The Project Gutenberg EBook of Plaisirs d'auto, by Michel Corday This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: Plaisirs d'auto Author: Michel Corday Release Date: October 26, 2014 [EBook #47207] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PLAISIRS D'AUTO *** Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. PLAISIRS D'AUTO OUVRAGES DU MÊME AUTEUR DANS LA =BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER= à =3= fr. =50= le volume. =Vénus ou les deux risques= 1 vol. =Les Embrasés= 1 vol. =Sésame ou la Maternité consentie= 1 vol. =Les Frères Jolidan= 1 vol. =Les Demi-Fous= 1 vol. =La Mémoire du coeur= 1 vol. =Monsieur, Madame et l'Auto= 1 vol. =Mariage de demain= 1 vol. CHEZ GARNIER FRÈRES Mariés jeunes. Confession d'un enfant du Siège. Scènes de la vie conjugale. Scènes de la vie d'officier. IL A ÉTÉ TIRÉ DU PRÉSENT OUVRAGE: _Cinq exemplaires, numérotés à la presse, sur papier de Hollande._ Paris--L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette.--20781. MICHEL CORDAY PLAISIRS D'AUTO PARIS LIBRAIRIE CHARPENTIER ET FASQUELLE EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR 11, RUE DE GRENELLE, 11 1909 Tous droits réservés. A HENRI DESGRANGE _En dévouée sympathie._ M. C. PLAISIRS D'AUTO LES PNEUS Blottis côte à côte au creux de la limousine, ils partent pour les lacs italiens, après un mois de mariage. Car ces amoureux sont mariés. Excusez-les. C'est tellement mal porté, des mariés qui s'aiment! C'en est presque inconvenant. Mais il faut les prendre comme ils sont. Ils sont heureux. O la joie de s'envoler librement, de n'être plus prisonnier du rail, esclave de l'heure, de rouler dans ce boudoir tiède, intime, parfumé, d'emporter son _home_ avec soi! Faut-il vous les présenter? A quoi bon? Ils se voient parfaits. Ne les détrompons pas. Elle a vingt ans. Il en a trente. Et c'est un couple d'amants qui filent à soixante à l'heure. Ils viennent d'échapper aux routes écorchées, aux lèpres de la banlieue. La forêt de Sénart les accueille. C'est l'automne. Mais un automne perlé, qui veut qu'on le regrette, mélancolique et charmant comme le geste d'adieu d'une jolie femme. Pan! Un coup de pistolet claque derrière la voiture. Elle s'arrête. Hein? Quoi? Qu'est-ce? Une attaque? Voilà justement l'endroit où le fameux Courrier de Lyon... Mais non. Un simple éclatement de pneu. A la roue arrière droite. Déjà le mécanicien ouvre les coffres, jette sur la route les leviers, le cric, la pompe, la chambre neuve. --Combien de temps? interroge Monsieur. --Vingt bonnes minutes. Juste assez pour pousser une pointe sous bois. Qu'en dit Madame? Madame bat des mains. Fameuse idée. Et les voilà partis à travers la futaie de platanes et d'érables. Dans l'herbe fine, les premières feuilles mortes craquent sous leurs pieds. Elles ont le ton, elles font le bruit de ces gâteaux légers que les enfants appellent du plaisir ou des oublies. Les arbres jettent les uns vers les autres leurs branches éplorées qui se mêlent et s'étreignent comme des bras d'amants. Toute la forêt n'est qu'un enlacement. Elle semble murmurer, dans le calme et la solitude propices: «Faites comme moi: ne soyez qu'une caresse». Et les feuilles piquées dans l'herbe murmurent aussi: «Nous sommes l'oublie et le plaisir. Venez à nous.» Mais comment donc!... Quand ils débouchent vivement sur la route, pressés par la crainte du retard, le mécanicien n'a même pas achevé de regonfler son pneu. Il donne les derniers coups de pompe. En route! Légèrement alanguis, la main dans la main, ils goûtent les délices de la vitesse. Ils se reposent d'une volupté dans une autre. Les paysages raient les glaces: plaines de la Brie, maisons de Melun. Puis, de nouveau, la route coule entre deux hautes rives boisées. C'est la forêt de Fontainebleau. Mais à peine la voiture s'y est-elle engagée qu'elle décrit une brusque embardée, se redresse et stoppe en douceur. Encore un pneu qui vient de rendre l'âme! La roue avant droite. Monsieur commence à s'inquiéter. Serait-ce la guigne! Va-t-on éclater ainsi tous les vingt kilomètres, c'est-à-dire toutes les vingt minutes? Le mécanicien, qui souque sur son levier, bougonne: --Parbleu. C'est des chambres réparées. Ça ne tient jamais comme des neuves. Monsieur n'est pas grand clerc en automobile. Il se renseigne: --Alors, avec des chambres neuves? --Ah, dame! Y a moins de chance de crever. Voilà une bonne parole. Et puis, personne ne les attend, après tout. Et il y a des haltes exquises, n'est-ce pas? Son regard croise celui de Madame. Ils se sont compris. La forêt leur fait des petits signes. Cette fois, ce sont des chênes, encore verts et feuillus, qui les enveloppent de l'immobile enlacement de leurs branches. C'est de la mousse qui déroule sous leurs pieds son tapis touffu. Même, de petits buissons se dressent en écran, pour les mieux isoler du monde. Le moyen, je vous prie, de résister à tant d'invites? Lorsqu'ils reparaissent à l'orée du bois, Madame souriante et Monsieur recueilli, le mécanicien vient juste d'achever sa besogne. Il range ses outils dans les coffres. Peut-être a-t-il travaillé plus vite? A moins que... Entre ses paupières appesanties, Monsieur perçoit dans un brouillard le château de Fontainebleau, la célèbre Cour des Adieux, l'escalier en fer à cheval. Il a pour l'Obélisque un regard noyé. Puis la voiture, impatiente d'avoir trépidé sur le pavé du Grand Roi, s'élance de toute son ardeur dans la vaste brèche ouverte par la route de Moret. Pan! Encore un coup de pistolet. Encore un pneu crevé. L'arrière gauche cette fois. Ah! mais... Ah! mais... Monsieur ne cache plus son ennui. Vraiment, éclater tous les quinze kilomètres, c'est trop. Le mécanicien est furieux aussi. Accroupi devant sa roue: --Encore une chambre réparée. Quand je disais que ça ne tenait pas... Saleté de fourbi, va! Quant à Madame, elle est ravie. Ces arrêts forcés l'enchantent. Parbleu! Et, ingénue, coulant sous ses cils baissés un regard vers le bois qui borde la route: --Tiens, ce sont des sapins, cette fois... L'allusion est transparente. O terrible candeur! Elle ne sait pas qu'il est des limites aux forces humaines, et qu'au moins un temps moral est nécessaire à les récupérer. Comme c'est court, quinze kilomètres en auto. Redoutable ignorance! Elle croit qu'on peut s'égarer en forêt chaque fois qu'un pneu éclate, aussi aisément que le mécanicien regonfle une chambre neuve. Que diable, si l'on crevait six fois! Enfin, il s'agit de faire galante mine. Ce sont des sapins, en effet. Des sapins toujours verts. Heureux arbres... Et, sur le sol, les aiguilles sèches ont tissé une natte épaisse et douce où, dès les premiers pas, le pied glisse... Quand Madame saute sur la route, devançant Monsieur de quelques pas, le mécanicien, assis au volant, la casquette sur le nez, la cigarette sous la moustache, lit tranquillement son journal. Il attend. Parbleu! Ce n'est pas héroïque, de donner trois cents coups de pompe dans un pneu... Il y a plus difficile... Et tandis que Madame escalade le marchepied, Monsieur s'approche du mécanicien et, d'une voix faussement détachée: --Dites moi, nous avons bien partout des chambres neuves, maintenant? EXCELLENTES RÉFÉRENCES --Nous faisons du soixante-seize! s'écria joyeusement Dinval, assis à côté du mécanicien. Tout en glissant sa montre au gousset, il se tournait vers les siens, installés au fond du phaéton. Sa femme et sa fille, presque pareilles sous leurs cheveux blonds, souriaient doucement, alanguies et séduites par la vitesse. Et son petit-fils, Claude, un exquis bambin de sept ans, battait des mains et lançait de grands cris d'alouette ivre d'espace. Conquis depuis peu par l'automobile, l'usinier Dinval sortait pour la première fois dans sa voiture. Il se proposait de gagner Royan par la route. Le voyage s'annonçait bien. On avait royalement déjeuné à Chartres. Et maintenant, on roulait en Beauce. L'air bleu et chaud tremblait sur les moissons mûres. Et nul être vivant n'animait ce fertile désert. A côté de Dinval, le mécanicien Edmond murmura quelques mots indécis, que le vent de la course emporta. Cela semblait une manie, chez lui, de parler seul. Il était taciturne, l'oeil ténébreux, le profil renfrogné, noir d'une barbe rasée pourtant du matin. D'ailleurs, il paraissait d'une prudente habileté, à en juger par sa traversée et sa sortie de Paris. Et Dinval ne lui en demandait pas davantage. Au surplus, il le tenait de l'agence qui lui avait vendu sa voiture et qui le lui avait fermement conseillé. Edmond possédait les meilleures références. Il parlait, cette fois, à voix plus haute: --Y a un cylindre qui ne donne plus. Dinval ne connaissait rien, mais littéralement rien à l'automobile. Le souci de ses affaires l'avait jusqu'alors absorbé, et à peine était-il monté une demi-douzaine de fois dans une voiture de tourisme, sans prêter la moindre attention au mécanisme. Aussi s'inclina-t-il devant le diagnostic de son mécanicien, tout en s'en étonnant, car le phaéton conservait sa splendide allure. Edmond, cependant, donnait des signes d'inquiétude. Tout à coup, relevant la tête, il s'écria: --Zut! deux gendarmes. La route, toute droite, était absolument vide... Dinval sentit un frisson glacé lui couler dans le dos. Son chauffeur avait-il une hallucination? Ou lui-même n'y voyait-il plus clair? Il demanda: --Où donc? --Là, devant nous. A cheval. Ils vont dans le même sens que nous. Une indicible angoisse envahit Dinval. Son mécanicien devenait fou! Ils étaient, lui et les siens, à la merci de cet homme... Et il se savait incapable d'arrêter lui-même la voiture. Que faire?... Edmond se portait sur sa gauche, puis se redressait. Il ricana: --Ah! ah! Nous les avons dépassés. Ils n'ont rien dit? Ils ne font pas de signes? Il ne faut pas contrarier les fous: --Non, non, dit Dinval. Sa terreur grandissait. Le copieux déjeuner, l'ardent soleil avaient-ils provoqué la crise? Non. Edmond devait la couver depuis longtemps. Peut-être même y était-il sujet. Et songer que l'on remet sa vie à ces gens sans rien connaître d'eux, de leur passé! Le mécanicien parlait dans le vent, d'une voix saccadée. Dinval, espérant encore une rémission, un retour au bon sens, tendait l'oreille. --Ah! une charrette de foin qui va déboucher, maintenant. Sale engeance! Ça se met en travers. Ça recule. Rien à faire. On veut l'éviter. On va dans le fossé. On se retourne. Tous tués, massacrés. Et pas moyen de ralentir, à cause des gendarmes. Ils galopent, hein? Ils nous poursuivent? Aucune voiture n'apparaissait dans le désert des champs. Dinval ne répondit pas. Il étouffait d'horreur. Il avait vaguement entendu parler de ce délire de la persécution qui marque le début de la paralysie générale. Un fou, un vrai fou les conduisait! Et ces deux femmes qui continuaient de sourire, dans la quiétude, caressées par le souffle de la course... Et ce petit Claude, qui applaudissait à la vitesse! S'ils pouvaient au moins ignorer quelques instants encore l'horrible situation. Mais Edmond lançait des appels de trompe désespérés. Mme Dinval, voyant la route libre, demanda: --Qu'est-ce qu'il y a? L'usinier se retourna. Sans doute sa pâleur trahit son effroi. Les deux femmes se levèrent à demi. Elles allaient crier, affoler plus encore le mécanicien. Dinval se décida. D'un doigt, il se toucha le front en désignant Edmond du regard. Et de l'autre main, il commandait impérieusement le calme. Vains efforts, fausse tactique. Un double hurlement d'épouvante lui répondit: --Dis-lui d'arrêter!... Arrête-le!... Le chauffeur entendit les derniers mots. Il baissa la tête: --M'arrêter? Les gendarmes veulent m'arrêter? Ah! là là! Ce que je vais les semer! Et il accéléra l'allure. Par miracle, il gardait toute sa sûreté de main. L'instinct professionnel surnageait, intact, dans la débâcle de son cerveau. Et Dinval tremblait que cette dernière lueur ne s'éteignît. Aussi exhortait-il ses compagnes au silence. Mais elles ne l'écoutaient pas. Debout, sa femme criait: --Au secours! au secours! Et sa voix se perdait dans la solitude des campagnes. Sa fille étreignait le petit Claude, qui pleurait sans comprendre. --Arrête! arrête! suppliait-elle. S'il avait pu, s'il avait su... Il cherchait, le cerveau en fièvre. Appuyer sur l'une des pédales? Mais laquelle? Il croyait savoir qu'une pression exercée sur l'une d'elles accélérait même la marche. Pousser l'un des leviers? Mais lequel encore? Et puis, pour toutes ces manoeuvres, il eût fallu faire violence au mécanicien, chasser son pied ou se pencher sur lui, entrer en lutte, risquer le faux mouvement qui les eût jetés au fossé à quatre-vingts à l'heure, provoquer l'exaspération totale qui eût fait perdre au chauffeur sa lucidité dernière... Ou encore percer le réservoir d'essence, atteindre un organe vital sous le capot, couper un fil, une tuyauterie sous le plancher? Mais d'abord il ignorait tout de l'anatomie de sa voiture. Et, toujours, ces recherches, ces tentatives eussent achevé d'irriter le fou, jaloux de conserver sa vitesse, d'échapper aux gendarmes imaginaires... Courbé sur son volant, effroyable à voir, Edmond murmurait: --Ils ne m'auront pas, ils ne m'auront pas!... Un cri de Mme Dinval fit faire volte-face à l'usinier: sa fille tentait d'ouvrir la portière, de sauter en pleine marche... A grand'peine il parvint à la retenir, lui jurant qu'il avait trouvé le moyen d'en finir. En réalité, il hésitait encore. Dans sa poche, sa main se crispait sur le revolver qu'il avait emporté pour la marche la nuit. Tirerait-il simplement sur les pneus? Mais on assurait qu'un brusque éclatement, à de telles allures, entraînait l'embardée fatale. Allait-il, son arme à la tête du forcené, le sommer de s'arrêter sous peine de mort? Mais son geste irait peut-être à rencontre du but: Edmond, terrifié, était capable de donner un faux coup de volant. En tout cas, il ne pouvait pas exécuter sa menace, car, le fou supprimé, la voiture continuerait sa marche, et, cette fois, sans conducteur... Et, soudain, une inspiration le traversa. Il se retourna, debout, et tira par deux fois en l'air. Puis, d'une voix qu'il s'efforçait de rendre triomphante: --Bravo, j'ai abattu les deux gendarmes! Fut-ce la commotion? Le fou crut-il à la mort de ses ennemis? Hébété, comme un homme soudain sorti de l'ivresse, il freina machinalement. Et, avant même que la voiture fût arrêtée, tous quatre s'en évadèrent, s'en éloignèrent à toutes jambes, les bras en avant, comme en ces catastrophes de chemin de fer, où les survivants fuient, dès le choc, le lieu du sinistre et s'essaiment dans la campagne... LES BILLES --Monsieur, il y a une automobile en panne presque devant la maison... Le jardinier m'apporte la nouvelle. --Bien. Merci. J'y vais. Pauvres chauffeurs!... Arrêtés dans ce petit village, à cinq heures d'un soir d'hiver... Comme c'est jovial! A tout hasard, je vais me mettre à leur disposition. Autour de la masse noire du phaéton, mal éclairée par une lanterne posée sur le sol, deux ombres veillent, très en fourrures. Aucun curieux alentour. La nuit a vidé la roule. Le dernier troupeau de moutons rentre, décelé seulement par son piétinement confus, ses bêlements mélancoliques. J'approche. L'essieu arrière est soulevé par le cric. L'auto lève la jante. Accroupi devant une roue, un gentleman-chauffeur dévisse un chapeau de fusée. Les mains aux genoux, sa compagne se penche sur lui. J'offre mes services. On m'en remercie de bonne grâce. Mais ils sont inutiles. Il s'agit simplement d'une bille cassée, qu'il faut extraire avant qu'elle n'étende ses dégâts. Ma foi, je vais assister à l'opération. Je suis curieux de voir l'état du roulement. Et puis, on ne sait pas. Au dernier moment, on aura peut-être besoin d'eau, de carbure ou d'essence. On sera bien content de me trouver. Et surtout, c'est si amusant, si passionnant, de déchiffrer ce problème vivant, de chercher ce que peuvent bien être ces inconnus que le hasard a jetés devant votre porte, de soulever un coin du voile. * * * * * Le gentilhomme-mécanicien vient d'arracher la goupille et s'apprête à dévisser l'écrou. Sans cesser son travail, il interroge sa compagne: --Dis donc, te rappelles-tu combien nous devons en trouver, des billes? La dernière fois qu'on a démonté l'autre roue arrière, nous les avons comptées. Tâche de te souvenir. Madame, en signe d'extrême attention, appuie l'index au bout de son petit nez: --Il me semble bien que c'était quinze. Et lui: --Quinze! Jamais de la vie!... D'abord, c'était un nombre pair. J'en mettrais ma main au feu. Et puis, il y en avait certainement plus de quinze. Piquée, elle réplique: --Alors, ce n'était pas la peine de me le demander. Lui, tout en tournant sa clé anglaise: --Si! Tes souvenirs auraient pu confirmer les miens... --Et, dans ce cas, ils auraient été exacts, naturellement! --Dame! --Il est tout de même singulier, reprend la dame, qu'il faille être de ton avis pour avoir raison, et qu'on ait l'air de dire des bêtises dès qu'on ne pense pas comme toi! Pas de doute: ils sont mariés. Cette aigre-douceur, cette intime hostilité en témoignent. Ce sont des gens qui n'ont plus à se ménager, qui s'expriment avec une franchise toute conjugale. Irrités par la panne dans la nuit, ils déchargent leurs nerfs tendus. Leur électricité s'écoule par leurs pointes. Discret, je m'écarte, je m'enfonce dans l'ombre. «Allez, allez, faites comme si je n'étais pas là. Détendez-vous, débarrassez-vous de ce qui vous gêne. Un brin de dispute, il n'y a rien de tel pour rafraîchir le cerveau. Et puis, c'est si bon, après, de se réconcilier!» Ils suivent mes conseils. La querelle continue: --Je te dis que je suis sûre du nombre quinze! --Et moi, soutient Monsieur, je parie pour seize au moins. Voilà un nouveau jeu. On choisit un roulement. Chacun évalue le nombre de billes qu'il contient. Et l'on ouvre. --Passe-moi un journal, ordonne Monsieur. Il l'étend soigneusement sur le sol. Il ne s'agit pas, en effet, de laisser des billes s'égarer sur la route. Quel désastre! C'est le résultat faussé, le pari nul. * * * * * Monsieur a pris la roue à deux mains et l'attire à lui par petites secousses. Mais le journal est trop petit. C'est un drap qu'il aurait fallu. Les billes coulent dans les plis du papier, s'éparpillent sur le sol... Tous deux aussitôt de les ramasser. Je m'offrirais bien à les aider, mais je sens que je leur serais suspect. Ils entendent ne s'en remettre qu'à eux-mêmes. Et il faut voir la frénésie de leurs recherches, leur ardeur à découvrir, à la pauvre clarté de la lanterne, les perles d'acier toutes noires dans leur robe de cambouis! Monsieur surtout y met une fougue, un acharnement... Dame, cela s'explique, puisqu'il a intérêt à trouver le plus grand nombre possible de billes. Sur le journal bien étalé, ils réunissent leurs trésors. Ah! les fragments de la bille cassée... D'autres, qui commençaient à être mordues, qui ne semblent plus bien rondes. C'est Monsieur qui compte, mais je vous jure que Madame le tient à l'oeil.. Treize, quatorze... Elle se redresse, dépitée. Elle a perdu. Il en reste encore plusieurs. Monsieur poursuit, triomphant: dix-sept, dix-huit!... Il n'espérait pas une victoire si complète. Un moment, il en est même un peu déconcerté. Mais sa surprise ne dure pas. Il l'avait bien dit qu'il y en avait plus de seize... Il y a comme cela des personnes qui ne veulent jamais vous croire, qui prétendent tout savoir. Que ça leur serve de leçon, pour une autre fois... Pauvre petite Madame! J'ai presque envie de la consoler. Vraiment, son mari pourrait avoir le triomphe plus modeste. Mais elle est bonne personne. Car, sans répliquer, tandis que son mari nettoie la roue, elle essuie avec un chiffon les dix-huit billes. Et, tout à coup, elle se précipite vers la lanterne, l'apporte au-dessus des perles noires, les examine, les palpe tour à tour, et part du plus fol, du plus radieux, du plus éblouissant éclat de rire qui jamais ait jailli dans la nuit; --Ah! ah! ah!... il y a trois billes... ah! ah! ah!... qui ne sont pas des billes... Ce sont des choses... que tu as ramassées... sur la route... des choses de mouton... oui, oui, de mouton... Ah! ah! ah! ah!... LES MILLIARDAIRES Il s'est arrêté déjà pas mal de voitures, devant notre grille. Je ne parle pas, naturellement, de celles de nos amis qui veulent bien venir nous voir, mais de celles que la panne a obligées de faire escale à notre porte. Je viens de conter l'histoire de ce couple de chauffeurs arrêtés dans nos parages et qui, laissant choir un collier de billes, en retrouvèrent plus qu'ils n'en avaient perdu, pour la bonne raison qu'ils ramassèrent en surplus quelques inconvenances de moutons roulées dans la poussière... Et ce gentilhomme qui, trompé par notre tenue champêtre, nous prit pour les jardiniers... Et cet autre qui nous emprunta le téléphone pendant une panne de pneu et qui attendit deux heures et demie la communication!... Pourquoi tant d'autos ont-elles stoppé en vue de notre maison? J'ai souvent creusé le problème. Et j'ai trouvé plusieurs raisons. D'abord, nous avons un superbe caniveau dans notre voisinage. Pour l'écrou qui ne tient plus que par un filet, pour le clou qui déjà pousse sa pointe dans la chambre, la secousse est décisive. Autre raison: sans nous vanter, le site est hospitalier. Et peut-être décide-t-il à l'arrêt le chauffeur qu'un bruit insolite inquiétait déjà depuis quelque temps. Enfin, n'oublions pas qu'autour de nous tout est mystère. Qui sait si la machine ne vit pas complètement, une fois que nous l'avons mise en marche, si nous ne lui donnons pas la pensée en même temps que le mouvement, si les autos ne flairent pas ceux qui les aiment, si elles ne devinent pas, là, derrière cette grille, des gens qui les fêteront, qui les admireront, qui seront heureux de les entourer, et si elles ne décident pas: «Allons, un bon mouvement, arrêtons-nous!» A vrai dire, nous ne les aimons pas seulement pour elles-mêmes, mais aussi pour leurs passagers. Ce qui nous excite, c'est de les identifier. Qui sont-ils? Que font-ils? Le policier qui sommeille en nous se réveille à chaque passage d'auto. Chaque voiture qui s'arrête, c'est une énigme qui se pose devant la porte. Ah! quelquefois, la sagacité du chercheur de rébus est mise à rude épreuve. Un soir de cet hiver, une grosse limousine stoppa vers six heures à quelques pas de la grille. Elle venait de franchir le fameux caniveau en vitesse, et sa chambre arrière droite en avait profité pour se donner de l'air. On réparait. Deux gros phares, posés sur le sol, éclairaient le mécanicien à l'ouvrage et les oeuvres basses de l'imposante voiture. En contraste, au-dessus de cette zone lumineuse, la nuit apparaissait opaque, bien qu'elle fût en réalité assez claire. Peu à peu le regard s'accoutumait à l'obscurité. Autour de la limousine, quatre ombres veillaient. Deux larges silhouettes d'hommes, deux fines silhouettes de femmes, toutes quatre élégantes et comme découpées dans quelque catalogue de tailleur sportif. Ces messieurs fumaient des cigares importants. Et chaque fois que s'embrasait la rosette de feu, elle éclairait leur face sévère, complètement rasée. De riches Américains, sans doute. Ils restaient silencieux. En attendant que leurs propos vinssent confirmer mon hypothèse, je rôdai autour de la voiture. Une petite plaque de métal m'en révéla la marque, une très haute marque. D'ailleurs, dans ses moindres détails, s'affirmait le luxe le plus intelligent, le plus minutieux et le plus raffiné. Certes, j'avais affaire à de très grands touristes. Pourtant, je ne pus me défendre d'une certaine surprise lorsque j'entendis celui des deux milliardaires qui semblait commander à bord dire au mécanicien: --Tu y vois clair? Après tout, ce tutoiement pouvait s'expliquer. Façons de grand seigneur. Napoléon tirait bien l'oreille à ses grenadiers. Mais quelle ne fut pas ma stupeur quand, un instant après, le mécanicien--rigoureusement vêtu de cuir des pieds à la tête--interpella à son tour le patron: --Édouard, passe-moi donc le gros levier... Le chauffeur tutoyait le milliardaire! Loin de moi la pensée de blâmer en principe un tel langage, qu'au contraire bien des arguments pourraient justifier. Mais je suis contraint de reconnaître qu'il n'est pas encore passé dans nos moeurs. J'imaginai donc les diverses circonstances spéciales qui pouvaient l'expliquer. Peut-être le mécanicien avait-il sauvé la vie de son maître, et cette familiarité était-elle autorisée par la gratitude? Peut-être était-ce un parent pauvre, un camarade de collège retrouvé, un ami dans le besoin, un frère de lait? Mais le chauffeur grimpait sur le toit de la limousine, débouclait les courroies de la malle à pneus et s'apprêtait à lancer une enveloppe sur la banquette gazonnée de la route. Alors, interpellant les deux dames qui causaient à l'écart: --Attention, là, les mômes, gare aux arpions!... Comment? comment? Les femmes aussi étaient ses cousines, ses soeurs de lait, ses camarades de collège? Pour un amateur de charades vivantes, j'étais bien servi... Et c'est que, non content de tutoyer ces grandes dames, il les rudoyait, il les menait à la baguette. --Allez, Louise, aboule la tinette. Ainsi dénommait-il l'étui à talc. Et comme la seconde voyageuse lui masquait l'un des phares: --Dis donc, Marie, ton père n'était pas vitrier... Il entendait par là qu'elle n'était pas de verre. J'en avais les jambes fauchées. Cependant le mécanicien déléguait ses pouvoirs au milliardaire. Et, lui passant la pompe: --Allez, turbine, c'est bien ton tour. On se serait cru transporté en l'an 3000. Ramassant la chambre à air et son sac, il les tendit à l'une des deux femmes: --Tiens. Replie ça, et grouille-toi. Et, pour stimuler son zèle, il lui allongea sur la partie la plus potelée de son anatomie--à en juger du moins par le son ferme et plein--une claque amicale. Singuliers chauffeurs... Si encore le mécanicien n'avait pas été vêtu en professionnel, tandis que les autres affectaient des allures somptueuses de grands touristes, j'aurais pu croire à quelque bande joyeuse... Me mystifiaient-ils? Était-ce une gageure? Ou de ces voleurs mondains qui opèrent dans les villes d'eaux et raflent à l'occasion une automobile? Mais ils n'auraient pas étalé une âme si tranquille. Eussent-ils dû rouler sur la jante, ils ne se seraient pas arrêtés devant une maison. Et peut-être eussé-je balancé longtemps encore, si l'une des voyageuses n'avait pas essuyé, du revers fourré de son opulent manteau, la poussière du garde-crotte. --Oh! dit la seconde, si Madame te voyait... A quoi la première: --Penses-tu qu'elle va me voir, d'Algérie! Tout s'éclairait! Dans la tenue et l'auto des patrons en voyage, l'office s'offrait une balade... LE TEMPS DES PANNES Somptueuse et miroitante, la limousine attendait au ras du trottoir. Ses panneaux