenaire, qu’est-ce que c’est? —Une centenaire, c’est quelqu’un qui a vécu un siècle. —Qu’est-ce que c’est, un siècle? C’est vieux? Et Mme Aymeris, à bout de ressources, eut recours à une image. —Le poirier qui ne donnait plus de fruits, tu sais, en bas du jardin, près de tes poules et de tes lapins, le tronc sur lequel grimpent des capucines? C’était un centenaire, on en a fait des bûches. —Ah! Et tout le monde était devenu pour Georges, les enfants exceptés, des _centenaires_, ceux qu’on emporte ailleurs, ceux qu’on abat comme des arbres. Tel un oiseau des îles, rare et dépareillé, Georges, seul dans sa cage, voyait au travers des barreaux des gens faire des choses interdites à lui, et il ne rejoindrait jamais ces centenaires. Plus de Ranelagh, à cause de l’humidité des pelouses et des quinconces; défense de s’approcher des autres enfants qui ont la coqueluche ou des éruptions mal guéries. Autour du Lac, levant la tête, autant dire tenu en laisse par Nou-Miette, il assistait aux derniers fastes de l’Empire. C’était une procession de calèches, de daumonts, de «mylords», des livrées et des harnais de gala, plusieurs rangs de voitures d’où débordaient des crinolines, un roulement sourd dans l’avenue de l’Impératrice; ces cortèges, qui passaient au-dessus de la ligne d’horizon comme des poussières dans un rayon de soleil, faisaient cligner les yeux de Georges, et ses oreilles bourdonnaient encore quand il regagnait la triste maison des siens. En juin, c’était Dieppe, où il habitait une autre maison de centenaires, celle de ses cousins Voinchot; Dieppe, maintenant sans Jacques, jadis bâtisseur pour son petit frère Georges, de châteaux en galets, de forteresses où brillaient des cabochons de verre, des fragments de bouteilles polis par le flux et le reflux, et qui ressemblaient à des émeraudes. Il y avait aussi du silex aux marbrures d’onyx, des coquillages; le sable et des herbes marines encroûtaient leurs arêtes. Miss Ellen veillait à ce que Georges pateaugeât à marée basse, pour affermir ses chevilles dans l’eau salée des flaques; mais Nounou tenait pour dangereuse la pêche aux crevettes. Georges traînait au bazar du Casino, aguiché par les sébiles russes, une pacotille d’objets algériens, des chinoiseries et des lanternes japonaises; à l’atelier de l’artiste-photographe, c’étaient des presse-papiers de grès sur lesquels les voiles d’un brick se gonflent, un paquebot lutte contre la tempête; sur un autre galet, le pinceau de M. Julius avait peint une mouette qui rase la «surface de l’onde», un oiseau aussi grand que ces barques polletaises, dont les rameurs en bonnet de coton piquent de rouge un ciel de tempête: cruelles tentations pour Georges qui n’était pas très riche. Nou-Miette grognait: —Et dire qu’il y a des petits comme toi, qui n’ont même pas de pain à se mettre dans le ventre!...—Georges regardait, du coin de l’œil, les ivoiriers de la Grande Rue. Le pauvre Jacques avait-il assez raillé les stations de Georges devant les vitrines, pleines de poupées-baigneuses, de marchandes de harengs et de ces figurines en terre cuite que modelait alors le fameux Graillon. M. et Mme Aymeris défendaient à Georges le bal d’enfants, comme tous les plaisirs de son âge, dont il se sentait peut-être moins privé, car la froideur de son sang avait fait de lui un petit vieillard, déjà un «centenaire» lui aussi. Pourtant les lois infrangibles qui régissaient ses jours comptés, se relâchaient un peu pendant les quelques semaines à Dieppe; il s’allégeait de ses châles de laine, des cache-nez, des guêtres, des pompons de soie bleue, cousus à son chapeau pour protéger ses oreilles en hiver. Oh! le froid de ces longs corridors de Passy, de ces dalles noires et blanches, de ces hauts murs d’où l’humidité suintait! Un seul poêle à bois chauffait l’ancien rendez-vous de chasse d’un fermier-général devenu, sous Louis XVIII, une école de Maristes, puis qu’Emmanuel-Victor avait loué «pour y camper tant bien que mal dans la banlieue.» Georges, se rendant d’une pièce dans l’autre par les couloirs, pliait sous la charge des paletots et des plaids que «ses femmes» jetaient sur ses épaules. Mme Aymeris, jusqu’à son mariage ignorante des précautions, subit l’influence de la crainte et du chagrin, devint capable, pour Georges, de menus soins qu’elle eût jugés absurdes, du temps de Marie et de Jacques; s’était-elle avisée que les grosses tranches de viande fussent mauvaises pour l’intestin? Et ces heures d’escrime, de gymnastique, de cheval? Si c’était à refaire! Et Mme Aymeris levait les bras au ciel, quand Miss Ellen lui disait: —Madame, chez nous, les enfants mangent des purées et des légumes; on a tué master Jacques avec les «joints»[1]. Miss Ellen avait, à ses débuts dans la maison Aymeris, voulu installer une _nursery_, avec le régime britannique. Nou-Miette s’était gaussée de «ces manières». Elle bouda, et Mme Aymeris lui obéit. Selon cette campagnarde, les bains, les jambes nues, c’était bon pour «les Angliches». —Il faut être des Turcs, pour résister à l’eau froide—disait-elle.—Les petits Français portent des bas et sont propres, sans avoir des baignoires comme des femmes de mauvaises mœurs. Ah! Madame ne voudrait pas!... Note Jojo n’est pas un sac à bière, i’n’sera jamais un hercule de force, comme mon pauvre Jacques! il lui faut de la bonne viande saignante et qu’il n’attrape pas froid... Mme Aymeris ajoutait un caleçon de futaine, un gilet de tricot, et les prescriptions devenaient encore plus rigoureuses dans leur absurdité. On allait s’occuper de l’instruction de Georges, à huit ans. S’ils hésitaient entre les différentes hygiènes, les Aymeris n’avaient pas de doute quant à la supériorité des femmes pour cultiver l’esprit d’un enfant délicat. Des maîtresses viendraient, chacune une demi-heure à la fois, pas plus, mais tout le long du jour, dispenser, «en se jouant», les multiples bienfaits de leurs respectives lumières. Georges apprendrait «en s’amusant». Nou-Miette eût volontiers «fichu ces savantes à la porte». —Ces drôlesses-là, elles ne me donneraient même pas la main, bien sûr!—ricanait-elle. Soit incapacité d’un effort, ou par la faute des professeurs qui avaient ordre d’être indulgents, Georges apprenait mal, et la lecture le congestionnait. Il s’allongeait sur les sofas, dessinait, griffonnait au crayon de petites compositions littéraires, qu’il déchirait dès que finies. Il écoutait tante Caroline toucher du piano. Mme Aymeris lui enseigna les notes de musique, mais s’il avait de la mémoire pour les mélodies, et la voix juste, il ne retenait point le nom des notes. Mme Aymeris se munit d’un solfège dont elle le poursuivait jusque dans les escaliers; elle s’asseyait sur les marches, Georges s’obstinait-il à y demeurer, ne le lâchant plus qu’il n’eût reconnu un _fa_ d’un _ut_, un _dièze_ d’un _bémol_, une _croche_ d’une _ronde_. —Faites-lui entendre de la musique!—disait M. Aymeris. Je veux que mon enfant en entende de la bonne, tout de suite. Il voudra en faire aussi. J’ai trouvé dans les souvenirs de Georges ce dialogue de son père et d’une certaine Mme d’Almandara. (Du journal:) _Quand Fernande d’Almandara, ex-premier sujet à l’Opéra, détaillait un air de la Juive, son grand succès d’antan, ou apportait la_ Prière _d’une_ Vierge (_(elle était pianiste et pinçait de la guitare_), _mon père l’interrompait sans pitié_:—_Ma chère Fernande, pas de ces fadaises, je vous en supplie! Vous donneriez à Georges de mauvaises habitudes. Il y a tant de chefs-d’œuvre! Pourquoi pas l’_Adélaïde _de Beethoven? Vous la «disiez» si bien, quand nous étions jeunes! C’est loin, Fernande! Y a-t-il longtemps de cela! Vos boucles châtain se prenaient dans le bavolet de votre chapeau à épis de blé. Dès que Georges en saura plus long, donnez-lui donc des réductions de Gluck! Ah! cet Alceste! et Pauline Viardot! Pauvre voix, mais quel style! Gluck, Beethoven_, les Saisons _de Haydn! Ma chère, c’est chez mon père que Berlioz a fait exécuter pour la première fois le septuor des_ Troyens, _avec Gounod et Mme Charton-Demeure. Ici, l’on ne fera que de la vraie musique. Je sais ce que vous en pensez, ma chère Fernande, vous en tenez pour le_ Bel Canto, _les vocalises à l’italienne, la_ Cenerentola! _Madame Alboni et la petite Patti! Vous êtes une cantatrice!—Ce n’est pas si mal, soupirait Fernande, et peu importe la nationalité du compositeur et de l’interprète, pourvu qu’on distraie le mioche. C’est des côtelettes toutes crues, que je lui ferais avaler, avant du Beethoven! Tonifiez-le, faites-lui des muscles... Dieu sait ce que sera demain, pour lui!... Mon père ne me savait pas là, mais je l’ai bien entendu. Mon père s’émouvait alors et, plus bas, questionnait Mme d’Almandara:—Il est pâle, n’est-ce pas Fernande? Ah! si nous n’avions pas l’horrible souvenir de notre Marie et de notre Jacques! Il est vrai qu’au dire de mes parents, je n’avais que le souffle à l’âge de Georges. Et je suis encore là, sur mes deux pieds! Tout de même, Georges me navre..._ _Toute conversation dans ma famille prenait vite un tour mélancolique; on évoquait sans répit les jours de deuil. J’étais comme le fils d’un gardien de cimetière parmi les saules pleureurs; on entretenait les tombes autour de moi, on m’en creusait une, on m’enterrait vivant. Je ne comprenais rien aux silences, sans doute pleins d’un sens poignant, où se perdait mon imagination._ * * * * * Suivait ceci: _Mes tantes déblatéraient à la cantonade. Elles parlaient en canon, l’une reprenant la phrase de l’autre, à un autre diapason:—Georges sera un mollusque, si Alice et Pierre ne le mêlent pas aux autres gamins de son âge, disait Caro à sa sœur.—Oui, Georges sera un mollusque, répondait tante Lili; mais si Alice avait pour deux sous de bon sens, c’est nous qui le prendrions en main, ce petit, et nous en ferions quelque chose. Pierre et Alice se débrouilleront, que veux-tu! Ceux-là, ce qu’ils ont peu le sens de l’éducation!..._ _Ma mère prétendait que mes tantes la souhaitaient morte, qu’elles n’aspiraient qu’à remplir sa place. Mon père prenait leur défense:—Du moins, elles sont discrètes, mes bonnes sœurs, on ne les voit plus... Te donnent-elles des conseils, à toi? Je t’en prie, Alice, de l’indulgence! Tâche de les comprendre. Leur haute intelligence n’a pas d’exutoire. La vie est dure dans notre classe, pour les femmes célibataires..... Que veux-tu qu’elles fassent? Ce qui manque à Lili et à Caro, c’est la tendresse d’un mari; j’aurais dû les laisser libres d’en choisir un._ _—Peut-être! Mais pourquoi ne donnent-elles pas des leçons comme maman? Elles me méprisent, elles nous jugent, et comment! Hier, je les écoutais, elles en avaient après nous:—Ah! cette nourrice, cette Miss Ellen! Des mercenaires, des exploiteuses. Alice et Pierre n’y voient que du feu. Un beau jour, ils sauront ce qu’ils ont fait!—Et elles ricanaient.. Oh! ce ricanement! Pourquoi en veulent-elles tant à Miss Ellen?_ _—Alice—implorait papa—ne sois pas si nerveuse! Elles ont leurs principes: nous n’avons que de la tendresse et des craintes pour notre tardillon. Miss Ellen est une fille parfaite, Georges l’aime bien, laissons parler mes braves sœurs..._ _Pauvre maman! J’avais, en pareil cas, envie de me jeter à son cou. Je ne concevais pas qu’elle pût se tromper._ * * * * * Ailleurs: _Miss Ellen s’était assouplie et pliée à nos coutumes depuis son arrivée en France, deux ans auparavant; elle était descendue chez une parente à elle, Mrs Randall, ancienne gouvernante qui tenait un petit magasin de papeterie et de livres anglais, rue d’Aguesseau. Ellen avait traîné par le faubourg, dans des logements de cochers chics, avec des nurses. Mrs Randall, imbue des traditions de l’aristocratie où elle avait elle-même servi, tenait à ses principes et croyait au rang. Ellen était d’une autre extraction que ces serviteurs de la haute finance, elle dérogerait, selon Mrs Randall, en se liant avec eux. Par l’entremise d’un fournisseur, celle-ci avait pu caser Ellen plus loin du quartier des Champs-Elysées et de ses tentations; par hasard, c’est à Passy, chez nous, qu’Ellen s’était engagée._ Les fonctions d’Ellen Mac Farren auprès de Georges consistèrent à lui apprendre la langue anglaise par le jeu et la conversation. Paresseuse et sentant le faisceau des Aymeris trop compact pour qu’elle glissât, par le moindre interstice, un peu de son autorité auprès de _l’enfant-tunique_, elle avait accepté d’être en sous-ordre de la toute-puissante Nou-Miette, afin de jouir des avantages d’une maison confortable, d’une vie facile et cossue. La veuve Randall envoyait à Georges des bibliothèques entières de toy-books[2], des albums d’images en couleur, _Little Bo-Peep_, _Jack and the Bean Stalk_, des légendes de revenants, des contes fantastiques en quelques lignes, des histoires où les Anglais excellent à faire parler les animaux, pour les petits enfants. Les gravures en taille-douce, dans une édition abrégée de Dickens, eussent tenu Georges des semaines enfermé, hors d’atteinte, lui semblait-il, de ses tantes qui n’admettaient que l’Histoire de France. Il était heureux loin du mobilier d’acajou, des vases d’albâtre, du _Tireur d’épine_, de la _Vénus de Milo_ et autres bronzes par quoi les clients témoignent à un avocat ou aux médecins, de leur reconnaissance et de leur manque de goût. Georges aurait voulu les connaître, les héros de Dickens et ceux des légendes qu’il croyait vivre pour de bon dans un monde où le transportait son imagination. Combien il les préférait aux personnages de Mme de Ségur, de petits sots et des parents ennuyeux, qui parlent comme les tantes Aymeris! —Miss Ellen, quand vous irez chez vous, emmenez-moi! Connaissez-vous Mr Pickwick? Et David Copperfield? Et la Belle et la Bête? Et le Prince Grenouille? Est-ce qu’on les rencontre? Sont-ils ressemblants, dans mes images? Ellen fit encadrer des chromos, extraits des numéros de Noël du _Graphic_ et de l’_Illustrated London News_; Georges contemplait, quand il se réfugiait chez elle, des paysages d’Ecosse, certain château moyenageux aux fenêtres flamboyantes, par un clair de lune qui bleuissait la neige d’un _Christmas Eve_[3]. Le pendant était une salle de bal; des chasseurs en habit rouge buvaient à une table de souper. Il y avait aussi des chevaliers en cotte de mailles, des châtelaines vêtues d’orfroi et d’hermine, des écuyers galants, des Indiens enturbannés, des convois d’éléphants et des voiles sur des flots d’azur; un paysage, l’Himalaya perçant de ses cimes le lapis d’un ciel oriental. —Racontez, racontez, Miss Ellen! Comme c’est beau! Et Miss Ellen enfilait des histoires jusqu’à ce que les tantes, s’avisant que Georges n’était point au salon, demandassent à Mme Aymeris:—Où est-il? Encore parti? Toujours avec l’Angliche? La place de Georges ne serait-elle pas plutôt auprès de nous? Et Mme Aymeris songeait aux courants d’air, à la fenêtre toujours ouverte chez Miss Ellen.—La fureur des Angliches: l’air! Fresh air, fresh air! ricanaient ces demoiselles pour alarmer leur belle-sœur.—Nous, nous sommes des Françaises! Georges allait s’enrhumer! Et il descendait à l’appel de sa mère, dans la pièce aux fauteuils symétriques, dont le velours était d’un vert pisseux. Il y retrouvait l’accablant ennui du _Salon des Centenaires_.—Où est ma boîte à modelage? Tantes, qu’est-ce que vous voulez que je fasse? J’ai assez de vos jeux d’oie, de vos dominos... Georges bâillait. Ces demoiselles grommelaient:—Alice! Hein? Avais-je raison? Il était encore avec la Miss! Mais, mon pauvre enfant, la Miss est ici pour te laver, te nouer ta cravate, rien de plus! Je parie qu’elle te parlait de ses chevaux, de ses grooms? —Mais non, c’était des voyages. —Allons, une partie de _bataille_, mon chou! Lili, Lili, fais donc une partie avec Georges! L’enfant s’enfuyait déjà; on le rattrapait. —Non! Rendez-moi ma boîte de modelage! Il n’y avait que cela qui l’amusât, ou les gravures. Lucile et Caroline, ensemble, explosaient: —Permettre à Georges de pétrir de la pâte plastique! Ça sent bien mauvais et ça empoisonne les enfants. Le modelage? un métier de maçon! Aussi, faisons de lui un contremaître, un plâtrier, un mécanicien... Dieu sait quoi!... Et, menaçant Georges:—Tu t’appelles Aymeris, mon cher, ton grand-père s’appelait Emmanuel-Victor Aymeris! Il était bâtonnier de l’Ordre des Avocats, noblesse oblige!... Mme Aymeris embrassait Georges, l’emmenait dans le vestibule, après avoir regardé les belles-sœurs avec rage, et elle claquait la porte. —Tu n’as pas pris froid, au moins, là-haut, chez Miss Ellen? La fenêtre était-elle ouverte, mon mignon? Mrs Randall passait le dimanche à Passy, prenait le thé avec Miss Ellen. Mme Aymeris, bienveillamment, causait avec la libraire qui se crut autorisée à décrire la situation de ses autres neveux et nièces, orphelins dans la banlieue de Londres. L’un, Thomas, fréquentait une école qu’on ne pourrait bientôt plus payer; il y avait une chétive fillette de dix ans et demi, à peine plus vieille que Georges, Jessie, qu’il faudrait placer quelque part «sur le continent», à Paris, sans doute, puisqu’elle aurait là, du moins, en Mrs Randall, une correspondante. Celle-ci espérait que Mme Aymeris voudrait bien, en plus d’Ellen, patronner Jessie; mais la fillette n’était ni assez âgée ni assez instruite pour être gouvernante d’un enfant; sa tante l’occuperait d’abord dans son commerce, quoique la patronne suffît pour répondre à la clientèle, dans un magasin qu’eussent rempli trois personnes assez mal avisées pour y faire emplette à la fois. Et le logement en sous-sol! Alice Aymeris s’émut. M. Aymeris, après quelques hésitations, décida que Jessie viendrait auprès de sa sœur Ellen et serait la compagne de Georges. Les sœurs de l’avocat crièrent au scandale. Lili ferait une exception; cette fois, c’en était trop! Elle se promit qu’elle «secouerait» Alice, de la «belle façon». Elle lui dit: —Eh quoi! Tu as détruit ta santé, tu te mines d’inquiétude pour tes enfants à toi, tu as perdu Jacques et Marie, et tu vas recueillir une vagabonde, une inconnue, on ne sait quoi! D’ici quelques années, ce seront des rapports très gênants pour les enfants et pour nous. Une étrangère de plus!... Ça nous apportera la fièvre... Pierre a déteint sur toi, avec son besoin ridicule de faire le chien du Saint-Bernard! Comme si tu étais à court de responsabilités! Vous êtes fous, ton mari et toi, d’associer une fille à la fille manquée qu’est votre tardillon!... Caro me le disait pas plus tard qu’hier: _Vous ne vivez que dans les embrouilles!_ Est-ce que nous nous jetons à la tête des autres, nous? Nous avons toujours été _discrètes_, mais cette fois, c’est moi qui parle au nom de la famille, pour la mémoire d’Emmanuel-Victor, notre père! Il n’y a que nous qui ayons le culte de notre nom... Les Aymeris songeaient parfois à adopter une fille, leur Marie leur manquait tant! Peut-être Dieu leur envoyait-il Jessie: ils laissèrent dire, et, vers la fin de l’automne, la petite Anglaise fit son apparition. Lorsque Georges Aymeris me parlait de cette époque, il revoyait toujours avec mélancolie sa première rencontre avec l’enfant dont il me donna le daguerréotype. (Du journal:) _Elle était descendue de l’antique berline du Bâtonnier, devant le perron du «château», dans une jupe de tartan rouge et noir, plus courte que ses pantalons; ses bas étaient couleur magenta; une toque de faux astrakan se tenait verticalement sur un front bombé; ses yeux hagards et à fleur de tête s’ouvraient jusqu’à ses oreilles, où des boucles de cheveux étaient collées par le sel marin, la tempête ayant fait rage entre Southampton et le Havre. Des mains osseuses, vertes et transparentes laissèrent choir sur le marchepied de la voiture une cantine mal ficelée, d’où s’échappèrent des rubans, d’innombrables chiffons, un peigne édenté, une brosse sans poils et un savon. Miss Ellen nous présenta Jessie. Jessie grimaça un sourire triste et niais, rougit et se moucha; elle avait un rhume de cerveau, qui devait, hélas! devenir chronique. Sa voix nasillarde et sourde semblait sortir de son front. N’eût-elle fait tant de peine, dès l’abord on l’aurait prise en grippe, comme certains malades d’hôpital, qui découragent par leur seule apparence les meilleures intentions. J’embrassai Jessie, cela nous gêna tous les deux. Jessie monta dans la chambre de Miss Ellen. J’entendis mes tantes ricaner:_ _—Magnifique, la découverte d’Alice et de Pierre!_ _Je pleurai d’énervement. Je la trouvais très gentille!_ Ainsi Georges dépeint, sans l’embellir, l’objet de son premier amour. * * * * * Les premiers temps furent difficiles, mais l’intruse fit quelques progrès dans la langue française; appliquée et studieuse, on la cita comme exemple à Georges, l’isolé jusqu’ici sans émulation. Mme Aymeris fit de son mieux pour s’attacher à la gamine; trouverait-elle en Jessie Mac Farren «une sœur» pour son fils? En dépit de leur égal mutisme, Georges et Jessie formèrent une sorte de camaraderie; de sourds-muets. D’apparentes affinités agrafaient l’un à l’autre ces enfants qui se sentaient perdus dans l’univers. Ellen les apprivoisa petit à petit. Au parc, Jessie fut partenaire dans des jeux paisibles. L’égyptologue enfouissait dans la terre des statuettes de cuivre, des bougeoirs, des médailles, des vases de verre, espérant les ternir et qu’il y fleurît de ces irisations de paillettes métalliques, si chatoyantes dans les vitrines du Louvre. Des jupes claires, des tabliers à «frills» au milieu des massifs de lilas, égayèrent les allées ombreuses et le gazon où les arcs d’un croquet étaient coiffés d’une fiche de couleur. Mme Aymeris chargeait Miss Ellen de répandre autour d’elle la gaîté de la jeunesse. Jessie essuya maintes fois la mauvaise humeur de Caroline et de Lili, qui l’appelaient «l’emplâtre», parce qu’aux leçons _modérées_ de gymnastique et de danse, où elle se rendait comme à la guillotine, Jessie, semblant pétrifiée, aux ordres de la monitrice, n’avançait que si Georges en faisait autant. Pareille à toutes ses compatriotes, elle avait de «bonnes manières». Mrs Randall l’avait dit: —Vous auriez pu croire, Madame, que ma nièce ferait tache dans votre intérieur, mais chez nous, il n’y a qu’un modèle, pour les sujettes de notre reine Victoria, une seule chose compte: les manières. La «school mistress», la mère, l’institutrice ou la nurse nous donnent les mêmes habitudes, aux riches et aux pauvres. Jessie est d’humble condition, mais _she has the manners of a perfect lady_[4]. Elle se tenait bien à table, rangeait parallèlement sur l’assiette, quand elle avait fini d’un plat, sa fourchette et son couteau. Georges ne les posa plus sur la nappe, par peur de la salir; il ne «sauça» plus avec son pain; il ne s’appuya plus au dossier de la chaise; garda sa serviette pliée sur ses jambes; «affectations d’outre-Manche», auxquelles les tantes se seraient laissé prendre, si Jessie eût été «la fille d’une duchesse». Mme Aymeris s’en amusa, mais n’attachait pas au protocole de la nursery autant d’importance que son époux qui, par profession, avait fréquenté le monde élégant et la Cour Impériale. M. et Mme Aymeris se congratulèrent d’avoir recueilli l’orpheline. Si elle n’était pas «une aigle», en voici une qui ne ferait de mal à personne!—Il était agréable que les enfants eussent ces jolies façons que les Anglaises savent imposer aux bambins. [Illustration] Mesdemoiselles Aymeris fulminaient. —Rule Britannia! On change les couverts à chaque service, maintenant, chez les Pierre! C’est des bouffonneries du _Bourgeois gentilhomme_, les Pierre sont tout à fait fous! Est-ce que leur Ellen et leur Jessie, dans leur taudis londonien, avaient des cuillers et des fourchettes de rechange? oseraient-elles faire leurs giries dans l’office? Et ça veut donner des leçons à une famille Aymeris! Pour Pierre, j’admets que ça l’amuse... Mais Alice! L’Alice de la rue d’Ulm! Cela ne fera pas qu’elle n’appelle un Président: _M. le Conseiller_, et qu’elle ne coupe la parole à ses convives, pour lancer une opinion à briser la carrière de mon frère! Aussi Pierre recommence-t-il à dîner dehors, il n’est plus jamais chez lui le soir. Nou-Miette, par exception, prenait le parti des tantes: —Je n’ai plus qu’à m’rentourner chez moi, Monsieur et Madame n’ont plus besoin de mes services, puisqu’il y a des Angliches chez eusses... Elle prépara ses malles. Mme Aymeris, toujours dupe des singeries de la Nivernaise, augmenta les gages, lui offrit une vache et un âne pour «le pays», lui fit jurer que jamais elle ne quitterait Passy, cette chère nounou, «de moitié dans le deuil des Aymeris», celle à qui Marie et Jacques avaient donné ce nom sacré de Nou-Miette! La nourrice, entre deux sanglots, jura qu’elle fermerait les yeux à ses bons maîtres. Mais son mari la rappellerait un jour....—pleurnichait-elle—elle filerait au pays, quand Jojo serait au collège, Madame devait comprendre; elle avait sa maisonnette, son champ, que Monsieur et Madame lui avaient achetés. Et le frère de lait de ce pauvre chéri de Jacques, son Jacquot à elle?... Elle reviendrait quand Madame aurait besoin d’elle... par exemple à son _lit de mort_. Lili et Caro «s’éclipsèrent». Les Pierre étaient chambrés par leurs domestiques. Elles ne se mettraient certes pas entre l’arbre et l’écorce. * * * * * Les vacances de 1870 approchaient. M. Aymeris venait d’acquérir le domaine de Longreuil, près de Trouville; la restauration du manoir était en cours, quand des rumeurs de guerre firent suspendre des travaux entrepris en vue de longues saisons à la campagne, où Georges devait trouver la santé. Longreuil étant inhabitable encore et les événements se compliquant, on pensa à Dieppe et aux cousins Voinchot dans la hâte de fuir Paris. En cas de guerre, de désordres civiques, l’enfant aurait en ces cousins des parents à qui l’on pourrait s’en remettre; ils ne demanderaient pas mieux que de recevoir «Georges et sa smala». M. et Mme Voinchot louèrent, à côté de leur maison, des chambres pour la «suite» de Georges, selon la formule de la _Gazette Rose_. Mme Aymeris, vers le 10 juillet, fit partir son fils; plus nerveuse que de coutume, elle s’occupa des préparatifs, des provisions de vêtements et de médecines, rédigea une liste de livres, avec de minutieuses recommandations pour cette absence, de longue durée peut-être, puisque Alice pouvait se trouver retenue auprès de son époux qui avait ses devoirs à Paris. Les tantes admirèrent cette abnégation maternelle, mais n’offrirent point d’accompagner l’enfant: —En temps de trouble, on reste chez soi, pour défendre sa porte. Les Voinchot chercheraient des professeurs: il fallait que Georges travaillât un peu. Les amis dirent:—Les Aymeris ont des idées comme personne! La guerre ne se déroulera pas en France, mais en Prusse, la paix se fera à Berlin. A Dieppe, c’était la pleine saison des bains, la fête. La chaleur avait chassé vers les plages et les montagnes une foule de Parisiens. Les drapeaux claquaient au vent, l’orchestre de Musard donnait des concerts trois fois le jour, des montgolfières étaient lâchées, des courses en sacs, des mâts de cocagne, des retraites aux flambeaux complétaient le programme. Les Français voulaient être gais pour cette guerre, triomphe facile des Aigles Impériales, fanfares de victoire à travers les plaines du Rhin. Et commença la promenade militaire au son du tambour et des clairons joyeux. A la grille du casino, à la sous-préfecture, les baigneurs faisaient la queue devant les télégrammes piqués sous le verre d’une boîte tricolore. _Guerre_, _Roi de Prusse_, _Bismark_, _casques à pointe_: ces mots nouveaux vibrèrent dans les oreilles des petits enfants qui faisaient des pâtés de sable et des forteresses de galets, tandis que le ciel de France s’assombrissait vers l’Est. Les cousins lisaient les journaux. Georges était-il présent? on les repliait, on faisait _chut!_ en se mettant un doigt sur la bouche, et l’on changeait de conversation. Un jour, sur la place Duquesne, une bande d’hommes cria: A Berlin! à bas Guillaume! Et ils avaient l’air fort méchant. Maman ne venait toujours pas. Pourquoi ne venait-elle plus à Dieppe? Georges lui envoyait des lettres à lui dictées par Miss Ellen. Enfin, Mme Aymeris fit une apparition de deux jours et, un soir, s’en retourna disant:—Mon adoré, nous sommes en guerre, je suis plus utile à Paris que je ne le serais ici; nos bons cousins me remplaceront. Georges avait eu peur, mais, de même qu’à la mort de Jacques il n’avait pas demandé:—Qu’est-ce que c’est, la mort?—il ne demanda pas:—Qu’est-ce que c’est, la guerre? En août, la fête continue, les hôtels regorgent de monde, jamais Dieppe n’a été aussi brillant. Des voitures couvertes de malles viennent de la gare et y vont. Georges apprend que papa est promu dans la Légion d’honneur, par M. Emile Ollivier, son ami. Georges voudrait voir la rosette rouge d’officier à la boutonnière de son père! Les gardiennes éloignent du casino l’_enfant-tunique_, Jessie et Georges longent les talus de la route d’Arques, cueillant des scabieuses et des chandelles; on écarte Georges de la foule des crieurs et des marchands de journaux. Les dépêches sont mauvaises, et encore une fois les visages rembrunis des grandes personnes s’efforcent de sourire en parlant à Georges. En face des Voinchot demeurait un négociant en charbons, Gerbois, dont Georges connaissait les fils, depuis une de ses premières visites à Dieppe. On lui défend de saluer et même de regarder ces Gerbois, la honte du quartier,—des galopins impossibles, «de la vermine».—Les Gerbois faisaient des pieds de nez à Georges, s’il s’appuyait au balcon en fer forgé des Voinchot. Le modeste hôtel des cousins, avec ses nobles proportions et son badigeon jaune et blanc, date de Vauban, comme la plupart des constructions dieppoises; un palais, aurait-on cru, pour les Gerbois dont le fils Auguste, ce voyou, insolemment campé sur le trottoir, faisait signe à Georges de descendre dans la rue. —Viens donc naviguer ton vapeur dans l’ruisseau! T’as peur de t’salir les mains? Ohé! l’aristo! Miss Ellen attire Georges vers elle: —_Don’t listen, dear, don’t look at those ruffians_[5]. Dans son premier sommeil, un soir, Georges est réveillé en sursaut; il y a grand vacarme, le marché aux Veaux est plus éclairé que de coutume. Nou-Miette ouvre la croisée, écoute. C’est une chanson effrayante et magnifique: _Allons, enfants de la Patrie! Le jour de gloire est arrivé... Qu’un sang impur abreuve nos sillons!_ —Qui est-ce qui crie si fort? Je ne veux pas entendre. Viens, Miette!—supplie Georges, à moitié endormi. —Dors, ce n’est rien! Ces vilains Gerbois ne sont pas encore couchés. Ils font de la musique. —C’est-il un feu d’artifice, comme au 15 août? la fête de l’Empereur, dis? Des feux de Bengale, dis? On va tirer le bouquet? Il se bouche les oreilles, ayant horreur des détonations. Il veut voir Jessie. A-t-elle peur? Où est-elle? Les pavés résonnent sous les semelles à clous des enragés danseurs de ronde.—Vive la République! A bas les traîtres!—crient des voix avinées. On referme la fenêtre, les volets, les rideaux. Nou-Miette embrasse Georges et l’appelle «mon pauvre petit». C’est la nuit du 4 au 5 septembre. Georges n’y pensera jamais plus sans un frisson. Deux jours après, l’enfant et ses femmes sont à bord de l’_Alexandra_, paquebot à destination de Newhaven. Le pont n’est qu’une masse de voyageurs, de malles, de ballots d’émigrants, en un mélange des trois classes de passagers, un amoncellement de bagages retenus par des cordes. Sur le quai, des bras agitent des mouchoirs, et c’est encore la _Marseillaise_ parmi les sifflets du départ, le clapotis des aubes, les adieux jetés du bateau à ceux qui restent. L’_Alexandra_ n’est pas à un mille en mer qu’il incline sur l’un de ses flancs, et des centaines de voyageurs, sacs et valises, roulent les uns sur les autres; les bagages avec Georges et Jessie, assis dessus, s’écroulent et sont précipités dans la cale aux marchandises, qui n’est pas encore close. Un tumulte se produit; puis le navire exécute une manœuvre; la plage de Dieppe, la ligne des falaises apparaissent à l’avant, comme si l’on retournait en France: l’_Alexandra_, trop chargé, rentre au port. De nouveau, c’est la rue d’Ecosse et la boutique des Gerbois. La ville de Dieppe est remplie de familles en fuite, de voitures, de malles. Les cousins Voinchot préviennent M. et Mme Aymeris. Quel parti prendre? «Faites-les échapper coûte que coûte» télégraphie-t-on, «prenez la patache pour Boulogne ou le Havre, impossible quitter Paris.» Mais le _Brighton_ fera un voyage supplémentaire ce soir et c’est la couchette d’une cabine où l’on borde Georges Aymeris à côté de Jessie. Ellen et Nou-Miette sont étendues sur le plancher. Les scènes de la veille recommencent, plus émouvantes dans le mystère de la nuit. La machine gronde, le vaisseau tremble, la sirène gémit et, bientôt, ruisselle l’eau sur les vitres; un balancement vous berce, puis vous déchire les entrailles, la lampe oscille, des vaisselles se brisent, des commandements rauques s’entrecroisent sur le deck, le vent hurle: Georges s’engouffre dans la tempête. Est-ce cela encore la guerre? La fatigue, plus forte que l’orage, dompte l’enfant. Il rêve, il a un cauchemar, les petits Gerbois lui font chanter la _Marseillaise_ tandis que le steamer poursuit sa course vers la rive amie, où il déposera, au matin, sa cargaison de fugitifs. Comme dans les images de Mrs Randall, voici une campagne trop verte que Georges de son wagon regarde filer; il grignote des sandwiches. Quelques heures après, c’est une immense gare sans bruit ni mouvement, la rue aux boutiques fermées, des cloches d’église, un midi de dimanche à Londres. La haridelle d’un _four wheeler_[6] à galerie trotte le long des avenues désertes, contourne des squares et s’arrête devant le jardinet d’une maisonnette, cube en briques, pareil aux autres cubes voisins, que trouent des fenêtres à guillotine, comme des joujoux anglais. Ce sera la résidence de Georges, sur la terre d’exil, en ce pays des surprises, si loin, si loin de Paris, des marronniers de Passy, du Bois de Boulogne et des tantes! Georges se sépare de tout ce qu’il n’aime pas, de sa cage, des centenaires, de la _Marseillaise_! C’est délicieux ici! Le tapis cramoisi de l’escalier minuscule! La cheminée du salon, bourrée de papier rose, vert et argent, en papillotes! Et ces rideaux de dentelle blanche, qui traînent sur le plancher! Magnificence! Une glace avec un cadre aux épaisses volutes d’or reflète un berger et une bergère en biscuit de couleur, qui s’envoient des baisers; un guéridon noir, aux incrustations de nacre, est soutenu par un nègre, et des carrés de guipure ornent le dossier des sièges, si hauts qu’il ne pourrait s’agir pour Georges d’y grimper. Serait-ce là, le _Paradis_? Derrière le grand salon, un autre plus obscur donne sur des cours de briques, couleur de l’aubergine. La propriétaire porte un bonnet de veuve et un châle rouge: une Mrs Vivian, avec son fils Tom, de même âge que Georges. Cette dame, ne dirait-on pas une seconde Mrs Randall? Elle fait visiter les appartements et sourit, engageante; master Tom lève les stores, indique à Georges la rue qui mène aux bons coins de la grande métropole où tantôt ils se dirigeront. Quels plaisirs en perspective... Nou-Miette se mettra au niveau des circonstances. C’est elle qui fera la cuisine. Il le faut bien! en attendant que Mrs Vivian lui trouve une «cook».—A la guerre comme à la guerre! Si elle juge ces travaux trop humbles, d’autre part n’est-elle pas la gardienne d’un trésor? Miss Ellen, n’étant plus que l’interprète de Nou-Miette, devient Ellen tout court. Les rôles sont renversés. La nourrice maugrée et se rengorge, elle est «chez elle», sans patrons à ses trousses. La liberté! Georges est un prince qui se promène incognito. Le matin, on va aux provisions chez les bouchers, les épiciers de Brompton Road; on regarde les omnibus, les _hansoms_[7], les charrettes des maraîchers, qui portent à Covent Garden de quoi fleurir et alimenter l’immense métropole; nos Parisiens s’habituent vite à la circulation vertigineuse, qu’arrête, d’un signe bref, le policeman royal et paternel. Des personnes inconnues qui, pourquoi?—se demande Georges—viennent à Walton Place déposer des cartes. Il se mit à faire des visites quotidiennes à des familles de la colonie française et à des Anglais. Il dut aller à l’ambassade, Nou-Miette ayant des lettres à communiquer au chancelier, le «correspondant» de Georges. La Nivernaise devenait une sorte de courrier de cabinet. Par économie, ils marchaient des lieues et des lieues, parfois s’offraient le luxe du métropolitain; mais l’odeur du charbon donnait à Georges des crises d’asthme, et ils marchaient de nouveau à travers les parcs, les squares, s’égaraient, même avec un plan de Londres que Georges déchiffrait assez adroitement, malgré l’extrême complication de cette toile d’araignée teintée de noir, de bleu et de jaune. Du milieu des parcs, en hiver, on voyait le soleil rouge, dès trois heures, se cacher dans une brume qui se répandait alentour en nappes âcres et glaciales; Nou-Miette se hâtait vers un intérieur ami, où ils se réchaufferaient avec du bon thé et apprendraient des nouvelles de la guerre. Au retour on passait invariablement par l’ambassade de France. Au coin d’Albert Gate[8] et de Knights-bridge, des «placards» donnaient, en grosses lettres, des informations «sensationnelles»; la foule se battait pour obtenir les derniers journaux français parus, Georges manquait d’être écrasé, suppliait sa nourrice d’aller au Civet Cat contempler les poupées de cire et les boîtes de décalcomanie; mais Nou-Miette rencontrait des «payses» et elle n’eût renoncé à ces glorieuses fins de journée, ni pour le châle d’Ecosse qu’elle guignait depuis les froids, mais qui était trop cher, ni pour le chapeau de «lady» qu’on lui conseilla de substituer à son «too conspicuous»[9] bonnet blanc de Nivernaise. Pour Georges, il n’y eut plus ni heures, ni jours, puisqu’il se réveillait, le matin, dans une chambre où le gaz était allumé; on était oppressé par un brouillard si dense que, du lit, on ne distinguait pas la fenêtre. On déjeunait à la lumière, de même qu’on dînait; il ne travaillait plus, car les professeurs étaient en retard ou faisaient faux bond. Des amis de papa venaient s’informer de Georges et l’emmenaient dans d’étranges endroits. Un certain W. Shard, Esquire, lui fit visiter le _Crystal Palace_. Ce gentleman avait enlevé Georges de Walton Place, sans «ses femmes»; un train était parti d’une gare où il y avait plus de wagons que l’enfant n’en avait jamais vu; on descendit, puis on remonta dans une autre gare, plus grande encore, une serre où vingt Palais de l’Industrie auraient pu tenir aisément. Tout y était en glace et en métal. On n’osait regarder les statues de plâtre, à droite et à gauche, le long des allées: ces corps de femmes et d’hommes étaient sans vêtements! Mr. et Mrs Shard organisèrent, à leur villa de Sydenham, un arbre de Noël. Des enfants chantaient des _Christmas Carolls_ sous les fenêtres que la neige ouatait de ses bourrelets, pendant qu’au salon les cadeaux étaient étalés sur une table autour du sapin symbolique. Le plum-pudding flambait, bleu et rouge; un jeu, _Snap dragon_, consistait à pêcher des prunes au fond d’un bol plein de rhum bouillant; les têtes blondes des garçons et des filles se choquaient l’une contre l’autre et se gonflaient de bosses dans l’excitation de la mêlée. Georges s’écartait, tout hypnotisé par les boules de verre qui, du haut en bas de l’arbre, pendaient comme des lunes au milieu d’étoiles en papier d’or, de chaînes aux anneaux polychromes et de menus bibelots clinquants auxquels on n’avait pas le droit de toucher, car ils servaient tous les ans pour la célébration du solstice d’hiver. Ce fut, ensuite, l’époque des étrennes, à la française. Triste jour de l’an, ce premier janvier 1871! —Qu’est-ce que je vais te donner? Choisis! avait dit un ami de M. Aymeris, le D^r Guéneau de Mussy, médecin des Princes d’Orléans, fixés à Richmond depuis l’Empire. Georges réfléchit, estima qu’un exilé, même à l’âge de dix ans, doit être grave. Il répondit:—Une traduction de Virgile en français. Ce livre fut, apparemment, introuvable, car, au lieu de Virgile, Georges reçut un paroissien en latin; mais ce latin-là n’était pas scolaire, et son professeur se moqua de Georges, comme l’élève insistait pour faire des versions. Il avait promis à sa mère qu’il reviendrait sachant la grammaire latine. Allez donc travailler quand, transporté dans le pays des _Mille et une Nuits_, vous n’êtes plus un petit garçon et courez les théâtres comme une grande personne... Etait-ce pour distraire la smala de Georges? Il se trouvait toujours quelqu’un pour proposer un billet de spectacle, une partie de plaisir, une excursion. Georges s’enthousiasma pour les _Pantomimes de Drury Lane_. Des lettres, dont la pluie et l’eau de mer effaçaient l’écriture, parvenaient quelquefois de Paris assiégé, en Angleterre, par ballon, ou sous l’aile de pigeons voyageurs; elles contenaient de lamentables nouvelles: M. et Mme Aymeris étaient bien malheureux. Maman refusait de la viande de cheval, de rat, de chat; elle souffrait du froid et de la faim. Georges crut que c’était encore de la «pantomime» de Noël. Il y eut à Londres, pendant cette guerre, des aurores boréales et de fréquents incendies, par quoi s’exprimait, disait Mrs Vivian, la colère de Dieu, pour tant de sang humain répandu par la malignité des hommes. Une sinistre réverbération de cuivre, sur les nuages bas, épouvantait Georges à qui Nou-Miette faisait admirer ce phénomène. Implacable dans sa confiance en elle-même, elle n’hésitait pas entre les plaisirs qui convenaient pour le petit nerveux; très curieuse, elle le menait voir la _Chambre des horreurs_ au musée des figures de cire, chez sa compatriote Mme Tussaud. Dans cette _Chambre des horreurs_, un échafaud se dressait, où montait l’assassin Troppmann. Au Lycéum, à l’Adelphi, Georges assista à des drames sanglants, comme à des comédies légères; aux spectacles de l’Alhambra, Allemands et Français s’insultaient, tandis que des gens debout et tout excités entonnaient la _Wacht am Rhein_ et la _Marseillaise_. Le _British Muséum_, les _Zoological Gardens_, _Kensington Museum_ étaient, aussi, d’affriandants buts de promenade. Georges s’y instruisait en histoire avec un professeur, pendant qu’Ellen et Jessie reprisaient le linge à la maison et que la nourrice allait faire l’importante chez de notables réfugiés, à qui elle lisait les lettres de Mme Aymeris. Elle conquit par sa faconde certain avocat, normand d’origine, naturalisé anglais, un certain M^r Perrot de Tourville, duquel M. Aymeris avait acquis le domaine de Longreuil. Pourquoi ce Monsieur s’était-il expatrié? Il habitait une maison de Bayswater, quartier favori des Grecs et des Français, plus que ceux du Sud, et qui passe pour être épargné du brouillard. Les dîners de M^r Perrot étaient succulents. Au centre de la table fulgurait un surtout d’or, avec des fontaines d’essence de rose et des lacs d’argent où s’immobilisaient des cygnes en émail. Des hommes poudrés, en livrée, à culotte courte, maniaient respectueusement des carafons ciselés, de la vaisselle plate, et se tenaient droits derrière chaque convive. —Il y a d’quoi, là d’dans, déclara Nou-Miette,—ce sont des gens très bien, et ce Monsieur n’est pas plus fier pour ça! Nou-Miette dînait à table; les convives ne dépassaient pas le nombre de quatre: Georges, la nourrice, M. et la pâle Mrs Perrot de Tourville qui «s’en allait d’une maladie de langueur». Immobile comme une cire du Musée Tussaud, elle parlait peu. Décolletée, des perles et des diamants dans les cheveux, si Georges faisait mine de l’embrasser, elle se levait, reculait pudiquement: —_Take him away. I don’t allow a boy to kiss me!_[10] exigeait-elle de son mari. Georges rêva de cette dame qui ne voulait pas qu’un petit garçon d’à peine dix ans l’embrassât; il posa des questions auxquelles Nou-Miette répondit:—C’est une malade.—Ceci le ramenait à Passy. Une «centenaire», sans doute? * * * * * Après le dîner, l’avocat faisait avec ses commensaux le tour d’une pièce dont les armoires regorgeaient d’argenterie; des fruits et des fleurs s’y relevaient en bosse: plateaux, aiguières, ustensiles bizarres et gigantesques, comme à la vitrine de certain fameux orfèvre de Bond Street dont la devanture était sommée de l’écusson royal. Des tiroirs Mr P. de Tourville extrayait des miniatures, des gemmes, des colliers, des bagues, des joyaux indiens. Georges redoutait ce sapeur dont le visage était rose, comme peint, et dont la barbe lui rappelait un géant des _Nursery Rhymes_. On apprit, bien des années après la guerre, que l’homme à la barbe bleue était alors en train d’empoisonner sa quatrième femme, après s’être allégé de la troisième en la noyant dans l’Adriatique lors d’une croisière en yacht, et avoir précipité la seconde au fond d’un gouffre, au cours d’un voyage de noces dans le Tyrol. La première, la pudique, qui ne voulait pas embrasser Georges, avait été «traitée» à l’arsenic. En attendant d’être pendu à Vienne, cet étrange criminel faisait largesse de bonbons et de loges d’opéra au petit «refugee», pendant que M., M^{me} Aymeris et les tantes vivaient dans des caves, à Paris. La santé de Georges s’était améliorée, mais en janvier il eut une grippe. Le docteur prescrivit le bord de la mer: Brighton. Une ancienne cliente de M^e Aymeris, la marquise douairière de Hintley, apprit par l’ambassade de France que le fils de M. Aymeris était seul en Angleterre; elle invita l’enfant à Oxlip Hall où Georges ferait connaissance avec d’autres enfants de son âge. Les grandeurs donnant, au lieu d’un vertige, de l’aplomb à Nou-Miette, elle renonça à la mer, elle laissa Miss Ellen et Jessie à Londres et emmena «son garçon», habillé de neuf, chez la dowager[11] Marchioness of Hintley. Ils arrivèrent en gare de Peterborough où les attendaient une berline, un gros cocher rouge comme les citrouilles de Cendrillon, un valet de pied à lévite et poudré à frimas. Il était midi, il faisait un bon froid sec, quand la voiture entra dans le parc. Les arbres étaient comme en diamants. La féerie continuait à dérouler des _transformation-scenes_, comme aux «pantomimes» de Drury-Lane. Lady Margaret, fille de l’hôtesse, et ses jeunes sœurs étaient sur le porche du château. Elles s’emparèrent de Georges, plus ébahi que sa nourrice... Ce séjour à Oxlip Hall fut un autre rêve... Le «french boy» dut paraître un stupide:—Tu ne desserres pas les dents,—lui disait Nou-Miette. Il fut accaparé par ses nouvelles camarades dans la salle d’études. La gouvernante, Mlle Dubois, mit la Bourguignonne au courant des usages; ils n’étaient pas ceux de la maison Perrot de Tourville. Nou-Miette mangerait avec les _upper-servants_[12]. Le château, du style Tudor, s’adossait à des ruines tapissées de lierre et de mousse. Jetés sur des douves, des ponts donnaient accès dans les jardins. Aux écuries, aux chenils, un peuple de palefreniers, de piqueurs et leurs femmes, rompaient de leurs voix le silence de la forêt; des faisans essoraient en poussant leur cri rauque, les chiens aboyaient, les corbeaux croassaient dans les sapins. Trois fois la semaine, c’était la chasse à courre, tout le pays était au rendez-vous, on se serait cru sur la pelouse de Lonchamp, n’eussent été les habits rouges. Le marquis, frère aîné des camarades de Georges, maître d’équipage, si parfois il honorait Oxlip Hall de sa présence, botté, le fouet en main et la pipe à la bouche, les enfants ne déjeunaient point à table. Georges se serait volontiers enfui quand on lui disait que le marquis souhaitait de le voir, qu’il y aurait un poney pour lui, qu’il pourrait suivre la chasse, et Georges préférait les jours ordinaires, l’école, les cottages de paysans, «tenants[13]» d’Oxlip Hall, le village, le fief de la douairière qui en faisait le tour chaque matin. Il aimait la galerie de tableaux, les portraits d’ancêtres, la bibliothèque, les vitrines et les mappemondes sur leurs trépieds d’ébène; il se régalait au lunch intime de deux heures, avec les quatre entremets classiques, les gelées translucides, l’«apple tart», la crème de Devonshire qu’on mange avec la rhubarbe ou des pruneaux. Les enfants avaient avec la douairière une liberté respectueuse; c’était charmant aussi d’aider la marquise à découper, puis à coller sur un paravent des vignettes dont on compose de savantes arabesques—travail alors à la mode en Angleterre—ou de dévider les laines de la tapisserie, de s’asseoir, crayon en main, devant quelque trésor de la collection. Au début, Lady Ethel et lady Margaret l’avaient choyé comme un toutou, disait Nou-Miette; bientôt, l’apparence débile de Georges, cette timidité que les enfants d’Angleterre ignorent, sa maladresse aux jeux, éveillèrent leur ironie, puis leur mépris. Georges leur avait parlé de Jessie avec tendresse, sur quoi lady Ethel l’avait traité d’_impertinent_.—Quoi? la sœur de votre _governess_ est comme une sœur à vous? Mais est-elle donc une lady? En plein enivrement des splendeurs de ce château, Georges ainsi reçut un nouveau choc, lui qui, trop tôt rebuté par les réponses faites à ses questions sur la vie, s’évadait depuis peu dans des régions où rien ne ressemblait à ce qu’il avait connu en France. Il existe donc partout des cloisons qui nous séparent les uns des autres? On ne pouvait donc pas aimer une Jessie? Papa et maman la lui avaient pourtant permise, cette affection fraternelle! Et lady Ethel et lady Margaret, dans ce domaine des Fées, parlaient comme tante Caro et tante Lili! Georges s’écarta de ses camarades d’Oxlip Hall, comme d’un cheval qui se cabre. Ce château à créneaux qu’il avait d’abord cru ne plus vouloir quitter, combien avait-il déjà l’envie de n’y plus être! Vues d’en bas et telles qu’il les découvrait, ces choses majestueuses dominaient trop sa taille; cet édifice social, cet appareil féodal, ces mœurs aristocratiques l’opprimaient à son insu, autant que le Passy des centenaires. Il se sentait trop loin de Nou-Miette et n’osait pas réclamer, parce qu’elle était à l’office, où il l’aurait voulu rejoindre à l’heure des repas. Il ne respira à son aise qu’en retrouvant Walton Place et sa Jessie, qui lui avait tant manqué à Oxlip Hall. Devant la grille noire de l’humble jardinet, un facteur tirait de son sac de toile des feuilles légères pliées, sans enveloppe, et à l’adresse illisible: des lettres venues de Paris, à travers les nuages. Le siège allait prendre fin, des émissaires de M. Aymeris apparurent à Walton Place; l’organiste de l’église Saint-Roch, d’abord, puis l’abbé Gélines. Ces messieurs avaient pu, grâce à leur brassard d’ambulanciers, franchir la zone des armées, au delà des fortifications. Ils étaient chargés par les Aymeris du rapatriement des émigrés. M. Vervoitte, l’organiste, rapporterait des nouvelles de Georges; l’abbé se reposerait à Londres jusqu’à ce que le retour fût sans péril. L’abbé Gélines, qui s’était, pendant la guerre, conduit en héros, atténuait ses descriptions autant par modestie que pour ménager la sensibilité des enfants; mais ses récits étaient pathétiques, dans leur naturel, et faisaient pleurer les exilés. Les chemins de fer redevenant praticables pour les civils, la smala allait rentrer dans Paris rouvert. On fit halte à Boulogne. Les rafales de mars balayaient les rues. Georges tomba malade, pour s’y être exposé en allant à la cathédrale où l’abbé disait la messe. Après cette longue séparation du fils «bien forci», écrivait Nou-Miette, allait-on, si près du poteau, manquer le but? La famille en fut quitte pour la peur. Georges Aymeris m’a raconté très souvent la guerre de 70. J’avais même fait copier des fragments de ses souvenirs. Il note: _Mon père entreprit le voyage, encore long et difficile, de Paris à Boulogne, dans sa hâte de revoir son «boy» de Londres. J’avais grandi, j’étais moins pâle, malgré mon dernier accroc, et je m’étais métamorphosé en un petit homme vêtu à l’anglaise, un travelling cap_ [14] _sur la tête, complètement méconnaissable, mais toujours grave et sans expansion._ _—Pourquoi maman n’est pas avec vous? demandai-je avant d’embrasser mon père._ _Ce «vous» était une nouveauté britannique._ _Ce revoir fut d’autant plus douloureux pour mon père et pour moi que nous en avions davantage escompté le plaisir. Je n’étais ni enfant, ni adolescent, mais un être singulier «venu trop tard au monde», comme mes tantes le disaient à papa: «Alice et toi ne serez jamais un père et une mère pour le tardillon.»_ _—Pourquoi maman n’est pas avec vous?—J’essayai en vain de faire oublier cette malencontreuse phrase, maladroit et défiant, comme jadis vis-à-vis de mon père, à qui je devais reprocher quelque chose, mais quoi?... peut-être de l’avoir si peu vu à Passy, ses occupations le retenant dehors, au Palais de Justice, ou enfermé dans son cabinet avec sa clientèle. Je crois qu’avec «mes femmes» ou avec maman, je devais être un autre!_ Nou-Miette était fière de ses succès mondains en Angleterre. Monsieur pouvait la remercier _comme un sauveteur_, elle accepterait tous les éloges; il n’y en avait pas à la taille de ses mérites, de son zèle, de son dévouement. D’ailleurs, on avait dû, de là-bas, en écrire à Monsieur et à Madame. Miette avait été reçue et avait mieux réussi qu’un père et une mère, ayant en quelque sorte recréé l’enfant dont on devait à elle seule la belle mine, la chair ferme. N’eût été la confiance des Aymeris en Nou-Miette, Jojo serait resté à Paris, et il serait mort pendant le siège. Mais, au fond de son cœur, la Nivernaise se flattait de l’avoir détaché des Aymeris, autant que soustrait à l’influence d’Ellen et de Jessie. Le retour s’effectuait trop tôt, son œuvre inachevée. Nou-Miette faisait trop bon marché de ce qu’est une vraie mère. Si Georges parlait peu, son instinct l’avertissait de sa situation périlleuse entre ces deux femmes presque également chéries. Il n’eût voulu faire de la peine ni à l’une ni à l’autre: il avait besoin des deux... et d’une troisième personne encore. Il dissimula ses préférences, se tut. Si l’on pouvait étudier la vie d’un homme à tous les âges, on s’apercevrait que ses mobiles sont toujours à peu près les mêmes et, quelle que soit son expérience acquise, ses actions. Après quelques jours d’excursions autour de Boulogne-sur-Mer on se remit en route. Une file de Prussiens bordait la voie; les casques à pointe, des baïonnettes hérissaient l’abord des gares. On quitta le wagon pour traverser une rivière sur des planches, les ponts de l’Oise étant démolis vers Creil. En se rapprochant de Paris, la locomotive ralentit sa vitesse. Les passeports furent visés; des soldats barbus, une pipe de porcelaine à la bouche, baragouinaient un langage dur; ils sentaient le fauve. Dans la banlieue, à Saint-Denis, des murs étaient criblés de trous et Georges pensa:—Ne pourrait-on pas repartir avec maman pour Londres?—Il ne désirait plus aller à Passy, puisque les choses étaient ainsi depuis la guerre, et qu’il connaissait maintenant un _ailleurs_ d’où les petits enfants reviennent sains et saufs, malgré tant d’aventures. Mais maman?... * * * * * Passy n’avait pas trop souffert du siège; pourtant, dans la chambre de Georges, un obus s’était fiché entre le lit et le lavabo, la glace était fendue. Et Georges entendait, enfin, la voix, la chère bonne voix claire de Maman! Maman contait des choses vilaines, et elles devenaient belles dans sa bouche; il était si bon d’être sur ses genoux, de toucher sa chaîne de montre, ses bagues et son alliance devenue trop large pour son doigt. Le précoce printemps fut très chaud, les bourgeons d’un vert-jaune pointaient aux branches des lilas; les allées où jadis il avait appris la mort de son frère Jacques, les plates-bandes du parc fleuraient la giroflée et la violette. Les véhicules roulaient avec leur bruit familier le long de la Seine. Georges regretta déjà moins son affranchissement d’outre-Manche. Lili et Caro, fières de sa bonne mine, étaient «aux petits soins» pour lui. A Paris, on ne parlait plus des leçons comme avant la guerre, peut-être n’en prendrait-on plus du tout. Le troisième matin, Octave attelle la voiture à âne pour une promenade. Les chevaux du break ont été sacrifiés à la boucherie; le siège eût-il duré, que l’âne de Jacques aurait subi le même sort que les chevaux. Georges attend sur le perron. Mme Aymeris l’écarte comme dans les grandes occasions, elle cause avec Octave et la voiture reprend le chemin de la remise. De loin, on entend une canonnade. Mme Aymeris «revient de Paris», comme l’on disait alors. Ecoutons! Le canon à Montmartre? C’est la Garde Nationale. Encore du grabuge... la guerre qui recommence? Et l’on dit, tout bas encore, des choses qui ne sont pas pour les enfants. Georges est donc, malgré ses voyages instructifs, _un petit garçon_? Le jardinier plante sa bêche dans un parterre, écoute, la main en cornet à son oreille. —C’est la révolution qui gronde,—dit-il. Ah! les mâtins! Pauvre pays! Comme s’il n’y avait pas eu assez des Prussiens! C’est donc les nôtres qui vont mettre tout à feu et à sang? Comme à la mort de Jacques, un immense mystère plane sur Passy, il y a du noir sur la terre. Tiens! Aujourd’hui 18 mars de cette année terrible, maman se costume? Vers le soir, voilà qu’elle endosse une des camisoles de la cuisinière, attache à sa ceinture un tablier bleu! Miss Ellen bourre de vêtements, de linge, d’objets disparates un carré de lustrine qu’elle noue par les quatre coins. Nou-Miette couche Georges de bonne heure. Son père le réveille après minuit:—Viens! tu retournes à Londres, ou peut-être à Dieppe, lève-toi, habille-toi. Vite! vite! On part, et sans bagages, on s’en va comme des déguisés. Mme Aymeris semble toute drôle, avec sa fanchon et une camisole de couleur... Un fiacre cahote, sonnant la ferraille; six personnes y sont coincées entre leurs baluchons; Miss Ellen, Jessie et Nou-Miette sont «en cheveux», et maman a l’air d’une pauvresse. A la gare Saint-Lazare, une foule de femmes avec des enfants se battent aux guichets, courent puis escaladent les marchepieds des wagons; dix voyageurs s’empilent dans un compartiment de troisième classe. Aux Batignolles, des hommes armés, des soldats en vareuses rouges fouillent sous les banquettes, crient, bousculent tout le monde. Georges entend: «Il y a des curés en jupes, qu’ils se déclarent, ou on vous met tout nus! On est sûr au moins d’un: s’il ne se livre pas, on fusille toute la bande avec les gosses! Au mur!» Personne ne répond, maman cache son enfant sous son tablier de cuisinière. Ces minutes sont des heures... Les «fédérés», derechef, braquent une lanterne sur les coins obscurs du compartiment; le cœur de Georges bat, la poitrine de sa mère se soulève et retombe, elle suffoque. Un coup de sifflet. Les chaînes grincent, le train s’ébranle sous un tunnel: —Sauvés!—s’écrie Mme Aymeris. A Rouen, c’est presque un soulagement que d’être reçu par des Prussiens; à Malaunay, à Clères, partout, des uniformes gris, orangés, verts, des officiers magnifiques, à moustache blonde. Deux voyageurs montent dans le compartiment. Ils se tiennent debout, faute de place, devant Mme Aymeris; un cavalier accroche ses éperons dans la jupe de Miss Ellen. Ces hommes fument de grosses pipes de porcelaine, où Georges remarque des sujets peints, ce qui l’amuse... Ce soir-là, il retrouva l’alcôve des Voinchot dans la rue provinciale où, huit mois plus tôt, il avait entendu, pour la première fois, le chant de la _Marseillaise_. Chez les cousins loge aujourd’hui un colonel de cavalerie, dont l’ordonnance, un Bavarois, père de famille, s’extasie devant Georges. A l’intention du petit _Herrchen Georg_ il fait avec des boîtes à sardines un moulin à vent, pareil aux jouets qu’il fabriquait pour son petit Fritz, à Kirschenlosen. Quand Georges croise dans l’escalier ce grand roux, un balai sur l’épaule, ou l’aperçoit en bas, brossant, cirant des harnachements, Schafft sourit, esquisse le geste d’une poignée de main. Georges chérit son moulin à vent; mais Miss Ellen le dénichera dans un placard, Mme Aymeris fera reporter ce joujou au soldat paysan, et Georges pleurera en voyant Schafft essuyer, de son mouchoir à légendes patriotiques, un gros nez violet, tout bossué de verrues. Trop aimable avec les «miss», Schafft, ligoté à la roue d’une charrette dans la cour des Voinchot, est cravaché par «l’infâme colonel von Kramer», qui répond par des injures aux gémissements de l’ordonnance. Ces Prussiens, était-ce donc les mêmes que ceux de la «parade» sur la place, paisibles auditeurs de la musique devant l’Hôtel des Bains? Voilà ce qu’ils font, quand ils se croient _chez eux_, ces officiers à sabretache et à galons dorés, eux qui, dans les pâtisseries, offrent des gâteaux à des dames anglaises! Oui, ces beaux seigneurs à casques, chamarrés de décorations, frappent les simples troupiers qui n’en ont pas sur leur poitrine. Il existe donc, partout, deux classes d’hommes: _ceux_ qui commandent et _ceux_ qui obéissent, ceux qui flanquent des coups et ceux qui les reçoivent? Georges confia à Jessie que le colonel ressemblait à tante Caro, et Jessie s’esclaffa en mettant sa main devant sa bouche, par convenance.—_Yes, just as haughty the one as the other! dit-elle_[15]. Les deux enfants s’embrassèrent. Mme Aymeris les aperçut et les gronda. Après la Commune, Mme Aymeris fit un court séjour à Paris, seule avec son fils. M. Aymeris ne s’était plus rasé depuis le 21 mars. Mme Aymeris, malgré son émotion du revoir, ne put se tenir de rire.—Mon bon Pierre, non! Tu aurais dû faire couper cela!... Tu as l’air d’un fédéré! [Illustration] A la guerre, dont on touchait encore les plaies, la révolution avait ajouté les siennes; et de l’incendie persistait l’odeur. Dans Auteuil le vide et la dévastation; des villas sans toit, sans fenêtres, les marronniers et les acacias sont abattus. La colonne de la place Vendôme gît brisée sur le sol; Napoléon, l’Empereur, près d’une bouche d’égout! Le château des Tuileries profile ses corniches calcinées sur l’azur de juin. Au lieu des parterres où Georges et Jacques avaient naguère vu jouer le Prince Impérial avec le jeune Conneau, bée un cloaque d’où les moineaux se sont enfuis. Alors Mme Aymeris complète en hâte les travaux à Longreuil. On tâchera d’oublier, dans les herbages du Calvados, les ruines de la Commune, Paris, le jardin de Passy, lieux trop pleins de souvenirs détestables. On eût dit qu’un verre fumé s’interposait entre le soleil et la terre de France, comme en une éclipse totale, quand les animaux se pressent l’un contre l’autre, tels des moutons que harcèle le chien du berger. Bien plus qu’avant la Commune, les dames Aymeris avaient un air de deuil. L’ouragan déchaîné sur la patrie avait déposé sur les gens et sur les choses comme une lave de volcan. En août, le manoir fut habitable. Le pays alentour disposait de peu de ressources, sauf le marché du vendredi à Pont-l’Evêque: pauvres étalages de poteries, de faïences grossières, de cotonnades, avec les légumes et les fromages de la région, bien maigres attraits pour Georges auprès des bric-à-brac du Bazar du Casino et de la grande rue de Dieppe. Ses tantes lui enseignaient les devoirs d’un futur propriétaire, les bienfaits de l’agriculture, l’amour du sol; commençaient à jouer, avec leur neveu, au châtelain, à surveiller les ouvriers de la ferme; personne ne travaillait assez «la belle terre de France, qui suffirait à tout, si l’on s’y prenait bien!» —Elles ont un génie pour faire trimer les autres,—disait Mme Aymeris. Nous ne conserverons jamais nos domestiques de ferme, à cause des exigences de Caro et Lili, aussi tatillonnes et sévères que si Longreuil leur appartenait. Ces demoiselles eussent volontiers vécu toute l’année «en pleine nature», mais dans le Midi, ne fût-ce hélas! les moustiques, la menace d’une disette d’eau, la jalousie et le mauvais esprit des méridionaux. —Tous _démagogues_, les paysans, même en Calvados! Ils en veulent au château! Et quel château! Les Pierre ont acheté le seul domaine de Normandie où il n’y ait ni rivière, ni source. Une bicoque plantée entre une gare et un tas de fumier!... On brûlerait là dedans comme une boîte d’allumettes, il n’y a ni pompiers dans le bourg, ni eau dans la mare. La gendarmerie est à trois lieues d’ici! «_Tes sœurs ont trouvé a Longreuil leur affaire_», écrivait cependant la bonne Mme Aymeris à son mari; «_tant que cela durera, profitons-en. Au moins veilleront-elles à ce que le beurre soit proprement fait, et les blés rentrés à temps. Elles lisent des ouvrages sur l’agriculture, ce qui vaut mieux que le journal de guerre de la Générale. Je leur défends d’agiter notre chéri avec ces abominations._» Mlles Aymeris dévoraient ces cahiers, à elles prêtés par la comtesse de Mongéroux, seule voisine de campagne qu’elles fréquentassent, à cause de ses opinions et de son patriotisme, mais qu’Alice avait prise en grippe, un soir qu’elle avait amené dans le salon de Longreuil ses nièces, une bossue, une bancale et la troisième obèse, quêteuses pour des œuvres d’entraînement militaire. Ces vierges avaient rongé leur frein, pendant le siège, au lieu d’être aux avant-postes avec leurs frères; elles qui avaient noté les moindres fautes des chefs, conseilleraient les membres de la Défense Nationale, feraient fusiller des traîtres, des misérables pour lesquels elles imaginaient des supplices, des raffinements de torture... Qu’il serait bon de les tenir entre deux fers rouges! Elles leur enfonceraient des épingles dans les prunelles, leur verseraient dans la gorge des bidons de pétrole bouillant; les assiéraient sur une plaque de tôle, avec un brasier en dessous!... Georges, qui «modelait» silencieusement dans la salle à manger, avait écouté avec stupeur ces paroles valeureuses, comme les allégros du vieil Octave, musique inédite et si différente des anciens refrains des centenaires de Passy avant la guerre! Il entendait ses tantes parler politique; elles lui expliquèrent le sens révolutionnaire de la _Marseillaise_ des petits Gerbois. Quoiqu’elles niassent que l’Empire fût responsable du désastre, elles se ralliaient à Henri V, souhaitaient de mettre bientôt des gants blancs pour applaudir le Roi sur le parvis de Notre-Dame. Etait-ce un cauchemar, cette République, ou la réalité? M. Thiers, en tant que Président, verrait-il donc son nom dans le Gotha, imprimé comme celui d’un monarque? Elles riaient, plaisantaient, en reconnaissant que le petit Monsieur à toupet et à lunettes avait été un ami des Princes, «quelqu’un de la Société»! La devise: _Liberté, Egalité, Fraternité_, leur semblait une provocation «aux classes dirigeantes» et «tout à fait comique». —Lili, tu sais que nous devenons tous frères! Frères du serrurier, du jardinier, de la fermière, de la cuisinière! Si la Jessie est l’égale de Georges... pourquoi ne l’épouserait-il pas, plus tard? Tiens! Georges, un parti pour toi, mon chou! C’est à mourir de rire!—déclara Caroline, pendant un déjeuner où n’assistaient pas les Anglaises. Georges plia sa serviette, chercha Jessie à travers le jardin, l’appela:—_Come on, Jessie, come! Let us go and sit out in the garden? I want you so badly! do come at once_[16]...—et passa son bras autour de la ceinture de son amie, en un irrésistible besoin de lui dire des choses qui, sans doute, lui resteraient dans la gorge; mais il lui ferait cadeau de sa montre, de son mouchoir, d’une plume avec laquelle il écrivait mieux qu’avec les autres; il lui donnerait des cahiers, sa statuette de la reine Victoria, ou même le fameux magot chinois que Nou-Miette lui avait permis d’acheter à l’exposition universelle de 1867: sa première extravagance de collectionneur! La nuit suivante il rêva du Sacre du Roi et de la _Marseillaise_, de Troppmann, des demoiselles quêteuses et du train où les communards chassaient les prêtres vêtus en femme; ses notions en histoire de France, en histoire sainte, qu’il s’était remis à étudier, se confondirent, dans le jour, avec la politique, la guerre, les «classes dirigeantes». Il retenait un seul fait de ce fouillis: Jessie irritait ses tantes, comme la devise: Liberté, Egalité, Fraternité—celle de la République. * * * * * Ce fut à l’époque de sa première communion que Georges doubla le cap des tempêtes. Cette période développa en lui une exaltation mystique, du genre de celles que les prêtres combattent comme un ennemi aussi perfide que Satan. Ce n’était pas les scrupules, autant qu’une sorte de volupté dans la prière, qui devaient le troubler. M. et Mme Aymeris, d’abord surpris et heureux de sa docilité, se préoccupèrent bientôt d’une ferveur morbide; M. l’abbé Gélines «dont l’intelligence était au niveau de sa piété» partageait leurs sentiments, mais se déclarait démuni de remèdes. Georges se barricada, des heures durant, dans une espèce d’oratoire en planches, plutôt un hangar, dédié par sa mère à saint Jacques et à la Vierge Marie, en mémoire des défunts enfants. On distinguait à peine, dans la pénombre de leurs niches, deux statues, l’une d’un pèlerin, avec son bâton, sa gourde et les coquilles; l’autre statue, la madone, faisait une «pointe», comme une danseuse, sur un croissant argenté, et semblait s’élancer de ce tremplin vers le Père-Eternel. Un prie-dieu de bois noir et or, avec tapisserie à semis de fleur de lis, remplissait presque cette chapelle où Mme Aymeris demandait des forces à Dieu, quand elle se sentait faiblir, au souvenir de Marie et de Jacques, toujours présents à sa pensée. Georges respirait dans la chapelle une atmosphère idoine à ses rêveries. Il y entraîna sa compagne; mais, sans imagination, Jessie ne savait plus qu’y faire, après avoir balayé le tapis, mis les vases et les candélabres en ordre. Georges, à genoux sur le prie-dieu, ou immobile par terre, comme endormi, mettait Jess en fuite. Certain jour, elle le crut mort.—Où est Georges? lui demanda-t-on. On la pressa de questions, mais elle avait promis à Georges de ne jamais révéler la cachette.—Je ne l’ai pas vu.—Il sera sorti. Puis se troublant, elle avoua tout. On sonnait la cloche pour un repas, et Georges regagna la maison, plus muet encore, mais irradiant la foi du martyr, les prunelles étincelantes, quand sa mère lui dit:—Regarde-moi en face, dis-moi la vérité: tu étais à l’oratoire? —Je causais avec le Bon Dieu. Nous verrons plus tard que Mme Aymeris considérait le Bon Dieu comme un interlocuteur avec lequel un enfant, et même un adulte, ne peuvent pas se permettre des familiarités; sa religion était toute de crainte et elle n’en parlait jamais. Si les tantes fréquentaient l’église par décence et tradition, elles aimaient peu les enfants qui causent avec le Bon Dieu, «dans une ferveur morbide». Pierre avait, selon elles, de bons sentiments mais, comme les hommes très occupés, ne pratiquait cependant guère..... De qui tenait donc Georges? Quel étrange petit être! Passe encore pour ses jeux d’artiste en herbe et sa manie de s’habiller en enfant de chœur! Mais on lui posait trois questions pour qu’il vous balbutiât une réponse... Il hésitait, ou feignait de ne point entendre. Fallait-il que le dernier des Aymeris fût si dégénéré, qu’il tombât en catalepsie, se vautrât dans un oratoire, au pied d’une «Anglaise idiote»? Ah! ces mariages tardifs entre cousins germains! Comme cadeau du jour de l’an, Georges choisit une chasuble d’or; il annonce qu’il se fera prêtre, qu’il sera pape peut-être; pour le moins évêque ou cardinal. Ce goût des grades et des pompes catholiques atténuait le déplaisir que prenaient ses tantes de ses trop longues prières à l’oratoire. Néanmoins, sa piété avait «quelque chose de théâtral et de mondain» pour des respectables demoiselles qui se croyaient si modérées en tout. Georges voulut acheter des vêtements sacerdotaux, des ornements d’église, des chromolithographies de Sa Sainteté Pie IX, et une vue du Vatican sur un certain abat-jour, où des trous d’épingle étaient percés à l’endroit des fenêtres et des fontaines jaillissantes de la place Saint-Pierre. Un jour, il apparut dans une robe de soie violette, de la garde-robe de sa mère, tendit sa main pour faire baiser une bague d’améthyste. Donc il serait pape! Et Jessie?... Ah! Jessie! Elle serait supérieure d’un couvent, comme la tante de la rue d’Ulm. Sur ces entrefaites, l’abbé Gélines sollicita des Aymeris un «entretien sérieux». Tant au catéchisme qu’au confessionnal (on approchait du 12 mai, date de la communion), la tête de Georges semblait trop travailler,—dit l’abbé Gélines. L’abbé Gélines avait reçu les confidences de Georges, des aveux de songes bizarres, peut-être dus à la fièvre; hélas! d’un genre que l’ecclésiastique qualifia d’immodeste. Il se permettait ce mot en vieil ami de la maison. L’abbé fut sur le point d’interdire à Georges de faire sa première communion. Le curé de la paroisse «en personne» vint voir M. Aymeris, rapporta confidentiellement les scrupules du vicaire; ces messieurs inclinaient pour un collège de Jésuites, dont la discipline sévère rendrait la santé à Georges, en l’arrachant à des _influences féminines_. M. le curé laissait «à la sagacité de M. Aymeris de les découvrir». Le père se rebiffa. Les prêtres allaient-ils lui parler comme les médecins qu’il consultait à l’insu de Mme Aymeris? Georges était déjà en retard dans ses études, à cause de la guerre: il fallait d’urgence qu’il communiât cette année... Et que pas un mot, surtout, ne fût dit à la mère. La _Journée d’un Chrétien_, _l’Ange Gardien du Premier Communiant_, les ouvrages de la comtesse de Flavigny, le livre de Cantiques, entretenaient Georges dans un état de surexcitation qui se traduisait par un besoin de parler et de chanter. Sa voix dominait celle de ses camarades, quand on entonnait: _Esprit-Saint, descendez en nous_. Se prosternait-il? Georges ne se relevait que si l’abbé Gélines lui touchait l’épaule, longtemps après que les autres enfants s’étaient rassis. Aux sermons de la retraite, Georges eut des crises de nerfs et, le dernier soir, une syncope. Le lendemain, jour de la Suprême Joie, le suisse dut soutenir Georges, le ramena jusqu’à sa chaise, lui ayant arraché des mains la sainte nappe dans laquelle il sanglotait. Après l’office, Miss Ellen et Nou-Miette voulurent faire rentrer Georges à la maison. Il les repoussa:—Laissez-moi! Je porte en moi le Sang et la Chair de Notre-Seigneur Jésus-Christ—dit-il.—Je resterai à l’église; qu’on déjeune sans moi! Et ce furent M. l’abbé Gélines, le suisse, le bedeau et la chaisière, qui le mirent de force dans la rue. Sur la terrasse du parc, la famille Aymeris, rassemblée, attendit Georges; il n’apparaissait point. Où donc était passé le communiant, en l’honneur duquel un repas solennel était donné? Jessie courut jusqu’à l’oratoire, peut-être Georges serait-il encore blotti derrière son prie-dieu, tout près de l’autel? L’oratoire était vide. M. le curé devait présider au repas. A une heure, on se mit à table, car les vêpres étaient pour deux heures et demie. Des serviteurs se répandirent dans le quartier—à cette époque, Passy était un village. Du haut de l’impériale de 1’«américaine de Versailles», un voisin croyait avoir vu Georges se dirigeant vers la Seine. Une nouvelle catastrophe menaçait-elle la maison? Non, à deux heures, Georges était agenouillé, à la paroisse, avant le retour de ses camarades... et l’on ne sut rien du mystérieux emploi qu’il avait fait de son temps, entre la messe et les vêpres: il prétendit qu’il était allé en bateau-mouche à Notre-Dame, baiser les reliques, le morceau de la Très Sainte Couronne d’épines que l’on conserve dans une châsse. Au vrai, comment eût-il eu le temps d’y aller? Il s’embrouilla dans des mensonges peu dignes d’un petit saint. Mon ami avoue, dans ses cahiers rétrospectifs, qu’il était resté tout bêtement étendu sous son lit, pris de court pour inventer quelque chose d’admirable et qui lui valût des louanges. En rentrant de la messe, il avait volé, dans l’office d’Antonin, un des gros babas à la crème, en réserve pour le goûter, et des sandwiches qu’il dévora avant de s’offrir un court somme dans l’obscurité. Son seul dessein avait été de faire croire aux «centenaires» que «le petit saint» s’était envolé pour le Paradis. Paradis ou Notre-Dame, ses parents comprirent alors qu’ils n’étaient point au bout de leurs tourments. Mme Aymeris eut recours au fameux remède de Miss Ellen: la campagne. Dès la fin de mai, on expédia Georges à Longreuil. Le docteur Brun lui ordonna de longues vacances, un repos total, pour combattre l’anémie, fortifier son corps et «l’armer contre les assauts de son imagination». On suspendit les leçons, on cacha les livres et la musique. Georges tomba en mélancolie et, une fois encore, Mme Aymeris se demanda comment on le distrairait, puisque la marche lui était contraire et qu’il devrait, des semaines, rester au jardin sans rien faire. Le bébé et l’adolescent, la fillette et le garçon qu’il était à la fois, parlaient chacun sa langue; et les femmes de son entourage, si habituées qu’elles fussent à leur tâche, durent s’avouer vaincues. Elles «donnaient leur langue au chat». Quand il fut mieux, Georges se promena seul, la compagnie de Jessie étant défendue. Parfois, il ne rentrait pas, à la nuit. Son père songea à prendre un précepteur. Mme Aymeris inclinait à garder Georges tout à elle, tel qu’il était. Les tantes vinrent au manoir en septembre. Georges paraissait en état de reprendre sérieusement le cours de ses études; mais qui serait son maître? Caroline et Lili, par discrétion, affectèrent du détachement, quand M. Aymeris demanda leur avis à ses sœurs:—Nous croyions que nous étions oubliées, depuis ton mariage. Et tant mieux! firent-elles. A chacun ses soucis; mais si nous avions des enfants, il est probable qu’ils ne seraient pas comme ceux d’Alice. Notre avis? Peut-être que nous n’en avons pas... D’ailleurs nous ne sommes bonnes à rien! Lili rassembla son courage. Elle parlerait «net», quelque sort que ses paroles dussent avoir. Et elle exposa à nouveau ses anciennes théories que _l’année terrible_ n’avait rendues que plus irréfutables. _Primo_: il fallait dégourdir l’enfant. Pour cela, le fourrer au collège comme tous les petits Français; les précepteurs sont des pique-assiette, des sans-façons, de gros paysans amateurs de bonne chère; ou des sujets trop distingués, qui font la cour aux femmes. Connût-on un prêtre comme celui de Charles des Martins, à la bonne heure! Mais ces merveilles-là ne se rencontrent pas au coin des rues. Et puis son Georges, après l’exaltation de la première communion, ne devait pas avoir un ecclésiastique à ses trousses. Non, non, ce n’est pas cela qu’il lui fallait... Georges fleurait le séminariste et, que diable! il serait militaire, les tantes l’espéraient du moins. Il s’agirait maintenant de venger la Patrie, de préparer la revanche! Ç’avait été une belle escorte, pour Georges, qu’une miss, une nourrice en bonnet et une petite Angliche chlorotique! Alice volontiers redonnerait des jupes à son fils. Elle ne voyait donc pas le duvet pousser déjà sur la lèvre de Georges? Pourquoi ne le mettrait-on pas tout bonnement à Fontanes, où il y avait des demi-pensionnaires?... * * * * * En octobre 1873, il entra au lycée. On le conduisait le matin en voiture. Il déjeunait rue de la Ferme-des-Mathurins, chez Mme Demaille, l’amie intime de ses parents, une des «centenaires». Pour les répétitions, il eut le secrétaire du proviseur, un M. Reverdy qui avait débuté dans un _four à bachot_ où il «chauffait les _cancres_». Le proviseur, qui terrifiait les lycéens quand il apparaissait dans les classes, n’entra jamais dans le bureau de M. Reverdy sans se pencher sur les devoirs de Georges. Médiocre élève, mais docile et appliqué, il fit sa sixième tant bien que mal, et bourré de répétitions, remorqué par un très expert chauffeur pour examens. Il fut une sorte de «demi-pensionnaire sans la nourriture» puisqu’il put jouir de la faveur de remplacer la salle d’études et le pion par l’un des salons du Chef Suprême, dont un simple répétiteur était le secrétaire. Mais ainsi M. et Mme Aymeris créaient à leur fils une position ambiguë et ridicule auprès de ses camarades, que Georges ne voyait qu’aux classes et qui l’appelèrent le «_chien du proviseur_». Il ne se fit point d’amis. Avant la classe de l’après-midi, le précepteur de deux camarades, «triés sur le volet» et bien sages, promena Georges aux Champs-Elysées avec «ces jeunes seigneurs du faubourg Saint-Germain». Jessie, externe dans une pension, rentrait à Passy en même temps que Georges. Ils passaient ensemble la soirée: nouvelle imprudence, selon Mlles Aymeris: —Alice tente le Diable! dirent-elles. Georges allait, jeudis et dimanches, au manège Pellier, rue de Suresne. Sur la jument Eglantine ou le cob irlandais Patrick, il galopait autour de la piste, sans étriers: épreuve au-dessus de ses forces. Plus d’une fois, de la tribune d’où l’encourageaient ses tantes et Miss Ellen, au lieu de descendre dans le manège, il fila dans la rue, courut jusqu’à la Madeleine, dans l’espoir d’entendre les orgues. On lui donnait cinq francs à chaque séance d’équitation, comme récompense, car ces leçons l’ennuyaient extrêmement. Un écuyer, ancien sous-officier de dragons, Normand aux fines moustaches rousses, lia connaissance avec Miss Ellen, toujours sensible à la cavalerie. Après une longue résistance, et de peur d’un scandale, M. et Mme Aymeris consentirent à ce qu’Ellen se fiançât au bellâtre, dont la famille, honorablement connue en Calvados, avait fourni de bonnes références. N’eût-il pas été blessé, Gonnard Gabriel serait aujourd’hui chef d’escadron:—Il n’y a pas de sot métier pour ces héros!—pensa-t-on. Ellen et Jess s’établirent ainsi plus solidement chez les Aymeris; ceux-ci ne demandant qu’à contracter des devoirs, à rendre service aux malheureux, les Gonnard feraient partie de la famille. N’étaient-ce pas Caroline et Lili, si peu suspectes de faiblesses pour les humbles, qui avaient protégé l’ancien dragon, avec son tabac, son odeur d’écurie et son odieuse vulgarité? Le beau Gabriel était «un brave»! Le soir, après quelques instants accordés à Mme Aymeris, et avant qu’elle ne lût le journal la _Patrie_, en attendant le retour de son mari, les enfants remontaient dans la salle d’études; le maître d’équitation y faisait sa cour à Miss Ellen. Ensuite, légitimement uni par M. le Maire et M. le Curé, le nouveau couple logea au fond du jardin dans le pavillon fatidique, qui s’était ouvert pour Georges à la mort de son frère Jacques. Si la pipe et le fade relent de purin qu’apportait Gabriel «dans son costume de travail» délectaient Mme Gonnard, Georges en avait mal au cœur; mais, à cause de sa compagne, il passa dans cette société, deux ans de suite, des soirées pendant lesquelles il assista, innocemment encore, à certaines scènes bien intimes d’un ménage amoureux... Pour ne pas faire de peine à sa chérie, mon ami tâchait d’être aimable avec les Gabriel Gonnard. Mme d’Almandara coupa heureusement ces veillées par des leçons de piano, quand ce n’était pas un professeur de mathématiques, ou M. Reverdy lui-même, venus à l’heure du sommeil infliger à Georges des répétitions supplémentaires et parfaitement inutiles: la tendre Mme Aymeris devenait inexorable dès qu’il s’agissait de leçons. «_Je passais pour un enfant gâté. Mes parents m’adoraient et il me reste le souvenir de n’avoir jamais fait mes volontés_», écrit Georges dans son journal. Cet hiver-là, Jessie prit un mauvais rhume. Mme Aymeris la confina au troisième étage, au-dessus de la chambre de Georges. Sans qu’on le lui défendît, Georges n’osait pas s’y rendre. L’absence de sa camarade lui fut atrocement douloureuse, mais personne ne sut rien de ses souffrances... il ne prononçait pas le nom de Jessie, même pour s’enquérir d’elle. On lui reprocha de l’oublier. Il rougit; ses professeurs le «tuaient de travail»: avait-il le temps de songer à Jessie, avec ces répétitions nocturnes, comme nul autre élève n’en prenait? —Mon cher enfant, si tu travaillais mieux au lycée, tu serais libre de jouer ton Schumann avec ou sans Mme d’Almandara! Les leçons avant le plaisir! Ceux qui les observaient eussent cru Jessie et Georges indifférents l’un à l’autre. Le temps avait peu changé leurs manières; leurs rapports semblaient même un peu guindés, ce dont les Aymeris se félicitaient, s’ils regrettaient que Georges n’eût pas plus d’occasions de se distraire avec une enfant dont on avait espéré lui faire «une sœur». Mme Aymeris regrettait maintenant que Jessie ne fût pas plus brillante, plus ingénieuse dans ses jeux; faudrait-il reconnaître, comme Lili et Caro, que Jess était une sotte? Si Mme Aymeris l’avait tenue plus près d’elle, peut-être eût-elle développé cette intelligence lourde. Les tantes s’embusquaient derrière les verres, l’une de son binocle, l’autre de son face à main, pour mieux épier la sainte Nitouche qui méditait quelque sournoiserie. M. Aymeris, dans le dessein de répondre à leurs critiques, effaçait de son mieux la figure déjà si fruste de Jessie. Les silences des vieilles demoiselles étaient des reproches. Chacun, à la maison, pensait à Jessie, et personne n’en parlait, hormis les tantes qui parfois, entre elles, après une promenade ou un dîner, exprimaient le désir de «casser cette poupée pour voir ce qu’il y avait dedans». Y aurait-il une anguille sous roche? Jess vivait de plus en plus avec les Gonnard. Ellen lui releva les cheveux en chignon; Jess porta une robe presque longue, était même sortie, un jour d’été, «en taille», et elle avait une bague dont un cœur formait le chaton, cadeau de bijoutiers établis dans la rue du Temple, les cousins de Gabriel. Ensuite Jessie exhiba des boucles d’oreille, un collier de corail, des gants de chevreau glacé, pour se rendre le dimanche dans la famille de Gonnard, «des gens très bien établis dans le commerce de luxe». Georges ne la vit presque plus. Il notait l’heure de son départ, et ne s’endormait pas avant d’avoir entendu, parfois après minuit, des pas sur le gravier du jardin. Où étaient-ils allés, les Gonnard? Malgré la présence de Georges et de Jessie, ce n’avait jamais été, chez les Aymeris, les importunes mais si joyeuses galopades, les querelles et les rires, le tapage enfantin, tant regrettés depuis la mort de Marie et de Jacques. Cette maison semblait devoir pour toujours être la maison du deuil, de la vieillesse et du mystère. Dans les cahiers, qu’il commença d’écrire vers sa dix-huitième année, et qui étaient comme des films de cinéma, Georges Aymeris note qu’il imaginait, à l’époque où nous parvenons ici, que Jessie lui avait été soustraite, parce qu’il avançait en âge: _La sœur d’Ellen Gonnard, ma gouvernante, est appelée à prendre une autre route que moi_. Son affection aurait alors pu paraître surtout faite de compassion, car, depuis sa visite à Oxlip Hall, il avait vu chaque jour s’élever des barrières entre Jessie Mac Farren et lui. La pitié est un sentiment rare chez les enfants; mais Georges, comparant son sort à celui de Jessie, se reprochait d’être un «vilain petit riche». La pleurésie, dont Jessie faillit mourir, rappela les jours détestables après celui où Jacques, au retour du Bois, était devenu invisible, puis était parti pour toujours. Georges revit les mêmes médecins, les mêmes sœurs gardes-malades de la rue Bayen, les protégées de son père. Il n’osa point encore s’informer, mais on causait devant lui. Il cassa sa tirelire, une grenouille en terre verte, contenant ses épargnes, «son trésor», acheta une bouteille d’huile de foie de morue chez un pharmacien de la rue du Havre, et au lieu d’aller chez Bourbonneux à la sortie des classes s’offrir des éclairs au chocolat, des puits d’amour ou des pâtés au macaroni, triomphe de ce pâtissier, se mit en recherche de prospectus, de médicaments pour les bronches. Il découvrit un philtre merveilleux, qui colore les joues pâles des malades; mais comment le ferait-il porter en secret à Jessie? Tout un mois, il cacha la fiole dans son pupitre. Ellen Gonnard la découvrit. —_What’s that stuff meant for? You’re not going to have it; you’re all right, you, sir!_[17].—Elle l’appelait «sir», au lieu de master Georges! Quelle punition! Ellen reprit: —_Let me have it for my sister. She’s very ill_[18].—Oh! bonheur! Ellen voulait que cette bouteille allât chez Jessie, et déclarait sa sœur très malade. C’était la perche tendue au baigneur qui se noie. Il supplia Ellen de ne pas dire d’où venait la bouteille... il aurait l’air trop bête! Ce présent devait être anonyme et l’on convint qu’il n’en serait pas question chez les Aymeris. Mais Ellen Gonnard qui avait méconnu Georges, s’accusa publiquement et fit part à tous les domestiques de cette délicieuse attention. Georges n’en devint que plus muet et plus gauche. * * * * * Ses études étaient déplorables. Les professeurs l’aimaient pour sa gentillesse et son application (hélas! stérile), mais le tenaient pour un pauvre élève sans moyens. Ses places étaient «honteuses», dans les compositions hebdomadaires, sans que personne songeât à l’excuser pour son manque de mémoire. De ses vains efforts, autant que ses parents, l’enfant s’alarma. Sa mère, «sûre qu’il n’était pas une bête», irritée par sa lenteur et ses insuccès, lui dépeignit un soir le sort des «cancres». C’était un samedi, Georges revenait de Fontanes dans la voiture, avec Mme Aymeris. Comme il avait été le dernier en composition de «math», sa mère le grondait; il se cramponnait à son bras, comme elle feignait un chagrin profond, lui disant:—Je suis obligée de le croire enfin, _tu n’es qu’un incorrigible paresseux_! _Si tu continues ainsi, tu mourras sur la paille humide des cachots, tu seras la honte de la famille_!... Et Georges vit s’ouvrir une sombre prison; il sentit la paille humide, comme s’il y était déjà, au milieu des puces et des punaises, avec une cruche d’eau et du pain sec. Il sanglota, eut une attaque d’indigestion et de la fièvre, comme de coutume quand il était trop ému. On le garda jusqu’au midi suivant au lit. Cette fois, il n’avait plus envie d’être, comme Jacques, «un malade». —Ne songeons plus au succès! pensa la mère; tant pis s’il affronte le baccalauréat à vingt ans; on ne peut plus le laisser pousser comme une plante dans les champs. Il redoublera ses classes, mais il arrivera! Or c’était le moment où d’autres parents l’eussent envoyé seul à la campagne... A cette époque, Georges semble être devenu conscient de quelque chose de doux et de pénible à la fois, qui était sa première inquiétude sentimentale. Personne n’y prit garde, et à quels indices aurait-on deviné la cause des émois qui demeuraient encore si mal définis par lui-même? A la première crise ou à la dernière, les symptômes de l’amour sont les mêmes; nous portons longtemps ce mal en nous avant qu’il n’éclate; mais il est une différence entre les passions puériles et celles des adultes: l’enfant qui n’a pas encore souffert, s’y adonne, et ne s’alarme pas là où l’homme, qui s’en croyait guéri pour toujours, s’effare comme un blessé qu’on renvoie au feu. L’isolement moral où il avait jusqu’alors vécu, malgré qu’il ne fût jamais seul, Georges cessa d’en souffrir. Il avait trouvé, pour le culte de son cœur trop fervent, une idole, et elle était vivante. Toutes les heures du jour se remplirent, s’enrichirent. Il sut pourquoi il ouvrait une porte, sortait du salon et remontait à sa chambre sans qu’un professeur l’y attendît pour une leçon ou quelque autre exercice commandé. Le corps lumineux de sa compagne fit pâlir les vagues figurants de l’entourage. Et de l’ennui d’un jeune prince importuné par les soins de sa cour, l’empressement de ses ministres et de ses serviteurs, il passa soudain à l’état de révolte d’un gamin qui va briser des vitres ou voler des clefs. Il garde les pièces de cinq francs qu’il reçoit en récompense d’être allé au manège et à la gymnastique ou comme cadeaux d’étrennes; il compte son argent dont il n’avait pas encore compris l’emploi, il thésaurise en vue de quelque accident ou pour répondre à quelque besoin de Jessie. Ils ne se quitteront plus jamais! Si elle partait, il la suivrait jusqu’au bout du monde, n’est-ce pas? Et, cependant, que deviendra sa Jessie plus tard? Quels sont les projets de papa et de maman? Il ne conçoit pas l’actuel état de choses sans la durée, se disant tout bas:—Toujours! toujours! toujours!—Mais laisserait-on indéfiniment Jessie auprès de lui? Et si cette maigreur, cette toux persistaient où enverrait-on la malade, et alors, comment vivrait-il sans elle? Jessie l’aimait-elle un peu, du moins? Jessie savait-elle que Georges, dans sa chambre, retenait sa respiration, la nuit, pour écouter mieux et s’assurer si son amie ne toussait plus? Il porta sur lui un chronomètre, un souvenir de première communion, et compta, comme les médecins, par les sauts de la petite aiguille, les secondes entre chaque quinte, quand Jessie avait un gros rhume; il chercha dans un dictionnaire de médecine les termes techniques dont se hérissaient les ordonnances du docteur; se procura un thermomètre et, sous prétexte que l’étage de la maison où couchait Jessie était plus froid que le sien, Georges dit à sa mère:—Maman, faites-nous changer de chambre: la chaleur du calorifère me donne des maux de tête, je ne suis jamais si bien qu’au frais. Mme Aymeris n’y vit point malice et fit maçonner la bouche de chaleur; Georges resta au «piano nobile», à côté de la chambre de sa mère; il prit une bronchite, dont il se réjouit... il aurait, du moins, quelque chose en commun avec l’objet de toutes ses pensées! Dans la rue, il criait le nom de sa compagne, ces deux syllabes qu’il avait peur d’entendre prononcer par les centenaires, quand il était à Passy. Ses tiroirs s’emplirent de boules de gomme, de bâtons de réglisse et de jujube, qu’il faisait remettre par Miss Ellen à Jessie. Caroline et Lili gardaient jalousement un album de photographies, vues de Passy et de Longeuil, qu’elles ne prêtaient à qui que ce fût. Georges convoitait cette collection, pour deux cartes album, où Jessie et lui-même étaient représentés, côte à côte, au bord de la mer. Il n’eut de cesse que ses tantes ne les lui donnassent. Il attendait avec impatience les vacances prochaines et acheta un dispendieux appareil, de grande dimension, pour faire poser Jessie dans des attitudes agréables. Peut-être serait-elle mieux portante alors! Un jour qu’il se promenait avec toute la famille, suivie de Miss Ellen et de Jessie, une amie interrogea Mme Aymeris: —Qui est cette jeune fille? —C’est la sœur de la bonne anglaise de Georges. Nous l’élevons chez nous; elle est maladive. Georges surprit ces paroles, s’arrêta, humilié, inquiet, furieux; il aurait voulu se jeter au cou de sa mère et proclamer: —Jessie est ma reine, ma chérie, Jessie est une Mac Farren d’une noble famille écossaise tombée dans la misère, et nous avons l’_honneur_ de la posséder sous notre toit. Elle est frêle comme toutes les princesses; elle est blanche comme un lis, elle est en argent et en verre filé; ne dites plus ce que vous avez dit, je vous en supplie! Ou bien je meurs comme Jacques, comme Marie, comme tous vos enfants! Il construisait mille histoires pour rabaisser les siens et soi-même, exaltant ces Mac Farren déchus, mais dont l’origine se perdait dans la nuit des temps, glorieuse, plus que noble: royale! Et Georges se faisait «l’humble page de la Dame aux Mains d’ivoire», la sœur de la _bonne anglaise_—avait-on dit... Il était, hélas! l’enfant devant lequel certains mariages avaient été discutés et désapprouvés. Jessie ne serait pas un «parti» pour le petit-fils d’Emmanuel-Victor. Si, repris l’un et l’autre d’une mauvaise bronchite, s’ils pouvaient, «_dans une nuée radieuse, quitter ensemble cette terre pour s’envoler vers le Paradis où les ailes des anges palpitent au son des trompettes d’argent et des cistres!_» Un des chapitres du journal portait ce titre: _De l’inégalité des conditions sociales_. Ce «problème» y était d’ailleurs peu traité. _J’étais séparé de l’objet aimé, comme l’est une novice de Celui qui habite le radieux tabernacle des autels. Mes sens allaient s’éveiller, mais encore pur dans mon corps et mon esprit, les hommes et les femmes ne différaient à mes yeux que par la voix et l’habit._ Un soir, en récompense d’une «bonne place» dans une composition de narration française, on le régala d’une représentation au cirque des Champs-Elysées. Il suivit émerveillé les sauts, les exercices prodigieux d’une écuyère en maillot rose et jupe de tulle à paillettes. Des clowns au visage enfariné tendaient des cerceaux en jetant leurs lazzis au travers de la piste. Le cheval tournait, le fouet de «Môssieu Loyal» claquait, les cymbales, les cornets à piston, une musique infernale vous perçait, comme une vrille, le tympan. Georges fut secoué d’un étrange frémissement, douloureux comme si sa chair se vidait, puis se détendait dans un bain chaud; il mit son mouchoir sur son visage, s’essuya le front et, confondu par ce phénomène incompréhensible, il se dit incommodé; on n’attendit pas la fin du spectacle pour l’emmener. Mme Aymeris s’empressa d’appeler le docteur; Georges ne sut quoi lui dire, assura que ce n’était rien... Il avait eu un éblouissement, une mauvaise digestion. On le purgea, on le mit au régime, il n’osa pas protester et se demanda s’il n’avait pas été tout de même malade. Alors il se rappela les descriptions que lui donnaient en classe certains mauvais gars, de jouissances encore inconnues de lui. Aujourd’hui, était-il comme ses vantards de camarades? Il en conçut une certaine fierté, et dissociant la scène du cirque d’avec le sentiment tendre dont il était envahi, s’efforça de chasser les images trop réalistes qui repassaient devant ses yeux dès que sa pensée le ramenait à son idole. * * * * * Il est minuit. La lumière d’une tour en porcelaine blanche à trous, la veilleuse classique, repose derrière les rideaux sur un guéridon au pied du lit. La flamme vacille, fait danser les meubles; les fleurettes jaunes du papier de tenture bleu s’éclairent, puis s’effacent. La chemise et les vêtements de l’écolier prennent sur les chaises une forme humaine, ou se noient dans l’ombre. Le réveille-matin hache de son tic-tac le silence de la maison, marque le temps qui unit l’hier au lendemain. Georges grelotte sous ses couvertures, compte, écoute, retient son souffle, attend un autre bruit. C’est une obsession! —Toussera-t-elle? A-t-elle toussé? Une voix sèche, là-haut, le fait tressaillir. Il n’a pas pu se rendormir depuis qu’une forte quinte l’a dans son premier sommeil réveillé, et il pense:—Le docteur Brun assure qu’on réduirait cette maudite toux avec de l’huile de foie de morue, si Jessie pouvait s’y accoutumer. Elle est si pâle et si maigre! Peut-être que si je priais beaucoup, là, dans le coin, devant la statue de Notre-Dame de Lorette, peut-être obtiendrais-je que Jessie fût plus rose et plus grasse! Que ne puis-je lui donner un peu de mes joues! Mon gilet de flanelle? Tout ce que je possède! Mais sait-elle que je ne pourrai plus vivre ainsi? Si cela continue, je m’enfuirai.—Il réfléchit:—Mais non, impossible de la laisser seule ici, sans moi! Est-ce que cela la peinerait d’être sans moi? Elle est si drôle! On ne sait jamais si elle vous voit. Si elle savait que je reçois un coup dans la poitrine, à chacune de ses quintes! Les autres n’ont pas l’air de s’en apercevoir, pas même sa sœur Ellen. Gabriel Gonnard la regarde de travers, il la hait. Pourquoi? Mais moi, je suis là, je sais, moi, je sais! Si j’osais du moins lui jeter un châle sur les épaules, quand elle traverse les corridors! Et ce séjour à Cannes, projeté pour nous, après ma dernière bronchite? Emmenait-on Jessie là-bas? C’est elle qui devrait y être, dans le Midi!... Si je pouvais pincer une autre bronchite!... Je vais me remettre à tousser, comme Jessie, ce n’est pas malin de faire semblant!... Georges se lève, ouvre la fenêtre, s’expose à l’air d’une nuit humide de décembre. Il met sa poitrine à nu, _il lui faut_ une mauvaise bronchite, il l’aura! Il frissonne, se recouche, s’étend, puis se dresse sur son séant pour écouter, car le crin de son oreiller grince et offusque les autres sons. De nouveau, Jessie tousse. Georges tressaute, il pose sa main sur son cœur: boum! boum! boum! La sueur perle à ses tempes. Il passe sa manche sur son front. Trois heures sonnent. Patience! trois autres heures et une demie, et le réveil-matin lui enjoindra de s’habiller, de préparer ses leçons avant la classe, puisqu’hier soir il a lu Pickwick avec Jessie au lieu d’apprendre sa géographie et son algèbre; et il sera collé. Enfin Georges perd connaissance. * * * * * Le supplice devait se prolonger. Les études ne donnaient toujours pas satisfaction à la famille Aymeris, quoiqu’un professeur, devinant les goûts de Georges, l’eût «poussé dans le latin et dans les lettres». Les sciences étaient toujours faibles, mais le baccalauréat apparaissant loin encore, Georges «redoubla» sa seconde. Les communications entre Georges et Jessie s’espacèrent. Le D^r Brun avait envoyé la convalescente en Suisse dans un sanatorium. A son retour, les époux Gonnard «la réclamèrent»; elle habiterait avec eux dans le pavillon au fond du jardin; Jessie aiderait Ellen dans les menus soins du ménage. C’était encore la séparation! Georges, tirant profit de ses lectures romanesques et sentimentales, conclut que le sort des amants, toujours contrariés par la vie, est triste, mais noble. S’il pouvait rencontrer dans le jardin Jessie, les yeux cernés par la fièvre! Puisqu’on l’avait dite sauvée, elle devait maintenant brûler d’amour et attendre, comme lui-même, quelque jour prochain d’ivresse. Dès ses examens passés, Georges, solennellement, devant sa famille réunie, proclamerait une passion qu’il avait jusqu’ici tue; et sa mère ayant formé le dessein d’adopter Jessie, ne serait-il pas naturel, après tout, qu’une Miss Mac Farren devînt la bru des vieux Aymeris? Mais elle avait avec Georges des façons nouvelles. _Jessie se retirait, rougissait à mon approche. Etait-ce un de ces mouvements involontaires par quoi l’amour se divulgue, dit-on?_ Quoiqu’en retard et plus âgé que ses camarades de lycée, Georges restait candide au milieu de gamins qui ne l’étaient guère. Néanmoins il apprenait des dessous de la vie, plus que d’algèbre, de physique et d’histoire. Quel rôle auront joué, dans l’enfance des petits Parisiens d’alors, le Passage du Havre et les entours de la gare Saint-Lazare! Nous savons que Georges se promenait avec le précepteur et les deux frères de La Roche-Michelon, ces parfaits produits du faubourg Saint-Germain. Mme de La Roche-Michelon invitait Georges à des goûters assez ennuyeux, avec quelques garçons «extrêmement comme il faut», et dont on savait «qui sont les parents». Georges admira les tableaux anciens qui décoraient l’hôtel La Roche-Aymard, un des plus vastes de la rue de Grenelle, et le plafond, par Boucher, d’un escalier en marbre rose. Georges était «extrêmement comme il faut» aussi. Mais Mlle Adélaïde, la sœur d’Alain et de Gontran de La Roche-Michelon, ne parlait point à Georges Aymeris comme aux autres convives, ses cousins pour la plupart. Mlle Adélaïde lui faisait penser aux Ladies Margaret et Ethel, aux derniers jours à Oxlip Hall. Mlle Adelaïde n’eût pas approuvé le mariage avec Jessie! Les La Roche-Michelon s’abonnèrent aux _matinées classiques de Ballande_; Georges y alla avec eux pour entendre du Corneille, du Racine, du Molière; ces représentations comportaient une conférence par des professeurs de rhétorique. _Il y en eut deux par M. Legouvé, sur Lamartine; mais le même texte appris par cœur, semblait-il, puisqu’à huit jours de distance j’entendis l’académicien faire les mêmes «lapsus linguæ» d’un effet irrésistible à une première audition; a la seconde, je me crus volé._ Les La Roche-Michelon n’avaient pas _redoublé_. Georges ne fut donc plus dans leur classe, et il se trouva que ses cadets étaient d’une catégorie autre que les camarades de la classe précédente, en majeure partie des étrangers. Il était déjà moins question de la guerre de 70. Paris devenait cosmopolite et, au lycée, des Roumains, des Sud-Américains moustachus fumaient des cigares à anneau d’or, piquaient des épingles de perles en des cravates mirobolantes, autour de cols cassés, et se coiffaient à la Capoul. Ceux-ci n’allaient pas aux matinées classiques, mais patinaient au Skating-ring avec des «dames». Ils y entraînèrent Georges, ainsi qu’au café-concert, qu’on n’appelait pas encore _Music-Hall_, mais le _beuglant_; ils voulaient le conduire dans bien d’autres lieux de plaisir, les jours de semaine, entre les cours, et après... Dans la maison même de Mme Demaille, mais du côté de la rue Tronchet, en face de l’hôtel Pourtalès, il y avait une boutique chinoise où Mme Aymeris s’approvisionnait de thé; Georges entrant un jour pour y faire une commande, un de ses camarades, le Brésilien Carlos del Merol, courut après lui, le saisit par l’épaule:—Dis donc, mon vieux, après moi, si tu veux! C’est mon heure! Georges ne comprenant pas, del Merol le poussa, tomba sur l’innocent à bras raccourcis. Georges se défendit mal, déclara devant l’énorme dame fardée, qu’il achetait deux livres de thé pour Mme Aymeris, et rien de plus... L’histoire fit le tour des classes. Poursuivi dans les préaux et dans la rue du Havre par des plaisanteries dont il rougissait, Georges subit l’opprobre en martyr chrétien, convaincu de la noblesse de son rôle, quand il gravit son Calvaire, de la rue de Provence aux confins de Montmartre, ligoté par de mauvais drôles résolus à compléter son expérience de jeune mâle. Giuseppe da Viterbo, un Napolitain qu’on eût pris pour un grand de philosophie ou de «spéciales», au développement de son système pileux, à ses pantalons évasés en «pattes d’éléphant» et à son fume-cigarettes d’ambre, était le roi de la division B, trop souvent voisin de Georges, d’après «sa place» dans les compositions. Viterbo, quand il ne roulait pas dans les rues, «séchant la classe», dormait, «claqué par la noce». Des femmes! il n’y a que za! zézayait-il. De l’autre côté, un grand pâle, Souchon, les yeux battus, les narines ouvertes, avait des conciliabules avec Viterbo, projetait des «bordées» sur la butte, avec Noémi et Zaza. Georges se creusait la tête pour se représenter les scènes de débauche, décrites avec des mots qu’il n’avait point entendus ailleurs; et ayant un jour demandé naïvement une explication, Viterbo, le toisant, grogna:—Veux-tu bien nè pas nous mouzarder, gozze! L’amourr, est-ze quèza te rrégarde? Ces çozes-là, za nè serra zamais pourr toi! Les plus intelligents, les gloires du lycée, portaient des noms qui sonnaient à l’allemande; surtout des noms de villes. C’étaient des israélites. Viterbo était, disait-on, israélite, et son père, un négociant en perles; les parents des autres étaient aussi «dans les affaires». Georges aimait ce mot israélite, si joli quand il vient dans les vers de Racine. Les La Roche-Michelon disaient: juifs, Georges rétablissait: israélites. Dans la plupart des milieux bourgeois, on n’en connaissait pas, hormis de rares israélites établis à Paris; l’on ne faisait point de différence entre eux et d’autres «gens riches». Pour Georges, la juive, c’était l’étalagiste du marché de Passy, chez qui Ellen Gonnard trouvait «des occasions en étoffes et lingeries». Mme Aymeris fit mille gentillesses et avances à trois jeunes Engelschloss qui emmenaient Georges au théâtre et allaient au concert Pasdeloup. Avec un Georges Cassel, bon pianiste, Georges déchiffra la partition à quatre mains de _Lohengrin_, dont le libretto, autant que la musique, lui donnait un plaisir indéfinissable. _Pourquoi Mme d’Almandara avait-elle «chuté» le prélude et la marche nuptiale de cet ouvrage, quand Pasdeloup s’était permis de les exécuter? Mon père avait, sous l’Empire, applaudi à la représentation de_ Tannhauser; _il fit venir les partitions du_ Vaisseau fantôme, _de_ Tristan et Isolde, _des fragments de la_ Tétralogie, _que Wagner montait pour l’ouverture de son temple de Bayreuth, et dont papa s’entretenait souvent aux dîners du dimanche à Passy, avec Léon Maillac._ Celui-ci, le plus jeune des _centenaires_, allait être bientôt l’initiateur, le confident de Georges Aymeris, une sorte de Messie sortant des nues. _M. Léon Maillac, le seul des centenaires qui ne me parût pas assommant, regardait mes barbouillages. Il avait beaucoup de livres, des tableaux. On ne me permettait pas d’aller chez lui; j’avais entendu dire par mes parents qu’on n’allait pas chez les vieux célibataires. Il riait de tous mes mots. Je l’aimais, il m’a mieux compris que qui que ce soit._ Mais nous retrouverons Léon Maillac plus tard. Les trois israélites vinrent chez M. et Mme Aymeris; bientôt, on s’aperçut qu’ils étaient _républicains_! Leurs parents firent des tentatives «dépourvues de tact», offrirent des cadeaux, tels que pâtés de foies gras, dindes truffées, aux parents de Georges. Le bon M. Aymeris dîna, contre son gré, chez eux, avec des personnages politiques du nouveau régime, excusa Mme Aymeris, qui, elle, n’allait point dans le monde. On ne se tint pas encore pour battu... Avec sa brusque franchise, à la vingtième invitation, Mme Aymeris répondit à l’une des dames:—Ni mon fils, ni moi, jamais, jamais n’irons chez vous! Mme Engelschloss se vexa, ses fils ne retournèrent plus à Passy. Les tantes pensèrent:—Enfin, Alice _aura eu du nez_, une fois dans sa vie. Pierre est en train de se compromettre dans ce monde d’intrus interlopes, par lesquels se dégrade la République qu’ils veulent consolider; nous étions, quant à nous deux, sur le point de nous y rallier, comme à une forme provisoire de gouvernement... jusqu’au retour du Roi. Le maréchal de Mac-Mahon, duc de Magenta, en attendant, est «représentatif». Si M. le Comte de Chambord reconnaissait le Comte de Paris, la Monarchie constitutionnelle aurait plus de chances que la légitimité. Le meilleur camarade de Georges était le fils d’un emballeur, Jean Michel. Georges le «cueillait», le matin, sur la route, prêt à grimper dans la voiture des Aymeris. Octave n’en disait rien, à la maison, car Georges ne se vantait pas de cette amitié, Mlles Caroline et Lucile ayant maintes fois dit:—Georges, énumère le nom de tes condisciples, allons vite! nous voulons savoir comment s’appellent tes amis. Sous la République, les collèges sont encore plus mélangés que sous l’Empire, il faut choisir ses relations, elles vous suivent toute la vie: imite ton père! Avant de se lier, un jeune homme demande à ses parents conseils et permission. En dehors des études, ne cause qu’avec ceux dont nous pourrions recevoir les parents; gare aux _rastaquouères_ de ton lycée! tu sais, Georges, choisis des Français, avant tout! Jean Michel était bien Français, mais les La Roche-Michelon traversaient la rue s’ils rencontraient Georges avec ce plébéien. Les manches de Michel étaient couvertes de lustrine. Il était dans les premiers, _très trapu_ en discours latin, écrivait un français classique, mais, comme Octave, lâchait aussi des phrases très communes, «_On_ a été se ballader à Suresne, _on_ a mangé du saucisson avec une piquette épatante»... Ses mouchoirs avaient la taille d’une serviette et des carreaux blancs et bleus comme la toile à matelas. Georges jouissait mieux qu’ailleurs de Michel, quand ils étaient en tête à tête chez l’emballeur; Michel aurait voulu aller à Passy, mais Georges n’osait pas risquer une avanie: quelle confusion, si les tantes, ou même maman, avaient demandé à Michel: Qu’est-ce que fait Monsieur votre père?—et qu’il dût répondre:—Il est emballeur! Georges et Michel poussaient, après la classe du samedi, jusqu’au boulevard Haussmann, pour admirer les vitrines d’un éditeur de gravures. Jean s’intéressait aux eaux-fortes symboliques de Chifflart, aux guerriers gaulois de Luminais. Quant à Georges, il était conquis par les colorations vibrantes de toiles originales devant lesquelles les passant s’esclaffaient de rire: un pont d’Argenteuil, des vues des environs de Paris, signées Sisley, Pissarro, Renoir, Claude Monet, nom qui lui semblait être une contrefaçon, car il entendait parler d’Edouard par Mme Demaille, la parente du magistrat M. Manet, père du «barbouilleur» dont elle déplorait l’excentricité. M. Léon Maillac, qui possédait des toiles de Renoir, connaissait la plupart de ces artistes. Au retour de ses visites au magasin de Cadart, Georges rentrait chez Jean. Dans un cabinet pris sur l’espace d’une remise servant d’atelier à l’emballeur, Jean lut à Georges _Manon Lescaut_, des pièces de théâtre d’Octave Feuillet, du Musset, des drames de Victor Hugo; il récita des poèmes «à la gloire de l’amour». Jean s’était épris d’une cousine, choriste à l’Opéra-Comique; il composait pour elle et lui adressait des vers tendres et idylliques, d’une passion _éthérée_ et cérébrale. Georges, pour paraître instruit, répétait des phrases de Viterbo et de Souchon, engageait son Jean à être plus audacieux et moins cérébral dans ses invocations; mais le poète planait et ne comprenait pas mieux que Georges par quels mystérieux maléfices, d’un sentiment tendre pour une belle demoiselle, le même garçon passait à un autre, cet amour dont les effets sont épouvantables, puisque les héros de la classe, avec leur teint de plomb, avaient l’air de pochards ou de chlorotiques. _Les tièdes et molles journées d’avril qui égarent la raison des vierges, inspirent à ces ardentes colombes des désirs moins clandestins, des inventions moins perfides que l’éveil des sens chez un jeune mâle tapi entre les murs d’une classe de collégiens. Jean et moi reculions de dégoût au bord de ce cloaque, nous refusant à laisser choir la fleur précieuse que nous serrions encore dans notre main._ Chaque lundi, selon le résultat d’une composition, pour la semaine les élèves changeaient de place sur des amphithéâtres à la mode de 1830, mal aérés, obscurs, empuantis par la respiration de cinquante poitrines. Le professeur ne s’adressait qu’aux meilleurs sujets, ses «chouchoux». Les autres causaient entre eux—et de quoi, mon Dieu!—les moins corrompus étant tout de même très avertis. Un Arménien, Zacharies, trop souvent assis auprès de Georges, c’est-à-dire au dernier rang, lui prêtait des livres, la _République des Lettres_, périodique publié à Lyon et où parurent les premiers poèmes de Maupassant, «d’un réalisme brutal»; de Zola, l’_Assommoir_; de Monsieur Mallarmé, des poèmes en prose et en vers. Georges avait eu comme maître d’anglais, en cinquième, ce Monsieur Mallarmé. A cause de sa bonne prononciation, mon ami s’était attiré la sympathie du professeur qui gardait les devoirs d’Aymeris, corrigés à l’encre rouge et d’une écriture ravissante de demoiselle. Un sonnet _Vere novo_, paru dans le _Parnasse contemporain_ de 1876, et que lui signala Zacharies, plut tant à Georges, qu’il supplia Monsieur Stéphane Mallarmé de bien vouloir lui en donner une copie manuscrite. Ces vers, les seuls qu’il pût retenir, il les récitait devant le pavillon des Gonnard, dans le parfum des glycines et des seringas. Le printemps maladif a chassé tristement L’hiver, saison de l’art serein, l’hiver lucide, Et dans mon être à qui le sang morne préside L’impuissance s’étire en un long bâillement. Des crépuscules blancs tiédissent sous mon crâne Qu’un cercle de fer serre ainsi qu’un vieux tombeau, Et, triste, j’erre après un rêve vague et beau Par les champs où la sève immense se pavane. * * * * * _Ce sonnet fut un de mes appâts à la littérature. M. Léon Maillac approuva Mallarmé: comme Claude Monet, Renoir, et, d’une façon générale, mon goût._ (Cahiers de 1883.) Jessie demeurait invisible. Georges lui écrivait, puisque, le soir, elle n’était jamais plus à table chez Mme Aymeris. L’infidèle ne répondait point à des lettres désespérées. Mme Aymeris était seule, à son ordinaire, lisant la _Patrie_, ou tricotant avec Nou-Miette qui, au lieu de s’en être allée vivre au pays, demeurait, plus que jadis influente, comme femme de charge ou dame de compagnie de sa patronne; elle mangeait avec Mme Aymeris. —Ramène donc tes camarades à dîner avec nous, disait maman. Amuse-toi! Vois-tu, mon chéri, je suis trop vieille! Jessie est loin d’être ce que j’eusse espéré, et je la crois d’ailleurs perdue. Elle est comme une feuille de papier blanc, elle ne se traîne plus, elle a peur de se montrer. J’appelle le docteur Brun; Ellen le renvoie, car elle a soi-disant son médecin _à elle_, et le consulte pour sa sœur. Je ne m’en mêlerai plus, comme diraient tes tantes, jusqu’à ce qu’on vienne me prier de faire quelque chose. Nou-Miette se rengorgeait. Georges laissait tomber la conversation, et s’asseyait au bureau de son père où il rédigeait fièvreusement une épître de plus, qu’à la nuit il jetait dans la boîte aux lettres, l’adresse écrite en caractères d’imprimerie pour que la concierge ne reconnût pas sa main; puis il remontait dans sa chambre en se tamponnant les yeux avec ses poings. —Georges, ne piétine pas des heures dans ta chambre, tu m’empêches de dormir, mon enfant! Je suis sûre que tu vas encore réciter des vers, au lieu de préparer ta composition de demain!...—disait maman. Il ne pouvait pas répondre, partait en sanglotant. * * * * * Un vendredi treize—Georges en devint superstitieux par la suite—sous une pluie tiède de mai, la voiture l’attendait à six heures et demie, rue du Havre, à la porte du lycée. Dans la calèche, au lieu de Mme Aymeris, était assise la tante Lili. Elle désigna à Georges une petite malle qu’il fallut enjamber pour s’asseoir sur la banquette. —A qui cela, tante? —Nous passerons par la gare de l’Est avant de rentrer, mon chou. Octave a porté le bagage de la Jessie au chemin de fer et ce colis a été oublié. Il faut que nous le fassions enregistrer pour Cologne. Georges presse sa tante Lili de questions; il n’obtient que cette réponse: —Nul à la maison ne t’en dira rien, c’est plus convenable, mais la maison est nettoyée! Les intrus ont été flanqués dehors et ce n’est pas trop tôt! Ta chère compagne est partie. Elle sera demain matin dans un couvent sur les bords du Rhin. Ne demande pas d’explications! Tout est pour le mieux. Papa et maman ont été _bien inconséquents_. Vois-tu, mon petit chéri, on a assez de ses propres parents. A un certain point, bonté et bêtise ne font qu’un. Ta mère est trop généreuse. Ton père a ses occupations; sans cela, c’est lui qui aurait depuis beau temps fait la lessive de ce linge sale... Georges, dégoûté par ce ton vulgaire, fait arrêter la voiture, crie à sa tante:—Menteuse!—et rentre à pied. Le récit de Mlle Aymeris n’était point exact... Ellen Gonnard était encore dans son pavillon. Le lendemain matin, un pot de faïence à la main, elle se rendait à la loge de la concierge où l’on déposait le lait pour son ménage. Gonnard ne l’accompagnait pas jusqu’à la grille, comme d’ordinaire, quand il s’en allait au manège, la taille pincée, les jambes arquées et faisant sonner ses éperons; aujourd’hui, Ellen était seule, les yeux rougis par les larmes. L’atmosphère de la maison était plus lourde encore que de coutume. Avant de se remettre en route pour Fontanes, muet, Georges prit son thé dans la chambre de sa mère. Mme Aymeris, enfin, jugea nécessaire de rompre le silence: —Tu sais, Jessie est dans un couvent... Il fallait compléter son éducation; une occasion s’est offerte, elle est partie hier. Elle sera heureuse là-bas. La pauvre enfant m’a donné un témoignage de confiance et d’affection que j’eusse à peine attendu de sa part. Elle m’a chargée de te demander pardon. Georges détourna la tête. Mme Aymeris reprit: —Sache seulement que M. Gonnard est un misérable; il était cruel pour sa femme et sa belle-sœur. Si je te disais tout, tu ne comprendrais pas... Ton père a séparé le couple, et délivré Jessie qui était sous la domination de son coquin de beau-frère. Nous ne verrons plus ce bellâtre. J’espère qu’Ellen tiendra ferme; je vais l’expédier en Angleterre, je ne sais encore où... Mon chéri, ne me pose pas de questions! Peut-être plus tard... Mais pourquoi pleures-tu? Tu aimais donc Jessie comme une sœur? Elle ne le méritait guère, dis-toi bien cela!... Georges ne se contient plus; il est secoué de hoquets, puis, retrouvant l’usage de la parole, se détache des bras de sa mère: —Maman, ne m’interroge pas non plus! Je ne pourrai plus vivre sans la compagne que vous m’aviez donnée; c’est vous qui l’aviez choisie, et j’avais cru que c’était pour toujours! Laisse-moi, ne me plains pas. Allons, adieu, Maman! Je retourne à mon travail, n’en parlons plus... Deux heures plus tard, des agents de police sautaient hors d’un fiacre, sonnaient à la porte. Ils accompagnaient Georges qu’ils venaient de relever sur la ligne du tramway. La jambe gauche était brisée, à la hauteur du genou; le visage avait porté, le sang coulait. Les portes claquèrent, maîtres et serviteurs furent, en un instant, autour de Georges, qui eut encore la force de gémir: —Pas de mal! je ne suis pas mort! Je ne sais pas encore sauter de la plate-forme de ces nouveaux omnibus à rails! J’ai été traîné, cinquante mètres! Le chirurgien lava le genou, inspecta la plaie, prit une mine sérieuse, ne se prononça pas. L’accident était inexplicable. Désespoir? Tentative de... Pourquoi? Des mois, Georges resta étendu; il ne devait plus jamais marcher sans une légère claudication. Pendant des jours et des nuits, gardé par la vieille nourrice, dégoûté de lire, toujours songeant à Jessie, il tâcha de reconstruire le drame qui avait précédé la fuite de sa compagne et de Gonnard. Avec Nou-Miette, il s’enhardissait parfois, comptant sur l’indiscrétion de cette bavarde. Elle se fit beaucoup prier. —Enfin, Miette, dis-moi donc ce qui s’est passé! Il faut que je le sache! Je ne suis plus un enfant; raconte, je te jure que personne d’ici n’en saura rien! Je devrais bien être mort, au lieu de Jacques!... —Laisse-moi donc tranquille! mon petit doigt me disait que ces gens-là ne valaient pas la corde pour les pendre; pas la pauvre idiote, mais ces Gonnard!... Il y a des choses qu’une femme de mon âge aurait honte de te raconter, mon pauvre chéri! Ah! c’est un animal, une bête brute, ce Gonnard. Ellen l’aimait trop; elle se serait «endêvée» pour lui. Il voulait la quitter, elle a voulu le retenir; avec ce cochon-là, elles avaient fait un marché... Mais non, je ne veux pas!... Enfin Jessie est venue implorer ta maman de la faire partir au loin. Et Georges, tout d’un coup, se rappela un rêve atroce, de plusieurs mois auparavant. Il avait vu Jessie exsangue, gémissante, fouettée par sa sœur dans une chambre d’hôtel, sur un lit aux draps défaits, maintenue par Gonnard qui avait, comme Viterbo, des pantalons à patte d’éléphant et une raie au milieu du front. —Etait-ce un cauchemar, ou la réalité? Lui-même n’était-il pas, en ce moment, la proie d’une hallucination? La vie des hommes est si drôle et si triste! Jacques et Marie devaient être bien mieux, là-bas, au Paradis... 2. Lucia LUCIA LE misérable! Le coquin! s’écria maître Aymeris en menaçant du poing le soleil, son ennemi personnel. Ils vont tous avoir des méningites, ces pauvres candidats! Georges, par 35° de chaleur, le 20 juillet 1879, sortait de la Sorbonne, bachelier mais malade; incapable de dire pourquoi ni comment il avait été «reçu». M. Cartel-Simon soutenait M. Aymeris dont le parapluie était ouvert, au lieu que, chancelant, il s’en servît comme d’une canne. Il avait suffi que ce M. Cartel-Simon, helléniste et auteur d’un ouvrage sur la sculpture carthaginoise, traitât Georges non plus en élève ordinaire, mais en artiste et en lettré, pour que le jeune homme rattrapât le temps perdu à Fontanes. Croyant peu aux pronostics du chirurgien et des médecins, convaincus, disaient-ils, que l’enflure de la jambe le dispenserait du volontariat, Georges avait «poussé jusqu’à la philosophie» à tout hasard, et «afin de ne perdre qu’un an dans les casernes». Il s’imaginait mal étrillant des chevaux, portant le fourrage aux écuries; mais son horreur de la marche lui faisait choisir la cavalerie. Il s’était imposé, le matin, quand son genou n’était pas trop gros, de faire un tour au bois sur le paisible cob Patrick, qu’avait jadis dressé Gabriel Gonnard. Cette bête lui rappelait des jours sentimentaux et romanesques avec Jessie, sa chétive compagne d’enfance, aujourd’hui vêtue en couventine, obéissante aux Révérendes Mères, «et d’une piété édifiante», écrivait la Supérieure. Georges n’avait plus sa belle foi de premier communiant; à peine allait-il aux offices; et encore par pudeur. Comment avouer, soudain, que _l’on ne croit plus_, après s’être dit pape? Ses premiers doutes l’avaient saisi d’horreur, il éprouvait cette sorte de honte qu’un certain soir, sous les girandoles du cirque, je l’ai conté, il avait eue de lui-même. Un homme! il était devenu un homme! Des poils faisaient une tache beige sur sa lèvre. Lili et Caro pensèrent: Diablesse de bête de chute! Le maladroit! Ce n’est pas nous qui aurions été aussi peu lestes! Sauter par-dessus les haies et barrières, nous en sommes-nous donné à son âge! Des garçons, voilà ce que nous étions! Seules de la famille, elles déploreraient que Georges ne fût pas «bon pour le service». Elles 1’«affectionneraient» plus encore sous le casque de fantaisie dont la crinière bat au vent, s’emmêle aux poils d’une conquérante moustache. Caroline avait un faible pour les régiments en tenue de parade, ne manquait jamais l’occasion d’une cérémonie pour les applaudir. Si Georges pouvait être dans un de ces escadrons de dragons à plumet rouge, quel honneur, de lui toucher la main en se haussant sur la pointe des pieds! Mme Aymeris priait ses belles-sœurs de se taire, quand elles disaient que, peut-être, contre l’avis des _praticiens_, Georges serait «pris». Il ne le fut pas à la première visite médicale pour le volontariat; restait l’épreuve de la revision. D’ici là, déciderait-on d’une carrière? Or le choix de Georges était fait. Ses parents, qui le destinaient à la diplomatie, _lui firent de molles oppositions_. Il se mit à peindre des natures mortes et des visages; parents, amis posèrent tour à tour dans une chambre qui recevait le jour du nord. Mme Aymeris avait manié le crayon noir et l’estompe, même le pinceau d’aquarelle. On épousseta des «bosses» en plâtre, reléguées dans un coin du grenier; il les copia: le trait d’abord, puis les ombres et la demi-teinte en hachures et «dégradés». Georges rêvait de peinture à l’huile; il étala bientôt de la couleur sur des toiles. Son père lui obtint une carte de copiste au Louvre, pour essayer de faire une étude d’après une Vierge de Murillo, laquelle Mme Aymeris admirait pour son expression. Deux messieurs, visitant la salle des Espagnols, s’arrêtèrent près de Georges, le félicitèrent; l’un des deux lui demanda s’il ne vendrait pas sa toile: glorieuse offre! Un gardien révéla à mon ami que ces amateurs n’étaient autres que MM. Gustave Moreau et Henner; bien différents de ces illustres professeurs, le portraitiste Vinton-Dufour, l’un des «centenaires» qui dînait à Passy, le dimanche, semblait prendre plaisir à décourager Georges. [Illustration] L’institution de ces repas dominicaux remontait au temps du grand-père, Emmanuel Victor, le Bâtonnier. Des musiciens, des savants, les plus connus, se retrouvaient, jadis, sur la colline du Trocadéro, presque la campagne alors; les soirées de printemps y étaient exquises. Par un escalier tournant on descendait, de la plate-forme où s’ouvrait la porte-fenêtre du billard, à une grotte dont les parois étaient revêtues d’entrelacs et de coquillages à l’italienne. Le marbre d’une figure de Louis le bien-aimé au pied d’une Vénus qu’on croyait être la Du Barry, y avait été remplacé par un moulage, à peine reconnaissable sous la mousse et le lichen. Deux étages de terrasses séparaient «le château» du parc, réduit alors aux proportions d’un grand jardin, mais qu’on appelait Le Parc. Les quais en longeaient le mur d’enceinte, puis c’étaient les berges de la Seine, le fleuve et ses chalands. On s’y croyait, quand les frondaisons étaient drues, à cent lieues de Paris. Pour les sédentaires bourgeois d’alors, un jardin, dans la belle saison, n’était-ce pas un peu «les champs»? S’il faisait chaud, le couvert était mis sur le perron; des messieurs en redingote d’alpaga et à chapeaux de paille de riz, des dames en crinoline, une blonde sur la tête, par crainte du serein, causaient en prenant le café, les liqueurs ou le tilleul, jusqu’à l’heure de la dernière «versaillaise» qui, les prenant à la barrière des Bons-Enfants, les ramenait chez eux. Temps abolis! Le nombre des convives s’était beaucoup réduit quand, à dix-sept ans, on fit venir à cette table jadis fameuse, mon ami, notre héros. La compagnie distinguée de Pierre Aymeris, bien moins brillante que celle d’Emmanuel-Victor, s’était dissoute à la guerre de 1870; il ne restait que les intimes. Leurs anecdotes, les noms qu’ils citaient amusèrent d’abord Georges. Vers sa vingtième année, les dîneurs n’étaient plus qu’une dizaine, dont, heureusement, M. Léon Maillac. Ils venaient par groupes, à pied, les moins valides frétant un locatis pour la longue expédition. M. Aymeris arrivait chez lui, comme un invité, après avoir, à six heures, pris chez elle, dans le coupé, la bonne et vénérable Mme Demaille, alors âgée de près de 75 ans. Sous sa capote de malines, de rubans et de fleurs, avec un «shall» des Indes à la broche-camée sertie de fins émaux, Mme Demaille, droite, tirée à quatre épingles, était une élégante vieille qui n’avait jamais manqué un seul dîner du dimanche, et dont elle était la reine. On connaissait l’origine des relations de M. Aymeris avec cette irréductible coquette, et les nouveaux convives apprenaient des plus anciens que la veuve d’Aloïsius Demaille avait choisi l’avocat comme «conseil», lors d’un héritage épineux. Le père de Mme Demaille, gouverneur d’une de nos colonies asiatiques, venait de mourir; une seconde famille qu’il laissait en Extrême-Orient, éleva des prétentions contre lesquelles cette dame, seule enfant d’un premier mariage, avait eu à se défendre d’autant plus âprement qu’Aloïsius ne lui avait laissé que des dettes. Statuaire d’abord, administrateur pour un temps de la Comédie-Française, Aloïsius, en un romantique désir d’allier l’art au négoce, avait, avec Feuchère, le ciseleur de Balzac, fondé une imprimerie modèle dont les somptueuses éditions de _Faust_ et de _Macbeth_ s’adressaient à un public alors restreint. La chute avait été rapide. M^e Aymeris plaida. Ce fut un grand succès dans sa carrière et le commencement d’une amitié dont l’esprit curieux de sa femme s’amusa d’abord. Mme Demaille vivait, à cette époque lointaine, étendue, presque infirme depuis la naissance d’une fille rachitique et pauvrette d’intelligence; cette triste Zélie rendit son âme au soleil du midi, vers l’âge de trente ans. Mme Demaille reporta sa tendresse sur les enfants Aymeris. Alice ne l’avait jamais prise au sérieux, et l’appelait la «cliente à la bergamotte» ou le «pastel de Latour»;—mais elle consultait Mme Demaille sur des questions de «tenue de maison», d’ameublement et de cuisine, Mme Demaille ayant «de fines recettes et les bons fournisseurs». Lorsque Georges était élève à Fontanes, Mme Aymeris avait su gré à Mme Demaille que Georges pût déjeuner chez elle, afin de scrupuleusement suivre le régime que le D^r Brun lui ordonnait. Dans l’appartement à lambris, net et tenu comme un yacht par le Breton Josselin, factotum quinteux et aphone, Georges reniflait l’odeur du vétiver, de l’encaustique et des compotes à la vanille. Oh! les confitures de «poires entières»! Il ne s’en rassasiait pas plus que des albums où étaient collés, entre quelques essais de jeunes filles, des sépias de Hugo, des croquis de Roqueplan, de Nanteuil et d’Eugène Delacroix. Georges palpait les biscuits céladons, les Ming, les émaux Kang-Shi, les Bouddhas de bronze, que l’éloquence de son père avait fait revenir dans la part de sa cliente favorite. Georges affina son goût au contact de ces objets rares. —Qu’est-ce qui retient Maître Aymeris auprès de Mme Demaille? se demandait-on. Certes, ni l’intelligence de cette bonne dame, ni les confitures, ni les bibelots. Alice Aymeris disait:—Le besoin d’être flatté—M. Aymeris avait besoin qu’on l’approuvât. Mme Demaille ne le contrariait point. Mme Aymeris dénonçait-elle une «clique» de simulateurs et de douteux indigents trop habiles à abuser du naïf philanthrope qu’était son époux? Alors M^e Aymeris se troublait. Sans elle, il se fût laissé «tondre», malgré trois vigilants secrétaires qui, à l’instigation de la patronne, défendaient le patron. Celui-ci aurait oublié sa progéniture, au profit de «la pauvre humanité», réduisant ses honoraires, parfois les refusant «par horreur de l’argent qu’on gagne», disait-il.—Nous mendierons un jour comme vos pauvres!—protestait Alice Aymeris. Mme Demaille, au contraire, cédait aux «exquises faiblesses de Pierre», le meilleur des hommes; imprévoyante elle-même, elle applaudissait aux munificences les plus extravagantes: si, par exemple, Maître Aymeris, en souvenir de Jacques et de Marie, faisait de ses propres deniers revêtir de mosaïques une chapelle du Sacré-Cœur pour _ses_ Religieuses gardes-malades, de la rue Bayen; ou fondait des prix de vertu; Mme Demaille approuvait. Elle approuvait de même d’innocentes manies, telles que l’eau filtrée pour la salade, l’eau de Vals (pourtant débilitante au long usage), les doubles fenêtres, les cloisons de liège qui tamisent le bruit des voitures, quoiqu’il n’y en eût plus, disait Alice Aymeris, qui roulassent dans le parc des Aymeris, depuis le temps des carrosses; Mme Demaille approuvait les gilets en peau de lapin «contre les rhumatismes» et autres menus soins par lesquels, avant de l’atteindre, l’avocat se préparait à la caducité. La vieillesse! Il l’appelait de ses vœux afin d’être semblable à la septuagénaire; elle lui en était reconnaissante, et regardant parfois le ciel au-dessus de la rue de la Ferme, soupirait:—Vous monterez tout droit là-haut, Monsieur Pierre! Comme vous êtes bon! Pour les êtres tels que vous, il n’y a point de purgatoire!—et riait, comme de toutes ses petites plaisanteries. M. Aymeris la priait gentiment d’être moins joviale. Fascinée, et peu capable de juger les actes de l’avocat-philanthrope, elle s’égara avec lui dans les plus folles aventures charitables. Puisqu’en cachette M. Aymeris devait faire le bien, elle serait sa complice. Elle prêta son antichambre aux _expulsés_, ceux que les secrétaires avaient fait chasser de Passy par Antonin: «les clients de la salle d’attente». Mme Demaille jura:—Laissons-les chez vous faire des différences... Tous les pauvres seront reçus chez moi comme vos nobles clientes! M^e Aymeris et Mme Demaille avaient ce qu’on appellerait de nos jours la phobie des opinions indépendantes; il régnait entre eux un ton neutre, anodin. Alice qui d’abord avait raillé «leurs enfantillages» se prit à craindre que la haute intelligence de Pierre ne s’endormît dans ce bain d’approbation et de douceur. Etait-ce l’âge? Quant à elle, Alice n’en ressentait pas encore les effets. Elle voulut intervenir directement; mais quoi! n’était-il pas trop tard? Les années passèrent, invétérant les habitudes. Un jour, Léon Maillac que Mme Aymeris tenait pour le plus intelligent de ses amis, puisque le plus jeune,—elle aimait la jeunesse!—reçut d’elle cet aveu: —Je ne puis tolérer que mon enfant soit la victime de nous tous! Que voulez-vous, ami, Pierre et moi sommes un vieux couple sans joie, Georges tourne autour de nous; pendant une de nos disputes avec Pierre, une porte reste entre-bâillée, j’aperçois Georges, il s’enfuit! Que pense-t-il donc? Je ne devrais pas dire: des disputes, non, mon cher! mais des chamailleries, des attrapades! Est-il possible qu’il y en ait encore entre nous! Oh! nous serons toujours des cousins germains, des camarades! et M. Aymeris file à la rue de la Ferme où sa Mme Demaille est toujours prête à le plaindre, à lui donner raison! Comme si elle était au courant de nos affaires! Enfin, vous la connaissez bien! Bien bonne, mais une guimauve, une panade! J’ai encouragé Pierre dans un commerce si légitime: cette amitié à la Saint-Vincent de Paul, elle m’a donné des loisirs; certes... aux époux il faut de la diversion. Chacun a son caractère, que diable! Je connais un monsieur qui est resté garçon par peur des après-dîner; un peu lâche... je vous l’accorde, mais les silences dans le tête-à-tête, les choses que la sagesse vous fait taire, mon ami!... l’orage prêt à éclater! et la _prudence_, la _prudence_! ou bien, pis encore... les jours où l’on n’a rien à se dire! Quelle horreur, quel supplice, le silence de deux êtres qui s’aiment et ne sentent pas de même _sur un certain sujet_! Alors l’éloignement est un remède... Maillac interrompt en souriant:—Sur quels sujets, Madame, ne sentez-vous pas de même, M. Aymeris et vous? Point sur Georges? —Mais... sur Georges aussi, oui! Primo: M. Aymeris ne le connaît pas; il adore son fils, mais il ne comprend pas cet enfant! Ce n’était d’ailleurs pas à Georges que je faisais allusion—mais, je vous en reparlerai... A propos, puisque Georges se dégourdit avec vous, dites-moi donc un peu: Mme Demaille? qu’est-ce qu’elle lui représente, à Georges? Maillac hésitait à deviner le sens de ce «qu’est-ce qu’elle lui représente?» —Allons bon! c’est vous, Madame, qui allez faire travailler son esprit! Pour Georges, Mme Demaille est «une vieille innocente», une _orpheline_, comme dit Maître Aymeris. —J’espère! Rien de plus, n’est-ce pas? s’était écriée Mme Aymeris. Ce qui me crucifie, ce sont nos explications devant Georges. M. Aymeris fait le saint Martin, il coupe son manteau en deux. J’aurais eu le droit à plus que la moitié. J’étais pourtant sa collaboratrice naturelle, intelligente, je crois, ou pas plus sotte qu’une autre... l’humble alliée de cet homme supérieur. Je n’ai pas été habile? Je lui fais peur! On dit que je suis _frémissante_. M’en a-t-on rebattu les oreilles, de ma sensibilité frémissante! Enfin, mettons que nos caractères dans l’âge mûr aient été trop formés. M. Aymeris ne pouvait pas plus se refaire que moi. Parfois j’ai la mort dans l’âme, mais céder? non! Alors, il s’en va, court ailleurs, à son apostolat! Je ne demanderais qu’à en être, de ses charités... pourvu que ce ne fût pas à la façon de l’_autre_. Vous me trouvez bien ridicule? Mon ami, il y a des êtres qui aiment jusqu’à la mort... comme à vingt ans! J’en suis! [Illustration] —«Ne laisse jamais une place vide, tôt ou tard quelqu’un s’y glisse»—dit Léon Maillac, qui comme Mme Demaille citait volontiers des dictons. —S’y glisser, ce n’est pas la manière de Marianne Demaille, la pauvre bonne. Si son genre de bonté répond aux besoins de Pierre, tant mieux pour elle! moi, je juge, je tiens à décider, _j’ordonne_ même, dit-on. Alors M. Aymeris dissimule pour n’en faire qu’à sa guise, et le tour est joué! Il n’y aurait pas de quoi fouetter un chat, si l’avenir de Georges... Enfin, je tiens les cordons de la bourse... Pourquoi complotent-ils? Pourquoi retire-t-on les clefs du classeur, où _ils_ rangent les lettres de quête? Ils complotent comme des gamins... On ne complotait pas rue de la Ferme et Mme Aymeris le savait mieux que quiconque. L’avocat s’y rendait avant le dîner. Mme Demaille allait ouvrir la porte, dès que les roues de la voiture grinçaient contre le trottoir, et elle riait dans l’escalier:—C’est vous, Monsieur? Vite! Vous m’abandonnez donc? Je croyais que vous ne viendriez plus! Hier, dix minutes en retard; aujourd’hui un quart d’heure! D’où venez-vous, si je ne suis pas indiscrète? Encore de chez vos serruriers aux quatorze enfants, ou de chez quelqu’autre de vos indigents... Et moi, ne suis-je pas une indigente aussi? M. Aymeris une fois dans le salon déboutonnait sa pelisse, déposait son chapeau sur la table, mettait une calotte de soie, il était chauve et craignait les refroidissements. —Ah! ma bonne, des reproches? Vous aussi? Et Mme Demaille le faisant asseoir près du feu, déficelait devant lui deux paquets noués de faveurs bleues ou roses, qu’elle enroulait à ses doigts. Mme Demaille rendait compte de sa journée: —J’ai fait un tour de visites à mes contemporaines, puisqu’elles ne sortent plus. A notre âge, on ne doit pas se laisser engourdir. Nous ne sommes plus que trois de chez Mlle Sauvant! Donc, j’ai été chez Mélanie, et puis, en revenant, j’ai pris un petit fiacre, oui monsieur, pour faire vos emplettes: un brave homme de cocher, un cheval boiteux—ils n’allaient pas trop vite, rassurez-vous! Voici vos commissions, monsieur: des gants du Tyrol, la spécialité de la rue Chauveau-Lagarde, la petite boutique près du marché... —Oui, je sais, ma bonne!... —Ils sont un peu plus clairs que les derniers, monsieur; et puis il n’y a plus de bretelles souples en tricot rouge: il a fallu les faire faire chez Aucoc. Enfin les voici. Vous plaisent-elles? Ça a pris du temps! Chauffez-vous les pieds, mon ami, vous devez les avoir froids, il n’y a rien de mauvais comme le froid-(t) aux pieds... —Ma chère, on ne lie pas le _d_ de froid! —...Thonérieux ne fabrique plus de ces grosses semelles doubles, cousues comme jadis. Ces fournisseurs sont tout à la moderne! Quelle farce! Enfin! mais, dites-moi, vos gens de Vaugirard, _comment que ça va_, monsieur? —Ah! ma bonne! Je vous en prie, qu’est-ce que cela vous coûterait de dire _ça va-t-il?_ Vous faites encore le bébé! M^e Aymeris ramène sa calotte de soie sur son nez. Mme Demaille minaude. —J’en r’deviens peut-être un, de bébé! C’est pour ça que j’ai besoin de vous, mon jeune papa! —Ah! ma bonne! non!... _de_ bébé!... pourquoi _de_? M. Aymeris coupe court à ces badineries par des questions qui comportent des réponses nettes: —Josselin a-t-il porté les caleçons de laine aux pauvres petits diables de tuberculeux de la femme Cauches? J’ai préféré faire faire la chose par vous, ma bonne, par vous qui avez des jambes de quinze ans! —Elles me sont revenues en _rajeunissant_, alors, Monsieur? —Ah! cette fois, non, ma bonne, assez du genre bébé! Mme Demaille prend peur. —C’est bon: tout ce que vous voulez! je suis à votre disposition, toujours et chaque fois qu’Alice ronchonne. En ce moment Alice en a après les Cauches, ça passera comme c’est venu mais... on ne sait jamais, avec ses bizarreries!... elle fait du «chichi»! M. Aymeris implore du geste; encore un mot qui ne figure pas dans le dictionnaire! —Ah! non, ne parlez pas ainsi, ma bonne! Alice est aussi charitable qu’on peut l’être, mais avec ses indigents; elle a les siens, elle a _ses_ œuvres, elle dit que je ne compte pas assez. C’est peut-être vrai... Mme Demaille se trouble. —Eh quoi, monsieur le richard? quand vous serez à sec je vous passerai ma bourse, elle est plate... mais tout de même! M. Aymeris n’aime point non plus cette plaisanterie. Josselin salue et prononce, comme un maître des cérémonies qui invite la famille d’un mort à partir pour l’église: —_Madame est servie!_ Mme Demaille courbe son bras en anse de panier: —La main aux dames, Monsieur! M. Aymeris profère un long «ma chè...ère!», obsédé par le retour quotidien de cette formule et de la révérence qui la souligne. On mange le potage à la crème de riz; la maîtresse de maison astique, à l’indignation de Josselin, une cuiller où l’on se mirerait; le convive la retire du poing de Mme Demaille, et repose la cuiller sur la nappe, s’excuse:—Vous connaissez votre maîtresse, mon brave!—Et l’on mange en silence. Du temps du lycée, on composait le menu de Georges, pour le lendemain. M^e Aymeris se tournait vers Josselin:—Monsieur Georges a-t-il un peu déjeuné aujourd’hui? Il n’a pas d’appétit le pauvre enfant? Il est si nerveux! Je ne sais pas ce qu’il a! Il ne cause qu’avec sa mère. Josselin fait: hum! hum! tousse, et son larynx étant dégagé:—M. Georges a eu de la salade qu’on avait pour nous à la cuisine, i’n’mange que des cochonneries, sauf vot’respect, monsieur... —Josselin, vieux nigaud, dites pas ça à M. Aymeris, on ne peut pas faire mourir de faim cet enfant, quand il refuse des nouilles et de la laitue cuite. Aviez-vous lavé la salade à l’eau filtrée, Josselin? —On tuera mon fils, conclut papa. Tels étaient les propos de l’avocat chez sa vieille amie, comme nous les rapporte Georges, dans ses cahiers d’enfance. Mme Demaille aurait en ce temps-là—c’était hier encore—voulu posséder Georges, du matin au soir, et le faire marcher, manger engraisser, «forcir». Georges (une autre des remarques quotidiennes de la bonne dame) était «tout du côté d’Alice»; ce n’était pas le bon cher Jacques! Celui-là avait votre cœur, votre bonne humeur de jadis, enfin vos perfections, monsieur! D’ailleurs, les nerfs de Georges et ceux de sa mère, une mauvaise combinaison! Quand Mme Demaille blâmait Alice, M. Aymeris lui rappelait les égards dus à sa femme; le professeur Blondel appuyait sur ce point: Alice était malade; aussi M. Aymeris se taisait-il, ou s’abstenait-il, plutôt que de contredire son amie. Maintenant qu’il n’était plus à Fontanes, Mme Demaille recourait aux réserves de sa collection pour affriander le jeune artiste. Elle fouillerait à l’intention de Georges des cartons à estampes; elle lui donnerait un jour ses Delacroix; si ce n’est qu’Aloïsius y tenait... elle s’en fût, il y a beau temps, défaite.—Ça vaudrait de l’argent qui irait aux pauvres. Le papier se piquait dans l’armoire. —Je les garde encore, monsieur, les vieilles comme moi ne sont pas ragoûtantes; mes trésors attirent Georges et l’occupent, le dimanche, en vous attendant, le soir, pour aller dîner à Passy... car vous n’êtes pas toujours exact, vilain! Mais on vous pardonne ça aussi! Dès le lendemain du dîner dominical à Passy, elle pensait au dimanche prochain. Georges ayant pris l’habitude d’aller au Conservatoire chaque quinzaine, et les autres dimanches au concert Pasdeloup, il se rencontrait rue de la Ferme avec M. Aymeris, qui venait prendre Mme Demaille dans un coupé aussi vieux que le cheval et que le brave Octave. Ç’avait été au temps du lycée, c’était encore et ce serait toujours, le même rite hebdomadaire avant de quitter l’appartement: éteindre le gaz, allumer une bougie, fermer les compteurs. M. Aymeris fermait le compteur à gaz, flairait dans les coins, s’assurant qu’il n’y eût pas de fuite, Mme Demaille tirait les verrous sur l’escalier de service, Josselin et la cuisinière devant être dehors jusqu’à neuf heures. Georges remettait les clefs au concierge, que Mme Demaille priait de regarder de temps en temps, par la cour, si l’appartement n’était pas en flammes: —Madame Jules, je dîne à Passy, vous savez l’adresse en cas de sinistre! Dans le coupé aux vitres toujours closes, le vétiver du shall des Indes, la bouillotte sous les pieds, la pelisse encombrante de M. Aymeris, les paquets de «douceurs» (Tanrade et Gouache étaient les voisins de Mme Demaille), c’en était trop! Georges, très craintif pour son genou, ses longues jambes repliées sous lui, étouffait, priait qu’on le laissât monter sur le siège avec Octave: à quoi l’on répondait par un refus, hebdomadaire comme la demande, comme les mots de Mme Demaille et comme la fonction. Georges devait sourire, et, vite, il répétait la plaisanterie de peur qu’on ne la recommençât; M. Aymeris imposait sa main sur celle de «l’espiègle»: [Illustration] —Chère bonne! soupirait-il, et cela signifiait:—Encore cette éternelle phrase! nous la connaissons! [Illustration] Sur le quai Debilly:—Tiens! disait Mme Demaille, la pompe à feu est donc à côté de la manutention? Plus loin:—Tiens! le Trocadéro n’a donc plus ses bois épais? De mon temps c’était un repaire de voleurs... Georges n’a pas connu ça, lui? Et Georges affirmait:—Mais oui, Madame, j’ai connu ces sombres forêts où vous faillîtes être assassinée... —Vraiment, tu te rappelles?... Tu te vieillis déjà, Georges? comme Antonin! L’exposition universelle de 1867, moins belle que celle de 1855, aura tout de même servi à l’hygiène. M. le baron Haussmann nous aère—mais on ne s’y retrouve plus, dans son Paris. L’exposition de 1867 était trop vaste, je n’y suis allée qu’une fois pour voir les Algériens, on m’avait dit qu’ils vendaient de la vraie essence de rose, mais comme ça sentait la friture là dedans... je cours encore! Octave mettait le cheval au pas pour la côte, et c’était Passy. Ouf! Georges respirait. Dans le salon, trois lampes Carcel de cuivre, des fauteuils, une demi-obscurité. On aperçoit les cheveux d’argent, le profil à la Houdon de M. le président Lachertier; sa sœur Sybille—une nonne de Philippe de Champaigne—coiffée d’un bonnet à fleurs que, d’un dimanche à l’autre, elle laisse chez les Aymeris, dans une boîte de carton bleu. Près du feu, M. Diogène-Christophe Fioupousse, de Toulon, lit les _Débats_ en ramenant sur une tache de vin frontale une longue mèche en baguette de tambour; certains dimanches, on aperçoit les deux grosses moustaches cirées, «l’impériale» du général et du colonel Du Molé, cousins des Aymeris, ex-polytechniciens; parfois le professeur Blondel, neurologue et philosophe, et toujours à son poste, courbé, l’air de souffrir, l’omniscient Léon Maillac vient d’amener le terrible Vinton-Dufour et sa femme, un couple d’artistes reclus dans le faubourg Saint-Germain, qui se sont fait une règle de ne pas sortir à moins que le baromètre ne soit au beau fixe. On se demande pourquoi ce ménage, plus timide que les tantes Lili et Caro, quitte sa retraite en faveur de Passy. Peut-être M. Vinton est-il attiré par le souvenir de Berlioz, de Delacroix, les anciens amis d’Emmanuel-Victor, l’illustre bâtonnier; les ombres de ces génies doivent rôder encore la nuit sous les hautes corniches du «Château»... Georges supplie sa mère en l’embrassant: —Vous me placerez entre M. Fioupousse et M. Maillac, ou je me couche! Ces deux messieurs semblent s’intéresser à Georges. Ils favorisent ses goûts de peintre, montent dans la chambre-atelier pour voir ses dernières études; ils lui donnent des livres rares et le conduisent au Salon des Champs-Elysées. A la vérité, l’intelligence de Georges les enchante. [Illustration: Lachertier] Le président Lachertier prie Mme Aymeris de lui faire connaître le menu du jour, il fait claquer sa langue quand elle lui dit: Le potage Crécy, les ris de veau financière, des truffes magnifiques, un cadeau de Fioupousse, mon cher, et _des vraies_, du Périgord! le turbot sauce crevettes—avec le persil frisé pour vous, mon Président; un rôti... et je ne sais plus quoi! —Et l’entremets? —Les profiterolles au chocolat. A-t-elle «mis» un caneton? —Animal immonde! proteste M. Aymeris, car Mme Demaille en redoute pour Georges l’indigestibilité; cet animal se nourrit d’excréments, et un usage haïssable l’associa aux petits pois, légume de plomb, ou bien aux navets qui empestent, ou encore à une farce d’intérieurs hachés. Coquin de palmipède lamellirostre!... Et M. Aymeris menace cette volaille amphibie comme cet autre misérable: le soleil. Alors Mme Aymeris fait la moue:—Aujourd’hui—dit-elle—le repas va s’éterniser, puisque c’est l’avocat qui officie... Mais la cloche a sonné. Antonin a ouvert les deux battants de la porte; bras dessus, bras dessous, les premiers couples procèdent à la salle à manger. Mme Demaille fait observer, _hebdomadairement_, qu’il y aura «des messieurs sans dames; les dames étant trois et les messieurs plus nombreux, chaque dame devrait donc prendre au moins deux cavaliers». M. Aymeris couvre cet ana d’un:—Antonin ne baissez pas trop les carcels, vos lampes vont sentir.—Mme Demaille s’écrie:—Monsieur! Avez-vous mis le pare-étincelles? je retourne voir au salon... la grosse bûche dégringolera... Ah! nous ne faisons pas le feu de même, Alice et moi! —Allons, madame! Vous savez bien qu’Antonin l’a couvert, dit Mme Aymeris, et elle hausse les épaules. On s’assied devant douze compotiers de fruits, quatre assiettes de «fours» et une jardinière de plantes vertes. M. Aymeris écarte les revers de son habit, remonte sa serviette à mi-plastron (plastron mol et qui bouffe), et sert le potage, comme d’ailleurs tous les plats; mesure la part de chacun, selon les préférences et l’importance du convive. Mme Aymeris fait des recommandations à Antonin, se penche pour voir, au travers des branches de yucca, si M. Aymeris a fini de palper le petit pain-riche de Mme Demaille, réchauffé dans le four, et s’il épinglera encore la serviette de son amie, ce qui est si ridicule! C’est, aujourd’hui, «soir de caneton». Il y en a trois sur le réchaud. Avant les canetons, ce furent les paupiettes de veau, les merlans pochés au riz; une poularde au blanc et des pâtes, pour le «patron» et la chère Mme Demaille. Antonin découpe cette volaille de valétudinaires sur un dressoir, tandis que son maître cisèle «au bout de la fourchette», es immondes palmipèdes pour les gourmets: prodigieux tour d’adresse et de force, interrompu par une anecdote de Palais, qui impatiente Mme Aymeris, car ces histoires ne sont point courtes. —... Et ce misérable confrère dont j’ai honte de prononcer le nom, dégrade l’ordre des avocats! c’est vous, M. le Président, c’est vous mes chers amis, qui l’excusez? cette femme... ce collier de perles... Mme de Païva que j’ai connue me racontait... —Servez-nous donc, Maître Aymeris, au lieu de balancer cette aiguillette comme un baladin à l’hippodrome! le jus fige dessus! ordonne Mme Aymeris agitée, et elle fait enlever le yucca, qui l’empêche de voir les canetons. —Vous n’avez encore effilé que quatre morceaux, monsieur Aymeris? C’est comme cela qu’on mange froid. Pierre s’est habitué à la patience de Mme Demaille! Pour moi, un repas n’est jamais assez court. Les femmes de chambre pouffent de rire. —Poli pour nous, merci! dit le président Lachertier. —Pardon, mes amis! je vous aime beaucoup, mais dans le salon! Les histoires du Palais n’en finissent plus!... M. Aymeris va encore nous attendrir sur quelqu’un... Nous connaissons les _chéris_ de Pierre, n’est-ce pas, mon Président? Tous des saints du Paradis... allons! allons! faites vite, monsieur Aymeris! le caneton, s’il vous plaît! si l’on ne nous sert pas, je retourne à mon fauteuil. Elle trépigne d’impatience. M. Aymeris s’interrompt encore. Sa femme décide: —Allons tous nous asseoir confortablement, mes amis! Notre avocat est comme Deldevez, le chef d’orchestre qui ralentit tous les mouvements. Servons chaud! Mme Aymeris, d’un trait juste et pittoresque, condamnait et louait implacablement, provoquant des rires approbatifs, des réticences de la part des timides, ou une grimace de Mme Demaille qui glissait au maître de la maison un regard d’entente et de pitié. —Alice est infernale! murmurait-elle, entre ses dents. —Ce soir, disait parfois le patron, nous nous passerons du concours d’Antonin: il a sa crise! Antonin prétendait souffrir de la goutte comme son maître; et Mme Aymeris ajoutait:—Rhumatisme sympathique, goutte par dévouement! Antonin a peur de passer pour le fils de sa dondon de femme, puisqu’il a été assez sot pour épouser Domenica, son Italienne qui a vingt ans de plus que lui... Et ils sont amoureux! c’est ridicule! Elle devrait se calmer, cette goule. Mme Demaille regardait Mme Aymeris de travers, et lui jetait: —Ces mots! Antonin est las, ma chère! on ne conserve pas toujours l’aspect des tendrons! —Parlez pour vous, ma belle, avec vos cheveux noirs! La vie ne creuse pas de sillons dans vos joues. En effet, j’envie votre sérénité! Mme Demaille s’apprêtait à répondre. Un coup de coude de M. Aymeris voulait dire:—Ma bonne amie, chère bonne... vous écoutez _encore_ Alice?... Alice levait les yeux au ciel, ou prenait à témoin le Président, tandis que Mlle Sybille toussait, buvait pour feindre de pousser quelque chose qui ne passait pas; nerveuse elle n’avait plus goûté à un poisson, depuis une fameuse arête difficilement extraite de sa gorge par Nélaton, avec des pinces que la vieille demoiselle portait dans un étui, en cas de récidive... —C’est que nous n’avons plus de chirurgien! disait-elle pendant que les colères grondaient au loin. —Bataille de dames! Hé là, Môssieur Berryer! Où sont vos confrères? Il y a bien quelque repas de corps, ce soir, à la Galerie Montpensier! On vous y attend... au moins vous ne vous disputeriez pas, là-bas... C’était le Président, et ses cruelles plaisanteries. —On m’insulte à ma propre table! grommelait M^e Aymeris, en resserrant sa cravate de satin noir qui, en trois tours, pressait un col-carcan dont les coins entraient dans ses bajoues encore grasses. Lors des «piques» trop vives, le général louait le moelleux sans pareil des sauces, les carpes à la Chambord, les escalopes Vatel, les charlottes russes, mais ne rassérénait point l’atmosphère: —Vous faites toujours venir de chez Petit, le pâtissier de la place de Passy, ma cousine. Mme Aymeris s’écriait: —Mais non! Domenica _pinxit_! mon cousin, vous n’êtes donc plus connaisseur? Georges s’ennuyait à mourir, même à côté de M. Maillac et de M. Fioupousse. [Illustration: Christophe Fioupousse] Il y avait des dîners réussis; des dîners ternes; il y en avait où des discussions s’élevaient entre Fioupousse et le Président; il y avait les repas où l’irritation silencieuse du maître faisait perdre à Mme Aymeris tout contrôle sur elle-même. Le plus souvent, routines, redites; le Président proposait alors: —M. Aymeris, rajeunissons les cadres! Qu’en pensez-vous, mon général? et vous mon colonel? Nous avons la jambe cotonneuse! Ceux-ci amèneraient des sous-lieutenants; on ferait venir les tantes Lili et Caro. Ceci, d’un effet comique toujours sûr. Après le dîner, le Président jouait avec le Colonel au tric-trac dans le salon rouge; deux bougies à abat-jour verts vacillaient sur la table. Dans le cabinet de l’avocat, infusait la camomille. Mme Demaille et Mlle Lachertier s’endormaient. M. Aymeris faisait une partie de cartes avec les autres. Mme Aymeris regardait la pendule. Georges appelait M. Maillac au piano; c’était une partition à quatre mains, de Wagner; un oratorio de Schumann; ou quelque œuvre nouvelle à déchiffrer. Diogène-Christophe Fioupousse racontait Delacroix, Théophile Gautier, Baudelaire, une visite à son ami Manet, ou les curieux tableaux de théâtre d’un certain Degas. Georges, d’après des descriptions de «peinture au pétrole», à la façon des décors, avait fini par se représenter l’artiste comme un ouvrier, quoique Fioupousse eût dit: —M. Degas, comme Edouard Manet, un fils de famille. Vinton-Dufour, du _Salon des Refusés_, aimait Manet comme un frère, mais, sur sa nouvelle manière, se réservait. Il reconnaissait qu’Edouard avait fait de la bonne peinture jadis, avant que Claude Monet ne le dévoyât. Georges craignait Vinton et l’admirait tout de même, car Léon Maillac l’avait élevé dans le culte de cet «_ours_», mais Vinton dédaignait trop les études de Georges, ses essais de gamin. On demandait à Vinton:—Avez-vous vu ce que Georges a peint cette semaine, là-haut? Qu’en pensez-vous? Il me semble en progrès. Vinton-Dufour rechignait à répondre. Une fois il dit au Président: —On devrait décourager Georges; il réussirait mieux dans la carrière diplomatique. Mlle Sybille Lachertier rapporta le propos à Lili et à Caroline, en prenant une tasse de chocolat, ou «le doigt de Marsala» de ces demoiselles. Elles se réjouirent, souhaitant que Georges servît la France, sinon par les armes, du moins dans la diplomatie qui dispose de leur emploi. Elles attendaient le verdict du prochain conseil de revision: une hantise pour les Aymeris! Georges fut exempté du service, son genou ayant encore gonflé; le mal s’aggravait à chaque promenade à cheval qu’il s’offrait, en cachette du chirurgien et pour le plaisir d’être seul avec le cher Patrik de Jessie. Un épanchement chronique de synovie le faisait boiter assez bas. Définitivement libre, qu’allait-il faire? Il le savait mieux que jamais, malgré les avis de Vinton-Dufour. [Illustration: M^{elle} Sybille Lachertier] Lili et Caroline ambitionnaient que Georges, s’obstinant à peindre, étudiât avec Detaille ou Alphonse de Neuville—«presque des soldats, ma chère!» Elles s’avisèrent qu’une dame de Versailles, amie du général Du Molé, était la sœur du peintre virtuose, l’Alsacien Beaudemont-Degetz. Elles obtinrent une introduction auprès de lui et se rendirent à son hôtel de la rue Jouffroy. [Illustration: Beaudemont Degetz] Un valet de pied, à boutons d’or, introduisit ces demoiselles dans une salle ennoblie d’armures, de drapeaux et d’uniformes, où un canon historique menaçait de sa gueule le traîneau de l’impératrice Joséphine; une esquisse du baron Gros remplissait le fond de la pièce; c’était un musée de souvenirs napoléoniens réunis par le peintre militaire. Une portière de velours, à aigles d’argent, soulevée par le serviteur, donna passage à un homme, jeune encore, en dolman de peluche noire, la rosette de la Légion d’honneur à la boutonnière; ces demoiselles furent du coup conquises, le maître avait l’air d’un capitaine de chasseurs à cheval! Il n’y aurait pas, chez M. Beaudemont, de ces modèles féminins dont elles appréhendaient pour Georges le commerce; mais d’anciens turcos, peut-être un ex-Cent-Garde, des cuirassiers, de vieux braves. Il parut qu’on trouverait un terrain d’entente, ce Beaudemont voulait être agréable au grand avocat et ferait une exception, puisqu’il ne professait pas. Georges objecta qu’un tel arrangement offrait à un élève peu de chances d’étudier le nu. Mme Aymeris, de même avis, inclina pour la classe de Jullian. Georges s’y fit inscrire, mais le lundi où il s’y rendit, il fut intimidé par les cris que poussaient les rapins. Les brimades étaient terribles; la moindre consistait à vider un baquet sur le «nouveau» quand il dépassait le vestiaire; le cœur manquant à Georges, il s’enfuit. M. Beaudemont avait plusieurs ateliers dans son hôtel; il en céderait un à mon ami, avec toute licence de prendre des modèles «d’ensemble», que Mme Aymeris paierait. Beaudemont dessinait anatomiquement, ses conseils seraient précieux: avant d’être «peintre militaire», il avait gravi tous les échelons à l’Ecole des Beaux-Arts, jusqu’au prix de Rome; «il connaissait donc son métier et la structure des corps, hommes et animaux». Restait à choisir: M. Beaudemont, ou rien du tout! Georges accepta Beaudemont; et ce fut un an de «fêtardise» dans l’hôtel, pour le futur peintre, mais une expérience qui tira l’abeille de son alvéole. Beaudemont, comme un chroniqueur parisien, déjeunait au restaurant avec des femmes galantes et des journalistes,—pourquoi n’en était-il pas un?—bavardait au café, puis se rendait dans les salles de rédaction. Georges, attendu par un modèle, rentrait seul, tandis que le patron faisait des visites à des ministres et des conseillers municipaux. Quand est-ce que Beaudemont travaillait? L’ambitieuse et naïve Mme Aymeris trouva de saison que Georges, à qui l’on aurait défendu un mastroquet du quartier latin, devînt, à vingt et un ans, l’habitué de la Maison d’Or et de «l’Américain»; rien «de chic» n’était indigne de son fils. Et M. Beaudemont était si bien habillé! Il n’avait pas l’air d’un peintre. Léon Maillac fit de suprêmes efforts pour que Vinton-Dufour autorisât Georges à lui porter les mieux venues d’entre ses études; il ne fallait pas abandonner un «fils de famille» dans les petits hôtels de l’avenue de Villiers. Maillac savait ce que pouvait être l’influence des peintres à la mode, des succès de coterie et des récompenses. Sa petite collection ne comprenait que des morceaux de choix offerts à lui par Vinton-Dufour, Renoir, Claude Monet, Cézanne. Les colorations aigres, les verts saumâtres, les roses et les rouges mats de Cézanne, la gaucherie savoureuse d’une exécution qui parut alors sauvage, Georges les préférait aussi aux mignardises des Beaudemont-Degetz, des Jacquet, des Duez, des Heilbuth et autres propriétaires de la plaine Monceau. Chez Maillac les multiples perspectives de l’art moderne s’ouvraient en même temps à lui; il fut à même de choisir «entre le vice et la vertu» qui se dressaient devant lui comme pour le jeune Hercule. Il comprit que son père et sa mère, cependant plus avertis que tant d’autres bourgeois, avaient confié leur fils à Beaudemont, pour les raisons qui leur eussent fait préférer une banque à une autre: respectabilité, réputation irréprochable, bel immeuble. Georges, inquiet, inaugura le deuxième cahier de son journal après sa «reculade» au Passage des Panoramas Le soir, presque endormi, il se pince, se ranime et écrit: «_C’est un soulagement, mes confidences au papier blanc, puisque je n’ai plus mon camarade Michel pour les lui faire. Michel est à Bruxelles dans la librairie._» 20 _novembre_. _Puisqu’on y tient tant, va pour Beaudemont-Degetz! Papa et maman insistent; moi je sens que c’est une boulette. Si ses petits soldats dont on compte les boutons sont de la peinture, celle des amis de M. Maillac qu’est-elle donc? Mes maudits nerfs! Si j’avais au moins pu me forcer à franchir le vestiaire, aux Panoramas, c’eût été le travail, au milieu de garçons de mon âge. Je sens que Beaudemont va démolir les artistes que M. Maillac me fit connaître. Je veux peindre comme eux, point comme Beaudemont. M. Vinton, hier, a tenu dans sa main mon petit portrait de Maillac, avec le cache-nez orange—mais il ne me demanda pas à voir d’autres études. Je suis malheureux, ce soir. Ceux à qui je voudrais me donner ne veulent pas de moi, et ce sera celui dont je ne veux pas, qui me prendra. Autant potasser l’examen des Affaires étrangères, alors! Mais, non, non, non! Je suis peintre, je ne suis même que cela..._ Trois mois plus tard (_Février_ 1884). _Beaudemont-Degetz est fort gentil. Quand mes parents me demandent si je me plais rue Jouffroy, il me faut répondre: «Oui, assez!» A l’heure du thé, la maîtresse du patron, Florence Pack, distribue des toasts et du chocolat aux journalistes. Qui est-ce qui ne passe pas rue Jouffroy? Un vrai bureau de rédaction, une agence de renseignements; on y prépare les scrutins de l’Institut, du Jury, des dîners des Pris de Rhum, et le retour de l’Empereur. Je me dégèle; je parle, on «pouffe» de ce que je dis, mais ils veulent voir des malices dans mes jugements loyaux; comme maman, je ne puis mentir, si ce n’est par amplification verbale. Florence Pack me présente à des femmes. Elles m’invitent mais, jusqu’ici, je n’ai pas encore le ton. L’hôtel du boulevard de Courcelles me fait mal au cœur, comme un entremets à la crème. Cette Florence ne possède que de la foutue peinture: celle de ses adorateurs. Elle accroche bien quelque part son pastel par Manet, mais il est difficile de le voir, dans l’ombre. Maman, tu me jettes dans les bras des cocottes! Le sais-tu? Passer de Vinton à l’atelier Beaudemont-Dejetz!... J’aurais préféré les petits goûters à la Suisse des Vinton, autour du poêle, quand les trois ou quatre personnes présentes ont l’air d’un tableau du maître. Il y a des tailleurs pour la rue Visconti, et d’autres pour la rue Jouffroy. Florence veut que celui de Beaudemont m’habille. C’est comme pour la peinture, une résolution grave! Mais Beaudemont m’a l’air faux-chic, surtout en veste de chambre prune, à brandebourgs bleu-turquoise. J’ai envie de pleurer, quand il empoigne sa mandoline et chante des airs napolitains d’Henri Regnault._ _Je donnerais n’importe quoi pour visiter, avec Fioupousse, l’antre de M. Degas; il ne veut voir personne, surtout les jeunes gens qu’il déteste et trouve stupides. Je pourrais, peut-être, l’amadouer? J’ai tant besoin d’admirer, d’aimer, de suivre quelqu’un de fort à qui je dirais: «Tenez, je me livre à vous!» Seulement, il ne faut pas qu’on se moque! On est camarade avec Beaudemont; et moi, je ne sais pas être camarade avec un patron. A mon âge, il faut subir une discipline. Personne n’a pu, ou personne n’a encore voulu m’en donner une. Quel malheur, qu’il n’y ait plus comme jadis, racontent les livres, des ateliers où le patron s’entourait d’apprentis qui fabriquaient les couleurs, les toiles! Beaudemont ne me laisserait pas faire un calque, pas même préparer un de ces panneaux d’érable où, avec des martres à dix francs la pièce, il peint ses tourlourous d’opéra-comique; je suis sous son toit! je suis son pensionnaire! Non, cela ne sert de rien. Chez Jullian, j’aurais pu me faire des amitiés. Ah! avoir un ami! Je le comblerais d’amitiés, quel qu’il fût, pour la seule raison qu’il serait mon camarade ou mon maître—s’il me témoignait de la confiance._ _Quand M. Alfred Stevens, ou M. Manet, viennent rue Jouffroy, ils parlent peinture; mais Beaudemont en a vite assez. M. Manet m’a dit: «Viens voir comment je peins». Je l’ai aperçu l’autre jour._ _Beaudemont ose dire: «Si Manet avait su dessiner, il aurait fait quelque chose». Et moi qui trouve ses tableaux plus beaux que ceux du Louvre! De moi-même, c’est comme cela, il me semble, que je peindrais. Il faut absolument voir aussi M. Degas et sa technique à la détrempe._ Georges ne tarda pas à faire la connaissance, chez son «patron», d’un autre jeune maître à grand succès, Ange Matoire, l’auteur de «Délire de Volupté» et de «Valse enivrante». Matoire, un grand homme brun, l’allure d’un chef de rayon au Bon Marché, qui aurait été tambour-major; il s’est lié avec Manet «qui lui donne du talent». Degas dîne chez lui. Matoire? le peintre moderne des «ulsters» et des habits noirs, des jupes de tarlatane d’où émergent des épaules anguleuses. Il «pille» Manet, lequel «il assaisonne, sans trop de vinaigre et de moutarde, au goût de M. Bouguereau», écrit Aymeris quelque part: Ange aura la médaille d’honneur cette année. On dit d’Ange: «Il nous montre ce que Manet aurait peut-être peint, s’il avait su son métier.» Ange Matoire faisait parfois profiter Georges de son modèle (la fameuse Marie Renard de Madeleine Lemaire et d’Heilbuth), supputant tous les avantages matériels qu’offrait à un roublard comme lui une famille Aymeris; s’il ne vola pas Georges à Beaudemont-Degetz, il le lui emprunta. Matoire insinua à Mme Aymeris, en déjeunant à Passy: —Bientôt il sera temps que Georges expose au Salon. Avec mon concours et la bonne volonté de quelques collègues, _nous enlèverons ça haut la main_. Seulement, vous devriez offrir des dîners, vous qui avez des relations, et peut-être acheter un peu de peinture, habilement, à droite et à gauche. Ne craignez pas d’être généreuse. Votre cuisine comptera pour beaucoup, et votre Mouton-Rothschild aussi. La fille de Matoire, Germaine, n’avait, pour dot, que son profil et l’influence de son père. Mme Matoire assiégea Georges, l’enfant-tunique, et créa une apparence d’intimité avec les Aymeris. Lili et Caroline se retiraient si la femme du peintre à la mode se montrait à Passy:—Ma chère Alice, avec ces gens, ton salon prend un aspect d’hôtellerie suisse. Eh! quoi, ne peux-tu pas fréquenter chez eux, s’il te plaît de voir tes bohèmes? De ce train-là, vous aurez bientôt des modèles chez vous! Mme Aymeris, plus tolérante, estimait les Matoire amusants, si vivants! M. et Mme Aymeris se faisaient vieux; Mme Demaille plus encore; Mme Aymeris appréciait la fidélité... mais Passy, disait-elle, n’est pas «folichon». Une telle ambitieuse n’eût jamais deviné que les Matoire osassent songer à Georges pour «leur Germaine»:—Et M. Aymeris, disait-elle, le vertueux Pierre, marierait son fils _illico_! Pour Pierre, on ne se marie jamais trop tôt... Eh bien, non! Pas de mon vivant, l’hymen de Georges! Pas de filles d’artistes! Puisque nous l’avons ravi à la mort, _qu’il s’amuse, mais sans hyménée_! * * * * * Ange Matoire et son confrère Ulysse-Auguste Charlot, de l’Institut, professèrent alors dans une classe organisée dans leur quartier par quelques jeunes hommes riches qui faisaient, comme tout le monde, de la peinture. Georges y alla, sur le conseil de Beaudemont lui-même. Quelqu’un possède des lettres de Georges à Léon Maillac, non datées, mais qui doivent être de 1882 ou 83. En voici quelques-unes: (Lettre à Léon Maillac). _Cher grand Ami_, _Il y a du nouveau, depuis votre départ pour Arcachon. Quand vous reviendrez (et que ce ne soit pas trop tard), vous me retrouverez un rapin. J’ai échappé à Beaudemont, à Jullian; mais voici un autre atelier public, où je suis en blouse, à la bouche une pipe qui me fait mal au cœur, après des déjeuners chez le bistro de l’avenue de Villiers, avec des camarades enfin! très bons, mais pas artistes pour un sou. Adieu les uniformes et les panoplies de Beaudemont! Ange Matoire a une académie, passage Geoffroy, avec Charlot, de l’Institut: une classe pour quartier neuf. Mes parents ne désapprouvent pas, et maman désormais aura moins d’occasions pour donner des pièces d’argenterie aux Matoire, acheter des croûtes et me défendre contre les demoiselles à marier. Le mariage se présente déjà pour moi comme un dégoûtant marchandage._ _Nous ne sommes que vingt, à l’atelier, dont treize amateurs (et quelques professionnels enlevés à Jullian). Un ancien fabricant de tabliers métalliques pour devantures de magasins; un Hollandais septuagénaire et paillard; un associé d’agent de change, des oisifs, le massier, certain Paul Mulot, clubman, abonné de l’Opéra; leurs maîtresses servent des boissons à quatre heures; on chante, on rit et je continue d’étonner par ma réserve ce drôle de monde. Ce sont des rapins de comédie. Ma tenue, mes habits, ma façon de parler, il paraît que rien en moi n’est assez «rapin» pour ces gens chics. Je vous assure que j’ai de la bonne volonté. Je voudrais faire comme eux, je sens que je suis impossible; j’ai l’air plus gourmé, à mesure que je m’efforce d’être plus libre._ L’attaché d’ambassade _est mon surnom. Tout de même, je crois être plus artiste que ces pauvres types, amateurs ou professionnels. Que font-ils là? Pas une idée, pas une lecture, ils n’ont jamais vu un tableau, ils ne parlent jamais du métier. Je suis leur tête de Turc, parce que je n’ai pas été au régiment. Ils me font faire l’exercice sur les fortifications. D’où migraine. Ils voudraient m’emmener au b... Si j’y vais, ce ne sera pas avec eux. Peut-être avec vous?... Le samedi, après la correction, les camarades partent pour Montmartre, le Moulin de la Galette, la mode étant aux croquis vécus, cela veut dire canailles. La journée s’achève chez l’un des camarades, dans ces ateliers à éventails japonais où ils reçoivent des femmes (car de voir «de la peau» est tout le but de leur carrière)—on a «un modèle», la peinture est un prétexte à pelotage, l’atelier un pince-c... Et ce qu’ils font! Je me fais haïr, car rien ne m’empêche de leur dire que c’est mauvais. Ma réputation de dessinateur me pose, ils me blaguent, mais ils m’admirent. Ça m’effraie! Eux? total manque de dons, totale incompréhension. Ils savent se la couler douce, dans l’existence; mais point d’ambition, nul autre idéal que «les femmes», les femmes, la noce! Pourquoi ne sont-ils pas à la Bourse? Vin de Champagne, refrains cochons, blagues..._ _Mais je vous ennuie avec cette académie. Revenez, ô mon seul confident depuis Michel, le fils de l’emballeur, est en Belgique. J’espère que M. votre père va mieux. Je manque de livres. La_ Princesse de Clèves _et Mme de Lafayette me ravissent, mais, du moderne, s. v. p. Ecrivez-moi. Entretenez mon buisson ardent!..._ _Votre G. A._ * * * * * A Léon Maillac. (Un an plus tard) _date manquante_. _Cher grand frère_, _Si vous étiez ici! What a scrape I have got in! Les palettes et les appuie-mains tombent sur moi; mon père prend un air de martyr, maman aussi: ils sont tous contre moi. Voici les faits:_ _Vous vous rappelez que j’ai peint un portrait de ma cousine Camille, pour le Salon, puisque Ange Matoire ordonne que j’expose. Le portrait est refusé au premier examen du jury, puis à la revision. Tout de même la poste m’apporte ma carte d’exposant; je crois à une plaisanterie. Le jour du vernissage, Camille est accrochée aux frises, comme un navet. Les camarades de l’atelier me conspuent: Ça ne se passerait pas ainsi! j’avais dû soudoyer les gardiens, l’atelier était compromis... Bref, le massier fit des recherches, ses démarches aboutirent à un lavage de tête formidable que je tiens a vous conter._ _Donc M. Bouguereau m’a fait venir chez lui hier matin. Il était en séance. L’air aussi furieux que M. Degas ou M. Vinton, il m’introduit dans le sanctuaire où pose une femme nue, Italienne, un gosse nu aussi, dans des draperies groseille, et perchés sur des matelas qui simulent des nuages. J’ai même constaté que, par un artifice d’éclairage, les modèles, la nature, ressemblent chez le Président de la Société des Artistes, aux tableaux de ce maître. M. Bouguereau est un réaliste (qui l’eût cru?) il est sincère et exact comme un appareil de photographie._ _La scène commence. M. Bouguereau est debout devant les portraits de M. et Mme Boucicault, du Bon Marché. Il me regarde comme un juge regarde un prévenu, et me dit: «M. Aymeris, vous rendez-vous compte de la faute grave, très grave, dont vous vous êtes rendu coupable dans un moment d’aberration? Votre ouvrage a été par deux fois refusé, et il figure sur le catalogue officiel, il est accroché, Monsieur! le gardien-chef et trois autres employés vont être admis à faire valoir leurs droits à la retraite.. c’est la moindre punition pour eux. Votre cas, Monsieur, est un des plus pénibles auxquels j’aurai été mêlé dans ma carrière. Vous avez été singulièrement privilégié dès votre naissance, par votre entourage et votre éducation, vos parents ont mis sous vos yeux l’exemple des vertus de la bourgeoisie la plus distinguée de France, vous n’avez eu aucun des soucis matériels sous lesquels cèdent des vocations bien plus remarquables que la vôtre; enfin, Monsieur, ce vénérable Emmanuel-Victor Aymeris, de l’Académie des Sciences morales et politiques, a mis autour de votre nom un halo lumineux que son fils l’éminent M^e Pierre Aymeris, n’a pas éteint_ (sic), _mais auquel, loin de là, il a ajouté les palmes de la philanthropie, de la charité, des vertus civiques et privées; enfin, Monsieur, je n’insiste pas... Vos camarades, les élèves de mon collègue Charlot, vous exclueront de leur sein, si vous ne faites pas une confession publique des actes de corruption et des trafics que vous avez favorisés..._ _Le William Bouguereau de l’oléographie m’humilia pendant une demi-heure; je n’y comprenais rien! et mon portrait de Camille est (hélas!) si mauvais, que je n’ai même pas de consolation. Cher Monsieur, qu’est-ce qu’il y a là-dedans? Papa, comme toujours me soupçonne et se tait. Si j’étais accusé d’un assassinat, il se demanderait si ma raison... Mais il me soupçonnerait. Maman aussi! A quoi, à quoi donc est-il bon d’être un enfant chéri?... Moi, j’aurais cru que maman m’avait trop recommandé. A l’atelier, on me déshabille, on me fait un chahut dans le passage Geoffroy, la police nous pige, on nous mène au poste..._ Mais assez de ces fragments. A force de recherches du massier Mulot, on sut que «le portrait de Mlle Camille A... par Aymeris (Georges-Emmanuel-Victor), élève de M. Charlot, membre de l’Institut et de M. Matoire, «avait été accroché en échange d’une toile crevée, dont l’auteur était un Aymerie (Georges), élève de M. Gérôme, membre de l’Institut, demeurant à Nantes (Loire-Inférieure)». Les gardiens furent expulsés, M. Aymeris leur alloua une pension à vie. A cette occasion, le nom de Georges parut dans un journal de Nantes, le titre de l’article était: _Concussion artistique_. Autre lettre. (Un an plus tard.) _Cher ami,_ _Un autre grand événement! Ange Matoire m’a fait connaître M. Degas; j’ai été chez lui, il m’a montré mille dessins, pastels, de chevaux de courses, de danseuses, et toutes ses œuvres anciennes, son_ Jeu de jeunes Spartiates, La Sémiramis. _C’est incroyable! S’il voulait m’accueillir plus paternellement que M. Vinton? Il a l’air aussi terrible. Qu’ils sont sévères, les hommes de ce temps-là! Je sens déjà que je l’aime, je le respecte; c’est un ancêtre, non pas qu’il soit vieux, mais comme maître. Je n’ai pas le temps de vous en dire plus long aujourd’hui, d’ailleurs vous revenez, dites?_ _Je vous embrasse,_ _G. A._ * * * * * Autre lettre. _Cher ami_, _Depuis que je connais M. Degas, je ne peux plus me voir passage Geoffroy et pourtant je n’ose pas aller embêter Degas. Je suis encore, plus qu’avant, seul comme pendant mon enfance à Passy; seul au milieu de ces insouciants dont les plaisirs crapuleux me donnent des haut-le-cœur. Ce qu’il y a d’incompréhensible, c’est que je les amuse; ils me trouvent comique, un pince-sans-rire. Toujours parce qu’ils ne comprennent pas. C’est à vous dégoûter de l’esprit. Je pense qu’ils appellent paradoxe ce qu’ils n’entendent pas. Je ne me croyais pas si drôle. Ils sont si peu cultivés, qu’ils me consultent comme un dictionnaire. Vous savez ma faiblesse: incapable de mépriser ou de faire de la peine. Je les suis, je sors avec eux. Tout cela est absurde. Les élèves amateurs ne sont pas les moins vulgaires: le genre cercleux-baccarat-courses, c’est pis encore que les autres qui rappliquent de chez Jullian. Je blesse ces fêtards et ils me disent: Tu en es un, toi aussi, de fils de famille. Et je veux aimer! Maudit besoin d’amis; maudit besoin de confiance et de sympathie! je biaise, je louvoie, j’essaye de m’abaisser à leur niveau. Ils sont très bons, au fond; mais c’est le volontariat, la caserne! Je me fais l’effet de Napoléon à Brienne... révérence parler._ _La veille des deux jours de correction, par Ulysse-Auguste ou par Matoire, je recale les dessins des camarades, je remodèle un biceps ou une cuisse, car ils sont tous des mazettes. Nouveau prestige pour moi, comme dessinateur, parce qu’Ulysse-Auguste Charlot, bombardé peintre d’histoire, d’habitude portraitiste d’Américaines, obtint une commande pour l’Hôtel de Ville; membre de l’Institut depuis peu, il lui faut exécuter en six panneaux pour l’Hôtel de Ville, l’histoire d’Etienne-Marcel. Il me charge des dessins d’après le nu. Trop occupé par ses belles dames, il s’en remet au plus sérieux de l’atelier, à votre Georges. Dans une exposition d’ensemble, Ulysse-Auguste m’a fait l’honneur d’épingler, avec les siens, quelques croquis de moi. Vous imaginez l’effet produit passage Geoffroy. Fureur des camarades!_ _Vous vous attardez à Arcachon, grand ami. C’est trop long, pour moi, sans M. Maillac et sans le brave Michel. Vous devriez amener M. votre père à Paris pour consulter. Je sais qu’il est faible... Serais-je donc égoïste? Revenez-moi! Il est temps de parler des Grandes Choses!_ GEORGES. _P. S.—Michel m’envoie de Bruxelles des Catulle Mendès qui ne me plaisent pas du tout. Michel tourne mal. Il voudrait que je lui trouvasse une fin à son sonnet_: «Que fais-tu donc penchée ainsi sur cette vasque? Tu médites, ô chère! à l’azur de tes yeux.» * * * * * _Cher ami_, _Ne racontez à personne ce que je vous ai écrit sur les panneaux de l’Hôtel de Ville, cela pourrait faire du tort à ce brave Charlot, j’en suis honteux pour lui. Et il est si bon!_ _Maintenant, récit d’une aventure, une de mes aventures. J’en suis bouleversé! Personne ne veut de moi, à part les Matoire et les Charlot. Hier, maman était rue de Douai où je devais la prendre à six heures. Je me suis prévalu d’une visite qu’allait faire à Degas M. Fioupousse, pour retourner chez lui.—Vous connaissez l’escalier, genre échelle, qui monte de la cour à sa porte. Je grimpe, je frappe: une figure convulsée, c’est Degas. Les maîtres sont tous convulsés si un jeune va chez eux._ —_Encore vous? Veuillez bien me f... la paix, je travaille._ _Et il me ferme la porte au nez._ _Cher ami, je l’aurais tant aimé, ce grand bonhomme, et voilà que de même que chez Vinton, je suis déjà flanqué à la porte par celui sur lequel je venais de placer mes dernières espérances._ _J’oublierai; je le reverrai, il faudra bien qu’il permette qu’on l’aime et qu’on l’admire. On vient à bout de tout avec ma patience. Pourvu que Beaudemont, Charlot et Matoire n’apprennent pas l’aventure Aymeris-Degas! Mais ma mère la leur contera. Elle croit toujours qu’on recommande les gens, elle serait capable de me faire recommander à M. Degas._ _L’été vient, Beaudemont part pour Londres en juin, il emmène des collègues du jury et l’on voudrait que je fusse «cicerone», parce que je parle anglais. Matoire s’étonne de ce que je ne le tutoie pas. Oh! les jeunes maîtres! Vous me voyez: toujours à côté! Donc, je suis indiscret avec Degas, mais point assez camarade avec l’autre! Ce n’est pas facile d’être un étudiant, à notre époque. Merci de vos lettres, toutes écrites comme par Saint-Simon (pour m’amuser?...) Mais, quant à mes peintures, on dirait qu’il est question de tout excepté d’elles.—Vous aussi? Enfin, attendez, vous verrez!..._ _Votre G. A._ _P. S.