semblaient taillés dans un sombre saphir. Belle encore, Mme Rosay parut sous le porche. Une femme de chambre, chargée de bagages à la main, en meubla l'intérieur de la voiture. Rosay, le célèbre peintre, les suivait, alourdi par l'embonpoint. Il dit simplement: --Orléans. Grand-Hôtel. Et, la portière refermée sur lui, l'auto partit. Il était neuf heures d'un matin d'avril. Un de ces premiers jours où la terre ose se montrer toute claire et nue aux regards du soleil, sans s'envelopper de ces brumes que naguère sa pudeur coquette se laissait arracher. Affranchie de la banlieue, la voiture en pleine marche s'élançait comme à la conquête du printemps. Souple et discrète, on l'aurait crue immobile, si le paysage n'eût rayé les vitres. Coulés au creux des capitons épais, le peintre et sa femme rêvaient. Ah! qu'il était loin, le temps des premières sorties, de leurs premières ferveurs automobiles... Il se trouvait que leur fortune avait coïncidé avec celle de l'auto. Même essor. Pour Rosay, les premiers rayons de la gloire--plus doux, a dit Vauvenargues, que les premiers feux de l'aurore--étaient contemporains de la fameuse course Paris-Bordeaux. Sur ses premiers succès d'argent, il s'était offert un tri-remorque. Une six-chevaux avait commémoré sa seconde médaille. Et maintenant qu'on payait ses toiles au poids des billets de banque, il roulait dans la plus irréprochable des limousines. Ah! désormais plus de pannes, plus d'incidents, plus d'imprévu. On marchait avec la régularité d'un train. D'avance, on aurait pu tracer l'horaire: Arrivée à Orléans pour midi. Déjeuner jusqu'à deux heures. A quatre heures tapant, on serait chez soi, au château des Aubiers. * * * * * --Te souviens-tu, dit Rosay, de notre fameuse panne de tricycle, à Courlon? Il était onze heures du soir. Personne ne voulait nous ouvrir. Nous avons dû passer la nuit dans la gare. Tu as dormi dans un fauteuil de la salle d'attente des premières. --Si je me rappelle! J'entends encore la petite sonnerie électrique qui grelottait au matin et qui avait l'air d'avoir si froid... --Dis donc, et ce jour, dans le Jura, où nous avons poussé à nous deux la voiturette jusqu'au village, sous la radée? Ah! que l'omelette nous a paru bonne, après ce coup de chien-là! --Oui, le carburateur était noyé, n'est-ce pas? --Je te crois qu'il était noyé, l'animal. Mais quelle fierté de découvrir la panne et de repartir. A ces moments-là, on se sentait grand comme le monde, on trônait au volant comme un roi. --Et la panne de différentiel, près du moulin? --Où j'ai fait braser le pignon par un maréchal-ferrant? Sept heures. Un record. Tu te rappelles la jolie chambre qu'on nous avait prêtée, dans le vieux moulin, pour attendre que le forgeron eût brasé?... Elle dut se souvenir, car elle rougit et soupira. Rosay fit claquer ses doigts. --Ah! sacrédié, c'était le bon temps, au fond. Tout ça jetait de la fantaisie dans le voyage. Tandis que maintenant, quoi? C'est le _sleeping-car_. On part, on arrive. Plus d'alertes, plus de hasard, plus de victoires sur la guigne. On en est à souhaiter qu'un pneu crève pour flanquer un peu d'imprévu en travers de la route... Un instant, ils se turent. Leurs yeux erraient sur le site où, dans la blonde lumière, les branches gonflées de vie dardaient la petite flamme verte des jeunes feuilles. --Oui, répéta lentement Mme Rosay, c'était le bon temps... Midi. On arrivait à Orléans. A l'hôtel, un menu banal et nombreux défila vite, comme au buffet. Rosay s'agitait, travaillé de souvenirs et de printemps. Après le déjeuner, il fit un tour jusqu'au garage, le teint enflammé, le cigare aux dents. Quand la voiture repartit, il semblait plus calme. Pourtant l'auto gardait son allure imperturbable. Nul pittoresque à l'horizon. A chaque tour de roue, le peintre devait regretter davantage les menus incidents qui, jadis, pavoisaient la route. * * * * * Tout à coup, le doux bruissement de soie du moteur cessa. L'auto parcourut encore quelques mètres, puis stoppa. Surpris, le mécanicien bondit sur sa manivelle, essaya de remettre en marche. Vains efforts. Alors, humilié, rageur, il souleva le capot. C'était bien la première fois que sa voiture lui jouait un tour pareil. Quant au patron, il semblait joyeux. Il sauta sur la route, alluma son cigare, aida galamment sa femme à descendre: --Eh bien, nous qui la regrettions... La voilà, la panne, la joyeuse panne de jadis. Ça nous rajeunit... pas vrai? Mme Rosay refléta la mine épanouie de son mari: --Oui, oui, ça nous rajeunit. Elle ajouta, vaguement inquiète: --La voiture est pourtant de marque. Qu'est-ce que tu crois qu'elle a? Le peintre eut un geste insouciant: --Bah! nous le verrons bien. L'important, pour le moment, c'est de savoir où nous sommes. Ça ne te paraît pas admirable, avec ces grandes vitesses, de tomber là comme du ciel, d'ignorer absolument où l'on se trouve? --Si, si, dit-elle. En tous cas, ce n'est pas très habité. En effet, de quelque côté qu'on tournât les yeux, c'était la plaine rase. On se serait cru en mer. Mais Rosay restait de belle humeur: --Peut-être qu'un pli de terrain, un vallon, se dissimule à cent pas d'ici. Partons à la découverte, veux-tu? Qui sait? Nous découvrirons peut-être un vieux moulin... Hé! hé! Mais elle hocha la tête, avec un sourire un peu mélancolique: --C'est que je ne suis plus très habituée à la marche. Ni toi. Nous n'irions pas loin. A son tour, il s'assombrit légèrement: --Tu as raison, dit-il. Alors, elle, pour le rasséréner: --Cherchons plutôt la panne, comme au bon vieux temps. C'est ça qui nous rajeunira! Il avoua: --Évidemment, évidemment... Se baisser, ce n'est rien. Mais c'est qu'il faut se relever, ensuite. Je t'assure, jouissons de l'imprévu, allons à l'aventure. La voiture nous rejoindra. --Si la panne est vite trouvée, répliqua-t-elle. Sans quoi, nous pouvons être pris par la nuit. Ah! nos domestiques n'y vont rien comprendre, au château. Et ce qu'ils clabauderont! Ce que nos voisins, les Dutin et les Marand, avec leurs malheureux tacots, vont se moquer de nous!... Il semblait tout déconfit, le grand peintre: --Ah! je t'ai connue plus vaillante... Et jadis, la panne ne t'inspirait pas ces réflexions-là... --Que veux-tu, mon ami, il y a dix ans. Et dix ans, à nos âges... D'un geste dépité, il jeta son cigare. Et décisif, il dit au mécanicien: --Regardez vos tuyaux d'essence. Cette voix singulière? Ce ton de certitude?... Est-ce que par hasard?... Mme Rosay courut vers son mari. Et, lui prenant les bras, le regardant en face, elle balbutia, bouleversée: --Écoute... c'est toi... n'est-ce pas?... qui t'es arrangé... pour que la voiture s'arrête... comme au temps des pannes?... Eh bien, oui, c'était lui. Une pincée de gravier jetée dans le réservoir, pendant la halte d'Orléans. Ah! ce vain, ce ridicule, ce touchant effort de ressusciter sa jeunesse, de remonter le cours des ans... Et tout à coup, les yeux humides, ils se prirent les mains, bien fort: --Ah! ma pauvre vieille... --Mon pauvre vieux! FUMÉE Laferme ne dérageait pas. Ah! quel métier que celui de chauffeur... Non, mais c'est vrai, toutes les déveines lui tombaient à la fois sur le dos... Les contraventions, les grincheries du patron, tout, tout. Tenez, la dernière histoire. Ça se passait place de l'Étoile. Ce n'est pas assez de rouler tous dans le même sens, comme aux petits chevaux. Faut encore contourner d'une certaine manière leurs sacrés îlots de palissades. Laferme en prend un du mauvais côté, sans malice. Aussitôt, un agent sort de terre, naturellement. Mais voilà-t-il pas que cet entubé-là se jette devant la voiture pour la faire arrêter: «Ah! bien, vous êtes encore intelligent, vous, s'écrie Laferme indigné en bloquant ses freins. Y avait de quoi vous faire tuer.» A quoi l'agent: «Je vais vous faire voir si je suis intelligent, moi, en vous collant un procès-verbal.» Et c'est qu'il l'avait fait comme il l'avait dit, l'animal. Et tout qui lui jouait des tours. La déveine à jet continu, sous pression. Des séries de clapets qui cassaient comme des allumettes, des pneus qui crevaient à tous les virages, la magnéto qui faisait sa jolie femme, qui marchait, qui ne marchait pas, sans savoir pourquoi. Et les manies des patrons, par-dessus le marché. Madame qui trouvait qu'on allait trop vite et qui vous soufflait dans l'oreille par l'acoustique: «Pas si vite, Laferme!» Tandis que pour Monsieur on allait toujours trop lentement: «Pressez un peu, Laferme.» Sans compter les amis de Monsieur et de Madame, qu'il fallait ramener chez eux, le soir, quand on croyait sa journée finie. Pourquoi pas aussi les coucher, leur border leur couverture? Ils ne pouvaient donc pas prendre de taxis? Des rasqueux, des pingres, pour la plupart, durs à la détente, qui remplaçaient trop souvent le pourboire par un: «Bonsoir, Laferme!» lancé d'un petit ton protecteur. Si ça faisait pas suer! Vrai, Laferme avait soupé du truc. Y a des moments, comme ça, où tout tourne mal, où on est dégoûté de tout. Ah! dans ces moments-là, faudrait pas qu'on vous embête. * * * * * L'un de ces familiers qu'il fallait reconduire se nommait Mondoubleau. Mais on l'appelait plus communément le miroir convexe, ou même le convexe, parce qu'il avait une bonne grosse balle toute ronde, ingénue, où se reflétait le ciel, telle une boule de jardin. Il usait de la limousine de ses amis à discrétion. Il était pour l'auto ce qu'est le pique-assiette pour la table. C'était le pique-voiture. Au demeurant, le plus inoffensif pique-voiture du monde. Jusqu'ici, Mondoubleau n'avait jamais osé donner de pourboire à Laferme, qui lui apparaissait comme le plus irascible et le plus fier des chauffeurs. Il se réservait pour un cadeau plus important et plus flatteur. Justement, l'un de ses amis, ingénieur des Tabacs, venait de lui signaler certains havanes excellents, avantageux, dont il fallait profiter. Car il en est des cigares comme des vins. Pour une même marque, un même cru, certaines années sont savoureuses, d'autres médiocres, sans qu'on sache exactement pourquoi. Vite, Mondoubleau en avait acheté un certain nombre de boîtes, dont il ferait autant de cadeaux. Et Laferme serait des élus. Bien souvent, le brave pique-voiture l'avait surpris la cigarette sous la moustache. Les havanes, longs comme des torpilleurs, vernis et pleins comme des châtaignes, ceinturés d'or, l'éblouiraient. Et puis, c'était une attention. Cela valait mieux que de vulgaires pourboires. Ah! Laferme serait content, bien content. Et déjà Mondoubleau croyait voir la sévère figure du chauffeur s'épanouir, s'illuminer. Il croyait entendre les remerciements balbutiés, les: «Ah! c'est trop, vraiment, Monsieur Mondoubleau, c'est trop!...» * * * * * Les patrons de Laferme avaient pris leurs quartiers d'été à Saint-Cloud, où Mondoubleau ne tarda pas à leur rendre visite. Il savait que le chauffeur viendrait le chercher et le ramènerait à la gare. Excellente occasion de reconnaître ses services. Il emporta donc la fameuse boîte de cigares, se réservant de choisir l'instant propice à la glisser dans les mains de Laferme. Ce fut vers quatre heures. Le chauffeur travaillait à sa voiture. Son radiateur fuyait. L'auto, dans la remise, avait fait un petit rond mouillé sous elle, comme un chien mal élevé. Oh! une fuite de rien. Mais ça pouvait grandir. Ça grandirait avec la déveine. Tout, je vous dis, tout s'en mêlait. Et comme on allait sortir, fallait boucher à la céruse. Ah! la sacrée camelote de malheur! Mondoubleau s'avança. Sa face en boule de jardin s'épanouissait, radieuse. Laferme lui trouva cependant un petit air malicieux tout à fait inhabituel, l'air d'un monsieur qui mijote une blague. Ah! il tombait bien, ce grigou qu'on trimbalait à l'oeil! Il arrivait au bon moment, au milieu des enquiquinements. Qu'est-ce qu'il voulait encore? Les mains derrière le dos, Mondoubleau s'approcha. Et, d'un petit ton narquois, plein de sous-entendus, il détacha: --Vous fumez, Laferme? Bon Dieu! de quoi se mêlait-il, ce gros imbécile-là, avec sa gueule en clair de lune? Ce n'était pas assez d'être dans la mélasse, fallait que des raseurs viennent vous rappeler vos embêtements! Ah! tant pis, celui-là paierait pour les autres. Et, rageur, les bras croisés, la moustache en bataille, campé devant Mondoubleau, il éclata: --Eh bien! oui, quoi, je fume. Je le sais bien, peut-être! C'est-il de ma faute, à moi, si mes segments sont déplacés et si l'huile arrive dans mes cylindres? Mais c'est vraiment pas le moment de s'offrir ma tête quand voilà encore mon radiateur qui perd. C'est vrai, ça aussi... On est dans la bouillie jusqu'aux yeux et faut encore que des particuliers qui n'y connaissent rien viennent vous barber avec des: «Vous fumez, Laferme?» Bien sûr, que je fume. Mais vous êtes bien content tout de même de vous faire balader dans ma voiture, malgré la fumée. Ah! ça vous épate, que je rouspète. Mais j'en ai ma claque, moi. Et puis, si vous n'êtes pas content, vous pouvez aller le dire au patron. J'y flanque ma démission, que ce ne sera pas long. J'ai de la patience, mais j'aime pas qu'on m'embête. Ah! mais... Les mains derrière le dos, le pique-voiture roulait d'énormes yeux ronds, embouti. LES LETTRES Dès notre arrivée chez les Bonnechose, à Saint-Germain, nous les trouvâmes très agités, le teint gris, le regard ailleurs. Ce sont des gens inquiets par nature. Tout leur est souci. Chez eux, on vit dans l'angoisse. C'est l'air de la maison. A peine les eûmes-nous interrogés sur leur crainte du moment, qu'ils se débridèrent. Ils avaient mis à la disposition de leurs enfants--leur fille et son mari, l'usinier Gaston Bréau--leur chauffeur et leur auto pour un petit raid à la mer. Dieppe et retour en trois jours. Les Bréau étaient partis la veille. Et, naturellement, les Bonnechose appréhendaient mille catastrophes. Un fait indéniable justifiait en partie leur inquiétude: Laferme, le chauffeur, n'avait pas de chance. Non pas qu'il fût animé de mauvaises intentions, ce garçon. Mais il avait la guigne. Il lui tombait des tas d'anicroches qui eussent épargné le voisin. L'homme qui écrase un chien de dix louis en voulant éviter une poule de cinquante sous. Le mécanicien soigneux qui n'oublie pas une goupille de rechange mais qui reste en panne d'essence. Les Bonnechose n'arrivaient à conjurer le mauvais sort qu'à force de recommandations et de prudence. Et, malgré tout, que de petites indemnités, que de menues contraventions! Ah! leurs enfants ne s'en tireraient pas sans accroc... Je leur représentai que Bréau et sa femme étaient également gens avisés et sages. Eux aussi parviendraient à neutraliser la déveine. Ah! bien oui. Autant vouloir persuader des murailles. Non, non, les Bonnechose n'étaient pas tranquilles. Ils ne voulaient pas être tranquilles. Nous nous regardâmes, piteux. Nous devions villégiaturer quelques jours chez les Bonnechose. Le séjour ne serait pas jovial. Nous allions vivre, jusqu'au retour des Bréau, dans l'alerte et le sursaut, dans une atmosphère de cylindre en action, tour à tour oppressante, explosive et détendue. Dans l'après-midi, on apporta une dépêche à nos hôtes. Leurs doigts tremblèrent sur le papier bleu. Peut-être ce pli annonçait-il un drame? Personne ne respirait plus. Puis les visages s'éclairèrent: «Bien arrivés», disait le télégramme de Dieppe. Nous goûtâmes une courte allégresse. Hélas! déjà les Bonnechose s'alarmaient. Bien arrivés, soit. Mais le retour? Et l'on vécut dans l'attente jusqu'au lendemain. Or, ce lendemain devait nous apporter une surprise terrible. * * * * * Au courrier du matin, deux lettres arrivèrent au nom de Gaston Bréau. Pendant l'été, en effet, les deux ménages faisaient maison commune à Saint-Germain, et Mme Bonnechose triait elle-même la correspondance. Or, jugez de son émoi à la vue des en-tête imprimés sur les deux enveloppes: _Mairie de Mesnières_ (_Seine-Inférieure_), disait l'une; _Mairie de Mesnerettes_ (_Seine-Inférieure_), disait l'autre. Mesnières, Mesnerettes? On se précipita sur la carte. C'étaient deux localités voisines, entre Neufchâtel et Dieppe, sur la route que se proposaient de suivre les Bréau. D'abord, allant à l'extrême, Mme Bonnechose s'écria qu'il s'agissait d'un accident. Je la rassurai. Ses enfants n'avaient-ils pas télégraphié qu'ils étaient bien arrivés à Dieppe? Mais l'excellente dame avait l'inquiétude abondante et subtile. S'il n'y avait pas eu accident, il y avait eu au moins contraventions. Excès de vitesse, excès de fumée. Ce Laferme n'en faisait jamais d'autres. Et, vraiment, c'était magnifique, ce coup double, dans deux villages voisins. Ah! cela promettait! J'essayai encore de convaincre nos amis que ces avertissements doivent émaner du Parquet ou de la justice de paix, et surtout qu'ils ne sont pas si rapides. Mais, cette fois, j'échouai totalement. On me rétorqua qu'un garde champêtre pouvait fort bien mander ses décisions au délinquant sur du papier à en-tête de la mairie, sans préjudice des notifications à venir. Et comme, respectueux du secret des lettres, nous avions tacitement convenu de ne point toucher aux fatales enveloppes, nous continuâmes de vivre parmi les doléances. On en respirait, on en mangeait... * * * * * Mais la journée nous réservait d'autres vicissitudes. Au courrier de deux heures, six lettres, vous entendez, six lettres officielles arrivèrent ensemble, toujours au nom de Gaston Bréau! Ce fut terrible. Que pouvaient donc lui vouloir les maires de Burettes, Osmoy, Epinay, Freuleville, Meulers, Saint-Vaast d'Equiqueville? Derechef, on se précipita sur la carte. Les six villages jalonnaient encore à la file la route de Dieppe et succédaient à ceux du matin... Alors, quoi, partout, Laferme faisait des siennes? Il laissait derrière lui une traînée de scandale, un sillage de contraventions? Ce que fut le restant de la journée, je vous le laisse à penser. Jamais on ne dut distiller tant de bile dans une même maison. Ah! comme villégiature, c'était réussi. On remuait toutes les conjectures, des plus absurdes aux plus plausibles. Incapables d'en trouver une qui nous satisfît pleinement, nous nous laissions entamer par l'inquiétude. Et nous vivions tous dans l'impatience frénétique du retour, qui nous livrerait la clef de l'énigme. Enfin, les Bréau rentrèrent. De loin, nous reconnûmes leurs appels de trompe. On se précipita à la grille. Avant que l'auto ne fût rentrée, on se rua sur les arrivants. Les questions éclataient en salve: --Eh bien! que s'est-il passé? Que vous est-il arrivé? Huit lettres envoyées par des mairies? Accident? Contravention? Les Bréau éclatèrent de rire: --Ah! c'est ce pauvre Laferme qui a perdu sa valise. Il l'avait encore à Neufchâtel. Il ne l'avait plus à Dieppe. Alors nous avons écrit le soir même, avec un timbre pour réponse, à tous les villages intermédiaires. LE PETIT CARNET Penchée sur la barre d'appui de la fenêtre, Mme Evry, déjà vêtue et voilée pour la route, attend son fils René. Oh! elle est bien tranquille: à l'heure convenue, l'auto tournera le coin de la rue. René, minutieux et ponctuel, ne sera pas en retard. C'est elle qui est en avance, dans l'impatience de la bonne journée. C'est une telle joie pour elle, ces sorties dans la voiture de son René! Depuis deux ans qu'elle est veuve, il s'est montré le plus tendre, le plus dévoué des fils. Et aussi le plus vaillant, puisqu'il a repris, dès vingt-quatre ans, l'usine de Saint-Denis, fondée par son père. Mais elle lui sait gré surtout de ces promenades. Elles lui apparaissent comme le symbole même des attentions dont il l'entoure. La veille, ils en étudient ensemble l'itinéraire sur la carte. Et, au matin, il accourt de Saint-Denis, où il habite et où la voiture est remisée. De Compiègne à Fontainebleau, de Mantes à Ferrières, ils ont parcouru la douce Ile-de-France. Souvent, lorsqu'ils s'arrêtaient pour déjeuner, dans quelque ville, lorsqu'elle descendait de voiture, elle surprenait un furtif sourire sur le visage des hôtes accourus. Elle s'expliquait la méprise, sachant qu'elle a gardé une surprenante jeunesse de lignes; mais quand, le voile enlevé, apparaissait le diadème dédoré de sa chevelure, le sourire s'attendrissait. On avait compris. Elle ne s'offensait pas de la brève erreur, flattée dans une obscure coquetterie, heureuse que son fils ne parût pas emmener une trop vieille maman. * * * * * Un coup de trompe, qu'elle reconnaît au son. La voiture débouche au prochain tournant. René conduit, à côté de son mécanicien. Il stoppe et, selon son habitude, lève la tête, envoie de la main un heureux bonjour. Mme Evry le cueille au vol. Comme son fils est beau! Comme elle en est fière... Vite, elle se précipite dans l'escalier, monte à l'arrière du phaéton. La portière claque. En route... Est-il rien de meilleur, après le vacarme de la rue, la marche énervante parmi la foule des voitures, les cahots sur le sol écorché des sorties de Paris, les lèpres de la banlieue, est-il rien de meilleur que de bondir sur le velours de la route dans le bruissement frais du moteur, d'aspirer la senteur vive des arbres, de reposer ses yeux sur le vaste horizon, enfin de s'épanouir à mesure que le site s'élargit et se pare? Ces fines voluptés, Mme Evry les goûte avidement. Elle veut jouir de l'heure présente. Ce bon temps-là ne durera pas toujours. Il faudra bien, un jour ou l'autre, que son René se marie, fasse son nid. Mais à quoi bon se forger des soucis d'avance, se gâter son plaisir? Elle devrait, au contraire, s'estimer bien heureuse. Car René a des amis, des relations, toute une vie à lui, qu'elle ignore. Et il aurait pu lui faire la part moins belle... Une autre vie... Elle n'y songe jamais, à ce pan caché d'existence, sans un sursaut ombrageux qui la blesse. Mais quoi? Ne doit-elle pas s'incliner devant une loi fatale? Elle sait bien qu'elle ne peut pas avoir son fils tout entier à elle seule. Allons! Encore ces idées sombres. Elle en oublie la promenade. Où est-on? Elle tire la carte de la pochette. Mais voilà qu'elle entraîne en même temps un carnet couvert en toile cirée noire, un carnet qu'elle ne connaît pas. Il s'ouvre tout seul à la dernière page écrite. Mme Evry y jette un regard. Ah! c'est bien de ce ponctuel, de ce minutieux René, d'avoir tenu registre de toutes ses sorties, d'en avoir marqué les dates, le but, sans oublier le nombre de kilomètres parcourus, et même la quantité d'essence consommée. L'étonnant, c'est qu'il ne lui en ait jamais parlé, et surtout qu'elle ne l'ait pas trouvé plus tôt. Tiens... Il y a même une colonne, la dernière, réservée aux noms des passagers. Un moment, Mme Evry est tentée de refermer le petit carnet. Une sorte de pudeur, de la discrétion, de la crainte, luttent en elle contre le besoin de savoir. Mais c'est lui qui l'emporte. Elle revient aux feuillets du début, court tout de suite à la dernière colonne de chaque page. Au premier regard, un mot la frappe, fréquemment répété: «Maman, Maman...» Le cher enfant! C'est elle qu'il a le plus souvent emmenée. Puis d'autres noms qui lui sont familiers: Petit, Radenain, Martinet, Gabiraud... Des amis intimes, dont il lui a souvent parlé, qu'elle a vus même, des ingénieurs de l'usine. D'autres encore, plus rares, qu'elle ne connaît pas. * * * * * Soudain, c'est comme une pointe fine qui lui traverse le coeur... Elle a découvert, de-ci, de-là, une initiale, une H... Et désormais elle ne voit plus sur le petit carnet que cette lettre-là. D'instinct, elle cherche toutes les lignes où la seule initiale figure à la colonne des passagers. Car nul autre n'accompagne René, le jour où il sort avec H... Naturellement! Et elle lit: «Pierrefonds, 201 kilomètres, 29 litres. H.» Plus loin: «Barbizon, 132 kilomètres. 21 litres. H.» Et tout récemment: «Dieppe, 398 kilomètres. 55 litres. H.» Mme Evry soupire. Ah! on ne l'a jamais emmenée jusqu'au bord de la mer, elle. Son record, comme dit René, c'est Rouen... Mme Evry a refermé le petit carnet. Comment est-elle faite, cette H, cette rivale inconnue dont elle ne sait rien, sauf la première lettre de son prénom? Est-elle jolie? Évidemment. Qui est-ce? Pourvu qu'elle ne soit pas trop méchante... Et songer qu'elle s'est assise là, dans cette voiture, sur ses coussins, à cette même place. Une affreuse amertume, jaillie du fond de l'être, envahit la pauvre maman. Vainement elle essaye de dompter le flot qui l'étouffe. Elle le sent lui déchirer la gorge, monter jusqu'à ses paupières et lui ternir les yeux. Pourtant, ne la prévoyait-elle pas, tout à l'heure même, cette existence cachée? Elle reconnaissait bien que son enfant ne pouvait plus lui appartenir tout entier. Il faut partager son coeur... et sa voiture. C'est la vie. Allons, du courage, et tâchons de montrer belle mine. Et, relevant son voile d'un geste résolu, Mme Evry tendit son visage au vent de la course. Rien de tel pour sécher les larmes. LA BEAUTÉ Laura de Pelz était, à vingt-cinq ans, d'une beauté sans égale. Née d'un de ces mariages qui unissent l'or d'outre-mer à la noblesse continentale, elle alliait en elle la vigueur américaine et la grâce française. Son visage était lumineux à force de splendeur. A vingt pas, elle magnétisait l'attention. Et elle laissait derrière elle un sillage de têtes retournées, de regards qui ne savaient plus se détacher d'elle, dans un silence de stupeur admirative. Chose rare, l'esprit invisible valait chez elle la forme sensible. Même harmonie, même éclat, même élégance, même netteté pure. On eût dit que la nature avait voulu fixer en cette créature l'idéal humain. Décidée à n'épouser, parmi tous ceux qu'attiraient sa fortune et sa beauté, que celui qui lui plairait, celui qui «ferait sonner son coeur», elle menait une ardente et libre existence. L'auto la séduisit vite. Habituée à satisfaire tous ses caprices, elle voulut conduire elle-même. Et, aussitôt initiée, elle s'élança sur les routes. On connut bientôt sa voiture: deux baquets sur un puissant châssis. Elle gardait le visage découvert, moins pour le montrer que pour savourer pleinement l'ivresse de la course. Et c'était un spectacle unique que de la voir passer, toute droite, les mains appuyées en force au volant, la face illuminée de joie et de beauté entre les fourrures sombres de la toque et du manteau, écrasant de sa silhouette souveraine le mécanicien assis à ses côtés. Invinciblement, on songeait à une divinité païenne. Non plus Diane chasseresse, mais Diane chauffeuse. * * * * * Un jour, à Aix-les-Bains, comme elle parcourait un journal dans le salon de l'hôtel, le récit d'un accident d'automobile tomba sous ses yeux. La veille, au matin, un touriste s'était tué en descendant les âpres lacets du Mont-Cenis, sur le versant italien. A un tournant, sa voiture était partie au ravin. Laura de Pelz s'émut. Elle-même avait passé le col en sens inverse dans cette même matinée de la veille. Ainsi, l'une des autos qu'elle avait croisées contenait certainement ce voyageur. Elle avait dû le voir. Il était insouciant, joyeux, plein de vie. Et quelques heures, peut-être quelques moments après, il s'écrasait au fond du précipice... Six mois plus tard, Laura de Pelz, en route pour Biarritz, traversait la Beauce, quand un cri terrible partit derrière elle... Une auto, qu'elle venait de croiser, avait fait panache et gisait dans le fossé. La jeune femme courut au secours. Le mécanicien, sain et sauf, mais la voix et le geste affolés, s'agenouillait près de son patron étendu sur l'herbe. C'était un homme jeune, blond, tête nue, la barbe en pointe, enveloppé dans un cache-poussière noir. On ne lui voyait aucune blessure, mais il avait l'apparence de la mort. Cependant, son coeur battait encore. Tout en s'efforçant de le ranimer, Laura de Pelz s'informait. Que s'était-il passé? Mais le mécanicien était encore hébété par le choc. Il ne savait pas. Monsieur conduisait. Lui regardait ailleurs à ce moment-là. Tout d'un coup, il avait senti la voiture embarder. Et comme on marchait à 70... La jeune femme s'offrit à transporter la victime jusqu'à la ville prochaine, bien que son auto n'eût que deux baquets. Heureusement, une limousine stoppa, dont les passagers consentirent à prendre le blessé. Et comme il n'avait pas encore repris conscience quand la voiture s'éloigna, il emporta son secret avec lui. Laura de Pelz, bouleversée, quitta la place sans connaître la cause de l'accident. * * * * * Or, l'année suivante, entre Auxerre et Avallon, la catastrophe se renouvela, identique: l'auto qu'on croise et qui, vingt pas plus loin, fait panache. Elle était montée par son seul conducteur. Celui-là n'avait même pas crié, tant la culbute fut brusque. Mais, depuis l'aventure en Beauce, le mécanicien de la jeune femme tournait d'instinct la tête à chaque auto. Et il n'avait dû qu'à cette circonstance de découvrir l'accident. Cette fois, l'homme s'était traîné, puis assis sur le revers du fossé. Il portait les deux mains à son front. Du sang collait ses cheveux et ruisselait entre ses doigts. Se roidissant contre l'horreur, Laura de Pelz donnait des ordres, prodiguait ses soins. Quelle fatalité pesait donc sur elle, la mêlait, deux fois en moins d'un an, à deux catastrophes presque identiques?... Cependant le blessé respirait à profondes haleines, s'efforçait de reprendre vie. Il était svelte et fin, vêtu avec recherche. Sa moustache et ses cheveux grisonnaient. Il remerciait et s'excusait tout ensemble, en mots encore vagues et confus, comme ceux qu'on prononce en rêve. Laura, obscurément anxieuse, se pencha sur lui: --Comment est-ce arrivé? Alors un sourire passa sur les lèvres exsangues du blessé. Et il balbutia, avec une galante audace: --J'ai voulu... tourner la tête... pour vous regarder... plus longtemps... Laura de Pelz se redressa, folle. Quel trait de lumière! Alors, ce jeune homme, en Beauce, l'an dernier, et sans doute aussi celui qu'elle avait croisé au Mont-Cenis, et d'autres encore qu'elle ignorait... Tous avaient affronté le péril pour la contempler quelques secondes de plus, parce que leurs regards ne pouvaient plus se détacher de son visage... Effroyable hommage! Elle s'inspira soudain une crainte sacrée. Son image délicieuse lui parut à jamais redoutable. Ainsi, à tous les drames attachés à la beauté, jalousies, rivalités, convoitises, à ces appétits de pouvoir et d'argent qui ne servent, au fond, qu'à la conquête de la femme, à toutes ces frénésies déchaînées, le progrès ajoutait une fatalité nouvelle. Désormais, des hommes pouvaient mourir de regarder seulement la beauté... NOMS D'HOTELS Au fumoir. --Alors vous partez pour le Midi, par la route, veinard? --Et à petites journées. C'est un principe. --Cigares? --Je me laisserai séduire par un jeune Henry Clay... Et je m'arrête dans les bourgs plutôt que dans les villes. C'est encore un principe. Je préfère la bonne et grasse auberge de village à l'aigre hôtel de sous-préfecture. --Ah! ah! Vous êtes pour la branche de genévrier pendue à l'enseigne de fer forgé, pour le _Cheval Blanc_ et pour le _Lion d'Or_! --Un doigt d'armagnac? --Un doigt d'enfant, alors. --Comme c'est curieux, que les auberges et même les hôtels aient gardé ces vieux noms: la _Poste_, le _Cheval Blanc_, qui sentent la diligence, l'écurie et le crottin... Ou d'autres, l'_Écu_, le _Grand Cerf_, qui rappellent des coutumes abolies, des temps périmés... D'autres même qui ne riment à rien du tout, comme la _Cloche_, le _Chapeau Rouge_, ou qui sont inconsistants et vagues, comme l'_Europe_, les _Voyageurs_... Et qu'aucun, après dix ans, ne s'inspire encore de l'automobile! --D'autant, dites donc, que les hôteliers lui doivent une fière chandelle, à l'automobile, une rude bougie! Depuis cinquante ans qu'ils tournaient de l'oeil comme des poissons sur le sable... --C'est d'autant plus curieux que les chemins de fer, eux, ont été plus favorisés. Ils ont immédiatement influencé les noms d'hôtel. La moindre station a tout de suite possédé son _Hôtel de la Gare_. --Et nous n'avons aucun _Hôtel du Garage_! --Pas même une auberge de la _Panne_! --J'aimerais mieux la _Bonne Panne_! --Vous blaguez, mais la question est peut-être plus importante qu'elle n'en a l'air. Si extraordinaire que cela paraisse, il suffit de changer le nom, la marque, l'apparence extérieure d'un être ou d'une chose, pour que cette chose ou cet être change foncièrement. Dès qu'un quidam arbore un ruban à sa boutonnière, il met plus de dignité dans sa vie. Une tenue correcte nous redresse; un vêtement lâche nous incite au laisser-aller. Un titre, un diplôme n'ajoutent rien à la valeur d'un individu, et cependant ils la stimulent. Prenez une attitude ou une face joyeuse, et, s'il faut en croire les physiologistes, il vous viendra des pensées joviales. De même, dans les sillons d'un front plissé, germeront des idées noires. Ainsi, au rebours de l'opinion admise, la forme peut réagir sur le fond. --Alors, si je vous ai bien compris, du jour où nos aubergistes donneront à leur maison des noms empruntés au vocabulaire automobile, ce jour-là, des chambres Touring Club écloront aussitôt derrière leur façade? --Ce ne sera peut-être pas si foudroyant. Mais rien ne vous dit qu'alléchant le chauffeur par leur enseigne, ils ne chercheront pas à le retenir par des attentions plus solides... que, l'ayant attiré, ils ne soient pas entraînés peu à peu à écouter ses désirs et à satisfaire ses voeux. --Qu'est-ce que vous chantez? Mais il en existe, des noms d'hôtels empruntés à l'automobile... --Allons donc? --Eh bien! et l'_Hôtel des Réservoirs_? --Horrible! --Pour des esprits lents ou distraits, il faudrait mettre au moins des _Réservoirs à Essence_. --Et l'innombrable _Hôtel Continental_? --Pas de réclame! Assez, la publicité! --Et la _Clé_, et la _Couronne_? --Vous jouez sur les mots. --Dame, en attendant le bridge. --Encore un petit cigare? --Non merci. _Non bis in idem._ --Qu'est-ce que ça veut dire? --Que deux cigares font mal à l'estomac. --Sans blague, comment voyez-vous la substitution? --Très franche. Je forgerais de toutes pièces des enseignes nouvelles. L'_Hôtel de l'Embrayage_, ça gazouille. _Magnéto Hôtel_ vous a l'air exotique. L'auberge du _Bon frein_ serait de tout repos. Ou je m'inspirerais des noms existants, mais de loin. Au lieu du _Cheval Blanc_, du _Cheval Noir_, je mettrais l'_Auto Blanche_ et l'_Auto Noire_. Au lieu d'_Hôtel des Voyageurs_, _Hôtel des Chauffeurs_. --Je ne suis pas de votre avis. Je ne trancherais pas dans le vif. Je truquerais, je biaiserais. Je trouverais des noms nouveaux qui aient la même allure, la même consonnance que les noms anciens, afin de ne pas trop dépayser le client, ni changer ses habitudes. --Bigre, vous cherchez la difficulté! --Mais non. Ainsi, tenez, le _Chapeau Rouge_ deviendrait le _Capot Rouge_. --Ça peut se défendre. --La _Bille d'Or_ remplacerait la _Boule d'Or_. Au lieu des _Trois Rois_, les _Trois Courroies_. Au lieu de la _Chasse_, le _Châssis_. --Ça pourrait devenir un petit jeu de société. --Il suffira quelquefois de changer une lettre. Au lieu des _Deux Pigeons_, les _Deux Pignons_. --Et même d'en intervertir deux. Le _Cadran Bleu_ devient ainsi le _Cardan Bleu_. --Oh! Messieurs, je crois que c'est le moment d'aller rejoindre ces dames. --Passez donc. --Après vous. --Je n'en ferai rien. --Dites donc, par quoi remplacerez-vous le _Lion d'Or_? --Le _de Dion d'Or_. --Et l'_Hôtel de l'Écu_? --Parbleu! _Hôtel de l'Accu!_ LA SOUS-COMMISSION NEIGEBLONDE «--Messieurs, nous abordons un sujet excessivement délicat. Il est bien entendu que nous nous constituons en Comité secret. Je dirais aussi en Comité de Salut Public, si je ne craignais d'évoquer de fâcheux souvenirs et de froisser de respectables convictions...» Les dix commissaires saluèrent d'un sourire. Ces apôtres du progrès étaient tous attachés au passé. Ils s'étaient réunis, vers cinq heures d'un soir d'hiver, à la Société des Automobilistes Français,--les _pétroleurs_, comme ils se nommaient plaisamment, par antiphrase,--dans un de ces nobles, chauds et lumineux salons dont les hautes fenêtres regardent la place de l'Étoile. L'orateur n'était autre que le baron Suchard, président de la Société. Son aménité, sa courtoisie, son zèle justifiaient le choix de ses collègues. L'assemblée dont il ouvrait la séance s'appelait la Commission d'Initiative. Elle s'était ainsi nommée pour bien montrer qu'elle n'avait rien de commun avec une commission parlementaire, qu'elle en répudiait les lenteurs administratives et qu'elle marchait droit au but, si hardie, si scabreuse même que fût l'entreprise. Elle allait en donner une preuve nouvelle. «--... Car il s'agit bien du salut public, des intérêts sacrés du pays, reprit le baron Suchard. Permettez-moi de vous rappeler brièvement les faits. «Notre Société, qui compte tant d'hommes remarquables, s'enorgueillit d'un grand homme. Et ce disant, je suis certain de ne blesser aucun amour-propre, puisque tout le monde s'incline devant son génie et profite de ses découvertes. Citerai-je les plus récentes? Il y a trois ans, il nous donnait, coup sur coup, le moteur à turbine et les alcoolats. Il y a deux ans, la suspension hydro-pneumatique... Bref, il nous guidait, il nous entraînait. Nous marchions dans ses pas. Notre chère industrie n'avançait qu'appuyée à son bras. Et comme elle est le signe même de la prospérité et de la suprématie nationales, on peut dire que le sort du pays était aux mains de René Sancerre...» Les mentons approuvèrent. Des «bravo», des «très bien» grondèrent au fond des gorges. «--Eh bien, Messieurs, cette prospérité est en péril. Cette suprématie nous échappe. Sur le terrain des affaires comme sur les circuits de course, on va nous battre, que dis-je, on nous a déjà battus. Ah! C'est que René Sancerre ne nous anime plus de son génie. Son élan généreux ne nous soulève plus. Et nous n'avons même pas l'espoir qu'il se recueille. Non. J'ai vu son atelier d'essai, sa table de travail: ils dorment sous la poussière. «Et pourquoi cet abandon? La plupart d'entre vous connaissent ce roman qui emprunte à la situation même de son héroïne un caractère quasi-officiel. En parlant, je ne serai donc pas indiscret. D'ailleurs, il y a un moment où la médisance devient de l'histoire. Messieurs, à un âge où les jeunes gens n'aspirent qu'au plaisir, René Sancerre travaillait à notre gloire. Aujourd'hui, le coeur prend sa revanche sur le cerveau. Notre ami s'est follement épris d'une femme qui le repousse. Ayons le courage d'être sensibles: il se meurt d'amour. «Pour bien vous pénétrer, Messieurs, de la gravité de son cas, vous devrez vous rappeler le caractère absolu et tenace de René Sancerre. Ces qualités, qui furent les conditions de son génie, se conjurent pour le perdre. Elles furent sa force; elles sont sa faiblesse. Il est l'homme d'un désir. Un autre eût cherché le salut dans la diversion. Lui s'obstine et s'épuise. «Rien ne lasse sa patience. Nul d'entre vous n'en ignore ce trait notoire et pour ainsi dire symbolique. Tous les soirs, une file de voitures Sancerre s'aligne devant la Comédie-Française. Il y a là des limousines qui sont des boudoirs, des landaus qui sont des sachets et des coupés qui sont des bijoux. Ces autos pleines de fleurs attendent le bon plaisir de Mlle Neigeblonde... Et tous les soirs elles repartent à vide, cahotant sur le pavé leurs gerbes inutiles comme un cortège de deuil. «Messieurs, pourquoi Mlle Neigeblonde se montre-t-elle cruelle à notre éminent ami? L'homme lui déplairait-il? Il a tout d'un héros. Il est jeune et glorieux, énergique et tendre, brillant et profond. En lui, rien n'éloigne, tout attire. Ses usines font de l'or avec de l'acier. Quelle femme ne serait pas flattée de sa recherche et prompte à la couronner? «Mlle Neigeblonde n'aurait-elle de bontés pour personne? Messieurs, nous nous refuserions à répondre, si deux des élus ne s'en étaient chargés pour nous. Ils affichent leur bonheur avec tant de complaisance qu'ils sont seuls à ignorer leur rivalité. Qu'un appui politique ne soit pas méprisable dans une maison d'État, qu'un appui financier vienne à point pour arrondir des douzièmes encore un peu maigres, ce sont choses possibles et dont nous n'avons point à nous mêler. Mais elles nous autorisent à regretter que Mlle Neigeblonde, sacrifiant à l'utile, se refuse à l'agréable. On pourrait craindre encore, il est vrai, qu'en dehors de ses faiblesses professionnelles, Mlle Neigeblonde ne nourrît quelque grande passion qui la rendit insensible au reste de l'univers. Messieurs, je suis très tranquille: comme dit l'autre, cela se saurait. «Dès lors, la question se dégage et s'impose. Devons-nous assister, impuissants, à notre désastre? Ou bien devons-nous agir,--et puisque nous sommes certains que rien ne saurait détourner René Sancerre du but qu'il s'est donné,--devons-nous agir sur Mlle Neigeblonde? «Ah! Messieurs, je ne me dissimule pas que la conjoncture est infiniment délicate. Mais c'est pourquoi j'ai voulu l'exposer à vos lumières. «Certes, à première vue, le conflit semble irréductible entre le droit absolu de Mlle Neigeblonde de disposer d'elle-même et les énormes intérêts attachés au salut de notre éminent ami. Bien qu'à vrai dire on soit frappé tout de suite et malgré soi par la disproportion entre ce caprice de jolie femme et ses formidables conséquences. «Mais, Messieurs, ces conséquences, Mlle Neigeblonde les a-t-elle pesées? Peut-être ne voit-elle, dans le désespoir où elle a réduit un tel soupirant, qu'une marque de son pouvoir, une flatteuse parure. Sait-elle tous les efforts qu'elle paralyse, tous les espoirs qu'elle anéantit, toutes les ruines qu'elle prépare, rien qu'en agitant sa tête charmante en signe de refus? Conçoit-elle qu'elle peut sauver non seulement un homme, mais une nation, avec un sourire? Se rend-elle compte qu'en se montrant inhumaine, au sens tendre du mot, elle commet un véritable crime de lèse-humanité? «Non, Messieurs, je ne veux pas croire qu'elle ait mesuré ces répercussions profondes. Et c'est pourquoi j'estime qu'il serait juste et bon de les lui représenter... Ce n'est pas que j'attende un soudain sacrifice à la chose publique, un dévouement à la Décius, des sentiments romains, d'une jeune comédienne qui ne joue même pas la tragédie. Non. Mais j'en appelle tout de même de Mlle Neigeblonde aveugle à Mlle Neigeblonde éclairée. Qui sait? Peut-être sera-t-elle sensible à des influences que nous ignorons _a priori_, à des promesses qui flatteront ses voeux secrets, ses ambitions cachées et que votre ingéniosité saura découvrir. Bref, Messieurs, c'est sur l'opportunité et le sens d'une telle démarche que j'ai voulu vous consulter et que j'appelle vos décisions.» Là-dessus, les dix commissaires parlèrent à la fois. Tout de suite, le débat s'échauffa tellement qu'il en devint fumeux. Le président, homme aimable, qui craignait toujours, en donnant la parole à un orateur, d'en désobliger neuf autres, balançait mollement sa petite sonnette. Des bouches s'ouvraient toutes rondes, dont on n'entendait pas la voix. Des épaves de phrases émergeaient de ce bouillonnement: «S'agit pas d'amour, mais d'une complaisance... Par le canal de Claretie... Couvririons de ridicule... tout droit au ministre... les Beaux-Arts... concurrence... l'Italie... les Anglais... sous-commission... enquête...» Peu à peu, les affinités se groupèrent. Une assemblée se casse toujours en deux morceaux. Toute idée fait naître une opposition. Ceux qui, sans en convenir avec eux-mêmes, inclinaient vers le _statu quo_, se rangèrent sous la bannière du duc d'Alino, homme violent, dont la conviction rageuse avait admirablement servi la cause automobile, et qui s'acharnait sur l'obstacle comme un chien sur la culotte d'un pauvre homme. Il jugea crûment l'action directe: --C'est un viol sec. Les partisans de l'intervention se rallièrent au commandeur de Roncevaux, dont la vieillesse flamboyait et dont la crainte généreuse, à l'instant du péril, étouffa les scrupules: --France d'abord! affirma-t-il. Le baron Suchard était rompu au vacarme. Il excellait à discerner, sous ces ondes tumultueuses, les courants en marche, à suivre leur direction et à les canaliser le moment venu. Il laissa donc s'épuiser l'effervescence, obtint des deux champions des opinions assagies et les amena sans contrainte à le choisir comme arbitre. Ce fut donc parmi l'assentiment général qu'il résuma le débat: «--Messieurs, nul d'entre vous n'est opposé au principe d'une démarche. Sur ses modalités seules, subsistent des désaccords tout en nuances. Et puisque les soucis chevaleresques de M. d'Alino et la bouillante ardeur de notre vénéré commandeur veulent bien me faire encore une fois confiance et m'offrent de les départager, je crois déférer au commun désir en vous proposant d'unir nos trois bonnes volontés pour faire connaître à Mlle Neigeblonde le voeu de l'assemblée. De la sorte vous serez assurés que votre petite délégation--qui devra étudier sur place les voies et moyens--ne péchera, en actes et en paroles, ni par défaut, ni par excès de zèle.» Il conclut en souriant: «--Messieurs, je soumets à vos suffrages l'élection de la Sous-Commission Neigeblonde.» Tous les bras s'érigèrent, comme autant de désirs. * * * * * A l'entracte, le baron Suchard poussa la porte qui s'ouvre de la salle sur «l'Administration». Par un rare bonheur, Mlle Neigeblonde ne changeait pas de robe du premier au second acte. Il espérait donc qu'elle ne remonterait pas à sa loge. Il parcourut, chapeau bas, ces augustes corridors qui sont, avec les églises et le foyer de la danse de l'Opéra, les derniers sanctuaires au seuil desquels il faille se découvrir. Le baron Suchard avait le front lourd et le regard lointain du meneur de peuples, l'allure essentielle et concentrée du diplomate. Ses deux assesseurs, le duc d'Alino et le commandeur de Roncevaux, le députaient près de la jeune sociétaire, afin de pénétrer le secret de ses rigueurs envers René Sancerre et de l'éclairer sur les effroyables effets de sa cruauté. Heureusement, notre ambassadeur possédait une introduction. Il s'était chargé, au nom de la commission des galas, d'inviter Mlle Neigeblonde à la soirée que la Société des Automobilistes français offrait à ses membres huit jours plus tard. Déjà, l'année précédente, elle et sa camarade Pervanche avaient consenti à venir dire quelques vers. Cette fois encore, elles ne refuseraient pas d'être l'enchantement de la fête?... En effet, Mlle Neigeblonde ne s'y refusa pas. Rencontrée dans un recoin parmi des habits noirs, elle avait entraîné le président des Automobilistes français parmi les solennelles solitudes du foyer. L'éclat brutal du maquillage, les lèvres avivées, la joue rougie, les cils chargés, n'altéraient pas la frappe nette de cette petite figure volontaire. La violence même de l'enluminure donnait à sa physionomie quelque chose d'artificiel et de barbare. On eût dit une poupée de cire, cruelle et délicieuse. Encouragé par ce premier succès, le baron Suchard tenta de pousser plus avant. Il rappela à Mlle Neigeblonde son triomphe de l'an passé, le charme qu'elle avait jeté sur l'assistance entière. Heureux ceux qui avaient pu s'arracher à l'ensorcellement!... Tous, hélas! ne s'en étaient pas délivrés. Le meilleur, le plus grand d'entre eux, restait frappé... Les lèvres de Mlle Neigeblonde, qui ressemblaient à deux vifs pétales de géranium, se plissèrent dans un sourire: --Sancerre... --Ah! Mademoiselle, s'écria le président, comment pouvez-vous prononcer en souriant le nom de cet infortuné qui excite la pitié de tous ses amis? Soupçonnez-vous même l'état où l'a réduit son malheur? Et il peignit l'atelier d'essai envahi de toiles d'araignées, la table de travail enlisée de poussière. --C'est à ce point, poursuivit-il, que si nous ne gémissions pas sur lui, nous gémirions sur nous. Car le marasme où il a sombré est un désastre national... Le geste navré, balayant l'avenir, il montra que c'en était fini de ces découvertes qui faisaient la gloire et la richesse du pays. Mlle Neigeblonde paraissait plus flattée qu'émue: --Vous croyez? dit-elle. Le baron Suchard répliqua gravement: --Si je n'en étais pas certain, me serais-je permis de déplorer devant vous que notre ami n'ait pas su vous plaire? --Il ne me plaît ni ne me déplaît. Le président eut un élan du buste: --Dois-je en concevoir quelque espoir pour lui? Un nouveau sourire fit éclore les deux pétales de géranium: --Mais pas du tout! Décontenancé, il gémit, d'un ton amoureux: --Pourquoi? Mlle Neigeblonde se dressa comme pour rompre l'entretien et, nette: --Parce que... Le baron Suchard était tellement troublé qu'il remit son chapeau avant d'avoir rejoint la salle. Un regard de l'huissier le rappela au respect. Réincrusté dans son fauteuil, il médita sur son échec. On rétorque une raison, on combat un argument, on franchit, on tourne un obstacle. Mais que répondre à un «parce que...»? On ne peut pas réduire le vide, étreindre le néant. Ce «parce que» était sans réplique. Donc il était invincible. «Parce que» ne signifie rien et répond à tout. C'est la devise du caprice et du bon plaisir. Après tout, pourquoi Mlle Neigeblonde ne l'eût-elle pas prise? Au surplus, en vraie coquette, elle devait avoir le génie de la contradiction. Plus on s'obstinait à la conquérir, plus elle devait se fortifier dans sa résistance. Et même peut-être éprouvait-elle plus de jouissance à se refuser qu'à se donner... Dehors, tout en cherchant son coupé, le baron Suchard soupira. Au long du trottoir, des voitures Sancerre, vides et discrètement fleuries, attendaient vainement que Mlle Neigeblonde voulût bien choisir. Le lendemain, le président exposa à ses deux collègues de la sous-commission le piteux résultat de son ambassade et sa ferme conviction sur Mlle Neigeblonde. Le commandeur de Roncevaux flamboya. C'était un petit homme tout en nez, la bouche et les sourcils crispés, les yeux phosphorescents. Une seule mèche en virgule s'enlevait au milieu de son crâne. Il s'écria: --Eh bien! puisqu'elle ne veut pas monter de plein gré dans une des voitures qui l'attendent, il faut l'y jeter de force! Oui, oui, un enlèvement. Quoi? Ce ne serait pas le premier. Et au besoin, le bâillon, le narcotique! Ah! ah! je suis pour les grands moyens, moi, parfaitement! Il faut que ce jeune homme soit délivré de ce cauchemar, de cet envoûtement, qu'il assouvisse, une fois pour toutes, sa passion, qu'il puisse enfin se consacrer de nouveau tout entier à ses travaux, à ses découvertes, à son pays. A la baïonnette! A la baïonnette! Un souci personnel fouettait sa fougue généreuse. Amateur passionné d'auto, il lui fallait tous les six mois un nouveau modèle. Et il envisageait avec horreur l'avenir morne et sans surprise que lui préparait l'inertie du grand inventeur. Le duc d'Alino, colossal et barbu, haussa les épaules. Au fond, il restait partisan du _statu quo_. Secrètement ravi de grossir les difficultés, il dit avec une bonhomie féroce et une feinte conviction: --Si vous tenez absolument à ce que cette petite femme tombe, il faut miner le terrain sous ses pas ou tout au moins lui enlever ses points d'appui. L'un de ses protecteurs est sous-secrétaire d'État à la Voirie. Eh bien, flanquez-le par terre. Mais comme il est personnellement inattaquable, il vous faut jeter bas tout le ministère. Ah! dame, ce ne sera pas une petite affaire. Nous ne sommes plus au temps où, quand l'un des ministres faisait un faux pas, tous s'écroulaient, comme des capucins de cartes. Fini, les capucins! Aujourd'hui, c'est le régime du dentiste. On remplace une dent mauvaise par une bonne, sans changer tout le râtelier. Aussi, ça sera dur d'enlever le morceau. Enfin, on y arrivera tout de même. Le baron Suchard, homme aimable et pacifique, murmura: --Vous exagérez... --Son second protecteur, reprit le duc, spécule principalement sur les sucres et les cuivres. On peut le taquiner des deux côtés. Quant aux sucres, en criant à l'accapareur, on est à peu près sûr de tomber juste. De même, lorsqu'on crie au voleur dans une foule, on voit toujours s'enfuir une demi-douzaine de personnes. Dame, il y aura peut-être bien quelques suicides, mais on ne fait pas d'omelettes sans casser des oeufs. Quant aux cuivres, il suffirait de dénoncer ses empiètements et ses intrigues au Cameroun. Cela n'ira pas sans quelque grabuge diplomatique. L'éternelle question du partage de l'Afrique se posera de nouveau à l'état aigu devant l'Europe. Sera-ce l'occasion d'un conflit tant de fois évité? Peut-être? Mais, qui veut la fin veut les moyens. Ainsi, par l'énormité de l'entreprise, il entendait en démontrer l'inanité. Très sincèrement, il était d'avis de laisser la jeune femme libre d'elle-même. Et puis, tous les constructeurs, depuis des années, étaient obligés de suivre René Sancerre dans ses incessants progrès, de renouveler continûment leur outillage et leurs modèles. Ils en perdaient le souffle. Et ma foi, pour eux, une petite halte n'était pas sans agrément... Découragé, anéanti devant ces folles suggestions, ces éventualités formidables, le baron Suchard s'affaissait. Quoi? La violence et le rapt, ou la crise, le scandale, la guerre, pour vaincre un «parce que...»