—Je compose un essai sur le scepticisme._ Voici une heure où l’on se vomit. Pourquoi Vinton avait-il été irréductible? Pourquoi Georges dont la position aurait dû rendre ses débuts faciles était-il abandonné à l’absurde sort commun des élèves d’académies publiques? Georges se plaignait à Léon Maillac, sur l’amitié duquel il pouvait faire fonds; mais l’opinion de Maillac, quant au talent de l’artiste, Georges devait encore en douter: doute cuisant, à l’heure présente où il aurait eu besoin d’un secours, et qui allait être, dans l’avenir, une hantise quand Maillac ne serait plus là! Celui-ci inspirait les lectures du jeune peintre et racontait la vie des grands hommes méconnus. Il était resté en relations avec des poètes du Parnasse, les «Impressionnistes», des philosophes et des musiciens. Ses lettres d’érudit, d’un style un peu apprêté du XVII^e siècle, étaient pleines de préciosités et d’amusants archaïsmes. On l’avait pressé d’écrire ses mémoires; d’aucuns espéraient les découvrir après sa mort. Engagé dans des liaisons et des aventures galantes, M. Maillac avait consacré aux femmes et à la «culture» le temps que lui laissait un modeste emploi dans un ministère où, par Vallade, André Lemoyne, il avait connu Verlaine, Glatigny et l’enfant prodige Arthur Rimbaud. Dans une masure de quartier latin, Maillac vivait depuis ses études à l’Ecole de Droit, avec une femme qui jadis dînait avec lui, à la même pension d’étudiants méridionaux. Trente ans plus tard, il partageait encore, sous l’édredon d’andrinople, la couche de Florette, maritorne acariâtre, querelleuse, dans des draps bis d’hôpital, où Georges ne pouvait concevoir que, la nuit prochaine, Florette allait ronfler à côté de cet homme là. Flore ouvrait la porte, Georges lui serrait la main. Il passait vite au travers de la petite antichambre dont le papier de tenture sali était à peine caché par des tableaux et quelques pastels de Boudin; il évitait la salle à manger aux relents d’huile frite, la table couverte d’une toile cirée poisseuse, maculée de ronds qu’y faisaient les tasses à café de midi, les verres et les assiettes encore sales à cinq heures. A côté, c’était le cabinet où Maillac se reposait sur une ottomane, deux gros chats angora sur son ventre. La terreur de Georges, c’était, surtout en hiver, que Flore, avec ses tics et ses grimaces, ne vînt en caraco de pilou, près de l’unique chouberski, repriser des gilets de flanelle. Elle mordait ses joues, se rongeait les ongles, et crachait une chique. Méditant, sa belle main osseuse appuyée contre son nez fin, Léon fermait les yeux que la cécité menaçait. A cinquante ans, il en paraissait soixante-dix, ne se faisait plus d’illusions sur les progrès d’une implacable ataxie; et des secousses, comme les décharges d’une pile électrique, tiraient de lui des gémissements. —C’est bien laid de souffrir, disait-il, mais tant que j’aurai mes deux oreilles pour entendre, et de la mémoire, _je tiendrai_. Ce triste état est la revanche de l’amour, dont la privation est, seule, ce dont on ne se console point! Tu verras, entre trente-cinq et quarante-cinq ans! Oh! le triomphe alors pour nous autres! Les arts, la littérature, c’est bien peu, sans... ce que je n’ai plus! Georges écoutait, contemplait le portrait de Florette en costume de canotière, comparant l’image au modèle, la «goule» encore attachée à sa proie: Ainsi perçait-il l’un encore des mystères de la vie, entre cette hideuse représentation du beau sexe et ces débris masculins d’une pauvre victime de Vénus. Maillac jetait sa ligne de fond dans une eau trouble, et la réserve de Georges cédait auprès de son grand ami qui, presque un cadavre, parlait encore d’amour avec regret et sans rancune, comme un qui, après un accident où il a perdu les deux jambes, voudrait remonter en voiture et revoir immédiatement un paysage admirable. * * * * * —Expliquez-moi à maman, Monsieur Maillac! suppliait Aymeris. Et il chargeait Maillac de délicates ambassades auprès de ses parents. Avant ou après le dîner, ce sont des conciliabules, de prudentes conversations à voix basse entre M., Mme Aymeris et Maillac. A ces parents trop âgés, il _explique_ leur fils que séparent d’eux des décades pendant lesquelles tout s’est modifié, si bien que les deux générations d’Aymeris n’ont, aujourd’hui, un air de famille qu’à peine. Du moins, croit-on cela. Quand ses douleurs n’étaient pas trop en éveil, l’ataxique se traînait au Louvre avec Georges, et le professeur Blondel, un autre amateur du «beau sexe». M. Blondel n’était pas un romantique comme Maillac, mais un fervent de la _Madone Sixtine_ de Raphaël, se cachait la face, comiquement, si l’on prononçait le nom de Michel-Ange lequel il appelait, par dérision, Signor Buonarotti. —Tu me dégoûtes, Bibi, avec ton «rotulard»! Bibi, c’était Georges, qui se retournait alors vers Léon pour implorer son aide. Georges et lui s’en allaient aux salles égyptiennes, comme brouillés avec le savant (surtout à propos d’Ingres ou de Delacroix)... Ils tenaient pour le classique et le romantique à la fois, au scandale de l’ingrolâtre et exclusif Blondel. Et ces galeries du Louvre, Georges s’y revoyait, enfant, avec Nou-Miette, Miss Ellen et Jessie. Georges suivait aussi, avec le professeur Blondel et Léon Maillac, les concerts Colonne, Musique, de quelle précieuse assistance n’êtes-vous pas aux adolescents! Vous exprimez mieux encore que la poésie leurs désirs, leurs rêves. Vous reliez, par une chaîne mélodique, les mille étapes d’une existence, ennoblissant notre douleur et nos joies même... Après une _Symphonie_ de Beethoven, la _Damnation de Faust_, _l’Enfance du Christ, Manfred_ ou la _Vie d’une Rose_, Georges marchait avec ses vieux amis jusqu’au café de la gare Saint-Lazare où des cousins, le général et le colonel, venus de Versailles et de Saint-Germain, attendaient en prenant une absinthe, l’heure du train pour Passy; il esquivait autant que possible les retours en voiture, entre son père et Mme Demaille. Les cousins engageaient Georges à se libérer, maintenant qu’il était «majeur», soupçonnant qu’il y avait du «tirage» entre le fils et le père. Non, point de «tirage»; mais la sollicitude de M. Aymeris paraissait à Georges trop raisonnée et moins naturelle que chez Mme Aymeris; l’imagination d’Alice la rapprochait de son fils, il y avait entre eux des ressemblances imperceptibles pour autrui, de celles qui lient, quand même ils se détruisent l’un l’autre, certaines mères et certains fils. Il est dans l’ordre spirituel comme un cordon ombilical que rien ne coupe—prononçait sententieusement M. Aymeris. [Illustration] Tel une précieuse bouture, Georges avait été mis à l’abri d’un coup de soleil sur la serre, et du moindre fléchissement du thermomètre. Maintenant, il est en plein air, il se sent vivace, à son midi. Il appelle la pluie, les grands vents et l’orage. L’indomptable volonté de Mme Aymeris, sans doutes quant à la valeur de ses opinions, a dirigé Georges, le force encore à travailler, développe des dons qu’elle n’analyse point, mais qu’elle devine; l’inquisitoriale surveillance qu’elle relâche à peine, ses rodomontades, ses emportements maternels, combien préférables, ces feux de paille, aux soupirs qui bombent le plastron blanc du grand avocat! Si Mme Aymeris boude, Georges enlace son cou, baise son front, la caresse et, comme effarouchée dans sa pudeur, maman repousse l’étreinte: —Laisse-moi, grand niais! Prends ma main si tu veux! Et Georges la saisit, la porte à sa bouche comme pour la dévorer. Pourquoi avec un père si aimé, jamais, dans une phrase, l’étincelle qui l’allume et l’éclaire? M. Aymeris se lamentait, et disait, comme Georges de Jessie: Suis-je aimé? M’aime-t-il? Georges s’était-il interrogé sur l’existence double de M. Aymeris, à Passy, et rue de la Ferme? Léon Maillac en doutait et cela le «tracassait».—Georges commence-t-il à imaginer _quelque chose_? Que lui aura-t-on dit? Il se demande si je me doute de ce que fut son enfance... Pauvre enfant! L’âge et la respectabilité des «figures du Cabinet des Antiques» drapaient sur elles un manteau majestueux; comme Georges, les tantes Lili et Caroline estimaient tout naturel que, pendant les étés à Longreuil, M. Aymeris fût retenu par ses occupations, même durant les vacances qui vident Paris; et M. Aymeris prétendait que le soleil est plus «coquin» à la campagne, où l’avocat portait, comme à la ville, son chapeau de soie haut de forme et sa redingote à roulettes (c’est-à-dire jusqu’aux pieds). En août, Mme Demaille avait jadis pris l’agréable coutume de s’installer dans le pavillon des Gonnard, une fois Gabriel parti pour Trouville avec son manège; et elle tenait compagnie à M^e Aymeris. Moins qu’à cette séparation du père et de la mère, Georges repensait avec horreur à Ellen et à Jessie, fort anxieuses d’aller à Trouville pour d’inutiles emplettes, et rejoindre l’écuyer avec qui elles passaient sans doute la nuit. Georges comprenait, enfin, ses attentes de jadis, ses rendez-vous manqués avec les deux Anglaises, toujours en retard pour prendre le train de Pont-l’Evêque. Georges rentrait seul à Longreuil, elles y revenaient le lendemain; et c’étaient les tantes chuchotantes, soupirantes des phrases acerbes et des insinuations: tout ce dont Georges voudrait parler à son père, et combien de choses d’autrefois dont il tardait de l’entretenir. Inutile curiosité rétrospective!... Léon Maillac raconta à son élève la tragédie du ménage Gonnard. A cette époque, le naturalisme était à son apothéose:—C’est du Zola..., dit-il. Les coucheries de l’ancien adjudant excitaient l’imagination de Maillac et révoltaient Georges qui écrivait: _Là-bas, dans son couvent de Remagen, le Rhin entre elle et les misérables, pacifiée, repentante, Jessie ne pense plus à moi, elle est hors de la vie, loin de nos turpitudes._ Et la maison de Passy lui apparaissait comme un théâtre où l’on n’aurait monté que des spectacles mélancoliques. Il sentait bouillonner en lui une passion pour cette mère toujours pâle, pitoyable, seule le soir dans le cabinet paternel, tricotant des chaussettes pour les pauvres, lisant la _Patrie_ et ses alarmantes dernières nouvelles, en attendant que son vieil époux, sur le coup de minuit, gravît les marches du perron. Mme Aymeris attendait toujours son «homme du monde»; il revenait à pied depuis la station d’omnibus, après avoir dîné en ville. Des agents de police, ses protégés, l’accompagnaient jusqu’à la grille, de peur d’une attaque. On savait que sa poche était pleine. _Je ne quitterai plus maman! Je passerai les dernières années de sa vie mélancolique, ses mains dans les miennes, ma bouche plaquée sur ses joues amaigries, cette chair qui est la mienne et qui se décompose lentement sous mes yeux_; écrit Georges, un soir de 1885, où il a trouvé sa mère évanouie, seule chez elle. Que ne pût-elle—mais elle était trop vieille—fière et heureuse, accompagner dans les salons et produire dans le monde son fils dont la fougueuse tendresse se brisait comme l’océan contre une digue, et dont elle eût voulu épandre les flots sur des terres fertiles! Il continue: _Elle retire ses bésicles, redresse sa petite taille comme pour le combat; elle me dit: «Sors mon enfant, va-t’en, amuse-toi! Va dans le monde, j’ai besoin de repos.» Ce que maman appelle le «monde» est-ce encore des «centenaires», ou de ces fantoches qui paradaient chez Ange Matoire? Des dîners et dîners? moins intéressants que ceux de Passy. Mes modèles suffisent pour mes besoins présents. Angèle est délicieuse. Avec Angèle on a des conversations rafraîchissantes, humaines. Les femmes du monde ont peu cette spontanéité-là. A être dans mon atelier je ne préfère rien. Des amis, oui! Je veux m’en faire, j’en trouverai comme mon Léon Maillac._ Mme Aymeris rêve près du feu, sous l’abat-jour en porcelaine de sa lampe Carcel; toujours avec son caraco orné de crêpe. Elle a fini de lire la _Patrie_. Elle prend les aiguilles d’ivoire, le peloton de laine grise et songe:—Les temps sont mauvais. La République s’installe mal en France, on persécute les prêtres. Nos charges augmentent. La Commune n’aura rien été, auprès des secousses de la prochaine révolution. Où va l’argent de M. Aymeris? Ses charités sont obérantes, elles absorbent tout et il faut penser à Georges, aux hasards de sa carrière. Le moindre mal, ce serait encore l’horreur d’une guerre. La revanche! L’oublierait-on déjà, l’année terrible? Elle passe sa main de braise sur son visage, blanc quoique congestionné; elle brûle; à peine sortie de table, elle a déjà soif. Elle sonne pour Antonin:—Donnez-moi une infusion! Du tilleul! Antonin est venu à son appel, le fidèle Antonin qui courbe le dos pour ressembler à son maître; Antonin taquine ses favoris, sévère, respectueux et familier. Antonin fait le double service de maître d’hôtel et de gouvernante de curé, pendant que Nou-Miette est au pays avec ses enfants et son mari. —Non, madame! Pas encore! Monsieur défend à Madame les boissons avant dix heures, rapport que c’est mauvais pour Madame, Monsieur a caché le sucre. —Antonin, vous êtes un monstre! Voulez-vous que je me consume comme cette bûche? Donnez-moi tout de suite à boire et mettez du sucre sur le plateau! M. Aymeris vous a défendu de m’en donner, peut-être?... Je ne veux pas de cette sale saccharine, vous entendez? Ils me feront croire que je suis diabétique! Ah! si j’avais ma chère Nou-Miette auprès de moi! Un de ces jours je la rappellerai... elle m’a promis de revenir quand j’aurais besoin d’elle. Et Mme Aymeris retient Antonin, elle veut, en causant, entendre sa propre voix: elle aurait envie de chanter, «pour s’entendre». Elle s’ennuie. Elle a contraint Georges à dîner dehors; Monsieur est retenu ailleurs; Madame, ici, toute seule avec ses pensées. —Puisque je n’ai que vous, venez Antonin, vous le fidèle! Je vous autorise à me dire ce que vous savez sur Georges. —Quoi, Madame? —Allons! vous me comprenez Antonin... Avez-vous jamais découvert quelque chose? Ses modèles... dans l’atelier; enfin, dites, que se passe-t-il là-haut? —Ah! je comprends! Madame veut dire... la bagatelle... l’affaire des femmes, quoi? Antonin réfléchit, hésite, puis, fermant le poing et tapant sur une table:—Mon Dieu, si Madame m’engage à dire, eh bien, madame, on serait content si ce pauvre M. Georges prenait les plaisirs de son âge! Parbleu, il y a bien la petite Angèle, la Belge, qui a l’air de rire quelquefois avec lui, mais je mettrais ma main au feu qu’il n’y a rien entre eux, que, comme qui dirait, de modèle à peintre. Mais on n’sait pas! C’est-i dommage, tout de même, que la Miss n’aye pas perdu son innocence avec M. Georges, non pas qu’avec le Gonnard! —Merci, merci, mon brave, merci! C’est bon, vous pouvez vous retirer; retournez à vos lampes. Il y en a deux qui filent, c’est une infection! Bonsoir. Vous pourrez vous coucher. Antonin s’incline et souhaite bonne nuit; mais Mme Aymeris le rappelle, la bouche sèche, la voix blanche: —Non, non! Et mon tilleul? A boire, j’ai si soif! Si vous ne m’en apportez pas, j’écris à Nou-Miette... et je sais à qui ça ne fera pas plaisir de la revoir ici!... Antonin, sous cette menace, s’enfuit et va désobéir à M. Aymeris en préparant la boisson sirupeuse. [Illustration: J. E B. Juillet 82. Dieppe] Mais une voiture s’arrête à la grille. Georges a donc quitté de si bonne heure ses amis? Il jette son chapeau et son par-dessus dans le vestibule entre les mains d’Antonin. Il tourne le bouton de la porte, s’avance dans le cabinet où tout est noir, sauf le coin du feu où sa mère fait semblant de lire. —Toi, déjà, mon grand? Pourquoi si tôt? Tu t’es ennuyé? —Non, mais je ne puis rester plus longtemps loin de toi. —Tu es insupportable! Je suis sûre que tu te seras encore inquiété... Georges remarquait chez sa mère un amaigrissement continu et des fringales concomitantes. Des menus, son père supprimait certains aliments que Mme Aymeris faisait rétablir par Domenica. Antonin avait dit à Georges: —Monsieur me défend de vous en parler, mais je sais que Madame a le diabète; alors plus de macaroni, plus de pommes de terre. Chut! chut! Monsieur m’attraperait! Georges avait cherché des renseignements dans le dictionnaire de médecine, comme pour la phtisie de Jessie, et s’était acquis des demi-notions, trop vagues pour être opérantes, mais suffisantes pour que son imagination y puisât des sujets d’inquiétude immédiate. Or, en rentrant, il voit un morceau de sucre auprès du tilleul. —Maman, moi, je défends! Qu’est-ce qui vous en a donné? Papa n’est jamais ici et quand il est dehors, Antonin... en sert donc? Il est aussi bête que Nou-Miette... Non, décidément, on ne peut plus vous quitter... —Tu défends? Es-tu le maître ici, par hasard? Le professeur Blondel t’aura conté de ses fariboles! Ce que j’ai? Un peu de nerfs... On vit très vieux avec ce mal-là. J’ai les épaules solides! Seulement on me dit d’éviter les émotions, ce qui est comme, à un pauvre, d’ordonner des beefsteak et du bourgogne! Tiens! on lit le journal la _Patrie_, eh bien! on ne peut plus comprendre ce qui se passe! Si je me tracasse, ce n’est ni pour moi, ni pour ton père mais bien pour toi, mon pauvre chéri! Que ne verras-tu pas! Qu’est-ce qu’on appelle les temps nouveaux? Je crois les voir: des horreurs! Moi qui suis du bon vieux temps, je ne voudrais point partir avant que je ne t’aie calé, et que tu sois _arrivé_. Je crois que tu seras un grand artiste... mais nous marchons à la ruine, à la révolution... Et l’on ne te fait pas de «commandes»! On te fait passer pour un amateur! Nous ne te laisserons presque rien, au train dont on va. Il serait bon de te répandre, au lieu d’être toujours là, auprès de ta vieille, à compter ses os sous ses rides. On dirait que je change à chaque minute, aux yeux dont tu me regardes... Puis haussant les épaules, scandant ses mots: —Georges! _laisse-moi donc tranquille!_ Tu finiras par m’inquiéter sur moi-même. Quand j’y penserai, oh! alors... ce sera la fin! Va, sors, ce n’est pas chez nous qu’on viendra te découvrir! Georges sent une boule qui se forme dans sa gorge, à chaque retour auprès de sa mère; il ne sait que baiser cette peau flottante sur la frêle charpente qui lui est si chère. Il feuillette les journaux, inspecte le bureau, la serviette en maroquin de l’avocat, ses dossiers. Il aperçoit les ordonnances de Blondel. Les lira-t-il? —Mon père n’est pas encore rentré? Il m’avait promis d’être plus tôt ici, ce soir! Pourtant, il a une grosse affaire demain, au Palais. —Ne devait-il pas aller chez la princesse Mathilde, mon enfant? C’est aujourd’hui mercredi. Il y aura, j’espère, fait un tour. Si Mme Demaille était un peu plus fine, elle l’y aurait envoyé... Au moins là... il cause, se renouvelle. C’est abêtissant, leur tête-à-tête! Mme Aymeris fait le geste de prendre des béquilles. —Vois-tu, mon chéri, les êtres ne devraient pas tant dépendre les uns des autres. Je sais bien qu’avec les meilleures intentions, nous t’avons coupé les ailes... Ne me fais surtout jamais, plus tard, des reproches! ils seraient injustes, car nous n’aurions pu agir autrement... Suppose que nous sommes tes grands-parents! Aime-moi tout de même... comme une aïeule! Georges sent des larmes lui monter aux yeux. D’un baiser, il clôt la bouche de sa mère. —Taisez-vous, madame! tais-toi, mon adorée. Inutile de _dire les choses_, c’est assez de les penser. Gardons le laid au fond de notre cabinet noir, ma chérie! Je serais heureux, parfaitement heureux, si vous deux l’étiez, comme doivent l’être des braves êtres chéris avec leur enfant chéri. Si l’on pouvait communiquer avec papa! Mais comment?... Il faudrait qu’il ne me surveillât pas, sans cesse, comme si j’étais un criminel! Mme Aymeris semble ne pas saisir, remet ses bésicles, prend un bouton de la veste de Georges, et le secouant: —Ton père, mon pauvre amour! Lui? Te croire un criminel? C’est moi, la femme terrible, qui dirais cela! mais ton excellent père?... Moi, _je détruis tout autour de moi_... je ne te cache rien, si je te rappelle toujours à l’ordre! Tes tantes me grondent, d’ailleurs; elles me disent que je suis souvent avec toi comme si tu avais mal agi. Il paraît que j’ai l’air trop sévère! On n’a pas idée de ça! Est-ce vrai? Je te juge et je te donne souvent tort, mais je te connais à fond, mon chéri, je connais si bien ton imprudence, ta confiance de nouveau-né en les autres, et ta maladresse de malagauche! Et ce terrible instinct qui, toi et moi, nous force à parler quand il vaudrait (me dit-on) mieux... Mais moi j’ai l’âge: chez un jeune homme il n’en va pas de même. Comme moi, mon enfant, tu blesses sans le vouloir! Et c’est si peu dans ta nature! Les bustes de Cicéron et de Démosthène, sur les bibliothèques d’acajou, se perdent dans l’ombre de la pièce revêche où Georges, dans sa tenue du soir, avec sa cravate blanche, semble un intrus... Il s’assied sur un tabouret devant sa mère, il regarde les belles mains fines, essaye l’anneau de mariage, trop étroit pour son petit doigt. —Ma chérie, si je souffre parfois de ton manque de patience, de tes jugements aussi, je te comprends, même quand tu me heurtes, ma gentille; et puis, _tu parles_, toi... Mais papa!... cette façon de me regarder en silence! Ce n’est pas poli d’appeler cela ses manies—mais pourtant, comment nommer ça? —Veux-tu me dire _vous_, Georges, à l’anglaise! —Ah! non, tant pis! Je t’aime trop!... Oh! écoute une chose à laquelle je ne m’habituerai jamais: maintenant, quand on repasse un plat, ou si c’est du vin de Champagne, papa fait signe aux serveurs de ne pas m’en offrir. Avec Antonin, chose convenue; mais, si nous dînons en ville, j’apprends que papa prévient les maîtres-d’hôtel; à table, il fait des gestes, les arrête quand ils viennent à moi. Que s’imagine-t-il donc? Moi qui suis un «teetotaler...» C’est grotesque, j’en perdrai la tête! Mme Aymeris avait une façon à elle de rire, sans bruit, comme secouée intérieurement; ce rire muet était une sorte de grimace douloureuse; elle lève les bras au ciel, hoche la tête, puis redevient grave: —Ton père te voit encore comme l’enfant misérable que tu fus. Ne me force pas à évoquer des souvenirs qui pèsent sur cette maison sinistre. Vois-tu, Georges, il y a des décrets de Là-Haut devant lesquels une chrétienne courbe la tête; leurs effets ne sont stimulants que pour les forts. Nous autres, hélas! nous n’avions plus la force... Tu te plains du regard de ton père? Et moi donc, que dirai-je? Il y a des instants où je devine qu’il craint pour ma raison. Il me reproche mon «émotivité», c’est ainsi que Blondel désigne les nerfs. Evidemment, je ne suis pas en carton, je crois que mon cerveau fonctionne encore régulièrement. Encore une fois, n’en veuille pas à ton papa! Sois bien tendre pour lui... —Oui! Il est bon, il nous aime tant! Pourquoi faut-il qu’on ait envie de lui faire des reproches? —De quoi? Il n’y a jamais de reproches à lui faire, mon petit. Ton père a besoin d’exercer son dévouement, comme auprès de notre vieille amie. Moi, je ne lui ai pas donné l’occasion de m’en prodiguer! j’ai toujours été une indépendante; c’est ma manière, de crier, comme c’est la tienne de te renfermer dès que tu sens qu’on t’observe. Ma parole «incoercible», ton père ne s’y est jamais fait! Mme Demaille a répondu, par sa faiblesse même, aux besoins de ton père, et puis... maintenant, il sert de Nou-Miette à Mme Demaille; je déplore tout cela, mais je t’assure que je ne lance la pierre à qui que ce soit! Ni à elle ni à lui... les pauvres chers! Mais Mme Aymeris ne peut refouler une autre plainte. —Si seulement elle était moins lente! Je t’assure qu’elle retombe en enfance! Après tout, elle aura tantôt 80 ans!... —Est-ce qu’elle fut belle? Mme Aymeris se redresse:—Que t’importe? On la trouvait belle comme une madone de Raphaël; or moi je n’apprécie pas la Vierge à la Chaise! Enfin du vieux jeu, de l’Hippolyte Flandrin! tu connais son crayon par Amaury Duval?... Pour moi, elle a toujours eu un visage inanimé, c’était un glaçon. Son appartement sans un grain de poussière, _c’est tout elle_! Ce que Mme Demaille sait le mieux faire? La préparation des purées, cette insipide nourriture qu’ils croient l’aliment nécessaire à leurs entrailles. Elle ne croquerait pas un bonbon, pour ménager ses dents: des perles, tu sais! Georges avec sa mère en était là; une camaraderie, toute de tendresse et de pitié, lui faisait aborder des questions jusqu’ici tacites ou vagues, mystérieuses comme l’avait été, dès son enfance, l’idée de la mort, qui enténébrait sa vie de jeune homme. Les soucis maternels de Mme Aymeris avaient une autre cause qu’elle avait cachée jusqu’à ce que sa maladie la rapprochât de son fils: la vie privée du jeune artiste. Des mois et des mois, elle hésita, s’informant, d’ailleurs, auprès de Léon Maillac et du professeur Blondel. Plutôt que de feindre ou de se rendre odieuses à un fils, certaines mères préfèrent d’ignorer toute fredaine juvénile. La vie de Mme Aymeris (si peu modérée dans son langage), sa conception austère, et janséniste même, des exercices religieux, l’avaient éloignée, depuis trente ans, du confessionnal, au déplaisir de son époux, ennemi des bizarreries. Ce jansénisme, la pudeur et la vertu n’avaient point préparé Mme Aymeris à jouer un rôle dans les choses de l’amour; mais aussi comment son goût des êtres, sa curiosité, l’y eussent-ils laissée indifférente? Elle devait bien, parfois, se demander:—Qu’est-ce que fait Georges? Aime-t-il les femmes?—Elle savait que, de ces années-ci, dépendait l’avenir de la famille, du nom qu’elle portait doublement, et auquel elle attribuait une valeur sociale comme ces bourgeois de très ancienne souche qui sont plus sûrs de leur lignée que maints aristocrates. Alors qu’elle destinait Georges à la diplomatie, elle avait eu, quant au mariage, des vues ambitieuses pour lui; si par la suite son maternel égoïsme devait transformer un désir en une volonté ferme que Georges ne se mariât pas, tant qu’elle vivrait, comment être certaine que son fils ne se laisserait point «piper»? Alors elle ne s’avoua encore que ceci:—Je ne consentirais qu’aux risques flatteurs d’une cérémonie à Sainte-Clotilde!—Son cousin Jacques de Maurepas, dit Pinton, l’entretenait insidieusement de siennes cousines, nobles et pauvres Tourangelles dont la description la faisait bondir. Mme Aymeris, ignorante du «grand monde», se l’imaginait à la façon d’un provincial auteur de «romans parisiens», ou d’après ce que lui disait du «gratin» le professeur Blondel. Dût-elle subir la présence d’une bru, elle la voudrait élégante, les cheveux frisés, un peu de fard autour de ses yeux bleus, une poitrine «luxuriante», le genre enfin que les hommes semblent préférer à nous autres—disait-elle. Elle ne s’était oncques regardée dans la glace, et n’était jamais «sortie». Une seule fois, Georges se la rappelait vêtue de moire grise, comme il avait, avec son frère Jacques, accompagné jusqu’au pont d’Iéna, par une soirée de juin, papa et maman dans la calèche ouverte qui convoyait M. et Mme Aymeris au Théâtre lyrique, où la baronne Haussmann leur avait offert la loge du Préfet de la Seine; Mme Christine Nillson interpréterait le rôle de «la Reine de la Nuit» dans la _Flûte enchantée_. C’était comme d’hier et Georges revivait les moindres circonstances de ce gala: un de ces longs crépuscules où la nature est rose et verte, où l’Est se teinte de mauve, et le couchant fulgure des orangés incendiaires. Par cette soirée froide et chaude comme les glaces que l’on sert avec une sauce-crème bouillante, c’était une maman de jour de noces, une Mme Aymeris en robe magnifiquement ample, relevée de dentelles, ses quelques diamants dehors, et des épis d’argent dans une coiffure de Félix. Hormis cette occasion unique et mémorable, la janséniste n’avait plus mis que des toilettes quelconques; et les bandes de crêpe ne le cédèrent plus, ou rarement, au jais, à quelque soutache mate sur une étoffe noire et aussi terne que la garniture. Mme Demaille lui en touchait quelques mots quand son amie Aymeris parlait du «monde». —Alice, vous devez me trouver bien _perruche_! Vous vous moquez encore de mon corset et de ma robe de velours améthyste. Du reste, ma chère, je n’achète plus rien; mais, ma foi, quand on n’a été _pas trop mal_ de sa personne, on ne tient pas à s’enlaidir en vieillissant. J’ai toujours mes fournisseurs; pour les chapeaux, je ne comprends pas que vous ne veniez pas avec moi chez Mme Félix, je vous ferais faire un _retapage_ pour rien!... —Qui a été belle, veut le rester, ma chère amie. Ce n’est pas mon cas, et M. Aymeris ne m’y a jamais encouragée... Ces propos s’échangeaient tandis que Mme Demaille, devant la psyché, faisait bouffer sa jupe, se redressait pour ne rien perdre de ses avantages. A Mme Aymeris, en faute d’ailleurs avec la vérité historique, le nom de Demaille évoquait une existence brillante, le théâtre, les salons, les plaisirs légers; elle demanda à Marianne Demaille comment «les fils de famille s’approchaient des jeunes femmes du monde». Georges ne tarderait plus à s’émanciper. Une liaison—le professeur Blondel et le président Lachertier l’avaient assez souvent soutenu, c’était l’épisode nécessaire des années dont le premier chiffre est un 2. Maillac déclarait:—La liaison avec une femme mariée, c’est pour les chiffres 3 et 4, Madame! de vingt à trente, on caresse ses modèles, si l’on est peintre, comme Georges. Plus pressée pour Georges était Mme Aymeris, car son amour maternel éclipsait sa très étrange austérité janséniste. Elle renouvela sa tentative auprès du Président:—Mon cher, vous qui êtes, quoi qu’en dise Mlle Sybille, un endiablé, un galantin, un coureur de duchesses, quand emmènerez-vous Georges dans leurs boudoirs? Je me désole de le sentir accoquiné à notre reps et à notre acajou Louis-Philippe. Son père refuse de le conduire chez la princesse Mathilde. Allons! mon bon farceur, dégourdissez Jojo-Bibi, donnez-lui des occasions de mettre son gilet blanc, rien ne lui va bien comme son frac, avec un gardénia à la boutonnière. Houp! un bon mouvement, l’ami! Le Président refusa obstinément. Alors Mme Aymeris harponna Evariste Blondel, possesseur, dans l’aristocratie, d’une position solide, quoique sa solennité, ses longues boucles blanches et trop calamistrées, n’allassent sans lui prêter un certain ridicule. Il citait trop volontiers des titres, comme s’il n’avait parmi ses clients que des grands seigneurs et ignorât le commun des mortels. Blondel était l’ami d’une princesse Peglioso dont il avait soigné la sœur; son prestige, comme écrivain-neurologue, à la mode, était entretenu auprès de la princesse par l’amour que cette étrangère lui avait inspiré: obsession sénile qui transformait le professeur à la Salpêtrière en un jouet incassable aux mains d’une Lucrezia. Par quel miracle Mme Aymeris eût-elle imaginé le professeur Blondel comme un bouffon qui, en dehors de son «sacerdoce», prend un autre masque et des manières équivoques pour servir la Princesse? Cependant Mme Aymeris, toute à ses plans de campagne, ne pouvait prévoir un second refus, pensant:—Il finira par entendre raison, notre Blondel! Il cédera, puisqu’il ne faut pas, dit-il, contrarier la malade que je suis; il se chargera de Georges, pour me faire du bien; ou alors, qu’il ne me soigne plus! * * * * * La princesse Peglioso s’était mariée à seize ans. Née, à Séville, d’un Polonais, le comte Sabrinszki, et d’une Grecque, ex-danseuse à la Scala de Milan, sa grand’mère paternelle avait été élevée à Washington où son père était ministre plénipotentiaire de la jeune reine Victoria. Mme Peglioso avait donc du sang slave, de l’hellénique et de l’anglais. [Illustration: Lucia] La peau mate, les cheveux blond-roux, frisés par devant, très tirés sur les tempes, à la manière de la princesse de Galles, cette cosmopolite mélangeait à la lourde saveur d’une Orientale, la fine distinction d’une Anglo-Saxonne, sans qu’on pût définir ce qui des deux l’emportait sur l’autre, hors l’accent qu’elle avait fortement britannique. Ses mots homicides étaient colportés de salon en salon. «Libre comme l’air», disait-elle, «Free as air», elle était captive volontaire en un cercle d’adorateurs, parmi lesquels le monde eût été bien aise de désigner au moins un amant. Or ceci était impossible. Qu’on la divertît? elle n’en demandait pas davantage. Mme Peglioso vivait seule dans l’hôtel du prince. Il lui abandonnait voitures, serviteurs, pourvu qu’elle le laissât à Florence, dans sa villa des Collines avec les «_pianistes du prince_»; il se croyait compositeur et chantait ses abscons opéras. Si plus capable qu’elle ne l’était de supporter l’ennui de ceux qu’elle appelait les «rasoirs», la princesse, une des reines de Paris, aurait pu servir de trait d’union entre le faubourg Saint-Germain, le gratin des douairières et ses amies américaines dont beaucoup n’avaient que leurs dollars comme truchement. Cette princesse inspirait à Mme Aymeris une curiosité faite d’admiration et d’effroi. Les ardeurs d’Evariste Blondel s’exaspéraient par un commerce quotidien, tour à tour avoué, ou dont il se défendait. Retenu par ses travaux scientifiques, où Blondel en trouvait-il le temps? Il déjeunait, il dînait avenue Montaigne; tel un heiduque, il suivait Lucia dans ses promenades à pied, ou disparaissait au fond du landau: chaperon toléré par des soupirants qui s’entre-soupçonnaient, se haïssaient et l’employaient, à l’occasion, comme intermédiaire habile. Certaines perfides chuchotaient que si un homme avait jamais eu la chance de voir Lucia nue, c’était Blondel, le page bientôt septuagénaire de la princesse; ou de son chapelain—un Espagnol du Vénézuela. Elle appelait Blondel «Socrate». La princesse le tutoyait et lui avait choisi ce surnom. Habituée des cours de Renan au Collège de France, «le vice» de Lucia était l’étude de la médecine; elle insistait, quoiqu’il y répugnât, pour que Blondel la conduisît à la Salpêtrière, ou lui fît suivre des opérations chirurgicales dans les cliniques d’hôpitaux, comme si, d’autant plus jalouse de la pureté de son corps, elle tenait à savoir comment se corrompait celui des autres. Elle protégeait ses narines d’un mouchoir parfumé contre les exhalaisons trop fétides de la chair, mais ne reculait pas, à la vue du sang. Evariste Blondel prit un extrême déplaisir aux invites de Mme Aymeris. —Je vous serais obligé, Madame, de ne pas me poser des questions indiscrètes sur la princesse Lucia. Mes rapports avec elle sont ceux de savant à élève intelligente... La princesse n’a rien pour vous plaire, ni à Aymeris. Très artiste, elle désire, tant on lui parle de Georges, le connaître aussi. Si je ne vous ai jamais dit cela, c’est que je ne veux pas endosser, vis-à-vis de mes vieux amis et de leur fils, des responsabilités trop lourdes. La princesse est un candélabre où les papillons de nuit se brûlent les ailes. Laissez donc la jeunesse avec la jeunesse. Mme Peglioso est déjà trop mûre pour un débutant. [Illustration] Mme Aymeris avait dans sa chambre une lithographie de Chérubin et de la Comtesse, par Nanteuil. —Mozart, Beaumarchais, les _Nozze di Figaro_! fit-elle. Ce serait charmant! —Ne parlons plus de cela, réplique le professeur, soyons sérieux! Georges qui vit cette scène se dérouler, je ne sais comment, dans la glace je crois, imitait les gestes de sa mère toute ragaillardie et s’évertuant à gagner Blondel. Mme Aymeris prenait tous ses convives à témoin: —Mes amis, n’est-ce pas que Blondel nous parle sans cesse de sa Lucia? Il n’est question que de la princesse, de ses faits et gestes. S’il veut nous dérider, c’est toujours d’elle qu’il raconte mille choses. Voyons M. Lachertier? Eh! vous autres, dites le contraire! moi, je la trouve ravissante! Georges a des photographies d’elle dans sa chambre, dans son atelier, partout. Est-ce moi qui les lui donne?... Et personne ne veut lui présenter mon fils? Voici qu’on prépare le Salon prochain, il faudrait que Georges eût un portrait de la princesse Peglioso sur la cimaise, ce qui serait la médaille et des commandes assurées! J’y songe, au succès, moi la seule personne pratique chez nous! Georges est peintre de figures, saperlipopette! On ne peut pas toujours faire poser des pommes, des torchons, de ternes visages d’inconnus! Un artiste doit vivre dans le monde, obligation qui fait partie de son métier, comme pour un grand avocat... Le professeur donnait de son veto de raisonnables motifs: on ne devrait être admis à l’avenue Montaigne qu’après trente ans. Georges était inquiet, on ne savait quelle direction prendrait son vol. L’atelier Beaudemont n’avait pas été bien heureux!... Un peu plus et c’était la culbute. Mme Aymeris protestait: —C’est encore là qu’il fit quelques connaissances parisiennes. —Moi, dit Blondel, je le ferais voyager, Madame! Lachertier conseille pour Georges une visite à Rome, un tour d’Italie. Il a raison. Sur quoi, Mme Aymeris se met à trembler, puis menace et implore comme en face d’un assassin qui pénétrerait chez elle nuitamment. —Vous voulez ma mort! C’est bien simple, Blondel veut me tuer! Comment? Vous? C’est vous, le savant, l’illustre médecin des nerfs! qui... Alors pourquoi chuchoter avec mon mari, et, par les moyens les plus sots, m’éviter des émotions, ce que vous appelez des_ crises_? Les médecins passent comme les autres à côté du mal sans le voir. Vous me tuerez, après m’avoir rendue idiote! ayez pitié de moi! Georges, voyager? Attendez donc! je ne serai bientôt plus une de trop sur cette triste terre, Georges sera libre ensuite de vivre au Kamtchatka s’il lui plaît!... Mais maintenant!!! Moi dans ce fauteuil, M. Aymeris faisant cuire les bouillies de Mme Demaille et Georges à Rome? Vous vous moquez! Donc, moi... seule avec Antonin, et les lampes qui fument, et les veilleuses qui empestent?... Voilà ce que vous m’offrez, au lieu d’arranger des séances de portrait avec la plus belle femme de Paris, au lieu d’aider Georges à percer... Evariste Blondel résistait, en même temps, aux prières de la princesse Peglioso. Lucia voulait appeler dans sa ménagerie ce Georges Aymeris dont la peinture était discutée; et son imprudence de langage, ses opinions en art, l’antipathie même qu’il inspirait à ses camarades, feraient de lui une bombe, un explosif de plus dans le riche arsenal de l’avenue Montaigne. Blondel se sentant prêt à capituler, osa répondre: —Princesse, le fils de mon vieil ami ne verra pas ce que vous avez fait du professeur Blondel. Si je vous l’amène, son entrée chez vous sera le signal de ma sortie. L’histoire qui va suivre offrirait la matière d’un roman. Je conterai jusqu’à la fin, une existence trop riche en aventures sentimentales; mais je ne donnerai ici que certaines pages du journal de mon héros; le lecteur de ces mémoires incomplets remplira les intervalles. Du journal de G. Aymeris (vers 1885). _Que s’est-il passé? Excellent M. Blondel! Quel brusque changement d’attitude! Le président avait refusé; M. Blondel était intransigeant aussi. De moi-même, je n’y aurais plus songé. Et me voici, au bout d’un mois, plus différent du Georges d’avant Pâques, que ce Georges-là ne l’était alors du Georges de sa première communion. Si cela devait toujours ainsi durer! Si je pouvais mener de front les deux existences: chez nous et à l’avenue Montaigne! Maman l’aura voulu: après les cocottes de Beaudemont-Degetz, la plus divine des femmes! Je ne ferai donc pas défaut à maman? Mais, M. Blondel, comment a-t-il fait cela? Je sens que l’avenue Montaigne absorbe déjà une part de mon être. Mais pourquoi ainsi l’ont-ils voulu, pourquoi?_ _Je suis invité à dîner pour mardi, mercredi, vendredi. Je dois même déjeuner avec la princesse tous les matins, tant que dureront les séances de pose. Je fais des croquis, des masques au pastel, comme Latour, pour m’y préparer. On ne résiste pas à cette Sirène._ [Illustration: Prof^r Blondel] Récapitulation: _Pour moi-même, si je dois jamais relire ces notes quotidiennes, il me faut consigner, ici, le premier, l’énorme premier jour, la rencontre, et ce qui s’ensuivit. J’entre dans une phase de délire, j’oublierai Passy, mes devoirs, mes serments filiaux. Le rideau se lève, je vois l’univers par la fenêtre ouverte sur ce printemps, qui n’est plus «maladif» comme dans les vers de Mallarmé, mais où tout n’est que volupté, plaisir, amour!_ * * * * * _Je ne m’attendais à rien de tel! Le professeur Blondel a voulu me convaincre de la pureté d’Ingres, du «toc» de Delacroix. Nous avions été au Louvre, comme c’était un mardi et que M. Blondel n’a pas de service à la Salpêtrière ce jour-là; il déjeuna avec moi, à midi._ _Sa tête détachait de fines boucles de cheveux en argent sur une gravure de la Chapelle Sixtine, par Ingres et Calamatta, non pas la composition en longueur, mais celle dont le premier plan est rempli par des têtes de prélats: de l’essence d’Ingres. Un vase étrusque était au-dessous du cadre. Sur la table sans nappe, l’acajou bien poli par la bonne (qui ressemble tant à une servante de curé), le couvert est à peu près celui de mes tantes. Quelques fruits, un compotier de quatre mendiants, les carafes dans des seaux à rafraîchir; une «desserte» entre le professeur et moi. Nous avons eu des rillettes de Tours; les confitures de mirabelles étaient excellentes. Tous ces détails me seront chers plus tard. Dans ce rez-de-chaussée, rue de Varenne, on se croit chez les tantes, mais il y a partout quelque chose qui plaît à la vue._ _Ensuite au musée. Le professeur ne me convaincra pas. Ingres est admirable, mais Delacroix est admirable aussi. Nous avons traîné à la sculpture, dans les salles basses humides. Dehors, c’était une température d’août, mais avec des marronniers en fleurs, un de ces jours où l’on a envie de causer avec les passants, de sauter, d’embrasser les femmes. M. Blondel se retournait constamment. Au coin de la rue de Bellechasse, Blondel reconnaît, de loin, un équipage qui s’avance sur le boulevard Saint-Germain, un équipage qui a l’air d’un Constantin Guys, l’ami, je crois, de M. Manet; un attelage comme ceux de la Cour impériale. Il n’y en a plus beaucoup ainsi. M. Blondel me pince le bras et me dit:_ —_Regarde, Bibi-Jojo! la voilà, la divine Princesse, la voilà, «la jolie femme!» Elle sort de la séance à l’Institut, où Renan parlait. Elle a commandé sa calèche, ses hommes poudrés et en mollets, sa paire d’alezans de 100.000 francs._ [Illustration] _La voiture approche, se balance comme une gondole, suspendue au col de cygne de ses huit ressorts. Le valet de pied se retourne pour prendre un ordre, les chevaux, stoppant, appuient sur la gauche vers le trottoir. Je vois une ombrelle bleu de ciel, un flot de gaze, un gant blanc. On nous appelle, Blondel va à la rencontre de tout cela._ —_Tiens Lucia, voici Bibi-Jojo.—Et à moi:—Tiens, voici la belle princesse, embrasse!_ _On lit dans les journaux le récit d’un accident. Quelqu’un a été renversé par un vélocipède, on l’a emporté, il a perdu connaissance. Ensuite, il se réveille dans un endroit inconnu, il ne se rappelle rien, on le presse de questions, mais il ne sait plus.—Eh bien! j’en suis là; je serais incapable de revoir les premières minutes. Ai-je embrassé? N’ai-je pas embrassé? J’ai entendu une voix étrangère et des mots français. Je suis rentré à Passy dans la calèche, en face de la princesse Peglioso et d’une autre dame que je ne reconnaîtrais pas. J’ai dû leur faire visiter mon atelier._ _Comme elle est intelligente, la princesse! Quelle femme étonnante!_ _10 juin._ _Je suis un autre homme. J’ai peur. Je néglige notre maison. Maman est fière et a l’air heureux. Après tout, c’est peut-être un peu de joie qu’il lui fallait. Elle répète: «Je suis contente! je suis contente!» et me donne toutes les permissions. Elle augmente ma pension. Papa est froid au sujet de la Princesse. Il me regarde encore plus fixement. Qu’est-ce qu’il peut bien s’imaginer? S’il savait ce qu’est l’hôtel Peglioso, il se rendrait à l’évidence: je n’y jouerai d’autre rôle que celui d’un gosse. Et encore! Tous ces vieux à ses trousses ne laissent guère de place pour l’intrus. Nous verrons bien, quand les poses de portrait auront commencé pour de bon. La Princesse voudrait les remettre à l’automne. Dans ce moment, pleine saison de Paris, pas moyen! dit-elle. On entre, on sort, c’est un va-et-vient continuel. Hier, il y avait vingt-deux couverts à déjeuner. En plus des fidèles, deux ou trois étrangers. Est-ce cela, un salon cosmopolite?_ _Dans le fumoir, nous étions assis, avant le repas; une jeune femme entre, dans une pelisse de skungs, comme en hiver, les cheveux courts; elle est pâle, elle a une voix de séraphin; un paquet sous le bras. En passant dans la salle à manger, elle dit quelques mots au maître d’hôtel, lui remet le paquet._ [Illustration: Circe Lucia] _Au café, de retour dans le fumoir, il y avait un trapèze pendu à l’anneau du lustre. La dame, qu’on appelle Nina, laisse tomber sa pelisse et apparaît en maillot de soie noir, comme un gymnaste; deux appels de mains, un «ready?», et elle s’élance sur le trapèze, elle fait un rétablissement. Grand succès. Cela a paru tout naturel. Les cosmopolites sont de drôles de corps. L’hôtel Peglioso est plein d’étrangers, car, outre les parents pauvres, la Princesse a toute une clientèle d’Américains fixés à Paris; des ex-secrétaires, des lectrices, des gouvernantes qu’elle pensionne; des prêtres, comme chez papa. Une salle leur est réservée. Lucia va à la messe tous les matins dans son oratoire. Elle a un chapelain. Sa charité est inépuisable._ _Dans un autre salon fonctionne une sorte d’agence des étrangers, avec directeur, livres de comptes, registres. Le secrétaire actuel de Mme Peglioso m’y a introduit, en faisant des plaisanteries de sous-officier: il me rappelle Gabriel Gonnard, et il doit y avoir des Ellen et des Jessie aux étages supérieurs. Une aile de la maison est déserte depuis que le Prince est à Florence. Le Prince a fait numéroter, dans une galerie, les trente portraits, tous mauvais, de sa femme pour laquelle il a dû avoir un sentiment, au moins un caprice, quoi qu’on raconte de ce grotesque qui s’est fait peindre en Orphée par Boecklin; dans une autre, le portrait de tous les Sabrinski, des Mittford et même une gravure représentant l’étoile de la Scala, en tutu: la propre mère de notre amie._ _Saurai-je jamais ce qui se passe dans les trois étages du palais Peglioso? Lucia y vaporise ses parfums les plus entêtants. Dès le premier vestibule, au bas d’un escalier monumental, aussi grand que celui de l’Opéra, je suis pris d’un malaise. Des hommes en livrée bleue et rouge, un Suisse, dès qu’il y a réception, ont failli me faire fuir. J’ai envie de leur dire: allez retirer ces hardes! C’est une honte, ce luxe, devant les parents pauvres du prince. Mais, sans doute, ils aiment le faste, ces fils de princes à la panne, cette livrée les rehausse à leurs propres yeux. On parle toutes les langues, dès l’antichambre. Dix lévriers gigantesques aboient en haut, sous la coupole; dès que j’arrive, ils dégringolent dans l’escalier; la voix de la Princesse les lance sur moi. Mais cette voix!... C’est la sirène, elle sort de sa chambre qui n’a ni verrous ni clef, car ses chiens sont les seuls protecteurs de son... tabernacle. On la dit vierge!_ _Je manque m’évanouir quand j’entends cette voix d’argent, là-haut, dans la coupole du Montsalvat. Vers de Verlaine... Ceci ne se passe pas dans la vie réelle, et ce n’est point de la comédie non plus. La voix d’argent éclate en un rire de Kundry, dès l’instant où Lucia m’a reconnu. Cette reine, sans rien perdre de sa majesté, parle. Ce qu’elle dit? Ah! il faut s’habituer à ce ton-là! A l’atelier du passage Geoffroy, on emploie de ces mots crus. Ils me glacent. Si jamais la reine m’accordait quelques faveurs, je la supplierais de renoncer à l’argot. Elle, si belle, et qui a tant de compréhension et d’esprit, pourquoi parle-t-elle à la façon de Florette? Le professeur nous la décrivait comme la «grande dame». Je ne suis pas encore à même de comparer. Mme Nina, la trapéziste, est aussi, dit-on, une très grande dame. Il doit y en avoir d’autres, différentes de celles-ci, ou alors maman serait «refaite», comme dit Lucia à propos de moi. Etait-ce pour aboutir à l’avenue Montaigne, que j’ai reçu une éducation si chaste?_ * * * * * _M. Evariste Blondel retourne chez la Princesse. Jusqu’à présent il avait pris soin de n’y pas apparaître quand j’y étais. Quelle récompense a-t-elle pu lui promettre s’il m’amenait à elle?_ _Ah! le jour du boulevard Saint-Germain, la calèche, le baiser! (car je crois décidément qu’il y en eut un). Qu’a-t-elle pu lui promettre? Un baiser? Ou l’a-t-elle battu? Lucia doit le fouetter avec sa cravache aux lévriers. Si je n’avais autant de raison d’être secret, si je racontais aux miens, à mon père, l’Evariste Blondel de l’hôtel Peglioso, d’abord on ne me croirait pas; ou bien l’on me défendrait d’y retourner. Entre le Blondel prudent, pompeux et encapuchonné dans son quant-à-soi, de chez nous, et le Blondel de Lucia, il y a la différence d’un acteur en train de défaire sa tête dans sa loge, d’avec le roi qu’il était tout à l’heure en scène, la main sur le pommeau de son épée. Hier, on ne m’attendait pas, j’entre dans le fumoir; Blondel, à genoux, soufflant, rouge, ébouriffé, cherche sur le tapis les perles du collier dont la Princesse a rompu le fil._ —_Socrate! tu n’auras pas ton verre de thé à la russe, tant que tu ne me rapporteras pas la trente-sixième perle! Cherche sous le piano, mon toutou, c’est une bonne occupation pour un savant et un sage de l’antiquité!_ _Socrate me voit, blémit. Lucia répète:_ —_Allons! ma trente-sixième perle! Replonge, Sindbad le marin! Ce n’est personne; simplement Georges Aymeris! donc inutile de te repeigner; ce désordre sied à tes tempes géniales..._ _Et elle me prend à parti:_ —_Vous n’avez pas, chez Mme Aymeris, de ces exercices hygiéniques pour rendre la jeunesse aux membres de l’Institut?..._ _Et elle me siffla, comme ses chiens, pour ouvrir le piano. Elle et moi allons jouer la réduction d’un des derniers quatuors de Beethoven. Tremblant, ravi, je fais des fausses notes, je n’observe pas la mesure. Elle jette le cahier au milieu de la chambre, ordonne à Blondel de prendre dans les casiers le même quatuor, à deux mains; dès qu’elle l’a saisi, elle s’installe au piano, une merveille d’Amérique._ —_Ceci c’est pour le peintre! Socrate, voici l’heure de tes consultations, laisse-nous!..._ _Ses traits s’immobilisent en une merveilleuse beauté, noble, pure, de Vierge. Et l’adagio de l’opus 107 déroule son ample mélodie d’espérance et d’amour, après les hoquets et les spasmes, les arrêts et les reprises, les battements du cœur._ _Ce n’est pas un pianiste qui l’interprète, ce sont les notes qui s’animent, comme d’elles-mêmes. Je n’ai jamais rien entendu d’aussi beau. Lucia n’est plus ici-bas, tout à coup elle s’envole dans la nue. C’est sainte Cécile. Je n’ose souffler mot quand elle a fini. Elle attaque un autre quatuor, cela pourrait durer indéfiniment. Elle est incomparable, aussi, dans le Chopin. La Ballade! Elle me dit:_ —_Ceci est pour vous, Georges (mon nom dans sa bouche!) pour vous seul. Vous savez que je ne joue sous aucun prétexte en présence de personne. La musique est pour moi seule. Supposez que je croie que vous n’êtes pas là._ [Illustration] _Elle a des façons de dire ce qu’elle ne veut pas dire. Est-ce que je me trompe? Les femmes se complaisent au brouillamini. Avant de connaître Lucia, je ne faisais guère de différence entre une femme et un homme, du point de vue moral; les femmes, c’étaient les mères, les épouses, les modèles; comme il y a des pères, des époux, des Italiens, dans les ateliers, chacun ayant sa fonction et son rôle. Tout à coup, l’ennemie, l’incompréhensible créature de mystère sort de son enveloppe de brouillard. Serait-ce là ce que M. Vinton, dans ses lithographies, tente de réaliser: un homme (généralement au bas de la composition), noir dans l’ombre, les bras suppliants, la tête tendue, s’étire vers une apparition; une image féminine, diaphane, mi-réelle, vaporeuse, se forme dans la lumière: c’est une_ théophanie,_ mot que Christophe Fioupousse affectionne. On sent que, dès que le saint Antoine la touchera, la bulle lumineuse se crèvera. L’homme veut_ prendre;_ il ne saisira que de l’air entre ses doigts. Et Mme Vinton, avec sa robe de mérinos, ses lunettes, fait bouillir le lait, prépare les rôties, tandis que Vinton boutonne sa vareuse, de peur des coryzas, et souffle comme un chien courant après une chienne._ _Je deviens «naturaliste». C’est le commerce de l’hôtel Peglioso. Guy de Maupassant qui y fréquente est pourtant d’une correction parfaite, quoique un peu vulgaire._ Je retranche deux cahiers de Georges (hiver-printemps) qui feraient un chapitre non publiable. Il nous faut poursuivre l’histoire de notre héros. _Longreuil, juillet._ _Cette année, mon père viendra plus souvent nous voir. Il a loué, pour Mme Demaille, une maisonnette près d’ici, le D^r Brun ordonnant à papa d’interrompre ses œuvres charitables de Paris. Papa n’est pas bien portant, il change physiquement; maman se tourmente à son sujet. Bien heureux que Mme Demaille se soit, après quarante ans sans en sortir, décollée de la ville, et qu’elle soit si robuste pour son grand âge._ _A quelques kilomètres de Longreuil, c’est une ancienne chaumière adaptée par ces folles Anglaises qui étaient venues y faire de la gymnastique eurythmique, avec leurs petites élèves de Drury Lane. Elles furent expulsées à la suite de leurs bains trop eurythmiques dans la mer._ [Illustration] _Il est plaisant que Mme Demaille ait pris leur place. Le vieux Josselin nettoie, époussette, peste, en attendant sa patronne. Dans une quinzaine de jours, il faudra que je m’absente. La Princesse est encore avenue Montaigne, elle m’a fait promettre de retourner la voir pendant les vacances. Elle sera peut-être moins entourée; on l’approchera dans d’autres conditions. Nikko, le mystérieux Slave, doit aller faire sa cure au Mont-Dore, moment opportun pour fréquenter l’hôtel Peglioso; moi, je crois a Nikko! c’est lui le véritable,_ le redoutable!... _Quelle raison valable donnerai-je ici de mon départ, moi qui ne voulais plus prendre le train, dès que nous étions à Longreuil? Un camarade malade? Il faudrait que j’inventasse quelque stratagème avec Maillac. Mais non! il me trouve trop jeune pour l’aventure..._ * * * * * _Les avoines sont bleues, la campagne a l’air toute en zinc peint. Mes tantes méprisent ces «fastes de l’été» et soupirent après l’automne. Moi, je n’ai jamais rien préféré au plein été, mais cette fois, je ne sais pourquoi, l’automne me sera moins hostile que de coutume._ _Je commence un groupe: Lili, papa et maman; pas Caroline qui déchire ses photographies, pour ne pas laisser après sa mort le moindre vestige d’elle-même, ni lettres, ni papiers._ C’est une forme d’orgueil, _cela. S’imagine-t-elle donc qu’on s’amuserait à construire des romans? Mais la Princesse? Pensons à l’amour. L’amour, la tendresse, il me semble que cela se donne plus simplement, à bras ouverts, sans préoccupation des autres. Mme Peglioso a-t-elle de la tendresse? Pour ses lévriers, nulle hésitation, oui! Mais les hommes ont l’air d’être ses ennemis. Elle me fait penser à tante Caroline, qui, à sa manière, dit aussi de ces mots violents, méprisants, durs, cruels. L’une et l’autre ont-elles jamais aimé? Volcans éteints? Quoi?... Quoi?..._ _J’écris à Jessie, je la félicite de son élévation au grade de Supérieure. Elle ne m’aura jamais donné le moindre témoignage de sensibilité. Puis-je, maintenant qu’elle est dans son couvent, lui écrire: Dear Jessie, did you ever care for your old friend? I fear I shall for ever be left out?_ _Juillet 20._ _Ma vie de travail s’installe bien: je peins d’après des gens du bourg. Peu pittoresques. Un peu de paysage. Le paysage me semble plus difficile que tous autres motifs, je crois le «sentir» et, pourtant, si je plante mon chevalet devant un de ces horizons qui me touchent si profondément, je ne tire rien de mon étude; et, rentré à l’atelier, me désespère. Il n’y a que Corot et Constable qui me rappellent la nature, parce qu’ils sont sincères, d’où leur variété, leur manque de formule et de maniérisme. Le Président m’a écrit une belle lettre à ce sujet; il n’admire que les Corot de Rome; il veut retourner, dit-il, à Rome avant de mourir, le pauvre cher vieux; la Princesse a promis de lui payer, à moi aussi et à quelques autres, ce voyage avec elle. Les autres? Voilà ce qui serait moins engageant; eux, avec leurs plaisanteries, leurs charges? cela ne me convient pas. Bien mieux pour le bétail de Circé. Ils y sont habitués, ces drôles-là. Et Nikko en serait-il?_ _Si maman savait, si maman savait! Mais enfin, les mères, à quoi pensent-elles?_ _Je rêve de ce voyage en Italie._ _Lucia n’est pas une fidèle correspondante. Des bouts de lettres sabrés d’une longue, haute écriture à l’anglaise, pointue, et qui en quelques lignes couvre la page de douze mots. Elle ne répond pas aux questions. Ce ton de persiflage, que j’ai tant de mal à comprendre, vous cingle, dans sa correspondance; ses lettres ne vous donnent aucune joie, et l’on ne sait pas tout à fait quand la feinte commence ni quand elle cesse._ _Ce matin Lucia m’écrit:_ _«M. l’abbé trouve que vous êtes froid avec moi. Je ne l’avais pas remarqué, mais en effet vous ne m’avez pas encore embrassée, mais là... ce qui s’appelle embrasser. Le baise-main ne fait que salir le poignet, raison pour laquelle je porte des gants de Suède dans la maison, à cause des faméliques. Les lèvres des «monstres», chacun sait que je ne les aime pas; ni les autres, d’ailleurs... jusqu’à présent. Quand vous peindrez votre chef-d’œuvre (car les premiers essais étaient ridicules, n’est-ce pas?) vous verrez ce que sont mes «monstres»; l’un, au moins, de ma suite. Je crains qu’il ne soit collant, et, vous savez, Bibi-Jojo, gare à la jalousie! Les Polonais ne sortent pas sans un revolver dans la poche de derrière, si j’ose m’exprimer ainsi... Peut-être que vous renoncerez au chef-d’œuvre, à cause du revolver que l’on charge... Le Slave assistera aux séances. Et il est fou: très dangereux pour le modèle et le peintre.»_ _Qu’est-ce qu’elle veut dire? Elle ne m’a jamais donné le moindre signe qu’elle m’eût «distingué». Elle rit trop de moi pour que j’ose jamais... ou pour rendre jaloux le Slave. En somme, jusqu’à présent, c’est une «maison où je vais», rien de plus. Pourtant, une femme qui a dix ans de plus que moi me ferait-elle cette plaisanterie sur le baiser, si elle ne voulait pas que je lui répondisse? Si Maillac était parfait, il me conseillerait. Il n’en fera rien. Essayons de nous faire désirer par la belle dame._ _Juillet 21._ _Dans ce carton je garderai la copie de mes lettres à la Princesse L..._ _A cette lettre d’hier, ma réponse:_ «_Je ne crois plus pouvoir m’absenter comme j’y comptais. Ma mère a besoin de moi et Longreuil aussi. Vous connaîtrez un jour «de visu» mes tantes; et ma mère, dont le président et le professeur vous parlent assez pour que vous n’ignoriez pas combien elle est nerveuse. Impossible de la quitter, chère Princesse. Je pense beaucoup à votre portrait et j’espère que vous y pensez encore. Puisse-t-il être d’une meilleure réussite! Je crois vous voir avec les yeux de l’âme... Vous êtes un mélange de deux ou trois des plus belles têtes de l’école italienne. Vous rendez-vous compte,... mais j’ai peur que non,... du sentiment de respect que je vous ai voué, à vous la première dame qui ait abaissé son regard sur moi? Le professeur ne voulait pas m’introduire dans votre temple, et vous m’êtes apparue dans un rayon de gloire! Si je pouvais un jour vous prouver ma dévotion respectueuse, je serais le plus heureux des hommes._» _Réponse de la Princesse._ _«Je n’aime pas les vieilles têtes des tableaux du Louvre. Si c’est à une madone que vous songez en me regardant, sinon à la Vénus de Milo, mon cher, vous feriez mieux de ne pas me le dire. Vous songez à la bonne amie de votre père, «son ancienne», la fameuse Vénus d’Amaury Duval. Je vous assure que vous ne savez pas encore écrire aux femmes; cela s’apprend! Des leçons, non, Bibi-Jojo, pas pour moi, mais pour celles que vous seriez assez ambitieux pour courtiser, si cela était en votre pouvoir; car vous savez qu’on a des doutes sur vous; il serait temps de vous afficher. Nous vous y aiderons quand vous voudrez._ _Qu’est-ce que vous faites là-bas? La campagne n’a pas de charmes pour moi et je trouve Paris un endroit exquis en été. Vous avez l’exemple de M. votre père: un passé de bourreau des cœurs. Venez donc. Les mères n’ont aucun besoin de leur fils. Vos tantes suffisent pour préparer les potions et promener le fameux carlin que j’ai fait engraisser pour Mme Aymeris. Les bains de mer, je l’espère, feront du bien à votre légère claudication._ _A bientôt..._» _30 juillet._ _Les lettres de la Princesse me font froid dans le dos. Je n’ose plus ouvrir l’enveloppe, quand elles arrivent; je les garde sous mon traversin, la nuit. M’en apporte-t-on une? Je rougis, je la reconnais sur le plateau de la correspondance, dès qu’Antonin apparaît dans le salon. Je prétends avoir une commission à faire, qui me force de sortir, mais je m’enferme dans ma chambre, regarde l’enveloppe que je tiens levée entre mes yeux et la fenêtre; je la cache dans un tiroir, inquiet d’une joie ou d’une déception. La nuit vient, je me couche et souvent m’endors sans connaître le contenu de la lettre qui est sur mon cœur, prometteuse d’un lendemain calme ou agité..._ Le lecteur en parcourant du cahier de Georges Aymeris les pages suivantes, se demandera ce à quoi mon ami fait allusion: une aventure dont un homme moins jeune et moins sensible n’eût pas été si profondément atteint, une fois son dépit et son orgueil calmés. _Je ne pouvais plus y tenir! J’y suis allé! Quarante-huit heures à Paris, à l’hôtel Vouillemont_. Ceci fut ma première nuit passée hors de chez nous, _puisque je dois toujours embrasser ma mère avant de gagner mon lit._ _Lucia est bonne; mais elle possède un génie taquin. Elle n’avait aucune intention, j’en suis sûr, en me faisant faire cette ballade autour de Paris, sur le haut de l’omnibus. Nous aurions pu aussi bien être en bande, pour ce que je rapportai de cette escapade enivrante, épouvantable et humiliante! Mais non, Lucia m’a fait croire que c’était une faveur, ce tête-à-tête. Tout de même, dès le départ, sa conversation fut trop brillante pour une personne qui aurait eu des desseins sur moi. Quand on a envie de quelque chose, on n’en parle pas. Cependant l’arrêt devant l’hôtel borgne de la Villette?..._ _Par terreur que quelqu’un ne lise mes notes, et pour moi-même, je ne vais pas ici consigner les détails de cette humiliante scène! Oui, humiliante, et c’est là le pire..._ Dois-je voiler? _Non? si je relisais un jour? Ou bien déchirerai-je ceci? Il faut que j’écrive, c’est plus fort que moi..._ _Donc Lucia m’a mis au défi d’avoir le courage d’entrer devant elle, oui, devant elle!_ _Si je n’y étais pas entré?_ _Mais je suis entré, et me suis trouvé seul..._ _Enfermé._ _Elle m’avait d’abord suivi. Mais alors, quel sens eut sa fuite? Femmes, femmes... Etre né de vous! Mourir de vous! Vous avoir connues! Femmes!_ _2 heures du matin._ _Jean de Marguerille assure qu’Elle désire toujours oser, qu’elle en grille et n’ose pas. S’il en est ainsi, nous serions, elle et moi, logés à la même enseigne. Non cette fois, puisque je suis entré... mais..._ _3 heures du matin._ _Quelque jour, je la jetterai à terre, dans une de mes colères d’imbécile, je lui casserai ma canne sur le dos, elle s’expliquera..._ _7 août._ _Je me sens devenir furieux, je ne me reconnais plus: parfois je me demande ce qui se passe entre le professeur et elle; et son chapelain? Qu’est-ce qui se passe?... Hier, j’ai écrit qu’elle était bonne. Elle est pleine de cruauté._ _Trop longtemps Blondel a remis, pour me présenter; et qu’a-t-il fait en me lançant dans ses bras, ce jour de printemps où j’ai perdu la tête? A-t-il perdu la tête, lui aussi? Ou voulu l’amuser, ou encore pire? Ou plutôt—j’y suis!—m’exciter parce qu’il ne sait aucune de mes histoires. Les vieillards devraient laisser les jeunes gens dans leur mystère et leur réserve de lévite. Ces choses-la ne regardent pas les ancêtres, ils n’ont qu’à se préparer pour la mort._ _Ce tutoiement, comme de nourrisson à nurse, ces attouchements du professeur, devant moi, et toujours cette excuse macabre: le privilège de l’âge canonique! Je n’y comprends rien. Je ne retournerai plus à Paris avant la rentrée. Les allusions de Lucia à papa et à Mme Demaille, intolérables. J’y repense! Je regarde maman, papa, Mme D. et c’est angoissant_ (rétrospectivement), _mais odieux tout de même._ _Le soir._ _Les camarades du passage Geoffroy se ficheraient de moi. C’était, peut-être, une de ces farces que les femmes jouent à leurs amants. Pareille chose doit arriver souvent. Mais... amant? Quand on aime, l’on est, ou bien très susceptible, ou alors on accepte tout... Dois-je faire semblant de rire?_ _Quand on aime, comme j’aime, on ne sait plus rire. Je suis bien malheureux. On ne peut pas être plus malheureux! Et puis, ça me monte le long de l’épine dorsale, ça gagne ma tête. C’est horrible! C’est horrible, ne nous trompons pas..._ _15 août._ _L’éloignement, seul, calme les plaies cuisantes. Je ne Lui écris plus et, quand Elle ne reçoit pas de lettres, Elle ne pense pas à écrire ou n’en a pas l’énergie, car Elle a l’indolence des Orientales. Le tran-tran de Longreuil me fait beaucoup de bien; il faudrait vivre à la campagne, toute l’année, pour travailler et se recueillir. Peut-être aller de temps en temps à Paris... et encore!_ _Heureux M. Nivelle, mon premier maître de dessin, qui, depuis 1848, n’a pas quitté la province et ne pense même plus à voir de la peinture moderne! Il en est encore aux admirations de sa jeunesse, Bonington, les paysagistes anglais dont il collectionne des gravures, celles qui m’enchantaient dans son atelier, à Trouville._ _De belles natures mortes que nous arrangions, lui et moi, dans le coin sombre, près de la grande cheminée faux gothique! des coquillages, des coffrets surtout, et des miroirs, de ceux qu’on fabrique au Havre ou à Boulogne pour toutes les plages, selon un canon fort ancien._ _Le père Nivelle avait un talent pour grouper les objets en pyramide, selon les règles classiques, avec des étoffes que nous chiffonnions, en vue d’accrocher la lumière et d’avoir des replis d’ombre; des fruits aussi ou des fleurs, un collier de fausses perles, des objets absurdes ou délicieux. Mme Nivelle, de quarante ans plus jeune que mon professeur, avec sa marmaille, la hideuse Pulchérie Nivelle, pleurnichante, suppliait son mari d’aller à Paris faire des portraits. La misère et la saleté du logis! Le bonhomme, comme un Père Noël, à la barbe blanche, soupirait: «Les femmes! les femmes! Mais, ma chère, soyez donc une ménagère! faites la soupe pour les petits, tenez-les donc propres, recousez leurs boutons, au lieu d’ambitionner des commandes de portraits. Je vis de mes natures mortes!..._» _Mme Nivelle! Maman! L’ambition! Mme Nivelle, Florette. L’amour! Est-ce donc la comédie qui recommence, pareille, toujours partout? Ce que j’aurai vu dans ces vingt dernières années! et je ne sais encore rien..._ _L’amour? Ce qui déplaît, dans Tristan, c’est le philtre!_ _L’acariâtre Mme Nivelle vit encore près d’ici. Je l’ai rencontrée hier et elle a de nouveau gémi:_ —_On n’a rien fait pour empêcher votre vieux maître de s’endormir dans sa province. Il avait du génie; à Paris il serait tenu au courant. Il aurait pu avoir du succès auprès des grandes dames. La campagne: c’est la mort de l’artiste, mon pauvre Monsieur Aymeris._ —_Que non pas! ma bonne amie. C’est là qu’on est le mieux, loin de Lucia, des Sirènes. Se répéter: tout mouvement est inutile. Rien n’empêche rien. Maillac n’eut pas tort de conserver sa Florette._ _Mais, je comprends donc la vie, depuis Lucia? La comprendrais-je enfin, la vie? Entre Tristan et Isolde, le philtre!_ _Maman et moi avec son carlin, faisons des promenades dans la victoria. Après mes séances, je l’accompagne, et elle aime à faire toujours le même tour; les mêmes paysages suscitent les mêmes réflexions: Saint-Marin aux Chartrains, la route de Pont-l’Evêque, Touques; retour par le champ de courses de Deauville. Depuis mon enfance, ces campagnes d’un vert lourd, uniforme, assoupissant, sont le décor où maman et moi passons, assis à côté l’un de l’autre, souvent sa main gauche blottie dans ma main droite. Je voudrais éternels ces instants d’atonie, et je sais que, peut-être l’an prochain, maman ne sera plus là. Pourquoi faut-il, quand on aime, ainsi rêver d’éternité? L’intolérable souci: perte de temps; gaspillage, néant! Vins-je au monde pour assister à des adieux, à des fins d’existence, voir des vieux se détruire, incapable par moi-même de rien construire à mon propre usage? Sais-tu, Jessie, encore un peu quel j’étais? Mon souvenir de toi, Jessie, s’efface... Et Lucia envahit mon horizon... Si j’en finissais tout de suite? Quand le cheval de maman, au pas, s’endort le long des talus, l’envie me prend parfois de me jeter dans la Touques. Etre à l’âge de mon père, moi, peintre, un père Nivelle? Non. En finir! Tout de suite._ * * * * * _J’ai cru que Lucia pourrait remplir mes jours. Mais c’est déjà fini, je ne la reverrai plus. Il est sans doute des êtres pour qui la solitude est une nécessité. Elle est partout et dans la foule. Far from the madding crowd. Cher poète humain, ô Thomas Hardy!_ _A la minute où les gens rient, je sens qu’ils donnent à mes propos un sens qui me révolterait. De moins en moins, puis-je me rendre compte de ma drôlerie; et les gens disent: «Il est méchant, mais il est amusant!» Dis-je une vérité? Alors, ils s’écrient: «Quel esprit paradoxal! Il manque d’enthousiasme; les jeunes gens d’aujourd’hui n’en ont plus!_» _S’ils savaient, eux qui disent ainsi!..._ _Et je brûle d’amour, je frissonne d’enthousiasme et d’amour, j’ai la fièvre pour toutes choses. Ce soir, j’ai amené la table près de la fenêtre. Seul debout dans le manoir, j’écoute le souffle des vaches dans la nuit, continuant leur éternel repas d’herbes et de rosée sous les pommiers dont un fruit, de temps en temps, se détache, tombe avec un son mat et dense._ _La voie lactée saupoudre de son écume d’argent le dôme violâtre, une cohue de mondes et de vies qui se recherchent, se poursuivent, puis crèvent comme des cloques d’air sur un étang._ _Une lanterne vacille au bout de la cour; c’est le vieux vacher borgne et bancal qui s’en va retrouver la grosse bonne Séraphine. Ces deux, au moins, savent ce que c’est que de se posséder. Sur le fumier, sur les ordures!..._ _Demain matin ils mangeront la soupe dans la cuisine, sans se regarder même. On appelle cela, aussi, aimer..._ _Nous sommes épinglés sur une pelote en forme de sphère, et les pieds maintenus en terre par la force centripète: singulière position! Une sorte de hérisson, de porc-épic, cette terre et les hommes. Les yeux, de là-haut, s’il y en a, voient comme, cette nuit, je vois les mondes dont pullule la voie lactée. Dans ce formidable système, je suis là, seul à ma table, conscient d’une fatalité qui pèse sur nous,—je suis un dieu... et donnerais pourtant la science, les découvertes de M. Leverrier et d’Arago, pour une cigarette, car Antonin oublia, tantôt, d’en refaire provision. Je ne dormirai pas bien, cette nuit, sans ma cigarette; je penserai au comique de ma position horizontale, à mon nocturne parallélisme avec quelque habitant de l’Australie, que je taquinerais en perçant le globe terrestre; mais pour cela faudrait-il avoir une tige de fer aussi longue que le diamètre de cette terre; et ce mystère m’intéresse moins que de savoir qui a dîné, tout à l’heure, dans l’hôtel de l’avenue Montaigne! Dans ce moment, Lucia doit reposer. Sa chambre toute en or, comme celle de Louis XIV à Versailles, sent la vanille de sa chair et le «Shaw’s caprice», son affolant parfum de Guerlain. Ses lévriers sont étendus contre la balustrade, au bas des marches qui conduisent au grand lit solitaire. Le veilleur accomplit sa ronde dans le jardin, de peur qu’un de nous n’approche, gonflé des désirs du vacher pour la bonne de la ferme... Si l’on pouvait ne point, cette nuit, rêver!_ _Septembre._ _Qu’est-ce qui se serait passé dans l’hôtel borgne de La Villette, si deux, au lieu d’un, y fussent restés? Bruit des clefs... Qui donc les lui avait données? Où les avait-elle prises? Etre enfermé, seul... appeler à l’aide!_ _Aventure fatale! Oui! C’est d’elle que toute la suite dépendra. Au fond de moi-même, quelque chose me dit que c’était une des mauvaises brimades de la Sirène, et pourtant? Fus-je criminel en acceptant l’invite? J’ai encore des doutes, malgré l’expérience des autres, et ce qu’on appelle une «réputation bien établie». J’ai cru la ruiner, cette réputation, puisque Lucia me couvrait de ridicule. Je me dis, d’autre part:_ _Chacun des «monstres» a dû passer, comme moi le plus jeune, par les épreuves de la franc-maçonnerie de notre étrange confrérie des «Monstres». Ce n’est pas à tort qu’Elle les nomme «pourceaux», et le cochon d’or, la breloque qu’elle distribue aux dîneurs du samedi (tant ambitionné, ce bijou emblématique) avec l’inscription:_ Qui m’aime en meurt. _Je ne l’avais pas encore mérité! Crut-elle que j’en deviendrais digne? Et à présent?_ * * * * * _Ils ont fini par se ressembler, les «monstres»; une même expression fige leurs visages quand ils écoutent, après avoir cessé d’être sur la sellette. Ces dîneurs du samedi_: la Confrérie des Pourceaux ou des Monstres; _je ne sais que trop, aujourd’hui, pourquoi M. Blondel m’en a tenu au loin, jusqu’à ce jour de folie où il me jeta dans la calèche à huit ressorts._ _Sur douze de ces dîneurs, il y en a huit de mariés, et qui ont des enfants, un intérieur comme le nôtre, des occupations graves, mille intérêts; pourtant, l’avenue Montaigne est l’objet de leurs constants désirs, ils inventent les plus saugrenus prétextes pour filer vers la_ Patronne, _ils manqueraient des rendez-vous d’importance, laisseraient leur famille se noyer, quand le voile d’Isolde s’agite et éteint la torche du perron..._ _O lamentable Petriani, avec tes soixante ans, tes grands fils, ton passé de conseiller d’Etat; et vous, Bamboche, Coco, Marcellin, et toi Brédius, philosophe à la longue barbe de fleuve! Et vous Ambassadeurs, Excellences, fîtes-vous comme moi le tour de Paris sur l’impériale de l’omnibus? A votre mine tirée, à votre langue pendante, nul doute que vous ne soyez restés à la porte, mais en dehors; non pas comme moi, dedans, non pas comme moi!_ _De même que Cartel-Simon, l’homme des trirèmes, me gava en trois mois des notions nécessaires pour le bachot, alors que six ans de collège n’avaient de rien servi, j’ai appris, entre Pâques et l’été, tout ce que vingt-cinq ans de soins maternels me célèrent. Il y en a qui sont nés_ professeurs. _Lucia, Lucia, tu es un maître dès arts de la Femme! Impénétrable m’était, avant de t’avoir connue, le grand Mystère, et ce pour quoi les bonnes femmes se signent, quand elles entendent certains noms d’autres femmes._ _Maladie, mort,—la femme!—on vous entoure d’un voile assez lourd pour que vous, enfants, vous ne le souleviez pas; plus tard, vos parents s’ils étaient sages, plutôt que de faire le silence quand Elle approche, ne serait-ce pas le devoir d’une mère que d’illuminer, pour le cortège de la reine de Saba, et d’ordonner: «Regarde, mon enfant, mais n’y touche pas!_» _Et le père, le père (réfléchissons), que dirait donc le père à son fils?... L’homme reste-t-il toujours un enfant devant l’Amour?_ _Mme Demaille_ a eu de la beauté. _Réfléchissons: donc Mme Demaille eut des traits réguliers; «elle passait pour jolie», dit maman. A 80 ans, elle est là, toute-puissante encore, et qui pèse sur la vie du meilleur des hommes._ _Les éboulis jonchent le sol, je les écarterai du pied pour procéder plus avant! Le chemin ne fut point jusqu’ici très élastique, ni bien uni; mes semelles y collent un peu quand elles n’y restent pas tout à fait prises. Jusqu’à la porte de l’hôtellerie?... Je me demanderai longtemps, peut-être toujours, ce qui se serait passé si je n’étais pas entré dans l’hôtel borgne de la Villette; et si Elle m’y eût précédé?... Car enfin? Mais combien plus honteux serais-je, si l’auteur de la farce eût été moi? Alors, ce n’eût point été une farce. Sait-on en faire à qui l’on aime?_ _O mon corps, je t’ai respecté, je t’ai gardé intact contre mille offensives et les plus redoutables assauts! Et vous, Lucia, peut-être aussi, peut-être réservâtes-vous votre sanctuaire comme une qui sait le prix de l’Acte auquel on n’attache point (en général) l’importance qu’il cache sous son anodine apparence. Pour vous, Lucia, tous les trésors de mes réserves! mais était-ce contre moi que vous fîtes garder les vôtres par votre meute?_ _Orgueilleux, qui ne me crus pas indigne! Pourtant je suis entré dans le bouge de la Villette! L’attitude socratique, ironique, eût été, en ce cas, de saison? Quand on a vingt et bien peu d’ans... il n’y a tel que d’entrer le premier..._ _Septembre._ _Tom Vivian, jadis, m’a raconté ceci:_ _Comme il avait atteint ses douze ans, sa mère décida qu’étant un gentleman, il serait envoyé à Eton College; la veille du départ, elle va le rejoindre dans sa chambre, où il dormira sa dernière nuit de petit garçon. Mrs Vivian s’assied près de lui, l’embrasse et lui demande s’il y a bien des choses qu’il désirerait savoir, ou dont le sens l’intrigue. Tom ne comprend pas les questions de sa mère. Elle est jeune, elle est belle. Elle demande à Tom: Savez-vous comment naissent les petits chiens, les petits frères, les «babies?» Dans les légumes?_ _Tom s’enfonce sous les couvertures et prie Mrs Vivian de le laisser dormir._ _Elle n’en fit rien, posa la question à nouveau, et quand Tom, le lendemain, descendit chez le Master à Eton, il ne savait pas de quelle façon miss Mabel, la fille de son Master (laquelle il va d’ailleurs épouser) avait été faite par Mr. et Mrs Marsh._ _Mais la mère de Tom l’avait prévenu qu’il est des garçons dont on doit se méfier; et le lendemain, chez le même Master, Tom comprit ce que sa mère avait eu la bêtise de lui dire._ _Les parents se trompent toujours par excès de zèle, ou par prétérition._ _Je fus très choqué par cette histoire, quand elle me fut dite. Mais si maman m’avait tout décrit de l’affaire Ellen-Jessie-Gonnard?_ Réfléchissons: _Eh bien, quoi?... Eh bien, non! Il n’y aurait tout de même rien eu de changé pour moi. Ce n’est pas cela qui eut, en rien, modifié les circonstances du drame de la Villette. Comment peut-on croire à_ l’éducation? _Elle me semble une fameuse balançoire, l’éducation dans les familles! Deviendrais-je sceptique? Je ferai, plus tard_, un Traité de l’Education. _Les liserons envahissent à leur gré la haie que taille si patiemment Jules, au potager._ _Septembre._ _De son album, j’ai arraché une photographie de la Princesse, je la conserve dans mon buvard. Lucia, comme une pensionnaire, est vêtue d’une robe toute simple, avec un tablier noir, et porte un ruban autour du cou, un cœur d’onyx._ [Illustration: Lucia] _J’ai volé dans l’album de Longreuil, parce qu’on ne le regarde jamais, un portrait de moi, en culottes courtes, complet de velours, bas écossais, chapeau ridicule, l’air minable; et ma poupée Sélika sur les genoux. Je les ai sous les yeux ici, et, sérieusement, compare. Où était, alors, Lucia, déjà grandelette quand j’étais en maillot? à Pétersbourg, Londres, Naples, Varsovie? Fort loin certes, du Passy où Juste, le concierge, m’a photographié. Quelle trajectoire suivirent dans l’éther ces deux êtres qui se rencontrèrent sur un point sublunaire et terraqué, à une minute que, peut-être, déterminèrent la position des astres, mille courants invisibles et inconnus des savants? Malgré tout, malgré tous, le huit-ressorts vint affleurer le trottoir d’un boulevard, à Paris. Ces deux enfants de jadis, ces quatre yeux, comme des phares de deux trains fous se sont confondus l’un dans l’autre, au coin de la rue de Bellechasse, un certain jour de printemps. Ces deux enfants, dans la photographie, avaient l’air de nigauds_; Elle, _avec déjà ses lèvres minces, dont l’inférieure incline à gauche, la prunelle que mange à demi une trop lourde paupière. Son nez n’avait rien encore de celui de la Vénus de Milo._ _Quant au garçon, c’est indescriptible, la tristesse de son visage! Un élève des frères ignorantins, un futur frère ignorantin. Toutes lignes tombantes; un pli qui part du lacrymal et descend jusqu’au menton; des yeux si pâles qu’ils ne marquent pas en photographie. L’arcade sourcilière gauche recouvre l’un de ses yeux—mais point comme le croissant de Diane, qu’est le sourcil de Lucia._ _J’ai un visage pathétique._ _Tandis qu’Elle décrivait sa trajectoire, ce diamant, qu’un outil fin semble avoir taillé, se dégangua._ _Non! Lucia est un de ces oiseaux qui happent les plus petits qu’eux, dans leur vol. Elle s’alimente de chair vive, elle appartient à la faune des cimetières (en me relisant, ces deux phrases me semblent rosses, comme l’on dit à Paris. Deviendrais-je méchant? à force de...)._ _Autre portrait: Celle d’aujourd’hui. Je le dresse entre les deux cartons pâlis, ces photos de nos enfances, et m’examine dans la glace-trumeau de la cheminée. Horreur! Je suis le même, sinon la moustache, tombante aussi; l’arcade sourcilière, le pli; tout tombe! Mais Elle a redressé la tête, depuis, et sa bouche s’est épanouie, ses yeux se sont enfoncés et brillent dans leur grotte. On ne sait quoi la rêveuse regarde; l’opérateur la gêne, qui compte les secondes avec son chronomètre. Et elle a l’air d’un grand sphynx d’Egypte, avec une esquisse de sourire, comme pour dire: «Le petit oiseau va sortir?_» _Dans le stéréoscope de Passy, un présent de Fioupousse, ce qui me fascinait, c’était toujours le désert; l’île de Philæ, les gigantesques têtes de Pharaons en granit, avec, auprès d’elles, un homme petit comme une mouche, pour nous donner «l’échelle» des géants. J’ai lu le_ Roman de la Momie. _Quand on débute, telle est la littérature qui vous fait comprendre l’«art plastique». Je suis un double_ «monstre», _car je n’ai jamais aimé que les belles choses, toujours attiré par ce que je ne comprenais point, d’avance vaincu par ce qui éloigne les autres._ «Monstre» _chez mes parents à Passy;_ «monstre» _au milieu de mes camarades, à l’atelier, cette tour de Babel;_ «monstre» _à la Villette? Et, peut-être, simplement ridicule..._ _Septembre._ _Les tantes, avec leur regard, sont des personnes terribles. Elles affectent la discrétion, mais elles devinent chez moi quelque inquiétude. Dans la maison du malade, on vient d’apprendre la gravité du cas; un mal se forme, se développe à côté de vous, mais l’on n’en_ prononce _pas le nom. De même ici, mille giries pour parler, rire et faire des projets futiles, avec trop d’animation et un effort pour paraître enjoué, jusqu’au moment où je me retourne du côté du mur, et bâille sans qu’on me voie... bâillement qui s’achève en un soupir d’irrépressible ennui._ _Propos de table à Longreuil:_ _—Qu’est-ce que tu as, ma chérie, dis?_ —_Rien, mon amour, à l’ordinaire... Je vais bien, je t’assure, peut-être un peu de mal à la tête. Je me disais: si l’on faisait tantôt une visite à la Générale? C’est son jour et il y a trois semaines qu’on n’est allé à Yanville. Georges, viendras-tu? Il me semble que tu as un goût pour la campagne, cette année! Tu oublies Paris, cette fois! N’est-ce pas qu’on est bien, tous en famille?_ _Et je bâille._ _Malgré Mme Demaille qui est ici, papa ne vient pas souvent à Longreuil. Nous nous partageons tous la surveillance de son amie. Papa a dû parler à M. Blondel. Je suis sûr qu’il se doute de quelque chose! Il n’a pas prononcé le nom de la Princesse depuis deux mois. Rien d’impossible à ce qu’il fît tenir à l’œil mon courrier par Antonin. Les lettres ne sont pas fréquentes; pourtant, je reçois des lettres. Si papa savait comme elles sont d’un mince intérêt! A les lire, il me semble qu’on n’y verrait qu’une camaraderie (peut-être point toujours d’un ton parfait, mais les étrangères ne sont pas comme nous); le professeur a dû faire quelque nouvelle allusion au voyage de Rome. Ni papa, ni maman ne m’en parlent; et quand on ne parle pas d’une chose aussi scandaleuse que mon absence d’un mois avec la Princesse et le professeur, c’est qu’on ne pense qu’à cela. Tout le manoir et tout Passy doivent être gourds de cette gêne que crée une catastrophe «surprobable», inévitable même, et dont on laisse toute la responsabilité à celui qui l’a rendue telle par son imprudence, et ce qu’on appelle dans mon cas «sa folie». Si jamais Lucia «me plaque», maman et papa croiront que j’ai fait quelque chose d’incongru! N’est-ce pas, Georges a toujours tort!_ _Là, pourraient-ils faire quelque chose, quoique j’aie vingt-cinq ans?_ _Pourquoi est-il fou, de la part d’un jeune homme qui marche sur sa trentaine, quoique n’en étant pas encore très proche, de souhaiter faire un voyage à Rome avec une très jolie femme et un vieil ami de la famille? Il y a trois mois, maman en eût été joyeuse. Aujourd’hui, est-ce les tantes, est-ce mon père? Elle a dû être_ travaillée, _comme dit Mme Demaille. On ne cesse de me dire que j’ai mauvaise mine. Il faut avouer que je ne suis pas très bien. L’estomac ne va plus du tout._ * * * * * _L’heureuse vache, là-bas, se roule dans l’herbe de la cour aux pommiers, elle s’englue de sa propre bouse, comme se vautre le chien dans une belle crotte puante, pour le plaisir de la sentir sur soi, en soi, de la pénétrer. Ce sont les derniers jours de l’été. Les clématites duvètent encore les treillages du jardin où des boutons de roses veulent s’ouvrir, que le soleil couchant safrane. L’herbe n’a pas été fauchée; ce soir, je m’y roulerai, j’y verdirai mon complet neuf de flanelle blanche (de chez Nicoll), pendant que les tantes seront à l’église._ «_Me fondre avec l’humus!_» _25 septembre._ _Rien de plus intéressant à observer que les visages pendant le repas de midi à la campagne, quand, tous, sommes réunis par nécessité, à moins que, si l’on se sent incapable de jouer la comédie, au second coup de cloche on n’envoie dire à l’office: «Je ne me mettrai point à table». Alors un petit tumulte se produit:_ _—Antonin, fais-je, qu’est-ce qu’a donc ma tante Caroline, elle ne descend pas?_ _Et maman:_ —_Ne le demande pas à Antonin, tu sais que Caro est mécontente parce qu’il n’y aura pas de voiture pour aller à Yanville. La maison de Mme Demaille sera, aujourd’hui, le but d’une excursion à pied. Ton père a envoyé de Paris les boules de gomme Tanrade, et j’ai promis de les faire tenir, avant ce soir, à notre voisine. Tu les porteras avec tes tantes._ _Alors Caro descend; on remet son couvert: elle nous regardera manger. Dès qu’on est assis, le spectacle commence. Sur chaque visage, je lis ce que fut la nuit, puis la matinée, pour chacune des hôtes. Caroline regarde Lili, en face d’elle, avec une tendresse éplorée, une compassion de Madeleine. Son nez, sec et pointu, se courbe comme un arc, les coins de la bouche «à l’Aymeris» retombent comme les miens, le visage devient concave. La peau se fripe, des pigments de safran chassent ce qui pourrait y rester de blanc. La tête se penche sur une épaule. Silence. Lili, qui ne ressemble pas à Caroline, finit par lui ressembler si elle est en dépression. Parce qu’il n’y aura pas de voiture pour aller à Yanville, et que ça les embête, comme moi, de porter les boules de gomme. Au fond, serions-nous tous pareils?_ _Maman, depuis qu’elle a commencé de maigrir, à cause de son régime (sur la valeur duquel j’ai mes doutes), les cartilages de son nez ont pris une direction nouvelle; ce nez s’affine et grossit à la fois, la bouche, à la moindre pensée noire, se déforme jusqu’en une grimace mauvaise: juste le point où l’extrême douleur, l’extrême colère, le désespoir et la cruauté se rejoignent. Est-ce là maman, avec son cœur incomparable, derrière tout cela?_ _Eh! bien non! Ce ne sont ni les gommes, ni le pas de voiture, ni le régime antidiabétique: les visages se détournent de moi, chacun veut déjeuner dans sa chambre, parce que_ le voyage à Rome!... _Enfin, il fallait bien en reparler, puisque je me débats contre mon désir, et qu’il grésille mon cœur. J’en ai, fichu maladroit, reparlé devant ces dames! Tout me conduit à Rome, tout me ramène à Elle, même ces visages autour de la table, tout, tout, tout, Caro, Lili, Tanrade et la saccharine!_ _26 Septembre._ _Je relis ma page d’hier soir. Ah! oui, tout, tout, tout!_ _27 Septembre._ _On raconte que mon arrière-grand-père, en 1789, mit le feu au théâtre de Rouen, pour faire griller ensemble sa maîtresse, la prima donna, et le directeur, avec qui cette chanteuse trompait Georges-Célestin Aymeris du Houssoy._ _Je brûlerais la maison avec ceux qui y sont renfermés, si je savais qu’après avoir commis cet acte stupide, j’obtiendrais ce que je désire de toute la force de mes sens. Je n’ose me regarder en passant près d’un miroir, ou bien y jeter un coup d’œil furtif, de peur d’y voir une face monstrueuse, dégradée, une caricature de Vinci; on ne peut pas être en l’état de possédé où je suis depuis quinze jours, sans qu’il y ait quelque chose en vous qui vous_ dépersonnalise. _Ces mains, cette main qui tient ce porte-plume bleu, sont-ce celles qui caressaient les joues de maman, dans les jours de mélancolie et d’insipide désespoir en face de l’avenir? Se sentir seul? Je faillis en crever. Aujourd’hui rien ne compte plus pour moi, en dehors de... écrirai-je son nom?_ _Etre seul sur une terre rase?... Mais qu’Une y soit avec moi! Adam et Eve, mais avant le remords. Ah! le remords! le désir! le besoin de se ruer, de posséder et de tuer. Ah! il n’est ni de tendresse ni d’abnégation, le sentiment qui m’envahit dans l’hôtel de la Villette! Ce que j’ai lu dans les livres d’amour ne ressemble guère à mon état présent. Oubli de soi-même, don de soi-même, hommage d’esclave à la maîtresse? Allons donc! Cela? une humble forme de l’amour, un sentiment de femme, celui d’une mère pour son enfant; peut-être même d’un amoureux sénile. Mais le mien? Salut mon plein été! Je flambe comme une meule dont la fumée s’étale sur la plaine et empoisonne, une lieue à la ronde. Je te veux, je te veux, je te veux, quitte à te battre jusqu’à te faire crier, je t’écraserai contre moi, je t’étoufferai! Si les autres, qui rient là-bas en inspirant ses dernières lettres, faisaient pour Lucia un rempart de leur corps: alors, tel le jeune David,—oui, je m’en sens capable!—je les affronterais avec un glaive d’acier, froid comme ma rage, et haut brandi dans ma dextre exterminatrice! A nous deux! J’ai vingt-cinq ans!_ _Seigneur, en qui je crus, Dieu de mon enfance débile, que voulûtes-vous de moi, quels furent vos desseins? M’élûtes-vous pour que je connusse toutes les formes de la peine? Voici le sang qui bouillonne en moi, avec l’impétuosité de la sève dans un chêne géant. Hélas! au lieu de la joie du printemps, c’est la douleur qui me crispe, comme si j’étais doublé de chairs à vif!... Seigneur, faites, du moins, qu’ils n’entendent point mes hurlements!..._ Trois mois après. Georges est couché. Dans l’alcôve, son lit, loin de la muraille, donne plus facile accès dans la ruelle, à la religieuse qui le soigne. On a dû le laisser à Longreuil pour le temps de sa maladie. L’automne tire sur sa fin. Par la fenêtre, pût-il regarder, Georges ne verrait que désolation. De grands froids immobilisèrent les derniers sursauts de la sève. L’herbe dans la cour de ferme est un paillasson jaune, les pommiers sont des squelettes, et le soleil pâle de décembre glisse un long rayon terne au travers de la chambre du malade, livré, tel un enfant, aux offices feutrés de la bonne sœur. Un feu de bois fait siffler l’eau de la bouilloire. Nou-Miette, revenue «du pays» pour soigner Georges, a dû être écartée, elle n’entre que rarement chez lui, et quand il dort, car Georges en la voyant l’appelle; l’ancienne nourrice lui évoque de mauvais souvenirs, Jessie, Ellen, le siège, la Commune, et après ces conversations défendues par les médecins, il parle tout haut, la nuit. Nou-Miette juge qu’il est temps de reprendre pied dans la famille Aymeris. Elle rôde autour de Jojo, s’offre à remplacer la sœur, pour que celle-ci puisse accomplir ses exercices religieux. Les Aymeris ne savent plus comment la traiter, la Miette étant _en visite_ à Longreuil; Miette prend ses repas à table, fréquente le salon, puisqu’elle s’est sacrifiée, a tout quitté pour accourir et disputer une fois de plus à la mort l’enfant qui «est autant le sien que celui de sa maîtresse». Une maîtresse? Non, une amie. Dans toutes les circonstances graves, n’a-t-elle pas promis d’être auprès de Mme Aymeris? Georges l’avait réclamée; la bavarde ranimait une mémoire engourdie et toute douloureuse, au début de la convalescence, d’avoir à se rééduquer. Il préféra bientôt le silence coupé par les plaintes ou les aboiements du chien de ferme, qui supplie qu’on le délivre de ses chaînes. Deux fois le jour, les vaches traversent la cour, le bruissement de leurs sabots dans les feuilles mortes rappelle le froufrou soyeux d’une jupe. Mme Aymeris a fait abattre le noyer où perchaient les corneilles, importunes par leurs sinistres cris. Georges n’aperçoit du ciel que ce que lui en renvoie la vitre des photographies pendues sur le papier blanc à losanges bleus, qu’il fit venir d’Angleterre; parfois, l’ombre d’un des gros oiseaux de deuil passe, de droite à gauche, se reflète dans la glace d’un trumeau. La chambre basse et exiguë s’orne d’une série de paysages italiens que le président Lachertier rapporta jadis de la Ville Eternelle, où Georges devrait, à l’heure présente, accompagner Lucia; il ne pense plus à Elle. A quoi pense-t-il dans son alcôve? M. le Curé est venu le visiter; le malade s’était d’abord leurré de l’espérance qu’il recouvrait peut-être de nouveau, la foi; mais cette confiance animale que donne aux jeunes gens le retour à la santé, ne le prédisposait pas à méditer sur le péché originel et le rachat. Cependant il se fit lire la Bible et la Vie des Saints. Il avait toujours cru bien agir et quand M. le Curé l’avait exhorté à faire de petits examens de conscience, Georges, très franchement, avait répondu: «Je ne sais de quoi me confesser!» Il m’a dit que dans son égoïsme de convalescent, il adressait plus de reproches à sa mère et à M. Maillac, qu’à la Princesse ou au professeur Blondel, se croyant redevable à ceux-ci de son émancipation, donc de joies et de peines dont il était fier. Il méprisa le luxe et la richesse. Il envia le sort des enfants nés orphelins ou recueillis par l’Assistance Publique!... L’inégalité des conditions humaines lui réapparut plus inique qu’au temps de Jessie. Mais il espérait que son enfance et son adolescence avaient été une école pratique d’où il sortirait mieux équipé pour la lutte. N’importe lequel de ses camarades d’atelier, sans famille, sans fortune, avait été plus libre que lui pour choisir son chemin. Ils lui disaient: «Quand on a des parents calés, pourquoi prendre un métier? Si j’étais toi, je ne ficherais rien!» M. Ulysse Charlot, qui aurait dû être un homme d’expérience, ne le lui avait point caché: «On vous souhaiterait même—avait-il dit—quelques revers, et d’avoir à gagner votre pain; il faut avoir mangé de la vache enragée!» La saveur de ce mets aujourd’hui lui paraissait devoir être exquise: celle de la nouveauté. Tout l’enchantait, le ravissait. Que n’allait-il pas faire dans l’avenir, espace sans limites s’ouvrant radieux devant lui? Etait-ce une méningite ou la fièvre typhoïde, que Georges Aymeris avait eue? Il n’aimait point qu’on le questionnât sur cette maladie. Dès qu’il put tenir une plume, ou plutôt un crayon, il griffonna à son ordinaire, sur des carnets reliés en peau violette; un genre d’inutiles petits albums que Klein et Susse, les maroquiniers du Second Empire, ajoutaient aux papeteries de voyage. Aymeris me confia ces notes en grisaille. Je ne tirai pas grand profit de ce grimoire, presque illisible. Honteux de son cynisme innocent, Georges dut redouter les fureteurs: il employa des abréviations et s’exerça même à renverser les mots. Certains paragraphes, _notations_ selon la manière d’alors, valent comme renseignement sur l’impérieux besoin de jouissance du «rescapé» qu’était Georges. (Extrait de ces notes:) _1º Je_ Le _place partout, le bonheur, ou Dieu, que certains voulurent voir sous cette majuscule._ Il _est partout. Ne jette rien dans la corbeille à papier, comme la bonne les journaux, en faisant le salon..._ _2º Je m’écartai des temples—ou m’en écarterai—car_ Il _ne veut pas qu’on Le traite comme le fait la dévote qui tempête si son petit pain de gruau n’est pas chaud à quatre heures—mais qui jeûne, sans qu’elle croie en Dieu._ _3º Il est à chacun et chacun_ se le doit, _sans faire de tort aux autres, et si tu l’imposes aux autres (comme tu le conçois), tu me dénies, presque, le mien propre._ _4º Tu brises quelque chose, dès que_ tu veux; _donc, voulant, tiens-toi au-dessus de tous, et ne brise que toi-même et ce que tu portes sur toi._ _5º Revenir de si loin? Pour la peine, il faudrait que ce long voyage servît a quelque chose!_ Faire tout servir à Lui... _Ah! le premier seau, dont le métal tinte, aux granges, avant le lever du jour! Joie du réveil!..._ _Je me demandais en été, dans cette même place, à cette fenêtre que je vois dans les sous-verre, sur les losanges bleus et blancs: comment peut-on vivre ici en hiver? Or voici un décembre de mort dehors. Sœur Carméline sent la toilette des morts, et je nage dans mes draps comme dans une mer tiède: épanoui, si heureux!_ _Encore une porte ouverte! Ma sœur, je ne veux pas les entendre, en bas, ou je ne pourrai plus nager..._ _Faire comme si l’on était sûr qu_’Il _existe_. _Et d’abord, puisque_ je le veux! (Enfant gâté!) _Il est partout, dans vos tisanes et vos cataplasmes, dans vos bains, odieux quand on y entre. Je_ Le _vois bien plus partout, que vous ne_ Le _voyez, ô sœur Carméline!_ Ailleurs: _Un soir, pendant ma maladie, j’ai entendu quelqu’un derrière ma porte; on disait (était-ce Nou-Miette?): C’est fini! c’est fini! Ce sera pour cette nuit! Se voit-il?_ _Je me faisais tout petit, je ne bougeais pas, je sentais les draps collés à mon corps, je n’osais plus un mouvement, comme si le moindre déplacement eût laissé la vie s’échapper..._ _Un soir, papa m’a demandé: «Tu es mal? tu souffres?» Il paraît que je lui ai répondu: «Je n’ai pas mal, c’est bien pire que ça.» Etait-ce le soir que la religieuse récita, avec les tantes et Miette, les prières des morts?_ _Or ce n’était pas_ «pour cette nuit», _comme on avait dit dans le cabinet de toilette. Et j’ai vu l’aurore, d’abord sur une serviette, près de la commode. Une aurore de plus!_ _On devrait vous laisser le nez contre le mur. Il ne faut ni bouger, ni parler, quand on meurt._ _Eh bien, j’y réfléchis tout le temps_: la mort n’existe pas! _La mort est une invention des prêtres. Du moins_, nous ne pouvons la concevoir. _La preuve? J’en reviens, donc je sais, moi!_ Non, ça n’existe pas! _L’après-mort, c’est encore comme ici-bas._ _Ils vous font une peur avec leur mort!_ _J’ai dit à M. le Curé (mais il ne comprend pas puisqu’il croit!):—M. le Curé, (ceci bien après mon essai de purification, lectures pieuses, vie des saints).—Alors vous concevez les tortures de l’Enfer, la punition (punition de quoi?) et les félicités éternelles?—Mais comment?_ —_Elles sont morales, mon enfant!_ —_Moi, M. le Curé, je ne puis concevoir les délices que sous le rapport des sens!... La lumière éternelle est pour moi comme une belle promenade dans les champs, quand le soleil bas vous baise; et encore, si tu l’as dans les yeux, il est assez gênant, et tu aurais envie de marcher en sens contraire, de lui tendre le dos._ —_Regarder le bon Dieu, face à face, mon enfant! Voilà la félicité._ —_M. le Curé, Dieu ne peut pas être plus beau que le soleil! Décidément, je conçois mal les félicités du Paradis..._ _Je n’ai pas confessé mes terreurs! Je pensais: Dieu cet inconnu d’après, si tout était autrement? Non, non! La vie ne serait pas possible, si tout cela n’était pas une convention; les jeunes gens semblent mourir et en reviennent._ _Donc je me suis levé, ce matin, et par la fenêtre, apercevant ce spectacle de dévastation, là où ce fut tout vert, tout beau, quand je tombai malade, je ne fus point effrayé puisque je connaissais la mort. Je me suis remis au lit avec délices. Oui, M. le Curé, la tisane bouillait, la sœur disait son rosaire... M. le Curé, c’est une plaisanterie, votre mort? Ou bien expliquez-moi, chrétiennement je vous prie, l’hiver, l’été et les félicités éternelles, les Béatitudes spirituelles..._ _Darius croit à la métempsychose et à la théosophie. Mais si je ne conserve pas ma personnalité... je serais comme les arbres, les pommiers de la ferme?_ _Je me relis et crains que ma tête ne soit encore faible un peu trop pour que je raisonne._ _Je ne veux plus voir M. le Curé._ _L’idée de la mort, telle que les prêtres et les parents nous la présentent, fait partie des restrictions de l’ordre moral, détruit l’existence de l’homme, à mesure qu’il la construit._ _La chienne Trilby est restée dans ma chambre. Pauvre bonne bête! Darius m’a envoyé un poème exquis écrit par un garçon du midi_, De l’Angélus de l’Aube à l’Angélus du Soir. LA PENSÉE DU CHIEN O mon cher maître aimé! Quand tu me donnais des coups je t’aimais. Près de toi, j’ai passé de longs jours, mais maintenant ta voix ne sait plus m’appeler. Je me souviens des jours où j’étais à tes pieds et tu me regardais avec tristesse. Quand j’étais un tout petit chien, tu me donnais du lait tiède. * * * * * L’AMI Chassez le chien. Il fait du bruit... (On chasse le chien.) LE POÈTE Si je pouvais parler, je sais que le pauvre chien resterait. Il a le droit de me voir mourir... _Mais, c’est que je ne meurs plus du tout! La situation n’a plus rien de pathétique._ _Est-ce si vilain, de revenir à la vie?_ * * * * * Aymeris, déjà, s’était «fait une raison». L’aventure de la Villette lui était apparue risible. A quel jeune homme n’arrive-t-il pas d’attendre, à un rendez-vous, et de revenir bredouille? Quoi? mortification pénible à son orgueil? Se moquant du lyrisme enfantin avec lequel Georges—invraisemblablement peu formé—avait répondu à ses avances, Lucia l’avait mis sous clef comme un «gigolo», et le «gigolo» était sorti, bien près, croyait-il, d’être un _surhomme_. Allait-il devenir un homme? Le retour à la santé, c’est pour un être jeune, après une très grave maladie, comme s’il renaissait. La bienveillance universelle, l’optimisme de Georges fanfaronnait comme la joie d’Adam encore ignorant de la faute.—_Si je n’avais noté mes impressions au jour le jour, je ne me serais rien rappelé_, m’a-t-il dit. Il me conta ce que fut pour lui son premier potage, puis sa première côtelette, après qu’un interne, mandé au paroxysme de la fièvre, fut reparti. Le médecin de Trouville et celui de Caen ne viendraient plus qu’une fois la semaine. On donnait à mon ami tous les livres qu’il demandait. La Bible et la Vie des Saints disparurent de sa table. Maillac envoya des romans et des poésies dont Georges s’éprit au point de ne plus vouloir faire de la peinture; il esquissa un traité en vers de la «Joie de Vivre», dont il parla plus tard comme d’une des compositions les plus ambitieuses et les plus mélancoliques que pût inspirer à un jeune Français la rencontre de Nietzsche (traduit en anglais). Je pense que jamais personne ne se sera mieux moqué de soi-même que Georges Aymeris—et cela, le lendemain du jour où il s’était cru Lovelace ou Pindare. Son sens, si juste, de la _qualité_, devait le rendre, selon l’heure, intéressant ou fastidieux à lui-même. Durant cette résurrection, et jusqu’à ce qu’on pût, au milieu de l’hiver, le ramener à Passy, la famille Aymeris, y compris l’avocat, était demeurée à Longreuil, maison froide en dépit de ses deux poêles et des vastes cheminées. M. Aymeris n’allant que rarement à Paris pour ses affaires, avait établi Mme Demaille au manoir, après la fermeture de la villa; cette présence, qui eût hier obsédé tout le monde, fut agréée comme celle de Nou-Miette et de l’un des secrétaires. Ces dames tricotaient dans le salon; Mme Aymeris marchait, prenait l’air et se portait mieux: comme son Georges, elle était encore une fois sauve. Si elle s’aventurait dans la chambre bleue et blanche, elle s’asseyait quelques secondes près de son fils: lui parlait-elle de _certaines choses_, il feignait d’être trop faible encore pour en discuter. —Et ces livres, pourtant? Et ces cahiers? Tu écris trop! Ne te fatigue pas. M. Aymeris venait l’embrasser, lui tâtait le pouls, redescendait à son travail. Les tantes passaient par la chambre, sur la pointe des pieds, et ne s’entretenaient qu’avec la religieuse. Mme Demaille apporta au convalescent son fameux parfum d’Houbigant, des sachets de vétiver. Georges, qui se retrouvait avec elle comme jadis à la rue de la Ferme, lui emprunta en cachette un vaporisateur et ses instruments de manucure, certain polissoir à ongles dont la vieille coquette ne se séparait jamais. Le coiffeur de Pont-l’Evêque tailla la barbe de Georges: elle avait crû aux proportions de celle d’un sapeur. Un jour Mme Aymeris apprit que Georges, encore au lit, maniait la lime, s’enduisait d’une pâte rouge le bout des ongles; la chambre était tout imprégnée d’«une odeur qui vous renverse», le parfum que Mme Demaille avait fait acheter par Josselin chez Guerlain, selon le désir de Georges, ce contempteur du luxe et de la richesse. Le mangeur volontaire d’une encore invisible vache enragée, jouait à l’enfant gâté; de sa couche, il régna sur tous les habitants de Longreuil, les rôles furent à l’envers; et chacun s’en trouva mieux. La maladie de Georges avait réuni en un seul corps les membres épars de la famille. Après la tempête, c’était une bonace inespérée. Les tantes rouvrirent le piano et, «avec leurs pattes rouillées», sur l’Erard aux cordes détendues, M. Aymeris leur fit jouer la Symphonie pastorale. «...Sentiments de reconnaissance après l’orage.» * * * * * Georges Aymeris ne reprit son journal que quatre ans plus tard. Dans cet intervalle, je m’étais lié intimement avec lui pendant un séjour à Cannes, où j’eus l’occasion de le mettre en rapport avec un médecin roumain qui venait de découvrir l’origine du diabète nerveux. Mme Aymeris, à l’insu de son mari qui ne croyait qu’aux vieilles méthodes, suivit un traitement auquel elle dut les quelques ans de survie que Georges allait prendre trop tôt pour la guérison. Il se jette alors dans le travail comme un forcené. De retour à Passy, il s’enferme avec des modèles et il semble que la crise dont il sort ait grandi son talent; il prend une aisance à la fois et une pondération que Vinton-Dufour, lui-même, remarque, et dont il loue celui qu’il avait naguère si dédaigneusement découragé. Léon Maillac espère, mais n’est pas encore convaincu. Depuis sa rupture avec Georges, la Princesse Peglioso, pour la première fois, avait consenti à s’éloigner de Paris; l’une de ses cousines, qui vivait à St-Petersbourg, la retenait chez elle pendant que le palais de l’avenue Montaigne regorgeait d’ouvriers. Un gros héritage, inattendu de Mme Peglioso, lui avait fait acquérir des tentures et des boiseries flamandes qu’elle voulut mettre en place. «Socrate» eut la haute main sur les travaux, y occupa son temps, rendu libre par l’absence de la Sirène. Aux questions de «Socrate», Georges ayant évasivement répondu qu’il n’allait jamais dans le monde, il ne fut plus parlé, entre eux, de la Princesse; le peintre, tout à son métier, connut enfin les joies d’un labeur régulier et productif. Petersbourg, avec des séductions nouvelles, retenait encore la Princesse. Chaque été ramena les Aymeris en Calvados, comme de coutume. Cette période fut la seule unie que Georges devait vivre. Un succès, au Salon, avait amélioré sa situation vis-à-vis de sa famille et de la «critique»; son tableau _la Plage de Trouville_, attira l’attention des peintres par une hardiesse de coloris et une acuité de dessin qui, déplaisant à Beaudemont et aux autres maîtres d’Aymeris, avait fait admettre par Vinton que Georges Aymeris était peut-être _parti_! Vinton se serait-il donc trompé? Etait-ce le fruit de ses méditations sur l’oreiller, entre ses gardes-malades? Georges avait fait un acte courageux d’émancipation: il avait renoncé à son atelier de Passy, en avait loué un assez modeste dans une impasse des Ternes, où trente peintres et sculpteurs faisaient alors colonie; et ç’avait été pour lui le début de la période, à la fois la plus active, et la plus périlleuse de ses «expériences». Dans les fins de vie, il est des phases où les vieillards semblent oublier que le terme approche; les choses paraissent comme en certains jours d’automne mols et sans vent, ne point bouger. Mme Aymeris se sentait mieux portante, M. Aymeris eût été heureux tout à fait, puisque, pour Georges, à la tourmente succédait une embellie; mais l’indépendance du jeune homme devint vite suspecte... Des lettres anonymes apprirent à l’avocat que, depuis quelque temps, son fils fréquentait des _anarchistes_—à la vérité des hommes de lettres, des poètes, des musiciens et des peintres, dans les bureaux d’une revue «décadente» qui, quel qu’en fût le titre, n’étant pas la _Revue des Deux Mondes_, ne pouvait être «rien de bon». Antonin sut que, le soir, son jeune maître se rendait, rue de la Michodière, au bureau de cette «revue anarchiste», qu’il dînait «au cabaret», rentrait plus tard que de coutume; il lui arriva même de ne point rentrer du tout, et, excipant d’un rendez-vous de camarades, qui le retiendrait «dans Paris» trop tard pour le dernier train, M. Georges coucherait à l’atelier, dans l’alcôve de la soupente. Georges n’osa point y faire porter son lit, mais un sofa en tiendrait lieu; dans une autre pièce, on pouvait prendre un repas. Seules, Caroline et Lili furent aises de cette audace virile; elles se firent inviter à un thé par leur neveu. —Emmenez-moi avec vous! supplia Mme Aymeris. Ces trois dames s’exclamèrent sur la décence des lieux, le mobilier «simple, mais de bon goût», un peu effarouchées cependant par des toiles étranges, «des nus sans ces draperies classiques qui donnent le style et la noblesse au corps humain», et s’émurent d’être les convives de Georges, ailleurs qu’à Passy. Elles n’en revenaient pas! Telles des bourgeoises de province, rien ne comptait, rien n’existait pour les tantes, hors de la famille, de la _maison_, de ce qui «nous appartient». Elles partirent de chez Georges en querellant Mme Aymeris, _l’émancipatrice_, qui ne riait pas non plus, étant surtout mécontente qu’il habitât cette impasse «si peu chic». Caroline avait choisi, pour faire le ménage et surveiller son neveu, une matrone de confiance que Georges congédia dès le lendemain de ce gala familial et commandé. Georges _appartenait_ à ses tantes, il s’était senti depuis son premier jour de conscience, comme ce petit ballon captif dans la boule en cristal du presse-papier, un lot gagné par lui dans une loterie à la foire de Saint-Cloud; ses mouvements ne feraient donc jamais éclater cette prison diaphane et sphérique qu’après sa fièvre typhoïde il s’était résolu à briser? Encore et toujours le fait odieux des traditions? Ah! zut! il ne serait plus le petit ballon bleu et jaune, blanchi par des flocons en corne de cerf, qui tourbillonnent et simulent la neige, quand on agite la boule de cristal. De plus en plus, en son for intérieur, remercia-t-il Lucia d’avoir secoué les chaînes, puisqu’il se croyait guéri d’elle, comme de sa mauvaise fièvre d’octobre. Un désir violent, comme une aspiration d’air marin, lui avait élargi le thorax, il se sentait vivre physiquement à plein, l’équilibre de ses sens lui donnait une joie qu’il appela dionysiaque. O Nietzsche... Je l’entends encore qui vaticine à Cannes: _Le chardon pousse sur des ruines, mais il descellera les pierres entre lesquelles sa graine est tombée..._ Ce qui était une mauvaise image, un peu forcée pour le moins. Passy s’enfonça sous sa ligne d’horizon, comme Longreuil; Paris revêtit pour lui le manteau de Peau d’Ane, et celles du soir devinrent toutes semblables aux premières heures d’un beau matin. J’avais un atelier au fond de la même impasse, curieux observatoire d’où je pus suivre de près mon confrère, frétillant comme un poisson dans l’eau, avec les pires peintraillons, ne choisissant plus, dépensant ses réserves de sympathie; il ne demandait qu’à s’ouvrir, qu’à se donner, sans savoir au juste qui méritait sa confiance. Alors, son imagination généreuse peuple les ateliers voisins de personnages poétiques, charmants et exceptionnels; il frappe à toutes les portes, veut causer, voir, être reçu; invite «de la jeunesse» chez lui, même un certain Makowski, du nº 8, qui sifflote dans la cour, un béret de velours sur la tête, en blouse d’encadreur, et qui, d’après des agrandissements photographiques, peignit sous nos yeux plus de trois cents portraits d’inconnues défuntes, du quartier. Au n^o 17, un peintre amateur, botté pour la chasse, une trompe autour de son torse, faisait poser des chevaux de manège, dont les piétinements et le crottin furent cause que je résiliai mon bail, ne pouvant lutter contre ce monsieur de Charmozan, qui payait son terme avec des portraits au fusain, où notre propriétaire apparaissait en officier de territoriale, chamarré de décorations de fantaisie; et même—après un long retard du locataire à payer son terme—d’une rosette de la légion d’honneur. Nous avions, au 19, le caricaturiste Sec-Pett chez qui des filles du quartier, avec leurs souteneurs, menaient un train infernal jusqu’avant dans la nuit; si je me barricadais pour être seul, quelqu’un s’introduisait par un vasistas. Georges se lassa bientôt des visites de porte à porte, toute l’impasse venant chez lui, selon l’usage, quand un nouveau locataire s’y installait. Il sentit le néant, la tristesse des pseudo-artistes, succédané de l’académie Charlot-Matoire. Nul de ces _artistes_ n’exerçait son métier «pour le plaisir de peindre», me répétait Georges Aymeris. Et comme moi, il se barricada. [Illustration] S’il a joui un instant du va-et-vient des jolies filles et des joyeux garçons dont les rires emplissaient l’avenue, il travailla avec rage. Tout lui fut alors sujet d’étude; il fit poser tous ceux qu’une boîte de cigarettes égyptiennes et une cave à liqueurs maintenaient immobiles sur la table à modèle. Ici s’esquissa une des aventures qui déterminèrent l’avenir de mon ami Aymeris; s’il m’est d’ailleurs difficile de choisir parmi ses «histoires», comme disait sa mère, je dois ici découper la silhouette de la personne autour de qui la plupart de ces «histoires» se groupent: Darius Marcellot, directeur de quatre revues, poète dramaturge, philosophe-sociologue, qui concevait le monde parisien «_à peu près comme Balzac_». Georges, à propos de ce Darius et de ses lyriques entreprises financières, a dû tirer à boulets rouges sur le papa Aymeris. Nous suivrons désormais le sillage de Darius, l’«irréaliste transcendantal» jusqu’au bout de notre croisière. Ce Marcellot était venu chez Aymeris après l’ouverture du Salon, sous prétexte de lui faire illustrer la _Fille aux yeux d’Or_ et, peut-être, les œuvres complètes d’Honoré de Balzac. Georges parla des éditions d’Aloïsius Demaille, des dessins de Delacroix. Quoi? Georges connaissait le nom du grand Aloïsius Demaille? Mais Aloïsius était _le père spirituel de Darius_! En vérité, les plans de Marcellot devaient être d’ordre financier; Georges, fils de M^e Pierre Aymeris, petit-fils d’Emmanuel-Victor, pourrait devenir utile à la _Revue Mauve_ qui manquait d’abonnés pour «le grand format de luxe à 500 frs.». Les Aymeris bailleraient les fonds. Ce Darius Marcellot, qui était-il? D’où venait-il? On le disait Arménien. Or il était né d’une Alsacienne et d’un journaliste de Toulouse. Sa mise rappelait l’époque romantique. Son gilet flamboyant, de velours ponceau, à double rang de boutons d’acier, se mariait périlleusement avec un veston de «tweeds» à carreaux verts; ses pantalons, comme taillés dans un plaid d’Ecosse, avaient des sous-pieds. Un feutre tyrolien, une plume de paon piquée dedans, surplombait des yeux clairs de jeune fille, toujours humides d’un rhume des foins; le gauche s’ornait d’un monocle. Une bouche aux grosses lèvres sensuelles, dénonçait de terribles appétits. L’accent de Marcellot, dur et traînant, rappelait l’Est, et sa voix grasse, le Midi. La première visite de Marcellot à l’atelier déconcerta Georges. Embarras du quémandeur pour expliquer le but de sa démarche. Georges lui refusa de faire des dessins, mais désira le revoir souvent, causer avec cet homme qui possédait «le portrait de la _Malabaraise_ de Baudelaire», des Toulouse-Lautrec et des Guys. Marcellot avait déjà vu beaucoup plus de choses et de gens que n’avait fait Georges, son aîné. Il tutoyait tout Paris, depuis les derniers survivants du Parnasse jusqu’à des entraîneurs et des gens plus bas dans le monde des courses. Journaliste, brasseur d’affaires, chanteur et impresario, son information était illimitée, sa culture très jolie mais surtout germanique. Enfin, Darius était un homme à femmes. Il en traînait avec lui toujours une, à laquelle il demeurait un ou deux ans fidèle, dans l’espérance d’en avoir un enfant. Il était féru d’une ambition innocente: être le père d’un génie qui réalisât l’œuvre que Darius portait dans son cerveau sublime et empêché. Je n’ai jamais connu d’être meilleur que cet agneau de périsymboliste, auteur de poèmes en prose, de tragédies absconces et d’inoffensives éthiques. Une frénésie de gloire, d’élégance et de fortune, un sens pratique (partiel) et une totale incompréhension, cohabitaient en ce grand corps, maladroit et dégingandé, qui échappait aux contingences par sa myopie. —Quelles sont les démarches, me demanda-t-il chez Georges Aymeris, un soir qu’il avait perdu son dernier sou à Auteuil, que doit-on faire pour être reçu au Jockey-Club et accéder à ces tribunes si enviables, dans le pesage de Longchamp? Vous êtes membre du Jockey-Club, n’est-ce pas? Combien paye-t-on ce vert carton rond que les gentlemen du turf portent accroché à leurs jumelles? Mais il y faut une couronne au moins de vidame? Il ne me crut pas, quand je lui répondis que je ne serais pas admis au Club, même si j’achetais un titre du Pape. Nous savions que Darius attendait cet honneur, récompense pour un ouvrage de théologie qu’il dédierait au Saint Père. A peine une affaire avait-elle réussi, qu’il l’abandonnait pour en entreprendre une autre: il avait déjà publié des journaux comiques, une revue philosophique, un _Courrier des Sports_, et un magazine, _la Danse_. Darius Marcellot fut un précurseur dans le genre des _Femina_ et des _Excelsior_. Quand il rencontre Georges, Marcellot en est à sa troisième année de la _Revue Mauve_, qu’il tirera dorénavant en deux formats: l’un à 2 fr. 50, l’autre à nombre restreint d’exemplaires, s’il se fait une clientèle de riches bibliophiles et d’_amateurs mondains_. Ce périsymboliste devinait-il le snobisme artistique qui allait faire des ravages dix ans plus tard? Sa combinaison, alors prématurée, allait encore lui causer maints déboires,... il employa la somme des cent premiers abonnements à l’essai d’un système scientifique de martingales, construit sur le tarot pendant une saison à Aix-les-Bains. Georges se passionna pour cette _Revue Mauve_ où les meilleurs écrivains d’avant-garde collaborèrent; mais ce ne serait pas parmi les relations de sa famille, qu’il récolterait une liste de noms tentaculaires à imprimer sur la dernière page de ces brochures. Je crois qu’il regretta, en cherchant en vain autour de lui des _Patrons d’honneur_ pour l’édition de luxe, d’avoir rompu avec l’hôtel de l’avenue Montaigne; et ce fut sous l’influence de ce rêveur de Marcellot, qu’il réintégra «le monde» et, quoique décidé à ne pas voir Lucia, se rapprocha de certains amis de la Princesse auxquels il recommanderait Darius Marcellot. Par le Directeur de la _Revue Mauve_, il fit la connaissance de poètes symbolistes, des peintres «indépendants» dont les œuvres lui étaient familières, mais qu’à lui seul il n’aurait su comment joindre. Il connut Villiers de l’Isle-Adam et Joris Karl Huysmans; il retrouva son ancien professeur d’anglais, Stéphane Mallarmé. Quand il n’allait pas aux _soirs_ de la Revue, il organisait dans son atelier des réunions qui bientôt devinrent trop nombreuses. En hiver et au printemps, il aperçut tous les «espoirs» de l’Art français et ses Maîtres, fréquenta chez Mme Judith Gautier, Leconte de Lisle, Heredia et chez M. de Goncourt, qu’il reconduisait parfois à Auteuil dans la voiture de M. Aymeris, après les mercredis et les dimanches de la Princesse Mathilde. En un tourne-main, Darius Marcellot avait fait d’Aymeris un homme en passe de devenir, plutôt qu’un producteur, une _figure parisienne_; ses œuvres déplaisaient de plus en plus aux amateurs élégants que Mme Aymeris attendait. Parmi les peintres, ses aînés firent «la conspiration du silence». En une chronique du _Figaro_, un de ces _premier-Paris_ qui à cette époque cassaient les reins d’un maître, ou, en un jour, permettaient à un inconnu d’hier de louer un hôtel dans la plaine Monceau, Albert Wolff choisit Georges Aymeris comme type de l’amateur qui «étouffe» les professionnels. M. Aymeris voulut intenter un procès au _Figaro_; on l’en dissuada, et le mutisme fut acquis en échange d’un Corot dont M. et Mme Aymeris enrichirent la collection du chroniqueur. Les avanies publiques couvaient. Darius Marcellot talonna Georges pour qu’il assiégeât ces millionnaires israélites, si intelligents, si «avertis» et que les romanciers à gros tirage mettaient en scène, au milieu des bibelots du XVIII^e siècle et de collections moyenageuses: une nouvelle aristocratie parisienne de la culture et de la fortune, les héros et les héroïnes de Paul Bourget et de Maupassant, fidèles à la rue de Berri. S. A. I. Mme la Princesse Mathilde les recevait avec Sardou, en tête des auteurs dramatiques, avec les académiciens, les savants, les historiens; parmi eux Goncourt avait la contenance du précepteur qui ouvre la bouche pour parler, mais qu’on n’écoute pas. Georges, le dimanche soir, dans les pièces basses tendues de soie rouge, causait avec Goncourt, de Péronneau, de Tiepolo, des maîtres de jadis, hérités par la nièce de Napoléon I^{er}, et dont elle célébrait moins souvent les mérites, qu’elle ne louait l’esprit des tableaux de chevalet par son amitié choisis depuis cinquante ans aux vernissages du Palais de l’Industrie, ou aux «envois» des prix de Rome: «ses protégés», dont les noms aujourd’hui sont tombés dans l’oubli. Quelques-uns vivaient encore, dont les habits noirs et les plastrons blancs tournoyaient dans le jardin-d’hiver-galerie, entre «les épaules endiamantées», les aigrettes et les éventails. Mme de Galbois, la Dame d’honneur de Son Altesse, rabattait les cohues du dimanche vers la serre du palmier et la table aux rafraîchissements, afin que la Princesse, déjà fort âgée, s’entretînt tête à tête sous l’abat-jour de «son coin à elle» avec un diplomate ou un intime. Un soir, M. Gérôme, devant un cercle de femmes, fit à Georges, dans le jardin d’hiver de la Princesse Mathilde qui tenait grand cercle, une scène que racontèrent les journaux. Une des toiles de mon ami avait été, en milieu de panneau, accrochée sur la cimaise. L’importance de cette cimaise, à cette époque! C’était, je crois m’en souvenir, à l’Exposition Universelle du Centenaire, en 1889. —Vous, jeûne poseur,—lui dit Gérôme qui avait l’air d’un général de division—vous ne seriez pas fichu de môdeler l’ossature d’un cheval, et, pour câcher votre ignorance, vous flanquez des rayons de sôleil sur un mânnequin en plein aîrrrr... et vous appelez çâ _l’âllée des Pôteaux_! jeune hômme! Vous nous foutez çâ comme un défi. Son Altesse Impériâle vous pistônne et voilà votre nâvet en face de la belle figure nue de mon collègue Jules Lefebvre! Et s’adressant à vingt personnes dont les yeux flambaient de joie:—Mesdâmes, vous êtes coupâbles!... M. Aymeris, de loin, entendit le roulement franc-comtois de M. Gérôme, et Mme de Galbois vint lui demander, en clignotant, pourquoi Georges était si entouré. Il distillait sans doute des «rosseries»? —Allons bon—dut-il se dire—Georges aura parlé de Manet à ce brave Gérôme; malheureux enfant! Encore les remontrances d’un vénérable académicien! Et cela, après M. Bouguereau! Il respectait trop l’Institut, pour mettre en balance la sagesse d’un maître très cher à la Princesse Mathilde, et les impertinences de Georges, telles que Mme de Galbois, après information rapide, les lui rapporta de derrière le palmier et le pouf. M. Aymeris rentra chez lui, «enfouit cette histoire en sa cravate», comme disait sa femme, mais Georges m’assura que cette scène si ridicule avait développé chez son père un pessimisme morbide qui allait détruire ce qui restait de force à cet homme trop émotif et trop bon. Georges ne se laissa pas désarçonner, quoique qu’on le tînt pour un «faux confiant en soi qui, un de ces jours, jetterait le manche après la cognée...». Je jugeai, au contraire, que ses ennemis et la mauvaise fortune, pourraient devenir ses meilleurs collaborateurs. Dans le caractère double de Georges Aymeris, je discernais des germes d’audace chez l’artiste, que l’homme n’avait pas dans la vie sociale. Sa conviction s’accrut qu’il avait «quelque chose à dire» et il inclina devant le chevalet son dos de piocheur, comme un toit sur lequel glissèrent les averses, tant que Darius ne le réquisitionnait pas pour un racolage mondain. Mme Aymeris avait en Darius, et sans le connaître, un associé que fascinait, comme elle jadis, l’hôtel de l’avenue Montaigne. La lutte, les injures reçues, comme les _ratages_, longtemps firent la joie de mon ami. Il rebondissait à chaque insuccès, soutenu par sa rare puissance de travail: travail auquel il se remettait à volonté, comme un chien à dormir, n’importe où et n’importe quand. Darius prétendait que Georges devait peindre plus vite, «en faire davantage». Je lui vis en effet recommencer trente-deux fois une étude qu’il peignit d’après ma tête; si bien que je n’osai plus, de tout un hiver, me faire tailler les cheveux, afin que je me ressemblasse à moi-même. Il fit des calques, des dessins au pinceau, et n’était jamais satisfait, alors qu’à la première indication il avait juré qu’il ne toucherait plus à cette esquisse. Et il continuait, et il continuait, après d’incessantes interventions de l’entraîneur Marcellot, qui m’eût, à la place de Georges, complètement paralysé. Mais je ne veux pas m’étendre sur le peintre, si ce n’est en relation avec sa vie privée: les lecteurs ne connaîtront guère les ouvrages de mon ami; il en détruisait maints par divination du sort qui attend l’artiste moderne—et la plupart sont à l’étranger, Georges n’aurait pas su, lui-même, dire où. Avec quelle mélancolie ne parla-t-il pas de ces bordures «à canaux» du jardin d’hiver, rue de Berri, qui, à la mort de la princesse Mathilde, ayant été vendues aux enchères, doivent encadrer déjà d’autres toiles, pires encore que les Heulland, les Lobrichon, les Boulanger, les têtes de Romaines au teint de malaria, les truands et les ribaudes d’Adrien Moreau et les femmes libellules de Louis Leloir! A quel collectionneur de documents napoléoniens était échu certain panneau de quelques centimètres, un James Tissot de 1866, que Georges ne se lassait pas de regarder: c’était l’entrée des Tuileries, à la grille de l’enclos où jouait le Prince Impérial. Des tambours de la garde, en bonnet de poils, battaient la retraite du soir. Des oiseaux, autour du groupe de marbre, l’_Enlèvement des Sabines_, s’envolaient vers les arbustes sans feuilles au travers desquels se distinguait «le Château»; quelques enfants cessaient leurs jeux, des garçons et des filles vêtus comme l’étaient alors Georges Aymeris et Jessie. Nul, hormis Georges et Goncourt, n’avait déniché ce délicieux tableautin; une draperie le recouvrait près d’une bouche de chaleur qui depuis vingt ans le cuisait comme un pain. «Le monde» était, par Darius, amené aux réceptions de l’Impasse des Ternes; et aussi un autre «monde», celui de la «gendelettrie» des petites revues. Georges allait-il être mieux compris et apprécié par ses nouveaux compagnons auxquels il se donna sans compter? Je l’observais au milieu d’eux dans son atelier où, trop rarement, un mot de sincère intérêt répondait à son expansion et à sa maladroite franchise. Ceux qui connaissaient la mère, retrouvaient, disaient-ils, dans le fils, cette gaucherie qui avait presque fait de Mme Aymeris une vieille fille comme les tantes Lili et Caro. «Certains individus naissent avec une disposition congénitale à créer l’antipathie ou la méfiance—pour le moins!»—m’a dit Goncourt. Cyprien de Sarjinsky, secrétaire de la _Revue Mauve_, musicien, critique d’art et reporter au _Petit Journal_, avocat sans causes, compilateur de mémoires à la Bibliothèque Nationale, s’empare des faveurs de Georges, se rend si indispensable à lui et s’en fait tant chérir, que pour des mois, il habite la soupente de l’atelier. Ce Sarjinsky est sur le point d’épouser une Allemande dont il a deux enfants. Il devient le secrétaire de M^e Aymeris. M. et Mme Aymeris lui offrent leur table, et c’est moi qui, longtemps après, découvris tout un service d’espionnage dont ce Polonais était le chef; il allait de la Revue à l’hôtel Peglioso, tenait un bureau à Passy. Entre le fils et le père, c’est un double jeu, une perfidie que cachent des sourires innocents, des compliments discrets. Avec une politique adresse et une connaissance, toute slave, des familles aux relations compliquées, Sarjinsky manœuvre entre Mme Aymeris et Mme Demaille, entre Darius et Georges, entre M. Aymeris et Albert Wolff, grâce auquel il se glisse comme rédacteur au supplément du _Figaro_. Il a l’air d’aplanir: il brouille tout avec une joie de bedeau qui se venge de la chaisière et de M. le Curé. Ce Sarjinsky allait faire une belle carrière comme écrivain politique conservateur, après avoir été le cerbère cauteleux d’une illustre revue, où, lecteur des romans, il rejeta des manuscrits de valeur, alors qu’il avait le goût le plus sûr. Au moment où les inquiétudes de M. Aymeris se calmaient, Sarjinsky lui présenta des fiches où étaient marquées, au jour le jour, le nom des «mauvaises fréquentations de Georges» et les indices de ce «désordre cérébral» que le professeur Blondel avait naguère signalé. Sarjinsky fit même croire à M. Aymeris que son fils fumait l’opium et se piquait à la morphine. En même temps, il feignait de croire que M. Aymeris contremandait les ordonnances du Roumain, guérisseur de Mme Aymeris; il traitait avec malice l’artiste en présence des camarades ou des amateurs qui fréquentaient l’impasse, mais accablait de compliments son «Cher Georges». Darius n’osait point dénoncer ce factotum, intérimaire à la _Revue Mauve_, les jours de «courses au trot» en province, où le Directeur espérait rencontrer la fortune; et Darius était fasciné par le génie de ce Slave qui traduisait des textes de toutes les langues et connaissait la littérature hindoue. —Oh! Cher, me dit-il, silence! silence, très cher! Notre Slave est le fétiche de la _Revue Mauve_! Il a sur notre ami une influence merveilleuse et il est aussi précieux au vénérable M. Aymeris qu’à Georges et à moi. Prudence! prudence, cher! Cet atelier de l’impasse devient un cercle «précieux» et de plus en plus «select». Il ne nous manque que la Princesse Peglioso, mais «de» Sarjinski l’y amènera... par la musique. Nous allons donner des quatuors. Sous peu, Georges Aymeris n’aura que des amis, il devient très sympathique, il a tant d’humour... peut-être trop d’ironie, mais c’est là une petite affectation d’homme du monde, une humeur à la Lord Byron. Ecoutons, au sortir de chez Georges, les propos des camarades qu’il a divertis par ses histoires tragi-comiques; une sourde rancune y perce, malgré le plaisir qu’ils y ont pris: —Un des heureux de ce monde, pourquoi est-il si amer? De quoi se plaint-il? Il s’est embêté chez ses vieux parents; et nous, chez les nôtres, nous sommes-nous amusés?—dit le poète Aloys de Perdyeux, un Olympio qui drape ses «nonchaloirs» dans les plis d’un macfarlane râpé. Perdyeux a ajouté une particule à son nom, et vit misérablement avec trois gosses et sa belle-famille, dans un logement à trois pièces où il écrit de beaux vers. —Aymeris veut m’attendrir et se plaint de sa solitude de Passy, où l’on mange à en crever... et moi? La tour de mon manoir ancestral est abolie depuis Louis XII et je fais des dessins de modes pour le _Gaulois_! Aussi bien, Georges qui, nous l’avons dit, savait que pour un artiste l’indépendance de ses moyens pouvait être une servitude, après s’être vu, comme son père, en butte aux convoitises, connut-il les tentatives de chantage de la part de tels qu’il avait crus dignes de lui, et qui le bafouaient ensuite comme un «dilettante», un banquier amusant, mais avare et redoutable; et il ne comprenait pas que la camaraderie n’est bonne, possible, même entre jeunes hommes, que si leur genre d’existence a quelque similitude. L’ami de Jean Michel, le fils de l’emballeur, (dont on n’avait plus eu de nouvelles) ne se soumettrait jamais à une loi abominable de la société actuelle, où l’union, le mélange apparent ne se produisent que si l’intérêt du moment, ou le hasard, rapproche les classes. Comme je lui rappelais ce fait, il me répondit:—Oui, c’est ce que prétendaient les tantes, quand j’étais au lycée: si c’est juste, c’est tout de même inadmissible! On encourage le mal en proclamant son existence. * * * * * Georges s’irrite, par moments, de ne pouvoir retenir auprès de lui certains amis dont le commerce lui serait bienfaisant; il les implore par certains soirs de solitude, plus pesants que d’autres, quand il se dirige à pied par les quais vers Passy. La Seine coule dans les vapeurs poussièreuses, des points lumineux, des becs de gaz sur les ponts, le fanal d’un bateau-mouche, piquent de jaune, de vert et de rouge le crépuscule: la grande ville suspend son trafic, le travail cesse; l’esprit veille. Les vers de Baudelaire affleurent la mémoire de Georges! Tous ceux qu’il veut aimer l’observent avec crainte Ou bien s’enhardissant de sa tranquillité, Cherchent à qui saura lui tirer une plainte Et font sur lui l’essai de leur férocité... Il retourne auprès de cette mère qui, elle, ne le maudit pas. Elle ne «ravale» pas «l’écume de sa haine»... Elle ne «prépare» pas «au fond de la Géhenne, les bûchers consacrés aux crimes maternels». * * * * * Il retourne auprès de cette mère, aussi ardente que lui pour l’œuvre qu’il projette; il a envie de crier au ciel que lui, Aymeris, a une mère digne de ce nom, et s’accuse de l’avoir voulu quitter. Et pourtant, les soirs qu’il dînait à Passy, Georges seul avec elle, n’avait plus joui comme naguère de la tendresse filiale; il éprouvait un sentiment vague, bien différent de celui qu’avaient attisé ses déceptions sentimentales d’adolescent, n’ayant plus à franchir l’obstacle que lui opposaient jadis ses parents: entraves au désir, accumulées par une jalouse et aveugle affection. Au contraire Mme Aymeris venait de le jeter dans la fournaise. Faudrait-il quelque jour confesser à sa mère tous ses autres soucis...? Et à quoi bon? Il patienterait, étant maître de soi, puisque sans Lucia, sans amour! Un moindre mal! Peut-être le bonheur sur terre? Auprès de la chère vieille, il ne retrouvait ni ses exaltations ni ses craintes si douces; elle ne lui apparaissait plus comme la première femme aimée, ce qu’est si souvent une mère pour un fils. Le temps coulait lentement dans le cabinet de M^e Pierre Aymeris, près de la lampe Carcel et du journal _la Patrie_. Voici le soir, l’instant mélancolique où, dans la pénombre, il tire sa montre. Est-ce l’heure du souper de la _Revue Mauve_, pour lequel Augustin a sorti de la cave deux bouteilles de «Cliquot»? La grande ville appelle Georges, il l’entend bruire au loin. Maman est moins pâle, ses joues sont moins creuses, elle semble rajeunir. Georges voudrait causer. Il s’ennuie! Le cercle des «centenaires» lui réapparaît, devant la bibliothèque; les bustes de Cicéron et de Démosthène, les _Bergers d’Arcadie_, gravure d’après Poussin, sont toujours là. Monsieur Aymeris dîne rue de la Ferme. Pourquoi donc la Princesse Peglioso lui a-t-elle dit des choses...? —Georges, tu sembles soucieux? Pourtant tu es content de moi? Je pèse deux livres de plus! —Oui maman, bravo! Et puis il se tait. —Qu’as-tu donc, Georges? Ta pensée n’est plus ici! Ne dis pas le contraire, je le sais, j’en suis certaine, je lis cela dans tes yeux, aussi tu les détournes de moi! Nous ne causons plus comme jadis, tu es ailleurs, oui, ça se voit, ça se sent! Certes, j’ai voulu pour toi tout ce que j’espère que tu possèdes maintenant; j’ai cru que, loin de notre Sainte Perrine de Passy, le succès, les fréquentations du monde illumineraient ton visage; et, au contraire, maintenant que tu as toi-même réalisé _mes_ ambitions, je te devine plus tendu, plus agacé, plus nerveux... As-tu, dis moi cela, mon chéri (je ne t’en ai pas parlé à cause de ton père)... as-tu revu Mme Peglioso? A ce nom Georges a envie de s’écrier:—Non, maman! Pas ce nom là! C’est justement celui qu’il ne fallait pas prononcer ici, _ce soir_. Mais il se maîtrise, par pitié, par respect... Avec la maladresse des mères et des amantes, Mme Aymeris insiste: —Tu me parles toujours des calques que M. Degas te conseille de faire; dessiner, dessiner! Et peindre donc? Ce portrait que tu devais faire avant ta fièvre, la Princesse y renonce-t-elle? La maladroite! Chère maladroite! Sa mère déclenche un ressort qu’il croyait brisé. L’atmosphère s’alourdit dans la pièce sombre, elle sent la poussière des anciens tapis de Smyrne, le feu de bois vert. Le carlin Trilby ronfle sur les genoux de sa maîtresse, qui lisait du Sylvestre de Sacy; Georges essaye de regarder attentivement les dos de livres dans la bibliothèque: lequel choisira-t-il? Des ouvrages de droit, l’_Histoire de l’Empire_ par M. Thiers, Montesquieu, Guizot?... —Qu’est-ce que tu cherches, chéri? Moi, je me replonge dans _Port-Royal_. Mais cette religion cruelle de sa mère est en même temps une religion de révolte, une arme à deux tranchants. Mme Aymeris est toute hérissée et, après un silence, comme elle ne se tient jamais pour battue, elle éclate: —Dis-moi, mon Georges, je voudrais savoir: crois-tu que la Princesse t’ait préféré aux autres? Parlons un peu d’elle! Voyons! raconte, raconte, je te trouve beau comme un prince. Voyons, dis, elle a été folle de toi? Alors Georges n’y tenant plus: —Maladroite! maladroite! maladroite! C’est toi, mère insensée, cruelle, innocente, pauvre maman, c’est toi, c’est toi, c’est toi qui faillis causer ma mort! Tu m’as jeté dans les griffes de la Sirène, oui c’est toi! et après que j’ai réussi à oublier mon mal, c’est toi qui rouvres la plaie!... Je ne viendrai plus à Passy, il ne faut plus que j’y vienne, c’est le poison, ici j’étouffe! Il est temps pour moi de _vivre_; songe donc, maman, que je n’ai pas encore vécu!... Georges s’emporte dans une de ces colères enfantines qu’ont, aux moments les plus inopportuns, les êtres timides qui toujours dissimulent par nécessité ou par convenance. Il empoigne ses cigarettes et au lieu d’en allumer une, jette la caisse d’argent contre une fenêtre, brise une vitre. —Georges? Es-tu subitement devenu fou? La voix de Mme Aymeris tremble, les mots s’achèvent en hoquets comme ceux d’un enfant qui va pleurer. A mesure que Mme Aymeris pâlit, Georges se sent plus honteux de sa colère et de sa faiblesse; sa mère se lève, va vers lui, lui pose une main sur la bouche, l’autre sur le front, comme durant la fièvre à Longreuil. —T... tais... tais... t...oi! Est-ce que M. de Sarjinsky aurait dit vrai à ton père? Tu es effrayant! Alors il se jette à ses pieds et, la tête à la renverse: —Pardon! pardon! je suis un misérable! Oh! ma chérie! ne me regarde pas, oublie mon visage de fou! Je ne te quitterai plus. Je vais revenir vivre à côté de toi, me voici. Ah! qu’est-ce qu’a dit Sarjinsky?... Chérie! La typhoïde, est-ce là ce que j’ai eu? Tu me fais délirer! A la suite de cette scène d’énergumène, Georges passe la nuit dans la maison de sa mère qui a une de ses mauvaises crises et, pendant quelques semaines, il n’ira plus à l’atelier que si l’exige une séance, et il s’échappera aussitôt pour revenir vers la malade. S’il n’est pas très gai, Mme Aymeris plaisante: —Georges, j’ai fait raccommoder ta boîte à cigarettes, on a remis le carreau, mais je crains pour les candélabres! Il y a aussi les Horaces et les Curiaces; j’y tiens, tu sais, à cette pendule du Serment, tu ne vas pas encore avoir une colère! Et ils rient ensemble. * * * * * Jean Dalfosse, un ancien camarade de l’académie du passage Geoffroy, a pris un atelier contigu à celui où Georges s’est réinstallé. Fils de grands industriels de Moscou, il fait à Paris la fête, et «s’occupe de peinture en amateur». Il a un talent de caricaturiste, peint des jockeys; membre du cercle de la rue Royale, il ambitionne, comme Darius Marcellot, mais avec plus de chances, le Jockey Club, où un parent de sa mère, le marquis de Champbazé, sera l’un de ses parrains. Plein de verve et d’esprit, beau cavalier, «fine lame», très connu dans les salles d’escrime, il est le commensal de la Princesse, auprès de laquelle il a, comme «gigolo» et comme pantin, succédé à Georges; et dès le premier contact, ces deux cadets des _Monstres_ ont conçu une insurmontable aversion l’un pour l’autre. Or, Jean Dalfosse, curieux de Georges, à cause de ce qu’il a entendu raconter de l’impasse, ne se borne pas à une visite afin d’enrichir de ses observations personnelles et de traits nouveaux, le casier d’un prévenu dont le nom se répand à Paris. Il joue donc le rôle d’admirateur et se lie avec Georges qui sera, une fois encore, la dupe de sa propre confiance en les autres. Jean ne lui parle pas tout de suite de l’avenue Montaigne; mais en écrivant, un soir, Aymeris voit sur son secrétaire la photographie d’une femme voilée jusqu’au menton, et la gorge très découverte, avec, au bas du passe-partout, cette signature aux lettres pointues comme des lames de glaive: la Monstrueuse des Monstres. Derrière le cadre, une main d’homme a tracé ces mots: «Vous êtes destiné à mettre le feu partout et à ne le pas laisser mettre à vous-même.» (_Amitiés, amours, et amourettes_, par M. Le Pays, 3^e édition, revue, corrigée et augmentée.) Des matches de boxe avaient lieu dans l’atelier de Dalfosse; à l’une de ces séances, «gala franco-américain, blancs contre noirs», une centaine de personnes furent priées, dont Georges; il s’y rendit à l’heure où, le match terminé, des maîtres d’hôtel versaient du vin de Champagne dans les coupes et offraient des babas et des sandwiches. Georges reçoit un coup dans le dos: c’est l’ombrelle de Lucia Peglioso; la Princesse est voilée comme dans la photographie, mais elle a mis une robe de velours violet, avec un col de chinchilla qu’elle remonte jusqu’aux oreilles, quoiqu’il fasse chaud. Aymeris entend le rire de Kundry: —Georges? Comment! Vous? Je vous croyais mort! Vous savez que vous avez de très singulières façons! On vous a dit bien élevé, il paraît qu’on se trompait! Alors, vous me lâchez pour toujours? Vous avez sans doute des maîtresses très accaparantes. Quelle mine, Georges! On dirait que vous sortez pour la première fois après une maladie. Quand est-ce que vous vous déciderez à me peindre en madone? Que devenez-vous? Et mon portrait? Je ne vous plais donc plus? Sans doute, n’ai-je plus assez de fraîcheur pour tenter vos pastels? Mon voile ne signifie pas que je sois comme la comtesse de Castiglione! J’ai encore de quoi donner à manger aux Monstres... —Madame, ne soyez pas cruelle; j’ai perdu la tête, j’ai été bien malade, je commençais à peine... De ses rires, elle l’interrompt: —Mais vous êtes donc éternellement malade? Venez me voir, demain, venez dîner, je serai seule, nous ferons la paix et de la musique... Si votre mère et vos tantes vous le permettent... Comment? On vous a loué un atelier «en ville»? Vous êtes donc un homme, maintenant? Venez, jeune malade, je serai votre guérisseuse... par l’harmonie... Venez à la piscine Frédéric Chopin! Abasourdi, il promet de dîner avec la Princesse; appelée par d’autres amis, elle disparaît dans la foule des gens qui goûtent, au buffet. Georges Aymeris passa vingt-quatre heures dans l’agitation, il brûlait de se rendre à l’invitation, tout en la redoutant. Il ne dormit point de la nuit, s’occupa à résoudre ce problème: Dois-je? ne devrais-je pas reprendre des relations avec l’avenue Montaigne? Il revécut, avec l’outrance de la lucidité nocturne, les mois excitants et magnifiques où la puissance de la femme s’était révélée à sa candeur. Sarjinsky vint le relancer de la part de Lucia. Darius avait encore besoin de quelques abonnements de luxe. L’un et l’autre savaient Aymeris guéri de son amour, mais ils le croyaient aussi snob qu’eux. Le lendemain, jusqu’au moment de se vêtir pour le dîner, entre plusieurs cravates blanches dont il rata le nœud papillon, il écrivit des lettres d’excuses. Il ferait porter la meilleure; le concierge du passage avait pris un fiacre. Georges déchira successivement tous ces billets, se coucha, puis se releva. Tentation trop irrésistible! il sortit, sauta dans le fiacre, la tête congestionnée, les mains froides, allumant une cigarette à la précédente, la langue râpeuse. * * * * * Je découperai dans le journal qu’il recommença de tenir à partir de ce jour, quelques pages, autant de stations de ce second «chemin de croix». 20 février 1890. _Rien de changé dans l’hôtel Peglioso, pas même moi! J’ai dû subir l’ironique regard des valets de pied, dès le vestibule. Ils en ont entendu sur mon compte, ceux qui sont à la salle à manger! J’ai gravi à nouveau les marches de marbre lilas, les lévriers ont fait laisser-courre après moi, le boule Fafner, seul, m’a reconnu et agita la queue, en vieil ami. La Princesse était assise à son piano, au fond du boudoir Louis XV du premier étage, dans un tea-gown bleu de paon, avec ses perles au cou et le_ parfum... _Le bas du visage s’est épaissi. Elle est moins fine, mais plus désirable encore. Ses courtes mains pataudes, aux ongles d’ivoire. Quand elle m’entendit, elle ôta ses grosses bésicles de mandarin. Elle jouait la_ Fantaisie _de Chopin (on ne résiste pas à la première apparition du thème); pourquoi a-t-il fallu qu’elle jouât la_ Fantaisie, _au lieu d’un nocturne ou de tout autre morceau?_ _—Georges, je vous l’ai déjà dit, je n’aime pas qu’on me baise le dessus de la main: le bras, s’il vous déplaît de choisir autre chose._ _Et tout a recommencé. Me voici de nouveau dans l’Enfer!_ _Le dîner fut agréable, mais nous étions trois. Donc, déjà vol. Elle avait fait trève de persiflage, à cause de Mandagora, le compositeur napolitain,_ troisième _convive. Elle fut éblouissante de drôlerie, gamine, gentille. Mandagora est absurde mais peu gênant; deux des Russes et un Prince polonais venus en cure-dent. Quand j’allais me retirer, apparut Jean Dalfosse, Lucia est aussitôt redevenue gouailleuse._ _La Princesse me «commande» pour dimanche prochain, midi; elle veut que Jean et moi nous nous mesurions, torses nus, ce serait un duel au pinceau trempé dans du bleu de Prusse... Lucia a des idées d’élève de l’Ecole des Beaux-Arts, cette brimeuse. Elle a fait allusion à ma boiterie. Charmant!_ _Cette fois je serai maître de mes nerfs; je crois que je suis guéri en sa présence; je ne sens plus le même trouble et, dès la première émotion du revoir calmée, je me suis senti vis-à-vis d’elle comme un peintre devant un beau modèle avec qui l’on cause librement, mais_ rien de plus. _Elle n’est pas de ces femmes qu’on puisse_ aimer, _ce n’est pas un cœur. Reste l’attraction prodigieuse de sa parole, la plus attachante, la plus spirituelle; et son cerveau, le plus compréhensif. Y aurait-il chance—et de combien peu de femmes peut-on dire cela!—de lui faire comprendre_ la peinture? _La peinture! Ce_ trou noir _pour presque tous, où chacun croit mettre quelque chose. La Princesse en a le sens, quand elle ne plaisante pas (mais elle se dérobe, se refuse aux explications). Si parfois vous obtenez une heure de causerie, elle vous dira des choses qui valent la peine d’être retenues. Mais impossible à déchiffrer! Peut-être y a-t-il au fond d’elle un sentiment noble et élevé, que l’expérience de la vie lui fait garder pour soi. Après tout, ne me fait-on pas les reproches mêmes dont je l’accable? Je ne sais quelle fut sa jeunesse, d’où elle vient. Sait-elle où elle va? Qui sait ce que fut pour elle le Prince Peglioso? Cette chambre à coucher, toute d’or et de marbre, qui dira ce qui s’y est passé? Les lévriers et le boule Fafner en ont dû voir de belles, eux, les défenseurs de la vestale qui a l’air de s’offrir, au moment où elle tue! Le faux-art d’un Gino Peglioso, sa retraite à Florence, telle qu’elle m’est décrite, nous pouvons en imaginer les... Enfin... Et tous les «Monstres» sous le dôme du palais de l’avenue Montaigne! Je retiens ce trait: la Princesse, pour faire peur, avait organisé des rondes de nuit autour du jardin. Un homme de confiance se promenait sous les fenêtres, une lanterne sourde à la main, et armé. Dom Gino fit cesser cette vigile, parce qu’une nuit, le gardien tira et abattit raide mort un garçon d’écurie qui se faufilait dans le cabinet de toilette. Six mois après, le prince s’établissait dans une villa de Bellos Guardia. Quelles abominations n’a-t-elle pas connues et peut-on lui en vouloir?..._ _Mais à moi? J’ai été un dégoûtant. Mon père me juge mal parce qu’il a deviné ce que je suis: mauvais peintre, mauvais amant, mauvais tout ce que je veux être!_ _Il reste certain qu’elle est cruelle. Je sais que je boite un peu, mais pourquoi sans cesse me le rappeler? Pourquoi ne parler que des choses de l’amour, pourquoi mettre en doute la santé de ses amis, comme si elle leur reprochait de ne pas monter à l’assaut de sa Tour d’Ivoire? Car elle est chaste, je jurerais qu’elle l’est, comme une vestale. Peur de l’Enfer? Sa religion vous porte sur les nerfs, agressive, intolérante, insultante comme elle l’est. Le vendredi, si vous vous laissez tenter par un mets gras (pourquoi en met-elle, sur ses menus?) c’est, pour huit jours, des réprimandes, des allusions intolérables. Elle a dit à notre copain Maréchal, vendredi dernier: Vous avez besoin de prendre des forces; je remplacerai le roast-beef par un bon plat maigre à la cantharide. Une Française ne ferait pas de ces grossières plaisanteries. Mais il y a la musique! là, elle est imbattable; l’autre soir, on se serait cru à la villa d’Este, du temps de Franz Liszt. Divine, sa lecture de l’_Elisabeth de Hongrie, _l’oratorio de l’abbé compositeur. Marie-Thérèse de Canteleu, avec sa voix de garçon enroué, mais de style, avait obtenu de Marcelin qu’il chantât avec elle. Dans les passages pour le piano seul, Lucia fut incroyable d’adresse et de_ compréhension; Christus, Faust, _toutes les partitions de Liszt sont tour à tour lues, à la joie du Polonais Nikko. Je tourne les pages, je sens le parfum du corps qui sort du bain, de cette peau toujours sèche et fraîche._ _Non, la Princesse est d’une autre essence que nous... J’ai été un imbécile! Elle souscrit pour dix abonnements de luxe à la_ Revue Mauve _de mon brave Darius. Au résumé, elle est sublime._ * * * * * _Je m’attire des rebuffades; je n’ai point de chance, quand je laisse échapper des mots amers devant ces dîneurs macabres: «ces Pourceaux». C’est trop difficile, avec des vieillards, même avec des gens d’âge moyen, s’ils sont du_ monde, _d’exprimer une opinion. Ils n’en ont pas, d’opinion; sûrement ils n’en ont pas, à eux, du moins. Maréchal pressait la Princesse de commander les statues du vestibule à Mercié, de l’Institut. J’ai boudé. Comment? Il y a un Dalou, il y a un Rodin, en France, et vous choisiriez ce faiseur de sujets de pendule? On me lance à la tête les petits coussins de la salle à manger: la cristallerie, les assiettes volent en éclats; les valets de pied doivent étendre un naperon devant ma place; frémissant, je fais mine de me lever. La Princesse a eu la vilenie de me crier:—Attendez d’avoir eu le prix de Rome, pour parler, vous n’y entendez rien. La menteuse! Elle aurait peut-être commandé les figures à Mercié, mais, une fois livrées, elle en aurait fait une cible pour sa carabine de salon._ _Après le dîner, elle disait aux autres:—Vous savez, c’est Georges qui a raison. Votre Mercié est_ gaga, _comme vous, mes vieux rotulards!_ _Tout le temps des insultes à double percussion et je crois savoir_ où _est_ son goût _à elle; mais il faut donner tort, rabaisser, humilier..._ _Le philosophe, comme dans le_ Bourgeois Gentilhomme, _a fait une dissertation contre moi, il me hait; les fidèles, pas mieux stylés que des figurants de province, poussèrent des hou! hou! Non! Contre moi? Contre le philosophe? Contre lui, a cru Bredius. Il ne me le pardonnera pas._ _Lucia me demande de lui faire connaître Huysmans. D’où colère de Bredius._ 28.... _Jean Dalfosse est un malin, le chouchou des vieux; il les amuse et les flatte. Je voudrais avoir son entrain de sous-officier et sa verve tapageuse. Avec le rire bruyant, on peut tout dire; ce sont les lignes tombantes de mon visage qui prêtent de l’aigreur à mes moindres paroles, du sérieux à mes boutades, un ton de suffisance supercoquentieuse à mes jugements. J’aime trop ce que j’aime pour avoir des opinions molles et des jugements de dîner en ville._ _Jean était gentil avec moi, au passage Geoffroy, et c’est un brave type. Il a le rire et l’organe de cuivre qui permet d’affirmer et de s’en foutre. Chez la Princesse, il me «blague», bien au diapason de la Princesse. Quand il est présent, je retombe dans l’ombre, ou sers de poupée au jeu de massacre. S’il assiste aux séances du portrait, je m’excuse, et ne fais rien. Ce sera à choisir: de lui ou de moi. J’en ai prévenu Lucia, elle m’a promis que_ nous serions seuls, _un de ces soirs_. _Je néglige Passy. Heureusement que maman ne se porte pas trop mal._ 1^{er} mars. _Nous avons commencé le portrait: Si les séances sont toutes comme la première, le travail sera «de longue haleine». Il faut truquer et adoucir. Je place Lucia dans la pénombre._ [Illustration] ..._Un coup monté par Jean, sans doute: quand j’arrive ce matin, le mail-coach est dans la cour et les hommes me disent qu’on va tantôt à la Croix de Berny._ —..._Comment? Et la séance?_ _Je monte chez Lucia, elle était prête à sortir, ravissante avec son cache-poussière gris, son voile blanc, un chapeau de printemps._ —_Il fait si beau, dit-elle, j’ai changé d’avis, Jean voulait déjeuner chez Liliane, sur le chemin; nous y allons, venez Georges, je vous emmène._ —_Non, je suis venu pour le portrait, c’est mal ce que vous faites. Ou bien ne voulez-vous plus poser, jamais? La première idée du portrait n’est pas de moi._ _Une discussion s’ensuit. A ce moment, une grosse averse, Lucia donne des ordres: le mail-coach rentre aux écuries. Nous déjeunerons au Café anglais. A 3 h. 1/2, retour dans le salon où l’on roule mon chevalet; Lucia porte sa robe de peluche vert-bleu, (horrible), je n’ai pas osé la prier de mettre la noire. Elle s’est assise, grognon, dans un de ces énormes fauteuils de chez Penon, ses «bains de siège», dit-elle. Là dedans, plus de taille, plus de cou; fauteuil tout au plus bon pour une jeune fille maigre. Elle m’a fait des grimaces, a tiré la langue en me regardant. J’ai fait semblant de commencer, au fusain. Rien de bon! Je rageais._ _A 4 h. 1/2, la table de thé est introduite dans le salon et il y a six personnes qui attendent en bas._ Elle _s’enfuit pour mettre sa «tea-gown Théodora», et me congédie._ _Je suis resté une heure de plus, à faire des dessins, des esquisses de composition. Je sais comment je la veux représenter, je la connais par cœur, je vais faire un portrait de mémoire. Ce sera exécrable._ _Voilà ce que c’est qu’un portrait mondain._ * * * * * _Cher Léon Maillac, quel ami vous auriez pu être, si votre retenue et votre discrétion m’eussent servi de règle! Cette discrétion, je me demande si elle ne tient pas autant d’un profond scepticisme d’homme à femmes, que de ce sentiment, faux,—je veux me le dire encore—qu’on_ n’empêche rien, _qu’on n’aide personne, que chacun a sa destinée écrite dans les plis de sa main. Vous m’avez vu naître et c’est seulement aujourd’hui que vous abordez avec moi le grand problème?_ _Vous m’avez dit jadis:—Un homme entre quarante et cinquante ans est à son summum pour l’amour; cela, vous l’avez dit; mais à vingt-cinq ans, à trente, dans votre jeunesse, plus tôt encore? Peut-être m’avez vous célé ce qui vous arriva?_ _Hier, quand je fus m’asseoir à côté de votre chaise-longue, bon ami dont les yeux s’obscurcissent, vous m’avez pris la main, parce que vous vouliez que je tâtasse votre pouls. Florette, en caraco de pilou, tapota votre oreiller sale, fit quelque absurde remarque, de sa voix de harengère et, quand elle s’en fut retournée dans la chambre où vous coucherez ce soir_ contre elle, _vous, cher Léon! vous soupirâtes longuement. Alors, reprenant la conversation interrompue par Florette:_ —_Georges, qu’est-ce que vous faites avec la belle Princesse? Vos parents savent-ils que vous êtes encore assidu à l’avenue Montaigne? Et le professeur Blondel? Il ne va plus, dit-on, au dîner des «Pourceaux», il y a là un mystère. Il change chaque jour; longtemps je n’ai pu y croire, aujourd’hui, j’en suis certain: C’est lui qui touche les objets sacrés; pourtant à cinquante ans on n’est plus Lévite; aussi meurt-il, mais je ne devrais pas encore vous révéler les mystères de la Tente d’Assignation, vous êtes trop jeune... Et vous, dites, qu’en faites-vous, de la Princesse?_ _Aujourd’hui, je ne comprends plus! Pourquoi ne m’avoir pas plus tôt forcé de me confesser à vous, le confesseur idéal, parfait, de Georges Aymeris? Vous m’avez bourré de littérature; si vous ne vouliez pas m’instruire autrement que par des livres, pourquoi m’avoir prêté les_ Liaisons dangereuses, _tant d’ouvrages qui me troublèrent sans que je les comprisse? L’arrangement de votre misérable existence (heureuse, prétendez-vous, grand héros), l’économie en devient pour moi moins énigmatique que naguère: Florette, chez vous, et ailleurs..... votre blonde que j’ai connue, Mme X. et Mme Z.; votre rousse, toutes vos maîtresses mariées, les complications, les drames! D’où cette mine plombée, votre apparence de cadavre! Cher Léon Maillac, vous qui êtes mon grand frère, pourquoi parûtes-vous ému par mon balbutiant récit d’un avant-dernier été? Dès après ma crise, et ensuite, vous sembliez ne vouloir pas que je parlasse. Maintenant, je me laisse aller en confiance; mais vous m’aviez dit ce jour-là:_ _—Attendez, vous verrez, il n’y a que_ cela _qui compte! L’Art n’est rien, au prix des femmes._ _Vouliez-vous dire_ l’Amour, _ou les_ femmes? _Je ne sais pas ce que c’est que la Femme, et je connais l’amour. Parlez! Il y a là une confusion que mon expérience et vos sous-entendus vont perpétuer. Videz pour moi le fond de votre cœur!_ _Séances, hier, aujourd’hui. Elle pose assez bien, la robe crème est bien, avec les mousselines de soie, près de la gorge. Nikko est venu ce matin, il a passé le temps de la séance, en face de moi, assis, me fixant. C’est odieux, Lucia me faisait des signes qui voulaient dire: Prends garde; il est jaloux._ _De quoi, mon Dieu?_ _Il se taisait. Quand elle se lève pour venir voir le pastel, elle passe son bras autour de mon cou, mon cœur bat. Le Polonais s’agite. Tout cela est trop bête! Mais me trouble, m’irrite. Le mauvais pastel que je devrai signer!_ 15 mars. _Nous sommes de nouveau dans la folie. Le Polonais assiste aux séances, un pistolet dans sa poche. Hier, on dit qu’il a tiré sur Jean. Je suis sûr que Lucia prépare ces comédies. Il ne faut pas que cela tourne au drame. Passy commence à se douter de la crise..._ _Le dénouement._ (_Lettre de Georges à la Princesse._) _Madame,_ _Ma dignité m’oblige à me retirer. Vous avez méconnu, j’en ai peur, un artiste pour qui_ vous étiez tant, qu’il ne saurait choisir un mot pour vous qualifier. _J’ai de vieux parents à qui je me dois et dont votre charme m’éloigna. J’ai, pour vous, supporté toutes les brimades de vos fidèles. La balle du pistolet m’a frôlé et, dans un grand éclat de rire, vous avez dit:_ raté! _Le portrait l’est aussi. Je ne serai pas plus longtemps ridicule. L’Art m’appelle ailleurs._ _Je vous prie d’agréer mes plus respectueux hommages, mes regrets profonds, mon adieu._ Georges AYMERIS. P.-S.—_Vous devez, madame, le prix de votre abonnement à 10 exemplaires de la_ Revue Mauve _de mon ami Darius. Trois mille francs!_ (_Le même soir._) _Ma lettre à la Princesse est complètement grotesque. J’y fais allusion à «mes vieux parents», et j’invoque l’_Art _comme Brédius la_ Morale. _Complètement ridicule. Je deviens plus ridicule encore à partir de ce soir. Et Darius m’a fait mettre un post-scriptum honteux. Quel goût! ô éducation! Voyons, réfléchissons: le modelé du visage était «endêvant», comme disait Nou-Miette; plus rien à sa place, ça dégringole. Pour la peinture, il est trop tard! Mais, pour une autre fin...? Ah! je devenais un vrai «pourceau». Je crois que je vais me marier. Mais je ne veux pas être_ choisi _par les parents d’une personne..._ Georges sentit la menace d’une crise semblable à la précédente; il s’en confessa, et Maillac l’obligea à rompre, par pitié pour M. et Mme Aymeris. Le professeur Blondel, qui n’avait plus jamais fait allusion à la Princesse, écrivit ce simple mot à Georges: «Bibi, tu t’es mal conduit avec Mme Peglioso. Prends garde, ne va pas dans le monde. Tu y es mal jugé, les «Monstres» te revaudront cela. Il faudra que j’en dise un mot à ta mère, qui n’a cessé, depuis trois ans, sans que tu le saches, de me demander où tu en étais avec la Princesse. Tâche de comprendre que ce n’est pas ainsi que se conduit un gentleman. Tu es en train de te fermer tous les salons de Paris. Ton vieil ami, BLONDEL.» Les événements se sont précipités; la courte reprise des relations de Georges avec la Princesse Peglioso aurait-elle suffi pour entraîner l’amoureux et l’artiste hors de leur route? Qu’est-ce qui allait être le plus fort, de l’Art ou de la Femme? Maintenant, il devra choisir, briser des chaînes, par un effort plus énergique qu’au temps où il quitta son atelier de débutant, à Passy. Et Mme Aymeris, à un âge où autour d’elle on s’étonnait qu’elle fût parvenue, semblait, une contre tous, porter un défi aux calculs des plus optimistes. Elle voulait vivre, il fallait qu’elle vécût encore, car Georges n’était pas «arrivé». La bonne dame raillait le mot de Degas: «De mon temps, Monsieur, on n’arrivait pas». Si les mères rêvent de ne pas partir sans avoir marié leurs enfants, la mère de mon ami ne songeait qu’à la gloire de l’artiste, et elle le détourna d’un mariage «raisonnable» que Georges fut à deux pas de conclure. Mme Aymeris ne supporterait pas une rivale, cette bru que la sagesse lui eût conseillé d’élire. Elle répétait avec fureur: —Le mariage de Georges serait un décret de mort! 3. Rosemary ROSEMARY MME Aymeris, afin de garder son fils auprès d’elle jusqu’au terme d’une existence qu’il lui rendait supportable, convertit une orangerie, dans le parc, en un atelier où Georges ferait son _œuvre_. Quand le local fut orné de boiseries, blanches comme les pages d’un cahier neuf, l’artiste en y rentrant pour la première fois s’écria: «Est-ce donc ici que se passera ma vie? J’y ferai quelque chose d’énorme ou je crèverai!» Il y avait de la solennité dans cette prise de possession, Aymeris pénétrait dans ce local vierge, comme il eût épousé une femme: avec dévotion. Darius Marcellot n’était pas encore admis au Jockey Club. Georges ne l’avait pas introduit dans le monde—mais le snobisme de Darius avait ravivé chez notre ami ce qui était son instinct: un goût des irréguliers et de ceux qu’on appelait alors les «humbles». Plus exactement, c’est de bohèmes qu’il s’entoura. La soi-disant Malabaraise ayant engendré une fille au lieu d’un fils, Darius essaya d’une Rosa, d’une Myrtille, d’une Dolorès. Ces compagnes du _Directeur_ devinrent celles de Georges Aymeris. Sur l’ordre de la Princesse Peglioso, le vide s’était fait autour de lui. Elle l’avait représenté comme un malotru, et qui sortait de son milieu bourgeois pour porter des coups de boutoir contre une société trop complaisante à cet orgueilleux sans talent. M. Blondel rampait toujours aux pieds de Lucia; il ne sut, ou ne voulut rien empêcher. Jean Dalfosse feignit d’avoir provoqué Georges en duel, pour insultes aux «Monstres» et à la Patronne; Blondel, en cette seule circonstance, s’était interposé par commisération pour les vieux Aymeris; ils ignorèrent la cabale dont leur fils était la victime. Les nombreuses illustrations que Georges entreprit pour la _Revue Mauve_ de Darius qui était devenu marchand d’estampes, lui furent un prétexte à prendre des habitudes casanières. Il se dit fatigué, le soir, et sortit moins souvent. Il rédigea son journal, fit des vignettes pour d’autres revues d’avant-garde, exécuta une série de gravures sur bois, et s’occupa beaucoup de musique. Darius Marcellot et ses femmes l’accaparèrent. Il émigra dans le pays de bohème. Mme Aymeris insistait:—Je ne verrai donc pas ta «mention» avant de mourir? Tu n’auras jamais de récompense au Salon! Georges, pour ne point désobliger sa mère, lui céla que ses espérances, ses goûts étaient ailleurs; on ne le verrait jamais couvert de croix et de rubans honorifiques, comme les Beaudemont-Degetz et les Charlot. Son cœur filial était endolori par cette pensée: Maman à qui j’ai tout sacrifié, je ne puis même pas avoir d’illusions sur elle; de l’enfant sensible que j’étais, elle voulut faire un faux artiste, un Beaudemont. Elle m’a conduit chez ce charlatan, puis chez la Princesse! Ignoré de mon père, j’aurai été _insuffisamment_ compris de maman; mal jugé par mes confrères et mes camarades: trouverais-je un jour, en une épouse, l’aide dont un artiste a besoin, la collaboratrice de toutes les minutes? Cette préoccupation est bien marquée dans ces pages du journal. Jour de Pâques. Grasse, Grand Hôtel. _La toux de mon voisin de chambre m’a empêché de dormir. C’est à peine si je puis croire à ma présence dans cet hôtel, en compagnie de l’ex-Dolorès de Darius Marcellot, lequel exige six toiles pour juin et douze dessins pour la Revue. Pourquoi suis-je venu à Grasse? Pour prendre quelques vacances, après cet odieux «envoi au Salon» qui les agite tant là-bas, comme si mon nom devait figurer sur un misérable palmarès, aux dernières pages du catalogue officiel. Vinton, lui-même, croit encore à ces balivernes, lui qui a grandi à côté de Manet et des Impressionnistes! J’ai envie d’embrasser Degas, qui m’a dit:—Jeune Aymeris, on expose chez le marchand de vins. Il aurait pu ménager maman. Me voilà, après la trentaine, avec un nom connu, mal classé; déclassé, je le crains, et plus seul qu’aucun vagabond de la route, moi qui eus tant de «facilités» et d’occasions, pour devenir celui que j’eusse voulu être, et dans mon apparente félicité, ne serais-je qu’un mécontent? Bien pis qu’un raté inconscient: un mécontent sans bonnes raisons à donner aux autres de son aigreur. Pas une circonstance de ma vie n’est digne de pitié... mes essais de confidence m’ont appris à connaître les hommes. Et je_ recommencerai _tout de même! Pour celui qui peine à placer sa copie, qu’il sorte du ruisseau ou qu’il chante son manoir démantelé, la gloire abolie de ses ancêtres—rien ne compte, hormis la gêne quotidienne; ceux-là ont leurs raisons, mon cœur est avec ceux qui ont faim. S’ils savaient les mille autres façons de souffrir communes à l’humanité entière, peut-être auraient-ils plus de patience envers ceux qu’ils appellent les_ heureux de ce monde. _Evidemment, mon lit est mol, la chambre est claire, le paysage divin; la Méditerranée, ce matin, d’un bleu d’indigo, semble accrochée aux palmiers du parc; cette vieille petite ville si blanche et si rose pourrait être Tunis, l’odeur des orangers monte jusqu’ici étourdissante. Dans un instant, je sonnerai pour le déjeuner, une Luxembourgeoise me l’apportera avec de bons pains croquants et de la confiture de mirabelles; rien à faire, si ce n’est de «me plaire» ici jusqu’à ce soir, et demain, et une semaine, et quinze jours, et toujours si je le voulais. Impossible!_ _Le Faune de Mallarmé voit le soleil à travers la peau du raisin, mais ma journée s’annonce «morale chrétienne» et peu conforme aux préceptes païens de Darius. Je pourrais connaître la joie, (je le sais maintenant), avec mes frénésies, mon optimisme indéracinable; mais je suis un_ heureux de ce monde, _avec des menottes au poignet, bafoué, châtié dès que j’ouvre la bouche ou que je souris. La franchise n’est permise qu’à celui qui couchera, ce soir, sous les ponts..._ _Y aurait-il deux_ moi? _L’un qui se dirige à gauche, et l’autre à droite? Je dois être un homme de_ dialogue _et mon interlocuteur ne peut être que moi-même—ou Darius? Mais encore!..._ Quelle fut l’influence de ces réflexions mélancoliques sur l’œuvre de mon ami? Comme un prisonnier, s’il fait le tour du préau, revenant sans cesse à son point de départ, il ne voit qu’à de rares instants les murailles dressées autour de lui. Donc, rempli de fierté, sentant sa force, il les veut abattre; il s’est évadé déjà. Il est _parti_. L’enfant prodigue était alors un sujet à la mode. Il se voit comme le biblique gardien de pourceaux dans le tableau de Puvis de Chavannes. Pourtant il est une épreuve dont il redoute le périodique événement: sa mère l’oblige à exposer ses œuvres au Salon annuel, ces graves assises dont l’importance sociale diminuait à peine à la fin du XIX^e siècle. Un «_Groupe de littérateurs de la Revue Mauve_», le premier succès qui mit en évidence le nom d’Aymeris, avait rasséréné les centenaires de Passy. A partir de ce printemps, l’absolution générale semblait acquise à Georges; on l’invitait à exposer aux «Sécessions» d’Allemagne où il avait vendu quelques toiles. Je l’abonnai à un service de Presse dont Mme Aymeris fit ses délices: une mère ne demeure pas indifférente à l’amusement de lire, chaque jour, imprimé le nom de son fils, qu’on le loue ou le critique en plusieurs langues. Georges «réfrigéra» Mme Aymeris: —Ne te fais pas d’illusions, ma bonne chérie... la plupart de ceux qui signent ces «coupures», ne savent ce dont ils parlent. Si, par hasard, j’ai «conquis leurs suffrages», qu’importe? attends, ma prochaine toile fera oublier le groupe de la _Revue Mauve_; si elle le rappelle, on la trouvera inférieure à la précédente; si elle est différente, on dira que je ne suis plus le même. Il faudrait dorénavant peindre chaque année le même groupe, comme Vinton-Dufour, ou comme Didier-Puget ses bruyères. Si l’on surprend le public, un beau jour il ne vous permettra plus qu’on le surprenne, il associe une certaine image à votre nom. Mme Aymeris s’avouait toute «requinquée» par les succès de Georges:—Enfin, _je vois_ que j’avais raison de te rendre studieux malgré toi..... Ton père haussait les épaules:—Laisse-le donc tranquille! Il est si chétif, ne le fatigue pas, disait-il..... Or te voilà aussi robuste qu’un autre, et un homme connu, un artiste fêté! Georges souriait:—Je ne voudrais pas te faire de la peine, mais «fêté» est de trop, maman. Il y a les bons petits amis, il y a.... ce qui n’arrive pas jusqu’à toi..... il y a..... —Quoi? Qu’y a-t-il? Ne me mets pas martel en tête... Mais si, au fait, je veux savoir. —Eh bien! il y a que je suis un des _heureux de ce monde_, comme ils disent, un privilégié, un amateur, un «fils à papa», l’ennemi! —Ennemi de qui? Ton père et moi, que je sache, nous n’avons jamais fait que du bien. Pourquoi, mon adoré, aurions-nous des ennemis? Georges se taisait comme sur chaque sujet brûlant et sur lequel, avec sa mère, il eût voulu s’étendre. Des silences opprimants se prolongeaient, la pensée fixe du fils et celle de la mère se rejoignaient sur ce seul point: bientôt, nous ne serons plus ensemble. Or les années s’écoulaient, et Mme Aymeris était toujours là. M. Aymeris, trop parisien pour se tromper lui-même, redoutait pour son fils la revanche des confrères, après le succès du Salon de 90. Magnard, directeur du _Figaro_, demeurait à Passy; M. Aymeris et son voisin, rentrant parfois à la même heure, faisaient un bout de route ensemble. Magnard proposa de conduire Albert Wolf chez Georges. Georges n’avait rien de prêt. L’année suivante, il envoya douze «numéros» au _Champ-de-Mars_, _Sécession_ française, où l’auteur du _Groupe de la Revue Mauve_, sociétaire-fondateur, avait droit à un nombre illimité de toiles; il exposa, entre autres, un groupe de jeunes filles qui disposaient une nature-morte sur une table; par la fenêtre on découvrait un paysage maritime, une plage où jouent des enfants. Vinton-Dufour était venu jusqu’à Passy pour juger de cet _envoi_, se déclara content, quoiqu’il préférât la composition du groupe de 90. Des marchands, des critiques défilèrent chez Georges, et à son grand déplaisir, mais il ne put s’opposer à cette invasion de barbares. Magnard prévint M. Aymeris que son critique d’art insistait; Georges refusa une deuxième fois l’honneur de sa visite; M. Aymeris le supplia de ne point mécontenter un éminent critique, dont il n’avait qu’à se louer. * * * * * Le jour du vernissage était attendu avec impatience par la famille Aymeris. A l’heure où les journaux arrivent, M. Aymeris, qui se lève tôt, va lui-même ouvrir la boîte aux lettres, près de la loge du concierge. C’est un jour radieux, les cinéraires et les myosotis bordent la petite allée ombreuse qui conduit à la grille; la chienne Trilby, que réveille le soleil de mai, a quitté le lit de sa maîtresse pour suivre son maître. M. Aymeris fait sauter la bande du journal, s’asseoit sur un banc, les jambes molles; sa main un peu tremblante joue avec les clefs dans les poches de sa longue «robe de chambre-redingote», taquine le gland de sa calotte de soie, signe de trouble; parcourt les premières colonnes de l’article d’Albert Wolff. Rien! Rien! Rien dans le compte rendu des salles où il sait accrochées les toiles de Georges. Les yeux congestionnés, il va chercher sa loupe quand le nom de son fils apparaît en grosses lettres, et en tête d’un paragraphe, ce «chapeau»: _Déchets_. Et il lit ces lignes: «_Nous serions-nous trompés en saluant l’an dernier, M. Georges Aymeris comme l’un des grands espoirs de l’Ecole Française? Nous nous sommes trop hâtés. Très rares les épaules assez solides pour résister au gros succès! Le morceau excellent que M. Georges Aymeris nous donna, il y a douze mois, et que l’Etat se hâta d’acquérir pour le Luxembourg, fut un ouvrage d’autant plus remarqué, que, chacun le sait dans Paris, l’auteur, fils de notre grand avocat, universellement célèbre, n’a pas besoin de son métier pour vivre. M. Georges Aymeris est un des heureux de ce monde, que les fées comblèrent à sa naissance. Son esprit facile était connu avant l’aurore de son talent de peintre. Que se passa-t-il depuis mai dernier? Nous ne voudrions pas encore renier ce que nous avons écrit alors, il eût été préférable de passer sous silence une erreur totale; mais les amis de l’artiste ne nous en laissèrent pas le loisir. Puisqu’on m’oblige à parler, je vous donne un conseil, M. Georges Aymeris: Travaillez, réfléchissez, brillant causeur, et ne vous croyez pas encore l’émule de Bastien Lepage. Excusez les critiques qui applaudirent trop tôt: nous ne vous savions pas le favori que vous êtes dans ce monde où l’on s’ennuie et dans celui où l’on s’amuse._» M. Aymeris pâlit; il fit un effort, appela le jardinier qui l’aida pour se relever du banc. M. Aymeris s’enferma dans son bureau, tandis qu’Antonin, envoyé par Mme Aymeris, impatiente d’avoir le Salon de M. Wolff cherchait son maître dans le jardin. A l’heure où il recevait la visite de ses clients, maître Aymeris avait dit à Antonin:—Je n’y suis pour personne. Le patron écarta Antonin, s’habilla seul; dès midi, prétextant un rendez-vous, il s’en alla rue de la Ferme pour s’entretenir avec Mme Demaille sur l’inqualifiable «éreintement» du _Figaro_. Le fidèle serviteur, plus courbé aujourd’hui, comme son patron, fouilla partout, mais ne trouva que le _Gaulois_, l’_Echo de Paris_ et quelques «feuilles» à deux sous où Georges était «éreinté». Les autres journaux du matin avaient pris le ton du juge suprême, qui rendait la justice; les trois semaines «d’accrochage» pendant lesquelles des professeurs de rhétorique préparaient «leur Salon», morceau de littérature alors dont Paris s’entretenait jusqu’aux grandes vacances. La bonne ou la mauvaise humeur du chroniqueur prussien, ses mots d’esprit faisaient loi. Georges, très fier, mais peiné par le souci de Mme Aymeris, qui s’était fait acheter le _Figaro-Salon_, s’employa de son mieux à la consoler. Hélas! chacun d’eux était dans un plan trop différent de l’autre... Quels reproches ne lui fit-elle pas! —Pourquoi n’as-tu pas reçu ce Monsieur dans ton atelier? Tu lui aurais donné une étude! Tu feras toujours des bêtises, mon pauvre enfant! Que n’as-tu pris conseil de moi? Ton père a la haine de la publicité... Il me reproche sans cesse ma «manie», si je souhaite que tu te répandes. Je connais tes idées nouvelles, la bohème, les Indépendants, les «feutre-mou»... C’est la faute de Darius, de ta _Revue Mauve_; cette saleté de torchon! On ne voit plus ton Darius, mais il est toujours derrière toi, il te fait gigoter comme une marionnette! Ne me l’amène jamais! Il est trop _ridicule_. Il faut avoir entendu le mot _ridicule_ prononcé par nos parents. _Ridicule_ était alors la pire de leurs injures. —Maman, mon instinct me pousse à gauche, on m’a forcé d’aller à droite: aux uns je déplairai, j’inquiéterai les autres... —Ça, Georges, c’est du Darius tout pur! Je me méfie des gens chez qui l’on dîne, sans potage, d’une langouste et d’une soupière de crème à la Chantilly... Quant aux parents, ils ont le mauvais rôle. Est-ce que je ne m’y connais pas, moi? —Vieille chérie! Je vous adore et tiens tout ce que vous faites pour le meilleur du monde; mais ne vous rendez donc pas misérables, vous et papa, pour un article de journal! Et ne ris pas des modestes pique-niques de Darius, méchante!... la crème Chantilly est merveilleuse, chez lui, elle a un goût de vanille, si tu savais! —Je crains pour ton père, avec ces «coupures» de presse, les propos rapportés par je ne sais quels maladroits! Ton père change à vue d’œil. On m’a crue malade depuis dix ans, ne dis pas le contraire! Je le sais! Eh bien, c’est moi qui dois encore remonter ton père, car je ne me sens pas tout à fait au bout de mon rouleau. Quant à tes tantes... un mur à créneaux avec des mousquets chargés. * * * * * Je devins son confident, Georges me raconta ces scènes. Léon Maillac dans sa sérénité olympienne, presque aveugle, souffrant les pires douleurs physiques, heureux cependant, puisqu’il était encore sur cette terre, présentait un admirable exemple de philosophie à Georges qui sentait la disproportion de ses peines, comparées à celles de ce sage. Il voulut partir en voyage, fuir Paris avec Darius. Sa mère le supplia: —Mon fils, ne m’abandonne pas! Tu as encore si longtemps à vivre... * * * * * Nous avions rendez-vous chez la comtesse Pokiloff pour que Darius lui présentât Whistler. Femme de l’ambassadeur de Russie, la comtesse donnait des séances de spiritisme,—ce soir-là, une réception en l’honneur d’Oscar Wilde qui ferait une conférence, non pas à l’ambassade, mais à Neuilly, dans un hôtel avec jardin où la comtesse, morphinomane, faisait tourner les tables et évoquait l’esprit de Platon et d’Alcibiade. Une foule bigarrée de journalistes, de peintres amateurs; des douairières et des diplomates circulaient dans les salons où fulgurait l’organisateur de ce gala, Darius Marcellot, en gilet rouge, pantalon gris et frac à boutons d’or. Georges se garait de cette cohue, quand s’avança M. Carolus Duran, frisé, la poitrine étincelante de croix et de plaques, comme s’il était chez Son Excellence l’Ambassadeur. Georges avait pour ce virtuose un peu moins de vénération que le maître n’en exigeait de ses cadets, comme de ses clientes; mon ami hésita s’il saluerait Carolus. Beaudemont vint prendre l’illustre mandoliniste par la taille, lui glissa quelque fadaise, puis, nous apercevant, M. Duran, dans un geste de défi: —Ah! vous voilà monsieur Aymeris... Eh bien, vous n’êtes pas très content? Vous êtes trop fécond, mon cher!..... et vos toiles ont un kilomètre de long..... on n’a pas pu accrocher votre groupe de femmes dans les galeries... mais il tranche, en montant l’escalier, parmi les projets d’architecture. —Je ne me suis pas plaint, s’écria Georges. Alors le peintre hispano-lillois bondit sur Aymeris, et de sa voix grasse de baryton: —Monsieur Aymeris—dit-il—je tiens à ce que vous le sachiez, j’ai moi-même donné l’ordre de vous mettre dehors, puisque les amis de votre honoré père ont eu la faiblesse de vous nommer Sociétaire, avec l’élite de notre profession; c’est moi-même qui ai relégué votre scandaleuse tartine dans les pourtours, puisque le règlement s’oppose à ce qu’on la refuse. Votre assurance n’égale que l’impertinence de vos jugements sur vos maîtres. Je prends ici nos confrères à témoin. Vous devriez être prudent, car on rapporte vos propos. Ne niez pas, on ne prête qu’aux riches! On faisait cercle autour de nous, et c’était une troisième édition du «shampooing» dont MM. Bouguereau et Gérome avaient lavé la tête de Georges. Le vice-président de la Société Nationale s’échauffait: —Messieurs, n’êtes-vous pas de mon avis? M. Aymeris devrait être mis au ban de notre chère Société!... Le bonhomme s’emportait dans une colère comique. Oscar Wilde commençait sa conférence. Georges, pâle, d’une voix blanche, balbutia de vagues paroles. Je l’emmenai. Carolus Duran nous poursuivit jusque dans le vestibule, vociférant, trépignant. Des dames crièrent: Silence, silence, Maître! Cette anecdote fit encore une fois le tour de Paris. Georges observa dorénavant une retraite rigoureuse. Mme Aymeris pensa: Toujours la faute de son Darius! Le plus atteint fut M. Aymeris: il prit en peu de temps l’apparence d’un spectre. Sur ces entrefaites le critique du _Figaro_ vint à mourir. Francis Magnard raconta à son voisin ce que l’amitié lui avait dicté de faire. —Il avait conçu une véritable haine pour votre fils. J’ai pris sur son bureau, le lendemain de sa mort, une chronique folle; votre fils aurait, du coup, été célèbre comme Nicolini. Vous n’aimez pas cette gloire-là, mon cher Maître? donc, ma foi! la corbeille à papier! Mais, voyez-vous, Aymeris, il faut comprendre l’état d’esprit actuel. Les _peintres abusent_, il n’y en a que pour eux, dans nos colonnes! ils prennent une place aussi prépondérante que celle du théâtre, cette magnifique source de revenus pour nos actionnaires. Les amateurs, les hommes qui font de la peinture par plaisir, tout en se donnant pour des professionnels, vous l’avouerai-je... enfin... notre critique, notre spirituel mais très nerveux chroniqueur, allait entamer une campagne contre eux. Je ne veux pas que votre nom soit prononcé... Que votre fils prenne donc un pseudonyme! —Je vous arrête, mon cher voisin, fit M^e Aymeris, mon fils n’est ni brillant, ni heureux, sans amis; et moi... Nous étions à l’heure où allaient s’établir des rapports quotidiens entre les artistes, la Presse et le Monde. La maison Aymeris ne s’ouvrit plus aux visiteurs. Georges allait disparaître. Darius loua pour notre ami un atelier à Montparnasse. —Au pays de la bohème! dit Mme Aymeris, qui ne désarmait pas et intriguait dans l’ombre. Les «études» ne lui représentaient rien de sérieux; elle croyait innocemment aux tableaux «vendables», aux commandes de l’Etat ou du Conseil Municipal. L’Hôtel de Ville, livré aux peintres, chaque plafond, chaque pan de mur allait être un champ de bataille. Se rappelant les œuvres de Delacroix et de M. Ingres, qu’avaient détruites les incendies de la Commune, elle imagina que Georges serait «pris au sérieux» le jour où il serait un peintre d’Histoire, comme ces grands hommes de jadis; et complota avec le professeur Blondel, ami de plusieurs ministres, membre de l’Académie des Sciences, pour que son fils fût chargé d’exécuter un plafond ou plusieurs. Cette tentative échoua. [Illustration: _Rosemary_] [Illustration] [Illustration: _Rosemary_] [Illustration: _Rosemary_ (_stylisée_)] Parmi les maintes sultanes qui succédèrent à la Malabaraise sur les divans de la _Revue Mauve_, était une Rose-Mary que Darius avait poussée à «faire du théâtre»; disons de la pantomime... Plusieurs dents manquaient à cette fille, son bredouillement eût peut-être convenu pour la farce; or son visage était tragique. Sur les grosses lèvres de Darius, collées par la salive, ce nom moyenageux sonnait comme un olifant: _Rosemary!_ Il me disait avec mystère:—Pourquoi, dites, cher, pourquoi notre ami Aymeris ne peint-il pas des portraits de cette étonnante taciturne, plus suggestive que les damnées de Baudelaire, avec sa peau de miel, ses yeux qui commandent le suicide? Ne la verriez-vous pas, cher, avec, dans une main, la boule de verre où nos Destins se marquent, et dans l’autre, la balance de la _Mélancholia_ de Dürer? Ou en _Demoiselle Elue_? Très préraphaélite, n’est-ce pas? Georges, pour lui donner du travail, la peignit en clownesse, et non point en _Mélancholia_; d’abord par complaisance pour Darius, il la prit à la semaine, mais il se sentit bientôt attiré par de l’inconnu. Ayant découvert que cette créature, rebelle à divulguer ses origines, était la fille naturelle d’un banquier de Hong-Kong,—si cette histoire était banale, l’imagination d’Aymeris allait en faire un roman magnifique de mystère, de douleur, d’injustice sociale. Abandonnée à quatorze ans avec une demi-instruction, Rosie avait «travaillé» dans un «tea room» de Marseille. Certains parents, négociants à Londres et à Bordeaux, assurait-elle, l’avaient appelée tour à tour, mais vite elle s’était enfuie pour venir à Paris «vivre sa vie». Elle rapportait de chez ses bienfaiteurs le mépris et l’effroi de la richesse, un besoin d’insulter ceux qu’elle croyait être ses supérieurs. Modiste sans adresse, incapable plumassière, partout insuffisante et déplacée, il était fatal qu’elle échouât chez un peintre et se fît modèle. Elle n’y manqua pas et, pour ses débuts, posa devant Toulouse-Lautrec. Elle avait hérité de ses ancêtres anglais son sens du devoir. «My duty», disait-elle, et le sien était un peu celui du mercenaire exact, régulier dans son emploi, le «duty» des serviteurs britanniques, et qu’accompagne une orgueilleuse humilité, parfois si gênante pour leurs maîtres. Rosemary était ponctuelle; mais n’eût point dépassé de cinq minutes le «temps dû» pour les cinq francs que coûtait alors une séance. Elle rappelait à Georges, par ses silences embarrassants, sa Jessie Mac Farren. Plutôt laide, selon l’idéal parisien, Rosie avait un type de bar-maid irlandaise. Son masque ravagé, mais d’une blancheur laiteuse de rousse, était, je l’avoue, pictural. Ses lèvres pâles pinçaient une moue délicieusement ironique, quoique l’ironie fût bien le dernier de ses défauts. Ses cheveux roux et mats étaient tordus derrière sa tête en un «bun» de coster girl. Elle aurait pu être une chiffonnière de White-Chapel, tant elle était mal tenue, mais préparait bien le thé et nettoyait les pinceaux à la perfection, ce qui n’est pas facile, vous diront les peintres. Fallait-il que Georges fût abandonné par le monde, et tout à l’étude, pour qu’il louât le studio, à son intention choisi par Darius au fond de ce Montparnasse que Rosie appelait Montpernot! Il n’en sortait plus, et c’était moi qui l’entraînais à présent vers son père et sa mère. Nous restâmes en froid, quelques semaines, parce qu’il me reprochait d’être un «mouchard». Un soir, j’allai au bout de l’avenue du Maine conclure la paix avec Georges. A la terrasse d’un mastroquet, il était attablé avec Rosemary. Je les aperçus silencieux, elle devant un verre d’absinthe, lui devant une menthe à l’eau. Je m’assis et entrepris—pourquoi? à propos des vieux parents et de Passy?—une fraternelle discussion qui dégénéra en une controverse sur le portrait de la mère de Whistler. Rosemary avait le nez court et les pommettes saillantes de la «Maud», un autre chef-d’œuvre du maître américain, mais qu’Aymeris ne connaissait pas. Aux tables voisines, des Gugusses du quartier rigolaient avec des filles; Rosie s’ennuyait avec nous. Je lui demandai, bêtement, si elle avait posé pour Whistler. Elle me répondit avec colère:—Qu’est-ce que c’est ça? Georges, comme si je n’étais plus avec lui: —Rosie, pourquoi cet air si mécontent? et en anglais: —You have a dissatisfied look, too pathetic! tell me dear, what’s the matter? —Qu’est-ce que ça voo regarde, Georges? Fiche-moi le paix! Est-ce que je te demande pourquoi vous avez ce _ravine_ le long de ta joue et ton air _stioupide_? Si on disait ses affaires aux autres, on ne pourrait pas toujours se tenir. Est-ce que je vous embête jamais, moi? Georges supplia: —Dis, tout de même! Tu sais que je voudrais tous les gens heureux autour de moi. Tu t’ennuies.....? Georges, j’en suis certain, profitait de ma présence pour lui parler ainsi. Il s’enhardit, comme je lui faisais signe de ne pas se gêner. Viendrait-il dîner avec moi, emmènerions-nous Rosie? Il n’était que six heures. Je fis semblant de lire mon journal en attendant qu’il en fût au moins sept. Georges reprit: —Mais, vois-tu, tu n’as pas les façons des autres femmes, il y a du mystère plein toi, je ne sais quelle réserve dont on aimerait à te faire sortir... Enfin qui es-tu? A certains instants, tu nous lâches des lambeaux de phrases et puis tu te tais! J’adore ta pudeur. Mais parle! Et s’adressant à moi et à elle, tour à tour: —N’est-ce pas qu’elle est belle? J’ai pour toi, ma vieille, une franche sympathie, je veux que tu le saches! Ah! si plus souvent elle m’exprimait ses petites idées! Elle en a de si jolies! Oui, je t’assure. Mais on ne t’a pas encore permis _d’être toi_. Ils sont méchants! Tu es une brave bougresse! Je ne suis pas méchant non plus, n’est-ce pas? Dis à monsieur comme nous passons des journées entières, gentiment, l’un avec l’autre. Eh bien, quoi? Dis? Je voudrais autre chose que cette indifférence _extérieure_! Ce n’est qu’une apparence, je le sais bien, je suis certain que je peux compter sur toi, comme tu peux compter sur moi. Nous sommes deux cœurs purs, n’est-ce pas Rosie? Tu le sais, dis que tu le sais? Georges lui avait donné un bon baiser par-dessus la table. Les clients du bistro faisaient des plaisanteries. Rosie l’écarta rageusement: —Je ne suis pas une de ces filles qui courent les ateliers, comme celles-là! Si je suis avec toi, c’est que j’ai à gagner mon pain, j’ai pas envie de me le procurer autrement qu’en posant, puisque je suis modèle; je fais mon besogne pour les dix francs par jour, ce que tu me payes; c’est comme si je servais dans une café ou dans un maison particulière; croyez-vous que je me laisserais peloter par la cliente! Je suis une «lady», moi, et aussi fière que tu l’es de ta famille, j’ai des parents aussi chics que les tiens: mais on fait ce qu’on peut, n’est-ce pas, quand on est pauvre? Georges me regarda comme pour que j’attestasse qu’il disait vrai: —Dis donc à Rosie que je n’ai _aucune prévention de ce genre_. Rosemary! Je vois toute l’humanité sur le même plan. Je ne méprise que les hypocrites. Les méchants? Il y a des êtres cruels...... mais il s’agirait de savoir s’ils n’ont pas une excuse..... Rosie interrompit:—Ça est vrai!