? Mieux valait y renoncer. Vint le soir de la fête. Le baron Suchard gardait un front soucieux, une mine accablée. Et quand Mlle Neigeblonde parut, sa petite tête nette et volontaire dressée au naturel sur ses épaules délicieuses, il sentit lui monter du fond de l'être une rage coupante d'amant évincé. Songer que pour émouvoir, pour toucher ce coeur qu'on devinait si proche sous la souple armature du corsage, il faudrait des bouleversements à faire crouler le monde, des cataclysmes à faire craquer la terre! Ah! pourquoi René Sancerre, au lieu de s'attaquer à Mlle Neigeblonde, ne s'était-il pas épris de sa camarade, Mlle Pervanche? Rien qu'à voir sa face tendre, son petit nez déluré, ses yeux humides, son allure bon garçon et son galbe généreux, on sentait qu'elle eût compris et consenti le sacrifice que tout un pays eût attendu de son esprit et de sa bonté. Justement, elle accourait vers le président: --Monsieur, monsieur, quelqu'un ne pourrait-il pas me faire répéter dans un petit coin? C'est stupide, mais j'ai un trac fou. J'ai peur de ne plus savoir... Me voyez-vous rester en panne, devant des chauffeurs? René Sancerre passait, fantômal. Alors, une inspiration foudroya le baron Suchard. Pour un peu, il se fût jeté à genoux, afin de rendre grâce à la Providence des «Pétroleurs». Il appela: --Sancerre!... Rendez-moi donc le service de faire répéter Mlle Pervanche. Vite, vite. Vous n'avez pas un instant à perdre. C'est bientôt son tour. Tenez, là, vous serez tranquilles. Il les poussait, les installait dans un petit salon dont les baies ouvertes donnaient sur la salle des fêtes. Ah! certes, il n'espérait pas que le triste amant se laissât prendre aux attraits de Mlle Pervanche. Aucune femme n'existait pour lui, hors Mlle Neigeblonde. Non, ce n'était pas cela qu'espérait le bon président. Et pourtant, ils formaient un couple charmant, sur l'étroit canapé, lui penché sur son livre, elle lui adressant les vers d'amour avec les accents et les gestes de la passion, pas fâchée, peut-être, d'outrer ce rôle près du soupirant de son amie Neigeblonde. Fut-elle mise en verve par la répétition? Les automobilistes français préféraient-ils sa grâce épanouie et bien vivante à l'âpre talent de Mlle Neigeblonde? Gardaient-ils à celle-ci une obscure et mâle rancune de sa cruauté envers Sancerre? Le certain, c'est que Mlle Pervanche obtint nettement plus de succès que sa camarade. Oh! le regard noir que darda Mlle Neigeblonde, vers son amie, tandis que Pervanche remerciait en saluant, la gorge en offrande... Le président se frottait les mains. Il prit la gerbe de fleurs préparée selon l'usage, la fourra dans les bras de Sancerre: --Mon cher ami, soyez donc assez aimable pour l'offrir à Mlle Pervanche. Vous l'avez fait répéter... C'est tout indiqué. Sancerre s'exécuta. Toute chaude encore de l'ovation, l'actrice le remercia avec des mines et des mots câlins. Mlle Neigeblonde prit la porte sans prévenir, à la japonaise. Le baron Suchard s'usait les mains de satisfaction: «Et allez donc! La coquette est jalouse...» Le lendemain soir, les trente chevaux de la limousine Sancerre, accoutumés depuis si longtemps aux vaines attentes, sur la place du Théâtre-Français, remarquèrent qu'ils ne partaient point à vide. Pas bien lourde, la surcharge. Une petite personne qui s'était furtivement coulée dans la voiture, et d'autant plus légère qu'elle allait accomplir une bonne action. Mieux éclairée sur elle-même par cinq minutes de jalousie que par un an d'hommages, Mlle Neigeblonde courait rendre à René Sancerre la vie et la gloire, dans un baiser. LA GUIGNE Il fait beau. L'auto glisse. On boit le ciel. Ah! ce voyage s'annonce bien. Décidément, les Trutat ont eu là une fière idée d'emmener leurs amis Macin dans leur voiture. Dix jours de randonnée. On grimpe le Jura, on se laisse couler en Suisse, on contourne le Léman, on rentre par la Bresse. Des gens charmants, ces Trutat. Le mari est gai, commode, débrouillard, bon vivant. La femme est un peu froide d'apparence. Mais ce glacis léger cache une nature tendre. Quand on n'a pas d'auto, des amis pareils sont une bonne fortune. On est parti après déjeuner. Trutat adore tracer des itinéraires, préparer les étapes. Une âme de fourrier. Ainsi, on doit dîner et coucher à Avallon. Et tout laisse prévoir qu'on suivra le programme. Pagne! Un éclatement. L'arrière-droit. La voiture stoppe. Et une jolie déchirure, encore. Il va falloir changer l'enveloppe et la chambre. Trutat plaisante. Ces ennuis-là arrivent à tout le monde. Ça permet de se dégourdir les jambes... Mais, au fond, il n'est pas content. Voilà ses projets perturbés. Dînera-t-on à Avallon? On y dînera certainement en retard. Car, trois lieues plus loin, une soupape casse... Trutat fait encore bonne figure. A peine laisse-t-il échapper quelques signes d'agacement. Et c'est d'un ton jovial, avec une grande tape sur l'épaule, qu'il décoche à Macin: --Dites donc, est-ce que vous porteriez la guigne, par hasard? Un petit froid. Macin, homme susceptible, est tenté de se cabrer. L'injustice le révolte. Mais il est l'invité. Il se refrène, grimace un sourire et se contente de repousser l'accusation en trois gestes et trois mots: --Oh! cher ami, pouvez-vous croire?... Et l'incident est oublié dans la joie de reprendre la route, de s'élancer bien vite. Si vite, qu'avant Avallon, on recrève... Cette fois, Trutat ne masque plus son dépit. Il sacre, peste, va, vient, et soudain, passant devant les Macin qui se tiennent discrètement à l'écart, il grince d'un ton qui voudrait être badin: --Décidément, je crois que vous portez la guigne. Encore! Ma foi, Macin a beau être l'invité, il proteste: --Mais c'est absolument faux, mon cher. Je vous assure que... Mme Trutat le coupe. Et, de son petit air de pince plate: --Oh! ce n'est pas de votre faute, cher Monsieur. Mais il y a des gens comme ça, qui n'ont pas de chance en auto. --Un porte-veine à l'envers, appuie lourdement Trutat. C'est trop fort! Macin se rebiffe: --Mais, chère Madame, ce n'est pas la première fois que nous montons dans une automobile. Et je vous donne ma parole qu'il ne nous est jamais rien arrivé. Et prenant sa femme à témoin: --Enfin, tu te rappelles... Dans les Vosges avec les Bonissart, à Dieppe avec Coconnier, à la Sarthe avec les Chenot... Rien, jamais rien. Mais Trutat s'entête: --Qu'est-ce que vous voulez? Il y a commencement à tout. Heureusement, le mécanicien a réparé. Le vent de la course évapore la querelle. La vitesse a ceci d'excellent qu'à partir de 70 à l'heure les passagers se taisent. C'est comme un ange qui passe. * * * * * Mais Macin n'a pas digéré l'injuste algarade. Et, le soir, dans le tête-à-tête de la chambre d'hôtel, une fois couché, tandis que sa femme se déshabille, il se détend, il explose: --Non, est-ce assez imbécile! A-t-on jamais inventé quelque chose d'aussi stupide, d'aussi épais? Vous rendre responsable des pannes! On porte la guigne! Comme c'est fin, comme c'est malin! Et impossible de répondre. On est muselé. On est dans leur voiture. C'est justement pourquoi Trutat n'aurait pas dû me monter ce sale bateau. C'est d'un goût infect. Alors, c'est de ma faute si leur tacot crève ses pneus et casse ses soupapes? C'est admirable! Il n'avait qu'à la mettre au point, sa tinette, et flanquer partout des chambres neuves. Non. C'est ma faute. Mufle, va... Mme Macin est dans cet indulgent état d'esprit d'une femme qui vient d'ôter son corset. Et tout en se caressant les hanches à travers sa chemise encore plissée: --Que veux-tu mon ami, c'est instinctif. On cherche toujours un bouc émissaire. --Je lui en ficherai, moi, des boucs. Il n'avait qu'à s'en prendre à lui. C'est lui, le bouc. Ah! je voudrais trouver quelque chose pour lui river son clou... D'autant que ça va recommencer tous les jours, pendant dix jours! Gai... Madame se coule près de son mari. --Songe qu'il nous invite, qu'il nous emmène... Vaine sagesse. Monsieur s'obstine: --Raison de plus pour ne pas nous froisser. Ah! je voudrais lui faire toucher du doigt sa sottise, lui mettre le nez dedans... Mais Madame s'entête aussi. Subtile et caressante, elle s'efforce d'orienter l'attention de son mari vers des voies plus aimables: --N'y pense plus, chéri. Un silence. Et alors qu'elle semble réussir, que Monsieur paraît oublier sa soif de vengeance pour des soins plus immédiats, il murmure encore: --Ah! Je lui montrerai, moi, si je porte la guigne... la guigne... la gui... * * * * * On part le lendemain matin par un temps indécis. Le programme exige qu'on déjeune à Châlons. Macin s'est composé un visage impassible et fermé. Cependant, chose curieuse, il semble s'éclairer soudain à la vue du ciel assombri et gros de menaces. Et quand, sur la route, les premières gouttes tombent, il se frotte les mains. On s'arrête, on dresse la capote. Mais la pluie augmente. Alors Macin sourit tout à fait. Du doigt, il montre à Trutat assis devant lui la folle radée qui crépite sur le capot, et frappant son ami d'une cordiale tape sur l'épaule: --Dites donc, mon cher, est-ce que par hasard vous porteriez la guigne? L'autre sursaute: --Moi? Très calme, Macin poursuit: --Dame! Il y a des gens qui apportent partout le mauvais temps avec eux... Trutat monte, s'indigne: --Mais je n'en suis pas, de ces gens-là! Lui aussi prend sa femme à témoin. --Jamais, dans nos randonnées, nous n'avons eu de pluie, n'est-ce pas? L'Auvergne... la Côte d'Azur... Biarritz... Macin, inexorable: --Il y a commencement à tout... Oh! Ce n'est pas votre faute. Pas plus que celle des gens qui portent la guigne à la voiture... Cette fois, Trutat a compris. Et comme, justement, la pluie a cessé, il sourit, bon diable au demeurant: --Ah! le sale biscornu, qui prend mal les blagues. Il a voulu sa revanche. Chacun sa manche, hein? --Oui, dit Macin en lui tendant la main. Mais, si vous m'en croyez, nous ne jouerons pas la belle. Et le voyage continua. LE CHAUFFEUR EST GARANTI L'agence Collinot--la Motor-Agence--impressionna Mme Beaurain. Ce magasin encombré de grosses voitures miroitantes, ces commis aux façons d'attachés d'ambassade, la belle assurance et la gauloise moustache de Collinot lui-même, tout intimidait l'excellente femme. Son mari s'était enrichi dans la nouveauté. Selon l'usage, elle lui avait survécu. Elle menait une existence large, douillette pour elle et bienfaisante aux autres. Maintenant que l'automobile avait fait ses preuves et paraissait au point, Mme Beaurain se décidait à en tâter. Elle expliqua ses désirs. Une bonne petite voiture pour la ville et la campagne, le chaud et le froid, la pluie et le beau temps, une voiture facile et douce, sans emballement ni caprice, une voiture pour dame âgée. Sans doute la maison, pourrait aussi lui fournir un mécanicien? Collinot l'écoutait, les mains aux hanches et les jambes écartées. Il déclara, péremptoire: --J'ai votre affaire. Il avait toujours l'affaire de ses clients. De quelque marque, de quelque forme que vous exigiez une voiture, il a toujours votre affaire. Et vous lui demanderiez une maison, un dirigeable, un dromadaire, qu'il aurait encore votre affaire. Et le joli, c'est qu'il a réellement votre affaire. Apre et dur comme une lime, mais droit comme elle, cet homme est incapable d'une fourberie. Vendant cher, il se paye le luxe d'être honnête. Et Mme Beaurain n'ignorait pas sa réputation de probité et d'avarice rigoureuses, sa façon de tenir haut sa tête et ses prix. Il lui dénicha un landaulet de la bonne marque et de récent modèle. Quant au mécanicien, justement il s'était présenté la veille à l'agence un lascar énergique, qui venait se mettre à la disposition des clients. Mme Beaurain fondit en remerciements. Et tout en la reconduisant jusqu'au bec de cane, Collinot conclut: --L'agréable, voyez-vous, Madame, dans cette combinaison-là, c'est que le chauffeur est garanti. --Ah! Le chauffeur est garanti? --Absolument. L'excellente dame s'épanouit: --Ah! bien, voilà qui me rassure et me fait grand plaisir... * * * * * Le chauffeur s'appelait Bastien. Mme Beaurain jugea qu'il ne payait pas de mine. Les sourcils lui tombaient sur les yeux. Le balai noir de la moustache sortait du nez écrasé. Le menton menaçait. Comme le mérite se cache parfois sous des dehors ingrats! Car enfin, ce chauffeur était garanti. Collinot lui-même l'avait déclaré. Une ingénieuse invention, cette caution du mécanicien. Certaines maisons garantissent leurs machines en tout ou partie. Mais on n'avait pas encore songé à se porter garant du chauffeur. Comme le progrès va vite. Dès la première sortie, toutefois, elle fut ébranlée. Il lui sembla bien que Bastien écornait les tournants, montait sur les refuges, restait sourd aux appels prudents de sa patronne et ne connaissait pas plus Paris qu'un Caraïbe frais débarqué. Mais elle douta d'elle-même, n'osant pas douter de Collinot. La seconde fois, pourtant, Bastien cueillit, en une après-midi et comme avec la main, trois contraventions: fumée, excès de vitesse, refus d'obéir au bâton blanc. Mais on sait que les sergents de ville sont excessifs. Peut-être aussi Bastien se trouvait-il, ce jour-là, sous l'empire d'une excitation spéciale, d'un malaise passager. Un homme, c'est changeant comme une femme. Et la bonne Mme Beaurain espérait encore. Hélas! non, son excitation n'était pas fugitive. Elle était bel et bien chronique. Et la source n'en était point secrète. Lorsque Bastien venait prendre les ordres à la portière, il soufflait une telle pestilence d'absinthe et de tord-boyau, un relent si condensé d'assommoir, qu'on tremblait, quand il allumait les lanternes, de voir son haleine s'enflammer et faire explosion. En voilà un qui marche à l'alcool!... Mais ce n'est tout de même pas pour cette capacité-là que Collinot l'a garanti? Serait-ce pour l'abondance, la somptuosité de ses injures? Cet homme est chargé d'invectives jusqu'à la gueule. Il mitraille tout, les agents, les pneus, les cochers, le carburateur, les passants, l'allumage, les cyclistes, en grasses et vertes bordées, si retentissantes que, de la voiture, on ne peut pas éviter de les entendre. On n'a qu'une ressource, c'est de ne pas les comprendre! Enfin, une foudroyante révélation achève de ruiner les illusions de Mme Beaurain. La cuisinière, larmoyant dans son tablier, vient se plaindre des transports de Bastien. Si encore elle était seule à les subir... (Jalousie, voilà bien de tes coups!) Mais il y en a pour tout le monde: la femme de chambre, la fille de cuisine, la laitière, la boulangère. C'est la terreur de l'escalier de service, le satyre du sixième étage... * * * * * Comment l'intègre Collinot a-t-il pu se tromper à ce point? Ma foi, Mme Beaurain en aura le coeur net. Et la voilà partie--en fiacre--pour l'agence. --Comment, Monsieur Collinot, vous qui êtes la sécurité même, comment avez-vous pu me garantir ce détestable conducteur, ce grossier personnage, cet ivrogne, ce débauché...? Collinot en demeure stupide. Et, de très bonne foi: --Moi, Madame, moi, je vous ai garanti ce chauffeur? Mais je ne l'ai vu qu'une fois, le jour où il s'est présenté à l'agence. --Je vous assure que vous m'avez dit: «Le chauffeur est garanti.» Alors Collinot de se frapper le front et, se soulageant dans un grand éclat de rire: --Mais, Madame, je vous ai dit que, dans ce modèle-là, grâce au petit toit qui surplombe le siège avant, le chauffeur était garanti! LORD SHEFFIELD Lorsqu'il parut pour la première fois, étincelant et vénérable, le 8-12 reflets campé sur l'oreille, la barbe Roi des Belges répandue sur le gilet blanc, tout le personnel de la Motor-Agence s'empressa, l'oeil aimable, la bouche ronde et l'échine courbée. Un client bon teint, certainement. Désignant du bout de sa canne une plantureuse limousine, il souhaita, du ton le plus courtois, d'en connaître l'origine, la force et le prix. Puis vint le tour d'un phaéton. Deux baquets lui succédèrent. Flairant la grosse affaire, les employés témoignaient d'un zèle inaltérable. Même le directeur, le célèbre Collinot, homme occupé s'il en fut, intervint en personne. Tous levaient des capots, ouvraient des portières, éprouvaient des ressorts, démontaient, démontraient. Cependant, le beau vieillard, sur un salut plein de noblesse, partit sans laisser de commande. Il revint. Sans doute avait-il arrêté son choix dans l'intervalle. Un tel espoir lui valut un accueil favorable. Mais le vénérable amateur n'exigeait que de nouveaux renseignements. On les lui fournit d'une ardeur mollissante. Lorsqu'il se présenta pour la troisième fois au magasin, Collinot était en conversation avec son collègue de la Lutèce-Automobile. L'imposant personnage hésitait encore. Un commis résigné reçut ses vaines confidences. Lorsqu'il fut parti: --Hein! Quel sinistre raseur! dit le directeur de la Lutèce-Automobile. --Vous le connaissez? demanda Collinot. --Je vous crois! Il est venu cinq fois chez nous, sans acheter même une paire de lunettes. Il doit faire le tour des magasins et des agences. Nous l'appelons lord Sheffield, car Sheffield est la patrie des rasoirs. C'est le bon loufoque. Et, bientôt, le fait s'avéra dans le petit monde des marchands. Lord Sheffield était un de ces demi-fous qui, laissés en liberté, cherchent par la ville la satisfaction de leurs manies. Lord Sheffield, lui, aimait à examiner, à marchander des voitures, à se donner des avant-joies d'acheteur. On assurait qu'il vivait au cercle, sans famille et sans grande fortune. * * * * * La légende se renforça au moment du Salon. Là, en présence d'un personnel nouveau auquel il en imposait par sa prestance, lord Sheffield semblait se saouler de volupté. Les bras encombrés de catalogues, il stationnait des heures devant chaque stand, exigeant d'interminables explications. Ce qu'il s'en était donné pendant ces trois semaines! Le Grand-Palais fermé, lord Sheffield reprit le chemin des magasins et des agences. Souvent, on l'éconduisait, ici avec mesure, ailleurs sans ménagement. Ah! non, on l'avait assez vu. Certaines maisons le toléraient encore. A la Motor-Agence, on avait pris le parti de s'en amuser. Il n'en paraissait rien voir. Et, ravi, il avait adopté le magasin de Collinot. Il gardait ses façons de grand seigneur, marquait à chaque visite une joie renouvelée et trouvait un prétexte à chacune de ses entrées: --Quelle est donc cette charmante voiture que j'aperçois à votre vitrine? Il me semble ne l'avoir jamais vue... On lui déléguait un commis de bonne volonté, un mécanicien haut-le-pied, la dactylographe quand elle était de loisir, ou même l'homme de peine. On lui donnait des réponses et des explications fantaisistes qu'il accueillait avec gravité. Puisqu'on consentait à recevoir le noble raseur, c'était bien le moins qu'il payât sa rançon. Peu à peu, le ton des plaisanteries monta. On traitait tout à fait lord Sheffield en inoffensif détraqué. Collinot même se mêlait au jeu. La preuve qu'il était timbré, c'est qu'il semblait toujours ne s'apercevoir de rien. Ou bien, si l'on poussait trop loin la blague, il vous ajustait de sa canne braquée en manière de fusil: --Ah! ah! Vous, je crois bien que vous vous moquez de moi? Une semaine plus tard, il revenait, sans rancune. * * * * * Un jour--il y avait à peu près un an que durait ce divertissement--le vieux beau demanda le prix d'une voiturette nouveau type, huit chevaux, quatre cylindres, qu'il avait levée à la devanture. Collinot, présent et de belle humeur, lui répondit sans piper: --Cent mille francs. Tous les employés se roulaient silencieusement, la bouche en tirelire. --C'est cher, estima lord Sheffield impassible. Et avisant une somptueuse limousine aux proportions de wagon: --Et celle-ci? Collinot, excité par les rires de la galerie, répliqua: --Deux francs soixante-quinze. Lord Sheffield resta pensif un moment. Puis: --Je l'achète, déclara-t il. Cette fois, l'auditoire n'y tint plus. La gaieté éclata. C'était trop farce. --Entendu, dit Collinot qui voulait épuiser la plaisanterie. Lord Sheffield s'assit à une table, tira des lunettes à monture d'écaille, rédigea quelques lignes sur du papier à l'en-tête de la maison, sortit de sa bourse deux francs soixante-quinze centimes et les aligna devant lui. Puis, de son ton exquisement courtois: --Veuillez avoir l'obligeance de signer ce reçu. Il en avait de bonnes, le vieux louf! Collinot en riait à s'étrangler. Une limousine signée Goudchaux, sur châssis 30-chevaux Sancerre, pour deux francs soixante-quinze! Et, essuyant ses yeux pleins de bonnes larmes de gaieté, il mit un paraphe au bas du papier. Il fallait voir jusqu'où irait la fumisterie. On ne rigolait pas tant tous les jours. Lord Sheffield mit le précieux reçu dans sa poche et, saluant en gentilhomme l'assistance tordue de joie: --J'enverrai mon mécanicien demain matin prendre livraison de ma voiture. * * * * * Le plus drôle, c'est qu'un chauffeur s'est en effet présenté le lendemain à la Motor-Agence pour emmener la voiture et qu'un huissier a dûment constaté le refus de Collinot. Lord Sheffield va plaider. C'est un joli procès en perspective. Eh! eh! les arguments de lord Sheffield--de son vrai nom baron de Michery--ne sont pas sans valeur. Qu'on l'ait pris pour un bon toqué parce qu'il s'est entouré de renseignements pendant un an, peu lui importe, puisqu'il est en réalité sain d'esprit. Il a plu à Collinot de se lancer dans la fantaisie, de lui vouloir vendre une voiturette cent mille francs et une limousine deux francs soixante-quinze. C'est son affaire. Il l'a pris au mot, voilà tout... A quoi Collinot réplique, non sans apparence de raison: Ou bien lord Sheffield est fou comme il en a l'air, et alors le marché est nul; ou bien ledit lord Sheffield a joué pendant un an une indigne comédie pour en venir à ses fins, et alors il mérite d'être traité comme un vulgaire filou... Les tribunaux apprécieront. L'HOMME AUX PETITS CADRANS Il s'appelle Pichat. C'est un aimable inutile. Comme beaucoup d'oisifs, il a comblé le vide de son existence avec des manies. Son vice innocent, c'est le petit cadran, l'aiguille qui marque quelque chose, n'importe quoi. N'ayant pas d'intérêt dans la vie, il s'est attaché à celle de tous ces appareils que nous avons inventés pour mesurer le temps, la pression, l'humidité, la vitesse. Il suit leur marche, leurs variations, leurs soubresauts. Il a en eux une foi absolue. Ce sont ses dieux. Ainsi, Pichat possède un hygromètre. C'est une énorme et splendide montre de cuivre, couchée dans un écrin de cuir noir tapissé de velours améthyste. Une aiguille unique promène nonchalamment de gauche à droite sa pointe d'acier bleu, selon que le temps est sec ou mou. Et Pichat la suit dans l'émoi. Dès qu'elle indique la grande humidité, il se sent une petite crise d'asthme. Jamais baromètre ne fut plus sollicité, excité, tapoté d'un doigt nerveux, que celui de Pichat. Mais on peut dire de lui qu'il fait la pluie et le beau temps. Car Pichat lui témoigne une confiance religieuse. La baisse le déprime et la hausse l'exalte. L'anéroïde marque-t-il le beau fixe? Ah! alors, l'orage peut fracasser l'espace et submerger la terre. Pichat voit le ciel bleu. Quant à son chronomètre, c'est une pièce de sa propre anatomie, un prolongement de lui-même, comme l'horloge insérée dans le ventre du nègre, à la Porte Saint-Denis. Pichat le tient au chaud dans un large et confortable gousset d'où le précieux instrument semble jaillir de lui-même pour venir se nicher dans les doigts de son maître. En balade, dans la voiture d'un ami, Pichat n'est plus qu'un chronomètre en marche. Naturellement, il mesure la vitesse de village à village, de borne à borne, d'arbre en arbre. Crève-t-on? Pichat prend le temps qu'on met à réparer. Ce qui, soit dit en passant, le dispense de besogner. La durée de la halte, celle du repas, l'intervalle entre les plats, il enregistre tout. Grâce à lui, on saura, au cinquième de seconde, combien l'omelette se fit attendre. Tout, vous dis-je, il mesure tout. Et lorsqu'on surprend, au hasard de la course rapide et silencieuse, un gars en train d'embrasser sa promise à l'abri d'une meule ou d'une haie, Pichat, le doigt en arrêt sur le déclic, chronomètre le baiser. * * * * * Mais où la manie de Pichat se répand, prend son essor, s'en donne à pleins gaz, c'est sur sa propre voiture. Il conduit lui-même. Et, sous ses yeux, brille une véritable constellation de petits cadrans. Des aiguilles sautillent, dans un perpétuel et joyeux cake-walk. D'autres se déplacent lentement, à regret, comme lasses de leur fastidieux métier d'indicatrices. Il y en a même qui, dirait-on, ne veulent rien savoir. Mais Pichat connaît leurs moeurs, leur tempérament et sait interpréter aussi bien leur apparente torpeur que leur animation frétillante. En route, il surveille la petite escouade des agitées et des paresseuses. Il n'a pas son pareil pour savoir à tout instant ce qui se passe dans le ventre de sa voiture. Circulation d'eau, graissage, débit d'essence, nombre de tours du moteur, tout s'inscrit là, sous ses yeux. Mais ses regards les plus vigilants, les plus tendres, vont à l'indicateur de vitesse. C'est l'enfant chéri, le cadran de prédilection. Sans lui, la promenade serait fade et sans attrait. Que ferait-on, juste ciel, sur une route, sans indicateur de vitesse? Va-t-on à 50? à 60? à 70? On n'en saurait rien. A quoi bon faire vite, si l'on ignore ce qu'on fait? Tandis que, l'indicateur devant soi, on déguste l'allure dans ses plus infimes variations, dans toutes ses nuances. Lorsque la route est vide, plane et droite, on voit croître la vitesse à mesure que l'aiguille avance sur le cadran. Et la joie en est décuplée. Dans une descente, cette même aiguille vous avertit: «Attention, tu vas trop vite. Sois prudent.» Bref, c'est une conscience visible. Et c'est une conscience infaillible. * * * * * Or, un jour, Pichat, seul dans un des deux baquets de sa voiture, goûtait par les campagnes l'honnête plaisir de la promenade. C'était un fin matin d'août. Un orage, la veille, avait abattu la poussière, rafraîchi l'air, avivé l'odeur des bois. Des brumes diaphanes voltigeaient à ras de terre. (D'ailleurs, l'hygromètre, au départ, marquait la grande humidité et le baromètre montait au beau.) Le moteur donnait bien. Pichat respirait à pleines narines. Il accéléra, comme pour se porter au-devant des pures délices de l'heure. L'aiguille indiqua 70. C'était à peu près tout ce que pouvait donner d'ordinaire sa voiture. Cependant, tenté par la route déserte, par le beau matin, il poussa encore. L'aiguille avança jusqu'à 72, jusqu'à 73. Sans doute, l'état du sol et de l'atmosphère était exceptionnellement favorable. Pourrait-il aller plus encore? Il essaya. Presque subitement, l'aiguille sauta jusqu'à 80. Ah! déciment, tout se conjurait pour établir un record. La forte griserie de la vitesse lui montait au cerveau. L'aiguille avançait toujours, par saccades: 85, 90. Soudain, elle atteignit 100! O prodige! il atteignait le 100 à l'heure. Lui aussi, il en connaîtrait donc les voluptés... Le vertige l'arrachait à lui-même. Il ne cherchait même pas à s'expliquer le miracle. Il roulait dans un rêve d'orgueil absolu, une sérénité brutale d'astre lancé dans l'infini. La campagne ne lui semblait plus que des stries brunes, jaunes et vertes. L'aiguille marqua 110, puis 115. Détrônés, les rois de la route! Pas besoin d'autodrome, de circuit