—Et Georges encouragé: —On a ses raisons, tu crois aussi? Je suis sûr que nous nous entendrions... Tu dissimules, à quoi bon? J’ai souffert aussi... Parle donc, parle! ma vieille, je t’en conjure. —Taisez voo, imbécile! N’est-ce pas que Georges est stioupide, monsieur? Je m’aperçus que Georges en était encore aux préliminaires d’un nouvel amour. La suite n’allait plus être du service commandé par Darius Marcellot. Rosie renversa son verre qui se brisa. Elle avala une autre absinthe, et ordonna à Georges, encore une fois, de se taire. Il s’excusait: —J’ai une trop longue habitude de me renfermer, pour commettre l’imprudence de la perdre, ainsi, et devant un ami à moi... Plus qu’un mot: alors, je ne suis pas ton copain, Rosie, ton ami à toi?... réponds... je suis si sincère, Rosie! —Aoh immbécile! _sincerity!_ Cela est pour les pauvres! Je commençais à regretter d’être venu; cette scène aurait-elle eu lieu, sans moi? Georges était de ceux qui parlent devant un tiers et ne se livrent pas dans le tête-à-tête avec la femme aimée; il profitait de ma présence, eût voulu que je me portasse garant de sa _sincérité_, et il m’expliqua Rosie comme un jeune auteur fait d’un manuscrit dont il n’est pas sûr, en le lisant à des amis plus expérimentés, et qui défend surtout les parties qu’il sait les plus faibles. Elle se leva: —Un copain? Aymeris, tu seras toujours, pour moi, le _patron_. I know what my duty is! Chacun à sa place! Je ne suis pas une oie! (I am not a goose). Moi, j’ai mon honneur. Tu as toujours été chic avec moi. Tiens, voilà ma main, shake hands! Vous entendez, monsieur? Allez donc dîner avec Georges au boulevard! Moi j’ai trimé, je prendrai un bouillon et je me coucherai. A demain matin, Georges: je serai «punctual»! half past eight, sharp. Rosemary tendait à Georges ses mains osseuses, il les baisa. Elle perla un rire enfantin, qui dut persuader Georges de l’innocence de cette âme primitive, selon lui, mais non point pour moi, qui la devinais complexe; et je tâchai d’emmener le pauvre garçon vers de la lumière et de la gaîté. Il m’accompagna quelques minutes. Il fit avec moi quelques pas, puis: —Ah! non! un autre soir, reviens—dit-il—je suis trop fatigué, je rentre aussi. Dès ce moment, c’en était fait! Ces deux êtres si disparates, que rien n’eût jamais dû rapprocher, et si éloignés, peut-être encore, quand je les avais vus à la terrasse du bistro, je les avais unis pour leur mutuelle punition. J’entrevis tout de suite les mornes tableaux d’un lamentable collage, l’ennui, le brouillard, le gris d’une existence médiocre, désaccordée, et dont cette scène n’était que le prélude: un de ceux où le compositeur pose les premières notes des thèmes qu’il entremêlera au cours de l’ouvrage, qui éclateront ensemble, de tout leur pathétique, avant la chute du rideau, pour la mort du héros. * * * * * Le sentiment de Georges s’était formé comme une tumeur interne; depuis des mois atteint, il l’ignorait. Sa passion avait grandi, cruelle, violente et haineuse; je crus à un de ces amours dont nous guérissons quand ils ne nous tuent pas. D’abord, et c’en fut une peut-être, je crus à une crise d’altruisme, aggravée de littérature—bien de l’époque d’_Un amateur d’âmes_; à une soif de sympathie qu’aurait mon ami, pour un être plus à plaindre qu’il ne l’était lui-même à ses yeux (et aux miens). Rosie avait la bizarrerie que goûtaient tant les artistes d’alors; elle n’était point parmi les «heureux de ce monde», et de quels abîmes, de quelle fange n’était-elle pas sortie, humiliée et vengeresse, pour venir, de Hong-Kong, s’échouer dans un bouge de Montparnasse! Georges, en fils de bourgeois, était subjugué par le mélange de cynisme et d’innocence, par la verdeur de langue, toute métisse, comme par la vision des choses, _directe_, disait-on, qu’avait cette fille garçonnière et si féminine, dont la peau, telle qu’un camélia, se duvetait de reflets verts, ou se colorait d’un rose métallique, sous une crinière violette et jaune, réservoir d’effluves que les plus durables parfums échouaient à dominer. Quand elle arrivait avant son peintre à l’atelier, et que nous revenions ensemble de chez Lavenue, Georges me disait, dès le seuil: Je suis en retard, je sens sa peau! J’appris, d’un de mes modèles, que Rosie avait un amant, typographe; qu’elle amassait de l’argent et le plaçait pour lui à la caisse d’épargne, s’occupant chez elle à des travaux de broderies ecclésiastiques dont elle apportait de menues pièces chez «ses» artistes. Une moitié de chasuble à fond d’or, sur papier de soie, traîna toute une semaine dans le cabinet de Georges. Darius fit suivre Rosette, apprit que «le typo» abusait d’elle, la maltraitait, et qu’elle ne pouvait se passer de ces rudes hommages. Voyant Georges s’engloutir dans cette amitié qu’il croyait sans partage, convenait-il d’exciter sa jalousie? L’affaire Peglioso m’avait révélé un Aymeris incendiaire. Darius le jugea trop oublieux de la _Revue Mauve_, et, s’avisant qu’il faudrait le distraire de Rosemary, lui révéla, bien mal à propos, que l’innocent n’avait que «les restes d’un autre». —Cher ami, me dit-il, mais c’est plein de péril, cet envoûtement! Bon pour _le Drageoir aux épices_ de notre Joris-Karl Huysmans! Notre ami y perdra sa distinction native! Darius fit surprendre le typo et Rosie chez le traiteur où ils se retrouvaient après le travail. Georges n’en ressentit que plus de pitié. Comment la sauverait-il? Comment pourrait-il jamais élever cette fille au-dessus du bas-fond où elle semblait vouloir croupir? Soudain Georges, admirateur de Dostoïevski, s’exalta sur la religion de Tolstoï, nous dit que son père avait, lui aussi, le «culte des infortunes». Georges devenait un prudhomme fort ennuyeux; il parla d’art utilitaire, d’art populaire, d’éducation des humbles. Rosemary avait un faible: le théâtre. Où Georges pourrait-il l’envoyer pour l’instruire? Il l’avait jusqu’ici conduite dans les boui-bouis et les music-halls où personne de son monde ne les rencontrerait, comme il avait tout de même honte de sa compagne. Rosie insinuait: l’Opéra-Comique, le «Français»; elle n’avait que trop l’habitude des «boîtes» des quartiers extérieurs, des revues, des saynètes dont elle fredonnait les refrains imbéciles. Comment lui ferait-il perdre cette manie de chantonner, sans gestes, en insistant sur les paroles tendres ou grivoises? Rosemary ne riait pas et gardait sans cesse le front plissé par la dernière ou pour la prochaine colère. Pauvre petite! Elle avait une trop bonne mémoire... Le «patron» la pressa d’apprendre des vers par cœur, elle choisit _la Grève des Forgerons_ et l’_Hymne à l’Epée_, toute fière de déclamer du François Coppée et des strophes de la _Fille de Roland_. Georges insista pour la poésie anglaise, relut, en songeant à elle, les _Idylles du Roi_, par Tennyson; Rosie les absorba comme du Bornier; mais il s’en lassait à mesure que Rosemary se familiarisait avec les Elaines et les Marjories préraphaélites auxquelles elle donnait trop de langueur, dont elle faisait des «Mimis». Il risqua les ballades de Kipling; l’argot soldatesque de la marine devenait savoureusement comique avec l’accent, plus anglais que français, mais ni l’un ni l’autre en somme, et montmartrois plutôt, de la «bar-maid». Comme maîtresse de Georges, elle dégageait très fort la mélancolie spéciale des êtres inférieurs et incultes dont l’amitié est si pesante pour ceux même qui les aiment; et Georges, honteux, ne m’attira plus chez lui, à moins qu’il ne fût davantage en peine que de coutume, et il me disait alors:—Tu ne peux juger Rosie comme moi qui vis avec elle. Elle est _extrêmement intelligente_! Ses parents sont ignobles de l’avoir abandonnée... Elle a des raffinements, une délicatesse dans des riens... Je vais de découverte en surprise, elle est rafraîchissante comme une pluie douce en août. Je demandais, discrètement, des exemples. —D’abord, elle refuse tout de moi, ayant l’horreur de l’argent; je règle ses notes, mais elle exige que ce soit anonymement! J’adresse le montant de sa semaine de pose, à la poste restante. Du jour où elle m’eut accordé _quelque chose_, elle me défendit que je la payasse de la main à la main. —Prends garde, mon ami, lui disais-je, tu deviens... —Gâteux? Tais-toi! Tu ne comprends rien aux choses simples! Elle est si près de la nature, _si humaine!_ Vous êtes tous sophistiqués. —Je ne trouve pas cela humain, Aymeris! mais imbécile, comment voir ce à quoi riment ces pudeurs?... —Peu importe... mais ne parlons que de son intelligence. Elle fait des remarques si justes! Comme les gosses! —Exemple? —Eh bien, Rosie a un sens épatant de la forme! Elle m’a dit: «Tu m’as fait la cuisse plus courte que le mollet, parce que, pour peindre, tu t’étais assis au dessous de moi.» Est-ce étonnant? Quel œil! Elle me corrige! Elle a l’instinct de la forme... même pour les vers. Elle m’a dit (je lui ai fait entendre _le Cid_ et _Phèdre_), elle m’a dit:—Ton Corneille, c’est de la rocaille, au lieu que Racine c’est doux, ça vous chatouille comme le zéphir. Pas joli...? Voyons! Naturellement, zéphir lui vient de quelque chansonnette... mais l’emploi qu’elle en fait est bien exquis. C’est ainsi que l’art se renouvelle. Elle est _moderne!_ Il la parait de toutes sortes de falots petits mérites modestes, s’étonnant de ses «réponses inattendues» dans les occasions les plus banales, et pâlissait si par malheur une réplique sans aucun sens lui faisait, dans un éclair, voir qu’elle était vraiment, irrémédiablement condamnée à l’épaisse torpeur faubourienne; mais prêtais-je à Georges des pensées qui ne lui venaient pas? Il reconstruisait les phrases de son modèle, en donnait des gloses comme d’un sonnet de Mallarmé ou, si elle ne disait rien, il me priait de regarder les yeux verts de cette «chatte de Baudelaire», en lesquels sommeillait un monde que lui seul avait su découvrir. Darius et moi définissions les silences de Rosemary, ceux d’une boîte qu’on secoue et qui est vide. Georges étant si épris d’elle, Darius invitait le morne couple à de petits dîners de littérature, dans l’espoir d’entretenir une intelligence supérieure d’artiste, qui s’alourdissait. Un soir, devant Mallarmé, Darius fit réciter par Rosie quelques vers d’_Hérodiade_. Bientôt elle se rebiffa: —Tout cela vaut-il la peine que je me grouille? On ne se f... pas du peuple comme ça. Moi, j’aime la _Grève des Forgerons_. Un de mes amis l’a dit, c’est superbe! —Quel ami? demanda-t-on. —Sauras... sauras pas! Un copain de Montpernot! On devinait que Georges avait froid à l’échine. Cette fois, je crus qu’il avait envie de s’en aller sans elle; il me dit en sortant:—Pauvre petite! Si je l’avais connue il y a dix ans, quelle artiste en eussé-je fait! Elle était intimidée, la pauvre petite, car elle peut être sublime dans _Hérodiade_, quand elle ne se trouble pas. Le plus souvent ils s’entretenaient en anglais. Aymeris me donnait alors des explications, flatteuses et puériles, du vocabulaire indigent de sa protégée. Sa chaleureuse pitié insensiblement substituait à Rosie un personnage idéal qu’il fabriquait de toutes pièces; autour de la «fière et malheureuse épave» il dessina un jardin magnifique: la richesse des plantations la recouvrit, les fleurs parfumaient l’atmosphère pour le maître paysagiste, mais non point pour les promeneurs. Un de nos plaisirs consistait à choisir pour Rosie des livres dont Georges lui lisait certains fragments, la suppliant de les achever quand il serait dehors. Mary, vaniteuse, s’efforça de lire, mais ne dépassait pas souvent le premier quart d’un volume; parfois encore, au retour d’un spectacle classique où elle prétendait s’être plu, Georges la priait, par façon d’exercice, de lui résumer l’ouvrage, de lui expliquer le scénario à sa manière; et quel bonheur trahissait-il au moindre signe de compréhension quand elle enchaînait quelques phrases qui eussent un sens. —La pauvre enfant, qu’elle est judicieuse! Combien de fois Georges et moi la laissâmes-nous seule dans l’atelier, non sans qu’il lui recommandât de «lire ferme» et, comme M. Aymeris à Mme Demaille, de n’aller pas dehors sans être bien couverte. Elle s’enrhumait facilement, ne savait prendre pour elle-même les plus élémentaires précautions, et moquait Georges qui avait été élevé dans de l’«ouate rose»; car si toute femme, même sans se l’avouer, est au début flattée par les prévenances, les attentions gentilles d’un homme, Rosie qui s’était d’abord laissé choyer, se lassa vite, si bien qu’à une question affectueuse de Georges, elle répondit devant moi:—Tu m’emm...es avec ton insistance! Les riches croient tout savoir, même la médecine, mais nous autres, on en sait plus long qu’eux, en pratique. [Illustration: _Le cabinet de M^e Aymeris_] * * * * * Georges retournait en arrière! Et il ne travaillait plus; absorbé par sa Rosette, comme jadis par Jessie, sa passion était là, très dangereuse, inconsciente, et se prenant pour de la pitié, pour un sentiment noble que rien ne rabaisse. M. Aymeris, chaque jour un peu plus morose et plus faible, ne quittait guère son cabinet que pour se rendre chez Mme Demaille; l’indestructible nonagénaire lui survivrait: nous commencions de la croire immortelle. Mme Aymeris restait dans son jardin, s’il faisait beau, ou près du feu, avec sa Trilby. Elle se desséchait, sans que les médecins constatassent une recrudescence de son mal. L’avocat feignait d’ignorer le traitement du docteur roumain que Georges avait rappelé; mais M. Aymeris _ne parlait pas_. Quant à lui, il se laissait mourir, respectueux des desseins de la Nature. Mme Aymeris se remit à lire son vieux missel latin, se fit conduire en voiture aux offices avec plus d’exactitude que jadis; elle priait à voix basse, en remuant les lèvres comme les écoliers qui se répètent à eux-mêmes leurs leçons. Georges la surprit un jour, agenouillée et comme en conversation douloureuse avec le crucifix de sa grand’mère, un souvenir de la rue d’Ulm. Il pensa: Je n’ai jamais vu maman remplir ses devoirs, même à Pâques; le catholique qui ne communie pas, est-il en règle avec l’Eglise? Il y a des ecclésiastiques si compréhensifs, si habiles! Un directeur pourrait être utile à maman qui, j’en suis sûr, n’ose plus se confesser. A chacune de ses visites, il observait des livres que sa mère, avec le geste d’une femme qui se couvre, si quelqu’un frappe à la porte de son cabinet de toilette pendant qu’elle se lave, cachait dans sa chancelière dès qu’il entrait. Un volume, les _Provinciales_, dans une reliure du XVII^e siècle, timbrée d’armoiries, était en évidence sur la tablette du bureau. Une fois, il surprit d’autres ouvrages: _Madame Guyon et Fénelon_, _l’Exposition des Maximes des Saints_ et un _Traité du Quiétisme_. Georges, après s’être instruit auprès de Léon Maillac, interrogea sa mère: —Avez-vous un directeur, maman? Voyons! Vous n’êtes plus janséniste, comme bonne-maman? La terrible férule, que celle de Jansénius! Mais j’aperçois là un _Traité du Quiétisme_... si je ne me trompe, Fénelon, imbu d’hellénisme, est indulgent aux pécheurs et tolérant pour nos émotions trop vives? Le Jansénisme impose trop d’austérité, de perfection, oh! maman, comment, vous, chérie, une janséniste, m’auriez-vous ouvert la cage et désiré pour moi tous les bonheurs... au lieu que ce soit papa, avec son peu de religion, qui ait eu peur de la vie? —Laisse-moi, mon Georges! Ne parlons pas de religion; chacun la pratique à sa manière, bien peu atteignent à la perfection. J’ai peut-être eu trop peur de _Lui_, parce que j’étais trop éloignée de la perfection! Je me rattrape sur le tard. Tu en viendras là... mais laisse-moi à mes petites pratiques. Je lis. J’attends tout de Lui! En tout cas, _je crois!_ —Faites-vous donc faire la lecture par un bon prêtre, mais un prêtre jeune! —Merci de tes conseils, mon enfant! Quand je ne lirai plus moi-même, Nou-Miette remplira cet office. —Alice—disaient les tantes—a toujours été originale. Ses chagrins ne sont point sans l’avoir rendue ce qu’elle est aujourd’hui. Cet état de concentration fiévreuse inquiétait Georges, si ce nouveau mysticisme plus doux occupait sa mère, qui semblait moins seule dans sa solitude et ne posait plus à son fils de questions relatives au travail, à ce qu’il faisait, à la santé de M^e Aymeris dont tous, hormis elle, s’alarmaient, car elle ne pensait plus qu’à elle-même; les félicités éternelles lui semblaient-elles moins inaccessibles à l’humble pécheresse qu’elle était? Si ses belles-sœurs s’asseyaient auprès d’elle, pour la journée, avec leur tricot et la _Revue des Deux Mondes_, cette assiduité l’interrompait dans ses prières, et Alice, qui avait encore des secondes d’emportement, ordonna à ces demoiselles de la laisser seule: elle avait besoin de dormir, ce qu’elle ne pouvait faire sans un ronflement dont elle était humiliée en se réveillant. —Et puis, mes bonnes amies, vous me regardez trop. Ai-je donc très mauvaise mine? Quelqu’un de très observateur eût deviné le frémissement religieux, l’angoisse de Mme Aymeris. Mais Georges me dit, beaucoup plus tard, que ce drame de conscience si pathétique, il l’avait suivi dans un rêve, car il était comme un stupide, et tout absorbé par sa Rosie. * * * * * Blondel, rappelé par Mme Aymeris, interrogea Nou-Miette, qui sortait avec sa maîtresse. Où allait Mme Aymeris? Le professeur recommanda à la Nivernaise de ne quitter Madame non plus que son ombre. Nou-Miette lui apprit que Madame allait dans les paroisses et les couvents, à la recherche d’un prêtre, d’un curé de campagne, d’un brave homme qui la rapprochât des sacrements; Madame aurait pu s’adresser aux tantes; quant à ces Demoiselles, Madame en avait peur, par rapport à la secrète «conversion» de Madame qui voulait se remettre à communier. Blondel, théologien, seul devina les causes de la crise morale au début de laquelle tremblait encore sa cliente et amie. Il confia à Georges: —Ta mère, Jojo, a vécu dans l’état d’âme effrayant des solitaires; je l’ai connue jadis telle qu’un Saint-Cyran, courbée par la crainte; ensuite, l’implacable Jansénisme a mis ta mère en état de révolte par amour pour toi; et afin de se justifier en te lançant dans la vie mondaine, elle a, je crois, tout rejeté de sa religion de jeune fille. Personne n’a suivi le drame intérieur de cette âme passionnée; aujourd’hui son cerveau, comme une machine qu’on surmène, a des arrêts; ta mère s’échauffe, discute avec des prêtres sur les différences d’écoles et la pratique des confesseurs; elle paie d’une façon bien noble, mais au centuple, l’austérité de sa vie, les soucis que lui donna son désir de te libérer, tout en n’offensant pas le Bon Dieu. Songe à ce qui doit s’agiter dans cette tête qui se désorganise... Mme Aymeris changea cinq fois, cet hiver-là, de confesseur. Chacun de ceux qu’elle fit venir à elle, au bout de quelques jours lui paraissait insuffisant ou «trop supérieur». Georges, on le devine, s’irrita en assistant à cette bataille quotidienne; l’idée du néant ne le tourmentant point pour lui-même, il avait à certaines heures de détresse appelé la mort, dans l’espoir qu’elle fût suivie de l’inconscience, sous la terre avec quoi son corps se confondrait. J’ai entendu Rosemary se récriant, quand il parlait de l’anéantissement de la chair et de l’esprit, en Protestante encore respectueuse des devoirs dûs aux parents; et ce m’était pénible de songer que, lasse parfois de la présence continuelle de Georges, ce fût elle qui l’expédiât à Passy, où Mme Aymeris, disait-elle sérieusement: «a besoin des conseils d’un fils quoiqu’elle ne compte plus pour lui.» Si j’évitai les occasions de rencontrer Georges et sa maîtresse, Georges ne me les offrait pas non plus. Darius m’en donna plusieurs et qui suffirent à me convaincre que notre ami devenait précisément pour Rosemary, ce qu’il avait été naguère avec Mme Aymeris. Il s’était mis à peindre d’après son modèle, des figures nues, chastes d’intention, mais d’une brutale sensualité. A une fin de séance, je pénétrai dans le vestibule de l’atelier, attendis que Rosette passât un peignoir: elle le grondait, il ne soufflait mot. —Je n’aurai plus même de respect pour toi, Georges—disait-elle. Les Français sont _toutes_ pour la rigolade, vous ne croyez pas en Dieu, Dieu vous châtiera comme vous le méritez. Les riches n’aiment pas la famille. Si, au lieu de Rosie, vous aviez pour amie une vraie Française, iriez-vous voir votre mère? Vous êtes _ignôbel!_ Tantôt, je prends le tram avec vous, je vous mène de force chez votre mère... Vous m’embêtez tant avec vos soins!... la pauvre lady en a besoin plus que moi; pendant que vous ferez votre «duty», je resterai sur le pont, regardant la rivière, oui, je suis _poétique_, moâ! Georges consentit: —Mais tu pinceras une bronchite! Reste, j’irai seul, je te le jure. —Je ne suis pas malade, Georges, mais votre mère est malade, elle. Vous êtes _ignôbel_! I’ll teach you how to behave (je vous apprendrai à vous conduire). Enfin, il m’ouvrit la porte, l’air confus. —Tu drogues là depuis quand? Rosie, tu l’as entendue, me flanquait un suif. Elle a un sens du devoir! J’en suis à plat! Ainsi Georges passa-t-il quelques soirées à la maison Aymeris, au lieu de traîner Rosie de restaurant en restaurant. Comme Rosie négligeait de faire un bout de toilette, après son travail, il choisissait des traiteurs de Montmartre ou de Montparnasse, pour s’y tenir mieux à l’aise, et n’y être pas repéré. La question du repas soulevait des tempêtes. Rosie ne s’habillait pas, mais elle disait: —Tu as honte? Tu pourrais bien me balader sur les grands boulevards! Pourquoi tu prétends que tu me respectes, si tu ne me conduis qu’auprès des grues et des «poseuses»? Je suis une _dame!_ I was born a Lady, mon cher, comme toi un gentleman! Et Georges reprenait le chemin de Passy, prévoyait le jour où il serait seul avec sa maîtresse, impuissant à s’en arracher, la suivant pas à pas, désemparé, honteux et vaincu. * * * * * La maison paternelle devenait pour Georges un lieu d’épouvante; il dut faire un effort, dont il ne rougissait même plus, pour accorder quelques instants à Passy. Il faudrait transcrire ici tout le journal intime de l’année 1894, depuis ce moment. A la première page d’un gros cahier, nous lisons ce mot souligné: Personnel. A la dernière: _Prière de détruire ce cahier, à cause de mon fils_. Il n’y a plus de raison pour respecter cet ordre, comme on le verra beaucoup plus loin. 1^{er} _janvier 1894._ _Le premier, depuis trente ans, que je n’aurai point fait les dix-huit visites protocolaires. Excuse? Maman, papa, malades. Je fus seulement embrasser Mme Demaille. Elle ne semble pas comprendre l’état où est mon père, et le croit retenu par maman._ _Le déjeuner à la maison, comme tous les autres matins: ni Blondel, ni Lachertier, ni Fioupousse, ni les secrétaires, ni même les tantes, que je suis passé voir en revenant de chez Rosemary. Elle m’a dit que j’aurais pu attendre jusqu’à ce soir:—La famille avant tout, Georges! Voilà une leçon! Ses cadeaux lui ont-ils fait plaisir? J’ai déposé pour elle une somme de cinq mille francs, au Crédit lyonnais, dont elle pourra se servir selon ses premiers besoins, en cas d’accident. Livrée à sa fantaisie, loin de moi, que lui adviendra-t-il?_ (_Ma main tremble en écrivant ces mots, comme parfois après ma première cigarette du matin, si je suis pris d’un vertige_). _Cette page liminaire ne devrait contenir que les noms de mes parents. L’an prochain, où seront-ils? Cette journée, je la leur devais._ _Je vois Rosette telle qu’elle est, peut-être un peu embellie, quoique je connaisse ses limites, ses faiblesses. Je me force souvent pour rester là où elle est, mais si je m’absente, comme un aimant elle m’attire. Me désire-t-elle? Je ne la désire pas toujours non plus! La conversation languit, je m’ingénie à la distraire, et, désœuvrée, elle s’ennuie de mon ennui. Nous dégageons du morne. Et je suis à elle, comme les «Pourceaux» sont à Lucia!_ _Où sont mes craintes de naguère pour la santé de maman? Rosie, maintenant, m’en inspire et d’injustifiées sans doute?_ _Rosie me donne des conseils. Elle est admirable. Quelles leçons je reçois d’elle!_ _En vain!—En ce premier janvier d’une année dont je prévois les drames, je ne désire que le tran-tran quotidien, languissant, 365 jours égaux, fades, de bonne veulerie sans pensée._ _Peindre devient chez moi un geste machinal._ _15 janvier._ _J’ai envie de faire des allusions devant maman, de lui dire que Rosette a aussi des sentiments pieux, et qu’elle m’envoie à Passy. Tant que je n’aurai pas fait mes confidences, ce sera intolérable. Maintenant, si je suis assis sur le sofa aux ressorts détendus, à côté d’elle, il me semble que je lui mens, puisque mon esprit est ailleurs. Je crois que je vais lui parler; mais par où entamerai-je la conversation? Maman ne me demande plus ce que je fais, quel modèle pose pour moi, on dirait que maman se doute de quelque vilaine affaire; elle me regarde et me dit:—Tu n’as pas l’air heureux,—mais elle ne se demande pas, grâce à Dieu! si c’est elle qui m’attriste. Sa pensée est à l’église; la mienne est dans le petit logement que Rosemary s’obstine à ne point quitter; maman attend l’heure où son nouvel abbé, paysan bourguignon, viendra la voir; et, je regarde la pendule: Rosie est-elle rentrée? S’habille-t-elle ce soir pour «son abonnement» de l’Odéon, où l’on ne va pas en peignoir? On joue_ Chatterton. _Rosie eût préféré une pièce moderne. Dîner avec elle chez Foyot? Deux ou trois «Monstres» de Lucia y prennent pension; ce soir, nous dînerons donc chez Lapérouse, ou bien à la Tour d’Argent._ _Je quitterai maman quand, à la porte, sonnera l’abbé Pingoud; je sauterai dans un fiacre, j’arriverai chez Rosette. Les concierges m’apprendront qu’elle n’est pas rentrée du jour. Où sera-t-elle? Où, où donc? J’attendrai sur le trottoir, n’ayant point la clef. Et le temps me semblera court, quoique je compte les minutes. Où est-elle? Je suis à la fois impatient et... et_ peu pressé. _A huit heures et demie, comme hier, la voici! Elle traîne ses talons. La représentation commence à huit heures, on n’aura pas dîné, elle sera sale et décoiffée._ _—Mary, you really are too impossible, dearest, why do you make fun of me so?_ _Rosemary prétendra sortir de chez le dentiste._ _Les dentistes ne travaillent pas le soir. Rosemary aura «fait des courses». Le Bon Marché, le Louvre? le Printemps? Où? Pas de réponse._ _—On arrive toujours à temps au théâtre, dira-t-elle négligemment._ _—Mary, Mary! Et moi qui me morfonds sur le trottoir! La concierge m’avance une chaise dans sa loge, mais je préfère, naturellement, à Mme Bard et ses ragots, le silence de la rue, l’oreille aux aguets pour reconnaître le son de ton pas, ton odeur, dès le tournant, à gauche. Ton odeur! ô Rosie! je vais toucher tes cheveux, ta peau froide..._ _Février..._ _Il lui échappe parfois des mots où sa véritable nature, noble et fière, sensible, réapparaît soudain; mais elle les regrette aussitôt dits. Hier, comme elle résistait à mes ordres après ses épuisantes bronchites, j’annonce que je vais la faire ausculter. Le Docteur Martin s’occupera d’elle. Mary affirme qu’elle ne s’est jamais sentie plus forte. Je perds patience et lui dis:—Triste jour, celui où je t’ai connue! Depuis que je t’aime, ma vie est telle, que je voudrais que nous ne nous fussions jamais rencontrés._ _—Pas moi, fait-elle, que serais-je devenue sans toi?_ _Une pareille réponse vous chavire le cœur. Nous restâmes tout le soir la main dans la main. Les pauvres, qui ne peuvent pas_ s’extérioriser _par la parole!_ _Février 17._ _Mary tousse, elle a de la température. J’ai perdu confiance en le docteur Martin; il me fallait bien demander à mon père une lettre d’introduction auprès du professeur Lardan, spécialiste des voies respiratoires; papa me demande auquel de mes amis est destinée cette lettre._ _—Pour un de mes anciens modèles._ _Et je ne me contiens plus, je lui parle avec attendrissement de Rosemary, j’en ai peut-être trop laissé entendre!_ _—Il y a longtemps que je te suis—m’a-t-il avoué—je n’osais rien dire... Avec ta maman, tu n’es plus le Georges d’autrefois: Georges, tu as des préoccupations_ hors de chez nous... _tu aimes quelqu’un. Ne me dis pas_ qui. _C’est une malheureuse? Cela suffit._ _La terrible réserve de papa! Comme il aimerait Rosie! A-t-il compris? Tout de même, le mur est plus haut entre nous! Trop tard: le brave homme n’aurait plus la force de faire le geste. D’ailleurs, il se désintéresse, chaque jour davantage, de tout, de moi. Il semble regarder l’au-delà. Sa voix est méconnaissable, M. Lardan ne m’a pas caché ses craintes...._ _Emmené Rosemary à la consultation. Dans le cabinet du docteur, une scène: elle ne voulait plus de ma présence à cette visite; donc je me retire dans un salon d’attente; mais au bout de cinq minutes, le professeur me rappelle, Rosie est incapable d’expliquer ce qu’elle ressent. Quand je la vois déshabillée sur un sofa, je me détourne.—Vous l’avez souvent vue comme ça, n. de D.!—dit cet animal de Lardan. Ça vous gêne?_ _—Mais, docteur, pourquoi la dévêtir complètement?_ _Ces médecins restent toujours les odieux carabins de l’Ecole, leur indiscrétion est telle que papa saura tout, Lardan a déjà peut-être fait des plaisanteries obscènes; et comment exprimerais-je à ce rustre la qualité de mon sentiment pour la petite?_ _Papa comprendrait, si j’avais le courage de me décrire! Sentiment tout à fait genre papa. Et cependant?... La plupart des gens ne comprennent que ce qu’ils ont eux-mêmes ressenti._ _Au retour de la rue de Rennes (il était dix heures, M. Lardan n’ayant que sa soirée de libre), Rosette fut plus silencieuse que de coutume._ _Nous passâmes une demi-heure au Concert Rouge. On jouait un trio de Schubert, assez plat (sauf le scherzo). Rosemary verse une larme._ _—Pourquoi on ne va pas plus souvent à la musique?_ _Je lui promis de lui en faire entendre autant que possible._ _—Au Concert Rouge? Je parie que tu ne te montrerais pas avec moi, le dimanche, chez Colonne! Pourtant, on y joue rudement bien la_ Damnation de Faust. _Walter trouvait ça épatant._ _Qui est Walter? Saurai-je jamais? Peu probable. Un de plus!_ _Je crois qu’elle est, au fond, artiste comme une autre; elle n’a pas d’opinions absurdes; quand elle regarde un tableau, elle ne répète pas ce que j’ai dit, et si elle se lance... eh bien! ça ne m’agace pas, ses remarques sont souvent justes. Mary, dearest! Si nous pouvions nous soigner ensemble! Malade, j’aurais plus d’action sur elle, nous prendrions les mêmes drogues: mais j’ai les bronches solides, hélas!_ _Mars..._ _Dois-je me réjouir ou m’alarmer? Rosemary m’a fait des aveux ce matin. Si c’était vrai: Etre père!_ _Mon orgueil, de ce fait, pour le moment, m’empêche de trop penser aux suites. Et pourtant? Elle s’inquiète de ce que je ferais s’il y avait un_ résultat. _Je n’ose arrêter ma pensée sur un événement qui déciderait de mon avenir; car, n’ayant plus qu’un désir_: Ne jamais la quitter (_hier encore si invraisemblable, si irréalisable_), _me sentirais-je à elle, pour toujours, rivé, oui pour toujours... mais, nous ne ferons, ni l’un ni l’autre, de vieux os. Nous nous usons l’un contre l’autre comme deux bagues._ _Mars 18._ _Je ne laisserai point disparaître papa sans lui avoir montré celle qui sera peut-être la mère d’un petit-fils ou d’une petite-fille à lui. Il se promène après déjeuner sur le quai de Passy, au soleil de ce premier printemps qui fait sortir les bourgeons. Je me promènerai avec Rosie à la même heure, nous nous rencontrerons, et alors?_ _Mars 20._ _Il advint ceci:_ _Nous étions en fiacre, papa marchait le long du parapet, et soutenu par Antonin. Je fis arrêter la voiture, présentai une Rosie muette, effarée et l’air arrogant. Papa lui demande si je travaille bien, si elle pose beaucoup pour moi. Elle répond:—Non, il y a longtemps que Georges ne me fait plus_ travailler; _il me croit phtisique, il_ m’assomme avec ma santé, _depuis l’auscultation; votre fils croit toujours qu’on est_ foutu, _vous, monsieur, sa mère, nous tous foutus, enfin c’est rasant!_ _Papa parut frappé par ces paroles; je brusquai les choses, nous remontâmes en voiture._ _Mais papa l’a vue! Enfin!..._ _Mars 23._ _Je ne puis plus prendre sur moi d’entrer dans le cabinet de papa, depuis le dialogue sur le quai. Et pourtant, c’est le tour de ma pauvre chérie, de subir la présentation officielle; il est_ nécessaire, _qu’elle connaisse Rosemary, je tiens à ce que Maman la connaisse. Tirons nos plans; ayons du doigté. Rosemary qui n’y comprend pas grand’chose me dit:—Tu sais, si c’est pour moi, tu pourrais ne pas te_ «décarcasser»...! _Mars 30._ _Un nouveau souci: l’argent! trouver une somme suffisante pour assurer, à une compagnie anglaise,_ l’être _qui naîtra bientôt de Rosemary et de moi; et ensuite, plus que le_ nécessaire, _tout! Je supprime mes dépenses personnelles. Il est un plaisir divin dans la privation «sentimentale». Les choses auxquelles je tenais le plus ne m’intéressent guère, je me sens grandi, meilleur, dans un autre plan. Je ne puis croire qu’une affection comme la nôtre ne soit pas d’un ordre supérieur, puisque tombent tour à tour les préjugés; les menues habitudes des égoïstes font place à l’oubli total de soi-même—ce sentiment est une nouvelle forme de l’inquiétude,_ unrest, care. _Il n’existe pas de mots en français pour ces subtilités impondérables, ces bonnes et mauvaises sensations qui vous stimulent._ _Je m’avise que parmi tant de choses inutiles pour moi, il est, à l’atelier, des bibelots de valeur que je pourrais vendre. J’ai déjà proposé toutes mes études, en bloc, à Mannheimer. Combien allait-il m’en offrir? Je me mettais dans la gueule du loup. Il a pris le tout pour dix mille francs; je placerai donc cette somme au nom de Rosemary, en plus des 120 francs par mois, que je payais, avant, pour son assurance. Meubles, objets utiles ou d’agrément: je les fais transporter chez elle; si jamais maman s’aperçoit de ce que j’ai déjà soustrait et fait disparaître de la maison! Antonin demande:—Est-ce une erreur? Il n’y a que trois douzaines et demie de cuillers en vermeil, avec deux A entrelacés. Maman oublie, heureusement, et Antonin ravage l’office, cherche partout, ne trouve rien; Nou-Miette se rappelle_ quatre douzaines _qui venaient de grand’mère. Alors on recommence les rangements. Enfin, Antonin s’adresse à moi; je nie; j’accuse Gonnard—on ne se servait plus de ces vieilleries-là... Ah! si l’on pouvait n’avoir point à mentir, comme si l’on faisait un crime, alors qu’on est tout flamme, tout don,_ au-dessus _de soi-même, en état hyperphysique: propre, blanc, ardent comme un soleil!_ _15 Avril._ _Une ardeur au travail, un besoin de produire... il faut vendre, et non_ pour soi: _pour une_ mère, un enfant à soi. _Obligation de se remettre au portrait; certes point aux portraits gratis, mais à ce que Rosemary appelle les «pot-au-feu». La pauvre fille ne m’y pousse jamais, elle qui refuserait tous mes présents (fière, vivant de rien) et elle ne pourrait comprendre que c’est_ pour moi _autant que pour elle, que je veuille l’entourer décemment. De la part d’une demi-Anglaise, incompréhensible! Mais elle n’a nulle coquetterie. Elle est sublime! Il y a tout de même des saintes, sur terre._ _—Si ça n’est pas pour moi-même que je te plais, mais à cause de tes nippes, tu sais, dit-elle, je n’en veux pas! Ce que tu peux être rasant, avec tes manies! Moi, je me sens bien dans ma robe de chambre. Sa robe de chambre! Oh! ce n’est pas anglais du tout, cela!_ _Je préférerais que Rosemary eût une moindre aversion pour la tenue et la toilette... Je crois qu’elle ne se mire plus jamais dans la glace. Mais la grossesse lui donne une majesté de madone flamande (Van Eyck). Tout de même, ne fût-ce que pour moi? Bête à moi, cela, pas très «hyper»..._ _Hier, j’ai descendu de la soupente d’anciennes études où Rosie porte sa robe de velours gris, d’Alfred Stevens; une ample jupe d’il y a vingt-cinq ans, avec une «tournure» par derrière, des gants de peau de Suède, une toque en_ lophophore, _genre Lautrec et Degas. Ces morceaux prennent déjà du style. Il faut que les portraits datent. Rosemary avait alors un coloris charmant, avec ses roux, son teint de lait d’amandes._ _Aujourd’hui, le visage osseux, les yeux insondables, elle n’a plus cette fraîcheur de poire à peine mûre! Je vois donc encore les êtres tels qu’ils sont, comme je voyais même Jessie, Lucia, Maman? On se damnerait pour une heure d’illusions et d’inintelligence! Bien naturel, que Mme Peglioso n’ait jamais été contente de son portrait, et que les Américains m’embêtent parce que je ne leur donne pas «a pleasing expression». Le visage humain, une prodigieuse chambre claire. Par suite de quelles conventions et de quelles habitudes d’esprit, les hommes forment-ils leur concept de la beauté? Une oreille est un appendice monstrueux et qu’on compare, en poésie, à une conque! Un nez, une bouche? des appareils peu propres. Et pourtant, le nez de Cléopâtre... si le nez de Rosemary eût été?... Son nez n’a pas le galbe que les Américaines donnent à leur peinture, comme un schéma idéal de la «beauté dans l’éternel»! Et l’on dit que Dieu créa l’homme à son image!_ _25 Avril._ _Dépression. Rosemary est lasse. Le tête-à-tête est épuisant. Toujours se mettre à son niveau, trouver un sujet de conversation; ce qu’il y a de sublime, c’est sans doute de s’aimer ainsi sans avoir rien à se dire?_ _Conversation? Monologue. Entre Passy et chez elle, plus d’occasions d’échange; plus même de théâtre, plus de restaurant, plus de concert. Sinon Maillac, avec qui m’entretiendrais-je? Je me rouille, je ne lis plus. Maillac s’étonne, il sent_ qu’il y a quelque chose. _Cet aveugle, misérable loque, me raconte les amours de Berlioz, et parfois les siennes. Je me retiens de lui répondre:—Si vous saviez!—car sa Florette nous écoute._ _Vinton est toujours un passionné de Berlioz. Ces messieurs ont fait une description de Berlioz à vous tirer les larmes des yeux. C’est ainsi, les artistes. «On ne crée que dans la misère et la douleur.»_ _Maillac, qui ne crée rien, se dit heureux: et il a Florette._ _Retour jusqu’à Passy, par les quais, par une fin de journée radieuse sur la Seine, les Champs-Elysées, les voitures, les femmes, les enfants qui jouent, les marronniers roses, l’air tiède et léger; chacun court, semble avoir un but. Où va-t-on toujours ainsi devant soi, qu’un train ne parte jamais vide, qu’il y ait cette mystérieuse répartition, égale, éternelle, de l’activité? Un but? Ils en ont tous un. Moi, j’avais mes devoirs à la maison... avant l’autre impérieuse obsession. Que de temps perdu, avec mon accoutumance aux attentes vagues, aux stations dans le fiacre; ou bien à m’asseoir chez Rosette, incapable de lire car elle est dehors,_ Dieu sait où! _Aujourd’hui comme tous les soirs, après le mauvais fricot de la concierge, quand Rosie eut fini ses rangements de ménage, je suis resté immobile et impatient, cloué sur ma chaise. Et quand l’enfant sera là...?_ Le Journal continuait de décrire le monotone dévidage des jours avec une ironie et une candeur qui se discernent mal l’une de l’autre. Mme Aymeris veut partir pour la campagne, dès Pâques. Georges lui représente l’état de son père, elle ne peut plus le laisser seul à Paris avec Mme Demaille. M. Aymeris désire que Mme Aymeris s’éloigne, bien résolu à mourir seul, sans avoir à lui parler de son fils. Mme Aymeris passera l’été dans le Calvados. Georges se promet qu’il ira «de l’un à l’autre». Après des semaines de pluie torrentielle, le temps se mit au beau, à la Pentecôte. C’était déjà l’été. Mme Aymeris, qui ne quittait jamais Paris de si bonne heure, avança son départ et expédia Antonin à Longreuil, pour mettre le manoir en ordre; les domestiques s’étonnèrent, car leur maîtresse semblait hier encore inconsciente des saisons. Ayant des travaux à achever, Georges dit qu’il ne s’absenterait que beaucoup plus tard. M^e Aymeris déclara qu’il se sentait trop faible pour se mettre en route, les médecins ne le laisseraient d’ailleurs point s’éloigner d’eux. Mesdemoiselles Lili et Caroline approuvèrent leur frère: —Alice n’est plus avec nous—disait Caroline à Lili—la belle besogne que ses confesseurs ont faite là! Sais-tu ce qui l’attire à la campagne? Alice cherche le prêtre qui flattera sa sénile manie, et ne l’ayant pas trouvé, elle retourne vers M. le Curé de Longreuil; ce paysan lui a toujours plu. Lili ajoutait ses remarques:—L’an dernier, Alice a fait des tentatives pour se lier avec lui, mais la crainte, sans doute, d’une correspondance suivie, pendant l’hiver, l’aura retenue. Je l’entendais l’autre jour dire à Nou-Miette qui la coiffait:—S’ils étaient raisonnables, ils nous laisseraient toute l’année en Normandie. Pour les malades, les exercices religieux sont plus commodes au village, je suis trop infirme, Paris n’a plus de sens pour moi. A Longreuil, je reprends des forces, je ne me suis jamais bien portée que là-bas. M. Aymeris n’a plus besoin de moi. Mme Demaille le dorlotera. Ces demoiselles ne ricanaient plus: —Pauvre Alice! Elle ne se rend pas compte de l’état où est notre frère, il n’en a plus pour longtemps. Caro, la fin de Pierre sera abominable. Alice est d’une agitation qu’on ne peut soutenir. Par peur de la névrose, Pierre n’a point permis qu’on la soignât (comme je t’aurais soignée, chérie)... Mais après tout, Pierre la connaît mieux que personne, il a dû se renseigner auprès des princes de la science. Nous deux suivons notre ligne de conduite: _Ne jamais s’occuper des affaires des autres._ Pas de responsabilités! Quand on a souffert, comme moi, on en vient à se dire qu’à l’âge de Pierre, la fin est une bénédiction! Alice est heureuse, au fond, dans son égoïsme; son rosaire lui suffit, son regain de piété lui rendra plus douce la préparation au grand départ. Pour une fois, la perspicace Caroline n’était point de l’avis de son adorée: —Non, Lili, Alice est à la torture. Puisqu’elle veut aller à Longreuil, prenons-en notre parti, nous l’accompagnerons; là-bas, il n’y a pas de directeur janséniste, le bon curé fera tout à fait l’affaire. Lili redoutait «ses coryzas à n’en plus finir». —Je n’irai certes pas à Longreuil. Après les pluies du printemps, on en pince pour tout l’été; quant à l’automne... il ne manquerait plus que cela!... La situation mettait à l’épreuve ces craintives vieilles filles, le sens du devoir et le culte de la famille auraient-ils la force de leur faire rompre des habitudes de cinquante ans? Elles se rendirent à l’évidence, puisque les médecins ordonnaient qu’on séparât Alice de M. Aymeris, «au moment où une catastrophe allait peut-être se produire». Les quatre-vingt-douze ans de Mme Demaille la rendaient, à leurs yeux, négligeable... «même à l’heure, disaient-elles, des testaments». Elles iraient donc à Longreuil. M. Aymeris avait hâte de voir tout le monde quitter Passy. Il combina avec Antonin des arrangements domestiques. Mme Demaille viendrait encore une fois, pour l’été, chez lui; on meublerait pour elle le pavillon que les Gonnard avaient jadis... profané, mais ces horreurs étaient si loin, si loin! Ces demoiselles, pleines d’amertume, dénonçaient la conduite de leur neveu: ce fils, naguère si attentif auprès de sa mère, ne venait plus qu’à de rares intervalles, et comme détaché des siens; nul doute qu’il ne fût «pris ailleurs» et la proie de quelque misérable créature. Avaient-elles été clairvoyantes, dès le temps où Georges, encore gamin, pleurnichait avec sa Jessie! Pendant les préparatifs du voyage, Georges réoccupa pour quelques jours sa chambre d’enfant; une mince cloison s’élevait entre son lit et l’alcôve de sa mère. Nou-Miette, refrognée, le servit comme jadis, il retrouva sa veilleuse de porcelaine, la petite flamme faisait mouvoir les fleurs fanées de la tenture bleu pompadour; les fantômes reprirent forme, sa chemise, ses habits, redevinrent ceux du lycéen; il était incapable de sommeil:—Papa et maman ne se reverront plus, après les adieux du départ! papa seul s’en doute—songeait-il—l’atmosphère de Passy est suffocante; papa, selon sa coutume, ne parle point et il souffre. A-t-il un confident? Mme Demaille retombe en enfance. Georges se relevait, la nuit, contemplait son père, du fauteuil où il s’asseyait pour avaler, avant le lycée, une tasse de chocolat; M. Aymeris fût-il éveillé comme alors, ou qu’il dormît comme maintenant, l’échange ne se faisait point entre eux. Georges conversait avec son père, à la façon de sa mère avec le crucifix de la rue d’Ulm. La respiration du malade s’arrêtait, la physionomie se contractait en une expression d’angoisse, les chairs étaient livides, à part les paupières si cernées et si sombres, que Georges crut parfois y distinguer une prunelle, un regard, alors que son père dormait. Le professeur Blondel écrivit à mon ami, lui demandant un rendez-vous, et lui révéla le mal qui consumait M. Aymeris. Georges ne devrait plus le quitter; la volonté formelle de M. Aymeris était qu’on laissât partir sa femme. Craignait-il de s’attendrir, à l’ultime instant? Voyait-il dans sa chambre aux persiennes closes, deux femmes agenouillées auxquelles il ne dirait rien, devant les gardes religieuses, le professeur Blondel, et qui, s’il parlait, n’entendraient pas le sens de ses aveux? Georges retourna chez Rosemary, s’arma de courage pour lui dire:—Je te quitte, Rosie, il faudra que je surveille mon père quand je ne serai pas à Longreuil auprès de maman... Et toi, ma chérie, te laisserai-je seule, dans l’état où tu es? Je vais être écartelé... Si du moins j’avais mon travail à la campagne! Mais non, rien à faire... quel temps perdu! Mon ami, ces paroles à peine proférées, était confus de son égoïsme d’artiste. Son travail! Sa peinture, quand l’heure sonnait un glas! Abominable mysticisme de l’Art! Parfois, dans l’atelier de Longreuil, l’artiste avait tressailli pendant qu’il se hâtait de peindre des fleurs dont les pétales se détachaient un à un, et tombaient sur la table, avec un bruit à peine perceptible; les cloches de l’église du village annonçaient aux habitants du bourg qu’une âme se séparait d’un corps. Et ce soir, chez Rosemary, un carillon lent, lourd, funèbre, parti d’innombrables clochers, bourdonnait dans le tympan de Georges et il en avait une sorte de vertige, tout s’anéantissait autour de lui... Rosie tirait gauchement l’aiguille, elle ourlait un minuscule bonnet à trois pièces; cette femme était tout son espoir, incarnait un avenir, un double avenir, avec la petite créature qui déjà remuait dans ce ventre recouvert d’un tablier bleu de servante. La plupart d’entre nous craignent l’âge qu’ils vont prendre; nous tressaillons comme l’avare qui porte sa fortune dans sa poche et croit entendre le pas d’un voleur sur la route. La trentaine déjà nous semble être la ruine, nous regardons fuir la jeunesse, comme un enfant regarde se vider un sac de bonbons. Qu’est-ce que Georges avait à regretter? Du moins pouvait-il, de l’avenir, attendre un moindre mal? Ce fragment du Journal (15 juillet) marque cet état d’esprit au crépuscule de la famille Aymeris. _D’ici quelques mois, il ne restera plus personne de ceux qui me formèrent, rien de ce que j’ai connu, depuis que mes paupières se sont, pour la première aube, ouvertes à la lumière et à la connaissance._ _La maison de mes pères se fermera, je n’en dépasserai plus le seuil. Ce qui a cessé de vivre est, par pitié, recueilli dans l’urne funéraire ou dans un cercueil; jetez donc nos cendres à travers l’espace, qu’elles se dispersent dans l’air et se répandent au hasard des vents! Si je blasphème, c’est que je ne crains plus ce que j’avais tant redouté, car je fus l’enfant qui tient les jupes de sa bonne, qu’elle ne le perde pas dans la foule. A cet instant parvenu, et auquel je ne croyais plus, voici la dislocation du cortège, les «Centenaires» deviennent des morts. Et il me semblait que je ne pusse point leur survivre!... O mélancolies sans cause, mélancolies «d’enfant de vieux», comme on l’a dit parfois! Et j’assiste à ces agonies, comme les chiens de chasse que le valet retient, tandis que les chevaux s’élancent au son du cor. Chez moi, impatience de vivre: soif d’autre chose, fringale pour tout ce qui vit, horreur juvénile de la lenteur, du silence, dégoût de la déchéance!_ _Même auprès de ma bien-aimée mère, si je caresse l’aveugle Trilby sur ses genoux, et m’avise que la chère respiration de maman tout à coup s’arrêtera dans la chambre, j’observe ma main, je m’efforce de m’apitoyer; mes bagues et celles aussi que Maman me laissera un jour, tomberont dans la bière, d’osselets dépouillés de ma peau, et qui auront été mes doigts. Mais, aussitôt, l’afflux du sang au cerveau m’entraîne, je galope à travers les blés mûrs et les vertes avoines, sous le soleil de juillet, vers les foules dansantes, vers la foire et vers la fête... et je rêve de trains, de bagages pour les confins du monde, je vois la fumée noire des steamers, et rêve des régions inconnues de l’Orient, de l’Equateur, je veux partir! Joie! Gauguin tourne le dos à la France, cingle vers les rives où Rarahu couronne de fleurs sa tête de faunesse tropicale, et enlace de guirlandes le flanc poli des grands nègres, à la cadence de reptiles qui se lovent._ _Calme-toi, mon sang! Maman est seule à Longreuil. Depuis trois semaines, je ne lui ai point écrit—et elle commence de me désirer; les tantes me hâtent de la rejoindre; je prends pour excuse les soins plus pressants que je dois à mon père. Et je mentirai! ce n’est ni pour papa que je reste, ni même pour Rosemary qui ne sortira plus de sa chambre, mais pour peindre, produire, créer. C’est pour courir à mes pinceaux, améliorer ou compromettre, détruire peut-être, une petite étude de quatre sous, que n’importe quel maître d’autrefois n’eût pas condescendu à regarder._ _Tel est, chez l’artiste, l’égoïsme, l’orgueil, son désir de laisser une trace de lui. Il pense à ses tubes de couleurs, auprès de ses chers agonisants!... Amour, Art, Altruisme social, divinités aussi féroces que le Dieu de M. le curé... Mysticisme universel!_ Georges prolongea tant qu’il le put son séjour à Paris, mais vers la mi-juillet, partit pour Longreuil. Il retrouva Mme Aymeris galvanisée par le grand air d’une campagne, où l’influence de la mer se faisait sentir. Mme Aymeris, ressuscitée, allait chaque matin à l’église, se promenait en voiture l’après-midi; les tantes assistèrent ébahies à ce prodige de la volonté. Il ne restait que l’excitation nerveuse, à laquelle chacun s’était fait, depuis si longtemps, et ce que Nou-Miette prenait pour de l’animation. Avec une verve fiévreuse, Georges commença et acheva, en deux semaines, ce qui devait être une de ses meilleures toiles: un châtelain des environs, M. de Champore—en costume de chasse—entouré de ses enfants. Un soir, après la séance, modèles, peintre et autres habitants du manoir sont assis autour de la table à thé; Mme Aymeris est encore au presbytère, la petite bossue qui porte les dépêches se montre sur le perron, elle tend un télégramme à Georges: _Présence indispensable, danger imminent._ Georges cache le papier bleu dans sa poche, monte à sa chambre. Il n’y a plus pour Paris que l’express du lendemain matin. Il s’agira d’expliquer un départ si hâtif, mais, surtout, ne rien dire à sa mère, ne point mettre les tantes dans le secret! Il fera sa valise pendant la nuit, sans l’aide des serviteurs; Antonin, le seul auquel il puisse se fier, était auprès du moribond. Georges, qui souffrait souvent de migraines, se couche avant le dîner. A la réflexion, il décide qu’il laissera un mot pour sa mère: une toile s’est crevée en tombant, il la lui faut réparer tout de suite, l’expédier en Amérique où Darius l’a promise à date fixe. A 5 heures 1/2, il saute dans le train et il sera rendu, avant midi, auprès de son père. M. Aymeris, seul dans le grand salon du rez-de-chaussée, où l’on avait dressé son lit, reposait, pendant que deux gardes, ses religieuses de la rue de Bayen, mangeaient à l’office. Les médecins, venus à la gare, avaient dit à Georges:—Et surtout, Monsieur Aymeris l’a encore répété hier: _Que mon fils ne fasse pas venir sa mère!_ Quand M. Aymeris l’aperçut, il se redressa contre deux oreillers placés derrière lui; il regarda si les portes étaient closes, fit signe à Georges de s’asseoir dans l’antique fauteuil vert; signifia d’un geste autoritaire, inconnu chez lui, qu’il ne faudrait pas l’interrompre, mais assez nettement prononça d’une voix sourde: —Mon cher enfant, te parlerai-je donc, cette fois? Il le faut! Que je ne t’aie jamais rien dit, j’en ai souffert autant que toi. T’ai-je toujours bien compris? M’as-tu compris? Il me faudrait plus de forces et plus de temps qu’il ne m’en reste, pour... (M. Aymeris balbutia):—je ne retrouve plus ce que je voulais lui dire!—... et il reprit: Ecoute-moi: J’ai attendu la dernière minute, par égard pour ton excellente mère, car je la croyais plus malade que moi... et par crainte aussi que tu ne fusses point assez fort... pendant trop longtemps ai-je en toi vu le frêle rejeton de deux proches parents, trop tard unis? Ton frère, après ta sœur, nous furent ravis. Pour toi, j’eus des craintes, je me suis trompé... heureusement, je le sais... trop tard aussi... On m’a beaucoup prévenu contre toi; les tiroirs de mon secrétaire sont pleins de lettres. Ne les lis pas! Je n’ai rien cru... Certaines signatures te feraient de la peine... tes amis... Georges ne put retenir:—Pas de Darius, papa, ces lettres? —Non, mon enfant, pas de lui. D’ailleurs, ne te méfie pas... et rappelle-toi qu’il est plus noble d’être dupe que de duper. M. Aymeris se reposait entre chacune de ses phrases. —Rends à ceux qui te les demanderont les innombrables dossiers où leur nom est inscrit: secrets d’atroces misères... Mais revenons à toi: la plus intelligente, la meilleure des mères, que tu adores et qui t’adore, a-t-elle su ce qu’il faut éviter surtout dans la vie commune?... Ne contrarie personne, mon enfant! Respecte l’individualité des autres, car l’on n’empêche rien... Cette gêne si pénible entre toi et moi, je l’éprouvais avec ta mère, la seule femme cependant que j’aie aimée. Si tu me juges mal, sache que je n’agis que par respect de mon prochain... Je meurs plus tranquille, maintenant que je te crois capable d’indépendance; tu jouiras de la vie. T’en avons-nous empêché? J’eusse absous tes fautes, si tu en avais commis... ces fautes eussent été les miennes, les nôtres. Pardonne à des vieillards. J’agissais pour le _moindre mal de tous_. Il n’y a sur terre, pour un cœur loyal, que de choisir sa mission et de l’accomplir... les croyants et les incrédules atteignent les mêmes fins, en donnant des noms divers à une seule et même chose: il s’agit d’être un _honnête homme_. Tu as pris de ta mère ce qu’il y avait de plus précieux en elle: la volonté; ta persévérance dans le travail m’en est garante. De moi, tu as reçu un don qui fait souffrir, mais dont il n’y a pas lieu d’être honteux: la commisération humaine. Va! Tu peux marcher seul; tu le seras bientôt... Ici, le moribond s’arrêta encore. Georges découvrait son père. Georges n’aurait point autrement parlé... Pourquoi avaient-ils, tous les deux, attendu pour se reconnaître? M. Aymeris réclama un oreiller de plus, et soutenu par son fils qui lui baisait le front, il dit: —Et que ta chère maman ne soit pas ici, quel souvenir pour toi, quelle douleur pour nous! Ai-je eu trop de ménagements? Fût-elle venue, je ne t’aurais sans doute rien dit!... Je te recommande la marraine de ta sœur, Mme Demaille. Avec son angélique douceur, elle était l’une de mes _pupilles_, je lui étais indispensable, parce qu’elle croyait en moi... Et demain, toi?... Je te laisse une fortune honorable, suffisante à tes besoins. Aime les pauvres. Crains la richesse. Réfléchis, si jamais tu songes au mariage... peut-être notre race a-t-elle assez produit. Que vas-tu faire? Que vas-tu faire, ô mon enfant? Je n’en veux rien savoir, de tes desseins, car rien ne sert à rien, s’agit-il de prévoir ou de conseiller. Laisse-moi croire que tu marches vers le bonheur, sache donner, ne méprise que l’égoïsme! Après un long silence, M. Aymeris laissa choir sa tête, et ajouta ces quelques paroles: —Vois comme il est doux de mourir, quand on ne se raccroche pas au clou! Si tout pouvait être fini après ceci! Je ne demande qu’à ne _plus rien voir!_ J’ai trop vu de misères, je n’en puis plus! La voix devenait à peine perceptible... ç’allait être le coma. * * * * * Serait-ce facile de mourir?—pensa Georges. Il appela les deux religieuses et le prêtre qu’elles avaient mandé. Antonin entra quand tout fut fini, une serviette sur les yeux en guise de mouchoir; s’agenouilla; puis, ayant poussé Georges vers le cabinet de toilette: —Monsieur Georges, au nom des serviteurs, c’est Antonin qui vous cause, pourquoi que vous n’avez pas amené Madame? Toute la maison réclame Madame, on dit que ce n’est pas bien, ce que vous avez fait! Monsieur Georges sait que Madame Demaille est dans le pavillon, on la tient au lit, depuis ce matin elle tempête, elle veut voir le Maître; sa bonne nous injurie. Ah! Monsieur Georges, qu’est-ce que vous avez manigancé là? Les fournisseurs, les voisins vont faire une mauvaise réputation à Monsieur Georges, c’est abominable! Monsieur Georges si bon, est-ce croyable! Tenez: moi, je paye une dépêche! J’vas en faire une pour Madame... Oui, mais trop tard... Monsieur ne reconnaîtra plus Madame. Que faire, mon Dieu, mon Dieu! Si on appelait un autre médecin? C’est pas Dieu possible, que Monsieur soit mort... Moi, j’disais qu’on le laisserait passer, la garde disait qu’il fallait tenter une opération. Georges prit les mains d’Antonin. —Merci, mon bon. Mais vous ne savez pas ce que vous dites. Faites porter ceci. Il s’assit au bureau, écrivit deux dépêches: l’une pour Longreuil: «Ramenez Maman par le premier train», l’autre pour Rosemary: «If you felt strong enough, might come before five o’clock.» Antonin allait en charger la concierge; Georges se ravisant en rédigea une autre, quelques minutes après: «No, don’t come, your presence not wanted yet.» Deux heures après, un fiacre apportait la réponse. «Bien sûr que je ne serais pas venue! Inutile de m’inviter dans une maison où, le père vivant, je n’aurais pas été admise. J’ai pris mon parti, je sais ce que j’ai à faire. Si tu as pour moi de l’estime, tu approuveras ma conduite. Je t’ai été fidèle, je t’aimais. Rosemary.» * * * * * Georges a deviné la détermination de l’étrange fille, veut courir jusque chez elle, mais comment s’absenter? On procède à la toilette, ce sont les répugnantes besognes, les formalités et les rites funéraires, à la mairie, chez Borniol. Quelqu’un désire voir Georges, et Antonin dépose sur le lit des fleurs avec la carte du baron Wladimir Aaronson, d’Odessa, et celle de Sarjinsky. Antonin murmure:—Voyez, M. Georges! le baron Aaronson; le lâche! comment qu’il ose? Et le Sarjinsky? O les cafards! Cet Aaronson, l’ennemi acharné de Georges chez la Princesse Peglioso, Antonin se rappelait le mal qu’il avait fait à M^e Aymeris déjà malade, les calomnies dont il avait été le colporteur. Et c’était lui le premier à venir, quand les journaux n’annonceraient que demain le décès du maître. Voici pourtant d’autres bouquets, des gerbes avec inscriptions sur des morceaux de papier et des cartons: «A mon bienfaiteur», «Une reconnaissance fidèle», «Trois orphelins de Grenelle, qui ont retrouvé un père». Le timbre du concierge retentit; «des dames» sollicitent de Georges un entretien privé, _immédiat_; elles montent, envahissent la chambre. L’une d’elles debout à la tête du lit se lamente, psalmodie comme une pleureuse antique, manie des ciseaux et injurie les gardes qui l’empêchent de couper une mèche de cheveux: Assassins, assassins! Vous avez tué le grand homme! Qu’on fasse l’autopsie. Georges entend une autre voix d’hystérique dans le jardin: —Où est Antonin? Antonin! Antonin! votre maître n’est pas mort... J’amène un chirurgien allemand, le seul opérateur possible, suivez-moi, docteur, je suis ici chez moi! Au nom du Ciel, sauvons mon grand ami, les médecins français sont des ânes... [Illustration: _Mme Demaille_] Dans le vestibule, quelques reporters notent les documents biographiques que d’autres énergumènes leur jettent en pâture. Georges compte les minutes en attendant sa mère. A huit heures, Mme Aymeris arrive de Longreuil, accompagnée de ses belles-sœurs et de Nou-Miette. Sans ouvrir la bouche, d’un pas assez alerte encore, elle monte, se prosterne, baise les mains et les joues du cadavre, et s’empare d’un prie-Dieu, où elle égrènera son chapelet jusqu’à ce qu’elle s’assoupisse. Nou-Miette la déshabille, la porte dans son lit, qui est dans la pièce contiguë. Elle s’endort sans avoir pu proférer une parole. Le lendemain matin, après avoir dit ses prières au chevet de M. Aymeris, elle descend, traverse le jardin, pour voir Mme Demaille. La nonagénaire n’aurait pas compris la nouvelle, lui en eût-on fait part. Pour elle, M. Aymeris, ne pouvait pas être mort, elle ne savait plus ce que c’était que la mort. Les deux femmes se regardent, s’embrassent. —Alice, vous voici donc revenue?—sourit Mme Demaille. Ce n’est pas encore l’hiver! Il doit pourtant faire bon, à la campagne! Georges ramène près du cadavre Mme Aymeris, toute impatiente de savoir si M. Aymeris _était prêt_. Quel prêtre avait-il vu? A-t-il reçu l’extrême-onction? Qu’a-t-il dit? Comment s’est-il comporté avec le prêtre? Et Georges subit une autre scène, Antonin, les dames amies accablent Georges de nouveaux reproches. M. Aymeris est en léthargie. Des pointes de feu, aux quatre membres! Ah! Si Mme Aymeris avait été prévenue! La maison retentit, à nouveau, de cris et de conversations, Georges enferme sa mère dans la chambre, et c’est alors que les religieuses peuvent enfin raconter les visites de M. le Curé; mais la malade, d’une pâleur jaune et translucide, se recouche sur l’ordre des médecins. * * * * * Georges, vers le second soir, avait à se commander des habits de deuil. Il courut à Montparnasse. —Où est Madame? demanda-t-il à Mme Bard, la concierge? —Madame est partie sans donner d’adresse, la femme de ménage a battu tout le quartier; moi, je crois bien avoir entendu Madame dire au cocher: gare du Nord... Georges essaye de parler. Impossible. Il escalade les cinq étages, pénètre dans le logement. Sur une crédence de cuisine, une enveloppe ouverte porte son nom. (Je traduis de l’anglais). _Mon bon Georges_, _Tu vas être furieux, je suis au désespoir de te faire de la peine, dans un moment où tu devrais être tout à ta famille. Je t’avais volé à tes parents, ils te reprennent, tu n’aurais jamais dû les quitter pour moi qui ne demandais pas, et au contraire, ce que ta bonté te dicta. Ai-je fait erreur? Je ne crois plus être enceinte. Je ne voulais pas te le dire, mais maintenant je le dois. J’ai des parents à Wolverton, ma fierté m’a retenue d’aller les voir en Angleterre, comme ils me le demandent. Si les choses s’arrangeaient, je t’écrirais plus tard. J’ai assez d’argent, ne t’inquiète pas. Tâche d’oublier une «inférieure» qui n’aurait jamais été ton égale, même si tous les notaires y avaient passé. Il n’y a, vois-tu, qu’une chose qui sépare un homme et une femme pour toujours, et_ tu sais quoi. _Tu m’as trop souvent, et ça n’était guère adroit, parlé de la Florette de M. Maillac. Non, tu n’as pas de tact; aussi, bon et généreux comme tu l’es, tu ne te fais pas aimer. Tu m’as blessée tout le temps, aux heures où tu croyais m’élever, m’éduquer, me cultiver, comme tu disais. Tu n’es qu’un «intellectuel», comme tu le répétais sans cesse avec mépris, quand il s’agit de certains de tes confrères._ C’est moi qui suis inquiète pour toi: _tu ne sauras jamais t’arranger. Je t’embrasse tout de même de grand cœur. Mais quelle chance qu’il n’y ait pas un polichinelle, tu sais où, le pauvre petit, qu’est-ce que tu en aurais fait? Allons, adieu, peut-être au revoir, qu’est-ce qu’on en sait?..._ _ta Rosemary._ Georges chancela, s’écroula sur une chaise de la cuisine, foudroyé. Mme Bard, comme il ne redescendait pas, monta voir ce qui se passait. La brave femme avait son idée: une rupture, un départ brusque, Madame ne reviendrait plus. Elle sonna à la porte; n’entendant rien, recommença, frappa. Enfin Georges vint ouvrir. —Madame Bard, la vérité: elle vous a parlé? Qu’avait-elle comme bagage? Je n’ai pas encore visité l’appartement, venez avec moi. La concierge, émue par la pâleur de M. Georges Aymeris, pénétra la première avec une bougie, et inspecta les quatre pièces du logement. Les armoires étaient vides; nulle trace des «affaires personnelles». Madame avait fait place nette, on aurait pu mettre un écriteau: logement à louer. —Je vous laisse les clefs, Madame Bard. Il faut que je retourne chez moi, mon père est mort, je ne sais quand je pourrai m’occuper de vous; d’ailleurs il n’y a rien d’elle ici. —Monsieur—gémit Madame Bard—Je la trouvais bien nerveuse depuis quelque temps, la pauvre Madame! Je disais l’autre soir à Bard: elle a l’air de se ronger, cette petite femme-là. Peut-être qu’elle attend un bébé, pardon de l’indiscrétion, M. Aymeris. C’était si fière, on n’osait pas la traiter comme une autre, dites, Monsieur? C’était une petite femme qui se tenait bien, malgré ses airs d’indépendance—on savait, quand c’était dehors, que ça ne vadrouillait pas, ça s’était bien rangé. Peut-être qu’elle n’est pas loin, elle reviendra! Mais vous devez en savoir plus long que moi, Monsieur Aymeris? Georges brusqua l’entretien et, sans prendre congé, sortit de la maison, arrêta une victoria qui maraudait dans la rue. En voiture, il relut la lettre plusieurs fois; de retour dans la chambre mortuaire, il se mit à genoux entre ses tantes et, vaincu par l’excès de ses émotions, sanglota comme un grand enfant. Antonin annonça: Son Altesse Impériale Madame la Princesse Mathilde.—Georges s’enfuit. Mlles Aymeris se demandèrent sans doute ce qui provoquait cette crise et pourquoi donc en ce moment-ci plutôt qu’hier, au retour de leur belle-sœur. Pouvaient-elles deviner qu’auprès de ce lit où gisait M. Aymeris, une «misérable drôlesse», qu’elles eussent tant méprisée, une inconnue, hantât l’esprit de Georges, petit-fils d’Emmanuel-Victor et fils de ce Pierre auquel une nièce de Napoléon était venue, de Saint-Gratien, rendre un dernier hommage; le grand homme auquel tous les journaux consacraient un article nécrologique en première page? Le surlendemain, un corbillard des pauvres apparut. Une messe basse fut dite selon la volonté du philanthrope. Les obsèques eurent lieu sans le concours de monde auquel les voisins se seraient attendus: nous étions à la mi-août. Paris était vide, la chaleur torride. La famille, quelques magistrats, MM. Blondel, Lachertier, Darius Marcellot suivirent jusqu’au caveau, avec une foule d’indigents du quartier, des sœurs de charité, des ecclésiastiques. Mme Aymeris ne put quitter ses appartements. M. le Doyen était venu, exprès, de Longreuil pour lui offrir son soutien; Georges, après la cérémonie, s’alla coucher, il avait la fièvre. * * * * * Quand il fut rétabli, il prit la résolution d’enlever sa mère, de ne plus jamais revenir à Passy. Ils vivraient à Longreuil. [Illustration: _Dr. Brun_] Mme Aymeris, Georges et les tantes dînèrent, la veille du départ, chez le docteur Brun, l’ami intime de la famille. Mme Aymeris causa, elle paraissait plus présente, tenait des propos pleins de raison, insista même pour obtenir un rendez-vous avec le notaire. La soirée était chaude. M. Brun avait fait mettre la table dehors, sur une terrasse qui ressemblait à celle des Aymeris; le jardin était encore fleuri. Georges se réjouissait de voir sa mère presque gaie en cette réunion intime. Vers dix heures, elle se retira au bras de Nou-Miette; il n’y avait qu’à traverser la rue, car M. Brun habitait en face. Le docteur retint son jeune ami sur le seuil, et lui dit tout bas:—Georges, j’ai peur que vous ne vous leurriez d’un vain espoir; votre maman est plus malade que ne l’était votre père, il y a un mois. Je ferai prendre des nouvelles demain matin; je ne suis pas tranquille pour la nuit. Le docteur n’avait pas pitié! Quel coup, alors que Georges se demandait s’il ne marchait pas dans un rêve, et qu’il voyait sa mère plus consciente que naguère!... L’expérience de la vie, pensa-t-il, rend les médecins cruels. Comment, comment allait-il tout de suite se préparer à une séparation qui, quelques minutes auparavant, lui paraissait lointaine? Il venait d’escompter les douceurs d’un armistice; sa tendresse pour sa mère se réveillait, et plus intense depuis que sa camarade l’avait quitté; quel besoin il aurait eu de quelques heures d’embrassement, larmes confondues, tout cœur à cœur avec la chère vieille! M. le Doyen recevait l’hospitalité à Passy, pour la nuit; en cas de besoin, on l’appellerait. Georges dormit pesamment. Quand il se réveilla, Nou-Miette lui donna de bonnes nouvelles, sa maîtresse avait bien reposé, elle acceptait quelques aliments. Le train n’étant qu’à deux heures de l’après-midi, Georges eut le temps de passer à Montparnasse, il ferma le logement, alla chez le professeur Blondel dans l’espoir que le docteur Brun se trompait. Blondel lui conseilla de tenter encore le traitement roumain, ce régime féroce, toujours condamné par M. Aymeris. Ce n’offrait plus de péril, même si la malade, moins nerveuse, apprenait la nature de son cas. Les ordonnances furent remises au pharmacien, qui enverrait les médicaments à Longreuil, avec de nouvelles étiquettes. Au bout d’une quinzaine de jours, les traces de diabète diminuèrent, puis disparurent. Georges crut à un miracle; il n’eut plus avec la malade de ces impatiences irritées, mauvaise conséquence, se dit-il, de la crise sentimentale dont il était délivré. Et Rosie avait menti! Elle ne portait pas dans ses entrailles le fruit d’une triste passion. Il reprendrait pour quelque temps peut-être sa vie de jeune homme, celle d’un petit garçon et d’un protecteur à la fois. Le mensonge de Rosie le rendait à sa mère. * * * * * La température fut à la fin de l’été et en automne, d’une douceur dont la Normandie nous récompense après des printemps humides et pluvieux; Georges peignit, à l’intérieur ou en plein air, des fleurs, si colorées à l’arrière-saison et qu’il préférait à celles des autres mois. Sa mère s’intéressait aux études, combinait avec lui des harmonies charmantes. Quelquefois, un peu agacée par les conciliabules de ses belles-sœurs, elle pensait:—Si nous étions seuls ici, Georges et moi, ce serait le bonheur parfait! Mme Aymeris se laissa tromper sur l’espèce de sa maladie; son manque d’appétit, seul, lui donnait quelques soucis. Jusqu’à la mort de son mari, elle n’avait plus fait attention à son régime, mais le professeur Blondel était «draconien». Les mets permis semblaient insipides à Mme Aymeris, de plus en plus privée de ceux dont elle était trop friande. Elle se dessécha encore. La correspondance redevint régulière, de Georges et du Roumain; de féroces exclusions furent maintenues. Emportée et autoritaire comme elle le demeurait, la malade protesta à chaque repas, se plaignit de mourir d’inanition. Plus d’entremets, plus de ces fromages à la crème, son régal aux collations dans les fermes, et but des promenades qu’elle faisait, comme jadis, en compagnie de son fils, ou bien avec les tantes Caroline et Lili. Entre le presbytère, les visites aux «points-de-vue» qu’elle ne se lassait de déclarer les plus beaux paysages de toute la France, qu’elle connaissait d’ailleurs très mal, la vie avait repris paisible; les affaires de succession viendraient plus tard. Georges et le notaire les lui avaient décrites normales et toutes simples. Le nom du cher défunt n’était presque jamais prononcé; on eût dit que par un accord des êtres et des choses, en cette saison de légères brumes, sans vents d’équinoxe, sans brusque hausse ni baisse du baromètre, Mme Aymeris dût jouir d’un double été de la Saint-Martin. Georges se posa tout à coup cette question: Que devient donc Rosemary? Il finit par découvrir une parente «aisée» de son amie, dont il avait perdu l’adresse. A force de diplomatie, il se la procura. Cette personne écrivit que Rosemary avait pris une place de house-keeper près de Wolverton. Il apprit le nom du patron et de l’endroit. Georges lui écrivit une lettre pressante, ne pouvant plus vivre sans nouvelles, mais il eut l’inutile prudence de prier Rosie qu’elle répondît poste-restante à Trouville. On attelait la carriole du fermier de Longreuil, quand la promenade de maman prenait une autre direction, et en ce cas il sortait seul. Il attendit des semaines, rien ne venait. Chaque jour enlevait un peu de ses espérances; il forma une résolution, de celles que Rosemary appelait ses «maladroites impulsions», ces incoercibles et brusques besoins qu’il ressentait comme sa mère. Il écrivit aux patrons de Rosemary:—Que devenait-elle? Il s’intéressait à elle comme à «une sœur», Mr et Mrs Mac Donald devaient savoir _qui_ il était «_de grâce, tenez-moi au courant, protégez-la, soyez indulgents pour elle_». La veille de la Toussaint, que l’on passait à Longreuil, Georges reçut un billet dont l’écriture lui rappela celle de Mme Peglioso: écriture conventionnelle, pointue et élégante d’Anglaise. Deux pages seulement. Il y était dit, d’un ton froid et n’invitant pas à plus ample correspondance, que Rosemary n’avait pas _convenu_ pour le service de «parlour maid», et que son congé lui avait été signifié. Elle travaillait, disait-on, dans une auberge de Slough, près de Windsor, à l’enseigne: _The Unicorn_, chez une Mrs H. S. Smyth. [Illustration] Tout ce que Georges avait craint, depuis qu’il vivait avec elle! Cette fille altière et folle d’indépendance recherchait ces situations-là, moins humiliantes pour l’anonyme qu’elle était chez ses maîtres de hasard, que pour son ami, si désireux de l’élever à lui; et ç’avait toujours été là entre Georges et Rosie, sujet à litige, s’il voulait lui faire entendre que, vis-à-vis de son amant, elle, si ambitieuse de «respectability», créait ainsi entre elle et ses «employeurs» des rapports plus pénibles pour lui que ceux d’une bar-maid ou d’une habilleuse d’actrice, avec leur clientèle... Rosemary avait eu bien des métiers, et celui d’habilleuse dans un théâtre de province lui avait paru le plus dégradant de tous. A Bordeaux, traîneuse de coulisses, elle avait fait les commissions des galants, bien profitables d’ailleurs, jusqu’au jour où, en plein visage, frappant d’une pièce de cinq francs un vieux rocantin de la ville, elle l’eut défiguré. D’un coup de tête, Rosemary refusa ce que son service l’obligeait d’accepter; de même rompue aux servitudes sans grandeur, la vagabonde, illogique, à une observation de Georges, le menaçait:—Attends un peu! je me mettrai dans une maison à gros numéro! Quand on ne peut avoir ce qu’on veut, moi je suis pour le pire; je rirais en montant à l’échafaud! Tu ne me connais pas encore! Et je crois entendre mon ami qui lui répond: —Et toi, te connais-tu? Si tu m’écoutais! Mary, Mary! Aies donc pitié, cesse de te moquer de moi! Or elle était bien «dans sa ligne» et le destin de Rosemary déterminait cette nouvelle chute, les bas-fonds l’appelaient. Elle avait choisi l’Angleterre, sachant que Georges comptait, plus tard, y faire de longs séjours, peut-être s’y fixer, au cas où l’avenir ne modifierait point ses rapports fâcheux, depuis ses succès, avec les gens de son pays. Georges qui eût à tous ouvert son brave cœur enthousiaste, était si las des luttes stériles, si meurtri par l’incompréhension et l’injustice des autres, qu’il s’était promis de s’exiler en Angleterre, quand rien ne le retiendrait plus à Paris; et la grossesse de Rosemary avait donné plus de force à ses desseins, lui faisant entrevoir un possible ailleurs, la paix du «home», une villa dans ce Hampstead, qui est Londres et la campagne à la fois, une sorte de banlieue provinciale, comme l’ancien Passy des Aymeris. Des nouvelles de Slough lui parvinrent. Grâce à des combinaisons subtiles, il avait organisé un système d’espionnage. Dès le retour de Mme Aymeris à Paris, il se remit à tirer des plans insensés: quelqu’un l’assurait que Rosemary avait été malade, après la naissance d’un enfant. Il se laissa convaincre, tant il souhaitait d’être père, et écrivit à son amie. Rosemary lui répondit; ils entretinrent une correspondance de gamins, dont Georges me lisait des phrases sentimentales et ridicules qu’il admirait. Son travail était mou, il redevint plus impatient avec sa mère, retombée malade depuis peu. Une bronchite avait détruit tout le traitement roumain, et par une indiscrétion, elle réapprit le nom du mal dont elle était atteinte. L’hiver fut rigoureux. Elle s’empoisonna elle-même, de ne plus sortir. Les médecins ne surent quoi tenter. Bientôt la rupture de vaisseaux sanguins provoqua des embarras de la parole; Mme Aymeris se remit vite, puis ces accidents se répétèrent, se prolongèrent; et rien ne fut plus douloureux à Georges que le spectacle de ces attaques, l’hébétude qui s’ensuivait, un long débat avec la mort, aussi déchirant qu’avait été douce l’abdication de M. Aymeris, le père. La religion n’était plus un secours. Mme Aymeris parfois s’asseyait auprès de son fils, barbouillait la toile d’un doigt trempé dans la couleur. Georges travailla dans l’atelier de Passy; sa mère était-elle absente? alors au moindre bruit, il croyait qu’on l’appelait au secours. N’osant plus prendre de rendez-vous pour des séances, il fit de la nature morte. Ses tantes ne s’éloignèrent plus, le D^r Brun traversait la rue, au signal qu’elles lui donnaient. Georges n’eut donc que trop de temps à lui pour ratiociner, sans même la diversion coutumière des modèles, allant et venant, qui apportent un écho du dehors, et étouffent les soucis du peintre dans le bruit de leurs voix. Sa pensée, plus active dans le travail, se dédoublait, il se souvint que, dès son enfance, comme il déchiffrait la partition de _Tristan_, il avait entrevu son avenir, tout en s’escrimant contre les chromatiques harmonies; l’exercice mental et manuel d’une lecture ardue où s’absorbent les pianistes, semblait favoriser, chez lui, les plus précis des rêves diurnes. Indulgent à sa manie de noter, il nota ceci parmi ses impressions de chaque jour; par discipline, il notait tout et recopiait même ses lettres à Rosemary, qui se multiplièrent jusqu’à devenir un besoin maladif. 15 avril... «_Dearest, je ne sais plus que croire, tu t’ingénies à me tromper; et que me cache cette manigance?_ _Tu sais que je serai toujours, que je suis_ même aujourd’hui _(et dans quelles difficultés), prêt à prendre le bateau pour te rejoindre._ Il en va de ma santé, de ma vie. _Fais, je t’en conjure, que j’aie la force d’accomplir jusqu’au bout ma tâche filiale, toi, si respectueuse de ces sentiments-là, ce dont tu m’as donné mille preuves. Aide-moi, au nom du Ciel, aide-moi à ne pas forfaire, je m’adresse à ta noblesse de cœur, écoute-moi! Ne serais tu donc plus la même créature?_ «_Un mot, une carte postale, une fois la semaine, n’importe quoi... c’est absurde et très mal, de m’avoir renvoyé les timbres-poste. Le sens de cette boutade m’échappe. Puisque tu n’as pas beaucoup d’argent, quoi de plus naturel que je te paie au moins des timbres? C’est un peu comique, tout cela. Si tu ne peux, de moi, accepter des timbres-poste, de qui accepteras-tu le nécessaire pour vivre? Je suis pour toi un père et un mari! On ne fait pas à ce point souffrir un autre être. Quel démon te possède? Mais je sais que tu haussais les épaules, quand je t’ouvrais le fond de mon cœur... Misérable petite femelle, tu tombes, tu tombes, à mesure que je veux t’élever! Tu m’obliges à te voir plus noire, moi que tu avais ébloui... Aurais-tu compris que, de toi, je pensais trop de bien? Te verrais-tu indigne de mon généreux égoïsme? Ton orgueil de misérable petite femelle, crois-tu le dissimuler quand tu prétends que tu n’as pas de droits sur moi? Façons de cuisinière qui fait de la dignité!..._ _Orgueil! That blasted pride of yours!... Vis-à-vis de moi, qui suis inoculé contre ce venin! It is really too mean of you, bewitching little dear of mine. Why, why, why do you go on so?..._» _27 Avril._ «_...Une carte avec une vue de salle d’hospice: mieux que rien! mais après des courses et des courses à la poste, des nuits blanches ou de cauchemars, recevoir ce bout de carton! Puisque tu en es réduite à soigner des malheureux à St-George’s Hospital, vais-je donc enfin te faire une proposition? J’y ai depuis longtemps pensé, sans jamais t’en écrire. Ma mère emploie (et fait plus que de les occuper) deux femmes. Les médecins, absolument hostiles aux religieuses, réclament une trained-nurse. Pourquoi ne viendrais-tu pas? J’arrangerais tout, je dirais que l’on t’a prise à Neuilly. Ce n’est pas très bien, peut-être, ce que je t’offre là, si l’on envisage la chose d’un certain point de vue; mais c’est le moindre mal pour un grand bien, pour me sauver et, comme je te le dis toujours,_ me protéger. _Que puis-je faire de plus que d’implorer pour que tu rendes tes offices auprès de ma mère, c’est-à-dire_ près de moi? Consider it, Mary, a case of emergency...» _3 Mai._ «_...Alors tu ne comprends pas? Tu me fais honte et tu choisis encore une carte postale._ _Personne, heureusement, ne lit l’anglais chez nous: mais suppose qu’il en fût autrement! Ce que tu fais est monstrueux, je te le crie, parce que tu es capable, si tu le veux, de le_ sentir. _Une femme sans pitié... Quelle mère aurais-tu fait! N’as-tu jamais eu de tendresse? Alors, tu te résignerais à m’apprendre une catastrophe dont tu aurais été la cause? Ton sexe est capable de tout, du meilleur et du pire, mais c’est le pire que tu réserves à ton Jojo._ _Non, je ne puis y croire; viens, viens, viens vite_, absolutely necessary!». N.-B.—Je traduis de l’anglais. _Lettre de Rosemary à Georges.—30 juin..._ «_...Je ne pouvais pas venir, et je vais te dire le pourquoi. J’ai lutté tant que j’ai pu, il faut maintenant que je te l’avoue; j’étais malade. Eh bien! oui, tu es père d’un gros garçon rose et blanc. Si ça n’avait été que pour moi, jamais, entends-tu, jamais tu ne m’aurais revue. Maintenant que le fait est accompli et qu’il vit, the darling, déjà plus bruyant que deux diables, je suppose qu’il n’y a plus deux partis à prendre pour une honnête femme._ _....Je suis au bout de mes ressources et,_ as a matter of fact, _c’est toi qui m’as donné le darling. Veux-tu que je te l’envoie? Je pourrais même le mener à Paris. Dis-moi comment faire._ _Yours ever, Rosemary._» Georges faillit s’évanouir, au reçu de ces lignes. Sa mère avait été plus mal encore et, la plupart du temps, ne reconnaissait personne de son entourage. L’urémie s’étant établie, Mme Aymeris pouvait à chaque instant être enlevée. Georges n’était pas sorti de sa chambre, même pour ses repas, depuis la veille. Il tenait sur ses genoux la vieille chienne Trilby qui, quoique aveugle, sautait à terre pour s’enfouir sous les draps de sa maîtresse. Georges, seul, en la caressant, l’empêchait de gémir ou d’aboyer. Mlle Caroline disait à son neveu:—Cette chambre a l’odeur d’un chenil, on devrait donner une boulette à cet animal. Ta pauvre mère ne s’en douterait pas, elle est déjà ailleurs. Nou-Miette et la garde donnaient raison à ces demoiselles Aymeris, il n’était sain pour personne de respirer l’air d’une chambre de malade, où une bête âgée de dix-sept ans exhalait des parfums innomables. Georges considérait que Trilby devait être là jusqu’à la fin. [Illustration: Mme New Micke 1895] Si maman reprenait connaissance? Restons tous autour d’elle avec Trilby, j’y tiens. La lettre de Rosemary agit comme un ressort. Georges, après en avoir pris connaissance, sortit sans chapeau, courut vers le bois de Boulogne, éperdu d’une joie sauvage. Dès qu’il fut dans une allée solitaire, il poussa des cris, bondit en frappant de sa canne les feuilles des marronniers. —Je suis père, j’ai un fils, je suis père! Il passa le reste du jour ainsi dans un subit oubli de ce qui, le matin encore, le clouait au chevet d’une moribonde. Les voitures se suivaient en deux files, aux Acacias; pour traverser, il prenait brutalement les chevaux par le nez, se courbait sous leur tête; les cochers murmuraient; quelqu’un, d’un landau couvert, appela:—M. Georges Aymeris! Qu’est-ce que vous faites? Il ne se retourna pas. Il erra jusqu’au soir, et, près de neuf heures, le bois devint noir, une pleine lune rouge montait lentement derrière les frondaisons épaisses. Haletant, couvert de sueur, il redouble de vitesse. A la grille de sa maison, des fournisseurs voisins demandent des nouvelles de Mme Aymeris. Il les bouscule; le jardin est obscur; sur le perron, la chienne aveugle, qui s’était échappée, essaye de retrouver son chemin; Georges n’y prend pas garde, l’animal renifle et, suivant la piste de son maître, péniblement monte l’escalier. Du premier étage, Georges entendit un bruit comme d’une éponge mouillée qui tombe, et un grelot. Trilby, dans les ténèbres, étant passée entre deux barreaux de la rampe, s’écrasait sur les dalles du vestibule. Antonin la soulève, elle râle déjà. Georges s’écrie:—N’y touchez pas! Et la portant dans ses bras, tendrement, la dépose sur le gazon du jardin, à un endroit où la lune, maintenant, fait un grand cercle de blancheur verte. Il se saisit de deux épais coussins dans la guérite où sa mère s’asseyait pour prendre l’air, et recouvre de cet édredon la chienne pour l’étouffer; en pleurant il relève plusieurs fois un des coussins, baise la tête de Trilby, jusqu’à ce que la respiration s’arrête définitivement. Quand ce fut fini, il retourna auprès de Mme Aymeris, mais le D^r Brun le repoussa: —Laissez-nous faire, Georges, l’émotion et la fatigue vous ont mis hors d’état de nous être utile. Couchez-vous, je vous l’ordonne! * * * * * Rosemary était à Paris trois jours après avec l’enfant. Il s’appelait James. Toute décence mise de côté, devant le D^r Brun et les serviteurs, Georges porta le petit paquet emmailloté, se pencha sur le lit, appliqua contre le corps de Mme Aymeris—inconsciente, mais les yeux ouverts—le peu de peau que ne recouvraient pas les langes; pour ainsi dire greffant, par ce contact, sur la chair grise qui se détruisait, ces tissus aussi tendres que ceux d’une rose en bouton. —Le vois-tu, chérie? C’est mon fils! Le tien! Touche-le! Baise-le!—disait-il. C’est moi! Et c’est James! Il s’appelle James, chérie! Tu l’auras donc vu, puisqu’il est né à temps, touche-le, touche-le! Et il frottait l’enfant contre les mains et le front de sa mère. Mme Aymeris sembla le voir, et, comme si elle fût sur le point de parler... mais un hoquet fut suivi d’un soupir final, les spasmodiques lamentations de Georges se mêlèrent aux vagissements du poupon. 4. Cynthia CYNTHIA M’INSPIRANT de la morale des demoiselles Aymeris, j’évitai de donner à Georges des conseils, dans l’état d’hésitation où il se trouvait; j’eusse voulu qu’il reconnût d’abord l’enfant; mais s’il le reconnaissait, peut-être me reprocherait-il, plus tard, de lui avoir fait faire cet irrévocable pas. Il s’était repris à vivre avec Rosemary; James fut bientôt mis en nourrice. Mais je ne vis guère Georges Aymeris, de 1895 à 1899—moment où nous reprendrons ce récit—car Darius Marcellot s’étant emparé de mon ami, je m’étais senti plus qu’inutile. Mme Aymeris n’avait pas eu de testament à faire: la moitié de la fortune paternelle, sa part à elle et dont elle avait joui jusqu’à sa mort, revenait de droit à Georges; mais elle avait par écrit exprimé plus que des vœux, des volontés: «Georges ne vendra jamais la propriété de son père. Ses tantes, qui n’ont que huit mille livres de rentes, pourront disposer du pavillon, que l’on remettra dans son ancien état. Si Mme Demaille doit dépasser la centaine, Georges pourra lui prêter un étage du pavillon—et toujours, veillera sur elle, comme l’a fait M. Aymeris, le modèle de toutes les vertus... Je désire que mon fils se marie immédiatement après ma mort. Il sait quelle est la cousine que je lui ai choisie...» Georges et Darius Marcellot crurent que ce papier avait été dicté à la défunte par un prêtre. Mme Aymeris n’avait jamais prononcé le nom d’aucune cousine à marier. La fortune des Aymeris se trouva si réduite par des legs charitables ou pieux, que Georges avait à choisir entre la vente de l’immeuble—que je lui eusse conseillée—et l’Amérique, d’où, par l’intermédiaire de Darius, lui étaient venues des commandes. Il s’y rendrait donc! Darius insinua qu’il n’y avait point de preuves que le petit James fût l’enfant de Georges. Celui-ci, subitement, conçut des doutes et, sans dire adieu à personne, partit pour New-York après avoir fait une modeste pension aux vieux serviteurs de sa famille et à Rosemary.—Et James...? Comme on le verra il espérait, pour cet enfant, que James ne fût point son fils; si James était de lui, ce serait un malheureux, un dégénéré, un fou! La parole de M. Aymeris poursuivait Georges: _Notre race a trop produit..._ Il fit entrer Mme Demaille à Sainte-Périne. La correspondance de son père prouvait que, depuis dix ans, Georges était en butte à d’abominables délations, l’objet d’un perpétuel chantage; et, une nuit, même avait-il failli être assommé, à sa porte, par des hommes dont quelqu’un offrit de lui donner le signalement. J’imagine l’état de désespoir et de panique dans lequel Georges partit pour New-York, mais le journal de mon ami ne se réfère pas à ce voyage, dont il se refusait aussi à parler. Il m’a cependant écrit d’Amérique: «_Je fais mon apprentissage sur la terre du Droit et de la Liberté (!!!) J’ai failli mépriser le Sacro-Saint-Travail, car je croyais ainsi, au début, jouir de mon indépendance, étant dans l’état d’esprit des gens du peuple, candides, ignorants des lois de l’espèce humaine, et qui se figurent que le bonheur est dans le plaisir et l’oisiveté._» Georges m’a avoué, depuis, que certains soirs, éperdu de solitude et de silence, il allait causer avec les employés d’un tramway, à une station proche de son hôtel. Au bout de six mois, Darius l’avait abandonné. L’ignorance des langues étrangères ajoutait à l’ennui qui dévorait le directeur de la _Revue Mauve_ internationale. * * * * * Georges avait peint 160 portraits: la honte de sa vie. Voici les quelques lettres d’Amérique, qu’après beaucoup de recherches, j’ai pu réunir. _A un ami._ _En mer._ _«Je t’écris du pont même du transatlantique. Me voici dans la situation idéale où mes rêves me transportaient pendant ma convalescence, après la fameuse typhoïde. La mer est unie, elle se confond avec le ciel, dans une légère brume à l’horizon. Je suis en complet de toile blanche, allongé dans un rocking-chair... ceci devrait être divin, selon ce que j’en attendais en te quittant, puisque je suis_ maître de moi-même; _pourtant, je m’ennuie déjà, mille choses me trottent par la cervelle, et qui m’empêchent de me préparer à la vision trop escomptée de la ville de New-York, au premier coup d’œil qu’on en a, de la baie. Darius est, comme tant de jeunes gens modernes, hanté par le_ formidable, _il me parle de Michel-Ange, de Vinci, de Cézanne, lesquels je connais mieux que lui et que je perche à leur barreau sur l’échelle des valeurs. Il me poussa à partir, à aller_ gagner _ce que tu sais—_tu sais pour qui; _or, le premier, Darius me démontre que le métier que je vais faire est odieux et méprisable! Darius parle en homme de lettres, comme les critiques du_ Mercure _et autres revues jeunes. Il est évident qu’il n’y a plus de critère; jamais le peintre et la critique n’ont eu le même... Je me dis ceci: quand le critique, le journaliste, porte sa copie au journal, il l’échange contre le pain qu’il donnera à sa famille; quand le sujet de sa chronique ne l’inspire pas (hélas! 99 fois sur 100,) il sera médiocre_, (_surtout s’il est hanté par le_ Formidable). _Tout est bien, s’il écrit aussi proprement que possible, se mettant ainsi en règle avec sa conscience. Il en va de même du peintre: s’il est consciencieux avec son client, et se propose de donner du bien être, ou le simple nécessaire aux siens. Quand Franz Hals se confronte avec Descartes, il produit un ouvrage dont un Darius Marcellot sera plus frappé que par la tête des buveurs qu’entre deux chopes de bière, à l’auberge, Hals enlève en quelques coups de pinceau, pour boire un bon verre ou manger un bon souper—mais peu m’importe, à moi peintre, le modèle qui pose pour moi. Le métier de peintre, ce n’était autrefois que d’exécuter des commandes_, honnêtement. _Ne pas viser au_ Formidable! _Darius me cite les croûtes des faiseurs de portraits modernes et me demande pourquoi, jadis, des artistes inconnus n’en faisaient jamais d’aussi mauvais. Je lui réponds: Parce qu’ils avaient_ du métier, de la science, _et que le public ne se livrait pas à l’_Esthétique.. _Sur le pont de ce navire, voici parmi les passagers des Américains que j’aurai peut-être à peindre. Ils m’appellent chez eux! Pourrai-je demeurer_ honnête, _en reproduisant leur trogne?_ _.....Je passe en revue les faits de ces derniers ans. Il y a quelque chose d’assez nouveau et de peu négligeable, dans ce simple fait, que je sois, moi, Georges Aymeris, à bord d’un transatlantique, voguant vers le pays où l’on transporte nos vieux chefs-d’œuvre, avec nos ténors, nos acteurs et les coiffeurs de Paris. La carrière de Vinton-Dufour, ou de papa Cézanne, ne sera bientôt plus réalisable en France. Ni la tienne, cher ami. A l’hôtel de la princesse Peglioso, ses cosmopolites, ses hideux barons juifs fraternisaient avec un Blondel, un Lachertier et la dame-garçon qui fit du trapèze, devant l’innocent que j’étais, avec la duchesse de La R.! Un vent de destruction souffle sur la France, la tempête se forme sur les hauts plateaux de l’Est._ _Les académies de peinture où j’ai fait «l’intérim» de M. Charlot, comptent plus d’étrangers que de Français._ _Quelque chose d’effrayant et d’encore inavoué, de rampant, nous vient d’Allemagne, de Pologne, de Hongrie, de Russie, de l’Est. Les jeunes Israélites qui, de Fontanes,_ sautaient _dans le commerce ou la finance, «font de la peinture» en professionnels. Ils parlent d’_esthétique, d’éthique. _Le cas Albert Wolff-Aymeris-Francis Magnard est «formidable», il en dit long sur l’évolution de la vie des artistes!_ _Le baron juif, qui fut le premier à déposer sur le cercueil de mon père l’hommage de ses fleurs, qu’en dis-tu? Voici le secret, pourquoi le taire? Le baron faisait une démarche propitiatoire: comme il m’avait repris un pastel qu’il m’avait donné quand la signature de Manet était sans valeur, mais qu’une exposition de Manet, chez Durand-Ruel, venait de réveiller l’attention du public, il achetait mon silence, d’une gerbe de roses à dix francs, pour le cadavre de mon père, et revendait le pastel dix mille! Nous allons voir grandir le négoce, la Bourse des_ «œuvres d’art» _en même temps que la simagrée de la «pitié humaine». Mon ami Carrière va devenir une sorte de Jésus, ami des Humbles; ses grisailles, à la suissesse, seront le Chemin de Croix du Temple de la Démocratie. L’Art, sous la feinte de se dégager du commercialisme, va devenir un instrument entre les mains des barons de la finance. Comme le bibelot, oui, la Pitié, la Tendresse seront des fleurs noires du mandarinisme socialo-universitaire. Les mots perdent déjà leur valeur, se rétrécissent ou s’enflent comme la grenouille de la fable. Darius dit que la France «se vide» et il va chercher des fonds en Amérique pour monter une immense revue internationale, qui sera rédigée en anglais, en français, en allemand, en italien, en espagnol et en russe à la fois, et dont le titre serait_: Les Mains unies. _La France se rétracte, s’efface de la carte d’Europe. Israël triomphera sur les ruines de notre civilisation chrétienne épuisée._ _Je fais un plongeon, pour fuir les pièges des faux esthètes, des faux indépendants de la racaille cosmopolite, de la_ culture _journalistique et financière. Est-il concevable que, depuis le Passy de 1867-1880, j’aie pu voir une telle révolution s’accomplir—et le corps des chers miens est a peine refroidi! Je me sens moi-même contaminé._ _Enfin, tu es là pour observer avec quelques-uns! Vivez, attendez mon retour!..._ _La liberté est un vin rare au goût duquel je ne trouve que trop de saveur, mais qui m’enivre très tristement..._» Dans une autre, de 1896 «_...Chacun, ici, va à son office, pour gagner de quoi s’offrir, un jour, une maisonnette à la campagne. Chacun fait son métier, et le peintre aussi. Je me sens plus normal, d’avoir une tâche journalière à accomplir, jusqu’à la date de mon retour._ _Ces ignorants avec lesquels je m’ennuie, sont tout de même plus dans la vérité que nos mandarins de Paris...:—Combien gagnez-vous? me demande un homme du tramway, avec lequel je cause pour me reposer des conversations de séances. Mes modèles-femmes en ont, des_ critères! _La même confusion que chez nos esthètes. Ce pays est inhabitable dès que l’on se pose des questions «extra-business»; mais ici l’on croit au «business» comme en Dieu. Cela simplifie bien des choses. Le «business»? Peut être le Dieu du XX^e siècle._ _Les visages de certains hommes sont comme des péchés capitaux. Je termine le portrait d’un Allemand américanisé, qui revient de Vichy où il a soigné son foie; il est couleur jaune de coing et son pif, le bec d’un oiseau de proie malade. Sa fille me dit:—Father était blanc et rose et très gros, je vous montrerai des photographies de lui. Le père me dit:_ _—A faire une fortune, on perd sa couleur originelle—et il tire sa montre pour voir combien de temps il me donnera encore avant son rendez-vous au Conseil d’administration du South Pacific Railroad. Il se lève, pendant que je repeins ses yeux et son front, et c’est la dernière séance! Le chèque est signé et je voudrais recommencer le portrait, je n’ai pas fait M. X... assez_ péché capital, _pour moi, ni assez blanc et rose, pour sa fille..._ _J’attends l’Ariane qui me tendra le fil. Triste Thésée... continence, chasteté._» _1896, à Darius Marcellot._ «_...La solitude m’épouvante et donne des ailes à ma pensée, de l’énergie à mon corps que l’hiver à New-York nickelle comme une vieille clef. Je n’en veux à personne, même pas à ceux qui m’ont trahi, et je suis en règle, puisque tu as brûlé leurs lettres à mon père et que je ne prononcerai plus leurs noms. Je regrette les miens et je ne voudrais pas revivre leur temps. J’ai toujours l’espoir de racheter et d’élever, de relever Rosemary. Elle m’écrit. Décidément je ne puis croire que l’enfant ne soit pas de moi. Elle est basse,_ par volonté, _mais honnête et sincère; mon Dieu! elle est humaine, une créature humaine, les pieds pris dans la terre comme un chou. Je dirais presque que je l’aime mieux, de ce qu’elle ne regarde pas le Ciel. La terre a besoin de toutes les bonnes volontés et je ne regrette nulle de mes amours; ni mon amour pour Rosie, ni mon amour pour la Circé des «Pourceaux», car il reste quelque chose de l’Amour que l’honnête homme sème au milieu des insultes... Pourquoi ai-je maudit l’amour?_ _Je me répète, sans doute, souvent: c’est que je veux enfoncer ces idées en moi et en toi._» _A Darius Marcellot, 1897._ «_... Deux mois à New-Port, le Deauville de New-York. Solitude dans «le monde», dans le luxe: ne prendre part à la folie des mondains qu’en employé, comme le maître d’hôtel qui sert le festin. Mais ne pas boire le vin qui reste dans les coupes. Difficile, de te refuser à qui te fait fête et reconnaît en toi quelque agrément; mais alors, prête-toi avec haine, tu es un livre rare de la bibliothèque de ces millionnaires, que manie une jeune fille entre deux matches de tennis. Quelle fatigue! Ces gens dansent, babillent devant des Titiens, des Cellinis, sous des plafonds de Tintoret et de Tiepolo. C’est là, la vie moderne, l’avenir de la société, si nous n’y prenons garde; car ces gaspillages se font dans le pays de l’Argent, du Droit et de l’Egalité. C’est ici que l’on se demande comment s’organisera la hiérarchie dans la démocratie. Mon esprit d’ordre et de désordre, d’orgueil et d’humilité, se demande: est-ce par le rayonnement lumineux du Cœur, que s’affirmera la Démocratie, qui nous fait horreur, à la fois, et seule est humaine? J’ai moins honte de mon métier d’ambulant, je fais la roue comme un paon en me mirant dans ma pauvreté; si fier de m’imposer tant de sacrifices! Oh! Darius! quand tu me fis faire la traduction de Parsifal, les dessins où la Peglioso était Kundry et où tu figurais le Pur Simple, notre emballement pour Parsifal, pour la Grande Communion du Saint-Graal! Combien nous étions naïfs, comme je piétinais mon orgueil sans lequel je serais aujourd’hui le photographe de New-Port, le capitaine du yacht de Mr W. H. V.; un serviteur! Car j’ai fait ce sacrifice, je l’accepte pour toi Darius, pour Rosemary, pour le petit, pour ta_ Revue Internationale, _pour les orphelins que m’ont légués mon père et ma mère; pour garder la maison de Passy!... Oh! bien un peu aussi parce que j’ai cru que m’amuseraient les spectacles nouveaux, les bâtiments à dix-huit étages, et de déguster la «térapine», car je suis gourmand comme toi! Non! Je vaux tout de même mieux que cela... grâce à l’orgueil. Je me calomnie. Tolstoï serait-il un pitre et un fourbe? Nous sommes parvenus à un point de civilisation finissante qui infirme les certitudes que nous avions hier. Un artiste ne peut plus être_ naturel! _J’ai du travail pour deux ans. Ils en veulent. Va voir le petit James, chez sa nourrice. Dans sa photographie de Nevers, ses yeux sont les miens à son âge. Ce que tu m’écris de Rosie est édifiant, elle est très courageuse, mais je ne puis pas croire qu’elle s’instruise. Si elle pouvait apprendre un peu de grammaire, je t’en serais reconnaissant. Elle écrit mieux. Qui donc rédigeait ses premières lettres? Mystère!_» _1899, à Darius Marcellot._ «_Je reviendrai vers l’automne et j’ai promis à la Rosie de l’emmener en voyage. Un dernier essai de vie commune; James restera encore chez sa nourrice, par ordre de sa mère. «Her own one». James sera un petit du peuple, si je ne brise pas encore quelques vitres. Mon fils? Oui; mais aussi de Rosie! Ce que tu me mandes d’elle est excellent, mais tu es un brave bohème—tu ne sens pas comme moi. Ambitionnes-tu toujours le Jockey-Club? Mon cher, si tu prends tes bains de mer à Monte-Carlo, cet été, tu fricoteras les chèques d’Amérique pour_ Les Mains Unies. _Et pendant ce, moi je bûche..._» _1899, à un autre ami._ «_Déjà quatre ans, depuis la mort de maman! Que sont devenus les arbres de Passy, le jardin, la maison? Je n’ai point encore eu le courage d’y retourner. Le bon Darius en a les clefs, et j’ai ordonné qu’on n’ouvrît pas une persienne. Dirigerai-je jamais mes pas vers ce sépulcre? Je songe à faire raser la maison paternelle, ne gardant que le pavillon; que n’ai-je de quoi construire une autre demeure, pour y mettre ma vie, des êtres vivants, de la jeunesse!_ _Il est bien tard, est-il trop tard? Je suis loin déjà sur la route, j’atteindrai bientôt l’âge qu’avait mon père quand je vins au monde. Dois-je recommencer, moi aussi, la périlleuse aventure? Mon père m’a dit... Et j’ai un enfant!............... ............ Ces quatre années dernières m’ont paru doubles._ _J’espérais éprouver le soulagement de celui qui ouvre un vasistas pour respirer de l’oxygène, s’il a pu se traîner jusqu’à la fenêtre, du lit où il allait être asphyxié._ _Je cachais mon regard dans mes mains, quand ma mère me disait jadis:—Tu ne t’habitueras que trop vite à ne pas m’avoir avec toi; tu verras! Bientôt après, tu ne penseras même plus à moi. Et j’ai poursuivi mon désir et coupé les cordes! Le ballon s’est élevé... et déjà il se dégonfle et redescend._ _Mais j’aurai connu la joie du départ, le «lâchez-tout», la terre qui s’enfonce et vous fuit, sous la nacelle. Je n’eusse jamais admis, malgré l’expérience des autres, ni pu croire à cette force d’expansion animale, loi magnifique de la nature, et qui pousse les vivants loin des tombeaux, dès que la dalle est scellée. N’eussè-je eu que ce bref moment pour goûter le sel de l’indépendance, depuis que commença ma vie nouvelle, exaltante aura été cette minute où je tournai mon dos à mes tombes. Tout mortel a le droit, au moins un jour, de se croire immortel. Tous mes appétits comprimés, plus violents, de ce que j’étais moins jeune, appelaient toutes les nourritures, comme la terre sèche appelle la pluie rafraîchissante. Fus-je cynique? Peut-être, mais approuvé par tous les égoïsmes, par tout le monde; excepté par Antonin, qui n’y_ tenant plus, _me pria de le laisser partir. Il jugea, ce bon serviteur, que ce n’était point la peine d’avoir joué au bon fils pour, dès les tentures funéraires dépendues, prendre le large..._ _Antonin m’a écrit au premier jour de l’an:_ «_Monsieur votre père disait «les morts vont vite». Il avait trop raison. On se rend maintenant au théâtre, avec un chapeau de crêpe._» _Je n’avais servi que mes parents; j’allais servir d’autres maîtres, ceux à la face de péchés-capitaux... Me voici, je reviens chez moi... et je n’y trouverai plus personne, de qui recevoir le pardon que je me refuse à moi-même!_» Georges Aymeris revint, en effet, au début de décembre 1899. Darius Marcellot l’attendait à la gare dans une voiture «à traction mécanique», la première automobile dont Aymeris se servit. Il descendit dans une pension de famille de la rue de Lille, pour régler, avec Rosie, le sort et les affaires de James, encore chez une parente de Nou-Miette, en Nivernais, comme un réprouvé, un irrégulier qu’on ne produit pas au grand jour; et, nonobstant l’orgueil de son père, tel un gamin du peuple, il était «en nourrice», comme si ses parents ne pouvaient s’occuper de lui. Rosemary demeurait intraitable: James lui appartenait, à elle qu’une famille bourgeoise française n’eût jamais reçue; et plus légitimement qu’à Georges Aymeris, même si ce père, hésitant et soupçonneux, reconnaissait l’enfant. Entre Rosie et Georges pèserait toujours un doute, comme une couche de brouillard que leurs colères déplaçaient, sans que rien ne le dissipât tout à fait. Rosie n’aurait jamais confiance, disait-elle. La guerre s’établit entre les deux amants, après une attaque brusquée; Georges la retint dans l’hôtel noir et malodorant de Montparnasse, dont elle avait fait à nouveau ses quartiers, où elle reprenait ses anciennes coutumes, pour satisfaire «les exigences de sa dignité», quoique Georges s’efforçât de lui représenter le ridicule des visites qu’il lui faisait dans ce taudis, et qu’une plus décente demeure fût nécessaire pour lui, un Aymeris, sinon pour elle. Tentée, quoiqu’à contre-cœur elle accepta l’invitation au voyage que Georges était déterminé à faire en Italie: «Une tournée d’artistes», dit-elle. Au sang anglais qui coulait dans les veines de Rosie, était peut-être dû son goût pour les pays nouveaux. Sur le point de se mettre en route, mon ami, prévoyant ce qui eut lieu, me pria de l’accompagner, comme un tiers qui pourrait être utile, parfois, entre le peintre et le modèle. Devant aller à Rome, je consentis à entamer avec eux la première étape, puisque nous avions, pour la cinq ou sixième fois, fait la paix, Georges et moi. Dans la gare du P.-L.-M. Rosie chanta des valses sur des paroles sentimentales de Delmet. Elle était vêtue comme pour aller au spectacle. Toute à la joie, elle refusa un sleeping-car, ne comptant pas dormir, mais lire le Baedeker «pour s’instruire et causer avec des gens». * * * * * Nous nous arrêtâmes d’abord à Milan. Un froid rigoureux couvrait d’une poussière blanche les dalles des longues rues droites de la ville. L’Albergo del Rebecchino était vide; aux chambres qu’on nous désigna, un poêle de faïence donnait une apparence allemande; Georges fit allumer du feu dans la sienne; un bois frais d’olivier répandit jusque dans l’escalier une fumée si épaisse, que Rosie, sans ouvrir ni sacs ni malles, descendit dans la rue, en quête d’un dîner; je les menai à la Galerie Victor-Emmanuel. Rosemary, insuffisamment dépaysée, marqua tout de suite de l’humeur, elle avait, me dit-elle, rêvé des _Mille et une Nuits_ (sa lecture favorite), et Milan était une triste ville du Nord qu’on imaginait baignée de soleil et des parfums de l’orient! Il fallut prendre des billets pour la Scala, où l’on jouait _Enrico VIII_, du maestro Saint-Saëns. Des Américains nous reconnurent, Georges et moi, nous firent signe de monter dans leur loge; mon ami n’eût pas accepté, car il était en veston de tweeds, mais son amie, effarouchée et déjà lasse de cette musique qui «couvrait les mots du dialogue», rentra fièrement au Rebecchino toute seule: —Reste donc, je vais me coucher, c’est mieux ta place, ici, que la mienne, va donc voir tes connaissances—fit-elle—je potasserai le guide, pendant que tu te retremperas dans _ton monde_... Le lendemain, ce fut une visite au Musée et à la Bibliothèque ambrosienne; Rosie accompagna son peintre «par sentiment de dignité», mais elle y grelotta, les pieds l’un contre l’autre collés aux petits ronds de sparterie qui prétendent pallier le froid du carrelage; elle s’asseyait, pendant que nous nous attardions à contempler le San Marco de Tintoret. —Vous n’avez pas fini? How tedious! en voilà des cadavres! Georges, tu n’en as pas assez? Mon Bædeker est resté à l’hôtel, je me rase!... Au moins, si vous m’expliquiez!... Dès cette première étape de leur «excursion d’artistes», la partie était jouée, la belle Italie hausserait encore les barrières qui séparaient ces deux êtres. Georges s’enthousiasma pour les originaux de tant de chefs-d’œuvre dont les reproductions photographiques n’avaient été pour lui, jusqu’ici, qu’un apéritif; il était enfin en Italie, et seulement, au seuil, dans ce Milan qu’il eût voulu déjà quitter pour quelque autre de ces villes aux noms magiques, où tant de vrai _sublime_ et de _formidable_ nous attendait! Georges n’était pas «un homme du soir», il n’avait, «de bon», disait Rosie, que son premier sommeil; elle ne dormait que le matin, «tournant», piétinant tard, avant de se coucher; elle chantonnait, sifflait même, en se livrant à des «rangements» qui étaient un dérangement. Si Georges dormait, elle criait:—Tu dors?—et le réveillait en sursaut «pour causer sérieusement». —James sera, plus tard, garçon coiffeur! C’est un gentil métier et propre; dans les ondulations Marcel, on gagne bien sa vie, pas?... Mais tu roupilles, on ne peut jamais te parler! On est aussi bien seule!... Elle «rangeait» donc, se plaignait de refaire des bagages, au départ de chaque hôtel. Pourquoi Georges emportait-il un tas de choses inutiles, des livres, des boîtes à couleurs. Avait-on le temps de lire des bouquins en voyage, et, par ce froid-là, Georges pourrait-il peindre? Dès sept heures, Georges s’habillait, trempait dans un bol de café au lait quelques tranches de «panetone» aux raisins, s’esquivait avec moi, pendant que Rosie s’étirait au lit. —Surtout, sois de retour bien avant déjeuner! Fais-moi des courses; j’ai vu des merceries comme à Paris, il me faut du cordonnet et de la ganse, le bas des jupes ne résiste pas à nos excursions de Cook’s. Et puis, tu prendras des boutons pour tes bottines; si tu en vois comme les tiens en te promenant, entre et achète. Tout le monde parle français ou anglais ici. N’oublie pas! Georges s’épanouissait, dès qu’il était seul dans les églises ou dans la campagne. Nous allâmes en voiture à la Chartreuse, proche de la ville; quand il faisait trop froid, nous nous faufilions dans les musées que Rosie rendait odieux, et où elle s’obstinait à chercher les _toiles chères_ dont elle voulait savoir le prix. La neige tomba; ils renoncèrent à Vérone, Padoue et Venise, quoique les gondoles fussent bien tentantes pour des amants. Ils mirent quelque espoir en la douce côte méditerranéenne, que Rosie appelait, à l’anglaise, la _Riviera_. Gênes est proche de charmantes stations d’hiver nichées douillettement au midi, qui surplombent la mer bleue, et pour lesquelles le soleil boude peu, puisque le palmier et les camélias y poussent en pleine terre. Je les quittai à Gênes et filai sur Rome. Ils revinrent par le midi de la France. La bourrasque, l’aigre mistral, avait changé Gênes en un lieu hostile. Georges avait fait des acquisitions chez les antiquaires, visité quelques palais et des villas dans les environs, à Pegli, Nervi, Santa Margarita, mais Rosie dut soigner un gros rhume et, confinée à la chambre, ne parla plus que de Monte-Carlo, ce Paradis terrestre. Ils y jouirent d’un temps plus favorable, mais quelques jours avaient suffi pour en dégoûter Aymeris qui, à chaque pas, m’écrivait-il, rencontrait des personnes de connaissance; on dévisageait sa compagne, Rosie en marquait son dépit par un refus net de sortir avec Georges. Ils brusquèrent leur retraite vers Paris, par Marseille où des stalactites de glace pendaient aux fontaines du Château Longchamp, et la température était si sévère, qu’ayant le matin commandé, pour le soir, une bouillabaisse à la Réserve, ils n’eurent plus le courage de sortir à nouveau, après être revenus se chauffer dans leur chambre, tant le mistral vous lacérait le visage, au croisement des rues désertes et silencieuses. Comptant aller en Angleterre, Georges ne fut que de passage à Paris, il s’installa à l’hôtel. On l’aperçut roulant, en compagnie de Darius, dans sa bizarre voiture mécanique, à forme de char romain, une invention dont le Directeur de la _Revue Mauve_, des _Mains Unies_ et du _Sélect Fin de Siècle-Music-Hall_, comptait tirer de gros profits; Aymeris risqua dans la Société d’exploitation «l’Auto-Post», une bonne part des dollars que New-York lui avait rapportés. A son retour, Maillac était à toute extrémité. Comme Georges allait lui faire ses adieux, Florette, dès la porte, lui dit que Léon ne passerait pas la nuit; Florette savait que Maillac avait des recommandations à lui faire, qu’il lui désignerait certaines choses, lesquelles il voulait lui laisser; et il lui parlerait d’elle: —Pensez! Il y a quarante-trois ans que nous étions ensemble, comme vous nous avez vus! Et ce n’était pas tous les jours drôle, avec le pauvre garçon!... Il y a longtemps qu’il n’était plus ragoûtant. Je l’ai nettoyé, jour et nuit, comme un gâteux! N’est-ce pas, il me doit bien un souvenir? C’est vous, M. Aymeris, qu’il chargera de me faire rendre justice par ses parents. Georges recula, lui fit signe de se taire, se précipita vers la chaise longue. Deux mains vertes et transparentes se tendirent vers lui, Maillac avait reconnu la voix de son jeune ami. Le poète Malhaud et Vinton-Dufour regardaient quelques toiles charmantes qui recouvraient la lèpre d’une triste tenture d’andrinople, par places déchirée. Depuis que Léon était tout à fait aveugle, le désordre de l’appartement avait empiré. Vous étiez pris à la gorge par une odeur de chats, de tisanes et de pétrole. Un plaid de voyage devenu bis, et autrefois à carreaux blancs et noirs, glissait à tout moment des minces baguettes qu’étaient les jambes de Maillac, réduit encore et flottant dans un pyjama au vaste pantalon de houzard; un cache-nez, d’orange devenu noir, et couturé de reprises, sortait d’une veste que jaunissaient, sur l’estomac, des taches dont l’épaisseur eut permis de compter les œufs à la coque qu’avait mangés le malade. Ce sage ne se plaignait toujours pas! Ses quelques derniers mots furent un hommage rendu au Destin, à la belle existence qu’il croyait avoir vécue, la profession de foi d’un souriant optimiste, qu’écoutèrent en silence les spectateurs de cette agonie paradoxale. La visite d’Aymeris avait été un dernier plaisir pour Maillac. Il s’informa, dans les moindres détails, des conditions où Georges recommençait sa vie, lui parla en des termes si nobles, si affectueux, de M. et de Mme Aymeris, que leur fils fondit en larmes. Le cas de Maillac et de sa maîtresse Florette, soudain frappa Georges par une trop évidente analogie avec ce qu’eût été le sien si... Qu’aurait-il fait, s’il s’était vu pris, au lieu de repoussé, par cette Rosemary avec laquelle toutes tentatives d’éducation avaient échoué? Maillac avait dit trop souvent à Georges: —Gardez-vous libre, afin de jouir des années de triomphe qui s’ouvrent devant vous! Georges s’y préparait en pensant combien il serait redevable à ce stoïque épicurien, qui discourait encore aimablement au crépuscule de son dernier jour de douleur ici-bas. Le poète Malhaud et M. Vinton, en se retirant le soir, recommandèrent à Florette qu’elle leur envoyât, ainsi qu’à Georges, un télégramme, si les choses tournaient mal, la nuit suivante. Ils ne devaient plus retourner dans l’appartement de leur ami, car ils apprirent, le matin même de la cérémonie, et par hasard, le jour et l’heure des funérailles. Au cimetière du Montparnasse, où était le rendez-vous, ils se rencontrèrent avec Florette, M. Lachertier, Blondel et les concierges de Léon. Florette eut des convulsions, une crise d’hystérie. La famille n’était pas présente aux obsèques. Quelques dames, très voilées, rôdèrent parmi les tombeaux, comme autant de veuves anonymes d’un Don Juan. [Illustration] De retour à l’hôtel, Georges sentit qu’il avait pris froid en suivant, tête nue, le corbillard. Son cœur était crispé. Quoi donc encore le retenait à Paris? Passant en revue les maisons où il pouvait aller, il n’en trouva pas deux en lesquelles il se sentirait à l’aise, où il lui sembla qu’il pût jamais reprendre même un vague commerce social. —Essayons de l’Angleterre! me dit-il. Je me dois à _mon_ fils; je l’installerai là-bas et réglerai les rapports de la mère et de l’enfant, pour l’avenir. Une photographie de James, prise au village par un ambulant, avait convaincu Georges Aymeris d’une ressemblance avec un portrait de lui-même à l’âge de trois ans, dans le jardin de Passy. Darius ne la contestait pas; je la trouvais frappante, quoique je disse le contraire. Au moment de prendre une nouvelle direction, d’angoissants problèmes se posaient à mon ami. On ne subit pas le régime auquel il avait dû se plier, pour, d’un coup, acquérir l’autorité qu’implique l’usage de l’indépendance; il s’empêtrerait dans des pièges qu’il se tendrait à son insu, par complication, excès d’imagination, manque de sens pratique, et, surtout, épouvante de la solitude. Il y a des hommes qui ont peur de coucher seuls. Rosemary n’aurait dû être que la mère de l’enfant, et elle ne demandait qu’à rendre facile une séparation que la raison dictait, que cette folle souhaitait encore une fois. Il croyait avoir besoin d’elle, refusait de rompre tout à fait, tel un propriétaire sur le point de vendre sa maison et qui, chez le notaire, voudrait, au moment de signer, que l’acquéreur renonçât au marché. Allait-il partir ainsi pour l’Angleterre, sans savoir ce qui s’ensuivrait? Darius Marcellot et moi, le vîmes, soi-disant, préparer «son exil», encore incertain s’il n’emmènerait pas Rosemary.—Je ne gagerais pas que l’absurde idée du mariage avec son ex-compagne fût alors tout à fait abolie. Il était de ces artistes qui cesseraient de produire, n’eussent-ils plus leur poële, leur modèle, leurs familiers, même le marchand qui les exploite; et seuls, en province ou en voyage, deviendraient d’indolents rêveurs. Certains soirs, dans sa chambre d’hôtel, bien plus qu’à New-York, il se demandait: Que faire, que faire? Il suspendit la rédaction de son journal, lut, mais trouva peu de ressources dans la lecture; un livre succédait à un autre, il ne pouvait s’atteler à aucune besogne et, actif comme il l’avait été, avec les nombreux sujets d’intérêt qui auraient dû lui suffire, il était désemparé; les visages, les personnes, plus que l’Art lui-même, l’incitaient à peindre. Il était mû d’un impérieux besoin de causer, de se raconter, plaisir avec Rosemary impossible; il s’agissait, seul ou avec elle, de «tuer le temps», expression dont il comprit dans sa détresse le sens abominable. Avant minuit, heure où de coutume sa journée prenait fin, et redoutant l’insomnie dans l’obscurité de son appartement, alors, n’y tenant plus, il m’a dit qu’il descendait dans le salon commun de l’hôtel, feuilletait des brochures-réclames, des itinéraires de voyages, les journaux illustrés, tandis que les gens revenus du théâtre, s’arrêtaient un instant pour prendre une boisson fraîche, parcourir aussi les journaux, dépouiller leur correspondance. Georges les regardait, les écoutait, causait avec les plus sociables, ou, sinon, avec ces messieurs du bureau; puis les douze coups de minuit sonnés dans le vestibule, il reprenait l’ascenseur, non sans avoir adressé quelques mots à l’Indien qui prépare le café, debout à la porte des salles où l’on soupe. Il aurait, si ces imbéciles l’eussent invité, accepté de boire sans soif, de manger sans faim; mélancoliquement, il tournait la clef de sa chambre et se déshabillait avec lenteur, heureux s’il distinguait à travers la cloison, des voix humaines qui, du moins, lui étaient un semblant de compagnie. —Eh quoi!—me disait-il—répandu comme je le fus, ayant donné tant de moi-même aux mille personnes que j’ai dû fuir, au cœur de ma ville, je retrouve un désert! Je connaîtrais plus de monde à Blidah, au Caire, que dans ce caravansérail parisien. N’y a-t-il plus personne à Paris, avec qui je puisse passer quelques heures agréables, au lieu d’errer ainsi, tel un Hottentot, dans ce palace à rastaquouères? Etait-ce à moi, qui venais à peine de reprendre les relations avec Georges, de lui rappeler qu’il s’était «brouillé avec la terre entière», comme disaient ses tantes—et qu’il n’avait plus de goût, semblait-il, que pour «les Marcellot»? Je le pressai d’aller voir les demoiselles Aymeris, puisqu’il regrettait les temps révolus, la maison de Passy, même la mauvaise humeur de ces braves filles et leurs plaintes; tout paraissait préférable pour lui à cette phase de tiédeur, après les premiers enthousiasmes de la liberté conquise! Par lâcheté, il me demanda, au paroxysme du découragement, s’il ne conviendrait pas mieux encore, pour la reprise de son travail, qu’il fît de Rosemary, ce que Maillac avait fait de sa Florette. Là-bas, en Angleterre, peut-être pourrait-il partager sa vie en deux, et Rosemary serait la gouvernante,—mais quelle gouvernante!—objectai-je. Etait-elle l’humble compagne dont tant d’artistes ont besoin, à défaut d’une épouse «distinguée et exigeante» que Georges redoutait encore plus que le célibat? Rosemary, une gouvernante? mais a-t-elle, dis-je, même les qualités requises pour le plus subalterne des emplois? Aymeris avait trop souffert par elle. A son amour pour Rosemary, à son aveugle asservissement, réseau serré sur lui comme les fils d’une toile métallique, la clairvoyance du réveil faisait-elle place, ou bien était-ce encore une fois le doute, les scrupules à quoi les hommes, honteux de l’objet de leur amour, mais loyaux, ne parviennent, par nul effort, à se soustraire? Puisque la mère s’était une fois de plus dérobée, et qu’à l’enfant, sous bonne garde, en Bourgogne, il ne s’était encore lié par l’habitude, il restait à Georges quelques chances de s’évader. Mais les issues se présentaient trop nombreuses. Il ne pouvait, à lui seul, choisir. Certains hommes sont irrésolus par indigence et paresse: Georges s’égarait dans les couloirs de son imagination, avec ses innombrables désirs; il entrevoyait toutes les possibilités comme dans un rêve. Une semaine entière il resta couché. Je le menai faire une visite aux demoiselles Aymeris, le sachant enclin au pardon et à l’oubli... Ses tantes, vieilles filles dont la vie avait été si triste, n’étaient point responsables; je dirais: au contraire. Mlle Caroline dit à Georges:—Nous sommes sûres ma sœur et moi que tu es un dreyfusard! tu ne peux être qu’avec les anarchistes et les ennemis de l’Etat-Major! Georges n’avait pas lu les journaux, ni en Amérique, ni à son retour à Paris; depuis l’article d’Albert Wolff dans le Figaro, il n’en ouvrait plus un. Il savait qu’une grave affaire passionnait le monde; il n’avait pu s’y intéresser. —Comme nous avions raison, Georges, tes parents et nous, de te prévenir, quand tu étais à Fontanes, qu’il fallait rester parmi les vrais Français! Rappelle-toi les fleurs du baron Aaronson, rappelle-toi ces immondes critiques d’Albert Wolff qui a torturé ton père! Ces demoiselles feuilletaient des brochures, des journaux, des cahiers où elles prenaient des notes, dressaient des bilans en deux colonnes, dont l’en-tête était, de l’une: _Chrétiens_; de l’autre: _Sémites et affidés des Juifs_. Georges entendit les noms d’Esterhazy, du colonel Henry, de Zola, de du Paty de Clam; d’autres encore, que des passagers avaient prononcés avec passion sur le transatlantique, dans le train, et dans les rues de Paris; ces noms prenaient, dans la bouche des demoiselles Aymeris, le son d’une artillerie. Caro expliqua à mon ami, en le tenant par les épaules, les grandes lignes du procès. En quittant ses tantes, il songea: tout ceci ne me semble pas net et puisqu’elles sentent de la sorte, il faut, sans doute, penser le _contraire_! M. Degas qu’il eut l’occasion de voir, était aussi «déchaîné» que les tantes Aymeris; M. Vinton-Dufour, lui, était dreyfusard; Carrière bégayait des paroles sublimes, et son atelier, jadis si mélancolique, si vide, était plein de journalistes, d’universitaires et de dames bizarres qui le regardaient comme un Messie. Georges et moi le fréquentâmes beaucoup, à cette heure où la politique envahissait les plus ignorants et les plus tièdes. Un jour, certain philosophe hirsute nous lut tout haut la page suivante: «Le paysan déteste la guerre. L’échec du boulangisme dans les campagnes est dû à l’idée que répandirent les adversaires d’une revanche souhaitée par les partisans du général. Le dégrèvement des charges militaires enchanterait les populations des champs, dans les deux pays (France et Allemagne). Il faut donc espérer que, d’ici à peu de temps, le sentiment des élites et celui des rustres s’accordera, pour restreindre la mimique surannée des gymnasiarques, des soldats professionnels et des rhéteurs. «Le civil n’a qu’à continuer son effort. Revues, journaux, voyages, représentations dramatiques, tout concourt à l’alliance des âmes. Il suffit d’une persévérance et d’une multiplication des mêmes moyens. «Il est fâcheux, que les Etats restent en retard sur ce mouvement de l’opinion... Le moindre fait politique qui lui donnerait une sanction, répondrait au désir unanime.» Du pur Darius! Gabriel Séailles était assis à côté de Jean Dolent, qui avait l’air du Père Eternel, au neuvième jour de la Création. L’assistance était magnétisée. Le même «intellectuel» poursuivit: «Je pense donc que ces relations entre l’Allemagne et la France, déjà très heureusement rétablies par l’entremise de l’élite intelligente, doivent maintenant se renforcer par le concours de ces énergies qui opéreraient une pression sur la politique des gouvernements. Les artistes, les socialistes, les marchands des deux pays, devraient fonder une _ligue germano-franque_, avec le but bien net de réduire à rien les expectatives militaires d’une minorité ridicule, bruyante, infime.» Georges ne savait plus comment causer avec ces artistes sociologues; il tenait encore l’Allemagne pour le pays des lourdeurs, des laideurs et de la grossièreté, étant un Français de 1870. Mais les idéologues du milieu Carrière flattaient, par ailleurs, ce qu’il y avait de généreux et de compatissant dans son âme, et «la raison est flexible à tout». Georges alla encore une fois à la dérive. Il s’attarda dans un Paris de guerre civile. * * * * * Le Directeur d’une Académie de peinture, Scarpi, Napolitain et ancien modèle, mari d’une fameuse Stella qui avait posé pour tous les prix de Rome de la génération antérieure, sollicita Aymeris de venir corriger les élèves de son Académie. Georges avait toujours aimé donner des conseils aux jeunes gens, il se savait doué pour l’enseignement où son esprit critique aurait pu s’exercer à miracle. La proposition de Scarpi le toucha, il visita les ateliers, pleins d’Américains, d’Allemands et de Russes, et répondit qu’il ne pouvait encore s’engager pour aucune besogne régulière, malgré son besoin de se dépenser, de rendre service, et de mettre, entre son passé et le présent, un intervalle. A la prière réitérée de Scarpi, il promit de faire un essai, l’automne suivant, après les vacances. Je découvris ce pourquoi Georges ne _s’engageait pas_. Il était encore esclave; la chair blanche, les cheveux roux, l’animalité de Rosie étaient les toujours puissants mobiles d’actes d’ailleurs incompréhensibles, et Rosie allait en Angleterre. Nous dînions une fois ensemble à la terrasse de «Lavenue», quand Rosie passa sur le trottoir; avant que je ne la visse, Georges avait changé d’expression—l’avait-il sentie? Il l’alla prendre par le bras et la ramena au restaurant; n’avala plus une bouchée, et comme sa maîtresse allait nous souhaiter le bonsoir, Georges qui m’avait, une heure plus tôt, redit qu’il la haïssait, me pria de l’excuser encore s’il n’allait point chez un de nos confrères avec lequel nous avions rendez-vous—et il la suivit, sans prendre congé de moi. D’où une brouille momentanée. * * * * * A la fin de mars, il débarqua à Charing-Cross; Rosemary l’avait précédé, en lui donnant une fausse adresse dans le Norfolk. James était encore en Bourgogne; le père le ferait venir un jour auprès de lui, puisque la mère ne voulait à aucun prix et ne pouvait s’en charger; dès que possible, on le confierait à quelqu’un de sûr, en ville ou à la campagne. Des mois, il chercha Rosemary qu’il ne devait revoir que deux ans après: Aymeris tâcha d’oublier, de _recommencer_, comme s’il avait vingt ans. Ses ouvrages étaient très connus à Londres, et surtout l’était son nom, la critique ne s’étant pas exercée contre lui avec la passion partiale qui le meurtrissait à Paris, où l’homme, croyait-il, plus que le peintre, devenait une cible. Comment, à son âge, allait-il enfin se présenter au public, aux connaisseurs? Déjouerait-il cette conspiration du silence, qui avait succédé, depuis peu, aux articles méprisants et cruellement tendancieux? Certes, il se félicitait d’avoir été discuté, même avec aigreur; mais il n’avait pu atteindre le public que seul dirige l’instinct. Fût-il possible de changer de nom, de devenir obscur! Non, pas plus à Londres qu’à Paris. Il loua, au quartier de Chelsea, dans une triste «mansion», un atelier—il y en avait plusieurs à chaque étage,—derrière des maisons basses, à façade d’aspect riant, sur la rue, et qu’habitaient de vieux célibataires qui vivaient au club. On traversait un long passage obscur, une serre remplie de géraniums et de plantes vertes, puis on pénétrait dans un vestibule, si noir que le gaz y brûlait en plein jour. Le studio de Georges, au premier étage, voisinait avec une «Académie pour dames» et l’atelier d’un peintre animalier, élève de Rosa Bonheur. La lumière du soleil s’absorbait dans un papier brun mat; c’était une sorte de grenier, froid en hiver, étouffant en été, rébarbatif pour Aymeris, après la clarté du pavillon de Passy. Conduit par le portier et la «charwoman» son épouse, sortes de revenants du temps de Dickens, quand Georges visita ce vaste local, la cloche d’une église proche sonnait un glas, comme les coups réguliers d’un marteau sur l’enclume; le brouillard filtrait par les interstices des vitres dépolies. Une baie à guillotine s’arrêtait à hauteur d’un mètre au-dessus d’un homme debout. Donnait-elle sur une cour d’écuries, sur une école? Georges entendit les cris d’une marmaille dansant au son d’un orchestre de cuivre, un de ces «german bands» qui vont, de rue en rue, quêter des _pennies_; un piano-orgue, plus loin, luttait avec le tintement funèbre de la cloche paroissiale, et les omnibus roulaient dans la King’s road, avec le grondement d’un tonnerre lointain. C’était là que s’écouleraient des mois, des ans peut-être, d’un exil volontaire mais forcé, pensait Aymeris. Il signa le bail, sans chercher ailleurs, vers Richmond ou Hampstead, plus loin encore, où il eût facilement pu prendre un de ces cottages de briques, couverts de lierre et de vigne vierge, tels que tant d’artistes en habitent, loin du centre où la nuit règne presque toujours. Il ne s’écartait guère encore du Brompton de son enfance, plein des souvenirs de 70-71, et un peu son «home». Touchante, de Boulogne à Folkestone, une famille, de retour des Indes ou d’Australie, avait devant lui palpité d’allégresse sur le pont du navire; dès qu’on aperçut la côte, le père avait dit à l’aîné de ses fils: —Regardez, la voilà, la chère vieille Angleterre! Derrière cette ceinture de falaises blanches, s’étend la _Métropole_, nous voici au _Home_! Les félicités patriarcales auxquelles rêvent des millions de sujets britanniques retenus aux confins de l’Empire, Georges ne les goûterait-il jamais chez lui? Il ne pouvait plus se défendre de comparer cette rentrée de «Britons» au bercail, avec les siennes dans ce Paris à l’approche duquel l’étreignait une si monstrueuse et inexplicable épouvante! Dans Londres, où tout s’offrait à sa curiosité, Georges Aymeris allait néanmoins passer de meilleurs jours. Ses confrères l’accueillirent avec la grâce coutumière des Anglo-Saxons, flattés de son admiration pour l’Angleterre, et surpris de la façon dont il s’exprimait dans leur langue. Il dut bientôt se défendre, ses confrères se le disputant comme une «celebrity» et redoutant peu la concurrence d’un peintre qui ne venait, peut-être qu’en passant, en curieux. [Illustration: _art committee_] Inscrit dans plusieurs clubs d’artistes, Georges subit la monotonie, la médiocrité de ces milieux sans indépendance, où l’on ne vous apprécie que si vous ne jugez pas vos confrères, mais souriez et approuvez. La critique y est interdite, la politesse en tient lieu. Dans un club de district, il vit le plus illustre des peintres, le plus «demandé», le plus choyé, lettré et musicien de valeur, soir après soir jouant au bridge avec des rapins sexagénaires dont l’ignorance n’égalait que la bêtise et la prétention. Il les amusa d’abord; puis on le redouta, comme dans l’impasse des Ternes; car rien n’aurait pu l’abaisser, même sa courtoisie, jusqu’à féliciter les uns et les autres de leurs œuvres, ni à rire de leurs lourds «jokes». Il faisait peur.—How unkind he looks! how critical—disait-on. Il expérimenta tour à tour les différents compartiments de la société, dont les cloisons s’abaissent pour un artiste connu. Il s’amusa plus aux «week-end» élégants, à la campagne, qu’à l’empesté _King’s Road Arts Club_. On le prit pour un snob, quoiqu’il fût naturel que les châteaux anciens, si nombreux, avec leurs inépuisables trésors, fussent d’un bout à l’autre du pays un sujet d’études pour un étranger; et pour un observateur tel qu’Aymeris, la foule de visiteurs qui les hantent, un enseignement humain. L’habitude de ces déplacements du samedi au lundi, l’incessante course vers la gare; les valises remplies et vidées, l’obligation d’être toujours aimable avec les nouveau venus, dans les vastes maisons de campagne où l’on compte parfois plus de soixante chambres, le lassèrent vite, en vérité, car rarement ceux à qui l’on plaît vous plaisent, et les maîtresses de maison, pour favoriser des rencontres d’amoureux, difficiles ou dangereuses à la ville, ajoutent à leurs listes de «guests», des hommes politiques, qui ont à causer d’affaires avec d’autres hommes, entre deux parties de tennis, de golf et autres exercices nationaux. Il faut respecter leur méditation, pendant de longues marches qu’ils font, la pipe à la bouche, et se rabattre sur de vieilles dames. La liberté n’est qu’apparente pour ceux qui n’ont pas un flirt ou d’autres intérêts à soigner; Georges était donc trop souvent la proie de quelque raseur vacant, d’un vieux sportsman qui vous empoigne, dès le breakfast du matin, dans la salle à manger; il vous raconte ses exploits à la chasse, vous reprenant, si vous coupez le haut d’une grappe de muscat, au lieu d’en détacher les grains inférieurs; ou si—cela m’arriva, je m’en confesse—on esquisse une poignée de main, ce qui choque tant les Anglais. Nulle part, ce n’était, en somme, l’équivalent des milieux intelligents, ceux de Georges, à Paris. Irait-il dans les universités? Il tenta Oxford et Cambridge; les professeurs étaient alors dédaigneux des Français, fascinés par l’Allemagne; et dès que Georges était à quelque réunion, on l’attaquait sur le «Dreyfus case», avec des arguments auxquels il était sans réplique, par l’ignorance où il se trouvait des détails du procès, et ses discours en devenaient si puérilement chauvins, qu’il manquait son but. Ainsi, d’ailleurs, dans toute l’Europe, vers 1898, quand un Français sortait de son pays, il se rendait compte de ce que sa nationalité avait perdu en prestige, et du malentendu que l’abominable «Affaire» avait créé. Il écrivit à ses tantes: «_Vous avez raison, tenez bon_». Mais leur réponse le scandalisa; elles portaient dans un médaillon une miniature du colonel Henry, et admiraient un faussaire pour son abnégation patriotique. Aymeris, un instant sur le point de revenir à Paris, sentit qu’il y serait trop malheureux, avec les exigences de son sens critique que combattrait son cœur français. Le général Mercier avait été l’ami de sa famille; tous les «bons esprits» qu’il connaissait étaient contre Dreyfus. Il se mit à étudier, depuis ses origines, «l’affaire», et l’entrevoyant de jour en jour plus grosse de conséquences, s’efforça de la juger très objectivement, comme s’il était un Marsien: mais cela lui fut impossible. Il chercha en vain une maison qui fût proche de son studio; la crainte des difficultés domestiques lui fit adopter certain hôtel, en face des Kensington gardens. Dans ses chambres, dominant les vastes pelouses du parc et de magnifiques arbres, il se serait cru loin de la ville; la lumière y était belle, alors qu’elle manquait dans le studio; d’autre part ces pièces étaient trop basses, et les dames oseraient-elles y venir? Il faillit donner congé à la «mansion» de King’s road, mais la fatigue d’une longue chasse à l’atelier le fit rester encore à Chelsea. * * * * * Dans Cheyne Walk demeurait la noble famille Northmount, quatre sœurs dont deux non mariées, l’une veuve, et leur mère Lady Dorothy, fille du marquis de Grevil. Elles s’étaient récemment vues dépossédées du majorat, par la mort du vicomte Durbridge, le père, terres et château passant aux mains d’un de leurs cousins. Les _Honorables_ misses Northmount étaient toutes douées, quant à l’esprit; l’une à la musique excellait, l’autre, la veuve, se passionnait pour la peinture; une troisième se dévouait à la politique conservatrice; enfin la quatrième attendait, depuis dix ans, le retour d’un officier des Gardes qui, son service fini, s’attardait aux Indes, tout à l’étude de la flore de Cachemire. Cynthia, veuve de l’historien John Merrymore, qu’elle avait épousé malgré les objections de sa très noble famille, avait plus de trente ans alors. Elle fut conduite chez Georges par la directrice d’une Académie de dames, où il avait accepté de donner des conseils; c’est une croyance établie chez les Anglais et les Américains, que les Français, seuls, «savent dessiner». Aymeris avait souvent remarqué dans l’escalier, Cynthia qui, de séjours nombreux dans le monde universitaire allemand, gardait des habitudes de tenue et de mise très peu britanniques; elle l’intriguait par sa bizarrerie. Elle parlait joliment notre langue, mais avec un tour trop littéraire, dû à ses lectures. Son ton brusque, sa voix presque masculine étonnaient. Une timidité que rien n’avait pu vaincre, rosissait ses pommettes, sous le regard d’un homme: ses yeux se dilataient, elle était prise d’une quinte de toux, ses mains osseuses tremblaient, les veines de ses tempes se gonflaient; lui donniez-vous un «shake hands», elle ne vous eût volontiers tendu que deux doigts, comme certaines douairières du faubourg Saint-Germain. Inquiétante par les sursauts de son discours, sa terreur des silences la faisait parfois rire sans mesure, au risque même de paraître un peu excentrique, sinon niaise. Selon l’âge ou le sexe de son interlocuteur, «une flamme semblait monter en elle, ou descendre, comme sous un réchaud à griller les tartines». Mrs Merrymore était différente d’elle-même, en tenue élégante du soir, au point que Georges, plusieurs fois, la confondit dans le salon de Cheyne Walk, avec la molle Celia ou l’anguleuse et brune Marjorie, ses sœurs. Cynthia, toujours en costume tailleur sombre, le jour, ou, pour le dîner, en mousseline gris-souris, une touffe de pois de senteur violets, en toutes saisons, épinglée à son corsage, finit par être pour Aymeris la «Dame de la Mer», puis, l’on ne sait pourquoi, «la Scabieuse», l’«Eternel Demi-Deuil» et, ensuite «l’Ibsénienne». La maison du style Queen Ann, où les dames Northmount avaient entassé chacune sa part du mobilier paternel, et quelques beaux objets provenant d’Elianmoore-Hall, s’ouvrit à Georges, toute grande. Vers l’heure du thé, il y aurait pour lui quelque chance de s’y divertir; Cynthia et Celia, la musicienne, avaient comme amis beaucoup d’hommes intéressants. «An intersiting set». [Illustration: _Cynthia_] Les sœurs se séparaient par groupes, autour de tables volantes; chacune avait ses adorateurs, sa conversation, ses «sujets», son groupe, hostile peut-être à l’autre; celui de Cynthia était très envié, mais craint comme «avancé», trop _original_. Lady Dorothy, pâle, immobile, avec ses cheveux d’argent, son bonnet de veuve, ne quittait plus un grand fauteuil, près de la fenêtre, et somnolait; soudain, quelque ouvrage de tapisserie, ou un livre, glissait de ses genoux; on courait vers elle, croyant qu’elle venait de s’éteindre comme une chandelle. Aymeris, prôné dans ce milieu charmant où Cynthia le faisait valoir, accepta vite un trop grand nombre de ces relations qui encombrent les étagères de cartons de bristol: dîners, bals, conférences, lunchs et séances de musique. Comment choisir parmi tant de noms inclassables, à moins d’avoir une longue expérience de l’Angleterre? Cynthia se chargea de ce «triage», elle marquait ces cartes au crayon: _ennuyeux_, _à éviter_, ou bien _tolérable_. Au bout de quelques mois, le peintre condamna sa porte, comme trop de niais voulaient voir ses ouvrages. A Londres, plus encore qu’à Paris, les oisifs ont décidé qu’un atelier de peintre est un lieu public de rendez-vous, avec tout ce qu’il faut pour se rafraîchir, entre le lunch et le dîner. Madame Merrymore saisit la baguette à écarter les importuns, ne toléra qu’une élite. Entre Cynthia et Georges se noua une sorte de camaraderie intellectuelle, mais cérémonieuse, faite de leurs singularités, c’est-à-dire ce qui, le plus souvent, nous sépare. Aymeris devina en Cynthia une créature inquiète et découragée; elle racontait des voyages en certaine compagnie qu’il imaginait, mais qu’elle ne précisait point; des séjours à Paris avec une Suédoise, en des hôtels d’étudiants, rue Vaneau. Cynthia revenait du Caire, après une brouille avec cette Suédoise qu’elle avait voulu soustraire à l’influence d’un théosophe. Cynthia connaissait le centre de la France; elle avait habité près de Moulins avec des artisans sociologues et lettrés. Et l’on s’étonnait qu’une personne, issue d’une famille si traditionnelle de la vieille Angleterre, qu’une aristocrate hautaine et froide d’aspect, comme la fille de Lady Dorothy, la petite-fille d’un duc, vous comprît à demi-mot, autorisât même, chez certains hommes, de libres propos et les opinions les plus révolutionnaires. Aymeris fut gagné par la sympathie de cette femme, par sa gentillesse, comme d’une sœur, si altière cependant qu’elle aurait pu être la reine Alexandra, ou du moins une dame d’honneur de cette souveraine, tant admirée, copiée par ses sujettes, et dont le haut carcan d’un col à quadruple rang de perles (chez Cynthia, de l’onyx)—coinçait une mince nuque qui ne fléchissait que pour accorder un salut protecteur; ou girait de droite à gauche, comme un automate, afin que le schéma officiel du royal visage se montrât le même pour tous les humains, sourît, puis reprît son caractère de médaille. Mrs Merrymore ne parlait jamais de son défunt mari, ni d’un fils qu’elle avait eu et qui était mort subitement. Les avait-elle aimés? Jusqu’à ne vouloir plus «refaire sa vie». Un jour de confidences, elle s’avoua meurtrie par de fâcheuses tentatives sentimentales; mon ami les eût devinées, quoiqu’il la connût depuis si peu de temps. Il est, entre ceux qui ont souffert d’un même mal, une télépathie, des formules cabalistiques, et, tacitement, ceux-là s’entendent. Derrière des façades aux lignes si sévères, se réfugiaient deux cœurs toujours sur la défensive qui, après s’être consumés dans l’attente, aujourd’hui se résigneraient peut-être aux tièdes régals de l’esprit: Georges et Cynthia le crurent, ou le désirèrent. Peu à peu, un mot, une prévenance, un geste de sa nouvelle amie, firent croire à Aymeris qu’elle avait aussi un besoin d’expansion dont les ancêtres de Cynthia, depuis des siècles fixés par des peintres dans les boiseries d’Elianmoore-Hall, eussent frémi, si leurs cuirasses, ou leurs corselets, ne les avaient pas maintenus pour toujours en une attitude de parade. Georges marquait des points de repère dans le passé de Cynthia: un hiver à Florence, avec une femme-peintre suédoise, parente de Gauguin; puis Dresde avec une des sœurs Northmount, la musicienne; et d’autres stations en Italie, sans Celia. Cynthia revenait à Paris, presque toujours passait l’automne en Provence, avec «l’artiste scandinave». Certain mois d’octobre à Aix, elles étaient à l’hôtel du Cours. Elles sortaient soi-disant pour faire des études, mais, à la vérité, suivre à la piste le maniaque de Bouffan. Cynthia avait vu Cézanne peindre, et certains idolâtres du maître avaient dit à l’Anglaise: Vous vous trompez, c’était un autre! Or cette victoire était attestée par une mauvaise photographie de kodak, qu’elle avait prise d’un vieillard à barbiche, une gibecière sur l’épaule, le chevalet et le pliant sous le bras. Cézanne étant à son avis le plus grand peintre, comme Rimbaud le plus grand poète du XIX^e siècle, d’apprendre que mon ami possédât des pommes et un paysage de Cézanne, lui fit accorder à Aymeris une sorte de privilège sacré, jusqu’à ce qu’on en vînt à d’interminables débats esthétiques, qui dérivaient en des considérations de l’ordre passionnel, où l’accord était plus difficile à se faire entre Cynthia et Georges... Inquiet, il eût désiré tenir sa confidente au courant de l’histoire de son ancien modèle, de James surtout; il lui fallait être sincère... peut-être se perdre. Cynthia avait déclaré ne plus prendre d’intérêt aux enfants depuis la mort du sien. Et Aymeris aimait-il vraiment le petit James? Comment parlerait-il de Rosemary? Cependant Cynthia se croyait tellement au-dessus des préjugés, qu’au bout de deux ans d’intimité apparente, il s’enhardit, et sans prélude lui fit part de ses soucis: ce fils, il comptait l’élever en Angleterre. Mais comment, et sous quel nom? —Où est la mère? Pas ici, j’espère! Vous ne la voyez plus? demanda Mrs Merrymore, épouvantée, rougissant, la voix tremblante; car l’histoire venait de se dérouler en un récit terne, pénible, plein d’un parfum de «bohémianism», d’une crudité qui rappelaient à Mrs Merrymore, le Quartier latin, le Théâtre-Libre, les matinées Antoine à la Gaîté-Montparnasse, Huysmans, Zola, Goncourt; une littérature qui était alors, pour les étrangers, la _France_, la France de l’Affaire Dreyfus—soudain non plus _de l’art_, mais les mœurs françaises envahissant sa propre vie à elle, son Angleterre! Mrs Merrymore prenait «bourgeois», dans le sens de _philistin_, et aussi de «petites gens»; Georges lui expliquait que notre bourgeoisie, celle à laquelle il appartenait, est une classe inconnue de l’Angleterre; et Cynthia se retranchait derrière son seul critérium, ou préjugé: on est un _gentleman_, ou bien _du peuple_. Georges était un «gentleman»... donc!... Et les deux amis tournaient l’un derrière l’autre autour de ce concept, comme des chevaux de manège qui auraient les yeux bandés. —Votre modèle—disait Cynthia, est une fille du peuple, malgré son origine sur laquelle elle a dû vous tromper; êtes-vous certain que le fils de cette femme soit jamais digne de vous? Dans les unions entre Anglais et étranger, c’est notre type qui l’emporte—fait incontestable—comme le sémite domine les autres et se reconnaît pendant plusieurs générations. What a pity! What a pity! murmurait-elle, ensuite, en réfléchissant à ce malheur irréparable, selon elle; quoique toujours incertain si l’enfant était de lui, Georges n’en démordit point: il se devait à James, il fallait qu’il l’élevât et jouât la comédie de l’amour paternel, comme pour éprouver Cynthia. Dès le lendemain, elle se mit à la recherche d’une famille à qui confier le petit, puisque Georges tenait tant à l’éducation britannique. * * * * * Une égale passion pour les aspects et l’atmosphère de Londres les faisait sortir, lui avec une boîte de couleurs à l’huile, elle avec quelques pastels; ils prenaient chacun un four-wheeler, ils montaient sur le «bus» ou bien, par le moyen du «tube», faisaient de lointaines excursions dans les quartiers pauvres, du côté de la Tamise. Aymeris se régalait des rouges, si vifs à Londres, dans la brume; il épiait les filles à la peau de phlox blanc, ou barbouillées de carmin, les ouvriers pesants, l’âpre population des docks, merveilles dont ne s’étaient jamais encore inspirés les peintres. Londres était une mine dont Aymeris voulait extraire les matériaux d’un sublime «poème humain». Il prit le goût d’aller, le samedi, au théâtre en matinée, avec Cynthia. En s’en retournant vers le West-End, ils marchaient jusqu’à une station du Métropolitain, s’attardant sous les rampes et les réverbères aveuglants d’électricité, traînaient dans Leicester Square et Haymarket. La foule, que dégorgeaient les salles de spectacle, s’emparait avidement des journaux, lisait les placards des hommes-affiches, au reflet des vitrines et sous les globes électriques d’où ruissellent des cascades de lumière jaune ou crayeuse, sur des visages de spectres qui, dieux et mendiants, trois pas plus loin rentrent dans le noir d’une misérable ruelle sans boutiques; l’opulence et la misère, la mort, en pleine santé. D’où la sensation de joie cruelle et démoniaque d’un carnage dans la luxure, d’une pléthore de sève gaspillée, de richesse vitale anéantie dans le bitume et la vase, où, comme à Venise, baignent les fondations des plus beaux palais: splendide et peut-être ultime étalage d’inégalité sociale, de jouissance et de douleur, un ravissement pour l’artiste «qui doit ignorer la morale». [Illustration: _Voir Londres_] Ils marchaient le plus souvent jusque Sloane Street, le long de Saint-James Park et de Knights Bridge, dans la trépidation des énormes voitures publiques bariolées, aux formes, aux lignes d’une beauté moderne d’engins destructeurs, qui défoncent le sol comme un champ où des héros se battraient, et sonnent telles qu’une cloche que des titans copteraient de leur marteau. Le matin, de sa fenêtre, Georges assistait au vidage dans les tombereaux du fondoir, de seaux pleins de volailles, de langoustes, de fruits, de légumes, reliefs de repas trop riches; les employés de son hôtel, le ventre à moitié vide, aidaient à remplir, comme d’ordures, des baquets d’aliments précieux qui, demain, seraient savons ou chandelles. Et dans le ruisseau, assistant à ce scandaleux «coulage» de la richesse, une mère famélique vendait des allumettes en pressant contre son sein un gosse moribond. Le soir, dans quelque music-hall populaire de l’Est, il crayonnait sur un album, assis à côté de Cynthia. —Regardez, regardez! Toutes les femmes sont belles, chez vous, belles de laideur, ou belles comme des nymphes d’Arcadie!... Les contrastes de la lumière et de l’ombre prêtent à vos «costers» la majesté d’un Rembrandt, et c’est «d’aujourd’hui», du neuf, de l’inconnu, du moderne! On n’a jamais peint cela! Voilà ce qu’il faudrait rendre, mais comment interpréter ces choses en les magnifiant? Dans un monde nouveau, des formules expressives restaient à chercher. Cynthia prétendait qu’il était impossible de peindre Londres, sans quoi, un Anglais l’eût tenté. Georges s’y consumerait, mais il essaierait de reproduire avec ses pinceaux cette fourmilière de géants, «race aux angles aigus, chez qui l’ossature a plus de _forme_ que les pierres d’une cathédrale gothique»; il rendrait la qualité comestible de ces chairs où afflue le sang vermeil, quand les pâles chloroses ne les oxydent pas comme des plats métalliques; il peindrait les gosses aux hardes teintes des couleurs les plus audacieuses, ces fillettes qui lui rappelaient Jessie Mac Farren! Aymeris et une sœur de Mrs Merrymore allèrent ensemble à Eton où était élevé un arrière-neveu de lady Dorothy, son filleul. Ces dames Northmount avaient l’espoir de prouver à un Français qu’un collège de «gentlemen» ne conviendrait pas pour James, quand il serait en âge d’y être admis; il y avait d’autres institutions moins aristocratiques, destinées à la «middle class», qu’elles s’obstinaient toutes à confondre avec notre bourgeoisie. Le Prévôt des Etudes, à Eton, était un charmant vieillard, dont la femme appartenait à la famille de Thackeray. Rossetti avait dédié un sonnet à Mrs X., et Holman Hunt l’avait fait poser pour une madone. Le logis du «Provost» était parfumé encore de préraphaélitisme; du parloir de Mrs X., tendu d’une cretonne de William Morris, on distinguait à travers les saules, au delà du petit bras de la Tamise, le profil du château de Windsor. Le «Provost» prêtait volontiers des livres rares, il en offrit à Georges, qui parfois alla en compagnie d’une sœur ou l’autre de Cynthia à Eton pour le thé; le filleul y venait après ses leçons; on achevait la journée dans la Saint-George’s Chapel à écouter des fugues de Bach que jouait, pour ces dames, l’organiste du Roi. C’est là que le rejoignit parfois Mme Merrymore. Eton, les garçons, le filleul de sa mère, lui étaient un douloureux spectacle, car c’est là que son enfant aurait dû être alors. On revenait, à la nuit, par les quartiers suburbains de Londres, parcourant des kilomètres de constructions basses, d’échoppes de bouchers, de marchands de poissons aux torches de gaz; le samedi, des ouvriers et des ménagères faisaient leurs emplettes pour le dimanche, dans les agglomérations des anciens faubourgs mangés par la Métropole, et où la campagne se fond dans la ville; Richmond, Chiswick, Kew et enfin Chelsea. Ces retours emplissaient Georges d’aise et de confiance en cette vie anonyme et pullulante de la banlieue où se dégorge la City, où le travailleur respire comme une plante que l’on met sur le rebord de la fenêtre, au soleil. Aymeris et Cynthia s’arrêtaient dans les bric-à-brac, rapportaient presque toujours quelque trouvaille; ils visitaient d’anciennes villas du XVIII^e siècle que n’avaient pas encore renversées les entrepreneurs de ces interminables rangées de petites maisons à bon marché, qui les remplacent. —Je me vois assez bien, ici!—disait Georges en sortant. —Vous n’allez pas louer, j’espère, une de ces villas du temps des George! elles ont bon style et parfois leurs jardins sont jolis, avec leurs buis taillés, mais les entours sont odieux pour un gentleman—disait Mrs Merrymore en pinçant ses narines. Le peuple sent mauvais! On aurait cru, d’après ses dégoûts, qu’elle méprisait les pauvres, quand, au contraire, elle s’occupait, à sa façon, de les éduquer et de leur venir en aide; à Paris elle avait fréquenté des classes du soir, des «universités populaires», où de jeunes «dreyfusards» tâchaient d’inoculer aux artisans le poison de la Littérature et de l’Art. Elle avait projeté sur un écran, avec une lanterne magique, des photographies d’après Léonard, Watteau, Cézanne, Degas, et mis en scène des pièces de Shakespeare, où elle avait apprécié la rapidité de compréhension des jeunes Français. D’où sa singulière propagande sociale dans nos universités populaires, son culte pour Séailles et Anatole France. Elle pensait ainsi nous guérir de ce qu’elle appelait la «sentimentality» bourgeoise, qui seule expliquait le tour pris par cette «affaire de trahison» qu’Aymeris lui-même se refusait à considérer du point de vue juridique, comme quiconque l’eût fait dans tout autre pays. Or, n’était-ce point, de sa part à elle, une autre «sentimentality», l’anglaise? Mrs Merrymore se montrait sensible à certaines vertus, au charme de la France, comme Aymeris l’était aux beautés de l’Angleterre; mais leurs sympathies inverses et contradictoires se heurtaient, car ils avaient, chacun, la passion d’épiloguer, de discuter et, l’un pour l’autre, une affection qu’ils ne pouvaient plus se cacher. Mrs Merrymore niait presque Racine—elle ne le comprenait certes pas, elle était fermée au lyrisme de Barrès—«ce nationaliste romantique», mais elle s’entourait de jeunes peintres qui commençaient de subir l’influence de notre néo-impressionnisme, après celle de notre réalisme terre à terre; et elle niait la peinture anglaise. Georges soutenait que l’art britannique faisait fausse route, en abandonnant l’idéal du moyen âge italien, celui du préraphaélitisme à la Burne Jones. L’œuvre de Ruskin était, selon lui, d’une «sentimentality» moins dangereuse, en ses efforts plastiques, que celle de nos «immondes» cartes postales et de notre littérature dramatique. Mme Cynthia approuvait l’importation esthétique de ce que Georges tenait pour le moins assimilable au génie anglo-saxon; ils se chamaillaient, puis concluaient ensemble qu’il faut, avant tout, être de chez soi.—On ne juge sainement que les choses de son pays; et ils en revenaient à l’analyse de l’envahissante affaire Dreyfus. Le problème du Nationalisme, si aigu à cette époque, ne laissait point Aymeris indifférent, quoiqu’il se crût sceptique et se donnât, parfois, pour un cosmopolite. Combien peu l’était-il, le pauvre Aymeris! Il avait, à dix ans, comparé la vie d’un petit garçon, en France et en Angleterre; James serait un Français, mais d’éducation britannique, jusqu’à 18 ans. Quand le ferait-il venir? Mrs Merrymore lui conseillait de laisser cet enfant dans le Nivernais. Au fond du landau de Lady Dorothy, côte à côte, Georges et son amie se sentaient, malgré leurs divergences d’opinion, comme deux frères, si peu Cynthia permettait à son compagnon de la traiter en femme. Et jamais Georges, aussi bien, ne s’était, à aucune femme, ouvert comme il le faisait auprès d’elle, sans ce malaise qui, à chaque tentative amoureuse, l’avait égaré. * * * * * Le journal de Georges m’apprit le sort de James et le peu que nous sachions sur les relations si étranges de Cynthia et d’Aymeris. _Londres 19._ _Enfin, James est ici, il a six ans; dans quelques années je le mettrai à Beaumont College, école catholique. James porte mon nom, je l’ai reconnu, malgré les conseils de Cynthia. Quand j’ai revu James, ai-je eu un sentiment paternel, ou simple pitié? La pitié est un sentiment de faible, je me l’interdis. Je ne reverrai plus James avant que Cynthia ne le voie. Je ne rechercherai plus Rosemary, mais je demeure sans rancune; un autre se vengerait d’elle sur son fils. Son fils; le mien? Mais oui, le mien! Ne méprise jamais ce que tu aimas, ou tu te mépriseras toi-même. Sur cette créature obscure qui peut-être roule à quelques mètres de moi, mon amour déposa une patine comme le feu sur le cuivre d’une bouilloire. Un enfant est né, et il porte mon nom. Ses yeux! J’avais, à son âge, cet aspect souffreteux, antipathique; Nou-Miette et mes tantes ne me l’ont pas celé! A peine la Mrs Watkins que les amies des dames Northmount ont choisie, pour le mettre chez elle, et qui adore les enfants, à peine put-elle dire devant moi qu’elle le trouvât «gentil». James a l’air agressif; peut-être une force en lui se cache encore; l’eau qui sourd de la source noire, plus loin, élargira les berges de son lit et deviendra fleuve. Ce que je n’ai pu faire encore, que James un jour l’accomplisse! A James_, l’indépendance, _seul bien dans ce monde, m’a dit mon père à l’heure de sa mort, à l’heure de la vérité, à l’heure de la lumière._ _Je suivrai James, de loin, comme les parents anglais suivent leurs enfants._ _Repartons pour Paris, repartons en guerre!_ _Je reçois toujours des lettres de soi-disant amis. Ils me réclament. Darius Marcellot dans sa fabrique d’automobiles, désespère de moi. Ils m’appellent, et quand je suis près d’eux, ils se retirent. Ici l’intérêt de ma vie est dans un échange incessant avec les inconnus d’hier, demain disparus. Confessions, récits, milieux entrevus. Premier dîner dans une maison, joie d’être un inconnu parmi des inconnus! Les inconnus! A ceux-là j’inspire confiance, comme au garçon du sleeping-car le voyageur qui descendra à la prochaine station..._ _Mais_ les amis? _De n’être plus sous leur main me rend plus cher à eux; il en est donc qui me veulent du bien? Ils se tourmentent à mon sujet. «Revenez», m’écrit-on. Mon exil est mal interprété, ils doivent m’attribuer des aventures scandaleuses; leurs lettres y font presque allusion. Ou bien_: «prends garde, les absents sont vite oubliés»; _de Pellells, cette phrase, (Pellells maigre, couleur d’olive et à la barbe d’Assyrien, les yeux cernés). Son agitation de peintre mondain, dans l’embrasure de la porte! il plastronne, fait des signes aux dames, aux habits noirs décorés; ne manque pas une soirée d’Ambassade, et de plus ennuyeuses encore, afin qu’on ne l’oublie pas. Il faut que Pellells «soit vu»; comme la correspondante mondaine du_ Figaro _et les domestiques au buffet_, il est de la soirée. _Ne l’oubliez pas, Mesdames! M’a-t-il assez dédaigné, ce Pellells, comme s’il était un Vinton-Dufour! Il ne m’a jamais dit un mot qui ne fût banal ou méprisant, quand nous peignions ensemble. Je l’admirais. Je m’humiliais devant lui. Aujourd’hui, ses grands succès de jeunesse sont à peine dans la mémoire de quelques riches Américaines, auxquelles il s’accroche désespérément, en serrant dans sa poche les restes rancis de sa gloire. Jaune comme un citron, le cuir tanné, il fait le quart sur le pont des transatlantiques, en quête de commandes. Et c’est lui qui s’inquiète pour ma réputation! Beaudemont-Degetz, Matoire, Pellells, vous, les peintres aux petits hôtels de la plaine Monceau, qu’à cause de vous les hasardeux campements de Londres me sont devenus un havre désirable! Bientôt, je rentre. Pour vous irriter, pour vous dresser contre moi. Pellells cite l’exemple de Tissot après la Commune, son retour après vingt ans de gloire à Londres. Trop tard: Tissot était un inconnu! Ni son hôtel de l’avenue du Bois, ni ses collections, ni son œuvre reproduite par la mezzo-tinte, ni sa «Vie de Jésus», ne purent rien contre ceci: Tissot était d’un autre temps... perdu par l’Angleterre._ _Je reviendrai, et j’ai chaque jour voulu revenir, le lendemain. J’accommoderai à mes goûts l’ancien pavillon dans le parc et le rendrai habitable pour moi et pour celle qui_ condescendra. _Je reviendrai parmi vous! D’abord seul, puisqu’Elle ne paraît pas encore comprendre: mais je tiens son amitié au chaud, je la couve comme une poule ses œufs._ _Cynthia, amazone qui chevauchez une haquenée au souffle un peu court, vous arrêterez-vous à ma porte? Voici le pavillon sous le lierre et l’aristoloche. Cynthia, je le ferai décorer pour vous et pour moi... Ne me faites pas oublier James, vous, si bonne! En guerre, en guerre! Combativité._ _Une lettre à Cynthia._ _Cofton Lodge, Green Forest._ «_Dear Mrs Merrymore_, «_De Cofton Lodge, où je viens prendre des idées d’architecture domestique, je vous écris ce que le cœur me manquerait pour vous dire de vive voix. La raison (plutôt l’esprit de lutte) me pousse de nouveau vers la France, au moins pour un temps. Déjà, des amis (je vous disais que je n’en ai pas, mais ce n’est pas strictement exact) me font sentir qu’il faut paraître. J’ai songé, comme vous le savez, à agrandir mon pavillon. Toujours incapable d’habiter la maison de mes parents. Des affaires, cet été, m’appellent à Longreuil; le manoir était loué depuis la mort de ma mère, il est aujourd’hui vacant. J’y passerai quelques semaines, pour m’entendre avec les fermiers; ce sera la moisson, des baux à renouveler. J’y voudrais être sans mes tantes; leurs dos voûtés se détourneraient, hostiles à mes actes et à mes plans, et je ne suis plus capable de «prendre sur moi». Dites-moi franchement, chère Cynthia: Vous et l’une de vos sœurs, même Madame votre mère, puisqu’elle compte changer d’air,... et pour une Anglaise ce n’est rien de traverser la Manche,... accepteriez-vous une hospitalité modeste à Longreuil? Feriez-vous le «house managing»? Une maîtresse de maison me fait défaut, je ne sais rien diriger, et mes tantes ont coupé les derniers fils qui attachaient à moi d’anciens serviteurs (vous savez que mes tantes ne croient ni au dévouement, ni à la fidélité). Nous avons assez causé ensemble, pour que je sache que vous êtes une étrangère, vous aussi, à Cheyne Walk, chez votre mère, comme je fus toujours un étranger dans ma famille. Nous sommes deux isolés qui semblent se comprendre. Alors? Cette lettre est maladroite. Ce n’est pas encore cela que je voulais vous dire..._ _Chère amazone, quel rire hautain, terrible, si je m’aventurais plus loin! Je désire quelque chose passionnément. Allons-y! Mais une Anglaise garde toujours sa nationalité, même si elle devient, ailleurs, une princesse royale. Je ne puis vous offrir qu’un mariage d’artistes?... Mais, vous allez jeter ma lettre au feu... Je m’arrête court..._ _Ever yours._» _Autre lettre._ «_Alors, dearest, vous l’avez lue jusqu’au bout? Mais vous en riez encore; je bouche mes yeux avec mes poings, comme les enfants pour ne pas voir les éclairs, et mes oreilles pour ne pas entendre votre rire. Vous, si proche et si loin... ce n’est pas uniquement mon nom que vous ne changeriez pas contre celui de votre premier mari—les deux également roturiers. Vous êtes, pourtant, et plus qu’une aristocrate, une anarchiste... je ne veux pas dire une socialiste à blasons, une lady Warwick, une «socialiste au foie gras», comme il s’en rencontre dans les salons, et qui mangent une parcelle de grosse truffe, une lichette de cailles, laissant le reste pour l’égout collecteur. Alors?... Nous aimons les mêmes belles choses; nous nous entendons, avant de finir une phrase. D’avoir beaucoup souffert par les autres, nous les connaissons bien... Mes tantes (oh! quand vous les connaîtrez!) hausseraient les épaules, si elles lisaient cette lettre... mais il me semble que nous pourrions faire quelque bien, si nous étions associés. Si vous refusez d’être à moi, vous ne m’en donnez pas la_ vraie _raison. Peut-être... Mais dites-le donc!... une expérience matrimoniale vous a suffi... hors de votre monde? Vous ne «récidiverez» pas! Ah! l’indéracinable idée fausse! Vous comptez sans ma pugnacité!_ [Illustration] _Je n’ai pas de morgue comme vous, mon amazone, mais il me reste quelques traditions de notre vieille... j’ose à peine dire bourgeoisie, parce qu’en anglais, «it sounds horrible». Je ne suis pas «peuple», et je le regrette, puisque vous méprisez surtout la classe intermédiaire dont je fais partie; nous aurions tout l’avenir pour traiter le problème social; mais si, entre vous et moi, il y a de_ l’infranchissable _pour Votre Seigneurie, il en est aussi, de l’infranchissable, entre boulanger et boulangère qui ne s’aiment pas. Méditez, Cynthia. L’œuvre de la vie devient un drame aussi poignant que la création d’une œuvre d’art, dans les temps où nous sommes, pour ceux qui n’acceptent l’héritage paternel que sous bénéfice d’inventaire et sont tout prêts à rejeter le joug. Nous voici engagés dans une même impasse. Qu’un dernier préjugé ne nous empêche donc pas de nous allier pour les tâches de demain. Il y aurait tellement à créer, nous entrons dans des temps nouveaux; depuis que j’ai vécu à l’étranger, depuis la terrible_ Affaire, _je sens qu’un abcès se forme partout: qui donc donnera le coup de bistouri? Mais vous riez: Il s’agit bien de cela!... Pourquoi m’auriez-vous été si bonne et donné tant d’illusions?_ _La Religion? Voyons, ma chère, vous n’en avez pas! Il est pénible de vous voir chez vous à l’heure de l’office, quand vos sœurs sortent avec leurs gros livres de prières; oui, oui, Cynthia vous êtes une anarchiste déguisée, une suffragette honteuse, il ne vous manque que_ d’oser. _Osons ensemble. Allons ailleurs. D’abord, viendrez-vous cet été à Longreuil? J’attends ici, de vous, une lettre ou un télégramme. Je préfèrerais la lire plutôt que d’entendre la réponse, et surtout, surtout que je ne voie pas vos yeux verts de Dame de la Mer..._ _Moi, je ne serais heureux qu’avec vous. Je nous verrais,_ nous deux, _un ménage très agréable, un peu singulier; il y en a tant en Angleterre, que ce n’est pas cela qui vous effraierait. La chose serait possible. Mon pauvre petit James! Puisqu’il n’est point de vous, vous en seriez moins honteuse, s’il n’avait pas de génie, ma chère. Quant à moi, je lui souhaite de n’en point avoir! Une bonne moyenne, cela suffit._ _Selon votre réponse, je serai à mon studio jusqu’à samedi, car je ne puis prolonger, à cause du week-end._» La semaine s’écoula, des semaines s’écoulèrent, sans réponse de Cynthia. Georges était à Longreuil pendant l’été 19... et allait relouer le manoir à des Américains. Un matin, comme il faisait réparer la barrière sur la route, une dame dont une ombrelle grise cachait le visage, s’approcha de lui. Cynthia était venue pour un mois, avec ses pastels, avant de se rendre à Naples où l’attendait la Scandinave, dont Aymeris n’avait plus entendu parler. Cynthia lui dit:—J’ai pensé que ce serait charmant de nous revoir. Mes sœurs voyagent, Celia est avec ma mère, en Ecosse. Je suis à l’hôtel du village, comme il ne serait pas convenable d’habiter au manoir; M. Haupas l’aubergiste me traite très bien. Georges fit venir ses tantes pour «rendre convenables» au moins les repas et les soirées que Mme Merrymore passerait chez lui. Ces demoiselles, très vieillies, un peu radoteuses, reprirent leurs fauteuils, leurs tricots sous l’abat-jour de porcelaine; ces épaves devenaient chères à mon ami, quand j’allai le voir. Georges me fit amener en automobile par l’inévitable Darius Marcellot, qui faillit nous tuer sur la route. J’ignore ce que le manoir de Longreuil avait été, du temps de M. et Mme Aymeris, mais Marcellot poussa des exclamations en visitant les chambres que Georges—ou ses locataires?—avaient redécorées au grand mécontentement des tantes; et celles-ci ne trouvèrent à leur goût que les anciennes lampes Carcel et quelques meubles en velours d’Utrecht—du moins quand elles relevaient les voiles des Indes dont les sièges étaient recouverts en manière de housses. Des bibelots de Passy et de Londres, ornaient le manoir comme si Georges eût l’intention de s’y fixer, et les lambris, qui jadis imitaient le chêne, avaient reçu un hâtif badigeon bleu, jaune, vert ou vermillon, parfaitement gai. Nous fûmes servis par des gars du bourg, et Georges engagea un cuisinier polonais, qui sortait de la prison de Lisieux. Mlles Aymeris me comblèrent de prévenances; que le lecteur sache maintenant qu’elles m’avaient plusieurs fois envoyé à Londres, Georges n’avait jamais su que je fusse leur ambassadeur; je m’étais prudemment effacé. Mrs Merrymore me parut délicieuse, mais plus très jeune, et je conseillai à Georges d’entretenir avec elle des relations de bons camarades, mais de ne point se fiancer. Elle se tenait exactement au courant de ce qu’il advenait à James, chez Mrs Watkins, mais elle n’avait pas demandé à le voir. Mrs Merrymore, par son indifférence, ravivait la tendresse du père pour James. Je compris que l’existence de James empêcherait de s’accomplir un malheur de plus: le mariage absurde de Georges et de Cynthia. Georges et Mrs Merrymore étaient assez indépendants et assez âgés pour vivre en artistes, et avoir un commerce dont le plaisir ne créât pas de l’irréparable en cessant. Je ne saurais dire ma surprise après deux semaines, de me sentir si bien à Longreuil, jusqu’à désirer que ma visite ne prît plus fin; or nous étions pourtant en pleine folie, et chaque heure semblait à Georges devoir être la dernière qui pût nous réunir chez lui, tant les conversations, à table et dans le salon ou le jardin, menaçaient de tourner au tragique, avec ses tantes, avec Cynthia, avec Darius. Eût-il voulu prouver à Mrs Merrymore qu’une Anglaise, comme elle, ne doit, ne peut pas se marier chez nous, Georges ne s’y fût pas pris plus dextrement. D’une part, Mlles Aymeris, malgré leurs efforts d’amabilité pour l’étrangère,—dont elles subissaient le charme—radotaient sur «l’Affaire», voulaient convaincre Cynthia que l’Angleterre serait, comme la France, dévorée par les Juifs; mais Darius, maintenant rédacteur en chef d’un journal dreyfusiste de province, était marchand de tableaux néo-impressionnistes à Dresde, il excitait Georges à faire de «l’avant-garde» et à quitter l’Angleterre pour l’Allemagne, où «se dessinait un bel avenir pour les artistes français». La fabrique d’automobiles, «Essor», avait des correspondants en Bavière, en Saxe, et bientôt, de Creil, se transporterait en Poméranie. La voiture préférée du Kaiser était de la marque _Essor_. Darius suivit les courses de Deauville. Il portait maintenant des cols rabattus à l’allemande, il était gras, son gilet 1830 avait cédé à certain tricot à brandebourgs orange, et ses culottes courtes bouffaient sur des jambes que moulaient des bas verts à raies blanches. Si Mlles Aymeris ouvraient la porte du salon, elles reculaient d’horreur: Darius, la poitrine découverte et montrant des poils roux, ronflait sur la chaise longue d’Alice Aymeris; il était pieds nus, deux espadrilles traînaient à terre. Lili et Caro répétaient en duo:—Nous brûlerons du sucre dans la maison de notre frère, dès que ce bohème sera parti. Nous faisions des lectures à haute voix; Darius avait apporté du Rimbaud, du Laforgue qu’il déclamait. Mme Merrymore traduisait de l’allemand, lisait aux tantes du Chateaubriand, pour éviter les escarmouches à propos de Dreyfus. Tout allait bien quand, un jour, elles annoncèrent qu’elles partiraient le lendemain; on signalait des cambriolages dans la région et Georges me dit que ces demoiselles lui avaient fait une scène, sa citerne n’ayant pas été vidée après qu’un rat s’y fut noyé. Il fallut les retenir; on vida la citerne, on filtra l’eau, et on leur promit que Darius serait rappelé en Allemagne. Une bonne les servit à part dans leur chambre. Huit jours après, elles prenaient le chemin de fer. Cynthia n’accepta donc plus nos invitations à dîner, par réserve; Darius amena ses deux maîtresses, qui logèrent à l’auberge avec Cynthia, et les trois dames firent ensemble du paysage très extravagant. Si M. et Mme Aymeris avaient pu revenir à Longreuil! C’était de plus en plus «la démence». Mrs Merrymore me dit:—Nous avons aussi à Londres des artistes et des bohèmes, ils m’amusent, mais je ne les reçois pas chez moi: ce que nous apprécions en votre pays, c’est que nous nous y permettons _tout ce qui nous est défendu chez nous_, même de la peinture un peu bizarre. —Oui, je sais ce que les étrangers apprécient en France; or nous avons autre chose que des bouffons et des irréguliers, lui assurai-je, si nous ne faisons parade que de ceux-ci. Et j’exaltai les vertus de la vieille et saine bourgeoisie. Cynthia me demanda si ces deux filles Aymeris étaient un exemple que je lui donnerais de notre «classe sociale». Elle ajouta:—Votre bourgeoisie est, avec l’italienne, ce qu’il y a de plus «dull» ici-bas; étant très attachée à M. Aymeris, je me suis proposé, comme un devoir de mon affection, de le faire voyager: il ne faut pas qu’il se laisse ressaisir par des habitudes qui étoufferaient son «génie». Songeait-elle aussi au mariage? Mrs Merrymore n’avait pu, pendant son séjour à Longreuil et malgré l’air détaché qu’elle affectait devant nous, feindre tant, que je ne la jugeasse éprise de Georges. [Illustration: Darius à Longreuil] Quelques semaines auparavant, lors d’une promenade avec les demoiselles Aymeris, comme Georges, las, voulait rentrer, au bout d’un kilomètre de marche, Cynthia avait pris son bras et s’y était appuyée plus que de nécessaire. Je m’étais prévalu de ses conseils hygiéniques, pour lui insinuer qu’une femme légitime, seule, réglerait l’existence de Georges Aymeris. Lili et Caro applaudirent, si elles poussèrent quelques soupirs. Mrs Merrymore était silencieuse, je lui demandai quelle était la cause de sa tristesse. Elle prononça comme un axiome, après un de ses «Oh!» effarouchés: —Monsieur, un artiste ne devrait jamais se marier! Un grand artiste surtout, n’appartient qu’à lui-même, son œuvre lui suffit. Aucune femme intelligente n’oserait s’imposer à lui, et peut-on se renoncer? J’avais cité des épouses admirables, Mme Michelet, Mme Renan, Mme Fantin-Latour. J’ignorais alors les lettres d’Aymeris à Mrs Merrymore et l’orgueil nobiliaire de notre gentille camarade. Devenue presque rose, elle avait dit à Georges: —Monsieur Aymeris détruirait-il un de ses tableaux, parce que sa femme, pour un motif grave, exigerait ce sacrifice? Et Georges avait presque rompu sa canne sur un tronc de hêtre: —Dites? ce serait assez stupide, assez idiot cela!—s’était-il écrié. Et Cynthia avait repris:—Donc, _votre œuvre_ avant _votre femme_!... Je vous préfère ainsi, les grands artistes ne peuvent et ne doivent pas être modestes. Une femme peut avoir des raisons morales _restrictives_... Un grand artiste n’en a pas plus que les amants sublimes. Donc... Les tantes se regardèrent, Caro fit remarquer une troupe d’oies qui couraient dans la ferme, et sortit pour les mieux voir; moyen de diversion à ce scandaleux dialogue. Tout de même, j’insinuai que Dante Gabriel Rossetti, par amour pour sa femme, avait enterré ses manuscrits avec elle; et sans que j’achevasse, Georges corrigea:—Rossetti, après exhumation de ses poèmes, les a publiés. C’est, d’ailleurs, une toute autre affaire!... Mais non! je suis trop sincère pour ne pas confesser que _pour personne au monde_, je ne renoncerais à mon œuvre; je le répète, la femme d’un artiste peut n’être pas «stupide», et s’effacer devant son mari; mais diable! que diable!... cela dépend de ce qu’est son mari... Et Georges avait eu un accent d’orgueil, de satisfaction de soi-même, dont je ne le croyais plus susceptible; Mrs Merrymore sourit: «O dear, o dear!», avec son petit gloussement habituel, et elle avait affecté d’admirer un nuage mauve sur le soleil couchant, dont elle eût, un autre jour, dit qu’il n’était guère pictural, et même «un peu commun». Nous étions rentrés au manoir, en causant d’esthétique sans conviction aucune; Georges tâchait de redresser sa canne, qu’il avait courbée en frappant un arbre dans sa colère—et, le soir, je l’avais entendu qui pleurait dans sa chambre. Le lendemain, il se plaignit d’avoir mal dormi et me parla des femmes qui, comme tant d’hommes, trouvent leur châtiment dans leur orgueil; mais lui s’en croyait totalement dépourvu, à cette heure du désir, où il eût accepté toutes les compromissions. * * * * * Septembre fut sec et chaud. Darius, après la saison de Deauville, laissa derrière lui sa plus grande «Essor», retourna en Allemagne, et, avec Cynthia, nous visitâmes Caen, les châteaux de la Basse-Normandie, le Mont Saint-Michel. Georges brossa, d’après une fille de ferme, des nus qui scandalisèrent les domestiques; il prépara sa série de «l’Enfer de Londres». Nous revînmes tous ensemble à Paris, Mrs Merrymore fila vers l’Italie. * * * * * Aymeris agrandit et transforma son pavillon de Passy, tout en logeant encore à l’hôtel Continental où il passa plusieurs mois d’hiver. Il me fut impossible de connaître le point où il en était de ses projets matrimoniaux. Mais il bâtissait! A Paris, on l’appela «l’Anglais»:—Vous êtes revenu? disait-on. Nous croyions que vous nous méprisiez. Londres a donc pour vous des attractions extraordinaires? Ah! le mâtin!... Et les femmes? Ces plaisanteries allaient de nouveau l’atteindre en plein cœur. N’eût-il été engagé par la promesse qu’il avait faite, l’an passé, au Directeur de l’Académie de Montparnasse, il abandonnerait tout. Mrs Merrymore vint lui tenir compagnie. Elle fréquenta la classe d’élèves en lui faisant jurer que personne n’en saurait rien, chez elle. Il n’y avait guère parmi ceux-ci que des étrangers; les Allemandes, les Hongroises, les Russes étaient les plus nombreuses. Plusieurs voisines quittèrent Chelsea et s’établirent à Paris, pour recevoir les corrections qu’Aymeris administrait, le pinceau à la main, souvent peignant sur une mauvaise étude de débutant toute une figure. C’était, selon lui, le seul moyen de leur enseigner la technique; il institua des visites au Musée du Louvre, car il avait, comme Vinton-Dufour, cette conviction: on n’apprend qu’en regardant les œuvres des maîtres, le travail d’après le modèle nu, à l’atelier, n’est qu’un exercice. Mais se souciait-on encore de peindre?... Dans cette Académie, autant que parmi les anciens camarades qu’il retrouvait, Aymeris dut bientôt reconnaître que Paris avait, depuis 1895, été balayé par le vent d’une sorte de cyclone, et que ses tantes étaient à peine plus aigries que tous ceux auxquels il parlait. Mrs Merrymore, elle-même, était effrayée par les haines, qui ne se dissimulaient plus; le talent des artistes était jugé d’après leurs tendances politiques et sociales, dans un tohu-bohu de théories, de vagues aspirations humanitaires, libertaires, «intellectuelles», où se perdaient Charles Morice, le critique du _Mercure de France_, et ce Jean Dolent, l’apôtre de Belleville, dont elle avait fait la connaissance jadis, chez Carrière. De jeunes et de vieux universitaires distillaient de l’esthétique sentimentale, autour d’Anatole France; ils combinaient tant bien que mal des théories sur Carrière et Cézanne, et donnaient la becquée à des enfants prodiges du «Salon des Indépendants», les lumières de la Société Future, ces génies à la fois «individuels et anonymes, comme les constructeurs de cathédrales», artisans et artistes au front lourd de pensées, parmi lesquels les journalistes d’avant-garde berlinois choisissaient, chaque printemps, les plus vraisemblablement propres à établir la fortune des marchands de tableaux et les canons de la Beauté. Darius, associé d’un certain Homberg, dit à Aymeris:—Il faudra que je jette un coup d’œil sur tes types de l’Académie Scarpi. Il doit y en avoir qui ont quelque don et qu’on pourrait _diriger_ selon le goût de mes clients. Tu comprends, le coup des impressionnistes est à recommencer. Epuisé, l’impressionnisme! Un marchand ne peut vivre, à moins qu’il n’achète à très bas prix les chefs-d’œuvre de demain, qu’il revendra très cher. Si tu venais avec moi en Allemagne, tu comprendrais qu’un chef-d’œuvre, _ça se fait comme l’on veut_, quand on est commerçant! En Allemagne, nous avons les critiques à notre solde. Nous détruisons le système des grands Salons, nous faisons de petites expositions «d’un seul artiste»—quelquefois, consistant en pages de croquis—et nous commandons des articles dithyrambiques à des poètes, des auteurs célèbres..., nous les emballons; ça coûte lourd, mais ça rapporte. C’est ma nouvelle passion, après les courses, et c’est plus sûr que mes martingales. Nous supprimons toutes les banalités, nous faisons sortir de terre des génies: il n’y a plus que le génie qui paie. Et Darius qui était ingénu «comme une vache bretonne»—avait dit de lui Huysmans—ajouta:—Depuis qu’on n’imite plus la nature et qu’on ne veut plus «faire ressemblant», c’est épatant ce que nous faisons peindre à nos _pensionnés_. Nous les bourrons de littérature. Darius ne voyait dans cette renaissance d’Art, qu’une spéculation, comme dans les automobiles; mais, extrêmement intéressé lui-même dans l’incroyable vitalité des «Indépendants», achetant pour son plaisir des toiles dont la verdeur l’enchantait, Georges prévit avec une mélancolie partagée par Mrs Merrymore et moi-même, la déroute des esprits mi-cultivés, une croissante insincérité dans les œuvres. J’étais allé, un jour de correction, chez Scarpi, surprendre Aymeris sous sa blouse de professeur, comme il m’avait engagé à juger par moi-même des extravagances que ses Russes et ses Hongroises élucubraient, d’un lundi à un samedi. —Ce n’est pas de la technique, qu’elles veulent, c’est de _l’esthétique_! m’avait dit Aymeris. Qu’est-ce que ces mazettes appellent _esthétique_? Qu’elles aillent à des conférences de Charles Morice! Elles ne savent même pas construire un bonhomme, et elles parlent de «volumes», de rythme, de style et de leur «vision psychique»! Je t’en montrerai une, qui vient à l’atelier pour faire un album de phallus «déformés» selon sa vision psychique..., la bougresse cachait ses ordures, mais notre massière a chipé l’album;—C’est grand, m’a-t-elle dit, comme du Michel-Ange que Rodin et un Japonais auraient stylisé! La monomane finlandaise était absente, lors de ma visite, mais je pus jouir de ce spectacle: Aymeris corrigeant une fraülein von Schmutzig, jolie et fine blonde qui avait, par touches verticales, peint en vert et bleu, une figure d’ondine, d’après une Napolitaine grosse à pleine ceinture et couleur de cire à parquet. Aymeris s’excitait:—Voyons, fraülein! Vous me parlez de Cézanne et de votre vision personnelle..., mais votre étude ressemble à de l’Aman-Jean, copié par une élève de Lévy-Dhurmer! Fraülein von Schmutzig grogna:—Je ne connais pas ces noms-là. Je suis sincère, j’ai ma vision personnelle... —Mademoiselle, si telle est votre vision, au moins _construisez!_ —Je vois la nature en longueur, bleue et verte. —Très bien, mais construisez, faites des «volumes» qui se tiennent! Allons! passez-moi votre palette et vos pinceaux, je vais démontrer qu’on peut construire, même en bleu et en vert! _Nous voyons tous de même_, si nous rendons, recréons différemment. —Monsieur! Ne touchez pas! Je veux être personnelle! Les autres élèves riaient. La massière pria fraülein von Schmutzig de laisser le «patron» donner sa correction au pinceau, sur la toile verte et bleue. Et Aymeris, assis à terre, exécuta dans la technique «à touches verticales» de l’Allemande, une grosse Napolitaine, bleue et verte, un vrai Schmutzig; et cela à la grande joie des élèves. Aymeris s’appliquait. On faisait le silence. Tout à coup, un tabouret roula par terre, il y eut un cri étouffé. Fraülein von Schmutzig pleurait. —Chè ne feux pas de la _degnique!_ Chè fiens à Paris pour faire de _l’esdédigue!_ Es ist aber zu!... murmura-t-elle, et elle se trouva mal. On l’emporta dans le vestiaire, quelqu’un alla chercher un fiacre qui reconduisit chez elle l’émotive fraülein von Schmutzig. M. Scarpi vint dire à Aymeris, quand midi fut sonné, et l’atelier vide:—Mon cher maître, cette demoiselle est recommandée par S. E. Monsieur l’Ambassadeur allemand. Vous ne savez pas le tort que vous nous causez... il faudra que vous fassiez vos excuses, ou je suis ruiné. Nous ne vivons plus que par l’Allemagne! Georges reçut à propos de l’évanouissement de fraülein von Schmutzig, des lettres indignées de gros personnages politiques et de gens du monde; le prince Radolin lui fit demander un rendez-vous, par l’entremise d’un inspecteur des Beaux-Arts. Mon ami refusa le dîner à l’Ambassade, où le prince l’avait invité, avec le Professeur Liebermann, de Berlin, et herr Doctor von Bode. En sortant de l’Académie Scarpi, Georges rôdant par son ancien quartier du Montparnasse, s’arrêta chez la concierge de Rosemary dont le logement venait d’être pris par deux Allemandes. Mme Bard lui dit:—Vous avez voyagé, Monsieur Aymeris? Où donc qu’elle est partie, la petite dame? Ça a bien changé, par ici, depuis qu’on ne vous a vus! Votre atelier est loué à des Danois, vous ne pourriez pas manger dans une crémerie où qu’il n’y aurait pas des étrangers... ce n’est plus du bon monde comme vous! Il déjeuna avenue du Maine, au restaurant de Rosemary; sur les murs, des «Sécessionistes» avaient peint un Gambrinus munichois, nu et couvert de pampres, qui lançait des pintes de bière dans le treillis d’un bosquet de vignes; aux petites tables du café, des étudiants et des étudiantes à cheveux filasse regardaient avec colère un Français, inconnu d’eux, et qui entrait sans façon dans «leur club». Ces hordes barbares devenaient bien envahissantes; tout Paris semblait à Aymeris aussi cosmopolite que l’hôtel de la Princesse Peglioso. * * * * * Si j’étudiais l’époque, au lieu de faire revivre la figure d’un homme, il y aurait lieu à ce début du XX^e siècle, de consacrer plusieurs chapitres à l’Aymeris de 1900 à 1905, toujours entre Paris et Londres. Mrs Merrymore l’avertit que, bientôt, il n’allait décidément plus appartenir ni à l’un ni à l’autre pays. Or n’était-ce pas elle qui, en ce moment même, arrachait à Aymeris ses dernières armes? L’amour rejetait Georges Aymeris hors de la terre où il aurait dû se développer. Vinton-Dufour avait été pour lui le bel exemple d’un artiste qui naît, grandit, fait sa tâche et meurt dans le cercle étroit dont sa sagesse se contenta. Georges n’avait plus qu’ironie pour Vinton. Comme sa correspondance le prouve, il fut conscient de ce que doit être l’hygiène morale d’un peintre; mais, trop sensible, il restait un douloureux solitaire dans la foule, mal soutenu par le suprême orgueil de l’artiste que n’atteint pas le bruit de la rue. Et la curiosité, l’appétit du nouveau, son goût de l’activité luttaient en lui contre sa retenue atavique. Il était, en effet, _contaminé_. Pourtant il nous disait:—Défends-toi, fais de toi le centre du monde!