gardé, de monstres, pour atteindre des vitesses de course. Saoul de gloire, Pichat criait des mots que le vent arrachait à ses lèvres. D'un bond, l'aiguille sauta jusqu'à 125. Pichat se cramponna au volant. Ah! mais... Jusqu'où irait-il ainsi? Un virage approchait. Il ne s'agissait pas de se tuer bêtement. Il voulut ralentir. Atroce sensation: l'aiguille ne broncha pas! La vitesse restait constante! Pendant une seconde, Pichat crut devenir fou. Son cerveau craquait d'épouvante. D'instinct, il bloqua ses freins... Et, en quelques mètres, la voiture s'arrêta. Alors, dans une grande détente de tout l'être, Pichat s'aperçut, enfin, que son indicateur de vitesse était détraqué. LA MAUVAISE VOIE Ouf! Journée finie... Sur sept visites, Mme Agil a trouvé trois portes closes. Une grippe, un deuil, une migraine. Une vraie chance. Il était écrit qu'elle serait libre de bonne heure, décidément. Mais que va-t-elle faire de ses loisirs? Ira-t-elle chez la vieille tante Félicie, ou chez l'ardent La Postolle? Et tout en descendant l'escalier de la dame à la migraine, elle délibère. Bien touchant, le mot qu'elle a reçu le matin même de la pauvre tante, cloîtrée au logis, rivée au fauteuil par les premiers froids et qui demande l'aumône d'un petit papotage au coin de feu, les visites faites. Non moins éloquent dans sa brièveté, le _bleu_ arrivé à midi et signé des initiales de La Postolle, où il implore pour cinq heures un rendez-vous... le premier! Sur le seuil, tout en regardant couler le boulevard Malesherbes, elle balance encore. La nuit vient. L'allumeur de réverbères aussi. Ils font un match, à qui sèmera le plus d'étoiles. Le dôme de Saint-Augustin monte sur le crépuscule _liberty_. La limousine de Mme Agil est allongée au ras du trottoir. Songer que cette voiture-là va l'emmener dans la bonne ou la mauvaise voie et que Paul, le mécanicien, sera l'instrument du Destin... car elle chercherait vainement à se le dissimuler: son sort se joue en cet instant. Elle est à la fourche. D'un côté, c'est la route droite, familière, bien unie, bien plate, sans autre fleurette à cueillir que le bleuet d'une bonne action. De l'autre, c'est la route interdite, inconnue, sinueuse, accidentée, peut-être tragique, bordée d'abîmes, propice à la chute, mais parée--à en croire La Postolle--de fleurs si voluptueuses... Cependant, il faut prendre un parti, donner une adresse à Paul. Oh! Elle ne craindrait pas de se faire conduire à la porte même de La Postolle. Elle sait qu'il habite dans la maison de sa couturière. Et lui aussi le sait. C'est peut-être ce qui lui a donné l'idée de lui faire la cour... Paul l'a vue. Il met en marche. Que ce garçon est donc prompt! Mais elle n'est pas encore décidée... Ah! va pour la tante Félicie! --123, boulevard Pasteur. Après tout, il sera toujours temps de changer en route. Pauvre tante, elle va être si contente. Presque impotente, à demi ruinée, après avoir été, paraît-il, si fringante, si adulée. Pour elle, chaque visite est un cordial. Dès qu'on entre dans sa chambre, sa figure s'éclaire, son teint monte, ses yeux brillent, on a la sensation d'être le soleil. Elle aime la jeunesse, la beauté. (Eh bien, madame, et cette modestie?) On lui apporte Paris. Elle en respire le parfum dans les remous de la fourrure, dans les fleurs du chapeau... Oui, c'est une bonne action. Par exemple, quelqu'un qui la trouvera mauvaise, c'est la Postolle. Car enfin elle lui a donné de l'espoir, elle s'est presque laissé traquer, à force d'être poursuivie... Et pourquoi? Parce que c'est l'avocat à la mode? Parce qu'il a la barbe et la langue dorées? Un renom galant? On prétend qu'il magnétise les femmes qu'il convoite. Il les envoûte. Mais Mme Agil ne se sent pas encore envoûtée. La preuve, c'est qu'elle échappe à la tentation. Pourquoi faillit-elle y céder? Est-ce que son mari lui répugne? Non. Bien sûr, ce n'est pas un troubadour. Il est correct, flegmatique, capable de poussées tendres, et fait de l'argent pour sa femme. Un mari goût américain. Au demeurant, un bon compagnon de vie. Alors?... Eh bien, la vérité, c'est qu'elle rougit d'être une exception. Les livres, le théâtre, le monde lui cornent aux oreilles les joies de la trahison, l'unanimité de l'adultère. Qui sait? Elle est peut-être seule à n'avoir pas trompé son mari. C'est scandaleux. Elle a fait souvent ce rêve atroce de se promener sur le boulevard, sans voile. Cette sensation de cauchemar, elle l'éprouve à se promener dans la vie sans amant. Oh! le romancier Prosper Marchandon ne le lui a pas envoyé dire. Avec ces yeux, ces lèvres, cette taille, on n'a pas le droit d'être conjugale et popote à ce point. Et il vous l'a proprement traitée de pot-au-feu, de boeuf nature, de petite marmite. Quelle honte! Elle veut cesser d'être une petite marmite, voilà. Cependant, la voiture roule. Elle débouche à la Madeleine, s'engage parmi la fête de lumières de la rue Royale. La rue Cambon, où habitent La Postolle et la couturière, est toute proche. Il est temps encore. Pour quelle heure ce fameux rendez-vous? Mme Agil cherche le _bleu_ de La Postolle. Où diable l'a-t-elle fourré? Elle l'avait encore dans son gant en descendant le dernier escalier. Qu'en a-t-elle fait? Ah! oui, elle l'a roulé en boule une fois dans la limousine. Et puis? Peut-être jeté machinalement dans le vide-poche accroché à la paroi, près du cornet acoustique? Non. Mais c'est absurde. Ce billet signé d'initiales n'était-pas très compromettant. C'est égal, on n'aime pas à laisser traîner ces chiffons-là. Sur le tapis? Sur elle? Sur les coussins? Non. Un grand vide sombre: la place de la Concorde. La voiture va se lancer parmi les steppes de la rive gauche. Oh! Tant pis, il faut voir La Postolle, l'avertir que son autographe est égaré, parer avec lui à l'éclat possible... Et la tante Félicie? Eh bien, elle est de revue. Elle ne s'envolera pas, puisqu'elle est clouée à son fauteuil. Et puis, que voulez-vous, c'est l'envoûtement. Mme Agil décroche le cornet acoustique qui, sur sa lyre de nickel, s'érige gracieux comme un petit vase à fleurs. --Paul, passez d'abord 90, rue Cambon. Déjà la voiture a franchi la Seine. Elle bondit sur le quai désert. Tiens? Paul ne s'arrête pas. Sans doute il va virer au prochain croisement. Mais non. Il tourne l'Esplanade, s'y jette à une allure de course. Serait-il devenu sourd? Ah! mais, ah! mais... De nouveau, Mme Agil décroche le cornet: --Eh bien, Paul, vous n'avez pas entendu? Rue Cambon, 90. Ah bien oui! Il dévore la chaussée, ne fait qu'une bouchée du boulevard des Invalides, vire sur deux roues, lampe d'un trait l'avenue de Tourville et continue de présenter à sa patronne anéantie le dos satisfait et béat du monsieur qui «en met». Brouf! L'avenue de Breteuil. C'est fou. Est-ce une mauvaise plaisanterie? Est-ce que ces larges voies solitaires, ces immenses espaces libres l'excitent et lui font perdre la tête? Où l'emmène-t-il? Et La Postolle qu'il faut absolument voir pour ce _petit bleu_ perdu. Mme Agil veut crier, descendre. Elle baisse la glace. Mais la voiture s'arrête devant la maison de la tante Félicie et Paul se précipite à la portière. C'est qu'il a l'air content de lui! La lanterne éclaire en plein sa face sereine et réjouie. Pour un peu il s'écrierait: «Hein, nous avons rudement marché. Nous n'avons pas perdu de temps!» C'est trop fort! --Eh bien, Paul, qu'est-ce que ça signifie? Qu'est-ce que je vous ai dit? Et lui, paisible: --Madame m'a dit avenue de Breteuil. --Mais en route? --En route? Madame ne m'a rien dit du tout. C'est affolant. --Comment! Mais j'ai crié deux fois dans l'acoustique, à en perdre le souffle. Et Paul, toujours placide: --Dans l'acoustique? Eh bien, c'est qu'il ne marche pas. Tranquille, il monte dans la voiture, décroche le cornet, l'explore du poinçon de son canif et en retire une petite boulette de papier bleu. Le _bleu_ de La Postolle! Cueilli par le cornet, et non par le vide-poche. --Donnez! donnez! exige Mme Agil. Quel trait de la Providence! Le _petit bleu_ lui-même l'empêchant d'aller au rendez-vous! --Il était bouché, déclare paisiblement Paul. Alors, madame voulait aller?... Ah! non, non, décidément, si singulières qu'elles soient, les voies du Destin sont trop claires et trop impérieuses pour qu'on tente de leur échapper... --Nulle part. Je monte chez ma tante Félicie. LE CHAPEAU Mme Agil, en personne, va chercher son nouveau chapeau chez la modiste. Il est prêt. Elle s'en est assurée d'un coup de téléphone. On aurait pu le lui apporter. Mais on n'est jamais si bien servi que par soi-même. Les trottins ne trottinent pas toujours. Ils flânent quelquefois. Il suffirait d'un quart d'heure de retard pour que le chapeau n'arrivât pas pour le dîner. Et alors, ce serait la catastrophe. Songez donc que Mme Agil dîne ce soir même au Café de Paris. Une petite fête entre amis. Quatre couples. Et vous pensez si chacune des chères camarades va reluquer le chapeau de sa voisine. Il s'agit donc d'avoir sur la tête quelque chose de chic, de seyant, de signé par la bonne faiseuse, quelque chose qui soit à la mode, à l'extrême-pointe de la mode, quelque chose de radieux, d'éblouissant, à faire pâlir de jalousie les tendres amies. Et maintenant, vous pouvez mesurer la force et l'étendue du malheur qui frapperait Mme Agil si elle n'entrait pas en possession de son nouveau chapeau. Ce serait la honte, le déshonneur. Ce serait à vomir la vie. Toutes ces réflexions, Mme Agil les roule dans sa petite tête, tandis que sa limousine l'emporte chez la modiste. Il est grand temps. Bientôt sept heures. Derrière les vitres, c'est décembre hostile, le vent, la pluie glacée, la boue. On n'avance pas. Partout des encombrements, des barrages, des travaux. Pour tromper l'attente, Mme Agil, les yeux clos, évoque son nouveau chapeau tel qu'il lui apparut aux essayages, son ample forme tendue de satin luisant, ses panaches majestueux, toute son opulente splendeur qui donne au visage on ne sait quelle grâce affinée, quelle lumineuse douceur. Enfin, la voiture s'arrête. Traverser le trottoir sous la radée, se jeter dans l'ascenseur, se ruer chez la modiste, autant de gestes que Mme Agil accomplit dans la lièvre et le rêve. Il est prêt! Elle le tient. Elle l'aura pour le dîner. On l'ensevelit religieusement dans un carton vaste comme une châsse. Et, suivi de Mme Agil frémissante, un groom le descend jusqu'à la voiture. * * * * * Et c'est alors que le drame éclate dans toute son horreur. Le carton n'entre pas dans la limousine! Il est plus large que la portière. Ainsi l'a voulu la mode, la tyrannique mode. Ah! le groom, le mécanicien et Mme Agil elle-même ont beau essayer tour à tour, de biais, de face, de profil, par-dessus, par-dessous. Le carton ne veut rien savoir. Il y a là, pour la malheureuse, sous la pluie glacée, parmi les remous affairés des passants, quelques secondes d'angoisse affolée que je ne souhaite à personne. Elle imagine le dîner au restaurant. Elle s'y voit avec le même chapeau que la dernière fois, sous les regards méprisants et ravis de ses bonnes amies. La pensée la traverse de s'enfuir à pied, l'énorme carton au bras. Hélas! elle n'arriverait jamais assez vite. Sept heures passées, déjà! Que faire? Mais la vie tient en réserve, pour ces moments extrêmes, des ressources insoupçonnées d'énergie. A ces minutes décisives, où se révèlent les vrais caractères, l'instinct, le tout-puissant instinct se réveille et souffle les mots qu'il faut. Mme Agil fut à la hauteur des circonstances: --Placez-le à côté du chauffeur! dit-elle. En effet, n'était-ce pas la bonne, la simple solution? Du moins la pauvre petite Mme Agil se flattait de ce fol espoir. Mais il fallut bientôt déchanter. Des craintes, qu'elle n'avait pas entrevues dans le premier instant, l'assaillirent dès que la voiture fut en marche. La pluie, malgré la glace et l'auvent, allait peut-être pénétrer le carton, abîmer le chapeau? Si le vent emportait le couvercle? Si, dans un virage un peu brusque, l'énorme monument basculait, roulait sur la chaussée, dans la boue, sous les pas des chevaux, les roues des voitures? Son chapeau sous un autobus! * * * * * Les yeux sur le carton, la bouche à l'acoustique, elle multipliait les recommandations à son chauffeur. Mais je ne sais quoi d'indécis, d'hésitant, d'inquiet dans l'allure de ce dernier, vint bientôt ajouter à sa propre angoisse... Le mécanicien qui n'a jamais conduit une limousine, dans Paris, un soir de décembre, en ayant à sa gauche un chapeau modèle 1909, châssis long, emballé dans un carton, ne peut pas imaginer les difficultés d'une pareille tâche. Non, il ne peut pas concevoir l'état d'âme du chauffeur de Mme Agil. Encore, un borgne a la ressource de tourner la tête, pour voir ce qui se passe du côté de son mauvais oeil. Mais le mécanicien de Mme Agil avait beau tourner la tête à gauche, il ne voyait que le carton à chapeau. Une moitié du monde cessait d'exister pour lui. Il ne vivait qu'à demi. Impossible de voir, à gauche, le passant qui traverse en poule affolée, la voiture qui vient sur vous aux croisements, le tas de pavés, le signal de l'agent. Rien que ce mur, ce monolithe imbécile, vacillant, hostile, qui lui retombait sans cesse sur le coude, et qu'il rembarrait en bourrades sournoises. Ajoutez qu'à droite d'ahurissantes recommandations lui crépitaient à l'oreille, jetées par l'acoustique: «Faites attention, il va s'envoler!--Il glisse, rattrapez-le!--Passez votre bras dans le cordon,--etc., etc.» Il avait déjà à moitié perdu la vue. Il perdait tout à fait la tête. * * * * * Bref, ce qui devait arriver arriva. Presque au port, la voiture de Mme Agil emboutit, avec un craquement sinistre, un joli petit enclos de palissades vertes qui avait poussé là dans la journée et que le mécanicien n'avait pas vu, derrière son carton à chapeau. Plus de bruit que de mal. Mais, tout de même, il y eut bientôt autour de la limousine cinq cents personnes, la brigade volante de badauds, qui, sur un point quelconque de la ville, se rassemble instantanément autour du moindre incident. Alors, on vit une petite femme sortir de la voiture et se précipiter sur un carton à chapeau demeuré--par miracle--sain et sauf dans la collision. On la vit, ce carton au bras, jupe troussée, percer la foule et s'élancer dans la nuit... On aurait pu la voir, une heure plus tard, dans la rumeur joyeuse et la chaude lumière du grand restaurant, fêtée, éblouissante, radieuse, oubliant toutes ses traverses dans la minute exquise où elle apparaissait à ses bonnes amies, sous son grand chapeau. LA CONTRAVENTION Parti au matin de son château des Aubiers, Pontéran, au volant de sa 60-chevaux, regagnait Orléans d'une roide allure. Il contournait la petite sous-préfecture d'Ormont par les promenades, afin de ne pas ralentir. Quatre-vingts kilomètres le séparaient encore du but, où l'attendait, à midi, un rendez-vous important. Qu'un ennui de pneu, par exemple, l'immobilisât seulement un quart d'heure et il arriverait tout juste. Mais un gendarme, dissimulé derrière les arbres du Cours, surgit de sa cachette et se planta au milieu de la chaussée en levant un gant blanc qui parut énorme à Pontéran. «Ça y est!» pensa le gentleman-chauffeur. Il était pincé. Excès de vitesse. Une seconde, il songea à fuir. Hélas! d'instinct, il avait ralenti à la vue de l'uniforme redoutable dressé devant lui. Au surplus, on prendrait son numéro. Il aggraverait son cas. Mieux valait faire face à l'ennemi. Mais la sacrée aventure! Lui qui n'avait jamais eu d'histoire... Car s'il était friand de vitesse, il avait horreur de la contravention. Cependant le gendarme verbalisait. C'était un homme long, osseux et triste. Il opérait avec une austère fermeté. S'il éprouvait une joie voluptueuse à traquer l'ennemi, il la cachait bien. Un moment, Pontéran tenta de s'insurger. Voyons, il n'allait pas tellement vite... Mais le gendarme fut péremptoire. Il dévoila sa méthode. Il pigeait les voitures lorsqu'elles passaient à hauteur du monument de la Défense, à trois cents mètres de lui, dans la perspective. Et, pointant d'un index rigide une vénérable montre de famille: --Vous avez mis quinze secondes pour couvrir les trois cents mètres. Ça fait du 72. Le délit était flagrant, la condamnation certaine. Que faire? Comment échapper?... Tout à coup, une inspiration le traversa en éclair. Ormont... mais il connaissait le sous-préfet d'Ormont. Un soir de l'an dernier, à Orléans, il avait joué au bridge avec lui, chez des amis communs. S'il pouvait attendrir ce haut fonctionnaire, étouffer l'affaire? La démarche ne lui prendrait pas plus de temps qu'une crevaison. Il pourrait tout de même être exact au rendez-vous. Parbleu! il en courrait la chance. En trois tours de roues, il fut à la sous-préfecture. Justement, le maître du logis était en conférence avec le capitaine de gendarmerie. Le hasard était d'heureux augure. Pontéran fut la séduction même. Il rappela la soirée de bridge dans ses moindres détails, évoqua un certain _sans-atout_ d'héroïque mémoire, amplifia, grossit ces relations éphémères jusqu'à leur donner l'importance et la force d'une amitié de vingt ans, s'enquit avidement de la toute gracieuse sous-préfète, de ses adorables bébés, et répandit sa joie de la rencontre. Quel malheur que son plaisir fût gâté par une sotte histoire!... Eh! oui, sur les promenades, un gendarme lui avait dressé procès-verbal pour excès de vitesse... A ces mots, le sous-préfet, dont le visage s'était éclairé aux souvenirs du bridge, s'assombrit soudain. Le capitaine de gendarmerie eut un sursaut indigné. Ses doigts frémirent comme s'il voulait mettre la main au collet du coupable. Pontéran comprit qu'Ormont n'était point tendre aux chauffeurs. --Vous me voyez désolé, cher Monsieur, assura mollement le sous-préfet. Mais certains de vos confrères ont commis de telles imprudences que nous devons nous montrer rigoureux pour obéir aux voeux mêmes des populations... --Très fâcheux, opina le capitaine. Mais il faut que la consigne soit la même pour tous. Alors Pontéran vit qu'il ne lui restait plus qu'une chance de salut: nier la faute. Et il nia, il nia éperdument: --Mais je n'allais pas vile! Je ne vais jamais vite. Ma voiture ne peut pas aller vite. Et la preuve, c'est que jamais, jusqu'ici, jamais je n'ai attrapé de contravention. Aussi, Messieurs, je compte sur votre bienveillance, sur votre justice, pour me laisser cette sorte de virginité, ce brevet d'innocence dont je suis fier, pour ne pas donner suite au rapport, sincère je veux le croire, mais sûrement erroné, de votre gendarme. Les deux fonctionnaires se regardaient, indécis. Pontéran comprit qu'il avait jeté le doute dans leur esprit. Il se sentit envahi et baigné d'espoir. Mais un huissier entra, qui tendit une fiche au capitaine. --Ce gendarme est justement en bas, dit l'officier au sous-préfet. Peut-être pourrions-nous l'entendre? «L'animal a pisté ma voiture, songea Pontéran. Et, flairant ma contre-mine, il veut l'éventer... Ma foi, advienne que pourra. Je continuerai de nier...» Ah! ce fut un beau combat! Seul contre trois... Stimulé par le désir de vaincre et par la lutte même, Pontéran prenait l'offensive. A force de vouloir convaincre les autres, il en arrivait à se convaincre lui-même. Un moment vint où sa mauvaise foi fut sincère: --Moi? Mais je garde toujours une allure de père de famille. Un accident est si vite arrivé. Je suis la prudence même. Mes amis le savent bien. Ils m'en raillent. Ils m'appellent le père La Lenteur... --Cependant, ma montre... objectait le gendarme. --Mon ami, je ne mets pas votre bonne foi en doute, répliquait Pontéran. Mais placé sur le Cours pour pincer les délinquants, vous êtes porté à en voir dans chaque chauffeur qui passe. C'est humain. Votre montre? Elle est vénérable, mais ce n'est pas un chronomètre. On ne condamne pas les gens sur les indications fantaisistes d'une trotteuse... Éperdu, désemparé, le gendarme consultait son chef du regard. Il cherchait la vérité dans les yeux de son capitaine. Pontéran reprit avec une vigueur nouvelle: --Moi, j'aurais dépassé une vitesse raisonnable? Moi qui suis gratté par tous les tacots du monde... Moi qui ai le respect, la religion de la vie d'autrui... Moi qui n'ai jamais écrasé un chien ni une poule... Moi qui, un jour, ai scalpé quatre pneus pour freiner court devant un tout petit caneton perdu... Moi qui, une autre fois, ai stoppé trois grands quarts d'heure, afin de ne point écraser une caravane de fourmis qui traversait la route... Voyons, voyons... ce serait de la pure démence! Persuasif, émouvant, flatteur, il fit tant et si bien qu'il les retourna tous trois. Après un bref colloque avec le capitaine, le sous-préfet dit à voix haute: --Allons, nous tâcherons d'arranger l'affaire... Victoire! Pontéran serrait des mains. Des larmes reconnaissantes humectaient ses yeux. Au volant, dans le bruissement du moteur, il remerciait encore ses trois juges qui l'avaient suivi jusqu'à sa voiture. Mais il tira sa montre. Et, tout à coup, oubliant son rôle dans sa folle joie et son impatience, le père La Lenteur s'écria devant les trois hommes ébaubis: --Ah! sacristi, je n'ai pas de temps à perdre! Plus qu'une heure pour abattre mes quatre-vingts kilomètres! LA "SEMEUSE" --Elle est délicieuse. Elle a vingt ans. Elle est grande, potelée, châtain doré, rieuse. Au moral, droite, fine et bonne. Une jolie plante poussée de jet, et saine comme un matin aux champs. Elle est fille unique. Ses parents sont riches, discrets, et marchent avec leur siècle. Pour tout dire d'un mot, je l'épouserais si je n'étais pas marié. Mets-toi donc sur les rangs, puisque tu cherches femme. Jamais tu ne trouveras mieux. --Mais je ne dis pas non! s'écria Petitport excité. Henri Petitport dépassait de peu la trentaine. Il était ingénieur dans une maison d'automobiles encore toute jeune, mais déjà florissante, la marque «La Semeuse». Passionnément épris de son métier, il avait apporté aux derniers modèles quelques retouches heureuses. Sa situation s'affermissait. Il sentait le moment venu de choisir une compagne de vie. Mais déjà son ami Bongaston reprenait: --Ah! dame, il faudra lui plaire Mlle Miliane n'est pas de ces jeunes filles qui acceptent un époux des mains d'un notaire. Elle répugne à ces unions où l'on met avant tout d'accord les fortunes et les convenances. Elle entend se marier pour elle-même. Et elle prendrait en horreur le candidat que d'officieux amis lui présenteraient selon les traditions. --Mais alors? interrogea piteusement Petitport. --Eh bien! voilà. Il faut que le hasard seul semble vous mettre en présence. Or, les Miliane passent leurs dimanches à vingt lieues de Paris, dans leur propriété du Grand-Fossard, une maison blanche à tourelles, isolée au bord de la route. Alors, dimanche, tu sautes dans la voiture, sans même un mécanicien, que tu serais obligé de mettre dans le secret, et, devant la maison à tourelles, tu simules la panne. On accourt, on t'aide, car on est chauffeur, on met le téléphone à ta disposition, car on est l'obligeance même, et la présentation est faite! --C'est une idée! s'écria Petitport. --Elle n'est pas de moi, observa modestement Bongaston. On y a songé depuis qu'il y a des pannes, c'est-à-dire depuis qu'il y a des autos. Au théâtre, dans les romans, et peut-être dans la vie, on a vingt fois usé de ce moyen. Mais s'il ne fallait employer que des ruses inédites! En tout cas, celle-ci a moins servi que la loge à l'Opéra-Comique... --Comment te remercier?... --En réussissant. Ah! une recommandation majeure: simule la grosse panne, la panne essentielle, la panne qui vous immobilise sept heures au moins. Car, tu comprends, si tu feins une crevaison, tu risques qu'on te laisse tranquille par discrétion. La panne d'essence, on te cède un bidon et tu t'en vas sans avoir vu l'enfant. Non, il te faut la panne profonde, qui nécessite du temps, des recherches, le capot béant, les coffres éventrés sur la route, enfin la panne qui te permette de faire connaissance avec ta fiancée... * * * * * Petitport passa sous les vieilles poternes de Moret, franchit le Loing, retrouva la route. Quatre lieues à peine le séparaient du Grand-Fossard. Il faisait une de ces journées bleues où la terre vibre et palpite sous le baiser de la lumière. Il avait la sensation aiguë de se précipiter au-devant du bonheur. Et l'on eût dit que sa machine le devinait. Comme elle marchait bien, sa chère «Semeuse»! Une idée à lui, d'estampiller le capot de l'effigie vulgarisée par le Timbre et la Monnaie. Et elle justifiait le jeu de mots, la vaillante Semeuse, car elle semait ses pareilles. Elle glissait sur la route comme un _racer_ sur un fleuve. Et pas plus de bruit qu'une dame en robe de soirée. Ah! si ces Miliane aimaient la belle mécanique, ils seraient bien servis. Vrai, il y avait de quoi décider une jeune fille au mariage. Dommage d'être obligé de prétexter une panne sérieuse. Au fait, quelle panne choisir? Bongaston avait raison. Il fallait feindre le gros accroc, la réparation de longue haleine. Tout de même, c'était vexant. La Semeuse en carafe, quelle chose invraisemblable! Voyons, quelle panne choisir?... Le différentiel? Mais, de l'aveu des clients eux-mêmes, c'était un pur bijou. Personne n'avait jamais eu d'ennui de ce côté-là. Le carburateur? Oh! le carburateur de la maison! Ça giclait, un vrai plaisir. Une rosée, un vaporisateur de dame. La boîte des vitesses? Mais, sacristi, Petitport lui-même vérifiait ses aciers. Et il y avait dans les baladeurs quelques dispositifs de son cru dont il n'était pas mécontent. On changeait de vitesse sans s'en apercevoir. Non. Il fallait trouver autre chose. La magnéto? Mais un monsieur de la partie ne pouvait pas rester des heures en panne sur une question d'allumage. Lui faudrait-il donc passer pour un idiot, sous couleur de ne pas passer pour un prétendant? Alors quoi? Le moteur? Mais c'était le chef-d'oeuvre! Un refroidissement idéal, dont il était l'inventeur. Ah! non, non et non. Cependant, le Grand-Fossard approchait. Quinze cent mètres l'en séparaient à peine. Il fallait se décider pour une panne. Il n'allait tout de même pas mettre en balance un sot orgueil professionnel avec cette occasion unique de faire sa vie, la promesse de bonheur qui l'attendait au bord de la route? La maison aux tourelles apparut. Il n'avait pas encore trouvé. Eh bien, tant pis. Il improviserait. Il allait s'arrêter, ouvrir son capot, lever les bras au ciel. Et l'inspiration viendrait. Qui sait? Ces Miliane la lui suggéreraient peut-être. Et tout à coup, comme il s'apprêtait à stopper devant la maison, une affreuse pensée le traversa: ces Miliane avaient une voiture! Ils étaient du bâtiment. Il faudrait déshonorer la chère Semeuse, injustement, devant des chauffeurs! Cela, jamais! Et, tandis que la maison aux tourelles