—Et nous éclations de rire. Une femme était toujours, pour Georges Aymeris, le centre de son univers. Nous dînions souvent ensemble au restaurant italien, avec Mrs Merrymore qui, presque toujours, suivait Aymeris dans ses déplacements. Darius Marcellot partageait parfois notre «minestrone» à la milanaise; nous passions ensuite une heure, à quelque représentation du cirque ou du music-hall, ou remontions à pied les Champs-Elysées, s’il faisait doux. La conversation était plutôt difficile, car Aymeris devenait irritable, même avec Cynthia. —Je n’y comprends rien!—fit-il devant moi, comme elle voulait le convaincre que les universitaires qu’elle rencontrait chez Metchnikoff, et chez M. et Mme Curie, seuls comptaient en France: —Vous voici replongée dans les U. P. de Daniel Halévy, je n’y comprends rien! A Londres, vous vanteriez-vous des opinions que vous professez ici? Paris est donc le laboratoire où les étrangers préparent leurs bouillons de culture? Vous venez à nous, comme les femmes curieuses allaient jadis en domino au bal de l’Opéra. Vous, Cynthia, dans votre île, quoique en lutte avec votre «Gens», vous êtes aussi conservatrice qu’elle, et ici, vous êtes socialiste, antimilitariste; chez vous, vous vous êtes passionnée pour la guerre du Transvaal, comme pour notre «Revanche» ce Déroulède, dont vous riez tant! Je ne comprends pas qu’un être tout en nuances se baigne si volontiers dans le gros vin de nos démocrates universitaires. Darius, grand adversaire de Remy de Gourmont, nous rappela cette phrase d’un «Epilogue» sur la statue de Renan qu’on venait d’inaugurer: «_La vie va devenir de plus en plus dure pour les hommes qui ont des nuances dans l’intelligence._» —Comment, «Mistress»—dit-il—vous marchez encore pour les universités populaires, la Science, le Progrès, la Réalisation de la Société moderne? Vous êtes toute conquise à l’«Idée»? Notre ami m’avait dit que vous étiez une «aristocrate»! Comme c’est bien cela, Mistress Merrymore! Je ne connais pas l’Angleterre, d’ailleurs! Vous devez être une exception, Mistress! Oh! Nous autres, n’est-ce pas, nous sommes tout à l’Allemagne, dans le monde intellectuel. Il y a tant à faire de ce côté-là! La question sociale se réglera à Berlin. Impérialisme, socialisme, art, tout viendra de la Kultur allemande. Georges faisait taire Marcellot, ayant suivi les avatars de l’ancien fidèle des courses, qui avait voulu se présenter au Jockey Club et être le père d’un Surhomme. —Tout est pour vous de la littérature—s’écria-t-il,—peinture, science, politique! Il n’est pas un mot dont vous ne corrompiez le sens. Chez Scarpi, entre les néo-impressionnistes, les Cézannisants et les Carriérisants, j’entends des propos insanes, des phrases de petites revues, on jongle avec les «synthèses plastiques», «l’élément naturel», «l’équilibre», les «reconstructions synthétiques», la «liberté de la nature», la «Piété humaine». Et le _Sentiment_, oh! le _Sentiment_! Et les natures mortes de Cézanne ont la «pesanteur des grands sauriens», Cézanne, notre cher Cézanne «arrache la vie à ses racines»... Nos sots me font l’effet d’accoucheurs de l’Infini, de chirurgiens de la métaphysique! Pendant ce temps-là, le sentiment ingénu d’un Corot, d’un Tourguenev, disparaît dans l’océan du gongorisme, et jamais on n’a plus mal écrit, ni plus mal peint. Combien M. Renan serait malheureux aujourd’hui quand, comme le dit Gourmont,—pardon, Darius!—«le peuple qui pense», _doit s’instruire_ à l’école d’Anatole France, de Carrière et de ce terrible aristocrate: Cézanne! Mais retournons à la correspondance d’Aymeris, à ces lettres adressées à Mrs Merrymore, qui l’avait depuis six mois quitté. 1914. «_Chère Cynthia,_ «_Ne parlons plus de mariage. Hélas! vous m’avez habitué à votre chère atmosphère d’affection; elle est indispensable à celui qui, à l’âge où la retraite a déjà sonné pour beaucoup, veut partir et courir à travers champs après les papillons qu’il n’a pas pris dans son enfance. Comme un pantin sorti d’une boîte ancienne, où il avait dormi pendant des ans et des ans, votre main m’a remis en action. Je commence à peine de vivre—par vous. On apprend donc à vivre après quarante ans? Tout est neuf pour moi,_ par vous, _j’ai la candeur d’un débutant... enfin, si vous me connaissez mieux que personne, passez sur mes ridicules, pour vous à qui une famille Aymeris doit paraître un objet de collection, «monsters»—as you say._ _Ne me lâchez plus! Sans vous ce serait la dégringolade._ _Je ne respire bien qu’auprès de vous. Revenez ici, dans ce Paris que vous aimez plus que je ne l’aime. Faites-le-moi comprendre. Je ne vous importunerai plus de prières impuissantes contre votre détermination. Cependant! Il faudra que je renonce, un jour prochain, à cette position absurde de colosse de Rhodes, un pied sur chaque rive du détroit. Déjà, à Londres, mes confrères s’inquiétaient de m’y voir prendre racine. Prendre racine? Cet espoir n’est plus pour moi. Avec vous, je m’habituerais à Paris. Merci de m’avoir attiré chez vous—mais je m’y sens un «outcast», un paria. Revenez, revenez! Je ne crois pas aux vies manquées. J’ai mon lot, et pourquoi me plaindrais-je, puisque j’aurai connu une amie telle que vous? Ma maison est agréable, il n’y manque que vous. L’Académie Scarpi m’intéresse comme un pépiniériste sa pépinière. J’y reste en contact avec ceux qui sont l’avenir; je prends un plaisir âpre à me voir déboulonner. Vous reconnaissez vous-même que c’est à Paris qu’on se sent le plus vivre; nos amis du New English Art Club sont tout aussi méprisants que nos jeunes «génies», et ils ne sont que des succédanés bien pâlots... venez, venez, votre conversation me manque..._ _Yours sincerely._ G. A. «P.-S.—_Puisque vous ne voulez pas encore connaître James, envoyez quelqu’un de sûr a Windsor, faites-moi tenir des nouvelles du petit.—Expédiez-moi ses cahiers d’écriture._» Autre lettre. (_Jour de Pâques._) «_... C’est le jour de Pâques. Soyez indulgente, si je n’ai pas été vous rejoindre à Bandham. C’eût été délicieux, cette semaine de fêtes avec nos amis, les enfants en vacances, des randonnées en automobile; et vous, là, pour la causerie dans le parc, après le thé au fumoir (puisque vous vous obstinez aux cigares, homme manqué, chère amie). Cette matinée est douce comme celles des bords de la Tamise, sans un souffle d’air. Les feuilles d’un vert plus tendre que celui de Cézanne (je soutiens, contre vous, qu’elles sont faites de vert Véronèse); les pointes de lilas, les dômes blancs d’arbres fruitiers, les cinéraires bleus et les tulipes jaunes, se retrempant dans la fraîcheur de la nuit. Le silence de la rue est comme d’un dimanche à Slough. Paris, vide. Ne croyez pas que je joue au Faust... mais je me promènerai tantôt sur les remparts, nos «fortifs», du côté des courses d’Auteuil. Le pensionnat dans la maison voisine, est muet, vos jeunes compatriotes sont parties pour leur_ dear old England; _fussent-elles ici, leurs hymnes du dimanche, venant au travers du jardin jusqu’à moi, me donneraient l’illusion que je suis le docteur Faust lui-même dans son cabinet, moins la barbe blanche. Pâques, Pâques! «Christ est ressuscité! Heureuse l’âme aimante qui supporte l’épreuve des tourments et des injures avec une humble pitié!» Recommençons. Il n’y a même pas un piano dans le voisinage, qui agite l’air alourdi, ce matin, du coton sur nos têtes, en denses flocons, comme ce jour de régates à Henley, où nous nous endormîmes dans le canot, à l’indignation de nos hôtes._ _Je suis seul, comme Faust, quand il va se vendre à Mephisto._ _La maison est tout à fait prête, Madame. Qu’une femme y vienne, il n’y manque que vous. Je n’ai pas encore tout essayé! Recommençons! J’ai quatre toiles au Salon, puisqu’il fallait faire acte de présence. J’ose à peine vous le dire, mais c’est encore un_ coup d’épée dans l’eau. _J’ai parcouru les journaux au lendemain du vernissage, par acquit de conscience. Des choses m’arrivent, à peine croyables! Le vieux critique, ami de Beaudemont, celui-là qui a craché, il y a vingt ans, ses premières insultes, fait semblant de me croire mort... Georges Aymeris serait un nouvel artiste, du même nom que moi._ _J’avais invité Emmanuel à déjeuner, il est de passage ici, je serai seul, car il a quelque engagement ailleurs. J’irai donc à Saint-Germain, me perdre dans la foule, puis je reviendrai «devant la porte de la ville», aux fortifs, faire le Faust, un peu avant le coucher du soleil, à moins qu’il ne pleuve. Voici des raies bleues dans le coton gris du ciel._ _Je ne pense qu’à vous..._» Autre lettre à Cynthia. «_... Cette journée de Pâques a tourné au rebours de mes prévisions. De Saint-Germain, où je n’ai pas déjeuné, je me suis fait conduire un peu au hasard dans la forêt de Marly. En montant jusqu’à l’abreuvoir, l’église à mi-côte; et ce fut, soudain, comme un coup de baguette magique. La belle ordonnance de cette façade à colonnes, je ne sais quoi dans le gris sale, mais si fin, me fit penser à l’Italie, que je connais très peu. Plus haut, derrière l’abreuvoir, je regrettai d’être venu sans ma boîte et un panneau; le peu qui reste de cette architecture majestueuse, l’eau où se reflétait un ciel bleu pâle, une maison blanche, les arbres; une analogie singulière, plutôt une association d’idées, je ne sais quoi! Et je me crus à Mantoue, sur les bords de l’étang du palais des Gonzague._ _Moins que l’heure, le jour, la saison, les lieux m’importent; il n’en est pas où l’on ne puisse s’exalter, en avril, et je ne vous fatiguerai plus de mes jérémiades. Je regrette moins, aujourd’hui, de n’être pas en Vénétie, où je voulais vous emmener, et me demande même si ce n’est pas un snobisme, cette religion de la terre italienne. Avril est trompeur, méfiez-vous d’avril, car il embellit toutes choses._ _Je me suis, dès les portes de la ville, senti renaître. Ce n’était qu’une neige d’arbres fruitiers, je ne m’étais jamais avisé que Paris eût une telle ceinture; les pétales blancs voltigeaient dans l’air. Claude Monet et Sisley ne sont pas de très grands artistes, mais il leur suffit d’avoir été les premiers à sentir et à faire revivre cette pauvrette beauté._ _... Ce que devait, il y a cent ans, être cette banlieue!... Mais c’est quelque chose d’autre qu’il faudra faire demain: retrouver le grand style, organiser, synthétiser, non pas en paroles, mais malgré soi, spontanément._ _A Versailles, j’ai fait visite à mon vieux X..., le peintre espagnol, il m’a dit:_ _—La peinture à l’huile est un art périmé. On n’en fera plus, on ne saura plus la faire. Il y aura autre chose..._ _X... habite Versailles toute l’année maintenant. A 70 ans, il construit un atelier où il compte bien encore faire des œuvres. Comme nous admirions ensemble la façade du château, qu’il connaît aussi bien que M. de Nolhac et que Lobre, il me disait qu’à son âge, il ne faut plus se préoccuper de ceux qui vous suivent, mais que le bonheur est dans la pratique du culte dans lequel on est né. Il prévoit un bouleversement dans l’art, comme dans l’ordre social; mais ayant vécu soixante et dix ans, il tient à l’«ancien», et lit des mémoires du grand siècle dans les parterres de Le Nôtre. Moi, qui me sens plus jeune qu’à vingt, je souffre de ce double attrait du passé et de l’avenir, je voudrais pouvoir jeter un pont où accompagner, comme sur l’arc-en-ciel à la fin du_ Rheingold, _les jeunes héros dans leur nouvelle demeure; et ne pas les suivre en boiteux, comme Mime, malgré mon «limp» (qui va mieux grâce à votre masseur)._ _Mes élèves ne comprennent pas que je suis_ avec eux. _Alors, je vais causer avec le vieux X..., à Versailles, puisque je ne vous ai plus en ce moment, et je reviens plein d’inquiétude et me demandant si je ne suis pas très bête de me «tracasser» comme je le fais._ _...A mon âge, ce sont des bains de Jouvence, ces après-midi de Pâques à la mi-avril..._ _Et la rentrée, vers le soir, se fit dans la sérénité, une lumière élyséenne où, comme en Angleterre, les visages orangés, les vêtements, tout se fond dans une vapeur d’aube où rien n’a encore eu le temps de se couvrir de poussière._ P.-S.—_Je m’aperçois que je ne vous ai pas dit ce que je voulais. C’est à propos de James que j’avais le dessein de vous écrire. Faites un grand effort: voyez-le. Dites-moi ce que vous en pensez. J’ai de grands projets. Vous les trouverez subversifs._» Autre lettre, même semaine. «_...Je prends ici plaisir non sans mélancolie, car, chez moi, je revis une longue phase de mon existence, mon enfance, ma jeunesse. Je dois encore être pour vous un homme plein de mystères; mes biographes, si jamais j’en ai, auront maille a partir avec mon œuvre et mon «éthique». Je m’explique ici. Paris me rappelle bien les circonstances que «j’ai subies». Laissez-moi vous écrire longuement; sinon, je me sentirais plus loin de vous; permettez-moi donc de faire, pour vous, un peu de mes mémoires. En me retrouvant avec des jeunes gens dans l’Académie Scarpi, je sens, comme à un siècle de distance, l’abîme qui sépare l’époque de mes études et celle-ci. L’humanité, si elle se transforme toute, comme les artistes se sont métamorphosés depuis vingt ans, Dieu alors où veut-il en venir?_» Georges Aymeris passe en revue, dans cette lettre de douze pages, ses années de lycéen, puis d’étudiant-peintre, l’hérédité de son père et de sa mère, tout ce que nous avons raconté au début de ce livre. Il juge le rôle des parents, dans la société bourgeoise, avec une sagacité que tempère à peine sa grande affection pour les siens. «_... J’aurais sans doute agi comme eux. Quand mon père, en mourant, m’a dit que notre seul bien c’est l’indépendance, songeait-il que nous n’en pouvons pas avoir, dans notre classe, avec les traditions qui pèsent sur nous? Ce bagage de «l’honnête homme», selon la formule de jadis, devient un_ impedimentum _qui s’ajoute à l’héritage physiologique. Je me sens, malgré moi, traîner une laisse, elle se prend au détour des chemins par où je m’échapperais. Mais ce n’est point de moi qu’il s’agit désormais: c’est de mon fils. Tels pourraient me faire des reproches, et je m’en adresse parfois, de l’abandonner à l’aventure; or, mon dessein est de le délivrer, en partie, du premier faix qui m’accabla. Si je tiens à ce qu’il soit élevé en Angleterre, c’est à cause de l’indépendance qu’une éducation à l’étranger m’assurera pour cet enfant. Ces Watkins, d’après ce que vous me dites et ce que j’en ai pu savoir moi-même, sont des gens sans culture mais bons pour l’éducation physique,—cela est excellent pour l’enfance. Le gros problème sera_ l’instruction. _Je ne voudrais pas que James allât, comme votre sœur me l’avait proposé, chez un Pasteur. La Bible des Protestants farcit les jeunes esprits d’une substance dont l’efficacité est trop certaine, et redoutable pour un Français; je ne le veux pas sans religion; catholique, il faut qu’il sache l’histoire de la sienne comme celle des autres religions, comme la mythologie. Mais, je prendrai parti quand je me serai fait une opinion sur ses facultés, ses goûts; m’est avis qu’une grande erreur, c’est d’élever les futurs citoyens du XX^e siècle selon les principes de la classe bourgeoise de leur père, à moins qu’ils n’y marquent des dispositions spéciales._ _Quand vous me disiez: L’avez-vous reconnu? Est-il un bâtard ou un fils légitime? Sera-t-il un gentleman?—Mais chère amie, vous exprimiez alors ce que vous ne pourriez pas penser sincèrement (à moins que vous ne soyez pas celle que j’ai cru que vous étiez). Est-on un «gentleman» parce que votre père en était un? J’ai des parents éloignés, mais de même_ «descent» _que moi, même beaucoup plus qualifiés, par leur sang maternel, et qui, affligés de médiocrité intellectuelle, retombent bien bas. Votre cousin, le nouveau chef de famille, supposez-le dans une Angleterre démocratisée, où le majorat n’existât plus! Ne me disiez-vous pas que vous ne le fréquentiez plus, tant il était_ ordinaire? _Vous le méprisez; le mépriseriez-vous, s’il était un agriculteur «successful», un marchand prospère, un grand «ship-broker»? Dans dix, dans quinze ans, où seront les «good manners»? L’apanage de quelques fossiles provinciaux, de vieilles filles... «spinsters» (les fileuses), selon votre jolie expression anglaise._ _Aussi bien, comprenez donc que j’insiste tant pour que vous alliez voir mon fils, chez ces Watkins. J’attache_ la plus grande importance _à cette question: Si James n’est pas doué, comme nous entendions ce mot, il faudra découvrir ses aptitudes; je lui donnerai un métier, oui, un simple métier manuel, puisqu’il aura l’avantage, si rare à notre époque, de n’avoir pas reçu ses premières impressions dans un monde dont je crois fermement la fin prochaine. Bientôt, ce sera un privilège, que d’avoir été un enfant de l’Assistance publique, dans ce monde haletant bouleversé, en désagrégation, et dont les cadres craquent avant qu’il ne se reforme. Il faudra trouver un moyen pour que l’enfant, qui sera l’homme du siècle prochain, ne souffre pas comme nous aurons souffert aujourd’hui. Si j’avais pu causer avec mon père! Nous avions besoin l’un de l’autre et nous ne nous le sommes jamais avoué, par orgueil ou prudence de sa part, par impéritie, par peur quant a moi! Il aurait pu m’être utile, s’il m’avait dit plus tôt ce qu’il me dit sur son lit de mort._ _Au contraire, avec ma mère, j’ai beaucoup trop causé. Combien je l’ai aimée! Et c’est à elle que je dois pourtant Jessie, Lucia, Beaudemont, bien des malheurs... Rosemary, même. La chère maman avait son orgueil... d’une autre époque! Enfin, ma bonne amie, faites un examen de conscience, considérez votre vie, l’artiste que vous eussiez été, sans votre orgueil, si vous n’étiez plus revenue chez vous, après votre mariage si courageux... mais pardon, Cynthia, Lady Dorothy vous attendait près de la fenêtre d’où elle regarde encore les bateaux glisser sur la Tamise; et vous savez que j’ai cru que je me devais tout à ma mère: Donc je vous eusse approuvée. Mon ami X... se vante qu’avant un peintre, il se considère comme étant un père; moi, j’aurai, plus qu’un peintre, été un fils; jusqu’à... ne disons pas quel âge! Je fus toujours attaché à quelqu’un, ma bonne Cynthia! Mais vous? Les Anglais ne s’imposent pas de ces servitudes, d’enfant à parents, de parents à enfant; sinon, ils ne peupleraient pas vos colonies. Chez vous, les parents lâchent leurs enfants comme des oiseaux. Deviendrais-je maintenant un père, à la façon de mon ami X...? Peut-être... et c’est vous qui vous y opposez! Alors, alors, songez aux conséquences qu’implique ceci... Que voulez-vous faire de moi? Je ne vous comprends plus. Il est là-dessous une sorte d’hypocrisie... protestante... Vous lisez chaque soir quelques pages de la Bible, et n’avez pas tort, car il n’y a rien de plus beau. Le Seigneur ordonne, le Seigneur condamne; mais vous ne tremblez plus, impie! Vous lisez les Prophètes, les Rois, l’Ecclésiaste et le Cantique des Cantiques, comme ces poèmes hindous ou persans qu’illustrent de miniatures les derniers adeptes du préraphaélitisme. Il en va ainsi de tous les gestes que l’on nous apprit et auxquels nous ajoutons «notre petite note personnelle». Oh! que je ne suis pas sans émotion, en vous écrivant ceci; et vous ne me direz jamais ce que Votre Grâce en pense..._ P.-S.—_A propos, connaissez-vous ce mot de Wilde? Comme il exprimait son admiration pour l’Evangile, à un ami, il réfléchit et fit cette restriction: C’est complet, sublime... pourtant il y manque quelque chose... Saint Jean aurait dû trahir Jésus..._» _Deuxième dimanche après Pâques._ (_Lettre à Cynthia_) «_... Je crois que les élèves de l’Académie ne reviendront plus. Ils ont pris la clef des champs. La mode est aux berges de la Seine. A quoi sert ma présence, de quelle utilité leur suis-je? Je ne résisterais pas au désir d’aller vers vous, si je n’eusse accepté de peindre plusieurs «péchés capitaux» d’Amérique. La presse n’a plus aucune autorité. En dépit de son silence, on me sait être à Paris: téléphone; c’est une dame de Philadelphie, un monsieur de Francfort—et cætera—des invitations, l’ennui d’être repris par Paris. Je refuse toute sortie, le soir._ _Les Américains me relancent. Qui l’eût dit? Mon cas est étrange: les gens du monde, les riches haïssent ma peinture, et pourtant mon nom les attire._ _Toutes les «commandes» de l’Amérique donnerais-je pour, en votre compagnie, planter mon chevalet en plein air. L’existence du paysagiste m’a toujours paru la plus enviable. Un Corot a connu les joies du chasseur, du pêcheur à la ligne et du poète aux champs. Léon Maillac me racontait un certain retour de Bordeaux à Paris: dans le même wagon, Léon et Corot assis en face l’un de l’autre. Corot avait rusé—il était un paysan finaud—, et Léon décrivait la mine rose et fraîche du petit vieillard qui, malgré les cahots du train, dessinait sur des bouts de papier, une fuite de nymphes, un satyre sous les saules. L’heureux homme! Corot avait confessé à Maillac que ce qu’il aimait le mieux, c’était, après sa pipette, un verre de vin blanc, les saules de Ville-d’Avray... et la musique du divin Gluck. Je ne vous ai jamais dit cela, chère amie? A vous pour qui Corot, avec Cézanne... enfin, nous connaissons vos autels privilégiés._ _Je suis bien ennuyé; vous ne me donnez pas sur James les renseignements que, vous seule, pourriez me fournir. Votre méfiance à l’endroit du fils de Rosemary est inexplicable et, je vous l’assure, pas tout à fait encourageante pour moi..._ G. A. Cynthia se sentait utile à Georges, elle prit le parti de venir à Paris quand il y était; et même, accompagnée d’une ou de plusieurs amies, elle l’entraîna en Italie. Georges, à cause de l’enfant, devait à intervalles réguliers, faire des séjours en Angleterre. Il allait bientôt être temps de mettre James au collège. Georges n’entendait plus parler de Rosemary. Il me demanda comme un service d’aller à Slough; je lui avais démontré, qu’avant de retourner en Angleterre, il se devait de finir chez lui quelques portraits d’Américains, de gagner de quoi remplir les engagements onéreux auxquels il s’était condamné dans sa généreuse imprévoyance; il empruntait sur l’immeuble de Passy, sur sa terre du Calvados, vendait des objets de sa collection, quoique je lui rappelasse que, plus tard, James lui en ferait peut-être des reproches. Georges, comme le père Aymeris, donnait, incapable de compter. Le fils de Nou-Miette, Ellen Gonnard, Antonin, d’inconnus parents aussi de Mme Démaille (qui était morte à 100 ans) tiraient sur lui; c’étaient les enfants des anciens fermiers de Longreuil ou des camarades de son frère Jacques, qui lui demandaient des secours; et il ne refusait jamais. Le commerce de tableaux de Darius Marcellot—ni d’ailleurs sa fabrique d’automobiles—ne «rendaient»; Darius avait fait des appels de fonds et fini par céder ses affaires à une compagnie allemande, sans que Darius versât un sou dans la poche d’Aymeris. Mon ami était—comme son père—assez fier d’être dupe et, quant à l’avenir de James, il disait:—Je vivrai très vieux; quand je m’en irai, l’héritage des miens aura rejoint les vieilles lunes! Georges commençait à ressembler, surtout par sa silhouette, aux photographies de M. Aymeris, prises vers 1870. Il portait en arrière sa tête chauve, marchait d’un pas lourd, s’appuyait sur une canne dans la rue et, chez lui, s’accotait volontiers à un meuble. Il avait, comme sa mère, des mouvements nerveux qui parfois arrêtaient sa parole, et cette façon de rire qu’il a décrite: un rire qu’on n’entendait pas et qui devenait une grimace douloureuse. Il ne sortait plus; il s’alourdissait. J’allai donc à Slough, comme un expert va faire l’inventaire d’une propriété, _inventorier_ le pauvre innocent. Combien eussé-je voulu rapporter à Aymeris cette réponse: James est un enfant prodige, comme Darius en souhaitait un... Je pris en route Mrs Merrymore, enfin consentante, et sa sœur Marjorie. Nous arrivâmes à Windsor par une après-midi de mai, de celles que Georges aimait tant, avec un ciel bas mais clair sur les aubépines, les fleurs de marronniers, les gazons humides, saupoudrés de gouttelettes. Il avait plu un peu; les jeunes gentlemen d’Eton College les deux mains dans les poches, entraient dans les confiseries et en sortaient, avec leurs chapeaux hauts de forme et cet air d’assurance hautaine, si comique chez ces bambins. Nous prîmes une Victoria, et, par la route qui, contournant le château, suit la rivière, nous arrivâmes chez les Watkins, sans avoir prévenu: en étrangers. Les Watkins louaient des embarcations aux amateurs de la rame et habitaient une humble maisonnette sur le bord de la Tamise. [Illustration] —Quel endroit—me dit Cynthia Merrymore—pour aller «visiter» le fils de notre ami! Ce cottage me semblait parfaitement enviable. Miss Marjorie s’écria: Nous nous trompons de porte, ce n’est pas possible, car je suis sûre que les Watkins sont tout à fait «the wright sort of people» (des gens bien). Six ou sept enfants accoururent à la barrière quand nous l’ouvrîmes, et aussitôt nous devinâmes James: une «réduction Collas» de son père. Je lui parlai français, il s’enfuit derrière un hangar à canots. Les enfants Watkins, au contraire, allèrent chercher «pâ» et «mâ», nous apportèrent des chaises et se conduisirent avec une aisance gracieuse. —Est-ce des «punts» ou un «canoe» que désirent ces ladies et ce gentleman?—fit Mrs Watkins—et, comme je parlais ma langue, Mrs Watkins prit à part ces dames Northmount et Merrymore:—Je vois un «french gentleman»—dit-elle—Ne serait-ce pas quelqu’un de la famille Aymeris? Je vais appeler Watkins qui repeint des bancs dans un canoe, là en face. Johnie! Johnie!—Et elle lui fit signe. Mrs. Watkins tâcha d’attraper James; je la suivis et elle criait:—Mauvaise petite chose! ah! il est comme «a mad dog» (un chien enragé), qui se cacherait pour se jeter sur vous! Ici, James! Vous êtes demandé ici par des visiteurs; ah! la mauvaise petite chose! Nous avions apporté des chocolats à la crème, des oranges, des «buns», que ces dames distribuèrent aux jeunes Watkins qui n’en avaient jamais tant vu. Je m’approchai de James par derrière; il se retourna, m’aperçut, se sauva plus loin; je le poursuivis et le saisis par la manche de son sarrau. —Attrapé!—lui dis-je en riant,—viens manger des bonbons! Il n’entendait plus que l’anglais. James ramassa une poignée d’herbe et de terre, la lança contre moi, poussa des hurlements. Mrs Watkins le secoua, lui donna une torgniole; il la considérait avec un air de défi, et d’une grosse voix d’enfant de la campagne, la menaça: —I’ll get sweeties, you wont catch me! (J’aurai les bonbons, mais vous ne m’attraperez pas!) et il frappa Mrs Watkins de toutes ses forces, planté sur ses jambes fines mais robustes, où se gonflaient les muscles. J’étais très satisfait de cette scène: celui-là ne se laisserait pas tondre dans la vie, il saurait se défendre... Je n’insistai plus, mais priai la bonne femme de lui laisser la boîte de chocolats et les «buns»; il reviendrait tout à l’heure à de meilleurs sentiments. —Vous ne le connaissez pas, Sir! Il nous vaut plus de peine à lui seul, que toute ma marmaille. Si du moins on pouvait le laver! Serait-ce l’habitude dans votre pays, Sir, pour les petits, de ne pas vouloir l’eau froide? Mr Watkins était en conversation avec les dames Northmount. Il tenait sa casquette dans son épaisse main calleuse de marinier; il ressemblait à ces vieux invalides de l’hôpital de Chelsea, dans le tableau célèbre de sir Hubert Herkomer: les cheveux gris ramenés en accroche-cœur sur les tempes, des yeux bleu-faïence, bons et respectueux. James s’était glissé à quatre pattes jusqu’à lui. Watkins l’empoigna, le mit à cheval sur son épaule, et le fils de Georges Aymeris l’entoura de ses bras, le baisa sur l’oreille, ce qui fit dire au bonhomme:—Pas de ça, Master Jim! Watkins n’est pas Mrs Watkins!—Et il ajouta plus bas, pour nous:—Je suis son favori; on croirait qu’il a été maltraité par les femmes, il est méchant pour la «mistress»; moi j’en ferais tout ce que je veux. Nos amies avaient expliqué aux Watkins qui j’étais. La patronne prépara du thé; nous ne pûmes nous dérober à ce repas magnifique, servi sous une tonnelle de clématites, au bord de la rivière. Les trois fauteuils du cottage, dont un rocking-chair qui m’échut, faisaient face à la Tamise. James s’apprivoisa, je le pris sur un de mes genoux, il mangea comme un goret; les petits Watkins gardaient une attitude de princes du sang. Le brave marinier me confia qu’il faudrait bientôt, à son grand regret, prévenir M. Aymeris que les Watkins ne pourraient plus s’occuper de James, car la classe du village ne serait pas l’endroit où un jeune gentleman devrait aller, puisque le père était un gentleman comme moi, et la mère, naturellement, une lady comme «her ladyships», ces dames Merrymore. Drôle d’enfant! En prenant son thé, James ne m’avait-il pas, entre autres choses, dit:—Vous ne _sentez_ pas comme nous (you don’t smell as people do, here). Est-ce que les Français sentent comme nous? Et moi, est-ce que je sens comme vous, puisque je suis Français? James m’avait flairé, il reniflait comme un chien de chasse, sur la piste d’un lièvre. Ceci m’avait paru très singulier... Miss Marjorie n’y trouvait aucun sens. Cynthia ne put croire qu’un enfant si jeune eût l’odorat si fin et l’intelligence si vive qu’il pût remarquer, comme elle l’avait fait elle-même, que les voyageurs rapportent d’Angleterre une odeur spéciale dans leurs vêtements, et que les gens du Continent en ont une autre. Je demandai à James ce qu’il voudrait être plus tard. Il dit:—Quand je serai grand? Un de ceux qui ont une automobile pour aller plus vite à Windsor. Et comme je lui offrais des jouets dans une boutique du village, il choisit une boîte de couleurs, et trois pains de vermillon:—Je peindrai tout en rouge!—dit-il. Après des adieux très tendres et la promesse que nous reviendrions, nous retournâmes à la gare. * * * * * Dans la voiture et dans le train, nous échangeâmes nos impressions avec mes compagnes. James avait déplu à Cynthia; Miss Marjorie le trouvait «quaint» (bizarre). Je l’aimais déjà; mais qu’est-ce que son père penserait de la _palette_? Quelques jours après, comme je racontais ma visite à Georges Aymeris, la palette provoqua les interjections auxquelles j’étais tout préparé. —Encore un peintre! Mon fils en serait-il un? Horreur! Et il voudra conduire des automobiles! Eternel recommencement! Voici un marmot qui ne sait pas qui il est, n’a vu que des poules et des vaches en Bourgogne, des bateaux et des paysans en Angleterre; et il choisit une palette! Et les automobiles! Aurait-il le goût du luxe? Rien ne pouvait me faire plus de peine... Au fond de moi-même, j’espérais avoir en lui un petit gars bien portant et sans deux idées dans la tête. Enfin il a l’air robuste, dis-tu? Et il a mauvais caractère, il sait ce qu’il veut... Ça, c’est bon! Georges Aymeris me parut plus que jamais préoccupé par des questions sociales que lui avaient soumises Mrs Merrymore et Darius Marcellot. Il relisait Jean-Jacques Rousseau, qui l’exaspérait et le fascinait à la fois; des jeunes gens lui apportèrent des tracts de l’Eglise de l’Apostolat positiviste du Brésil: «L’Amour pour principe, et l’ordre pour base»; «Le progrès pour but»; «Vivre pour autrui»; «Vivre au grand jour». _L’ordre_ et Georges Aymeris! Quelle rencontre! Dès que je le quittais, quelque «intellectuel», envoyé par Darius Marcellot, venait le faire souscrire pour des publications, l’enrôler dans les ligues qui, je le savais, lui semblaient aussi vaines que ridicules. Et tout le décousu qui se marquait de plus en plus dans sa vie de célibataire, était dû, selon moi, à ses soucis de père, à cet enfant du hasard qu’il tardait toujours à revoir, par terreur de ce qu’il découvrirait. Jusqu’en septembre, je parvins facilement à faire travailler Georges, en France, quoique Mrs Merrymore fût retenue auprès de sa mère. Des Américains l’emmenèrent en excursion, entre deux portraits, dans les premiers jours d’octobre; puis il alla en Angleterre d’où il m’écrivit quelques lignes nerveuses, dont celles-ci: «_... J’ai revu l’enfant; je me présentai sans prévenir, comme vous autres; la même scène recommença, presque insoutenable d’émotion pour un père; je croyais me voir à l’âge de James. Pauvre enfant, pauvre enfant chéri! Malheureuse créature! James a tout en lui de ce que mes tantes réprouvaient en moi, tout ce qui effrayait mon père; et il a aussi—mais cela vous ne pourriez, vous autres, vous en rendre compte—il a, de Rosemary, des expressions de chat sauvage. Cette mère! Nul ne sait où elle est. J’ai fait faire des recherches par la Police, par des Agences: rien! Mais cet enfant! Avec les couleurs que vous lui avez données, il a fait un album d’aquarelles que mes élèves de chez Scarpi voudraient pouvoir signer. Simplement stupéfiant! Il a surtout imaginé une maison et un jardin dans des plans inconnus, et dont les fenêtres de derrière sont visibles comme celles de la façade! C’est à la fois géométrique et fou, d’une couleur merveilleuse, d’une violence et d’une harmonie de sauvage. Je m’entoure des œuvres de mon fils, il me semble n’avoir jamais rien autant admiré. Est-ce donc cela le génie? James n’a pas dix ans; que fera-t-il de ses dons? C’est effrayant, effrayant à tous les égards! Mon enfant va-t-il être aussi hanté par le_ Formidable?... _Quelle curieuse époque!_» Par d’autres lettres, je sus que Georges, plutôt que d’aller à Windsor, faisait venir James à Londres. Les vêtements du petit garçon, ses façons de «sauvage» gênaient mon ami, quand Georges faisait luncher James au grill room de l’hôtel, ou le menait chez les Northmount; mais Georges ne voulait pas l’habiller autrement, ne le grondait même pas quand il lançait son assiette à travers le restaurant. James lui semblait admirable ainsi, mais il aurait fallu vivre dans une île déserte. Aymeris devrait renoncer à ses habitudes, ou bien ne plus avoir auprès de lui ce «chat sauvage», s’il éduquait James d’après les principes pour lesquels il avait récemment incliné. Chez lady Dorothy, «l’anomalie» avait encore plus d’inconvénients qu’à l’hôtel, où cependant le _manager_ demanda à Aymeris «qui était cet enfant comme on n’en recevait pas au Kensington-Gardens Palace et dont se plaignaient les voisins de table, ainsi que le personnel». Alors, Cynthia découvrit dans Kensington, une école catholique, préparatoire à Beaumont College, et commença l’apprentissage de James comme «gentleman», Georges n’ayant pu résister plus longtemps aux prières de ses amies. Et, au fond de soi, il devait apercevoir comme il est malaisé d’être un révolutionnaire doctrinaire quand on est le fils des Aymeris et qu’on espère s’unir, quelque jour, à la petite-fille d’un duc. La vie détruisait, un à un, les plans de Georges Aymeris. Cynthia, son Egérie du moment, troublait l’artiste et n’organisait rien de solide. James était en retard pour ses études, plus que ne l’avait été Georges. Celui-ci, agissant avec son fils comme Mme Aymeris avait agi pour le sien, exagéra ses soins, fit prendre à James trop de leçons; l’enfant voulut retourner à Slough avec les Watkins, il se disait fiancé à Lettie, l’aînée des fillettes. On le renvoya de sa pension, il fut bouclé chez un «tutor»; ses mains devinrent propres, les sœurs de Cynthia lui choisirent de jolis «complets». Comme il était intelligent et grand liseur, ses progrès furent surprenants; mais il dessina moins. Etouffait-on le génie du jeune phénomène? A la rentrée des vacances de Christmas, qui se prolongent jusqu’au début de février, les prêtres de Beaumont virent arriver une nouvelle recrue, coiffée d’un chapeau de soie haut de forme, avec un col blanc, une Eton jacket et un pantalon gris long. Adieu Jean-Jacques Rousseau et l’Ecole de la Nature! [Illustration: _James chez Lady Dorothy_] Les Northmount allaient refondre dans le moule des anciennes traditions, le fils de Georges, celui qui serait peut-être devenu le Messie que le XX^e siècle attend pour rénover l’Art. * * * * * Le studio qu’il avait occupé à Chelsea se trouvait encore vacant, Aymeris le reprit pour exécuter une série de toiles qu’il avait hâte de peindre pendant cette année où il ne s’éloignerait pas de James ni de Mrs Merrymore. Le monde des artistes, à Londres, suivant de très loin le mouvement de Paris, des jeunes gens silencieux mais d’avant-garde, créaient des chapelles, des clubs d’admiration mutuelle, et le Maître Augustus John, était déjà le fameux ancien hôte de Montparnasse, un Puvis de Chavannes néo-impressionniste, dessinateur archaïque à la façon des élèves d’Alphonse Legros. On s’entourait de marchands-amateurs, de dames esthètes, socialistes et humanitaires; la sœur d’un duc, qui avait épousé un modeste avocat, lançait des toilettes florentino-chinoises et exhibait dans les concerts de Richard Strauss sa figure de Blessed Damosel. Il sévissait, comme chez nous et à Berlin, des critiques-prophètes; le journaliste Cyril Edwards rendait oracle, avec les yeux clos d’un dieu de la Longévité, les mains croisées sur son ventre de matrone; ce cosmopolite, snob, fort spirituel, avait connu Georges chez la princesse Peglioso; la méchanceté de ce magot papelard s’exerça à loisir contre mon ami pour qui Londres devenait un second Paris des ans sinistres. Cynthia raillait ce qu’elle appela la «phobie» de M. Aymeris, son «délire de la persécution», et elle le contraignit à fréquenter ces milieux artistes, les seuls où elle allât, depuis que la «Society», selon l’ordre et le désir d’Edouard VII, était envahie par la finance. On ne distinguait plus les frontières de cette «Society», si ouverte à tous ceux qu’une grosse fortune recommandait à un souverain fastueux, ami du plaisir et des milliardaires. C’était alors à qui inventerait les plus belles fêtes; les danseuses du ballet russe, les comédiens de nos théâtres, nos auteurs dramatiques, allaient à Londres comme à Deauville pendant les courses. Mme Réjane, Jeanne Granier dînaient à la Cour et descendaient chez les duchesses. L’une de celles-ci, pendant le procès Steinheil, se prit, pour l’héroïne, d’un enthousiasme charitable, et allait proposer à cette vedette des tribunaux, de venir à Nimrod Castle, comme dame de compagnie de «Sa Grâce», dont la prestigieuse inculpée élèverait les filles. Aymeris, comme confrère et collègue du peintre Steinheil (neveu de Meissonier), fut interviewé par des journalistes et alla au studio de la duchesse, qui avait un service à lui demander; invitation que ne put refuser Georges, lui, un des fondateurs d’une société dont un Français, ami de la duchesse, était le Président d’honneur. Les enfants de cette femme-Mécène posaient pour un groupe que le rival de Sargent, le Chevalier von Münchstorff, brossait pour commémorer le couronnement du roi Edouard, dans la galerie des ancêtres, à Nimrod Castle. Le duc actuel était pour la première fois apparu avec ses insignes, en cette occasion historique, étant «entré» dans ses titres et propriétés peu de temps auparavant. Aymeris fut reçu au studio, tandis que les jeunes gens et les jeunes filles venaient de prendre le thé; les plus jeunes se livraient à une partie de quilles avec les boules de carton argenté et les tiges d’or des couronnes ducales. Un des fils lui dit, comme il ne riait pas assez fort:—C’est du toc! Maman loue ces objets d’héritage chez un costumier de Covent-Garden, les «coronation-days» sont rares. Les manteaux de cour avaient été portés par les figurants, le velours cramoisi était de coton; le second fils du duc, Lord X..., agita une sonnette, fit un speech burlesque, en imitant la voix paternelle; c’était «father», à la Chambre des Pairs, bégayant son premier discours sur une question indienne. Le noble Lord ajouta, pour Aymeris:—Nous tremblons, les jours où «father» fait l’orateur au Parlement, et nous ne lisons pas les journaux, car «father» n’est habile qu’à la chasse et à faire des ronds avec la fumée de son cigare! Tels étaient les jeunes aristocrates dont la femme Steinheil serait, si elle y consentait, la compagne et l’éducatrice. Le Chevalier von Münchstorff, de New-York, un béret Rembrandt sur la tête, allait au-devant de nouvelles baronnesses du Royaume, d’épouses de «Knights» et de Baronnets à noms allemands, venus à la fin de la séance admirer l’ouvrage du virtuose, offrir à Mme la Duchesse des loges d’opéra pour le cycle Wagner, les ballets russes, ou payer tout ce que voudrait Sa Grâce, perles, meubles rares, robes et fourrures. En Angleterre, il est de bon ton d’accepter. [Illustration] Le «second fils» fit un nouveau speech. Cette fois, il imita un commissaire-priseur: les cadeaux de Lady Nathanmeyer furent mis aux enchères et le marteau adjugea à la sœur aînée de Lord X. une limousine Renault que Lady Nathanmeyer fut ravie d’ajouter aux présents qu’elle concevait comme propitiatoires. L’épouse d’un ministre se fît adjuger aussi une salle de bain complète, avec mille litres de parfums pour ses ablutions présentes et futures. Lady Khannweill s’écria:—Non! à une autre!... pour la ministresse, c’est moi que cela regarde! Et les deux baronnesses se disputèrent, en français, car elles étaient «parisiennes» comme la princesse Peglioso et le grand Souverain Britannique qui élaborait l’Entente Cordiale. Et ces gens étaient charmants, aimables, hospitaliers, faciles. Le mot «impossible» était rayé de leur lexique. Une formidable ruée les entraînait vers le plaisir. Par tous ses pores, exhalant, suant la richesse, Londres, toute à l’insouciance, se prenait à rire d’un rire tragique au milieu de ses usines aux fumées d’incendie. Cela «puait» la révolution. Il fallait peindre cette époque, se cacher pour la mieux voir sans être vu; mais où pouvait-on travailler en silence dans ce vacarme festif et lugubre? La sœur «conservatrice» de Cynthia déclarait que ce règne d’Edouard VII serait la fin du régime. * * * * * Georges reprit sa série de tableaux londoniens; il ne signerait plus jamais un portrait, disait-il. Il changerait de logement. Il loua des chambres à la semaine, habita quelque temps près des Docks, puis à Battersea, en face de chez Lady Dorothy; mais à portée aussi des quartiers indigents où Cynthia et ses sœurs avaient des ouvroirs, des écoles d’économie ménagère et d’«arts and crafts» (arts appliqués). Peu à peu, les rares amis auxquels Aymeris donnât de ses nouvelles, et j’en fus un, se demandèrent quand ils le reverraient. L’intérêt que Georges «tout à son prochain» depuis l’affaire Dreyfus croyait porter vers les questions sociales, les universités populaires, disposition dont Darius Marcellot avait habilement tiré parti—était surtout dû, pensais-je, à la naissance de James, à la morne liaison avec Rosemary. Et peut-être à Cynthia aussi. Mais grâce à Dieu, en Aymeris, l’artiste primait le moraliste, et l’ardeur de peindre l’emporta sur son besoin de se jeter à l’eau, sans savoir nager, pour faire des sauvetages problématiques de filles-mères et de génies à la dérive. A défaut d’un intérieur régulier, d’enfants légitimes nés d’une bonne épouse, il fréquentait à Londres, celui des dames de Northmount où nul doute qu’il ne fût très aimé; nous espérions que son instabilité inquiète y trouverait un palliatif, car Georges ne reprendrait son équilibre qu’aux heures de réaction, après ses crises sentimentales. Si Claude Monet avait peint—d’une façon tenue alors pour «définitive»—ses vues de la Tamise, prises des fenêtres du Savoy-Hôtel, «_des poèmes en couleurs_», Aymeris comptait peindre des êtres humains, vivre avec le peuple dont il m’écrivait: _Son mystère est poignant. Que fera la nation anglaise, si jamais elle rompt, comme une mer, la digue qui cache à sa vue le reste du genre humain? Elle se croit au-dessus des hommes nés en dehors de son île «patentée»; elle ne voit pas au delà de ses murs de briques, prisons, docks, fabriques, ou des vieilles pierres gercées de ses clubs, de ses églises, de ses palais. Ses traditions lui font encore prendre la filière; elle s’en va comme un mineur aveuglé par la poussière et qui n’allume sa lanterne sourde qu’en descendant dans les puits du coron pour piocher dans les galeries sans fin. Que se produira-t-il le jour où quelqu’une des «anticipations» de Wells se réaliserait?_ _Ces millions de cancrelas qui noircissent, de leurs fatidiques allées et venues, les gares, les trains de banlieue, les rues, les omnibus, les bateaux, tous les moyens de transport dont ils s’emparent pour rentrer dans leur gîte et en ressortir, que serait dans leur île une révolution, une invasion? Une grande et terrible guerre?_ Plusieurs de ces lettres se référaient à l’état de l’Angleterre du règne d’Edouard VII; Aymeris craignait qu’elle n’eût plus qu’à redescendre des altitudes sereines où elle s’était si longtemps maintenue. Il comptait peindre des «_May-day_», les redoutables défilés de manifestants, avec bannières et orchestres, marchant le long de Piccadilly, en route pour Hyde Park où, sur cent estrades, Russes, Juifs, réfugiés et proscrits des autres capitales d’Europe, discourent, clament leurs revendications, exigent et menacent la Société. Entre deux files de policemen, ils s’en vont tête baissée, coude à coude, vers les pelouses du parc où comme en une foire universelle, au son des orchestres, sous des guirlandes de fleurs, ils crèvent des barriques, se soûlent de gin et de paroles. Puis ils rentrent dans leurs «slums» des quartiers excentriques, plus décidés, se croyant plus forts encore de leurs droits. Georges peindrait aussi le «4 août», les saturnales nocturnes du Bank Holiday, les feux de joie, les danses des gypsies et des «costers» de Whitechapel, qui s’accouplent bestialement dans les bruyères de Hampstead Heath; il nattée de faveurs blanc-bleu-rouge; et avant que le régime ne fût peindrait les concours de chevaux de trait, ces monstres à la crinière aboli, il immortaliserait les cérémonies traditionnelles de Westminster, un bal de Cour, l’ouverture du Parlement, la Pompe royale avec ses «beef-eaters», ses uniformes antiques, les processions de carrosses de cirque, traînés par des chevaux pie, qui semblent lilas et roses, à côté des cochers, des laquais, des écuyers rouge et or. Il commença par la _Rivière_, les docks, le Port de Londres. Cynthia, à cause de sa mère, ne pouvait plus sortir aussi souvent avec Aymeris. Notre ami, chaque matin, jusqu’à l’heure du lunch, s’installait dans un fiacre à quatre places, dont la banquette de devant lui servait de chevalet et de table à couleurs. Si la température n’était pas trop inclémente, il baissait les glaces, et rarement le public l’importunait. En semaine, London Bridge, vers midi, compose un des plus étonnants spectacles de l’activité moderne. Quelle que soit l’atmosphère, mais surtout sous un ciel glauque d’où filtrent les sinistres rais du soleil bas d’automne, les «cancrelas» humains essaiment sur chaque trottoir, se glissent parmi les véhicules, les bicyclettes, les chevaux aux harnais rutilants de cuivre, les omnibus sang de bœuf, aux affiches polychromes. Un bateau qui passe recouvre d’un panache bleu le pont chargé à faire crouler ses arches. Une fumée ferme son rideau sur ce gris, estompe les formes; puis le vent la dissipe et un rayon, maintenant orangé, réveille le vermillon des roues, allume une étincelle sur les métaux et farde les chairs: kaléidoscope dont un peintre ne peut retenir que de petits fragments de couleur et que Georges, plus souvent qu’avec la brosse qui les eût alourdies, notait par écrit sur un album. Cynthia venait le retrouver vers une heure et le ramenait chez sa mère pour le lunch. Un jour, il allait ranger ses ustensiles, quand il aperçut une chevelure rousse qui se détachait comme une flamme sur le bitume du pavé de bois. C’était une femelle qui marchait, obèse, en se dandinant lourdement, le ventre en avant comme si elle était enceinte; et son visage rappelait celui de Rosemary. Il lui ressemblait comme vous ressemble votre image dans un miroir déformant qui vous élargit et vous rapetisse, fait de vous un de ces «péchés capitaux» dont Georges sentait de plus en plus le pathétique. Elle s’approchait. Il voulut sortir de son fiacre et s’assurer que ce fût bien elle, sa Rosie... Etait-ce Rosemary, cela? Sa langue se sécha, sa gorge se contracta, ses mains se mouillèrent. L’avait-il oubliée? Etait-elle ainsi? Sur le trottoir, ses jambes flageolèrent. [Illustration] —Cela, cela...? et mes souvenirs alors?—se demandait-il à lui-même; il se fit, de la portière, un écran, et suivit du regard, jusqu’à ce quelle disparût, cette mendiante, cette marchande d’allumettes sous un chapeau de plumes comme en portent les balayeuses. Rosie avait perdu les derniers traits de sa jeunesse, tout vestige de sa parisienne coquetterie; ses joues se gonflaient en des bouffissures d’ivrognesse:—Elle boit! Et c’est cela la mère de James! Il s’excita pour la haïr... Puis se raisonna un peu. Ses jambes le portaient déjà mieux; il ne tarda point à analyser ses sentiments, et dut enfin s’avouer que cette apparition ne lui causait déjà plus de trouble. Il s’en voulut d’être si insensible, ne pouvant admettre qu’une femme pour laquelle il aurait renoncé à sa peinture même, que Rosie, la mère de son enfant, ne fût plus rien pour lui qu’une passante sur un pont. Il se rappela le poignant sonnet et le dessin de Rossetti _Found_! (Trouvée!) Etait-ce la peur qu’elle vînt à lui qui lui avait fait battre le cœur, la minute d’avant? La peur? Oui, la peur sans doute; oh! il avait beau se monter, il ne sentait pour elle que de l’indifférence. Indifférence! Si ç’eût été de la haine! Il aurait fallu la haïr... Et il la regardait impassiblement, la jugeait, ne pouvait même pas la mépriser! Elle lui semblait grotesque, et il se demandait si elle n’avait pas toujours été telle qu’aujourd’hui. —Voilà celle que j’ai aimée, comme j’ai aimé maman! Tout ce qu’il avait prêté de noblesse et de générosité à sa maîtresse, était là, comme des sanies sur cette misérable face de sorcière, avec son nez rouge, sa bouche molle, une raccrocheuse du Strand, une buveuse de whisky... * * * * * Cynthia venait d’acheter des violettes, elle rejoignit Georges qui s’était assis de nouveau au fond du cab; la boîte de couleurs n’était pas encore fermée. Il méditait. —Ne venez-vous pas luncher, dear?... Lunch time! Georges paraissait si distrait que Cynthia fit un tour, puis elle revint, l’aida à plier bagage. Il s’excusa pour le lunch, se dit fatigué et rentra chez lui. Une subite envie lui était venue d’aller à Beaumont comparer une fois de plus les traits de l’enfant avec les siens. Il avait une terreur d’avoir un jour peut-être et trop tard, à le renier. * * * * * A côté de Beaumont College, était la villa d’un musicien amateur, fils de banquier; Sir Cyril Edwards, le critique d’art, y passait des week ends avec ce Julius de Campo: depuis Oxford une de ces liaisons que le temps rend plus étroites et fait admettre en Angleterre comme une amitié de vieilles filles. De Campo, converti au catholicisme depuis l’époque où Beardsley avait abjuré le protestantisme, suivait les exercices religieux à Beaumont, et recevait chez lui des ecclésiastiques de toutes nationalités avec des comédiens et des virtuoses... [Illustration] Au départ du train, en gare de Paddington, la portière du wagon s’ouvrit; un employé poussa dans le compartiment de Georges le gros Cyril qui trébucha et tomba avec sa valise et un paquet de journaux. Il fallut bien causer pendant le trajet de Londres à Windsor. Sir Cyril s’informa de James avec trop d’insistance; il se l’était fait présenter, dans les jardins du collège, ayant su qu’un fils de peintre français y avait été admis. Cyril supposait que Georges Aymeris était marié, mais qu’il n’amenait pas sa femme en Angleterre; et il le laissait entendre avec une mordante et perfide ironie, avec des paroles telles, que Georges y répondait par de pires accusations à l’endroit de Sir Cyril, en un tournoi de paroles à double sens, polies et blessantes. Le peintre et le critique avaient toujours été sur le point de se prendre à la gorge, quand, naguère, ils se rencontraient aux expositions ou dans des maisons amies et cela depuis leur rencontre à l’hôtel Peglioso. —Vous n’avez plus montré, depuis longtemps—avait dit Cyril Edwards—de peintures d’après cette belle femme rousse qui vous inspira vos meilleures toiles. La garderiez-vous toute pour le plaisir égoïste de vos yeux? Mais, au fait, n’est-elle pas à moitié anglaise? —A peu près autant que vous-même. Piqué au vif, Edwards rétorqua: —Quand vous avez disparu de la société, on avait dit que vous épousiez votre inspiratrice: la Flora du moderne Titien. Alors Aymeris reprenant son offensive: —Vos succès à Oxford n’ont pas pu faire de vous un Anglais, malgré la naturalisation déjà ancienne de M. votre père, le revendeur de Whitechapel; vos compatriotes d’élection n’ont pas coutume de parler ainsi de la vie privée des autres. Imitez leur réserve! Et Aymeris, dans une de ses colères irrépressibles, saisit le chapeau d’Edwards et le lança sur la voie. A la première station, il changea de wagon—et, à Windsor, aperçut le critique d’art qui allait acheter une autre coiffure chez un chapelier. Des gamins riaient de ce vieillard élégant dont le vent avait enlevé le couvre-chef. On espionnait donc Georges Aymeris? Le monde devait savoir qu’il avait un fils, que ce fils était à Beaumont College. Et qu’avaient pu manigancer, comme deux commères sorcières, les hommes de la villa? Pourtant, il réfléchit: James avait été admis sur la présentation des Northmount à Beaumont, où les Pères procèdent, préalablement, à un méticuleux examen. L’enfant passait pour un orphelin de mère. Aymeris avec franchise abordant le supérieur, le pria de lui répondre:—Qui est-ce qui lui avait parlé de James? Father Ambrose hocha la tête: —We rely upon the Honorable Misses Northmount’s words (nous faisons confiance à la parole de ces dames)—dit-il. Or le prêtre devait être renseigné, autant que Cynthia et ses sœurs. Father Ambrose convoqua dans son cabinet les différents maîtres et le médecin; Georges visita la chambre du «boy», le parc, les grounds de récréation, les réfectoires. Il fut conduit avec beaucoup de cérémonie—peut-être un peu trop de compliments. James avait de bonnes notes, les Pères le rangeaient parmi les premiers de sa classe, se vantaient d’avoir maté son caractère avec leur science merveilleuse de la pédagogie; mais le médecin regrettait que le cricket et le football lui donnassent des transpirations, il avait confiné James, un quart de terme, à l’infirmerie. [Illustration] De Windsor, où il resta toute la semaine, Aymeris alla chaque après-midi à Beaumont, causer avec James, se promener avec lui. James avait déjà d’autres manières, et, plutôt que de répondre spontanément à son père, il disait:—Demandez à Father Ambrose. Aymeris lui proposant d’aller voir les bons Watkins et «la fiancée», James n’eut plus l’air de savoir qui étaient ces gens; il était fier de son chapeau haut de forme, il ne permettait pas qu’on l’embrassât, se moquait des personnes mal vêtues:—Papa, chez qui vous habillez-vous?—fit-il, un jour qu’Aymeris portait une cravate de couleur, une veste grise et des pantalons d’un autre ton.—Un gentleman n’a que des cravates noires, le pantalon doit être comme la veste! Ou si votre veste est noire, alors le pantalon sera de fantaisie; ça pour la ville. Ici, les pères viennent en «flanelles,» quand ce n’est pas fête. James ne faisait plus de peinture, et s’étonnait que son père ne suivît pas les chasses à courre. Les maîtres prièrent M. Aymeris de ne venir à Beaumont que le dimanche, mais ils le retinrent au thé, et les voisins de la villa y assistèrent. Aymeris se retira dès qu’il le put, comme Father Ambrose l’avait présenté à Edwards et à de Campo, lesquels mon ami feignit de ne pas connaître. Se sentant pris dans un nouveau réseau, il appréhenda des indiscrétions dont l’enfant et lui-même, seraient l’objet dans ce Collège choisi par les sœurs de Mrs Merrymore, où quelques Français confiaient leurs enfants, depuis la loi sur les Congrégations. L’incognito serait moins respecté que dans quelqu’une des villes de province; or Aymeris tenant avant tout à l’éducation religieuse, il se lança à la recherche d’une autre école, moins célèbre, plus distante de Londres, peut-être en Ecosse. Avant d’avoir découvert un établissement «de tout repos», il m’écrivit: «_... Je me fais l’effet de quelqu’un qui change de restaurant tous les jours afin de dépister le mari de sa maîtresse. J’ai connu cette crainte de me faire voir en public, du temps où mes parents vivaient; et nous sommes, avec mon pauvre petit, comme des voleurs qui ne dorment jamais sur leurs deux oreilles. James est si fier et observateur! Un mot malheureux, et il comprendrait. Il me demande parfois où est enterrée sa mère, comment elle était, si elle était bien habillée, et_ riche. _Je comptais le lui dire un jour; maintenant que j’ai revu Rosemary, je ne lui dirai rien. Je t’ai écrit qu’il y avait en lui d’un chat sauvage; j’avais cru d’abord reconnaître l’humeur de sa mère; or c’est le tempérament de la mienne qu’il me rappelle le plus; où aurait-il pris, ailleurs que chez la pauvre maman Aymeris, le goût qu’il manifeste pour «les grandeurs»? Ses camarades de Beaumont College, dont quelques-uns portent des noms illustres, l’enorgueillissent, et il m’a supplié de l’autoriser à prendre ses vacances dans le château de Lord W... avec un de ses amis. Quand je l’ai prévenu qu’il aurait peut-être bientôt à quitter Beaumont, il a fait une grimace et déclaré qu’il y reviendrait, à pied, du bout du monde. Nos hérédités sont d’une complication! N’essayons point de les connaître... et mon enfant en a de si terribles, que je pense souvent à la phrase de mon père, avant de mourir... Notre race? Quelle race? Voici toutes mes spéculations pédagogiques, sociales, anéanties par le spectacle de cet enfant que quelques mois ont remodelé comme une boule de cette grasse cire plastique dont, quand j’étais petit, je remplissais des moules: un soldat, des poissons, un artichaut. Qu’est-ce que l’éducation? Quelle influence les parents ont-ils sur les enfants? Il est probable que je serais le même, si je n’avais pas reçu celle qu’on me donna. L’hérédité—puis un jeu perpétuel entre un déterminisme effroyable auquel je crois de plus en plus, et un libre arbitre fort restreint, mais qui existe aussi, ou alors?... Dans quelle fichue posture nous sommes!_ Il évita Cheyne Walk encore quelque temps, de peur de céder à la tentation et de parler à Cynthia de l’apparition sur le pont de Londres. Il lui eût déplu que Mrs Merrymore s’exprimât sur le compte de son ex-maîtresse comme de coutume... Il n’accorderait, dorénavant, qu’à lui-même, le privilège d’en penser ce qu’il en pensait aujourd’hui. Il l’aurait encore défendue, eût-elle été critiquée, surtout par Cynthia: à cause de sa honte, aussi, d’avoir nourri si tard de si puériles illusions. A la Pentecôte, j’allai à Londres. Georges Aymeris me montra six de ses grandes toiles, presque achevées; en dépit ou à cause de l’agitation de son âme, il y avait dans la facture un emportement, une fougue et un accent dramatique, un coloris brillant et mat à la fois, tout nouveaux dans son œuvre. Plusieurs grands managers de galeries le harcelaient pour organiser une exposition d’ensemble; de Paris, il recevait aussi des offres, et l’Amérique lui «câblait» qu’il était attendu. On voulait lui acheter d’avance la série. Je le trouvai vieilli, préoccupé; il effaça devant moi la plus belle de ses toiles, parce que je lui avais fait une légère critique sur le sens symbolique, trop accentué, d’une figure de femme: celle de Rosemary sur le pont de Londres. C’était donc, chez lui, encore l’incertitude, manque de décision, une sensibilité à vif. James, comme une gibecière de braconnier, disparut; il était chez un «tutor» à la campagne, près d’un collège dont son professeur lui faisait faire les devoirs, sans que l’enfant assistât aux cours. Plus je causais avec Georges, et plus je le trouvais différent du Georges de l’an dernier. Darius Marcellot l’était venu relancer. Ce furent les débuts d’une autre phase, celle des voyages; son fils était à l’abri. Georges Aymeris voulait fuir; qui? Mrs Merrymore? Nous tous? Je dirais: lui-même. * * * * * Sa raison, alors, me sembla chanceler. Il fit un «rest-cure» (cure de repos) à X... et prit des bains de soleil. Inquiet, je restai à Londres, dans l’espoir de définir le personnage assez déplaisant qu’était pour moi cette étrange Cynthia: énigmatique comme, j’imagine, elle l’est encore pour le lecteur qui ne l’a vue, dans ce livre, que décrite par moi, ou dans les précédentes lettres d’Aymeris. Je ne doutais pas de son affection pour Georges; mais, avant d’abandonner mon ami, je désirais savoir quel fonds nous pourrions faire sur l’assistance morale et pratique de Mrs Merrymore. Georges répétait:—Elle est l’unique personne qui me comprenne. Elle m’est indispensable, mais ne sera jamais à moi; elle me tue! Pendant notre séjour à Longreuil, elle paraissait souvent contrainte, mécontente, malgré sa politesse d’éducation; en discutant, elle s’enflammait et, soudain, comme par lassitude ou bizarrerie, humeur si irritante chez certaines femmes, elle faisait un tête-à-queue comme un cheval doux mais ombrageux, devant un chiffon de papier. Elle parlait de la chose la plus insignifiante; puis se composait tout doucement. Avions-nous commis quelque inconvenance, ou était-ce lubies, comme chez ces vieilles filles qu’on blesse alors qu’on se croit au mieux avec elles? Mrs Merrymore, ainsi que Mlle Caroline Aymeris, me semblait posséder une énergie un peu virile, qui se brisait au premier choc; son mutisme, ses airs déterminés, pouvaient être l’expression d’une créature irrésolue ou indifférente; ses «_How funny!_» et ses «Croyez-vous?», pouvaient s’interpréter comme un oui ou un non, ou plutôt comme: Vous êtes, soit un imbécile, ou un menteur!—Pour les autres, ces caractères-là suppriment toute velléité de poser une question précise. Serait-on compris, ou méprisé? Nous allâmes, elle et moi, au «_Court_», où l’on jouait les pièces de Bernard Shaw. La salle était proche de Cheyne Walk et de mon hôtel; nous dînions ensemble dans un Grill Room, et marchions jusqu’au théâtre, par les longs crépuscules de l’été. La première fois qu’elle me parla directement de Georges, ce fut au retour d’une représentation de «Man and Superman», tandis que je la raccompagnais à pied, à travers Chelsea; nous nous assîmes sur un banc, près de la Tamise; les brumes du ciel se dissipaient pour la nuit. Comme il faisait chaud, Mrs Merrymore rejeta son manteau chinois, découvrit sa gorge blanche; nous nous attardions avant de rentrer. —Ces personnages de Shaw sont extraordinaires—dit-elle—le public se demande s’ils se moquent des autres, ou d’eux-mêmes, mais comme ils sont vivants! —En effet, certains me font penser à notre ami Aymeris. —Cher M. Aymeris. Poor dear! Qui le connaît? Se comprend-il lui-même? —Madame, son malheur ne lui viendrait-il pas d’une croyance en sa volonté? fis-je, et de sa faiblesse dès qu’il aime _quelqu’un_? —Pour son travail—dit-elle—il a de la volonté, mais très peu, n’est-ce pas, dans la vie? Il ne faut pas qu’il se sache observé, ou dirigé. Nous ne lui donnons jamais un conseil chez nous, et, je pense, nous lui serons utiles un peu... autrement... de loin! Notre amitié est toujours en éveil, comme mon alarme, que M. Aymeris soit ici ou ailleurs, partout! Il faut avoir de longues guides flottantes, avec lui. —S’il était marié, madame? —S’il l’était, il désirerait de ne l’être plus. Il y a des femmes qui sont ainsi, monsieur... —Oui, Madame, j’en connais—et comme je la regardais, Mrs Merrymore eut un geste de «self defence». Elle referma son manteau et reprit, dans le vague: —Whistler a dû souvent se pencher ici sur la Tamise—n’est-ce pas? Il a inventé quelque chose d’admirable avec ses nocturnes. —Parlons d’Aymeris—intercédai-je,—Georges m’inquiète, je suis sûr qu’il vous inquiète aussi, Madame? Il n’a plus de famille, ses tantes sont âgées et elles ne lui sont d’aucun secours. Je ne les fréquente pas, personne ne les connaît plus! —Moi, je crois les connaître. J’ai tenu, par intérêt pour M. Aymeris, à garder des relations avec elles, ce serait un grand dommage, si M. Aymeris n’en faisait pas autant. J’essaie de les «keep together» (les retenir ensemble). Je fais ainsi des _petites choses pour lui_. Mes sœurs, de même. Pourquoi Cynthia disait-elle «nous» avec insistance? Mais, «Nous», c’était elle seule. Mrs Merrymore toussa, reprit comme par acquit de conscience:—Parlons de Whistler... vous l’avez connu? Comme je ne répondais pas, elle consentit à revenir à Georges. —Ces demoiselles Aymeris ont dû être des personnes intéressantes (interesting women). Et en pesant sur les mots: —Savez-vous _que je les aime assez_? Elles sont si Françaises! M. Aymeris a beaucoup _in common_ avec elles!... —Comment? Quoi? Qu’ont-ils en commun? —Mais, d’abord, le besoin de posséder quelqu’un à soi tout seul, qui dépende de soi, et dont on dépende... Un besoin d’obéir et de se croire le maître... conception française... le contraire de celle des Anglo-Saxons..., une _imprudence_ française et une _prudence_ exagérée; l’audace dans la pensée, et l’avertissement aux habitudes, dans les actions..., n’est-ce pas très caractéristique de votre race, Monsieur? M. Aymeris se promet de faire des voyages, des expéditions lointaines; O, poor dear! Seul? vous verrez Monsieur, il reviendra tout de suite, à cause de son fils, il imaginera que quelqu’un le rappelle; il faudrait à M. Aymeris une _companion_ (dame de compagnie). —Madame! Madame! partez avec lui... —Mes sœurs et moi? O dear! O dear!... Moi—soupira-t-elle, et comme pour, une fois de plus, me faire honte de mon indiscrétion, elle reparla de l’acteur Granville-Barker, de Bernard Shaw, de Whistler, avec la volubilité haletante que lui donnait toute émotion un peu vive. —Mais Madame... notre ami, son petit James? Causons d’eux, puisque personne ne nous écoute! Vous m’avez dit que vous faisiez _des petites choses_ pour Aymeris: vous pouvez plus, vous pouvez tout... Et James? Madame, il ne vous intéresse pas... je m’en suis rendu compte, à notre première visite avec vos sœurs, chez les braves Watkins. Que deviendra-t-il avec son père qui, à l’heure actuelle, compte voyager, hésite et n’est peut-être point encore sûr que l’enfant soit de lui? —Si fait, Monsieur, notre ami Aymeris est _positive_! (convaincu). Qui, de raisonnable, aurait un doute, avec cette ressemblance? Depuis que James est en Angleterre, _nous_ nous occupons de lui, d’une distante manière, et à l’écart de M. Aymeris. Soyez tranquille! James était tout à fait «safe» à Beaumont; son père a compromis les choses, avec Sir Cyril, le critique d’art. M. Aymeris fait un «mess» (grabuge) avec les artistes, il se rend «impossible» avec _nos_ amis—l’avantage en est, qu’il travaille plus encore. Mes sœurs et moi sommes sur le seuil de son studio, ainsi que le Cosaque qui, l’on prétend, couche en travers de la porte du Tsar... je veux dire... symboliquement! Mes sœurs et moi, nous _veillons_. Est-ce le right word (le mot propre)? Et dans son rire étouffé, je distinguai des interjections qu’il faut traduire en français par: Mon Dieu! Mon Dieu! Ayez pitié! Suprême prudence, elle feignait toujours, avec moi, de ne pas trouver ses mots. —Je serais plus heureuse, si Monsieur Aymeris n’était pas hanté par le rêve des _ennemis_. Nous corrigeons ses... dirai-je ses fausses manœuvres? Il est _brillant_, _une remarquable personality! but he’s a wee bit... dangerous in society, we must admit_... _yet so kind hearted!_ —Madame, tout en anglais, ou tout en français, je vous adjure! Vous vous servez si joliment de ma langue! —Non, je la parle mal... depuis que je lis moins... Eh bien! je pensais: il n’est pas toujours très habile, notre ami! Mais nous le connaissons si bien! mes sœurs et moi, nous sommes toutes _devoted to him_. _A big baby, that’s what he is!_ —Encore l’anglais, Madame! Un grand bébé, cet homme-épouvantail? Quoi... Vous l’adorez toutes? —Oh! Oh! Je suppose! Est-ce le mot?... Nous lui sommes si dévouées! Oui! Il est si généreux! Mais un grand baby... Je ne lui souhaiterais jamais d’être autre chose qu’un bachelor (un célibataire). Je crois aussi ses esprits un peu troublés. Nous serions, comme vous, _anxieuses_ pour lui, s’il voyage seul. Je suis retenue ici par ma mère... Nous approchions de sa maison. Cynthia m’invita à prendre un verre de soda, elle se sentait fatiguée. —Madame, je vous accompagne jusqu’à votre porte, mais dites-moi une chose avant de nous quitter: Aymeris vous a-t-il raconté... le Pont de Londres? Rosemary? —Je sais, je sais! I know! J’ai le signalement de cette abominable créature; la Police nous informe, nous connaissons un haut fonctionnaire de Scotland Yard. _Je travaille dur_, de peur que le pauvre Monsieur Aymeris ne sache l’adresse. It’s all right!... Si j’ai toujours caché la piste de cette femme, quand il la cherchait, j’aurais dû prétendre qu’elle était digne de pitié et parler hautement en sa faveur. Monsieur Aymeris m’aurait, alors, peut-être parlé d’elle. Il ne faut jamais contrarier notre ami. Il désire qu’on l’approuve, comme la plupart des hommes, et croire que c’est lui qui décide des choses. Il était minuit quand nous arrivâmes au 62 de Cheyne Walk. Le domestique attendait sur le porche, Mrs Merrymore poussa un cri:—O dear, O dear! Anything happened?—Le butler, d’une voix assourdie, annonça qu’il avait peur que Milady ne fût plus mal; on avait téléphoné au docteur, qui serait ici dans un instant, et c’était ce médecin que Brown attendait sur le porche, pour éviter le bruit du timbre électrique. Mrs Merrymore me pria de m’asseoir dans le vestibule; elle monta à la chambre de sa mère, et n’en redescendit pas. Lady Dorothy n’existait déjà plus. * * * * * Cette mort allait-elle retenir Georges Aymeris à Londres? Partirait-il en voyage? Qu’allait faire Cynthia, maintenant qu’elle n’aurait plus que ses sœurs, à Cheyne Walk? Pendant nos soirées au Court Theatre, même avant notre conversation encore trop peu libre au bord de la Tamise, j’avais appris quelques-unes des «petites choses» que Cynthia et ses sœurs faisaient pour Georges. La femme de charge, au studio, prononçait le nom de Mrs Merrymore, comme celui d’une personne invisible, mais toujours présente: —Mrs Merrymore m’a ordonné de faire bouillir un thé de tilleul, pour la nuit; très bon, sir, pour les nerfs, croit-on en France, sir?—ou bien:—Mrs Merrymore a envoyé des draps chauds;—Mrs Merrymore a fait expédier les tableaux;—Mrs Merrymore prend grand soin que je n’introduise auprès de M. Aymeris que les visiteurs dont elle me donne les noms.—Je demanderai la permission à Mrs Merrymore. She’ll know how to do it!—_Les misses Northmount savent faire les choses._—Dois-je dire votre visite à Mrs Merrymore? —Non! Est-ce qu’elle vient ici depuis longtemps? —Yes, sir! Depuis que M. Aymeris a pris le studio, je l’ai toujours vue ici, souvent, et surtout quand M. Aymeris est dehors. Je ne fais rien sans prendre ses ordres. Elle est si bonne, si habile et si discrète, Mrs Merrymore! Elle est comme une fille pour M. Aymeris... comme la fille de Milton, sir, selon l’image célèbre. Dommage que M. Aymeris soit trop vieux pour elle... quelquefois les élèves épousent le maître, sir? —Vous croyez Monsieur Aymeris vieux? —Il a beaucoup vieilli, depuis ces temps, n’est-ce pas, sir? Il paraît «uncomfortable», sir. Georges et moi étions presque du même âge, ce que j’avouai à cette femme. —C’est vrai? M. Aymeris paraît beaucoup plus vieux que vous, sir, avec votre permission. * * * * * Je ne pus rester pour l’enterrement de Lady Dorothy. D’ailleurs les obsèques sont à peine un semblant de cérémonie, en Angleterre, et se célèbrent sans invitations. Une note dans le Journal en tient lieu. Georges m’écrivit à la fin de Juillet: «_... Mon premier voyage, à cause des vacances de James, sera au_ «_Pays noir_», _où je compte faire des études dans les mines et les fabriques. Mon amie désire y aller aussi; elle est plus libre de ses mouvements, étant désormais seule avec ses sœurs. J’espère que mes ennemis ne me poursuivront pas jusque dans le village où la chère Cynthia a pris pour elle et ses sœurs, une maison... Peut-être suis-je à la veille du jour tant souhaité..._» * * * * * Alors je perds de vue Aymeris. Le lecteur pourra, à sa guise, imaginer cet été-là dans la campagne anglaise; quant à moi, je vois le peintre peignant entre son fils et Cynthia. Heureux, calme, il réalise son idéal et, au moment où il croit atteindre le «jour tant souhaité», Mrs Merrymore regrette de s’être trop approchée d’Aymeris. * * * * * Nous allons suivre désormais les événements de sa vie, dans ses lettres, et les pages que j’ai fait copier dans le Journal de mon ami. (_Lettres de Georges en voyage_) _Florence, novembre 1909._ Villa Epicuria. «_Dearest Cynthia,_ «_Attendre, attendre, toujours attendre, je ne le puis plus! J’ai cru qu’il fallait oublier l’Angleterre et ceux qui s’y trouvent, sauf ce malheureux enfant, principal obstacle, je le crois, à la réalisation d’un désir devenu pour moi de plus en plus violent. Vous semblez l’aimer, plus que vous ne m’aimez. Aujourd’hui, James est à vous et à vos sœurs. Je vous ai quittée sans mot dire, après une de mes crises de dépression, peut-être la plus forte que j’aie encore traversée, sans motif apparent, cette fois! Je ne puis vous en dire la cause—d’ailleurs futile. Si l’on savait ce qui détermine certains suicides! Mais j’ai alors senti, mieux encore, combien mon équilibre est fragile. Décidément, je ne m’accroche à rien. La vie du célibataire n’est pas faite pour votre ami. Du bruit, du mouvement autour de lui, et beaucoup de solitude pour beaucoup de travail, cela n’est point assez; il me faut une compagne, de moitié dans ce que je fais et dans ce que je pense. Je l’ai rencontrée, cette compagne, et il paraît qu’elle n’est plus pour moi, mais pour ses sœurs et pour mon fils. Donc, j’ai fui. Je n’aurai donc_ jamais à moi seul une créature aimée? _Et l’on appelle cela égoïsme!_ _Me voici dans le pays où se cachent les détraqués, les vicieux, les mécontents, les irréguliers de toute provenance, les amours inavouables. Ce n’est pas à une Anglaise que j’apprendrai cela, Florence est la Cité à laquelle, depuis plus d’un siècle, vos irréguliers demandent asile._ _Chaque jour, en montant à la villa Epicuria, je longe des murailles semées d’iris, derrière lesquelles le diable, seul, sait ce qui se passe: amours terribles, ici, pour ceux qui ont le mystère et la liberté; c’est un aveugle et son jeune compagnon, poète; on ne les voit jamais, ils ne sortent plus. Dans une autre villa, c’est la Princesse, qui plus jamais ne releva son voile que pour sa fameuse amie la romancière, depuis que son royal visage, reflété dans le miroir, a donné de l’inquiétude à cette folle. Elle cultive son jardin, suit la chute du soleil derrière la coupole du Dôme... Florence est le tombeau des déceptions._ _Que de loisirs, ici, pour passer en revue mes années d’apprentissage, mes erreurs sentimentales, à l’ombre des cyprès, en cette Toscane dont la terre a produit de si éblouissantes fleurs d’art, mais que je n’ai pas envie de respirer! Quel endroit pour y venir renoncer! Aucun pays ne me donna moins envie de peindre. J’y suis venu comme dans un sanatorium, bâti par les plus grands architectes, et sans laideurs modernes. Une Suisse_ supportable. _Ici, je n’ai pas de nationalité, je deviens anonyme; un voyageur dans un musée. C’est la prolongation de cet état que vous connaissez comme moi, Cynthia: le rêve dans la couchette d’un wagon-lit; point de lettres, ni de téléphone, toutes communications coupées, une trêve de quelques heures. L’hier a pris fin sur le quai de la gare, à Charing Cross. Mon imagination construit le demain comme un château en Espagne._ _Depuis que je suis ici, je vis comme un enfant qui se bouche les oreilles pour ne pas entendre, et les yeux pour ne pas voir ce qui lui fait peur..._ _Donc, à vous l’enfant James. Je vous l’ai remis, je vous l’ai confié. Pendant les vacances, vous me l’amènerez. En dehors des vacances, puisque vous ne voulez pas être aux yeux de tous à moi, sachez ce que je compte faire._ _Darius Marcellot, complètement ruiné et sous le coup de poursuites judiciaires, compte venir ici. J’opère encore une fois son sauvetage, le sachant honnête homme, à moi dévoué et victime de son imagination romantique. Si vous êtes peu satisfaite de me savoir en sa compagnie, n’oubliez pas que, par votre refus d’être ma femme légitime, vous m’aurez valu ce compagnon—et sa bande. Car Darius amènera une «amie», une Allemande, et des enfants! J’ai loué pour lui cette villa Epicuria—nom absurde—et je vous écris sur le papier qu’y ont laissé les derniers occupants, des Américains._ _Je ne suis pas encore installé dans cette villa, mais j’y passe l’après-midi. Une ruine. La partie habitable, date du 16^e siècle. D’une tour fort haute, la vue s’étend jusqu’à Vallombrosa; un peintre autrichien y a vécu, et l’a meublée d’horrible façon; aussi, j’achète des meubles bolonais. Il y a des trouvailles à faire chez les Antiquaires; je viens de mettre la main sur un Ribera magnifique, le plus bel ornement de ma Sala. Avec les murs blanchis à la chaux, des rideaux de damas rouge, ce sera très florentin-esthète, conventionnel, bon à sous-louer à d’autres Américains, quand j’irai ailleurs._ _En attendant que j’aie une cuisinière et un jardinier-valet, je prends pension au Lung’Arno, près du pont del Spirito, chez une vieille qui a des filles galantes; mais je dîne chez Volpi, dans l’immonde sous-sol où les artistes et les littérateurs tiennent leurs assises. Je veux «faire vie à Florence», complètement. Je suis déjà dégoûté de ce monde, presque de cette ville—mais j’y suis un inconnu, ce qui ne serait pas possible à Rome; Venise sera pour le printemps.—A Pâques, vous y amènerez James..._» _Rome, janvier 1910._ «_Chère Amie,_ «_Oui, je suis venu à Rome, Florence n’était déjà plus possible. Le fils d’un ancien magistrat que connaissait mon père, m’a rencontré à un dîner qu’on m’offrit au cercle Lionardo da Vinci. Florence est la province, immédiatement on apprit que j’y étais seul; des Français, très médiocres, m’ont fait la chasse; le fils du magistrat X... est directeur de l’Ecole française de Florence, une très pâle et pauvre institution, comme la plupart des nôtres, à l’étranger. L’Allemagne règne ici. J’en eus la preuve, dès que Darius et sa Rachel Luxembourg ont apparu chez Volpi. Cette femme, qui est de Dresde, semble célèbre parmi les traînards du Volpi. La villa Epicuria va devenir, par l’industrie de cette Rachel, un magasin de peintures néo-impressionnistes, et de bric-à-brac (meubles coloriés de la campagne toscane, vieilles étoffes de fil et de coton imprimées, etc., etc...). Lœser et Berenson, les esthéticiens américains, savent que Rachel a deux Cézannes à vendre, je n’ai pas de quoi me les offrir, car je suis toujours à court, malgré votre bon_ management _des fonds que je vous ai remis, et Rachel prétend que, grâce à ses affaires avec Darius, la villa Epicuria ne me coûtera rien. Mais je ne puis profiter de cette maison... et la nourriture allemande, saucisse et choucroute, me réussit encore plus mal que celle du Volpi. Pickles, concombres, salades sucrées, café au lait: les régals de Fraülein Rachel Luxembourg. Ses enfants crépus renversent la sauce sur la table, ils sont plus sales que mon petit James ne l’était, du temps des Watkins. Combien je vous suis reconnaissant de l’avoir, malgré moi, mis à Beaumont College!..._ _Darius est à Naples, pour ses études sur Croce, le philosophe; je l’attends ici. Darius, en plein socialisme philosophique, est devenu très allemand. Nous trouvons des Allemands à chaque coin de rue; et, tout de même, Rome est presque pour moi comme Londres, je me promène dans la Campana, chaque après-midi, en landau ouvert, avec des Anglaises qui hivernent à Rome. Qui connaît du monde à Rome ne peut échapper aux importuns. Un jour, après un déjeuner au Castello dei Cesari, je me rendais, seul, à la Via Appia. Les voitures étaient si nombreuses et la poussière qu’elles soulevaient si épaisse, que j’attendais le crépuscule dans le jardin des Trappistes (catacombes de Saint-Calixte) d’où l’on aperçoit, comme dans un Corot, le dôme de Saint-Pierre, au bout d’une pergola, et, de l’autre côté, le tombeau de Cecilia Metella. Je croquais une tablette de ce bon chocolat que fabriquent ces moines, et je discutais avec un Père chocolatier des moyens de peindre chez eux, et de ranger mes ustensiles sous un hangar. Une voix de femme m’appela: c’était Lady Ethel, la fille de la marquise de Hintley, que je n’avais pas revue depuis 1871, ma compagne d’enfance; on m’avait indiqué à elle dans la chapelle Sixtine. La marquise voyage avec une grande fille phtisique et c’est avec ces deux dames que je fais mon tour quotidien dans la Campana. Elles me mirent en relation avec votre Ambassadeur et les habitués du Grand Hôtel; donc, obligation de déposer au Palais Farnèse une carte pour_ mon _Ambassadeur, puis une autre à la villa Médicis. Les élèves de l’Académie me montrent leurs travaux, et que puis-je en dire? Voilà encore un des problèmes de ces temps: l’Académie de France à Rome! Des fonctionnaires, des petits bourgeois bombardés peintres-lauréats, des intelligences de clercs de notaire. J’imagine les ombres de M. Ingres et de Corot, errant, au clair de lune, dans les bosquets de buis, sous les chênes-lièges de la villa, et leur dialogue! S’ils entraient dans les ateliers des nouveaux Prix de Rome, que diraient-ils à ces déracinés?_ _Malgré la Via Nazionale, les quartiers-neufs de la Rome des Allemands, Rome reste divine et, quand on y vient pour la première fois, on sent que c’est un événement grave et considérable dans une vie._ _Je ne sais pas comment me défendre! Il y a pourtant des hommes de pensée qui, à Rome, installent leur travail et évitent le monde. Héritage de ma mère? Ah! l’hôtel de l’avenue Montaigne, l’odeur en reste dans ma peau, je ne m’en laverai donc jamais!_ _Si je mange dans les trattorias, il se trouve toujours, près de moi, quelque «art-student», l’une quelconque de mes élèves de l’atelier Scarpi. Deux Anglaises, une miniaturiste et une aquarelliste, ont remis le grappin sur moi. Il faut voir l’intérieur de ces idéalistes, sans feu ni lumière! Toutes à l’Art! Il faudrait aussi que vous vous efforciez de m’avoir un éditeur pour les illustrations du «Songe d’une nuit d’été», dont cette Miss Smithson est l’auteur. Elles crèvent de faim, ces femmes, Lady Ethel a commandé des miniatures à Miss Reed (l’autre vieille fille). Pour soulager de telles misères, on regrette moins d’avoir fait la connaissance de votre Ambassadeur. Ceci: l’héritage de mon père. Misère, misère, misère..._ _Mais vous avez raison, j’aurais mieux fait de continuer ma série de Londres. On se cache mieux, là-bas._ _Les lettres de James sont charmantes—mais je suis convaincu qu’il se demande si vous n’êtes pas sa mère. Ses questions deviennent trop précises... Si vous lui disiez la vérité?...»_ _Rome, janvier._ «_... Vous rappelez-vous un élève de l’Atelier Scarpi, un Munichois du nom de X..., qui faisait de si curieux fac-similés, dans la galerie des Sept mètres, au Louvre?—Un de nos meilleurs élèves—disait Signor Scarpi. Et le Polonais qui peignait des «suicidées» à la Tassaert, en grisaille, comme Carrière? La dernière fois que nous l’avons vu, c’était à la salle Erard, un soir que l’on jouait le quatuor de Debussy. A côté de vous, un macfarlane à capuchon, d’où sortaient des soupirs. Vous vous rappelez qu’ensuite, nous ayant reconnus, il nous fit ses adieux et nous raconta, tout bas, qu’il avait reçu une mission (il était nihiliste) et que cette mission était «au-dessus de ses forces». Il s’agissait d’un attentat, peut-être, contre la famille impériale. Mon Polonais n’a attenté à rien du tout, mais, tranquillement à Rome, il prépare des panneaux de bois déjà peints, et maquille les faux primitifs que le Munichois exécute avec un talent merveilleux. Comment ai-je découvert la chose? Rachel Luxembourg tente d’embaucher mon Polonais, Darius l’ayant retrouvé ici dans une trattoria. Rachel, qui l’a connu à Dresde, le juge propre à décorer des meubles toscans._ _Darius a été chez ces misérables, et dans l’enthousiasme où l’avait mis une certaine figurine de cire du XV^e. La figurine était déposée chez un antiquaire; j’y fus, car le studio de mes ex-élèves ne m’est pas ouvert._ _—Voici, m’a dit l’antiquaire, une pièce de premier ordre, qui partira pour l’Allemagne. Herr Professor von Bode, de Berlin, est en compétition avec le Metropolitan Museum de New-York. Le Musée du Louvre ne met pas le prix pour acquérir les chefs-d’œuvre._ _Or, ma chère amie, je jure sur la tête de James que cette figurine est un faux, la patine de la cire n’est même pas sèche. L’imprudent antiquaire m’a fait passer dans sa galerie des trésors; un certain Watteau qu’il me soumit est du pur «Munichois fecit», un «Amico del Dario»._ _—Ah! Cher ami, m’a dit Darius, mais ceci est_ fort grave! _je préviendrai Rachel._ _Rachel est restée huit jours à Rome. Le Professor Bode était ici, et Rachel a si bien fait la leçon à Darius, que Darius m’a dit, cette fois sans réplique possible:_ _—Ah! cher ami (imaginez son onction), mais vous faites erreur! Il n’y a que les savants de l’Allemagne, qui soient infaillibles aujourd’hui!_ _Mes compagnons sont, comme la plupart des Italiens que j’écoute causer, esclaves de l’Allemagne. Dans quelque endroit que j’aille, j’ai la sensation que la parole d’un Français n’est jamais prise au sérieux. Dans un Salon, au Grand Hôtel, dans une Ambassade, dans un train, un Français n’a plus sa place. Hélas! je dois à la vérité que le spécimen courant de mes compatriotes sort je ne sais d’où. «Dear me!» que nous sommes donc mal représentés en dehors de chez nous!...»_ _Volterra, 15 avril._ (Cette lettre adressée à moi-même). _«Mon cher ami,_ «_C’est, en effet, très mal, de ne t’avoir pas répondu. Mrs Merrymore, ai-je pensé, te tenait au courant de mes faits et gestes, comme de la santé et des études de James, auquel tu témoignes tant de dévouement. Mrs Merrymore devait s’arrêter à Paris, avant de s’embarquer pour Florence, elle t’aurait montré ton filleul, puisque tu as fini par être le parrain de James—encore une des charges que toi et Cynthia avez prises en cachette. Les théories de Cynthia la font agir, sans me prévenir, et feindre de croire que c’est moi qui agis. Point juste, cela! J’ai cru James baptisé, dès après sa naissance, dans la Nièvre. Il sera donc deux fois baptisé. Et son état civil? En avez-vous refabriqué un, en Angleterre? Mrs Merrymore, avec laquelle je fais parfois un tour en automobile, ne m’a rien dit. Elle me traite en «lunatic», mais mon équilibre est parfait. James est dans la joie. Il apprécie ce que je lui montre. Je n’ose plus presser mon amie de revenir à Florence, quand elle aura reconduit James à l’Ecole. Nous évitons toute allusion au passé et a l’avenir, je suis comme mes parents, qui ne causaient de leurs affaires qu’avec les autres, d’où perpétuelle apparence d’hypocrisie, manque de sincérité: la crainte engendre la dissimulation, le mensonge même. D’autre part, Mrs Merrymore m’évite de ces soucis matériels, où je me perdais—et toujours le même regret me ronge... mais peut-être bientôt se ravisera-t-elle, puisque déjà elle ose voyager seule avec moi?_ _Donc nous voyageons en Toscane. A la fin du mois, je commence un double portrait, pour remplir les trous creusés dans ma caisse par tant de mains. Je te consulterai de vive voix, au sujet des affaires de Darius Marcellot. Mrs Merrymore me supplie de ne pas retourner à Florence, à cause des Marcellot. Quand elle sera à Londres, je lui apprendrai où je suis. Il y a urgence._ _Et toi, mon cher?._» _Lettre à Mrs Merrymore._ _Florence, fin avril._ _«Chère amie,_ «_Je vous ai désobéi, je suis à Florence._ _A la vérité, j’avais à revenir ici, c’était promis, conclu, avec cette Américaine dont je vous ai parlé, celle qui, un soir de janvier, par un froid italien, c’est-à-dire de canard, descendit de l’omnibus et entra à l’hôtel mi-nue. Elle n’avait pas de bagages, et ne portait qu’une étole de fourrure, sur une jupe transparente en tulle d’or, et un grand béret renaissance. Toilette de voyage qui convient assez à cette Mrs Links. Elle a l’air d’une idole chinoise du Silence, on entendait à peine sa voix... la voix des revenants dans les séances de spiritisme._ _L’affaire fut bouclée en un instant: j’irais peindre son fils et elle-même, dans sa villa dei Colli. Il le fallait, elle y tenait, cet ordre venait de_ l’au-delà. _Elle sortit, comme elle était entrée: sans me dire son nom. Vous en souvient-il, Cynthia, comme toujours craintive pour moi, vous avez, sur-le-champ, pris ombrage! Tous les malheurs allaient m’accabler. Mon Américaine m’empoisonnerait, on me couperait les quatre veines, dans un bain d’aromates. Vous décriviez la salle byzantine, le «toc» à la vénitienne des salons où cette femme devait se plaire. Eh! bien, sachez-le: il n’y a pas de salle byzantine chez Mrs Links, mais sa chambre à coucher pourrait être un décor pour Roméo et Juliette, au «Lyceum», du temps d’Irving. Je ne sais encore si elle est_ redoutable. _Elle possède un mari, homme charmant et doux. Je crois qu’ils sont unis. Harry est le second époux de Gisell. Le précédent fut_ tué à la chasse _(ceci pour vous rassurer sur mon compte). Réussirai-je?_ _Le portrait est déjà en train. L’enfant, tout autre que James, a la mélancolie des petits êtres dont la mère s’est remariée et qui ne comprennent pas très bien où ils en sont, ballotés entre deux familles auxquelles ils ne savent jamais s’ils appartiennent, ou non. Il me fait penser à tout ce que vous craigniez pour James._ _Les Links avaient préparé un logement à mon usage. Je suis descendu à l’hôtel Byron, au Lung Arno, près du Ponte Vecchio. Ainsi, je serai plus à même de me retrouver, de me recueillir, après les journées à la villa dei Colli...»_ _Mai 15._ «_Vous voila bien, chère amie! Toujours la même! Vous vous ennuyez à faire les honneurs de votre salon aux relations de vos sœurs. Vous êtes possédée comme moi du démon de la peinture. Vous voudriez venir ici, peindre à côté de moi, causer, vous promener avec moi; c’est cela, oui,_ pour toujours. _Les difficultés, les remarques aigres-douces de ces dames Northmount? Vous appartenez à vos sœurs! il vaut d’ailleurs mieux que nous mesurions le temps que vous et moi pouvons supporter, loin l’un de l’autre. Je continue d’être un peu comme dans le sleeping-car, malgré des alternatives d’agitation. L’art de Florence m’ennuie, la ville m’apparaît toujours froide et sèche, avec ses motifs tant défraîchis d’avoir été trop photographiés et aquarellés par les vieilles filles de votre pays et les étudiants d’Oxford._ _Mais le ménage Links m’a fait découvrir une autre Florence cosmopolite, celle des villas et des environs. En automobile, nous parcourons le pays. Je ne parle qu’anglais, je ne vois que des Anglais et des Américains à la Henry James. Mon amour pour les types est à même de se satisfaire ici. Il n’y a donc que des fous? J’en suis peut-être un aussi, quoique vous m’ayez souvent rassuré:_ «les Français n’ont pas d’imagination». _Je crois en effet avoir ma «tête sur mes épaules». Les Musées ne me la feront pas tourner. Je les avais évités, l’hiver dernier. Cela est mort, ou bien cela s’adresse aux littérateurs, aux vierges dévergondées et aux messieurs bizarres. A Venise, j’aurais la joie de la vraie couleur, de la pâte, de la peinture, telle que nous l’entendons. Votre Botticelli de chez William Morris, il faut «se battre les flancs» pour l’aimer. Michel-Ange? une autre affaire! Nous sommes du même avis, vous et moi. En attendant, je veux voir des personnes et non pas des œuvres._ _Mrs Links est parmi les renoueurs de la tradition, «through» Cézanne. Elle oscille entre le quattrocento et les Indépendants. Elle me met au courant des philosophes de Florence. Quelle drôle de ville! Comme sur la Riviera, des chanteurs, des professeurs de musique, des diplomates à la retraite, qui ont cru trouver du soleil en hiver dans «la Cité des fleurs» l’une des plus froides d’Europe, mais à cause de la Primavera de Sandro, à cause de Donatello et de Michel-Ange, sous le vocable de l’Art, grâce au double snobisme qui régit la société moderne._ _Et tout ce monde endormi dort, dort, dort, malgré l’air qui me stimule comme du vin de Champagne. Il n’y a plus ici de forces créatrices; étrangers et natifs dorment; ils croient travailler, parce qu’ils sont en contact avec de belles choses; mais ce ne sont que lazzaroni, qui pourraient être à Nice, avec Jean Lorrain, excepté que s’offrent ici mille occasions de plus—pour les vicieux. Vous me disiez naguère: «On revient toujours à Florence, mais c’est en passant, comme à Milan, entre deux trains». Pas tout à fait juste: on s’y accommoderait mieux que dans votre bien-aimée Pérouse, où vous voudriez vivre..._» _Florence, 25 mai._ «_Si je ne vous écris pas plus souvent, Cynthia, c’est que j’hésite, je ne sais que vous dire. Dois-je passer l’été en Angleterre, comme vous l’aviez souhaité? Mes devoirs auprès de James? Il faut aussi que je soigne son père, celui dont l’avenir de mon enfant dépend. Je vous assure,_ croyez-moi, _ma situation présente ne peut se prolonger, ou je meurs..._ _I must settle down. En Angleterre, à Paris? J’aurais dit, il y a quelque temps encore:—A vous d’en décider, Cynthia!