disparaissait dans la poussière, il accéléra: --Ah! zut!... Bongaston trouvera autre chose... CONFLIT La petite Mme Labernière entra en rafale chez son vieil ami l'avocat Saint-Roncourt. Elle était, comme à l'habitude, fraîche et dodue, mais le rouge de la colère animait ses joues et des lueurs tragiques brasillaient dans ses yeux. --Maître, maître! s'écria-t-elle dès le seuil, il m'arrive un grand chagrin, un grand malheur. Je veux divorcer. Et elle s'écroula dans un fauteuil. Saint-Roncourt éleva au plafond des mains onctueuses. Quoi? Un ménage si uni d'apparence, si jeune encore? Il interrogea: --Mais que s'est-il donc passé? --Une scène épouvantable avec mon mari, à l'instant même. J'ai couru droit chez vous. La vie n'est plus possible. Je veux tout briser, tout rompre. Vous m'aiderez... --Mais encore faut-il que je sache... --Vous saurez tout. Voilà. Nous habitons la campagne la moitié de l'année, n'est-ce pas, de mai à novembre. Nous avions décidé, Georges et moi, de nous offrir une auto pour le printemps prochain et de profiter du Salon pour fixer notre choix. Notez, car c'est très important, que cette voiture devait nous servir uniquement à la campagne, car nos moyens ne nous permettent pas, au moins actuellement, d'en user à Paris. Très bien. Nous voilà donc lancés dans des devis, des plans, penchés d'avance sur des cartes et des catalogues, enfin dans l'amusement, dans la fièvre du projet qu'on est sûr de réaliser... Ici, Mme Labernière tamponna ses yeux d'un petit mouchoir roulé, gros comme une noisette. --Mais, bientôt, nous nous apercevons que, sur un point capital, nous différons d'avis: je tiens naturellement à une carrosserie ouverte, et Georges, si fantastique que cela paraisse, tient à une carrosserie fermée. --Je ne pense pas qu'un tel dissentiment soit de nature... --Attendez... attendez... Il faut que vous connaissiez exactement l'origine et les circonstances de la querelle. J'étais si fermement convaincue d'avoir de mon côté le bon sens, la logique, la raison, que je tentai d'abord d'y ramener mon mari en douceur. Il le fallait d'autant plus que, pour ces mêmes raisons d'économie, nous ne pouvions pas nous offrir le luxe de deux carrosseries. Mais comment peut-on souhaiter une voiture fermée pendant l'été? Si on baisse les glaces, on vit dans les courants d'air. Si on les tient levées, on étouffe. Autant voyager en wagon, alors. On n'aperçoit par les carreaux que de petits échantillons du paysage, juste assez pour donner envie d'en voir plus. En pays de montagne, autre histoire. On doit surtout regarder en l'air. Que voit-on? Le toit. C'est comique. Et, derechef, Mme Labernière s'essuya les yeux. --Mon mari, poursuivit-elle, essayait de plaider sa cause. Pour être juste, je dois vous rapporter ses pitoyables arguments. Il affirmait que certaines limousines sont pourvues de grandes glaces sur toutes leurs faces. Des lanternes de phare, à l'entendre. Et de là on sortait comme de sa chambre, comme d'une boîte, pimpant, verni, immaculé. Oui, cher maître, il a dit immaculé! --Ce n'est point une injure grave... --Vous allez voir. Je répliquai aussitôt que, bien enveloppée de ses voiles, une femme n'a rien à craindre, pas même d'être décoiffée. «Excepté, riposta Georges, les volées de cailloux que vous lancent les autos qu'on croise, et leur poussière qui s'introduit partout.» Naturellement, je haussai les épaules. Que sont ces vétilles, à côté de la volupté qu'on éprouve à sentir en pleine face le vent de la course, à boire l'air grisant, à goûter tout le vertige de la vitesse? Voyons, n'est-ce pas la raison d'être de l'auto? --Il se peut... Mais... --Narquois, mon mari évoqua la pluie soudaine, l'orage, la radée. «Et la capote, m'écriai-je, est-elle faite pour les chiens?» Vous croyez qu'il s'avoua cloué? Pas du tout. Il affirma qu'on retardait toujours l'instant de la dresser, parce qu'un chauffeur n'aime jamais s'arrêter et parce qu'on a toujours l'espoir que la pluie va cesser. Si bien qu'on est déjà trempé lorsqu'on se met à l'abri. Qu'au surplus ce tunnel de toile était cent fois plus inconfortable que la pire limousine. Bref, il se montra de la plus écoeurante partialité. Il alla jusqu'à me dire, sur un ton provocateur, que je serais bien contente, l'automne venu, de pouvoir sortir encore par des temps incertains. «A moins, répliquai-je victorieusement, que je ne sois morte étouffée pendant l'été.» --Exagération!... --Je sais, je sais. Enragé de ne pas me convaincre, Georges s'emballait. Et c'est ce qui a tout perdu. Exaspéré par ma logique même, il s'égara, versa dans l'injure. Il me dit qu'à tout prendre, de tels goûts de plein vent ne l'étonnaient pas chez une personne toujours en l'air, toujours sortie. Parbleu! Cet homme passerait sa vie dans ses pantoufles, à tisonner au coin du feu. Sans doute placerait-il un petit poêle dans sa limousine, pour obéir à sa manie? Je le lui demandai. Alors il me répondit d'une voix terrible qu'il ne fallait pas se moquer des travers des autres, quand on en possédait une aussi riche collection. Et, tout d'une traite, il m'énuméra mes plus légers tics, mes moindres défauts, me révélant ainsi soudain qu'il les avait patiemment, secrètement notés au passage. J'en étais abasourdie... Quand j'eus repris le souffle, je vous prie de croire que je lui répliquai de la belle manière. Ah! je n'oubliai rien, depuis sa répugnante habitude de fumer le soir au lit, jusqu'à cette irritante façon de se racler la gorge chaque matin. Quel duel! Nous nous jetions à la face toutes les rancunes, toutes les rancoeurs amassées en trois ans de ménage, de bon ménage, pourtant! Nous vidions l'abcès. C'était hideux. Et maintenant que nous nous sommes dit toutes nos vérités, maintenant que nous avons jeté le masque, que nous nous sommes montré notre vrai visage, la vie commune serait intolérable, intolérable. Nous serions l'un pour l'autre un objet d'horreur. Je ne veux plus le voir. Inventez des prétextes de divorce, maître, si cette odieuse scène ne suffit pas. Mais délivrez-nous l'un de l'autre... Et les larmes de Mme Labernière redoublèrent. Alors le vieil avocat lui dit doucement, en dissimulant un sourire: --Ma chère enfant, puisque vous voulez bien me prendre pour juge de votre débat, croyez-moi, ne vous affolez pas outre mesure d'une querelle qui vous apparaît surtout grave parce qu'elle est la première. Et tentez encore une épreuve avant d'arrêter une résolution définitive. Je ne suis pas grand clerc en matière automobile. Mais n'y a-t-il pas de ces carrosseries mixtes, qui sont tour à tour ouvertes et fermées? Je n'ose pas citer le landaulet: vous me répondriez qu'il sent sa voiture de place. Mais il me semble bien que mon petit-fils a parlé devant moi d'une carrosserie démontable, tantôt limousine, et tantôt phaéton. On y adapte... attendez donc... un ballon! C'est cela, un ballon. Eh bien, essayez du ballon, ma chère enfant. Tour à tour, vous contenterez vos désirs, et ceux de votre mari. La vie commune n'est possible qu'au prix de mutuelles et d'incessantes concessions. Je ne sais quel écrivain a dit que le mariage était une concession à perpétuité. En un certain sens, il a dit vrai. Croyez-moi, mon enfant, essayez du ballon. LE TÉMOIN Averti, par un bref coup de téléphone, que le milliardaire américain Meatland et sa femme venaient d'être victimes d'un accident d'automobile près de Courlieu, dans l'Avallonnais, le chef des informations du puissant quotidien _L'Essor_ expédia aussitôt Jean Jarlon aux nouvelles. Il s'agissait d'arriver bon premier, et nul n'y réussirait mieux que cet avisé garçon. En effet, trois heures plus tard, grâce à la 30-chevaux du journal, le reporter débarquait à Courlieu, sous un ciel embrasé. Là, il apprit que Meatland, sa femme et leur mécanicien, blessés tous trois, avaient été transportés à l'auberge. Il s'y rendit au pas de course, et, dans sa hâte, faillit emboutir un important jeune homme qui, justement, débouchait sur le seuil. Il y eut des excuses, des coups de chapeau. Puis, avare de précieuses minutes: --Peut-être, dit Jean Jarlon, venez-vous de voir les blessés et pourriez-vous me renseigner?... Je suis envoyé par _L'Essor_... Le visage de l'inconnu s'illumina. Sa barbe de mage descendait sur une poitrine de ténor. Ses traits étaient nobles. Il sentait bon. Il avait un beau regard brun et caressant, presque oriental. Cet ensemble imposant, assuré, contrastait avec la silhouette efflanquée et le profil avide de Jean Jarlon. Cependant, d'un geste impétueux, à deux mains, l'inconnu avait saisi le reporter par la manche. Il l'agrippait, le faisait sien. Une sorte de volupté, de concupiscence, gonflait sa face et grésillait dans ses yeux. Il balbutia: --Vous êtes... vous êtes... envoyé... par le grand journal... _L'Essor?..._ Ah! monsieur, vous ne pouviez pas mieux tomber. Je vais vous donner des détails, tous les détails... C'est moi qui ai porté les premiers secours... Je suis le docteur Pujol. Avec des gestes persuasifs et pressants, il forçait le reporter à s'asseoir à l'une des tables placées à l'ombre devant l'auberge. Puis il commanda de la bière, emplit les verres. Jean Jarlon se laissait faire. Décidément, il tenait la veine. Il tombait, du premier coup, sur un témoin intelligent, qui avait tout vu, qui avait le premier secouru les victimes. Et, avant même de boire: --Eh bien?... Est-ce grave? Le docteur Pujol, négligemment, ferma les yeux, secoua la tête: --Des écorchures, des contusions, des riens. Rassuré, le reporter tira son stylo, son papier, but une gorgée de bière, respira. --Voilà qui va des mieux. Et comme, les coudes à la table, le buste en avant, la bouche entr'ouverte, le jeune médecin épiait l'instant de poursuivre, Jean Jarlon se carra: --Ah!... Et maintenant, voyons, comment l'accident s'est-il produit? --Ne croyez-vous pas, insinua le docteur Pujol, qu'il vaudrait mieux tout d'abord rassurer vos lecteurs sur l'état des victimes? Tenez, je vais vous dicter une petite note. Jean Jarlon acquiesça, ravi. Le médecin se recueillit. Puis, les paupières modestement baissées: --Écrivez: «Hâtons-nous de dire que l'état des blessés est tout à fait satisfaisant. Par un rare bonheur, un jeune médecin des environs, le docteur Pujol--P, u, j, o, l--aussitôt appelé, put prodiguer aux intéressantes victimes les soins... --... les plus éclairés, se hâta d'achever Jarlon, qui trépidait d'impatience. --C'est cela! consentit doucement le témoin. --Et maintenant, ramena le reporter, les causes de l'accident: le chien, la direction, l'éclatement? Le docteur Pujol haussa des épaules indifférentes: --Est-ce qu'on sait jamais au juste? Je poursuis: «Le docteur Pujol a d'ailleurs de qui tenir. Son grand-père servit comme médecin de marine sous l'Empire. En 18...» Jarlon releva son stylo et scruta son compagnon d'un regard inquiet: --Ne craignez-vous pas, dit-il, que ces détails ne paraissent guère à leur place? Ils pourraient faire l'objet d'une notice à part. Si nous revenions... Le docteur Pujol l'apaisa d'une main caressante: --Attendez, attendez. C'est très intéressant. Vous allez voir. Écrivez: «En 1886, son père, fonctionnaire distingué, ne craignit pas de s'exiler au Tonkin, alors à peine pacifié.» Décidé à ménager jusqu'au bout un témoin malgré tout précieux, Jean Jarlon, les ongles dans les paumes, joua la satisfaction: --Parfait!... Et maintenant, dites-moi: Croyez-vous que la catastrophe soit imputable à la maladresse du conducteur? Le jeune médecin eut un grand geste détaché. Il fut l'image même de l'impassible Destin: --Qu'importe! Puis, de nouveau courbé sur la table, il reprit âprement: --J'achève: «Le docteur Pujol sut se montrer digne d'une telle lignée. Sa thèse sur l'_Influence du sang des pellagreux dans le développement embryonnaire_ (vous mettrez, dit-il, ces mots en italique) fut fort remarquée. Et si les nécessités de la lutte pour la vie...» Jean Jarlon sursauta. L'impatience lui grimpait au long du corps, lui montait au cerveau. Résolu pourtant à ne pas lâcher son témoin sans lui avoir tiré des détails sur l'accident lui-même: --Monsieur, je vous assure, mon temps est précieux. Excusez-moi. Mais il faut que je téléphone à mon journal. On attend... Je vous en prie, abrégeons. La belle barbe du docteur Pujol se redressa, offensée: --Soit, monsieur, j'abrège. Voyons, où en étais-je? Ah! oui: «... de la lutte pour la vie ne l'avaient contraint à exercer dans nos campagnes, au moins pour un laps de temps que nous espérons...» Exaspéré, Jean Jarlon coupa: --Oui, oui, je vois la suite, je compléterai. Mais, je vous en supplie, des détails, monsieur, des détails sur l'accident. Alors, le docteur Pujol se leva. Et, méprisant, grand comme le monde: --Toujours ce misérable accident d'automobile!... Mais, monsieur, je n'y assistais pas, moi, à votre accident! LA GLOIRE Ne cherchez ni le lieu, ni la date, ni le nom de la course. Nous l'appellerons, si vous le voulez bien, le Grand-Prix des petites voitures. Vous vous en imaginez aisément le décor. Des tribunes animées d'oriflammes et de foule; la route vide entre ses fortes palissades, où déambulent gravement cinq ou six officiels; l'immense charpente quadrillée du tableau où s'inscrivent les résultats par tour; l'océan de moissons jaunes, d'où des grappes humaines émergent, jalonnant jusqu'à l'horizon le circuit à travers la campagne. Et là-dessus, un ciel de soie bleue, palpitant comme un immense vélum accroché au soleil et tendu sur la fête. Les voiturettes passent et repassent. Elles sont si petites qu'elles paraissent lentes, bien qu'elles abattent leurs 20 lieues dans l'heure. Mais elles ne déplacent pas assez d'air. On dirait une fuite de souris talonnées par un chat invisible. Les postes de ravitaillement sont creusés en silo devant les tribunes. Sous leur toit de papier goudronné, entre leurs cloisons grillagées, ils font songer à des poulaillers tombés dans une cave. Là, on attend. Mais que de drames secrets, sous cette inaction forcée! Un homme surtout vit d'une vie amoindrie, ralentie, dans l'étau de l'angoisse. Il s'appelle Lejeune. C'est un tout petit constructeur. Dans les milieux automobiles, on dit grand bien de ses voitures, très sérieuses, très étudiées. Mais on l'estime un peu à la manière de ces romanciers dont on vante les livres avec d'autant plus de chaleur et de sincérité qu'ils ne se vendent pas. Car Lejeune est encore ignoré du grand public, de la foule. Laborieuse et modeste, son existence lui ressemble. C'est un ancien ajusteur de la célèbre marque Sancerre. Il a fondé une toute petite maison d'automobiles, une maisonnette, pourrait-on dire. Cependant il est tenace. Il a conscience de sa valeur. Et, pendant huit mois, dans le silence de l'atelier, une fois ses ouvriers partis, à la lueur d'un quinquet, il a patiemment, amoureusement limé, ajouré, ciselé un moteur. C'est son chef-d'oeuvre. Puis, il l'a mis au coeur d'une voiture. Il l'a confié à un conducteur qui n'a jamais couru et que seconde un mécano de quinze ans. Et il a jeté le tout dans la mêlée. Le sacrifice qu'un tel geste représente dans cette humble vie, on le devine... Or, voilà que, au premier tour, la voiture Lejeune passe en tête... Mais oui, elle bat les marques les plus notoires, les plus puissantes, les plus redoutables. Une stupeur heureuse court les tribunes. Les initiés se réjouissent et proclament qu'ils l'avaient bien dit. D'autres s'informent. Lejeune? Qui ça, Lejeune? D'autres enfin ne veulent rien savoir. Ils continuent d'avoir foi dans les grands favoris. On renonce malaisément à ses dieux. Peut-être aux tours suivants--il y en a six--les champions reprendront-ils l'avantage? Peut-être, cette Lejeune a-t-elle jeté tout son feu? Oh! Du fond de son silo, le petit constructeur sent, épouse tous ces remous de pensée où son sort se débat. Il voudrait se sauver, rentrer à Paris, ne plus savoir, dormir, être comme mort. Et, malgré tout, il reste rivé dans son fossé, debout, la tête tendue vers la perspective où débouchent les voitures. Le deuxième, le troisième, le quatrième tour... La chance se maintient, s'affirme. La Lejeune reste en tête, d'une régularité de jouet mécanique. Le cinquième tour... La Lejeune augmente son avance. A peine un concurrent la menace-t-il encore. Plus qu'un tour! Alors, Lejeune n'y tient plus. Il sort du ravitaillement. Il se mêle à la foule dense de l'enceinte. Et subitement, il s'aperçoit «qu'il y a quelque chose de changé». De toutes parts, des mains l'étreignent. On le félicite. Bravo, mon cher! Il se découvre des nuées d'amis inconnus. Ah! le gaillard! On l'entraîne à l'écart. Et ce sont des chuchotis, des offres qui tiennent du rêve, des projets d'association, de commandite. Ah! cet argent qui, tant de fois, a manqué à la maison,--ces veilles d'échéance où l'on ne dormait pas, ces jours où l'on cherchait la piécette blanche égarée au fond du gousset,--cet argent afflue, se rue, en mascaret. On dirait qu'on lui fourre des billets de mille dans ses poches, dans sa bouche, qu'on l'en bourre, qu'on l'en bâillonne. C'est, dans cette demi-heure du dernier tour, toute une fortune qui monte, s'échafaude, s'épanouit en apothéose. Qui s'en douterait? Un drame se joue derrière le front du héros. Tandis que la gloire s'offre, lui souffle au visage son haleine grisante et lui jette au cou ses beaux bras dorés, Lejeune n'a qu'une pensée: «Si le moteur ne tenait pas jusqu'au bout?...» Il l'a tellement travaillé, ciselé. Maintenant, toutes les cloisons lui apparaissent en papier à cigarettes, toutes les tiges en fétus de paille. Toutes les pièces ont bien tenu jusqu'ici. Mais peut-être sont-elles aux limites de leur endurance? Oh! si la voiture n'achevait pas ce dernier tour? Si le rêve se dissipait? Quel réveil! Qu'est-ce donc? Une clameur, d'abord indécise, s'accentue, court au long de la route à la vitesse d'une voiture... C'est elle! Oh! alors, c'est de la folie, de la délicieuse folie. Il faudrait, pour rendre ces scènes vives et touchantes, les enregistrer avec des appareils rapides, délicats, inédits, capables de tout retenir, les gestes, les paroles, les physionomies, les couleurs, les nuances... Regardez l'effusion qui jette Lejeune dans les bras de son mécanicien Berger, aussitôt la petite voiture rentrée au parc. Ah! la bonne, la franche accolade. En voilà un, ce Berger, qui peut se vanter d'entrer dans la gloire à 80 à l'heure! C'est un petit serrurier de Montargis, qui représentait vaguement la marque Lejeune et bricolait des voiturettes. Parfaitement inconnu, il monte en course pour la première fois. Et maintenant, assis dans son baquet, la face noire de graisse et de goudron, rayonnant, superbe, il est entouré d'une foule avide, qui le palpe, l'étreint, le dévisage, l'interviewe, l'acclame, tandis que cent appareils, aux mains de photographes impérieux, le fusillent à bout portant, et que le cliquetis des télégraphistes expédie son nom sur tous les points de la terre. Et le petit mécano de quinze ans, avec sa bonne frimousse juvénile, ingénue et pure, prend sa juste part de triomphe. Seulement, tandis qu'on le cliche, qu'on le flatte, qu'on l'étreint, savez-vous ce qu'il fait? Il mesure avec sa jauge combien il lui reste d'essence, pour voir, comme ça, par curiosité. Maintenant, nous sommes au buffet officiel. Mais si le décor change, les gestes ne changent pas. Ce qu'on s'embrasse, mes amis, dans ces occasions-là! Mme Lejeune tombe dans les bras de son mari, sans paroles. Le président du Cercle automobile cueille la scène avec son instantané: «Et plus tard, s'écrie-t-il, si vous voulez divorcer, j'aurai un document qui vous en empêchera!» La charmante femme n'oublie pas le brave Berger. Clic! clac? Deux gros baisers au goudron et à la graisse, sur les bonnes joues du conducteur. «Et le petit!» s'écrie-t-elle en se précipitant vers le mécano... Et l'enfant rougit sous le hâle et le cambouis. Attention, voilà le cinématographe qui s'avance. Rien ne va manquer à la gloire des héros. On les groupe devant l'objet d'art qui constitue la Coupe des petites voitures. L'homme tourne son moulin à café. Mais, comme les coureurs n'osent pas risquer un geste, on leur suggère, pour les faire remuer, d'enlever les serre-tête de scaphandre dont ils sont coiffés. Ils obéissent. La foule applaudit. Que les temps sont changés! Jadis, l'opérateur criait: «Ne bougez plus!» Maintenant, c'est: «Mais bougez donc!» Enfin, on apporte le champagne. Le vin espiègle et vivant étincelle dans les coupes qui tremblent dans les grosses mains noires. Les toasts, les souhaits, les remerciements hésitent sur les lèvres agitées. Et ce qu'il y a de charmant, c'est qu'alentour, tous les visages--vous entendez, tous les visages sans exception--sont heureux et souriants, en reflet. Ah! Voilà bien ce qui donne à la vie son éclat et son prix: ce sont ces minutes d'élan, d'enthousiasme, de sincérité absolue, vers l'allégresse. Que vous dirai-je encore? Le brave Berger avait une poussière dans l'oeil gauche. Si bien que cet oeil-là pleurait un peu plus que l'autre. Mais je vous jure qu'on n'avait pas besoin d'avoir reçu de poussière du tout pour se sentir un petit picotis aux paupières. GRAND TOURISME Lise et Claude--six et sept ans--se sont glissés dans la remise de l'auto. Dans l'ombre fraîche, l'énorme phaéton exhale une bonne odeur d'huile et de métal refroidis. Une raie de soleil brille sous la grande porte close. On n'entend que la brouette du jardinier sur le sable des allées. Le mécanicien a congé. Papa et maman sont en visite. Calme propice! Sécurité favorable! On va donc pouvoir goûter ces délices défendues, grimper dans la voiture, lui au volant, elle à ses côtés, et, de toute l'ardeur de l'imagination, s'élancer à travers le monde, sans changer de place... Écoutez ces chauffeurs intrépides, juchés sur leurs sièges et vivant leur rêve. LUI.--Moi, je serais le mécanicien. ELLE.--Tu serais pas un monsieur qui conduit lui-même? LUI.--Non. J'aime mieux être un mécanicien. C'est plus chic. ELLE.--Alors, moi, je serais une dame qui tiendrait la carte, pour être à côté de toi? LUI.--Oui. Où qu'on va? ELLE, _dans son rôle_.--Allez au Bois. LUI.--Tac, tac, tac. Ça, c'est les vitesses. J'ai passé vite. ELLE, _consultant la carte à l'envers_.--J'ai changé d'avis. Allez à New-York. LUI.--Mais il y a la mer... ELLE, _désinvolte_.--Faites le tour. LUI, _dans ses dents_.--Eh bien! mon colon... ELLE.--Et dépêchez-vous. J'ai des amis à dîner. LUI, _cornant avec fureur_.--Attention, là, croquant! ELLE, _vaguement inquiète_.--Pourquoi que vous faites aller la trompe? LUI.--C'est un transatlantique qui veut pas prendre sa droite. ELLE, _répétant des phrases entendues_.--Soyez prudent. Je déteste qu'on conduise au frein. Ça use les pneus. LUI.--C'est bon. C'est bon. Voilà New-York. ELLE.--Qu'est-ce qu'il y a à voir, à New-York LUI.--Des milliardaires. ELLE.--Qu'est-ce que c'est, des milliardaires? LUI.--C'est des gens qu'ont mal à l'estomac. ELLE.--Alors, ils doivent être méchants. Je ne veux pas les voir. Retournons. Vous reviendrez par l'Afrique. LUI.--Mais y a encore la mer! ELLE.--Prenez l'autre rive. LUI, _se carrant dans son fauteuil_.--On en met. ELLE.--De quoi qu'on met? LUI, _indulgent, avec un rien de mépris_.--De l'avance, parbleu! ELLE.--On en fait, de la poussière! LUI.--C'est le désert. C'est mal entretenu. ELLE.--Y a pas de goudron? LUI.--Pas des bottes. Ah! ah! sacristi... Voilà un troupeau d'éléphants. ELLE.--Faut faire signe au berger de les ranger. LUI.--Mais y a pas de berger, voyons. C'est des éléphants sauvages. ELLE.--Alors, faut faire aller la trompe. LUI, _badin_.--Comme eux... ELLE.--On passe? LUI.--Bien sûr... Oh! là, là, quelle secousse! ELLE.--On a écrasé quelque chose? LUI, _avec orgueil_.--Plutôt. ELLE.--Quoi donc? LUI.--Je crois qu'on vient de passer sur une autruche. ELLE, _vivement_.--Oh! Faut rapporter les plumes! LUI.--Non, non, filons. Le propriétaire n'aurait qu'à prendre notre numéro. Je ne sais pas si le patron est assuré. ELLE.--C'est dommage. LUI.--Si on boule un crocodile, je vous promets qu'on prendra sa peau. Ah! zut! ELLE.--Qu'est-ce qu'il y a? LUI.--C'est mon embrayage qui me fait des mistoufles. ELLE.--C'est grave? LUI.--Non! C'est des grains de sable... Pas étonnant, dans le Sahara. ELLE, _rassurée_.--Je voudrais passer par Pékin. LUI.--Ah! non, alors. On ne sera jamais rentré pour dîner. ELLE.--Si, na! LUI, _quittant le ton mécanicien_.--Non. D'abord, c'est pas une raison, parce que t'es la dame, pour me faire faire tous tes caprices. Je ne veux pas éreinter ma voiture, moi. Ou bien alors, je serai le monsieur, tu seras ma femme, et tu n'auras plus rien à dire. ELLE, _effarée de connaître si tôt le joug conjugal_.--Non, non. Tu seras toujours le mécanicien. Par où rentre-t-on? LUI.--Par la Turquie. ELLE.--On ne s'arrêtera pas? LUI.--On ne s'arrête jamais en automobile, quand on n'est pas forcé. ELLE.--Alors, quand qu'on achète des cartes postales? LUI.--Quand on fait son plein d'essence, tiens! Mais faut rentrer. On va faire vite. ELLE.--Faire quoi? LUI.--De la route, voyons. Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse? Regarde. On frise le cent à l'heure. Attention: un tournant. T'as vu? On a viré sur deux roues. ELLE, _mal rassurée_.--On va pas verser? LUI, _sûr de soi_.--Il n'y a pas de danger. ELLE, _frissonnante_.--Alors, va encore plus vite, dis. LUI, _farouche_.--Tant que ça peut! ELLE.--Tant que ça peut quoi? LUI.--T'es bête. Tant que ça peut marcher. ELLE.--Tu conduis bien, tu sais. LUI, _modeste_.--Oui. Je connais mon affaire. (_Un temps._) Dis donc, voilà que tu tutoies ton mécano, maintenant! ELLE, _du tac au tac_.--Tu tutoies bien ta patronne. LUI.--Tiens, c'est vrai! Ah! ça se tire: on voit la tour Eiffel. ELLE.--Où qu'on est? LUI.--Dans les Alpes. ELLE.--Dis donc, on n'a pas eu de panne. LUI.--Touche du bois. ELLE.--Pour quoi faire? LUI.--Ça empêche les pannes. ELLE.--Si on en avait une, qu'est-ce qu'on ferait? LUI.--Du camping. ELLE.--Qu'est-ce que ça veut dire? LUI.--C'est de l'anglais. Ça veut dire dîner sur l'herbe. Ah! nous voilà arrivés. Cristi, j'en ai plein les bras. ELLE.--C'est très bien, chauffeur. Je suis très contente de vous. Tenez, voilà cent mille francs. LUI.--C'est que je n'ai pas de monnaie. ELLE, _royale_.--Gardez, gardez, mon garçon. PAUL Les six ans de Lise jouent au jardin. Les sept ans de son frère Claude s'approchent, importants et pénétrés: LUI.--Tu sais, papa vient de renvoyer Paul... ELLE, _effarée_.--Le chauffeur! Non... C'est vrai? Oh! il était si gentil avec nous. Pourquoi qu'on le renvoie? LUI.--Pour des tas de choses. Oh! papa lui en a dit, va. (_Satisfait._) Moi, j'étais dans la remise, j'ai tout entendu. ELLE.--Eh bien! qu'est-ce qu'il a fait? LUI.--Voilà. Ce matin, on l'avait envoyé à la ville pour une petite réparation. Paraît qu'il est rentré un peu parti... ELLE.