—Je vous avouerai que ce séjour à Florence me ferait du bien, physiquement, quoique tout l’art que j’absorbe, du matin au soir, avec Mrs Links, au cours de nos randonnées en automobile, me trouble extrêmement. Je tiens un journal assez exact; je vous le montrerai. Si jamais j’en avais le temps, j’écrirais une histoire des origines de la peinture moderne, avec en sous titre_: «La mode et l’opinion». _Mrs Links, ou Gisell, si vous aimez mieux (c’est ainsi qu’on la désigne ici), porte une magnifique intelligence, comme un collier de perles sous sa chemise. Les poses seraient un régal, par la richesse de sa conversation, si cette morphinomane ne tombait subitement dans des silences que rien, pendant des heures, ne peut rompre. Elle a des aventures; je soupçonne un drame dans la maison. Avec ma maladresse habituelle, je m’y mêle, sans le savoir. Je ne vois peut-être point juste. (A éclaircir pendant un petit voyage avec les Links et d’autres amis, à Pérouse). On me supplie de passer juillet et août à la villa. Des spirites sont attendus, les tables qu’on fait tourner me donnent un détestable malaise. Je ne m’attarderai pas au delà du premier juillet..._» Georges Aymeris laisse à peine deviner, en ses lettres à Mrs Merrymore, les attraits qu’avait pour lui son séjour auprès de Mrs Links. Son journal, plein de réserve, de sous-entendus, de transpositions nécessaires, révèle un nouvel intérêt dans sa vie. _Extraits du Journal._ (_L’art moderne infusé par Mrs Links_). _Cynthia m’écrit que les femmes sont toutes semblables les unes aux autres en Amérique. Je ne la contredirai pas, car elle les connaît mieux et depuis plus longtemps que moi. Selon Cynthia, elles ne vivent que pour_ parvenir; _les unes nous éblouissent par l’argent qu’elles gaspillent, les autres par leur science, leur connaissance de l’Art; et ce sont des femmes sèches, incapables de désintéressement (dans le sens intellectuel); personnelles, pratiques, qui marcheraient sur le corps de leur fils, s’il obstruait la route. L’habitude de la richesse rend les meilleures intraitables, elles n’admettent point que quelqu’un ni quelque chose leur résistent._ [Illustration: _Gisell à Florence_] _Quand elle pose dans l’immense galerie aux fenêtres toscanes, à grillages, et haut dans le mur, Mrs Links reçoit une lumière reflétée sur les dalles comme par les vitraux d’une église; elle est placide comme ses divinités de la Chine et ses madones Siennoises, dont l’or reluit sur la trame d’un brocart vineux et atténué, dont est tendue la Sala. Gisell porte une tiare chinoise. Si elle se tait, ses yeux sont effrayants, dans son visage bouffi et mat, encadré de cheveux qui moussent comme la perruque d’Ida Rubinstein dans Shéhérazade. La poitrine de Gisell se soulève à chaque reprise de la respiration, comme le levier d’une machine puissante, formidable au repos comme dans l’action. Gisell est un animal de la jungle. Et sa voix est un léger souffle, et sa bouche pâle, lippue et large, n’a jamais ri devant moi. Il faudrait des ans pour qu’un Européen reconstituât le passé d’un tel être. Elle a l’immobilité grave, les lents mouvements d’une odalisque, macérée dans les essences du harem; et cette femme de Chicago organiserait une fabrique de conserves, une boucherie frigorifique, un trust des chemins de fer ou un cinématographe musical! Selon nos définitions des classes sociales dans notre vieux monde établies, vous ne l’appelleriez ni une bourgeoise, ni une Lady. Elle a l’habitude du luxe, et ses raffinements sont d’une personne qui aurait tenu des comptoirs, mais oublié le prix de ses «articles». Toute simple, dans la direction de son «home», et ménagère pratique, ses doigts, si adroits pour l’inutile, n’ont pourtant jamais tenu une aiguille, et Gisell brise une épingle si elle assujettit son chapeau en l’absence de sa maid. Ses notions sont innombrables, avec des trous d’obscurité, une ignorance des plans et des valeurs; mais sa compréhension est si vive qu’elle vous arrête à mi-chemin si vous croyez devoir lui expliquer quelque chose. Elle vous coupe alors la parole, par économie de ce temps, qui «est de l’argent», et, si vous continuez, elle incline la tête sur ses colliers d’ambre, et pense à autre chose._ _L’Europe? Tu l’as visitée, Gisell, tu sais, de notre histoire, mieux et plus que nous des dates; mais, Gisell, les livres ne suffisent pas. Si notre vieux Sphinx, qui s’enfouit dans la cendre du Temps, ouvre en amande son œil que tant de couchants n’ont pas fait cligner, renonce, étrangère, à obtenir de sa lassitude royale, toute réponse à tes impertinentes «colles» d’écolière!_ _Nous sommes donc là, elle et moi, face à face._ _La guerre entre deux continents. Deux ennemis en présence, aux forces inégales. J’ai confiance dans les miennes, car je n’ai jamais encore tenu, au bout de mon pinceau, un visage impénétrable. Elles se défendent, elles feignent, mais, sonne l’heure fatale où un pli se déplace, et laisse le peintre voir ce que cachait le vêtement. Visages, mains, caractères, o visages humains! Mes brosses et mes couleurs sont mes balistes et mes catapultes, anodines, selon vous, mais redoutables, pointées par moi._ * * * * * _Quand nous fumons une cigarette, dans les intervalles des séances, vous glissez, Gisell, jusqu’à moi; devant mon chevalet, ce «Ah!»... J’avais donc deviné ce qui s’était, la minute d’avant, passé derrière la cloison d’ivoire de votre front? J’étais trop jeune, quand la Princesse Peglioso exposa le sien à mon innocence._ _Maintenant, Gisell, retournez à votre sofa!_ _Le petit John range des pots d’arums sur la terrasse. Appelez-le par la fenêtre, qu’il vienne; j’ai besoin de lui à côté de vous._ _Les rayons de midi tombent droit sur le tapis, rejaillissent, comme l’eau d’une fontaine, en gouttelettes d’or._ * * * * * _Harry Links s’est levé tard, il est dans sa chambre, tourne, va de sa baignoire au secrétaire où, soi-disant, il écrit une comédie pour une fête que nous préparons. Il veut être auteur dramatique, puisque son industrie de Chicago lui laisse des loisirs en Europe, où sa femme est esthète. On l’a déraciné; il n’a plus ses «affaires», l’homme actif de Chicago fait les commissions de sa femme dans Florence: c’est l’automobile à conduire en ville, des amis qu’il va chercher à la gare, il achète du chocolat chez Jacosa, porte des invitations dans les hôtels. Chaque midi, un déjeuner réunit à la villa quelques-uns des voyageurs de passage. Harry Links, abreuvé d’art, s’ennuie d’être loin de son «office». Il aime Gisell, en chien fidèle; il s’est attaché au petit John comme s’il était le père de cet enfant. Harry allait s’endormir dans les coussins de la villa dei Colli, la lune de miel durait encore, j’en suis sûr, quand j’ai connu sa femme!_ _Un escalier invisible le conduit de sa chambre à celle de Gisell. Elle vient d’en murer la porte. Je sais que ces amoureux se costumaient en Roméo et Juliette. Harry est mélancolique et s’occupe de l’éducation de John. Serait-ce un commencement de haine? Il y a un drame par là, je le sens, je connais tous les personnages et ne puis savoir lesquels accoupler, mais deux par deux? trois par trois? Sexes_ ad libitum _et interchangeables._ DRAMATIS PERSONÆ Un mari. } La femme de celui-ci. } Villas. Le Lord de la colline en face.} Lady X., femme de celui-ci. } Le maître de latin, précepteur in partibus } de l’enfant du ménage principal. } La femme du précepteur, artiste dramatique.} Podere. Un valet de ferme. } Un mécanicien. } La dame pélerine aux coquilles St. Jacques. } } Figurants: Le vieux couple américain douteux. } En ville. Un copiste anglais, des Uffizzi. } Buveurs de cocktails, esthètes de chez Giacosa.} _En tout, de 20 à 25 personnes._ _Lord X... est venu ce matin pendant ma séance. Gisell ne s’est pas enquise de sa femme (son amie intime). Lady X. part demain pour Paris, et elle n’a pas pris congé de Gisell. Je ne puis faire parler Mrs Links au sujet de Lady X. Des Américains pauvres, les Paul Pappers habitent dans le Podere; Paul, le mari, est précepteur du petit John; Isabella étudie l’art dramatique. C’est elle qui jouera le premier rôle dans la pièce de Harry, et le second est tenu par la demoiselle végétarienne aux coquilles Saint-Jacques, qui s’en va, deux fois l’an, jusqu’à Rome à pied (en sandales), un bâton à la main. Je n’assiste pas aux répétitions. On répète, au Podere. Grand mystère. La bonne figure grasse et rose de Harry Links se rembrunit, dès que ces femmes arrivent. Il ne dirigera point, dit-il, les dernières répétitions._ _Le chauffeur m’a dit que Harry buvait du whisky dans un cabinet noir; il noie son chagrin. Il boude, quand Paul Pappers s’en va, la leçon de latin finie, et le petit John pleure. Lord X... ne_ rencontrait jamais _Paul Pappers. Notons cela. Isabella se dit malade depuis huit jours. Et la comédie est remise à quinzaine._ _Quand je monte par les viale dei Colli, le matin, j’aperçois souvent Gisell, en robe de mousseline blanche, ombrelle bleue, chapeau bergère à fleurs des champs. Alors Gisell n’est plus une Orientale du tout; moins pâle, elle est gaie, presque souriante. Elle se vante d’avoir parcouru dix kilomètres à pied, et d’avoir trait ses vaches, au podere. Une demi-heure après, elle a remis sa tiare et c’est la Divinité silencieuse, qui reprend la pose._ _Demain soir, bal travesti, à la villa._ * * * * * _Gisell voit l’art italien de la Renaissance, à la façon dont Beardsley a vu le 18^e siècle français. Verlaine, Mallarmé sont ses dieux. Elle me fait raconter mon époque, mais elle vit dans un décor de bric-à-brac, chasubles, fausses madones du quattrocento,—chromos anglaises, d’après Burne Jones, et paysages de Sargent. Elle se prépare déjà à changer toutes ces babioles contre du «néo-impressionnisme». Si je fais son portrait, c’est qu’elle a voulu me connaître. Elle m’annonce déjà que nous en ferons d’autres, sa turquerie n’est qu’une phase. C’est elle qui a choisi la tiare et le costume Bakst. Elle médite une toilette de 1867: «You know how Manet would have painted me»._ (_Vous savez comment Manet m’eût représentée._) _Nous nous amusons beaucoup._ _Cette femme, aux silences de mort, décrit la New-York d’aujourd’hui comme le lieu où la vie est la plus intense, et elle parle avec des mots de passion. Je la vois qui se trempe dans la foule de cette ville comme une ligne de fond. Je me sens tellement attiré là-bas, qu’il faut que j’y retourne. Gisell, encore plus que les autres, coupera-t-elle les fils qui m’attachaient à Passy? Puisqu’il y a des merveilles, aux quatre coins de l’univers, comment s’enfermer dans un atelier, à peindre toujours la même chose? Peut-on être d’un seul endroit? Problème jamais résolu._ _Si mon père et ma mère me voyaient à Florence..._ _Quelquefois, dans le dévergondage de cette société cosmopolite, je rencontre un Français. Hier, c’était encore un des maîtres de cette Académie que nous fondâmes ici pour les études historiques et la propagation de notre langue. Une insurmontable répulsion me fait fuir les Français, si je suis «hors de chez nous». L’honorable professeur à redingote et à chapeau mou, sur les rives de l’Arno, représente notre culture. D’insctinct, je m’efforçai d’être aimable, ayant reçu de bonnes leçons. Le «monsieur» avait le même accent que moi; mais nous n’avions que cela seul en commun. L’odieux universitaire à binocle s’est permis des plaisanteries, il fit l’avantageux et le frondeur, parce qu’il a une histoire dans sa vie.—Il y a bien de quoi crâner pour cela!_ _Le plaisir que je m’étais promis, aux hors-d’œuvre, d’enfin causer avec un être d’éducation semblable à la mienne, se tourna en fureur dès que le «monsieur» parla. Cet homme éminent n’est qu’un commis voyageur, un placier en mots. Ne vous avisez pas de lui demander pourquoi il se déplaît en Italie! Il y apporte ses tares. Les Florentins le trouvent spirituel; moi, ils semblent me trouver stupide... Entre lui et moi, pour le moins, ils ne distinguent pas. Mais on se connaît mal soi-même. Si j’ai mes ridicules, le moindre n’est point (entre nous) l’adaptabilité et mes travestissements successifs. Il serait peut-être plus sage de ressembler à ceux de ma caste, comme ce Monsieur Balzangue, qui ferait un si bon chef de cabinet, à son père, l’ex-ministre; Balzangue n’a certes pas une collection de masques dans son bagage. Ceci est très français. Quant à moi, comme une Istar, je me présente à tous les guichets des remparts; à chacun, pour être admis dans la Cité Sainte, j’aurai dépouillé un de plus entre mes mille costumes de rechange. Quand j’aurai, jusqu’à ma chemise, arraché mes vêtements, que restera-t-il de Georges Aymeris? Ta pudeur de jadis, où sera-t-elle, quand tu abaisseras tes yeux sur ton corps enfin mis à nu? Seras-tu dans la Cité enfin admis? Quelle sera la réponse du guichetier?_ _Continue tes expériences, marcheur qui sens déjà les cloques saillir à la plante de tes pieds!_ _J’ai laissé ma malle à la consigne, sans donner mon nom, ni mon adresse. Allais-je déjeuner chez Lapi? Vite, dehors! Quelqu’un allait me reconnaître, et je ne veux plus être reconnu. Dehors, je serai peut-être un autre moi-même de plus. Faisons-en l’essai. Si je suis hors de France, ce n’est pas pour voir, en un autre Français, ce qui, j’espère,_ n’est pas en moi. _Je me dénationalise._ _Et le lendemain, faible, je me suis assis à la table du Normalien et, parce que je suis_ l’incorrigible Français, _n’a-t-il pas fallu que je lui demandasse s’il était, lui aussi, un élève de Condorcet?_ _A son gardien, un prévenu, dans la prison de Mazas, révèle son identité, parce que l’accent du geôlier est celui de Carcassonne; et ces deux hommes feront causette amicale, jusqu’à ce que se revenge de l’autre celui qui porte les clefs: dès qu’aura pris fin le dialogue en patois «de chez nous»._ * * * * * _James, mon fils, je pense à toi._ _A celui qui te succédera, en lui remettant le flambeau de la course, quelle langue parlerais-tu, homme d’aujourd’hui? Le sens des mots, d’une génération à l’autre, change._ _Pierre Aymeris, mon père, tu m’as parlé. Ai-je retenu ce que tu m’as dit?... L’ai-je compris? Il me semble..._ _Aurais-je déjà oublié? Pourquoi n’ai-je, encore une fois, traversé l’Océan? Jadis, le paquebot transatlantique fut pour nous autres, comme dans un cauchemar, quelque chose qui file devant soi, qu’on essaye de suivre, de rattraper, et puis qui va si loin que la fatigue des brassées réveille en sursaut le nageur dans son lit. On ne sait vers où se dirige cette ville flottante. L’Amérique? C’était où l’on n’irait jamais, oui, là-bas dans le lointain, dans l’inconnu, on ne savait où, oui, là-bas, dans l’au-delà. A écouter Gisell, les lieues diminuent, New-York se rapproche encore de moi. Je commençai par la revoir, comme, dans un télescope, la lune. Maintenant, l’Océan n’est pas pour moi plus large que l’Arno, ni New-York plus distant d’ici que le quai de Passy._ _Dans mon enfance, Paris, il me semblait que ce fût_ nous, les Aymeris; _puis il y avait Saint-Cloud, Versailles, tout contre, autour du noyau que nous formions; plus loin, la campagne, Longreuil, Trouville, enfin la mer... la mer... et, au bout, la ligne d’horizon. Comme Nou-Miette m’enseignait que «ça descendait» ensuite, je n’essayais point d’imaginer l’abîme où choit le soleil en lançant une lueur verte._ _L’Angleterre, l’Amérique, la Russie, la Chine, tout était de l’autre côté de cette ligne d’horizon, tout cela, petit, tout petit, et Paris, les Aymeris, nous étions très grands. Et c’est comme cela, que nous autres, nous nous représentions l’Univers._ _Aujourd’hui, je tiens l’Amérique dans ma main. Gisell m’ouvre de nouvelles perspectives et me tend des corbeilles de fruits exotiques. Cuisines! Que ne donnerais-je pour que les mets et les boissons exotiques inconnues me répugnassent! Mais j’ai dû, dans mes existences antérieures, y goûter; ces nourritures et ces breuvages ont comme un goût qui me rappellerait je ne sais quoi d’agréable, à retrouver après des siècles de privation..._ _Pour les Yankees, nous autres d’Europe sommes des morts; ils viennent nous visiter, comme des cadavres pétrifiés dans les rues d’une Pompéi._ _Serait-elle transportée là-bas, chez eux, la vraie vie vivante?_ _Ici les ruines? Ah! non! Si le soleil se lève sur nos décombres, nous sommes du côté où le soleil se lève et se lèvera toujours. Gisell vient nous voir pour se faire lire nos vieux palimpsestes par ceux qui en possèdent encore le chiffre... Gardons le chiffre, donc... Mais où le cacher? Taisons-nous, taisons-nous!_ _Son admiration pour notre passé et nos traditions, lui inspire des mots ironiques et de vague défiance, elle a cet œil inquiet dont, chez nous, les jeunes regardent les vieux. Gisell n’en est plus à la phase du respect, et je croirais plutôt qu’elle prit un plaisir cruel à notre décomposition, qu’elle semble humer comme Baudelaire la charogne. Elle se pervertit dans notre littérature, et Mirbeau fut son maître. N’est-ce point elle qui, dans une cage, enferma une douzaine de chats mâles et femelles, pour la jouissance de suivre le combat jusqu’au complet écrasement du plus faible? Il lui plut de venir, comme une Reine des dollars, choisir, ce qui n’était pas à vendre, et qu’on achète puisque le monument de notre hoir chancelle. De sa fenêtre à grillages, elle voit Florence à ses pieds, et songe, en se limant les ongles: J’achèterai le meilleur, puisque tout y est à vendre; et que le reste sombre avec une civilisation qui a trop duré!... il suffira de nos bibliothèques et de nos musées, pour l’érudition des philosophes._ _C’est de l’informer, que Gisell demande à ma conversation. Je lui apparais comme un invalide qui, revenu de fameuses campagnes, dénombre les canons et les drapeaux, raconte ses petites anecdotes_ «historiques». _—Tell me, tell me, I want some more!_ _Elle veut tout apprendre au sujet de ceux que j’ai connus. Gisell collectionne les noms. Je suis son professeur d’histoire contemporaine (d’un tout petit coin de l’histoire contemporaine). Elle dévorera ces notions, puis, comme un boa gavé de nourriture, retombera dans ses silences, gonflée, gorgée._ _Elle passe de l’un à l’autre, presse des citrons, puis jette le fruit dès que le jus l’a désaltérée._ _Georges Aymeris, voici ton tour, c’est à toi de satisfaire Thamar._ * * * * * _Johnnie semble encore perdu dans le ménage de sa mère. Johnnie semble aimer son beau-père Links, si affectueux pour lui, plus même qu’il ne l’est pour Gisell, que Links ne comprend pas. Il appelle Links «mon père» en français_ (monne péïre); _et son défunt père: «father». Hier, Johnnie, dont les grands yeux sont toujours tristes, demande, au milieu d’un de nos grands silences, la permission de parler:_ _—May I, mother? (Puis-je maman?)_ _Il avait, en rêve, rencontré «father» aux Cascine, habillé de noir et une fleur à la boutonnière, en tenue de visite. Johnnie voulait s’enfuir, se cacher derrière un arbre; mais il marcha à reculons, si loin, si loin, qu’il tomba dans l’Arno. Et il s’était réveillé._ _—Mother? Qu’est-ce que m’aurait dit father? J’avais peur de ses questions. Supposez, si un jour father entrait, par le podere? Il monterait à la villa, peut-être je serais en train de jouer avec «doggy», le long des iris. Si je vois venir father, qu’est-ce que je dois faire? Father me demanderait si je suis heureux. Répondre_ oui? _Est-ce que ça ne serait pas «improper» (inconvenant), de lui dire que «monne péïre» est si bon pour moi, si gentil, que mother est avec «monne péïre», comme si «monne péïre» était father? pourrais-je lui dire:—On vous croyait mort, dirais-je cela comme excuse?_ _J’ai interrogé Gouvernante. D’abord, elle n’a pas répondu... et puis elle a dit que les enfants ne doivent pas penser ces choses.—On pense aux morts, mais on n’en parle pas! Est-ce «correct» cela, mother?..._ _A ce moment, Links était en train d’écrire dans sa chambre. On entendait ses pas sur le dallage, et la machine à dactylographier tapait. Il éternua très fort, par la fenêtre. Johnnie leva la tête:_ _—Mother, est-ce que father écrivait aussi des drames? Father, que faisait-il le matin?_ _Gisell répond:—Father était tout le temps à la chasse. C’était un grand chasseur de grosses bêtes._ _—Et «monne péïre»? Qu’est-ce qu’il chasse?_ _—Il construit des pièces._ _—Qu’est-ce qui est plus difficile? Tuer des grosses bêtes, ou écrire à la machine?_ * * * * * _Mrs Links me rend, comme des restes qu’un habile cuisinier travestit le lendemain, les notions qu’elle a reçues de moi. Elle m’excite sur les choses de l’«avant-garde». L’arrangement, par elle choisi pour son portrait (encore inachevé), elle ne l’approuve déjà plus. Je sens qu’elle n’est plus la femme de_ Shéhérazade, _elle souhaiterait que je donnasse à son âme errante, une enveloppe autre. Elle forme des projets pour beaucoup d’autres toiles que je viendrai peindre à Florence, d’après elle, pour qu’en causant je «l’informe». Elle enrage de ce que je ne sois pas assez enthousiaste pour des œuvres qu’elle vient de découvrir, et me les explique à sa façon, «pour m’instruire». Elle élabore un vague projet de phalanstère d’«avant-garde»; elle recueillerait dans sa villa des artistes pauvres et les ferait travailler._ _Elle interprète «Une dentelle s’abolit» avec ingéniosité; la syntaxe de Mallarmé l’arrête moins que moi. Je suis à l’école. Soudain, Gisell évoque un tableau, un vers, une page de prose, que j’oubliais, Gisell me les fait mieux sentir et d’une façon neuve._ _Mes habitudes de pensée traditionnelle m’empêcheraient-elles d’en jouir ingénument? et cette élève me révélera-t-elle le sens de ce que je lui ai fait connaître?_ _Gisell, magicienne dans l’art des «pick me up», «cocktails» à réveiller la plus opiniâtre inappétence, Gisell les agite dans ses gobelets, sans avoir l’air de faire un geste._ _Gisell me montrera peut-être celui_ que j’aurais dû être. _Mais sait-elle bien celle_ qu’elle aurait dû être? _Gisell, je vous vois derrière un comptoir, à Chicago... Me trompé-je?_ _—J’aime—dit-elle—l’Italie pour sa sordidité._ «It is not Beauty but Dirt in the Sun». _«Ce n’est pas la Beauté, mais la Saleté au soleil». Connu, lui dis-je, depuis Baudelaire; et point ce que j’apprécie le plus en lui. Et Gisell est trop fine que d’insister. Telle une méduse, elle arrondit sa coupole gélatineuse: le flux l’avait amenée, le reflux l’emporte._ _Quand saurai-je ce qui se passe, la nuit, dans cette villa dei Colli?_ _Elle aperçoit en moi «de la révolte, de l’anarchie comprimée», cette femme délirerait de joie, si elle provoquait une crise._ _—Monsieur Aymeris, vous êtes fait pour traverser la vie dans la tempête. Vous viendrez avec moi à New-York? Promettez!_ _Se croit-elle assez forte? Ces mains courtes, cette chair d’ambre, cette cernure des yeux, cette crinière brune aux reflets rouges, j’en ai subi le pouvoir, chez une autre; vieilles lunes, les chaudes impassibles, les malades de curiosité!_ _Voici qu’il serait temps pour Cynthia..._ * * * * * _A la villa, le soir, on marche dans l’obscurité. La grande salle ne s’éclaire que de quelques cierges, car Gisell en était hier encore au genre quattrocento; l’électricité est «inesthétique». Les beaux messieurs aux voix flûtées jugèrent qu’un bal travesti serait, sur cette colline, propre au déduit. Or, je me refuse à porter domino et masque; quelques poils postiches au menton me flanquent en dépression. Pierre Schlémihl... La nuit promettait d’être belle. Nous étions à la veille de la pleine lune; l’atmosphère était paisible, assez tiède pour que Gisell ouvrît les baies de la Sala sur la terrasse. Chacun avait gardé pour soi le secret de son travestissement. Isabelle Pappers, pour être toute rendue au bal, et craignant d’être plus malade, s’est installée à la villa, dès hier. A midi, Paul lui ordonne de ne point paraître à la mascarade. Depuis lors, il y a des allées et venues, des portes qu’on claque, des gens qui courent. En guise de séances de portrait, Johnnie et moi aidâmes Agostino à tendre les guirlandes, à remplir les vases de bouquets. Je suis passé partout, aux étages, dans le Patio, sur les terrasses: je n’ai rien surpris d’anormal, et il y a un drame dans l’air. Là-haut? En bas? Links a cassé un verre à déjeuner, en jouant avec Johnnie. Cela porte malheur, dit-il. Gisell fume plus encore que de coutume. Il y a drame, oui, il y a quelque chose quelque part, comme chez M. Maeterlinck._ _Je n’ai jamais pu parler aux masques, dont j’ai l’effroi. Dans un coin de la Sala, derrière un paravent de Coromandel, je m’assis sur l’une des quelques marches qu’on descend pour passer du salon rouge dans la salle de bal, où j’ai vu ces muets se faire des révérences, les dames saluaient, de l’éventail; je reconnaissais à leur raideur les hommes enjuponnés. En attendant la danse, les dialogues ne s’animaient pas. Ces messieurs de chez Giacosa ont une préférence pour les habits ecclésiastiques: prélats, capucins, jésuites; des pélerins avec leurs coquilles; quelques mignons, des chanteurs florentins, des postillons, jeunes gens qui montrent leurs belles formes._ _Gisell n’a invité que peu de dames, des Infantes de Velasquez, des Carmens, des Napolitaines; les laides sont à leur avantage, les jolies s’enlaidissent, toutes contentes de n’être plus elles-mêmes. Est-ce un bal homosexuel?_ 1^{re} _entrée: un Pape, avec sa cour;—appel de trompettes, «flabellas» de plumes de paon; à l’orchestre, une marche soutenue par l’orgue. Après les entrées, des valses lentes. On se met en train, on se cherche, on essaie d’intriguer._ _Je bâille; cela va être lugubre, cette fête dans le noir. Les torches sentent mauvais. L’odeur des orangers monte du jardin et se perd dans celle des fards. Gisell ordonne au chef d’orchestre de jouer un «Virginia Real». Les couples se mettent sur deux rangs qui se font face. Le rythme de cette danse de nègres me réveilla, qu’ils étaient déjà en branle. Des combinaisons infinies de figures divisent les couples, les mélangent les uns aux autres; la prêtrise oublie son caractère sacré; les robes de moines se relèvent sur des jambes nues, les camails s’envolent, les rabats sautillent, les calottes tombent. Des voix de la Sixtine poussent de petits cris. Le Saint-Père brandit sa tiare, les crosses d’évêques frappent la terre: les femmes, cheveux épars, ôtent leur loup; toujours sur le même rythme nègre, le banjo plus strident met une sourdine à la viole et aux guitares. Gisell et l’Esmeralda tapent sur un tambour de basque. Les tailles se cambrent, les hanches, les ventres oscillent; un geste indique que tel enfant de chœur a reconnu tel Jésuite. Au paroxysme de la bacchanale, les cierges pleurent leur cire, une lampe file; on n’y voit plus, et le Virginia Real prend fin quand apparaît, sur un lit soutenu par quatre porteurs, une Ophélie._ _C’est Isabelle._ _Harry Links, un bouffon bleu et rose, l’annonce, en agitant les grelots de sa marotte. Un masque pousse un cri, signal convenu avec le chef d’orchestre. Les danses reprennent. Ophélie a déjà disparu. Où s’en est-elle allée? Prendre l’air sur la terrasse? Le bouffon amène des serviteurs avec des lanternes emmanchées de piques. Gisell n’est plus là._ _Je sors de ma cachette, tandis que les danseurs sont au souper—et m’avance vers une fenêtre, d’où je vois, à travers les arbres, les flammes des chandeliers et des lanternes en marche. J’entends un coup de sifflet, des appels, des trompes d’automobiles. Sort-on déjà?_ _Harry Links s’écrie:—Agostino revient du podere, il a cherché partout Isabelle et ma femme. Si nous fouillions les berges de l’Arno? On prétend les avoir vues courir vers la ville..._ _La nuit pâlissait, l’aube était prête à poindre._ Nous ne connaîtrons jamais rien de plus sur cette histoire. Georges Aymeris ne m’en dit mot quand je le vis soudain à Paris, au milieu d’août, et prétendant avoir été plus impérieusement retenu par Darius Marcellot que par la dame américaine, qui semble disparaître à la fin de cette fête étrange. Je pense qu’il était temps qu’elle s’éclipsât. * * * * * A suivre Aymeris dans sa vie comme dans son journal, je me suis une fois de plus convaincu qu’à un certain type de femme correspond une certaine catégorie d’hommes; qu’il est des familles, ainsi qu’on dirait en botanique, qui s’attirent et qui par une sorte de fatalité s’unissent; Gisell, Lucia, sinon Rosemary, ces créatures d’un même sang, étaient, chacune à sa façon, capables de prendre au piège un bourgeois toujours sur le point de s’évader, toujours enchaîné, et qui n’avait jamais rompu avec Passy et ces Centenaires par lesquels son enfance s’était crue étouffée. Cette fois, comme en tant d’autres moments où il croyait agir délibérément ou regarder sans prendre parti, l’entraînait à son insu un charme pervers, étrange, violemment opposé à celui des femmes de son monde; et de même qu’au moment de l’Affaire Dreyfus il inclinait à prendre parti contre ses tantes, comme par protestation et mouvement d’indépendance, de même était-il sensible à ce que lui révélait de mystérieux Gisell de si loin venue vers lui. De plus, préparé, pétri par la main de Cynthia, peut-être avait-il espéré entraîner un acquiescement qu’il n’avait pas cessé de souhaiter; il retournerait vers son amie comme un artiste plus «avancé» qu’elle ne l’avait elle-même cru possible. Tout en s’en défendant, et entre deux conversations avec Mrs Links dont le goût pour la nouveauté lui semblait enfantin—et à qui Georges se donnait, par contradiction, pour un vieux classique—Aymeris, cédant à sa grâce et dans le dessein de paraître au niveau des admirations de l’Américaine, remplissait une toile de deux tons et d’un trait, où, se prenant à son propre jeu, il ne tarda pas à voir l’Univers. * * * * * Florence resta, pour moi, une cité maudite. Marcellot avait quitté la villa Epicuria, pleine encore de meubles et de bibelots. Georges les fit vendre aux enchères, et dans une saison mauvaise, afin de sauver pour la dernière fois, osa-t-il me dire, l’ancien directeur de la _Revue Mauve_. L’Allemande, sa femme, avait compromis Marcellot dans un scandale de faux tableaux; Darius l’avait chassée, il retombait à charge—et de tout son lourd poids—sur Georges Aymeris. Tandis que mon ami réglait encore ces affaires si obscures pour moi, James était malade en Angleterre. Aymeris y alla; il revint à Paris, puis retourna à Londres. Il m’appelait chaque fois qu’il était à Passy. Cet ami si peu secret, me cela, avec une sorte de méfiance, les préoccupations intimes dont je le savais assiégé, qui n’avaient pas toutes pour cause la maladie de son fils: pleurésie déjà en voie de guérison, quand Aymeris l’avait revu chez Mrs Merrymore, au bord de la mer. Mrs Links et la villa de Florence avaient-elles eu une telle influence sur lui! Frappais-je à son atelier—l’atelier où chacun entrait jadis tout de go—alors Georges entre-bâillait la porte, me priait d’attendre, pour qu’il eût le temps de ranger sa toile: il semblait avoir la crainte des conseils, et même de montrer quoi que ce soit à un camarade. Comme il a détruit toutes ses études, ses dessins faits à Florence, ou durant l’été d’après, je ne puis rien en dire ici; mais il commanda des perles de couleur, en fit des essais, et son refrain fut, désormais: «La peinture à l’huile est un moyen périmé». Des caisses expédiées d’Italie, et encore empilées dans son jardin, sous une bâche, contenaient des toiles, œuvres de «post-impressionnistes», que Georges avait rachetées à Darius Marcellot; c’étaient des paysages et des natures mortes par les plus jeunes des cézannisants de France, de Florence et d’Allemagne:—Ceci n’est pas pour toi—me dit-il. Deux ans plus tard, les caisses devaient encore être closes, sous les mêmes bâches. L’administration du Salon d’Automne invita Aymeris à réexposer en octobre quelques-unes de ses œuvres de début. Je lui fis observer que c’était là un traquenard: on avait le désir de prouver à tous qu’il avait eu du talent, qu’il n’en avait plus, et ses avances aux «fauves» ne serviraient qu’à appuyer, auprès du public ignorant, la réclame savante des négociants du «trust». Ainsi j’exaspérai les hésitations de Georges, et, comme toujours, la sagesse d’une parole amie et sincère accrut son entêtement. Il avait l’habitude, qui était un tic, de dire: «O mon Dieu! mon Dieu!», comme les Anglais qui contrefont un Français, et il poussait de gros soupirs; il avait des dépressions, des silences, des regards fixes, des mots blessants; nous ne comprenions rien à rien; selon lui, tout le monde était «bête», sauf je ne sais quels esprits supérieurs avec lesquels il avait noué commerce. Il voulut me conduire voir la collection de ce M. Stein, l’impresario d’un jeune Espagnol, Picasso, le seul aujourd’hui qui eût une parcelle du génie des maîtres quattrocentistes. Aymeris s’était remis à faire de la musique, il lisait avec Maurice Ravel les partitions de Moussorgski: les Russes le ravissaient. Il projetait de passer l’hiver à Pétersbourg, dans le milieu des artistes qu’il avait rencontrés à Rome, où il y avait eu une saison de leurs merveilleux ballets. Il écrirait des poèmes pour Igor Stravinsky—compositeur encore obscur, du moins pour moi. —Est-ce une «affaire» de Darius Marcellot? —Pourquoi? Qui a dit cela? Les imbéciles! Dans le tumulte d’une scène, de cris et de reproches impertinents, je débrouillai, petit à petit, qu’on lui avait fait croire qu’il était surtout un musicien qui s’ignore. Comme parrain de James, la question «argent» me parut alarmante; la somme gagnée à la villa Links s’était évaporée dans la villa Epicuria. L’Amérique secouait ses sequins; Georges, plutôt que d’y aller comme peintre, rêvait d’autres succès. Il n’y avait plus à raisonner avec lui. * * * * * Je déjeunais au restaurant Prunier, quand Georges vint, courbé et plus claudicant que de coutume, me faire lire une dépêche de Mrs Merrymore: «James n’obéit plus, il ne se laisse pas soigner, devriez venir...» Il fallait partir immédiatement, par le train de 4 heures du soir, et je devais être du voyage. Je rentrai pour me munir de quelques vêtements, et retrouvai mon ami à la gare du Nord. Dans le wagon-restaurant, une douzaine de personnes reconnurent Aymeris; il causa avec elles, dans le train et sur le bateau, calmé, et à son ordinaire. Le lendemain, dans l’après-midi, nous étions à Pease-Bank, le village proche de l’école de James. C’était à la fin de novembre, un vent humide et froid soufflait. Mrs Merrymore nous attendait. —James—dit-elle—s’est échappé, malgré la défense du médecin, il est sorti pour un match de cricket, mais ni le tutor, ni sa femme ne l’ont retenu à la maison. Moi, je n’ose plus intervenir, n’étant ni mère, ni parente; d’ailleurs, même des parents trouveraient «bad form» d’avoir de la prudence, puisque James est considéré comme guéri par le médecin... Je vous «souhaite» ici, depuis que j’y suis venue... sans autorité. Cynthia dit encore:—Vous avez l’air très fatigué, my dear friend— et examina Georges avec des yeux maternels.—Florence ne vous a valu rien de bon! Il y avait à la fois une ironie et une immense tendresse dans ses paroles, qui fâchèrent Georges. En victoria ouverte, nous traversâmes la petite ville de Pease, puis un parc, longeâmes un long canal auquel affleuraient les gazons d’immenses jardins, avec des «detached villas» sur la gauche, et de vieilles façades classiques sur la droite, un peu comme à Cambridge; la mélancolie de la saison et du crépuscule était poignante. Chez le «tutor», nul autre être vivant que les domestiques. Les élèves et les maîtres s’attardaient encore sur le champ du cricket. Notre voiture se remit en route, nous repassâmes par le parc, mîmes pied à terre devant une barrière blanche, et marchâmes longtemps sur une herbe boueuse et glaciale. Mrs Merrymore nous précédait. Elle appela Mrs W., femme du professeur, l’alla chercher sous la tente où les garçons s’habillent; ces messieurs et ces dames l’avaient quittée quelques minutes auparavant et rentraient à travers champs, lui dit un jardinier; mais des «boys», quelques-uns seulement, finissaient une partie. Il ne faisait presque plus clair, au cricket field, et le vent montait. Près d’un but, le corps d’un enfant tout recroquevillé, gisait sur le turf. Mrs Merrymore poussa un cri:—James! Que faites-vous, child? Depuis quand êtes-vous ainsi? Qu’est-il advenu? James avait reçu une balle dans la poitrine. Et pas même un manteau pour le recouvrir! Il grelottait, en attendant un camarade qui, soi-disant, devait lui en apporter un. Et la «matron»? Et le «tutor»? Qui s’occupait de James? Georges Aymeris souleva James comme un ballot, et d’une course aussi rapide que le permettait sa jambe mauvaise, il s’enfuit sans dire un mot, du moins que nous entendissions. Le haut de son corps se profilait sur le ciel. A quelques mètres de nous, il butta, nous courûmes vers le point où ces deux ombres s’étaient abattues et qui se confondaient avec le brun de la terre. Les ayant retrouvées, nous les relevâmes, et je fis approcher la victoria pour les reconduire à la pension. Georges Aymeris geignait, James était muet. Mrs Merrymore frotta les membres glacés de l’enfant, tandis que, sur le siège où j’étais assis, je hâtais le cocher qui excitait, avec les claquements de sa langue, un vieux cheval poussif. Vers dix heures, nous étions tous les trois auprès d’un lit de sangle, où expirait le fils de Georges Aymeris. Le médecin l’avait plongé dans une baignoire d’eau chaude, les cordiaux les plus actifs n’avaient pu ranimer cette petite victime du sportif entraînement auquel les professeurs anglais et leurs épouses soumettent ces jeunes gentlemen qui sont les futurs dirigeants de la Société. _Rome, février 1911_ _Offranville, 25 juillet 1914_ Épilogue ÉPILOGUE EN 19... à Rome, je marchais le long du trottoir, dans une petite rue qui aboutit à la place d’Espagne, quand, immobilisé par la foule, j’aperçus un landau arrêté où une dame peignait. Le cocher écartait avec son fouet quelques gamins qui s’apprêtaient à grimper sur les essieux. C’était Mrs Merrymore. Elle tourna la tête, me vit et, comme je la saluais, me fit de la main un gentil appel. Je m’avançai avec la seule intention d’être courtois, et comptant à peine lui parler d’Aymeris dont je n’avais point eu de nouvelles depuis la mort de James. Après m’avoir confié la garde de ses cahiers et de son journal, Georges avait disparu; aucun de nos camarades ne l’avait revu, sauf peut-être Darius Marcellot, pensions-nous, qui entourait de mystère un séjour dans une maison de repos, en Suisse. Notre ami aurait, aussi, fait une cure à Wiesbaden chez un neurologue célèbre, puis en certaine villa au bord du lac de Constance, où Mrs Merrymore aurait établi le malade, avec défense de lire, d’écrire, de travailler d’aucune façon. —Asseyez-vous près de moi,—me dit Mrs Merrymore, un peu hésitante et confuse.—Vous n’interrompez pas un bien bel ouvrage, car je suis ici, comme gardienne, à petite distance de Monsieur Aymeris; dans ces conditions, je ne fais rien de bon!... Monsieur Aymeris est là, dans une victoria, genre d’atelier dont il a pris le goût à Londres, quand il exécutait sa série «Heures de la Tamise». Je le préviendrai que vous êtes à Rome... J’espère qu’il consentira à vous voir, mais j’aimerais mieux que ce ne fût pas encore ce matin, ni dehors... Il a laissé pousser sa barbe, il est tout blanc, porte des lunettes qui le défigurent et il se croit «inreconnaissable». Il vient d’être si malade que je ne suis jamais tranquille. Heureusement, il est dans une période de production, il fait même des choses très intéressantes, des études pour une autre série des grandes villes. Mais il ne vous montrera rien: il ne montre plus sa peinture. Monsieur Marcellot espère qu’il se décidera à exposer un ensemble, probablement en Amérique ou en Allemagne... il ne s’agirait ni de Londres, ni de Paris, lieux trop pleins de souvenirs pénibles et où l’étonnante évolution accomplie par Monsieur Aymeris depuis son dernier chagrin dérouterait ceux qui l’ont toujours connu: douteraient-ils de sa sincérité? Je demandai à Mrs Merrymore si c’était sous son influence qu’il avait tant «évolué». Elle m’assura qu’elle n’en exerçait aucune sur lui, que cette transformation datait de Florence; mais je devinais trop qu’elle aussi, et dès le début de ses relations affectueuses avec notre ami, par son silence avait incité Georges à douter de ses qualités les meilleures, selon moi, et qui étaient une vision directe de la nature, une expression naïve, sans «cérébralité» ni littérature. Mrs Merrymore, tout en causant, observait Georges; il faisait poser, sur la margelle de la fontaine centrale, des enfants et des hommes. Les fleuristes, sous de vastes parasols et des tentes, complétaient leurs étalages; le soleil embrasait les maisons rouges qui bordent les marches de l’escalier par lequel on monte de la piazza à la Trinita dei Monti, un des rares aspects immuables de Rome, en dépit de la municipalité et de la civilisation. Mrs Merrymore reprit:—Oui, Monsieur Aymeris se livre à une interprétation très libre de ses modèles, il déforme la nature; d’ailleurs Rome l’inspire moins que Venise et Naples, où nous nous rendrons bientôt. Nous sommes en route, partis de Provence où nous avons passé l’hiver. Depuis que je vous ai vu, Monsieur Aymeris est devenu voyageur, de sédentaire qu’il fut toujours, comme vous autres Français, et si j’exerce sur lui quelque influence, ce serait en ce qu’il se déplace plus volontiers. Je lui prouvai que tout, sur terre, est facile à atteindre, que l’hôtel est la véritable habitation des hommes de notre temps. Je me retirai sans avoir eu l’adresse d’Aymeris, Cynthia ne me l’ayant pas apprise, et ne m’invitant point à ce que je m’en informasse. Un soir, dans une trattoria du Transtevere, comme je commandais un repas à l’italienne, dans la salle commune où des bourgeois et des artistes mangeaient leur «minestrone» et leurs «spaghetti», en lisant le _Corriere della Sera_ ou la _Tribuna_, le patron, Giuseppe, me fit un signe, de l’épaule, et désignant le coin d’où partaient des cris et des rires:—Monsieur ne connaît pas l’artiste parisien qui dîne avec ces messioûs de la Secezione? Messioûs les foutouristes sont mes clients, je leur réserve un salon à part. Il nomma Aymeris parmi eux et, en me retirant de bonne heure, j’aperçus dans une épaisse fumée de cigares, Georges et Cynthia au milieu des coupes de vin mousseux et de douzaines de bouteilles à l’enveloppe de paille; un jeune homme qui ressemblait à un Christ tenait un discours, sans doute révolutionnaire. J’écoutai, mais ne compris pas très bien. Georges, à ce moment, sortit, traversa le couloir au bout duquel je m’attardais en curieux sous un bec de gaz; je reculai dans l’ombre; Georges vint à moi:—Quelle chance! me dit-il. Ne te cache pas. Puisque tu es ici, tu vas nous délivrer, mon amie et moi, de ces bougres-là! Je ne suis plus assez robuste, ni jeune, pour ces repas bruyants qui durent jusqu’au matin. Puisque je te tiens, allons faire un tour avec Cynthia vers le Colisée, c’est aujourd’hui pleine lune... Dis donc: j’espère que tu n’as pas lu mes élucubrations? Qu’as-tu fait de mes «cahiers»? D’ailleurs _ce ne sont pas les vrais_. Aymeris était en effet méconnaissable, il avait vieilli de vingt ans. J’avais lu son journal qui m’expliquait «bien des choses»—mais... à sa façon. Il y avait en lui de l’histrion et du simulateur. Une fois dehors, nous nous perdîmes dans les ruelles noires, il pleuvait un peu; Cynthia voulut rentrer à son hôtel, nous l’accompagnâmes; puis le ciel s’éclaircissant, Georges et moi déambulâmes à l’aventure. Nous fûmes soudain au Pincio où, las de notre marche, nous nous assîmes sur un banc d’où l’on découvrait toute la ville basse, les dômes, comme un troupeau dont Saint-Pierre serait le berger, sous la coupole bleue du ciel que la lune éclaircissait, assombrissait, selon le caprice des nuages. C’était en avril, il faisait chaud et orageux. Je me rappelle très bien, et notai hâtivement ce que me dit Georges Aymeris pendant toute la nuit, car l’aurore nous retrouva là sur ce même banc. Ce fut l’une des dernières conversations longues, fraternelles, paisibles, que nous devions avoir ensemble. Georges me raconta, cette nuit-là et les suivantes, la plupart des choses que je sais sur son enfance et sa jeunesse, ce que son journal ne mentionne pas; dès lors, j’eus, plus qu’avant, la certitude qu’il n’aurait jamais dû quitter Paris, ni sa maison; partout ailleurs, il était un errant, point à la façon de ces étrangers, de ces Anglais, surtout, qui emportent leur «home» dans une valise, en quelqu’endroit où ils campent—mais un pauvre homme qui cherche à mille lieues ce qui était sous sa main; un déraciné volontaire; intelligence en déroute, dédaigneuse ou ignorante de l’élémentaire hygiène, qu’après la Règle de Passy sa maturité tardive et incomplète rejetait. Dès que le besoin d’être aimé l’emporte sur la puissance d’aimer, l’homme qui exige de la part des femmes ce que peu d’entre elles sont capables de donner, celui-là se met sous leur tutelle, ou simplement, s’il cesse soudain de leur rappeler qu’il est le maître, devient la victime de sa tendresse. Trop de fois, comme il lui fallait prendre une décision et que je l’en hâtais, je l’avais entendu répondre un «oui» brusque et indifférent, dont je sentais la politesse et la fragilité, ce «oui» étant contraire au désir de Georges. Je savais qu’un «non» invaliderait demain cet acquiescement; en définitive, rien ne le contraignait à agir contre sa volonté... Ce dont il se cachait ensuite plus par crainte que par orgueil. La multiplicité de son point de vue chargeait son discours, comme feraient des poids presque égaux dans les plateaux d’une balance folle. * * * * * Nous étions près de la villa Médicis, que deux pensionnaires, un peintre et un sculpteur, avaient fait visiter à Aymeris, où ils avaient voulu l’attirer pour recevoir ses conseils. Georges pour qui ces jeunes gens étaient dépourvus de toute compréhension artistique, leur avait dit gravement, après une rapide inspection de l’atelier:—Vous savez, moi, je crois au futurisme! Quittez cet antre du «passéisme». Avec le statuaire, il avait émis, sardonique:—Etudiez donc les monuments funéraires, au Campo Santo de Gênes. La sculpture n’a plus d’emploi ailleurs que sur les tombes où l’on peut vêtir, à la mode du jour, des pleureuses et des veuves inconsolables. Ou bien, devancez les futuristes... la statuaire de demain se fera en boîtes à sardines et ressemblera plus ou moins à la mécanique. Il y a des Russes qui y réussissent assez bien... Connaissez-vous l’illustre Archipenko? Et comme quelqu’un voulait lui faire entendre la musique d’un autre pensionnaire compositeur:—Est-il «bruitiste»? avait interrogé Georges. Sinon, indésirable! Ces propos ayant été rapportés aux camarades et au Directeur de l’Académie, l’on pria Aymeris de ne plus venir troubler le sommeil sans rêves des lauréats qu’envoie la République sur les bords sacrés du Tibre. Georges, qui aimait Rome passionnément, Rome qu’il avait connue tard et après toutes les autres villes de l’Italie, il la voyait comme cette rue de Montmartre qui passe sur un cimetière: la rue Caulaincourt devenait pour lui un symbole que son ironie appliquait à lui-même, dans sa crainte que notre époque ne produisît plus rien avant qu’un cataclysme cosmique ne redonnât au genre humain les yeux d’un nouveau-né. Je ne lui parlai pas sans malice des «futuristes» italiens, du manifeste de Marinetti, sachant, depuis le dîner à la trattoria, qu’il les fréquentait; et même, quelqu’un me l’avait dit, ses tableaux marquaient des déformations saugrenues. Il s’écria, d’un ton dont je ne savais parfois s’il était sérieux ou ironique: —L’Art contemporain est semblable au Forum et à ces ruines que le Professore Boni commente devant les touristes allemands. Regarde autour de toi, considère la Ville aux Sept Collines, superposition de terres faites de briques, de pierres et de marbres amalgamés par les siècles. La Chapelle Sixtine se lézarde, elle s’effondrera bientôt. Ce ciel au-dessus de nous est si beau, ce soir! Michel-Ange y compta quelques étoiles de plus ou de moins qu’un astronome n’en compterait aujourd’hui, et c’est le même firmament où des mondes apparaissent et disparaissent, qu’importe? La statue dorée de Victor-Emmanuel, vue d’ici, semble aussi haute que le dôme de Saint-Pierre; pour les Romains d’aujourd’hui, elle est riche de plus de sens et de beauté que le tombeau des Médicis, que le Jugement dernier de la Sixtine; une cheminée de fabrique a plus d’éloquence pour nous que l’Aiguille de Cléopâtre, ou que l’obélisque de Louqsor. Gabriel d’Annunzio dédiera des strophes sublimes au Mémorial de Victor-Emmanuel. L’Art n’est plus qu’un prétexte à gloses, à dissertations. Les œuvres du passé, telles qu’elles parviennent à nous, ne sont plus que des documents historiques,... et la fleur de notre génie moderne est comme celle de ces rosiers que, chaque saison, Signor Boni remplace dans les jardins du Forum: ils fleurissent et meurent dans un sol où les racines ne se développent plus... La terre manque d’engrais; attendons qu’on la retourne, qu’on la laboure, nous la fumons de notre propre substance! Chez nous, dans la campagne normande, le paysan, en automne, fait tomber dans le sillon que creuse sa charrue, le colza vert encore, et qui engraissera le champ où l’on sèmera demain le blé pour l’an d’après. Tu m’as surpris avec une bande de futuristes? Pourquoi pas? Tout le monde est intelligent, tout le monde parle bien, surtout s’agit-il de démolir! Démolir! démolir! En attendant qu’il s’agisse de reconstruire, faisons des théories, l’œuvre viendra plus tard, après nous peut-être... Moi, je suis d’un autre temps... je comprends le passé, je l’aime, je lui appartiens comme le professore Boni... Mais je prévois aussi l’avenir. Combien voudrais-je appartenir à demain! J’attends, j’écoute... Le sol tremble. Allons! causons, écrivons des traités, faisons des conférences... Mais ne peignons plus que pour nous-mêmes, pour nous oublier... Je lui dis en riant:—Veux-tu me donner à entendre que tu t’assieds... entre deux chaises? Mais il poursuivit sans même m’entendre: —Il ne s’agit pas de moi, mais de tous les artistes qui ne voient plus la nature, ou croient l’apercevoir au travers des œuvres du passé... et sous une forme abolie. Nous sommes de vieux enfants chargés de chaînes lesquelles nous ne voulons ou ne pouvons pas briser. Parfois, je me demande si le sens des valeurs a disparu pour toujours avec l’humble critère dont nous usions en face de nos ouvrages, à la façon dont un couvreur juge une couverture, un gobelin une tapisserie, un ébéniste un meuble, Michel-Ange ou Vinci un dessin ou une fresque. Tout cela: aboli! Tous métaphysiciens! A quoi bon nous entêter à faire de la peinture? Je ne sais plus, je ne sais plus!... Et pourtant je croyais avoir quelques mots à dire... J’interrompis encore Aymeris:—Il nous reste notre sentiment, notre goût... Pourquoi abdiquerions-nous? —Nous ahanons sous le poids des encyclopédies dont le cerveau des hommes n’est plus de force à entreprendre la lecture... Le cercle des connaissances humaines s’est trop agrandi depuis un demi-siècle, «il ne reste plus rien dans ce ciel décrit dans les antiques cosmogonies... une étoile qui ne brille plus que d’un éclat rouge et fumeux, va bientôt mourir...» Notre globe va peut-être devenir un cube! Pourquoi pas? Après une pose, Aymeris, avec un rire mauvais, s’écrie:—En nous attardant, nous sommes dans le saugrenu! la vie de l’artiste n’est plus possible; si du moins il pouvait rester anonyme comme ces ambulants de jadis, dont l’on retrouve, en de vieilles demeures provinciales, des portraits qui vous émeuvent autant qu’une présence: une main, un visage dont la forme et l’expression sont un langage que comprennent tous les hommes! Mais prétends-tu mettre encore la main sur un homme naturel? Aujourd’hui, las comme nous le sommes, toute petite secousse nouvelle compte plus pour nous que la Beauté. Et c’étaient les mêmes paroles qu’Aymeris m’avait dites jadis avec humeur, après la lecture de quelque article de critique. Mais cette belle nuit romaine, le grave paysage alentour, donnaient une sorte de solennité à ces variations sur des thèmes rebattus que l’artiste oublie, dès qu’il tient un pinceau à la main, le ciseau ou la plume. Je l’interrompis: —Alors tu renoncerais à la peinture? Sur la place d’Espagne, tu paraissais pourtant, ce matin, appliqué comme un étudiant, quand les gamins posaient autour de la fontaine. Oui, je t’ai surpris, farceur! —Tu m’as donc vu? Je ne cache que mon étude, celle-là tu ne la verras pas! Oui, je suis plus que jamais enivré, parmi ces inconnus qui vont et qui viennent, qui filent comme des étoiles. Je m’étais promis de n’ouvrir ma boîte à couleurs qu’en arrivant à Naples où nous nous rendons, Cynthia et moi, pour continuer ma série de grandes agglomérations populaires: Darius attend, il nous faut gagner notre pain! Cette place d’Espagne qui évoque fâcheusement Gustave Doré et Henri Regnault, mais embellie par des tramways et des fiacres pareils à ceux de Bruxelles, cette vie moderne «unanime», me donne envie d’essayer quelque chose. Si j’avais vingt-cinq ans, je crois que je peindrais l’abominable monument Victor-Emmanuel, l’antique Piazza Venezia, ses bavards lents et affairés qui, avec leurs têtes de marchands d’oranges, se prennent pour les glorieux Romains de la République... dont ils ont, accordons-leur cela, le profil de médaille... mais fruste et abâtardi... Les hommes sont toujours épatants, avec leurs misères, leurs tares, «leurs péchés capitaux», écrivais-je d’Amérique!... Je ne me lasse point encore de regarder ces somnambules qui se remettent à table deux ou trois fois le jour, se déshabillent le soir, se rhabillent le lendemain, recommencent la même pantomime, et font l’amour. Se demandent-ils à quoi ça sert et où ils vont? Ils n’ont pas d’_esthétique_, eux!... mais... si pardon... ils ont un _goût_ aussi, les misérables! Dire qu’il me faudra encore affronter le public, _notre juge_! Oh! le public! C’est lui qui a empoisonné l’art. Si j’écrivais, mes livres seraient tirés à trois exemplaires. Mais quand on est peintre, on _expose_, et voilà le hic! Diable de Darius Marcellot! Quant à toi, je te mets d’avance à la porte de mon exposition! Non, non, non! Ne prenons plus l’Art au sérieux... pour le moment! Et poursuivant une idée qu’il n’avait pas encore exprimée:—Si l’on pouvait être, au milieu de la foule, comme un bouchon de liège sur l’océan!... Georges aperçut une lumière à une fenêtre de l’Académie de France, tandis qu’il reprenait un récit du dîner _futuriste_, et, au milieu d’un couplet sur les théories nouvelles, qu’il approuvait comme l’esthétique d’une époque négative: —Il y a donc encore quelqu’un qui remue, là dedans? Je lui rappelai Passy, ses parents, les êtres chers de son enfance, la tradition que les Aymeris incarnaient. Il reprit: —Ne me parle pas de tradition. Sommes-nous comme Charles Maurras, qui se reproche de n’avoir pas soutenu _l’Académie de France_, la _Comédie française_, _l’Académie française_, et cætera? Est-ce notre faute, si ce que nous devrions défendre n’est plus viable? La tradition est bonne pour planter des choux, labourer, et encore assure-t-on que nos paysans du Calvados s’entêtent à des traditions absurdes. Et si nous parlions de famille... où serait la tradition? Et dans une grande émotion, Aymeris me conta ceci: —Mon ami Michel, mon condisciple du Condorcet, fils d’un emballeur, celui que chaque matin je prenais dans ma voiture, Michel donc s’est marié avec une Dijonnaise, la nièce de son patron-imprimeur; traversant Paris, Michel est venu chez moi avec Madame Michel. Nous avons déjeuné ensemble au restaurant. Michel est toujours le même, aussi intelligent que jadis, et je ne m’étais point trompé sur son compte. Mais sa femme! Oh! celle-là! Il faut beaucoup de courage à un homme pour lier sa vie à une telle matrone; Michel a eu ce courage. Les Michel ont déjà trois enfants; l’aînée était avec nous, car j’avais choisi l’heure de midi, craignant, si nous dînions ensemble, l’ennui d’une longue soirée, où nous n’aurions rien à nous dire. Or, Madame Michel fut assez causante pour que j’aie pu deviner ce qui unit ces braves gens, et ce sont _les seuls liens qu’on ne brise pas_. Ai-je été jusqu’à envier le sort de Michel? Michel n’est plus poète; ses vers étaient médiocres; or il paraît que ses livres d’histoire font autorité. Il a donc trouvé sa voie; la carrière de Michel m’eût-elle paru plus tentante que les appas de son épouse? Michel n’a rien du «bourgeois de Bruges», il se contente d’une femme dont les proportions sont celles de trois commères, mais si sa légitime ne lui inspire pas des poèmes lyriques, elle classe ses documents, recopie ses manuscrits, comme Madame Vinton-Dufour nettoyait les pinceaux de M. Vinton, lui faisait la lecture et posait pour lui. Mais à chacun, une épouse assura cette paix, cette sécurité, faute de quoi je suis devenu ce que je suis. J’aurai connu deux ménages parfaits: le ménage Vinton-Dufour et celui de mon brave Michel.... Nous avons été bien mal élevés! Le dimanche nous demeurions sur le parvis du temple par horreur des ténèbres, et craignant la monotonie du service. Nous nous y serions habitués! Le bon fidèle ne reçoit pas la communion aux grand’messes en musique, mais à la messe basse des servantes; aux offices chantés, il chante avec la maîtrise, les paroles latines qu’il sait par cœur, il ne les comprend point.... Georges Aymeris ne m’ayant point encore parlé de Mrs Merrymore, et comme j’ignorais la situation présente de mon ami, ses espérances, ses projets, j’escomptais une autre promenade nocturne pour qu’il me les confiât, et détournai le cours de sa songerie mélancolique. —Pourquoi dis-tu, Georges, que les principes que nous devrions défendre ne sont plus viables? Ce n’est point notre faute, assures-tu? Mais ne sommes-nous pas tous un peu responsables de cette faillite? Ce sont les artistes, les «intellectuels» qui ont créé l’anarchie, dont tu te plains plus que quiconque.... —Je t’arrête!—dit-il—je ne me plains et ne souffre de rien. J’aime trop la vie pour me plaindre, je regarde et cela me suffit. Je voyage, je suis parfaitement heureux hors de chez moi; nous sommes au seuil d’un siècle où chacun devra être chez lui partout; époque d’individualisme forcené, au sein de collectivités confondues et haineuses. Mais, bast! qu’y pouvons-nous? Pris entre deux tendances contraires, l’individu a, plus que jamais, besoin d’indépendance, d’affirmer son moi au milieu d’une société qui l’englobe, où il se débat et joue des coudes comme quelqu’un qui étouffe dans une panique. Les races, les nations se fondront les unes dans les autres, la science inventera des moyens de plus en plus nombreux de communication, de pénétration, d’échange rapide, d’unification; la doctrine du «nationalisme intégral» deviendra une élégance impossible: et que nous reste-t-il, à part cette doctrine? L’exutoire du Socialisme, du Pacifisme, la chimie de l’Internationale avec ses explosifs. Duquel de ces deux rêves l’avenir fera-t-il une réalité? Tant que la société sera en gésine (ce que j’appelle anarchie, peut-être parce que je suis une branche de l’arbre qu’on est en train d’abattre), l’individualisme dont nous sommes si jaloux, en art, le droit à l’indépendance, la fameuse «personnalité»—on nous en rebat les oreilles! sont en cette phase comme les lilas qu’on fait blanchir en les privant de lumière et d’air: fleurs vite fanées après qu’elles ont répandu leur parfum amorti. Si nous rejetons la règle, refusons les disciplines, est-ce parce que chacun de nous espère avoir plus d’indépendance dans cette société sans maîtres, sans «directives»? Ecoutons les théoriciens, même s’ils divaguent parfois... essayons de tout, mais sans espoir d’un Etat organisé, despotique, comme la France, sous Louis XIV, encadrant l’individu, le soutenant développant la personnalité de celui qui avait quelque chose à créer... L’Académie royale de France, à Rome, fut une institution qui eut sa raison d’être. En aura-t-elle encore, quelque jour à venir? Peu probable! Cette capitale moderne, la Rome couronnée par le monument de Victor-Emmanuel, des milliards furent enfouis en ses quartiers neufs, qu’une folie nationaliste a bâtis. Rome ne devait plus, ne pouvait plus être la capitale du royaume, ne se trouvant sur aucune ligne stratégique mais située hors du champ de l’activité italienne. Le denier de Saint Pierre fut mis à contribution, le Pape connut la gêne, de grandes familles furent ruinées par l’entêtement des mégalomanes qui, dans ces lieux historiques, tentèrent de recommencer l’histoire. Exemple à méditer!... Une autre fondation sera faite, peut-être, pour les besoins de l’art, mais ailleurs, et dans un esprit autre... si la vie est un éternel retour; pourtant ce qui est fini ne recommence jamais pareil à ce qui fut. Pour moi la Villa Médicis est morte, comme la cité antique qui dort à nos pieds... Cette Rome, si je l’aime et l’admire, elle ne m’enseigne plus rien; j’y suis comme le piéton sur la route, et qui s’arrête pour contempler le couchant, mais je ne me fixerai point ici, je ne me fixerai plus nulle part, je veux voir autre chose, j’irai plus loin, et j’oublierai plus loin ma halte d’aujourd’hui. Tu m’as surpris en compagnie des futuristes, rappelle-toi ce que j’ai dit du futurisme aux «passéistes» de la villa Médicis. Entre les uns et les autres, comment balancer? Les futuristes sont, du moins, en train de _vouloir quelque chose_, ils font des manifestes!... Les autres ne veulent rien et agonisent. Pourquoi se lamenter sur des ruines? Eux, ils aiment trop la vie pour avoir... du goût; quant aux _tendances_, j’ignore le sens de ce mot. J’objectai à Aymeris qu’il n’était plus à l’âge où l’on croit au _nouveau_, en art, comme les jeunes gens qui prennent si souvent pour tel ce qui est «du déjà vu», un peu corrigé et rafraîchi au goût du jour. Il me répliqua: —Cela, c’est un argument dont usent les doctrinaires, comme d’un moyen de défense, s’ils se sentent menacés. Si fait! et ne jouons pas sur les mots: les hommes produiront du nouveau, le nouveau est le résultat d’une succession d’efforts, de recherches parfois longues. Elles semblent vaines par elles-mêmes. Malheureusement, aujourd’hui, le manifeste et la théorie précèdent l’œuvre; or la théorie devrait se fonder sur l’œuvre. L’artiste de génie est inconscient. Mais, après tout, prouvera-t-on que la beauté des œuvres d’art actuelles n’égale pas celle des plus consacrées? Celui qui pour la première fois, et sans préparation, lirait une pièce de Shakespeare, qu’y verrait-il? Tu me fais dire des truismes... Nous sommes dans une période de recherches; nous devrions nous cacher pour produire, ne montrer à personne ce que nous faisons à moins d’y être contraints, et surtout cesser de travailler dès que nous n’y éprouvons pas le plaisir qui enfante... l’Œuvre. Cultivons notre lyrisme intérieur, et vive la joie, dans les ténèbres du Devenir! * * * * * Nous avions pris rendez-vous pour le lendemain, après qu’Aymeris eut poussé ce cri d’allégresse, qui retentit encore dans mon cœur comme les rires d’un pandémonium. N’est-ce pas, d’ailleurs, par ses contradictions et son impuissance tragique à se mettre d’accord avec lui-même, que Georges représentait pour moi un type de Français de son temps, ou plutôt de sa classe si menacée? De même que ses mouvements étaient les réflexes de certains gestes de ses aïeux, ses idées demeuraient étrangement dépendantes des sentiments ataviques. Il s’était battu contre des spectres, avait livré une guerre de cinquante ans contre un certain lui-même, dernier héritier de tant d’Aymeris dont la généalogie remontait loin dans notre histoire, ces grands bourgeois, ou ces hobereaux, ayant tenu chacun sa place dans une société hiérarchiquement organisée. Les efforts de Georges pour se faire la sienne, en pleine désagrégation sociale, étaient aussi vains que spasmodiques. Son intelligence, sollicitée par l’inconnu et le nouveau, désireuse de s’accroître et de s’enrichir par tous les spectacles et toutes les sensations—et Aymeris cultivait comme un malade son inquiétude—il lui manquait à un degré rare, la méthode par quoi _la raison corrige les excès de la sensibilité_. Au point que je doutais parfois de cette intelligence sur laquelle je m’étais peut-être mépris... Je parvenais mal à joindre les différentes parties de sa personne morale. J’avais si bien cru le connaître et sa figure s’éclipsait pour moi! _Le tort essentiel du principe de liberté, c’est de prétendre suffire à tout et de tout dominer. Il se donne pour l’alpha et l’oméga. Or, il n’est pas l’alpha_, dis-je à Georges Aymeris, songeant à Ch. Maurras que je lisais alors. Le soir suivant, il ralluma notre conversation de la veille pour corriger ou expliquer certains de ses vagues propos. Il avait parlé d’anarchie d’un ton que je prenais pour de l’approbation; je lui avais dit:—Qu’es-tu donc, mon pauvre Georges? Un anarchiste à rebours, un romantique, un réaliste, un traditionnel, un «évolutionniste»? Ce dont tu manques, plus encore que d’une méthode, c’est d’une Religion, l’_Essentiel_. Et je lui rappelai les phases du périple qu’il avait, depuis notre rencontre à Cannes, accompli, en art moins encore qu’en politique et en sociologie. J’aurais craint de l’attrister par le souvenir de James dont il avait songé à faire un «citoyen du XX^e siècle», quand nous sortions à peine de l’affaire Dreyfus. Georges, en ce temps-là, quoique irrité par les tendances nouvelles de l’atelier Carrière, et le germanisme envahisseur, n’en avait pas moins fréquenté «l’Etoile bleue» de Levallois-Perret, les «Soirées ouvrières» de Montreuil-sous-Bois, avec Véra Starkoff, le «Germinal» de Nanterre, «l’Egalité» de Maria Vérone, et «la Pensée libre» d’Arcueil-Cachan. Il avait été de ces _bourgeois intellectuels_ sans qui les _U. P._ n’auraient pas pu se créer ni vivre. Georges cita d’autres _U. P._, avec un rire moqueur: l’_Emile Zola_ du XX^e arrondissement, _La Semaille_, _La Gervaisienne_. —J’ai toujours eu de la bonne volonté, dit-il. Tu m’appelles _anarchiste_, parce que je parais tout détruire autour de moi; je me suis seulement rebellé contre les centenaires qui se repaissent de la chair fraîche et dont la conception de l’Ordre est inséparable de leur crainte du mouvement, du jugement, bref, de la vie. De même que l’art de la Villa Médicis est la caricature de l’art classique, l’_Ordre_, dans l’esprit de ces vieillards, est ankylose, paralysie. Ils sont changés en statue, comme la femme de Loth, parce qu’ils se retournent toujours et ne savent regarder qu’en arrière. Ils célèbrent la tradition, et la rompent, plus que nos amis les Futuristes, sans comprendre que la Tradition est, comme je te le disais, la somme de toutes les expériences heureuses où, après des périodes de pauvres récoltes, vient une somptueuse moisson. Ce qu’on appelle _Progrès_, dans le jargon d’aujourd’hui, c’est le total d’une addition, arrêtée à une certaine date, et à quoi d’autres nombres s’ajouteront, jusqu’à la fin des siècles... Les grandes ères de l’humanité sont celles qui allongent la colonne de ces chiffres. Mais ce progrès, qu’est-ce que ça prouve? * * * * * La nuit suivante, nous allâmes, Georges et moi, le long des nouveaux quais, sur la rive droite du Tibre, jusqu’au Ponte Mole, et revînmes au Pincio par la place del Popolo. Avant de remonter à notre banc du Pincio, nous fîmes un détour pour voir la maison de Mme de Beaumont. Georges relisait les _Mémoires d’outre-tombe_. Il était nerveux, irrité de ce que Mrs Merrymore ne nous eût pas rejoints. Il me parla de ses relations avec elle, depuis la mort de James, et je pensai, un instant, qu’ils allaient bientôt se marier, si un mariage encore secret n’avait pas eu déjà lieu. J’avais cru deviner que l’obstacle avait été l’enfant. Georges me dit: —J’aurai bientôt soixante ans..., pas tout de suite! Mais, tu sais, après la cinquantaine, ça va vite! Si je n’avais pas été surtout _un fils_, j’aurais aujourd’hui une femme, sans doute une Française, quelqu’une de mon monde, des enfants, une famille, comme mon ami Michel, et je ne serais point ici, cette nuit, à attendre, comme un jeune homme, un être exquis et adoré, mais dont la réserve et la discrétion sont pour moi plus pesantes, parfois, que ne fut l’autorité de ma mère sur mon enfance. La liberté que me laisse Cynthia tient à une erreur de psychologie, assez rare chez les femmes qui, d’habitude, s’imposent à un homme plutôt qu’elles ne s’effacent derrière lui. Cette liberté dont mon pauvre père, en mourant, m’a dit qu’elle était le plus grand des biens, qu’est-ce donc? Dans ma vie, la liberté ne fut que _désorganisation_. Je me suis dissous dans une action négative, qui est d’ailleurs un des traits individuels de la nation dont nous faisons partie; nous sommes incapables d’organisation, et il semble que la curiosité universelle d’un Léon Maillac, le dilettantisme qu’il cultivait et par lequel il m’attira vers lui, au moment où je me développais, ne fut qu’un de ces excitants dont l’usage prolongé frappe d’impuissance. Je n’ai jamais eu de direction; néanmoins j’ai toujours obéi à quelqu’un ou à quelque chose. L’indépendance devrait nous permettre de choisir entre nos diverses possibilités, mais «_à condition de distinguer la valeur_, le rôle, _la hiérarchie des forces dont nous sommes doués_». Tu vois que je lis ton Ch. Maurras. Quand nous nous sommes liés, toi et moi—je venais de m’échapper et je courais hors de ma cabane, tel un chien qui a rompu sa chaîne; aujourd’hui, je fuis l’état de liberté comme un autre chenil; mais où est mon «_centre normal_»? Je suis battu, mais je sais pourquoi. Je n’ai pas su m’isoler, cesser de tenir compte de ce qui s’était fait autour de moi, de tout ce qui avait été fait avant moi, ne me référer même grossièrement, qu’à mon seul jugement. Il fallait mentir, ils sont obligés de mentir, ceux qui ont quelque chose à sauvegarder. Je n’ai pas assez menti, parce que j’étais toujours amoureux et qu’en cédant à des mobiles sentimentaux ou à des habitudes congénitales, j’ai cru, par besoin de noblesse morale, obéir à ma volonté ou à ma raison. Quelle confusion! J’ai cherché à mettre d’accord ma conduite et mon intelligence. Et je me retire après la défaite de cet orgueil, qu’orgueilleusement encore j’avais voulu et cru vaincre en moi. Cynthia m’a pris, comme les autres me prirent, pour un dilettante, au lieu de voir en moi un ouvrier, un homme de bonne volonté. Cynthia, par pitié pour le malade qu’elle me croit être, a dit adieu à sa famille, à son monde, à son pays, et elle ne m’abandonnera plus. Compromise à ses yeux et aux yeux des siens, elle a choisi de me suivre. Nous sommes venus à Paris, j’ai entr’ouvert ma maison, Cynthia s’y est installée auprès de moi et ne se montre à personne, sauf à Darius Marcellot; mes tantes sont mortes à quelques mois de distance. Cynthia est mon épouse, mais elle n’est pas et ne veut pas être Mme Aymeris, par respect, je le crois vraiment, oui, par respect pour notre liberté! Et Aymeris éclata de rire en répétant le mot _liberté_. —Mais toutes les grâces et le charme et les soins délicieux dont elle m’entoure, le bonheur qu’elle me donne, rien n’empêche que... j’ai manqué ma vie d’artiste. Ah!... * * * * * Au bout de tant d’années, je ne sais pas, en vérité, je me demanderai toujours ce qui l’a attachée à moi. Après une première et désastreuse expérience d’amour, peut-être avait-elle redouté de se laisser prendre une seconde fois; ce qui ne l’a pas empêchée d’aimer James, plus que je ne l’aimais. La vie est plus forte que nos morales, il faut s’y abandonner, puisque... enfin, mon cher, tu vois comment notre roman se termine?... Il s’arrêta, regarda si quelqu’un venait. —Tu sais comme les goûts de Cynthia et les miens sont pareils; nous nous plaisons ensemble, nous voyagerons pour satisfaire un besoin de tout connaître; nous irons aux Indes, en Chine, mais je possède aujourd’hui la certitude qu’elle ne me connaît pas... Aymeris avait cru entendre le pas de son amie. Ce n’était point elle. Il me quitta subitement et sans me tendre la main. Je ne devais plus revoir Cynthia à Rome; nous avions été trop loin, elle et moi, dans nos confidences de Londres au sujet d’Aymeris; Cynthia m’avait livré ses sentiments... Combien j’eusse voulu causer ici avec l’honorable Cynthia, la fille d’un Lord, l’élève d’Aymeris et sa gardienne à la fois, devenue une maîtresse qui se cache d’avoir tout sacrifié à un artiste. * * * * * Ils n’allèrent ni en Chine ni aux Indes, mais vécurent en Italie et dans le Midi de la France où ils passaient six mois de l’année. J’aurais voulu choisir dans le journal ce qui eût permis au lecteur de suivre, comme je le fis moi-même, les dernières étapes parcourues par mon ami. Mrs Merrymore m’ayant enjoint, comme on le verra, de ne retenir que les fragments où il n’est pas question d’elle, le lecteur ne verra point le ménage dans son intimité. Furent-ils heureux? Un homme peut-il l’être... si le présent est dominé par les souvenirs d’une sombre existence et la crainte d’un lendemain pire encore que le passé? pour un quinquagénaire à qui le réveil, chaque matin, ramène comme à un adolescent, des promesses, des espérances, l’énergie, l’amour de vivre; le soir l’accable, comme un malade terrassé par la fatigue que lui cause la lumière. Après ses voyages, Georges revint chez lui, se renferma dans son atelier, écartant de plus en plus ses anciens amis; et il fut à Paris comme dans une de ces chambres noires où l’on voit refléter sur un écran ce qui se passe au dehors. Retour en novembre 1912 (fragment daté 2 décembre). _A l’horreur de rentrer à Paris, l’angoisse s’ajoute dès l’antichambre, de journaux, de magazines, des cent lettres qu’il faudra passer en revue; l’odeur de la maison à peine rouverte, mélange de la poussière des vieux tapis, de l’haleine fade des bouches de chaleur, et cette vieille «odeur de soi-même» que, tant que vous habitez une maison, vous ne sentez plus; mais dont, au retour du voyage, vous vous demandez: Est-ce donc celle qu’en déposant leur par-dessus dans l’antichambre, les amis respirent? Sentirais-je «le vieux», comme les choses de chez moi? Le gardien de ma maison, ex-sergent de ville, fume sa bouffarde et crache par terre; il faudra toute une équipe d’ouvriers pour lessiver, repeindre. Tout s’en va, rien ne tient plus chez moi si ce n’est les taches qu’on ne peut plus «avoir» avec l’ongle ni la salive, comme dit le bonhomme._ Georges Aymeris rentre pour la première fois à Passy avec sa compagne; deux étrangers, deux intrus dans le silence, l’abandon d’une demeure qui fut celle des Aymeris, et qui ne semble plus être à personne. Les meubles, les portraits, tout ce dont les murs sont encore encombrés, tant de choses qui devraient être chères à Georges, semblent attendues par l’Hôtel des Ventes: elles ont perdu leur personnalité. Il a chassé le dernier de ses anciens domestiques, les _témoins_; le gardien lui remet les clefs dont le propriétaire ne connaît plus l’usage, la femme de chambre de Cynthia déclare qu’elle ne couchera pas dans cette maison où il doit y avoir des «ghosts» (revenants). Les lits n’étaient point faits, Georges n’avait pas songé à commander un repas. Lui et Cynthia dînèrent au restaurant, puis allèrent à l’hôtel, pour la nuit. Et c’est ainsi que, ramenant sa compagne sous ce toit, dans ces murs qu’il avait transformés à son goût et pour son propre usage, mon ami était tel qu’un homme venu pour recueillir l’héritage d’un parent, mais qui redoute d’en prendre les charges. Il trouva sa maison hideuse et regretta celle de son père. D’anciennes peintures de lui, qu’il aperçut dans l’atelier, lui parurent si mauvaises, qu’il n’aurait pas résisté à la tentation de crever deux toiles, si Cynthia ne l’en eût empêché. Sur la table du vestibule, où les courriers s’accumulent depuis deux mois, car Georges n’a plus fait suivre sa correspondance, il aperçoit des lettres de Gisell, la grosse écriture de Gisell, et des Magazines illustrés dont l’adresse est de la même main. L’un, «_Camera Work_», sur le rouleau duquel se détachent des caractères en gris clair, bleuté; un papier d’emballage gris: _A photographic quarterly edited and published by Walter Triebschen, New-York._ A la première page: «For Georges Aymeris, from Gisell.» Georges note dans son journal: _Avant de couper la ficelle, je flaire que je vais être «rasé», et tout de même, je coupe la ficelle, j’aplatis le magazine, roulé pour la poste, un gros rouleau comme un rolly-polly, et aussi pesant, je le crains, que cet indigeste et succulent entremets; d’abord, je tombe sur «de la littérature»: «The days are wonderful and the life is pleasant», phrase liminaire d’un portrait écrit de Gisell, par Elma Strauss._ _Elma Strauss! Oui! Je me la rappelle!... Un hangar, rue d’Assas, au fond de la cour, à droite, les mardis soirs. En ce temps là, je corrigeais encore mes élèves chez Scarpi. L’une d’elles me conduisit chez Elma Strauss et son frère David, un Christ à la barbe rousse, végétarien drapé à la grecque et qui marchait dans le Quartier latin en sandales orthopédiques. C’était assez beau, ce frère et cette sœur, venus d’Amérique à Florence, puis, lors d’un séjour à Paris, soudain touchés par la grâce, à la vue d’une toile de Picasso, se fixant parmi nous; ils avaient trouvé leur chemin de Damas, ils reliaient le présent au passé, ils ne nieraient plus désormais l’art moderne._ _...La prose d’Elma m’enchante, me fait rire, me divertit, alors même que m’échappe le sens de la phrase—car je suis un «gogo», mes tantes auraient dit:_ un snob. _Toute ma sympathie, en effet, est acquise au nouveau message que je ne comprends pas tout de suite, à la sonorité nouvelle, à l’inédit... à ce qui n’est pas vieux et décrépit. Je puis avouer dans mon journal, que si je me moque, en public, des portraits qu’écrit Elma Strauss, je les aime cependant. Et voici un autre portrait, celui de Gisell Links; tout s’explique: lettre et magazine._ _Gisell n’est donc pas morte? Il semble qu’elle soit devenue Socialiste, dans la Fifth avenue, New-York City; elle vivrait la simple life entre deux palais de milliardaires, dans un modeste appartement: ascétisme (d’art!), mobilier florentin du 16^e siècle, murs crépis à la chaux, et dessus, quelques Henri-Matisse, en attendant qu’elle achète une_ des Jeunes filles à la Mandoline _par Picasso._ _Donc, portrait de Gisell par Elma. Gisell rend à Elma la politesse; et voici un article de Gisell sur Elma qui, à Paris, comme écrivain, désavouée par son propre frère, en est réduite à distiller sa pensée pour trois personnes dont je fus une, et, dès le début, Elma est «advertisée» par la réclame de l’ingénieuse propagandiste; Gisell sera, cette saison, la lionne de New-York, les éditeurs tendent vers elle leurs espérances et leurs dollars. C’est l’alliance, bien moderne, de l’Art et de la Finance; allons, bravo! A cette heure du soir européen (il est onze heures, quand je rentre chez moi, encore ému par les marbres du Parthénon, revus avec Cynthia au British Museum), en ce moment même, l’aube dore déjà les gratte-ciel de la métropole américaine et, au vingt-cinquième étage, en haut d’une de ces tours de fer et de ciment armé, près d’une fenêtre que rougit le soleil bas de décembre, sous un ciel laminé par le vent d’est, des hommes, des femmes du Nouveau Monde, sont en train de goûter aussi au cubisme._ _«Presque chaque personne pensante—écrit Gisell—est en révolte contre quelque chose, parce que le besoin de l’individu est pour plus de conscience, et que la conscience se développe en brisant les moules qui l’ont jusqu’ici soutenue. Et ainsi, laissons chaque personne dont la vérité personnelle est trop grande pour les conditions de sa vie propre, attendre avant de se détourner de la peinture de Picasso, ou de la littérature d’Elma Strauss, car le cas de ceux-ci est le leur._» Nous voyons ainsi Georges Aymeris, encore une fois, aux prises avec le problème de l’art moderne. Hélas! il n’était point un dilettante, un orateur, ni un théoricien, mais un peintre; et sa peinture, dont Cynthia me montra quelques échantillons, trahissait un trouble douloureux. Je fus atterré en face de ses œuvres récentes, où je ne reconnus plus aucune de ses qualités. Il y avait eu, entre Cynthia et moi, un silence. * * * * * Georges Aymeris et sa femme, car je sus, ensuite, qu’il avait légitimement épousé l’Honorable Cynthia Merrymore—se répandirent avec Darius Marcellot dans les petits cénacles de cubistes, de littérateurs et de musiciens d’avant-garde; ils étaient de plus en plus effarouchés par le monde, et se cachaient de leurs amis. Georges portait les cheveux longs, s’était rasé le visage, il épaississait; sa claudication s’était accentuée. Je me trouvai assis à côté de lui à une représentation de _Tristan et Isolde_, que donnait une compagnie allemande au théâtre de l’avenue Montaigne. La même saison, je le rencontrai à la même place, enthousiaste et tremblant, lors de la répétition générale du _Sacre du Printemps_. Il croyait voir en cet ouvrage si révolutionnaire, trépidant, convulsif, macabre, l’annonce d’une ère nouvelle, après un bouleversement universel. Au second tableau surtout, la danse épileptique de la Jeune fille élue, que les hommes-ours guettent comme des mouches noires prêtes à s’abattre sur un gros rat agonisant, lui offrait l’image de sa propre personne dans la société dont il était issu, et qui s’effondrait. Darius lui fit connaître Richard Strauss, dont Georges méprisait l’art clinquant, faussement original, qui sous des apparences d’étrangeté et d’harmonie neuve, dans le tumulte d’une polyphonie la plus riche, la plus voluptueuse, était si pauvre d’invention, si bas d’intention, et agissait sur les sens des femmes et des faux artistes, comme les mélodies de la _Tosca_ ou de _Mme Butterfly_. Georges ne l’avouait point, par crainte de Darius, mais c’était l’Allemagne dont il redoutait l’influence et d’où venaient les sombres nuages qui s’accumulaient sur nous. Un matin, c’était au mois de mai, Richard Strauss faisait répéter l’orchestre de l’Opéra où la compagnie des Russes allait donner le ballet _Joseph_. Georges avait eu la commande d’un décor pour un autre ballet où apparaîtrait Ida Rubinstein; Bakst n’était plus jugé suffisamment _moderne_, et Aymeris, avec un de ses amis, avait conçu des maquettes à peu près irréalisables, à mon avis, et assez médiocrement exécutées par un jeune cubiste dont Marcellot s’était entiché. Aymeris s’était attelé à ce travail, encouragé par Cynthia toujours soucieuse de combattre des crises trop fréquentes de mélancolie, et de lui faire croire qu’il était en état de produire, bien loin d’être un vieillard déjà oublié. Elle espérait ainsi le distraire, l’empêcher de repartir pour des voyages dont elle se lassait elle-même, ou bien leur trouver un objet. La compagnie des ballets Russes comptait emmener Aymeris en Espagne, puis en Italie; l’ouvrage d’Aymeris tiendrait l’affiche avec le _Joseph_ de Richard Strauss. Le Directeur de l’Opéra était absent pendant la répétition craignant les colères célèbres du kappelmeister berlinois qui créaient un malaise parmi les musiciens de l’orchestre, Strauss faisant recommencer vingt fois de suite une demi-page, un trait des violons, insultant un instrumentiste professeur au Conservatoire. Tout d’un coup, Strauss, debout, à son veston la rosette de la Légion d’honneur qu’il venait de recevoir, frappe de son bâton le pupitre, et pâle, en rage, s’écrie:—Il faudrait un sabre allemand pour les faire obéir! On téléphona au Directeur, l’enjoignant d’accourir; déjà, ce matin, des propos belliqueux avaient été échangés, des journalistes allemands et le concierge de l’Opéra s’étaient gourmés. Aymeris s’enfuit avec Cynthia, rentra chez lui vers midi par le tramway; sur l’impériale, de dix voyageurs, six parlaient allemand; Paris était envahi par l’Allemagne; le ballet russe lui-même se germanisait. Après le déjeuner, Georges écrivit une lettre à l’adresse de M. de Diaghilew, à l’effet de rompre son engagement. L’impresario vint le voir et le supplia de lui rendre sa promesse que le décor tant attendu par les critiques d’avant-garde serait prêt pour le mois d’août. L’installation nécessaire pour ce travail, la recherche d’anciens élèves qui pourraient agrandir les esquisses, l’aider à mettre l’œuvre sur pied, et d’un local assez vaste pour y brosser des décors: toute la partie matérielle de l’entreprise mit Aymeris dans un état alarmant d’excitation nerveuse. Une échelle manquait, sur quoi il pût grimper et s’asseoir. Il s’en fit faire plusieurs de divers modèles et, à chaque essai, dut reconnaître que sa jambe était si ankylosée que nulle échelle, si commodément établie fût-elle, ne lui donnerait satisfaction. Il s’avisa que le vieux peintre espagnol Mendoza, qui habitait Versailles, avait inventé un système d’échafaudages et de poulies, ainsi se hissait-il et se soutenait à hauteur voulue. Tout, chez Mendoza, était ingénieux, il faudrait aller chez lui, se renseigner, faire copier cette installation. Le dimanche suivant, M. et Mme Aymeris louèrent une automobile pour se rendre à Versailles. Après un déjeuner au Pavillon-Bleu, ils s’attardèrent à l’ombre des grands arbres dans le parc de St-Cloud. Des familles d’ouvriers étaient étendues sur le gazon où traînaient des morceaux de papier graisseux avec des os et autres reliefs d’un repas champêtre. Le parc était bruyant des clameurs d’une foule qu’Aymeris trouva hideuse et effrayante. Une bande de jeunes hommes et de femmes dansèrent une ronde en chantant la Carmagnole. Quand une automobile passait, les voyageurs étaient poursuivis par des cris et des insultes. Le chauffeur du taxi amena près des Aymeris sa voiture et les pria de ne point s’attarder dans cet endroit: on venait de percer le caoutchouc d’un de ses pneus; de la malveillance de ce public dominical, tout était à craindre. Ils se remirent en route pour Versailles; peu avant d’arriver aux «Réservoirs», une roue se détacha. Le mécanicien, après une rapide inspection, comprit qu’une pièce avait été sciée, de façon que l’accident se produisît après quelques kilomètres de marche. Il avait bien cru voir un gamin tripotant sa voiture, n’avait plus songé à y regarder de près; et c’était alors, qu’il s’était permis d’engager ses clients à quitter en hâte le parc de St-Cloud. Mais selon lui, le mauvais drôle n’avait pas eu le temps d’accomplir son méfait à lui seul. Or le chauffeur raconta des histoires telles, qu’à l’entendre, les autos particulières étaient maintenant à la merci d’une populace prête à tout saccager. Aymeris n’était que trop préparé à croire ces paroles. Cynthia comptait prendre son thé aux Réservoirs, pendant que Georges irait chez le peintre Mendoza. C’était jour de grandes eaux. Les salles du restaurant étaient remplies de monde. Georges crut avoir laissé choir la carte de Mendoza en ouvrant son portefeuille pour payer l’addition; le garçon qui servait comprit qu’Aymeris l’accusait d’avoir ramassé un billet de banque. Il y eut discussion. Puis, calmé un peu, Georges tâcha de retrouver son chemin; croyant se rappeler la maison du vieil artiste, il se mit seul en route, Cynthia s’alla promener dans le parc où il la retrouverait ensuite. Il fit le tour de plusieurs pâtés de maisons, s’engagea dans des rues désertes, sonna à plusieurs portes. M. Mendoza y était inconnu. Il entra chez un antiquaire et s’enquit; cet homme, qui avait M. Mendoza pour client, donna le numéro et le nom de la rue à Aymeris; c’était très proche, mais il fallait descendre le boulevard de la Reine, tourner à droite, puis à gauche. Aymeris n’écoutait pas, il se remit tout de même en route, se perdit encore et, de guerre lasse, revint au parc. Cynthia n’était plus à la place convenue. S’il était en retard, ils devaient se rejoindre à la gare, puisque l’automobile était en panne. Georges entrevit qu’il n’exécuterait pas son décor, car il ne se procurerait jamais une échelle. Tout se retournait contre lui! A huit heures, ils prirent un train pour Paris; les wagons étaient combles; des gens, avec des bouquets de lilas dans les bras et des paniers de provisions, encombraient les couloirs de seconde. En première classe, il n’y avait plus de place. Comme il fallait rentrer, Aymeris casa Cynthia entre deux commères suantes, et se tint debout contre la portière, provoquant par sa mine dépitée les quolibets d’un public bruyant, ignoble, ivre de chaleur, d’air et de boisson. Un homme en manches de chemise invita «le Monsieur» à se mettre à l’aise et lui tendit un verre de vin que Georges refusa. Les cris et les rires redoublèrent. A la station de Meudon, des voyageurs descendirent et laissèrent la porte du wagon ouverte; le train s’ébranla,... et Aymeris, dans un soudain vertige, s’élança sur le quai... Un cri fut poussé par les spectateurs, Cynthia voulut se précipiter aussi; le chef de gare fit stopper la machine. On releva un cadavre méconnaissable. Georges Aymeris venait, pour une futile contrariété, de mettre fin à une existence qu’il aurait eu tant d’autres raisons plus graves, d’abréger. J’appris son suicide par les journaux, en même temps que l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand. Ce fait divers passa inaperçu, dans l’effervescence du moment. Dirai-je pourquoi je ne me rendis point à ses obsèques? Je craignais de revoir Cynthia, _Madame_ Aymeris; mais peu de semaines après, elle m’écrivit, me priant de lui rendre le journal de son mari. J’hésitai, je fus même sur le point de ne pas répondre; j’avais fait copier presque en entier les cahiers de mon ami. Si Cynthia allait les vouloir détruire? Mais les connaissait-elle? J’allai néanmoins chez elle, les lui portai à St-Germain où elle passerait quelques semaines, pour régler ses affaires avant de repartir pour l’Angleterre. La guerre était désormais inévitable. Mme Georges Aymeris me reçut froidement, avec un embarras plus visible encore que ne l’avait été celui de Mrs Merrymore. Elle me raconta le suicide de son mari et les scènes qui précédèrent; très calme, très digne, son chagrin ne se trahissait que par l’altération des traits de son visage. Ses cheveux étaient blancs. Elle me dit: —Je savais que vous possédiez ces cahiers. Je vous remercie de me les rendre. Sont-ils aussi intéressants que la chère personne qui les a écrits? Je le suppose; car Georges n’a pas accompli son œuvre, il ne devait peut-être pas se réaliser... sinon par le récit de sa propre personne. Je ne les lirai pas; mais, si je ne puis vous refuser le droit d’en faire usage, je vous prie de ne parler de moi qu’après que j’aurai rejoint mon mari. Cynthia passa dans une chambre voisine; j’entendis le bruit d’une trappe de cheminée, le crépitement d’un feu de bois. Une odeur de papier brûlé se répandit dans l’air. Elle revint, au bout de quelques minutes, tremblante... —Ils flambent!—dit-elle—n’entrez pas!...—et reprenant le récit du suicide:—Je croyais Georges capable de tout, sauf d’attenter à ses jours. J’associai ma destinée à la sienne pour éviter des malheurs. Il m’avait plusieurs fois menacée d’un «coup de tête»; une seule fois, je doutai de sa parole et lui portai un défi... il aimait trop la vie, et j’espérais qu’il voudrait encore et toujours _recommencer_! Le pauvre cher ignorait-il lui, si conscient, que _quand nous nous réveillerons d’entre les morts, nous nous apercevrons que nous n’avons jamais vécu_? La veuve de Georges Aymeris allait s’engager bientôt comme infirmière dans une ambulance du front, et son corps devait rester en terre de France, mais loin du cimetière où repose enfin mon ami. _Prieuré de Saint-Louans, août 1918._ NOTES ET JUSTIFICATION DU TIRAGE NOTES Remarque.—_Les phrases et fragments de phrases donnés entre guillemets dans le corps du récit sont extraits du journal de Georges Aymeris._ _Note 1. Viandes rôties._ _Note 2. Livres récréatifs._ _Note 3. Veille de Noël._ _Note 4. Elle a les manières d’une femme du monde._ _Note 5. N’imitez pas, cher, ne regardez pas ces gens grossiers._ _Note 6. Fiacre à quatre roues._ _Note 7. Cab à deux roues._ _Note 8. L’ambassade de France._ _Note 9. Trop voyant._ _Note 10. Emmenez-le! Je ne permets pas à un garçon de m’embrasser._ _Note 11. Douairière._ _Note 12. Domestiques supérieurs._ _Note 13. Les locataires des maisons dépendant du château._ _Note 14. Casquette de voyage._ _Note 15. Oui, tout aussi fiers l’un que l’autre._ _Note 16. Venez, Jessie! venez! allons nous asseoir au jardin: j’ai tant besoin de vous! Venez tout de suite!_ _Note 17. A quoi destinez-vous cette drogue? Vous n’allez pas la prendre: vous êtes bien portant, vous, monsieur._ _Note 18. Laissez-moi la donner à ma sœur: elle est très malade, elle._ AYMERIS _a été achevé d’imprimer sur les presses de l’imprimerie Henri Diéval, le 24 janvier 1922._ _Le tirage comprend cinq cent trente exemplaires ainsi répartis:_ _Dix exemplaires sur papier impérial du Japon, chiffrés de 1 à 10, contenant des dessins originaux de l’auteur;_ _Vingt exemplaires sur papier impérial du Japon, chiffrés de 11 à 30;_ _Et cinq cents exemplaires sur papier vergé des manufactures de Corvol, chiffrés de 31 à 530._ EXEMPLAIRE DE LA PRESSE [Illustration] End of the Project Gutenberg EBook of Aymeris, by Jacques-Émile Blanche *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AYMERIS *** ***** This file should be named 51826-0.txt or 51826-0.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/5/1/8/2/51826/ Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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