--Parti où? LUI.--Gris, si t'aimes mieux. ELLE.--De poussière? LUI.--Mais non, voyons: paf, pompette, pochard. ELLE.--Ah! bon. LUI.--En revenant, il a éraflé un garde-crotte contre une charrette et il a détraqué la sirène. Tu penses si papa était furieux. Il criait que dans un état pareil un chauffeur est capable de tuer tous ses passagers... ELLE.--Mais puisqu'il n'en avait pas... LUI.--Nous aurions pu être dans la voiture. Et puis ça pourrait recommencer. Enfin, il a dit à Paul qu'il allait lui régler son compte, et il lui a ordonné de faire ses paquets. ELLE.--Et Paul? LUI.--Il n'avait plus l'air parti du tout. Il disait qu'il ne buvait jamais et que, justement, un rien lui montait à la tête. Avant le déjeuner, ses camarades du garage lui avaient fait prendre... oh! attends... un drôle de nom... quelque chose comme une mauviette ou une minette, enfin une affaire où il y a de l'absinthe. ELLE.--Ça doit être bon. LUI.--Je ne sais pas. Je n'en ai jamais goûté. Et alors Paul jurait qu'il ne recommencerait jamais, qu'il se méfierait, que ça lui servirait de leçon... ELLE.--Et papa ne l'a pas cru? LUI.--Non, non. Papa a parlé de la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Par exemple, je ne sais pas quel vase. ELLE.--Ça doit être dans le moteur. LUI.--Peut-être. Et alors papa lui a sorti tout ce qu'il avait sur le coeur depuis le commencement. Y avait quelque chose! ELLE.--Quoi? LUI.--Attends, que je me rappelle. Ah! d'abord, il a reproché à Paul de dire des gros mots à tout bout de champ. ELLE.--Il en disait quand il est arrivé. Mais il n'en dit plus, plus jamais. LUI.--Mais tu comprends que quand on est en colère, on n'y regarde pas de si près. Papa criait de sa grosse voix: «Vous avez appris à mes enfants des mots qu'ils n'auraient jamais dû entendre.» Ça, c'est vrai, Lise. Tu te rappelles le jour où on a crevé, où il faisait si chaud. Paul, en changeant d'enveloppe, disait tout le temps: «Chameau de pneu! Chameau de pneu!» Et alors, toi, au dîner, comme tu avais le croûton, tu as dit tout haut: «Chameau de pain!» ELLE, _indulgente_.--Oui, mais c'était l'année dernière. J'étais petite. LUI.--Tu as été tout de même privée de dessert, et c'était la faute de Paul. ELLE.--Ses parents ne lui avaient peut-être pas appris que c'était un vilain mot... LUI, _supérieur_.--On sait ça de naissance. ELLE.--Mais non, puisqu'il a fallu me priver de dessert pour me l'apprendre... En tout cas, papa a fait perdre à Paul cette habitude-là. Quand on sort, il n'attrape plus les pneus, ni les charretiers, ni les paysans, ni les cyclistes, ni personne. Papa ne lui a pas retrouvé d'autres défauts, j'espère? LUI.--C'est le chat! Papa lui a reproché son inexactitude. Au commencement Paul était toujours de cinq minutes en retard sur l'heure fixée. Et ça a été le diable pour lui faire perdre cette habitude-là. ELLE.--Les dames non plus ne sont jamais prêtes à l'heure. LUI.--C'est à cause de leur voilette. Paraît qu'il n'y a rien de plus long à mettre qu'une voilette. Enfin, Paul, c'est son métier d'être exact. Papa lui a resservi l'histoire du jour où il a manqué son train pour Paris parce qu'ils étaient partis en retard pour la gare. ELLE.--Oui. Eh bien, qu'est-ce qu'ils ont fait, ce jour-là? Ils sont partis à Paris par la route et ils sont arrivés avant le chemin de fer! LUI.--Parbleu! Parce que Paul va à des vitesses folles. Aller plus vite qu'un train qui fait du soixante à l'heure! ELLE.--Alors, pourquoi que papa dit: «Un soixante de père de famille»? LUI.--Il dit ça devant ses amis, mais pas devant Paul. Au contraire, il lui a assez reproché ses excès de vitesse des premiers temps. Même que maman en avait des palpitations de coeur. Il paraît qu'on était obligé de le calmer à toutes les descentes, tous les tournants, les traversées de ville, pendant des mois. Papa lui a encore crié: «Et quand vous aviez une auto devant vous? Ai-je dû assez vous retenir? Vous ne vous connaissiez plus, vous vous emballiez, il fallait à toute force que vous la dépassiez. Avec vos 30 chevaux, vous vouliez lutter contre des 80, des 100 chevaux!» ELLE.--Oh! c'était joliment amusant! Tu te rappelles quand Paul donnait des grands coups de sirène pour faire ranger la voiture. Ce qu'ils devaient rager, les autres! Moi, ça me faisait toujours penser à l'ogre quand il affile son grand couteau pour découper les petits enfants. Et toi aussi, ça t'amusait, et papa, et maman, tout le monde. Personne ne parlait jusqu'à ce qu'on ait passé. LUI.--Oui. Mais il aurait pu arriver un accident. ELLE.--Tu n'es qu'un capon. D'ailleurs, c'était fini, ce temps-là. Papa avait défendu de dépasser les autos. Je pense que Paul a répliqué. LUI.--Bien sûr. Il a répondu que certains patrons étaient pour la vitesse, d'autres contre, et qu'il fallait le temps de se mettre à l'allure de la maison. ELLE.--C'était tapé. Et papa le renvoie tout de même? LUI.--Bien sûr. ELLE, _un doigt sur son petit nez_.--Eh bien! moi, je vais lui dire de le garder. LUI.--T'es pas folle? ELLE.--Mais non. Réfléchis. Paul ne dit plus de gros mots. Il n'est plus en retard. Il ne va plus trop vite. Il a juré qu'il ne boirait plus de mauviette. Puisque papa l'a corrigé de tous ses défauts, c'est pas le moment de le renvoyer... ILLUSIONS Claude et Lise, suivant leur prédilection, se sont glissés dans la remise et juchés sur l'auto. Dans une des pochettes intérieures, ils ont découvert le _Manuel du Parfait Chauffeur_. Trouvaille inestimable! Bible où tiennent toute sagesse et toute vérité! Assis côte à côte sur le siège avant, unissant leur science et rapprochant leurs têtes enfantines, ils déchiffrent le livre merveilleux. Pour l'instant, ils s'extasient sur l'index alphabétique: ELLE.--Y en a-t-il des noms, y en a-t-il! LUI.--Plutôt. ELLE.--Tu sais ce que ça veut dire, tous ces mots-là? LUI, _modeste_.--Des fois... ELLE.--T'en as, de la veine. Moi... Tu ne vas pas te moquer de moi? Tu le jures? LUI.--Je crache. ELLE.--Eh bien, moi, quand j'entends papa ou Paul dire un de ces mots-là, je vois des drôles de choses, des choses qui ne doivent pas être vraies, tu comprends? LUI.--Pas du tout. ELLE.--Je vais t'expliquer. Des billes, qu'est-ce que c'est? LUI.--C'est des petites boules en acier. J'en ai vu quand Paul a démonté une roue. Même qu'elles ont roulé dans tous les coins et qu'il jurait! ELLE.--Eh bien, moi, quand papa parle d'un roulement à billes, je vois des billes pareilles à celles que nous avons pour jouer, des billes de verre avec des tortillons de couleurs, des belles billes d'agate qui coûtent si cher, jusqu'à des six sous... LUI.--Tu ne t'ennuies pas. Ça casserait, grosse bête. ELLE, _piquée_.--On n'a jamais essayé. LUI.--Heureusement. Dis-en d'autres, des choses que tu imagines, pour voir. ELLE, _méfiante_.--Je ne m'en souviens plus. LUI.--Attends. La bougie, comment crois-tu que c'est fait? ELLE.--Je la vois dans un chandelier, avec une mèche et une petite flamme. LUI, _l'imitant_.--«Avec une petite flamme». Tu n'y es pas du tout. (_Supérieur._) C'est électrique. ELLE.--Tu vois, tu te moques de moi. Je ne te raconterai plus rien. LUI.--Mais si. (_Du haut de ses huit ans._) Quand j'étais petit, je me trompais aussi. Ça arrive à tout le monde. Tiens, quand on parlait devant moi des chambres à air, je m'imaginais des vraies petites chambres, avec des fenêtres, des tableaux, des tapis par terre. Ce qu'on est serin, quand on est gosse! C'est comme le jour où maman a dit que ma tante Vernisson était pleine de tact. Je confondais avec le talc que Paul met aux pneus. Et je voyais la tante Vernisson toute blanche, comme un goujon dans la farine. ELLE, _en confiance_.--Ah! Goujon, ça me fait penser... Alors, quand Paul dit qu'il va chasser un goujon, ce n'est pas un petit poisson? LUI, _doucement railleur_.--Il dirait qu'il va pêcher. Un goujon, c'est en fer. ELLE.--Alors, c'est donc jamais des mots pour de vrai? LUI.--Mais non. Tu voudrais pas qu'on mange la poire de la trompe, les lentilles du phare, le croissant des pneus, les pastilles à réparer, et les ressorts à boudin? ELLE.--Dis donc, ça serait comme dans l'histoire du pays de Cocagne, où tout est bon à manger, les maisons, les meubles, tout. LUI.--C'est des contes de fées. Ce n'est pas arrivé. (_Feuilletant l'index et cherchant des exemples._) Est-ce que tu crois que la chemise du moteur a tout plein de dentelles autour, comme celles de maman? Ou que les fusées des roues vont partir et faire des étoiles dans le ciel! Que l'obus des valves va faire explosion? Que le châssis blindé est à l'épreuve du canon? Ou que les ressorts ont vraiment des mains et qu'on leur coupe les ongles comme à nous? Qu'on plombe les dents des roues, quand elles se gâtent? T'attends-tu à trouver du miel dans le radiateur nid d'abeilles? Penses-tu que les queues de rat sont coupées sur un animal vivant? Et quand la soupape repose bien sur son siège, t'imagines-tu qu'elle s'assoit dans un petit fauteuil? ELLE, _rêveuse_.--Non, non, bien sûr. LUI.--C'est que tu en serais bien capable. Tu es très gobeuse. Je suis sûr que le jour où papa s'est écrié sur la route: «Le carburateur est noyé!», tu as dû croire à un accident et chercher la rivière où il était tombé. Et quand on s'est aperçu que le moteur était grippé, avoue que tu voulais lui donner du jujube? ELLE.--T'exagères. LUI.--Faut pas tout croire. Tiens, regarde, en voilà encore d'autres, des exemples. Les bornes ne sont pas en pierre et on ne les chipe pas au long des routes. Les brides ne sont pas en cuir. La clef anglaise n'a jamais été en Angleterre, et la limousine n'est pas la femme du limousin. Le sabot du frein et le talon des pneus ne se trouvent pas chez le cordonnier. L'ergot ne vient pas d'un coq. Le prisonnier n'est pas en cellule. Les cuvettes ne servent pas à se laver les mains, et les galets n'arrivent pas du bord de la mer. Le purgeur n'est pas de l'huile de ricin. Et il ne faut pas prendre le pot d'échappement pour un vase de nuit. (_Érudit._) Tout ça, comme on dit, c'est pris au figuré. ELLE, _secrètement déçue de voir ses illusions s'envoler_.--C'est dommage... Les choses que je vois sont plus jolies que les choses vraies. (_Prenant l'index à son tour._) Moi aussi, va, je vais t'en trouver, des exemples. Ainsi, tiens, il y a écrit: collier. Eh bien pour moi, un collier, c'est tout en perles de corail rose, comme celui qu'on m'a donné pour mes six ans et qu'on me met seulement les dimanches. Une couronne, ce serait tout couvert de pierres précieuses, des rubis, des diamants, pareilles à celles des rois, sur les images. Les coussinets! Ça serait des petits coussins de soie, brodés, avec des applications. Les papillons doivent avoir des ailes. (_Déchiffrant péniblement l'index._) L'arbre du quoi?... L'arbre du cardan. Eh bien, cet arbre-là doit avoir des feuilles, des fleurs, des fruits. Les chapeaux des roues seraient en paille, avec des noeuds de ruban. Et le volant du moteur aurait sûrement des plumes, comme celui que nous nous renvoyons avec nos raquettes. Elle ne serait pas jolie, ma voiture? LUI.--Et commode! saperlipopette! T'en as, une imagination, pour ton âge! (_Gaulois._) Et quand Paul dit qu'une vis a foiré, qu'est-ce que tu vois? ELLE.--Oh! dégoûtant! L'AUTOYER Le nouveau chauffeur exerçait sur la petite Lise un attrait mêlé de crainte. D'abord, il portait toute sa barbe. Et c'est tellement rare, un chauffeur à barbe, que ce simple trait suffisait à en faire un personnage singulier, au-dessus des lois. Puis il n'était guère bavard. Et l'on était fier de lui tirer une parole. Enfin, il supportait tout juste des mioches autour de lui, pendant qu'il travaillait. Et l'on éprouvait, à rester quand même, la sensation délicieuse de braver un danger, sans risque. * * * * * Ce jour-là, tandis que l'homme barbu plongeait une énorme clef dans les profondeurs de la voiture, Lise découvrit, sur le sol de la remise, des petites boules noires et luisantes, assez semblables à des crottes de bique. Tout simplement des billes enduites de cambouis. Elle demanda: --Qu'est-ce que c'est que ça? Le chauffeur, sans se retourner, répondit: --De la graine d'auto. Lise crut avoir mal entendu. De la graine d'auto... Il se moquait d'elle. Les voitures ne poussent pas toutes seules. Cependant, cet homme sévère, cet homme à barbe ne plaisantait jamais. Ce n'était pas sa manière. Est-ce que vraiment?... Justement, Claude, le frère de Lise, parut au seuil de la remise, un arc en bandoulière et des flèches à la main. C'était un malin. Il allait sur ses huit ans. Il saurait. L'entraînant dans le jardin, elle lui répéta, un peu confuse tout de même, les paroles du chauffeur. Imprudente Lise! Elle ne devine pas que Claude, ravi de s'offrir la tête de sa petite soeur et de lui jouer un tour de longue haleine, va épouser la plaisanterie, saisir la bille au bond. Il croise les bras, feint la stupeur: --Comment! Tu ne savais pas que les autos venaient de graine? Lise lutte encore: --Voyons, on les construit dans dos usines. Même qu'on les livre toujours en retard. Claude triomphe: --Justement. C'est parce qu'elles ne sont pas mûres! Voilà un coup droit. Lise en demeure ébranlée. Cependant, elle hausse ses petites épaules: --Comment donc ça pousse? Claude rassemble son imagination. Il va lui falloir inventer sur-le-champ: --Parbleu! ça ne pend pas aux arbres comme des cerises... Non. Ça vient comme des pommes de terre, en dessous. Lise demande encore, soupçonneuse: --Et il y a des feuilles? --Superbes. Comme des choux. C'est pour çà que les chauffeurs disent: il est dans les choux. --Tu en as vu? --Non. Mais je le sais. Après, on les déterre, on les gratte, on les décollette, comme disent les ouvriers, on les nettoie, on les lave. C'est que tout cela vous a un air de vraisemblance... Mais Lise ne veut pas encore s'avouer convaincue: --Alors, pourquoi que tout le monde n'en fait pas pousser? --Tiens! parce que c'est très difficile. Ça demande énormément de soins. Est-ce que tu fais pousser toi-même les oranges, les ananas, les noix de coco, toi? Non. Tu en achètes chez les marchands. C'est la même chose pour les autos. En somme, les usines, c'est des serres... --Et comment qu'on appelle la plante? Aïe! Voilà Claude pris au dépourvu. S'il ne témoigne pas d'une science imperturbable, le bateau va sombrer. Il s'agit de gagner du temps. Il cherche, tout en parlant: --Comment? Tu ne devines pas?... Mais c'est évident, voyons... Comment appelles-tu la plante qui donne le café? Le caféier, n'est-ce pas? Pour la noix, le noyer. Eh bien! c'est la même chose pour l'auto. L'autoyer! Ouf! Ça y est tout de même. Et pour réparer sa courte défaillance, Claude sort un argument décisif: --D'ailleurs, tu connais la plante qui est dans le salon, dans un grand pot? --Le caoutchouc? --Là, tu vois, je ne te le fais pas dire. Il y a bien une plante qui donne du caoutchouc. Alors, si les pneus poussent sur un arbre, pourquoi veux-tu que ça ne soit pas pareil pour la voiture entière? Cette fois, Lise est hors de combat. Ses derniers doutes s'évanouissent. Alors, timidement: --Dis donc, si on essayait, nous? Claude jubile. Mais il dissimule, afin de faire durer la plaisanterie. Et, détaché, supérieur: --Essaye si tu veux. Aussitôt, profitant d'un instant où le chauffeur tourne le dos, Lise subtilise deux billes. Claude se prête au jeu. En grand secret, on choisit un coin à l'abri du vent, où il n'y ait ni trop d'ombre ni trop de soleil, et là, dans un terreau bien meuble, bien appétissant, on enfouit les deux graines... Un coup d'arrosoir. Trois petits piquets pour repérer l'endroit. Voilà. Et maintenant, il faut attendre. Claude assure qu'on ne verra rien avant un an. Que c'est long! Au moins, peut-on savoir ce qu'on obtiendra? Une limousine, un phaéton, deux baquets? De quelle couleur? Oh! là-dessus, Claude est affirmatif: --Parbleu, ça se passe pour les autos comme pour les autres plantes. Chaque variété a sa graine spéciale, qui reproduit l'espèce. De la graine de cantaloup donne du cantaloup, et non pas un autre melon. Donc, de la graine prise à un double phaéton rouge caroubier 24-chevaux donnera une 24-chevaux double phaéton rouge caroubier. Quelle chance! Lise et Claude auront leur voiture à eux! C'est papa et maman qui seront étonnés! Qui conduira? Claude. Il faut qu'il apprenne. Où ira-t-on? Et ce sont des projets, des itinéraires à n'en plus finir. Lise est ivre d'espoir. Oh! maintenant, elle est, sûre. Chaque soir, elle s'en va d'un pas ferme, son petit arrosoir à la main, verser un peu d'eau sur les chères graines. Et il lui semble--mais oui, elle n'a pas la berlue--que la terre commence à s'enfler... Et voyez comme c'est contagieux, l'espoir et la foi. Un jour que Lise est sortie, Claude, armé d'une baguette, se glisse furtivement au fond du jardin et... creuse la terre afin de mettre au jour les fameuses graines! Il s'est pris à son piège. A force de raconter des histoires, il arrive à douter. Tout de même, si elles avaient germé?... CURIEUSE SUITE D'UN ACCIDENT D'AUTO Après avoir coulé des jours oisifs et choyés, Marcel Debrive, à vingt-deux ans, se trouva subitement sans un sou dans sa poche, sans un métier dans les mains, mais, par contre, avec une soeur et une maman sur les bras. Son père, soudain ruiné dans la banque, n'avait pas survécu au désastre. Alors, bravement, Marcel se fit mécanicien d'auto. Ils sont plus nombreux qu'on ne pense, ceux qui possédèrent d'abord une voiture, puis qui, sans ressource et sans autre talent, demandèrent leur salut à l'art de conduire. Au moins, Marcel Debrive put éviter de servir un particulier, condition que son passé de fils de famille lui eût rendue particulièrement pénible. Grâce à des protections, il entra à l'usine Sancerre, la célèbre marque d'automobile. Comme il se présentait et se tenait fort bien, on l'employa aux livraisons de voitures en province. Et plus tard, lorsqu'il eut amélioré ses connaissances par l'étude et la pratique, on l'envoya près des clients lointains qui réclamaient un mécanicien de la maison. * * * * * C'est à ce dernier titre qu'il se présenta, un matin de printemps, chez le riche minotier Morez, dont les moulins et la maison d'habitation sont blottis dans un pli du Jura. Sa voiture Sancerre refusait tout service. Vainement, de ses mains de chauffeur novice, l'avait-il excitée, sondée, trifouillée. Elle ne voulait rien savoir. Il ne fallut pas grand temps à Marcel Debrive pour reconnaître quelque anicroche du côté de la magnéto, personne facilement déréglée. Mais il découvrit du même regard Mlle Morez. Car toute la famille, groupée autour de la voiture malade, attendait l'arrêt du médecin. Marcel Debrive reçut le choc. Ce fut instantané. Chez lui, l'amour naissant fut plus fort que l'amour-propre. Au lieu d'affirmer sa science en dénonçant la panne, il se tut. Il était résolu à prolonger son séjour en prolongeant ses recherches. Oubliant sa cotte et son bourgeron,--qu'il avait souvent endossés, d'ailleurs, lorsqu'il travaillait sous sa propre voiture,--Marcel Debrive s'éprit de Renée Morez. Ce fut l'éternel roman du jeune homme pauvre et de la jeune fille riche. Banal pour ceux qui le lisent, il est toujours inédit pour ceux qui le vivent. Le contraste entre les fines manières et l'humble métier de ce garçon séduisit-il la jeune héritière, tandis qu'elle suivait son travail? Fut-elle charmée par cet attrait mystérieux de prince déguisé? En tout cas, s'il reçut le coup de foudre, elle reçut le choc en retour. En quelques jours, la trame légère et forte des allusions et des regards les lia l'un à l'autre. * * * * * La voiture, elle, gisait, émiettée, en mille morceaux, comme un jeu d'osselets. Jamais châssis ne fut démonté, examiné, autopsié aussi minutieusement. La panne serait traquée dans ses derniers retranchements. Elle ne pouvait pas échapper à d'aussi consciencieuses investigations. Mais si la guérison n'avançait guère, l'idylle ne marchait pas fort non plus. Que peut-on se dire dans un regard? Tout et rien. Alors ils s'écrivirent... Et leurs aveux purent enfin se répandre. Ils se contèrent le passé, ils bâtirent l'avenir. Fragile avenir! Hélas! M. Morez était trop intéressé pour permettre un mariage inégal. Mme Morez trop austère pour couronner un roman conçu au mépris des usages. Cependant, Marcel devait à la renommée de la maison Sancerre, à sa propre réputation, de ne pas laisser plus longtemps la voiture en menus morceaux. Il fallut la ressusciter. Hélas! elle marcha. Mais, pour prolonger le séjour du jeune mécanicien, Renée Morez eut une inspiration. Elle souhaita d'apprendre à conduire. Quoi de plus naturel que de profiter de la présence d'un maître? Son voeu fut exaucé. Et les leçons commencèrent, sur la route, devant la maison, sous les yeux des parents ravis, en première vitesse. * * * * * Voici la dernière leçon. Marcel doit repartir le soir même pour Paris, sans avoir osé se déclarer aux parents, tant il est sûr d'un échec dans sa condition présente. Fouettés par la pensée de la séparation proche, ils augmentent l'allure et la distance. Ils sont seuls, hors de vue. Renée conduit. Il est penché sur elle, prêt à la moindre alerte. Ils ont l'illusion trompeuse de s'en aller côte à côte dans la vie. Ils perdent la notion de l'espace et du temps. Une longue descente se déroule à leurs yeux alanguis. Happés par la pente, ils plongent délicieusement. Soudain, un tournant brusque surgit au bas de la côte. Marcel est-il troublé par un trop proche voisinage? Avant d'avoir ébauché un geste, poussé un cri, il se voit jeté au fossé, lancé dans un champ, dans un panache formidable... Cependant, les parents, peu à peu, s'effarent de ne pas revoir leur fille. Une heure. Deux heures... Serait-ce un accident? Non. Ce n'est pas possible. Ce serait trop affreux. Ou alors, ce jeune homme trop distingué ne serait-il qu'un faux mécanicien? Se serait-il permis?... D'un regard, ils se consultent, se concertent. Il faut savoir. Et les voilà cambriolant les tiroirs de Marcel et de Renée, tirant au jour le chaste roman par lettres... Plus de doute. Ils s'aiment. Il s'agit d'un enlèvement. Et ce séducteur se prétend de bonne famille! Oh! Mais le misérable n'aura pas leur fille. Ils rattraperont eux-mêmes les fuyards. Car il faut éviter le scandale à tout prix. Vite, on attelle le cheval à la charrette anglaise, gardée en attendant que cette maudite voiture soit en état. Madame monte, Monsieur fouette. Un garde, un métayer, un bûcheron successivement les renseignent. Ils sont sur la piste. Ah! si la bonne panne pouvait immobiliser les coupables! Plus vite. Le cheval semble sortir d'un bain d'eau de savon. Plus vile encore. Tout à coup, au bas d'une descente, ils distinguent un rassemblement autour de la voiture retournée... Leur fille est morte! Ils bondissent, interrogent. On ne sait pas au juste. On a transporté les jeunes gens là, tout près. Les bras désignent un chalet au milieu d'un pré. * * * * * Ils volent. Et là, dès le seuil de la chambre, ils s'arrêtent, foudroyés. _Dans le même lit_, le drap au menton, le teint rose, les deux amoureux reposent côte à côte! Sans autre dommage qu'une commotion formidable, ils se réveillent lentement. Et, croyant rêver encore, ils se sourient... La vieille femme qui habite le chalet, flairant des parents et quêtant une aubaine, s'explique avec complaisance. Dame oui, elle les a mis dans son propre lit, ces pauvres jeunes gens. Sans doute des nouveaux mariés en voyage de noce. Derrière les Morez, les curieux se pressent. L'un d'eux a reconnu le minotier. On chuchote. On ricane. Le scandale est public, flagrant... Et le père, secoué d'une rage tout juste atténuée par la joie de retrouver sa fille sauve, se tourne vers la vieille femme qui, déjà, avance le creux de la main: --Ah! bien, vous en avez fait de la jolie besogne, la mère! Il va falloir les marier, maintenant! ENCORE UN ACCIDENT D'AUTOMOBILE --Mes enfants, une grande nouvelle. Papa va louer une automobile, pendant un mois, l'été prochain. Et tandis que les petits et les grands l'acclamaient et battaient des mains, l'excellente Mme Courlon jetait à son mari, assis en face d'elle à table, un regard de gratitude et de triomphe. Elle l'avait enfin décidé. Il préférait les chevaux, la wagonnette qu'il conduisait les mains hautes et la barbe au vent, en excitant ses bêtes de clappements de langue et de bonnes paroles. Parbleu, elle aussi s'en fût contentée! C'était suffisant pour des vieux retraités comme eux. Mais leurs deux filles, leurs gendres, leurs petits enfants? Il fallait que le séjour aux Aubiers leur fût agréable. Tout ce jeune monde-là avait besoin de mouvement. L'automobile leur serait un attrait de plus... M. Courlon avait cédé. Soit! il louerait une voiture pour un mois. Et il en achèterait une l'année suivante, si l'essai était satisfaisant. Ah! certes, l'essai serait satisfaisant, à en juger par la joie que répandit la nouvelle, dès que Mme Courlon l'eut annoncée en plein déjeuner du dimanche... Ivresse des projets, enchantement de construire l'avenir! Sans attendre la fin du repas, on étendit une carte sur la nappe. Les imaginations s'élançaient sur les traits rouges des routes, à cent à l'heure. Le domaine des Aubiers était situé près de Melun. De là, on pouvait rayonner vers les Ardennes, les Vosges, le Jura, le Plateau Central; qui sait? pousser même jusqu'aux Causses du Tarn... On allait au-devant de la vie, on domptait l'espace et le temps, dans l'allégresse. Mais Gustave Lerond, l'un des gendres, jeune fonctionnaire circonspect, froid et régulier, demanda à son beau-père: --Combien aurez-vous de places? M. Courlon, encore mal résigné, eut un geste indécis. Et ce fut sa femme qui répondit: --Mais ce sera un double phaéton, naturellement. Quatre ou cinq places, par conséquent. Un petit silence recueilli passa. Alors elle reprit: --Oh! j'ai déjà tout combiné. Chaque ménage aura son tour. Ainsi, chacun sera libre et pourra emmener ses enfants. L'enthousiasme rejaillit. Les deux filles, Suzanne et Andrée, se montraient surtout ardentes. De couple à couple, on échangeait des vues et des itinéraires. L'émulation excitait les esprits. C'était à qui échafauderait les plus mirifiques projets. Même, une petite discussion faillit éclater entre les deux soeurs. Suzanne tenait pour les grandes vitesses. Andrée pour des allures de mère de famille. Mme Courlon les calma. Puisque chacune aurait son tour!... Cependant Gustave Lerond demanda: --Et de quelle date à quelle date aurez-vous la voiture? Ce fut encore Mme Courlon qui répondit: --Je vous dis que j'ai tout prévu. Vous, Gustave, vous prenez votre congé en septembre. Léon le prend en août. Eh bien! la voiture sera louée du 15 août au 15 septembre. A cheval sur les deux congés. N'est-ce pas pour le mieux? Gustave ne sut pas retenir un geste contrarié. Elle demanda, maternelle: --Qu'avez-vous? Cela ne vous arrange pas? Il répliqua, non sans un peu d'aigreur: --Oh! si, si, parfaitement. Je déplore seulement d'avoir à choisir entre deux plaisirs, puisque j'ai pris septembre à cause de la chasse. Andrée, la femme de Gustave, appuya: --C'est vrai, maman! Gustave, qui adore la chasse, va être obligé de s'en passer pour profiter de l'automobile. Et, se tournant vers son beau-frère: --Vous, au moins, Léon, cela ne vous privera pas. Léon Griset, paisible industriel, d'un blond de pitchpin, en effet n'était pas chasseur. A peine taquinait-il discrètement le gardon. Modeste, il mit au point: --Je pêche. Et Suzanne Griset, éclatante de vie et de santé, concilia en riant: --Que voulez-vous? On ne peut pas tout avoir! A quoi sa soeur, amère: --Ceux qui disent ça, ce sont ceux qui ont tout. Suzanne, de belle humeur, gourmanda sa cadette: --Voyons, Andrée, tu es stupide. Tu vas finir par te gâter d'avance ton plaisir. --Avoue cependant, poursuivit Mme Lerond, que la chance t'a toujours favorisée... Elle ajouta à mi-voix: --Et quand je dis la chance... Suzanne, amusée: --Non, mais continue. Andrée, qu'exaspérait le calme joyeux de sa soeur, répliqua: --Parfaitement, je continuerai. Oui, tu as toujours été favorisée. Tiens, toute petite, je ne portais jamais que tes robes, tes chapeaux, tes bottines, parce que tu étais l'aînée. Il n'y en avait que pour toi. On ne faisait attention qu'à toi. Tout t'a réussi... Et comme Suzanne continuait de rire, Andrée, jetant violemment les poings sur la table, sanglota presque: --Oui, oui... A la fin, c'est trop injuste... trop injuste... Elle suffoquait, la serviette aux lèvres. Une longue rancoeur lui remontait du fond de l'être. De la gêne pesait sur toute la tablée. Les enfants s'arrêtaient de manger, la fourchette haute. Lerond se tourna vers son beau-frère, qui baissait un nez narquois: --Parfaitement, elle a raison. Et je vous assure, Léon, qu'il n'y a pas de quoi ricaner dans votre moustache. Griset eut une subite révolte de timide: --Mon cher, je ris quand j'entends des choses risibles. Sacrebleu! à qui votre femme en veut-elle? Est-ce de notre faute si elle n'est pas l'aînée et si elle est moins douée que sa soeur? Il faut prendre son parti de ses défauts. Personne n'en est responsable. Et je trouve ridicule qu'on aille chercher querelle aux autres parce qu'on est crétin ou parce qu'on est jaloux. Gustave se pencha, le buste sur la table: --C'est pour nous que vous dites ça? Léon, un peu pâle, murmura: --Libre à vous de vous reconnaître. Lerond se dressa, renversant sa chaise: --Goujat! Griset se contenta de hausser les épaules. Les enfants poussaient des cris de goélands. Les deux femmes s'étaient jetées sur leur mari. Andrée, tordue par une crise nerveuse, hurlait: --Allons-nous-en! Allons-nous-en! Lerond dut l'emporter dans le jardin. La bonne Mme Courlon, éperdue, levait les bras au plafond. Seul, M. Courlon souriait sournoisement dans sa barbe. Eh! eh!... Si, trois mois avant qu'on ne l'ait, la voiture automobile déchaînait de pareils incidents, que serait-ce quand on l'aurait? Allons, allons! cette année encore, il garderait sa wagonnette et ses chevaux... LA QUESTION DÉLICATE On avait royalement déjeuné à Saint-Remy-d'Anjou. Un de ces repas qui vous calent un homme pour huit jours. Et surtout un de ces petits vins mousseux, spirituels, qu'on hume comme on respire, qui semblent s'évaporer dans votre verre, tant ils se laissent boire avec complaisance et tant ils ont de grâce naturelle. Aussi, comme on était cordial ensuite, dans ce phaéton! Il y avait là Trutat, le propriétaire de l'auto, qui conduisait lui-même, sa femme, puis les Macin, des amis de fraîche date, et enfin Luce, le charmant Luce. Luce est le délice des dames. Il sait vanter la nuance de leur chapeau, les harmonies de leur robe, avec des gestes câlins qui les enveloppent comme un voile. Elles dégustent ses compliments avec des mines de chatte qui lappe du lait. Et comme il est peintre, ses louanges vous ont une portée définitive, officielle, de diplôme ou de brevet. En échange, elles admirent la suavité de ses cravates,--une par jour, ma chère,--la coupe anglaise de son veston, l'intelligence de sa main, le scintillement de son esprit. Il faut les entendre soupirer: «Il est si artiste!» Sur leurs lèvres, le mot passe comme une musique et comme une caresse. Au demeurant, délicat, musqué, discret, Luce est le plus galant homme du monde. En route, il est exquis. Il est sans pareil pour découvrir, pour faire comprendre et goûter le pittoresque d'une ruine ou d'une silhouette paysanne, l'ordonnance d'un parc, la beauté d'un couchant, avec des mots heureux et gais, avec un pouce qui sculpte l'espace et des doigts qui projettent les idées. * * * * * Aussi, le petit vin d'Anjou aidant, vous imaginez si Luce tient toute la voiturée sous le charme. Les anecdotes succèdent aux pensées, les saillies aux souvenirs, et c'est comme une fine dentelle qui se déroule et flotte dans le sillage de l'auto. Puis, peu à peu, sa verve se lasse. Luce a des absences, des distractions. Il y a des trous dans la dentelle. Bien qu'il s'efforce de rester égal à lui-même, il sent une mélancolie inquiète l'envahir et le diminuer. Qu'a-t-il donc? Ce qu'il a? Ma foi, je suis presque aussi embarrassé que lui de l'avouer. Les règles de la pudeur sont tellement étranges. Mais, après tout, le problème qui trouble et travaille Luce est d'ordre général. Il intéresse tous les chauffeurs. Au diable! Et pourquoi faire prendre toujours des vessies pour des lanternes? Bref, Luce voudrait bien s'arrêter un instant. Selon l'euphémisme rustique et charmant de nos paysans, il voudrait bien «pencher de l'eau». C'est sans doute ce maudit reginglard. Il y a des petits vins, comme cela, qui ne savent pas garder la bouteille, qui ne peuvent pas rester en place, qui veulent absolument voir du pays. Peut-être Luce en a-t-il bu plus que les autres? Peut-être est-il plus sensible que les autres à ses impatiences? Le certain, c'est que cet anjou s'ennuie, et qu'il veut s'en aller par la voie ordinaire. Là! Je vous le disais bien. N'est-ce pas une question d'ordre général? Car, enfin, dans un express, chaque wagon possède son _buen retiro_. Dans un train omnibus, on a la ressource de s'arrêter à une station et de prendre le suivant. Mais en auto!... En auto, on va tant que ça peut. On ne connaît pas l'arrêt. La crainte de la panne a laissé dans les esprits sa forte empreinte. Naguère, on ne s'arrêtait que pour réparer. Le pli est resté. Une voiture au bord de la route est, aux yeux du passant, une voiture en panne. Aussi, pour éviter cette supposition déshonorante, ne s'arrête-t-on pas. Naguère, une fois arrêté, on ne savait jamais si l'on pourrait repartir. L'appréhension demeure. On profite de ce que le moteur donne bien. On ne sait pas ce qui peut arriver. Enfin, la vitesse est une volupté. Et, tandis que la plupart des plaisirs humains exigent des repos, des détentes, où l'on se reprend, où l'on se recueille, la vitesse est une volupté qu'on peut indéfiniment prolonger. Alors, on en jouit sans relâche. Et toutes ces voix de crainte et d'ivresse vous crient en même temps: «Marche! Marche!» Et l'on obéit. On devient le Juif-Errant à roulettes. * * * * * Luce méditait sur ces moeurs cruelles. D'abord, il paya de mine, essaya des ruses. Comme on passait devant un castel en ruines, il suggéra: --Oh! ce serait tellement amusant à explorer! Si nous poussions jusque-là? Il espérait trouver des recoins propices. Mais sa proposition n'eut aucun succès. L'auto marchait trop bien. Il tâcha de distraire son souci à force d'enjouement. Mais la nature est coquette. Elle ne veut pas qu'on l'oublie. De nouveau, Luce devint rêveur. On ne s'arrêterait donc jamais? Il ne pouvait tout de même pas, devant ces deux dames, demander à descendre, comme le gosse qui fait claquer ses doigts pour demander au pion la permission. Mais un tournant de la route découvrit une large vue sur la vallée. Luce se dressa et, le geste prophétique, s'écria: --Ah! ah! voilà une chose qui veut qu'on l'admire dans le recueillement, dans l'immobilité! Pendant qu'on admirerait, il s'éclipserait. Mais Trutat, qui conduisait, déclara dans son cache-poussière que les jours d'octobre étaient courts et qu'il détestait rouler la nuit. * * * * * Luce se laissa choir, retomba assis. Il s'abandonnait au courant, comme un noyé. Il n'attendait plus le salut que du hasard. Il n'y aurait donc jamais de panne! Ah! la musique délicieuse du moteur qui hoquette, faute d'essence!... Ah! le joyeux coup de fusil de l'éclatement!... Ah! le gai sifflement de la crevaison!... Non, rien. On marchait, on marchait. A un croisement, il eut un sursaut. Si l'on pouvait se tromper de route? Tout de suite: --Hé! hé! êtes-vous bien sûrs d'être dans le droit chemin? Si vous voulez, je vais aller lire la plaque, me renseigner... C'était bien le diable s'il ne trouvait pas une haie? Mais Trutat affirma qu'un détour lui ferait perdre moins de temps qu'un arrêt. Alors, Luce abandonna toute espérance. Sa méditation devint plus amère, l'obsession plus pressante. Il écarta de sa mémoire l'image des lieux où son envie eût pu se satisfaire, depuis l'accueillant édicule des boulevards jusqu'à l'étincelante retraite, porcelaine et acajou, des palace-hôtels. On roulait, on roulait. A l'approche du soir, la voiturée tout entière se taisait, recueillie, les yeux à l'horizon embrasé en feu de forge. Chacun semblait rêver. Il n'y avait plus de raison pour s'arrêter. Luce, au supplice, souhaitait maintenant la catastrophe. Et, pourtant, on s'arrêta, pour allumer les phares... Ah! ce ne fut pas long, je vous prie de le croire... Luce connut un de ces instants de suprême béatitude où l'on croit à la Providence. * * * * * Mais à peine, ses aises recouvrées, se retournait-il, qu'un cri de surprise lui échappa: toute la voiturée s'était envolée! Tous, comme des soldats qui préparent une embuscade, s'étaient jetés qui derrière un arbre, qui derrière une borne, qui à l'orée du bois... Le mécanicien lui-même, la main pudiquement retournée en cornet, s'abritait derrière le capot. Indigné, Luce se croisa les bras. Ah! c'était bien la peine de se retenir, de se contraindre, de se mettre à la torture, quand tous étaient travaillés du même besoin! Voilà donc pourquoi ils se taisaient, depuis une heure! Ce n'était pas la mélancolie du crépuscule. Fichtre non! Tous avaient envie de descendre, et nul n'avait osé parler! Ah! pudeur, pudeur, que de crimes on commet en ton nom... LE RESSORT Sartaine raconta: --Il y a de cela quatre ans juste. Nous étions en voyage de noces à Cavalour, une toute petite plage de l'Esterel. Nous y vivions à cent sous par tête, et pourtant ce séjour représentait pour nous un gros sacrifice. Nous n'avions d'autres ressources que mes appointements de rédacteur au ministère de l'Éducation publique et la rente des 20.000 francs de dot de ma femme. Mais elle avait tellement tenu à passer ces quinze jours de congé dans le Midi, que nous nous étions offert cette petite folie. On ne se marie qu'une fois, généralement. La veille de notre départ, nous nous promenions dans la campagne, par un temps de printemps. De tous nos yeux, nous faisions provision de souvenirs, quand, à un détour de la route, nous découvrîmes une automobile en panne. C'était une splendide limousine, un salon sur roues. Mais ce salon était vide. Accroupi à l'arrière, le mécanicien réparait un pneu. Il avait l'air d'un brave homme, la face cuite et barrée d'une rude moustache noire qui n'en finissait plus. Nous nous approchons de lui, nous admirons sa voiture, la causerie s'engage, et nous apprenons qu'il rentre à Paris pour chercher les filles de son patron, un gros industriel en villégiature au Cap-Martin. Comme il se relevait, satisfait d'avoir achevé sa besogne, et sans doute mis en confiance par notre allure modeste, il nous dit: --Ça vous irait, hein, les amoureux, de faire une petite balade dans cette bagnole-là? Nous nous regardons, ma femme et moi. Nous n'étions jamais montés dans une auto. Une même pensée nous traverse: --Je vous crois. Et même... si vous nous emmeniez jusqu'à Paris... Je lui promets un joli pourboire. Il se gratte le front sous sa casquette, puis, résolu: --Bah! ça ne fera de tort à personne. Et ça paraît tellement vous faire plaisir. Une demi-heure après, notre petite malle arrimée au porte-bagage, nous roulions, blottis au creux de la somptueuse limousine. * * * * * Ah! mes amis... ce rêve. Songez que, pour nous, tout était nouveau: ce rebondissement dru, les délices de la vitesse alliées à celles de la solitude et du confort, l'amusement de pénétrer au coeur des villes et des villages, d'y surprendre le détail de la vie dans un regard, puis de fuir à nouveau dans la campagne, où le paysage raye les vitres... Imaginez ces deux amoureux tout neufs, grisés de bonheur, dans ce nid tiède et capitonné... Napoléon débarqué de l'île d'Elbe et marchant triomphalement à travers la France, l'aigle «volant de clocher en clocher jusqu'à Notre-Dame» n'éprouva certainement pas de sensations plus fortes que les nôtres, dans ce voyage de Provence à Paris, où la route se précipitait sous nos roues. * * * * * A la barrière, nous quittâmes ce rude et bon Marcel, le mécanicien à qui nous devions cette échappée de rêve et dont deux jours de route et d'étapes nous avaient rapprochés. C'était fini... Seulement, en descendant de cette voiture, nous n'étions plus les mêmes qu'en y montant. Nous avions pris le sentiment aigu d'une vie plus savoureuse, plus pleine, plus intense et plus forte que celle où nous allions retomber. Ce fut le voile déchiré, la révélation en éclair, l'éblouissement dont les yeux gardent la trace ineffaçable. L'existence que j'allais mener jusqu'à la mort me fit horreur. Quoi! Donner ma jeunesse, ma force, à cette besogne dont je savais l'inanité... Être un des rouages inutiles de cette machine à paperasses... Attendre tous les matins et tous les soirs qu'il soit l'heure de m'en aller... Faire mon métier avec ma montre sous les yeux... Finir sous-chef, avec une petite retraite... Préparer du même coup cet avenir médiocre à ma compagne, que j'avais vue illuminée, étincelante de bonheur pendant ces deux jours de rêve? Ah! non, non et non! Ce fut une métamorphose. Je sommeillais, je m'éveillai. J'étais d'argile, je devins d'acier. Ce fut ce voyage de hasard qui tendit mes désirs, qui les roidit, qui en fit autant de ressorts bandés, capables de me projeter droit et vite au but... Moi aussi, à la force du poignet, je parviendrais à la fortune. Moi aussi, j'aurais ma bonne limousine, qui bondirait dru sur les routes. * * * * * J'y serais arrivé, je crois, par le crime même, si la nature et l'éducation n'avaient déposé en moi le sens de la netteté morale et l'horreur de la vilenie. Le jour même du retour, je cherchai. Un de mes oncles, qu'on qualifiait d'_original_--mot qui peint notre race, qui fait, de quiconque sort du moule commun, une sorte de demi-fou--m'avait légué une formule pour la conservation des oeufs. «Tiens, petit, garde cette note. Cela te servira peut-être un jour.» Je l'avais oubliée dans un coin de tiroir, en vrai Français qui fuit l'initiative et n'estime que les diplômes. Je la relus. Si elle était bonne, elle valait un trésor. En effet, l'oeuf frais se vend _trois_ fois plus cher en hiver qu'au printemps. On voit tout de suite les bénéfices que pourrait réaliser celui qui achèterait des oeufs au printemps, les conserverait frais et les revendrait l'hiver. Nous étions en mars. Je préparai le bain, j'y plongeai quelques centaines d'oeufs, et je ne les en tirai qu'en novembre. Passez-moi le mot: on eût dit qu'ils sortaient du derrière de la poule! Alors, j'entraînai ma femme par la taille dans une valse échevelée, en criant: «Nous aussi, nous aurons notre limousine!» Résolument, nous nous jetâmes à l'eau. Je quittai le ministère, pour avoir tout mon temps. Nous vécûmes sur les 20.000 francs de la dot. Je louai un hangar à Bagnolet, je fis construire des cuves, j'achetai des oeufs par centaines de mille, et j'en cherchai la vente l'hiver suivant. Dame! ça n'a pas marché tout seul. Il m'a fallu briser des coalitions d'intérêts, lutter contre les commissionnaires des Halles, désarmer les méfiances, attendrir les grands restaurants, séduire les fabricants de biscuits, que sais-je? Vous voyez d'ici l'ex-rédacteur de ministère à la besogne. Parfois, j'étais las à croire que je marchais sur les genoux. Et souvent des larmes d'humiliation me rongeaient les yeux... Mais, dans ces moments-là, je pensais au beau voyage en limousine et, l'oeil sec, la taille redressée, je repartais... Vous connaissez ma situation actuelle. Mes usines couvrent à Bagnolet la superficie d'un village. Mes ramasseurs drainent l'Europe, et je puis dire que la terre entière me doit le petit bienfait de déguster en hiver un oeuf qui a la fraîcheur du printemps. Vous comprenez maintenant quel fut le ressort de ma rapide fortune et pourquoi j'aime mes trois autos... --Et le bon Marcel, vous ne l'avez pas pris comme mécanicien? --Marcel? Mais si, je l'ai pris. C'est mon surveillant général. Il se fait mille louis par an. Mais comme mécanicien, vous ne voudriez pas. Il prend trop facilement du monde sur la route! A QUOI RÊVENT LES CHAUFFEURS «Parti au quart de tour. Pas fâché. Sous prétexte d'adieux, les Ledragon nous avaient à l'oeil. Ce que c'est rosse, les amis! Ayons le sourire. Cristi! la sortie n'est pas bonne, chez les Ledragon. Deux bornes resserrées, un seuil de pierre, un butoir... On voit bien qu'ils n'ont pas d'auto. Virage. Passons vite en quatrième. Je suis sûr qu'ils nous guettent encore... Ah! nous y sommes, et sans douleur. Pas mauvais, leur déjeuner. Deux vins. Ils donnent l'ordinaire pour du bordeaux. Des nèfles! C'est du petit reginglard de pays. Le second était cordial. Pourtant, l'étiquette blanche et le nom en cursive «Pomard» ne m'inspirent pas confiance. Ça sent son grand épicier. Un vieux chapeau. C'est drôle, on dirait que la voiture en a peur et qu'elle ne veut pas passer dessus. Ce n'est pas possible, ce n'est pas une 15-20 chevaux. Le marchand s'est trompé. C'est une 24-30. Elle marche trop bien. Vite, touchons du bois. Suis-je bête! Quand on conduit, on touche toujours du bois, puisqu'on a les mains au volant. J'ai bien mon permis? Il y avait un plat assez réussi. Des oeufs brouillés aux truffes, servis dans des tomates creusées. Il faudra que nous essayions ça à la maison, quand nous n'aurons pas les Ledragon. Cette Mme Ledragon est étonnante. Elle a bien le demi-siècle. Et elle chasse, elle pêche. Elle vous a une de ces poitrines en pupitre... Mais ses filles, quelles bringues! Hein? Quoi? Qu'est-ce que vous dites? Des vaches. Parbleu, je les vois bien. C'est curieux comme les gens qui sont dans votre dos ont la manie de vous donner des conseils. J'ai une chambre réparée à l'arrière gauche. Je m'en méfie. Zut! une montée dont on ne voit pas le bout. Faudra passer en troisième. Mais aussi nous sommes chargés comme un canon. Quelle idée ma femme a-t-elle eue d'offrir aux trois Tiquard de les déposer chez eux, à Martinville? C'est un détour de quinze kilomètres au moins. Il est vrai qu'ils lui ont fait le coup de la carte forcée. Et des allusions, et des invites! Des gens qui n'auraient pas levé le petit doigt pour monter dans votre break, au temps des chevaux, rampent à s'user la peau du ventre et déploient des ruses de Sioux pour avoir une place dans votre auto. C'est très drôle. La route paraît moins bonne, quand on va moins vite. D'ailleurs, quand nous n'avions pas d'automobile, nous faisions comme les autres. Combien de fois avons-nous invité les Ravache--des êtres insupportables, puants, prétentieux--uniquement parce qu'ils avaient un tonneau 10-chevaux! Et ils se faisaient prier, encore. Et nous insistions. Pour une 10-chevaux! Quand j'y pense, j'en ai chaud de honte. Non, il ne prendra pas sa droite. Vous verrez qu'il ne la prendra pas. Quelle jouissance les charretiers éprouvent-ils à rouler à gauche? Au milieu, je comprendrais. Mais à gauche? Ah! l'animal, il dormait! Quel beau temps. Si j'étais les Ponts-et-Chaussées, je mettrais des planches sur les fossés et les tas de pierres sur les planches. Ainsi, je déblaierais la banquette. Et dire que si ma direction cassait, nous nous retournerions à 60 à l'heure! Qu'est-ce que je ferais? J'aime mieux ne pas y penser. Un troupeau. Les quatre pieds d'un mouton éreintent plus la route que les quatre pneus d'une auto. Pourtant on ne dit rien aux bergers. Ça sent l'engrais. Tiens, un trimardeur qui ressemble à Victor Hugo. Pauvre diable. Comme nous devons lui faire envie! Qu'est-ce qu'il peut bien penser en nous voyant? Oh! il pense peut-être tout simplement: «V'là une auto.» Allons, bon, un coup de sirène derrière nous. Gratté! C'était au moins une 80-chevaux. Décidément, c'est insupportable, cette poussière. Au fond, suis-je vraiment plus heureux que ce trimardeur-là? J'ai des embêtements d'affaires, d'argent, d'ambition, qu'il ignore. Et lui, il a des voluptés simples et fortes que je ne connais pas: lamper un verre de vin, fumer un mégot, palper une pièce blanche. Tout est relatif. En faisant pour chacune d'elles la balance des joies et des peines, toutes les existences s'équivalent peut-être? Est-ce un cassis? Non, c'est l'ombre d'un arbre. Une auto devant nous. Elle vient? Non, elle va dans notre sens. Donc, nous marchons plus vite. Il faut que je l'aie. C'est idiot. Mais je ne serai pas content tant que je ne l'aurai pas. Et puis, ça épatera les trois Tiquard. Ah! ça va mieux. Il me semble que j'ai entendu quelque chose d'anormal dans le moteur. Ou dans le différentiel, peut-être? Un pignon brisé? La panne, la grande panne... Suis-je serin! c'est le sifflet du chemin de fer. Ça roule. Encore un peu, pour voir. Allons, allons, soyons sage. C'est bon la vitesse. On se sent fier, puissant, souverain. On règne. Chic, chic! voilà les maisons de Martinville. On va débarquer les trois Tiquard. Ma foi, je n'éteins pas le moteur. Ça pressera les adieux. Et puis, si des fois on ne repartait pas...» LE PETIT FOX On offrait aux Griset, qui avaient pris à Marlotte leurs quartiers d'été, un jeune et charmant fox-terrier qui habitait Le Raincy. Comment le transporter d'une résidence à l'autre? Par le chemin de fer? Mais que de transbordements! De plus, on assure que les chiens sortent de leur cage salis, aphones, enragés. Et quant à l'emporter avec soi, il n'y fallait pas songer. Il suffit d'un voisin grincheux pour exiger l'expulsion du voyageur à quatre pattes. Non. Le rêve, c'était de cueillir le petit chien en auto et de le déposer dans sa nouvelle maison, une heure plus tard. Le temps pressait. Le fox appartenait à une vieille dame qui le trouvait trop jeune et trop fou pour elle. Et elle était bien capable de le donner dans le pays même, si l'on tardait trop à l'en débarrasser. Les Griset n'avaient pas d'auto. Mais tout leur entourage en était farci. On allait se disputer le plaisir de les obliger. A tel point qu'ils en furent un moment embarrassés. A qui donneraient-ils la préférence? Au cousin Petitport. La famille d'abord. On n'est pas toujours en très bons termes avec les siens. On a souvent des relations vagues et flottantes. Mais, dans chaque circonstance importante, les liens se tendent. Dès qu'on a besoin d'une aide, d'un service, on se souvient qu'on est du même sang. Le cousin Petitport, célibataire et rentier, possédait une souple et légère voiture d'une douzaine de chevaux, dont il usait surtout le dimanche avec ses amis. Il était son propre mécanicien. Il serait ravi de la promenade. On l'invita donc à dîner, non sans avoir mûri un fin menu, car on savait le cousin gourmet. Et, dès le potage, on aborda carrément la question. Or, voyez la malchance. Petitport relevait à peine d'une crise d'entérite. Et il se sentait encore trop faible pour conduire pendant 120 kilomètres. Ah! sans cette maudite attaque!... Mais le moindre effort le jetait bas. On compatit poliment, bien que le cousin témoignât d'un robuste appétit de convalescent, qui rassurait sur son sort. Décidément, rien ne servait d'être cousins. La vraie famille est formée des amis. Ce n'est pas la famille imposée, mais la famille librement choisie, la famille d'élection. Celle-là est toujours prête à rendre service. Est-ce que les Bréau, par exemple, les grands usiniers, n'allaient pas sauter sur l'occasion? C'était bien le diable si, avec leurs deux grosses voitures de la bonne marque, ils ne pouvaient pas faire transporter un petit roquet du Raincy à Marlotte! M. Griset se chargea de l'ambassade. Armé d'une grosse botte de roses, il s'en fut trouver Mme Bréau. Puis, déployant des grâces, il coula légèrement sa demande, comme un billet doux glissé parmi des fleurs. Tout de suite, il s'excusa, désinvolte, assura que le chien était bien élevé, qu'il n'offenserait pas le tapis de la limousine. D'ailleurs, avec des voitures si rapides, il n'aurait même pas le temps de s'oublier. Mais, décidément, le petit fox jouait de malheur. L'une des autos était indispensable à M. Bréau pour le mener deux fois le jour à l'usine. Et quant à la seconde, elle était en réparation, chez le fabricant. Ce n'était plus une voiture, mais un jeu d'osselets, disséminé dans trente-six paniers... Mme Bréau était vraiment désolée. Mais sa désolation dut être brève, car la dame passa vite à un autre sujet. Les Griset ne se découragèrent pas. Il leur restait des portes où frapper. Sapristi, tous les amis chauffeurs ne sont pas aussi durs à la détente. Ils passèrent en revue leurs réserves. Monsieur proposa les Brossard, des gens charmants, fanatiques d'auto, qui, chaque dimanche, suivaient des routes, sans cartes, au hasard, pour la joie de rouler. Mais Madame fit observer que les Brossard avaient les chiens en horreur. On ne pouvait pas leur demander de faire trente lieues en l'honneur d'un petit fox! Monsieur s'inclina. Ah! par exemple, les Lentisque ne pourraient pas se dérober. Travaillés d'une frousse énorme dès la mise en marche, ils ne se servaient pour ainsi dire pas de leur voiture. Et, d'autre part, ils avaient une dette de reconnaissance à payer aux Griset. N'avait-on pas, par relations, pistonné leur cancre de fils au bachot? Il est vrai qu'il n'avait pas été reçu. On décocha un bleu aux Lentisque. Leur réponse fut rapide et brève. Ils partaient pour Vichy, par la route. Mille regrets. Et les Tonot, qu'on avait un peu perdus de vue, ces temps derniers, mais qui naguère s'offraient sans cesse: «Vous savez, quand vous aurez besoin de notre voiture... elle est à vous.» On leur écrivit. Mais ils avaient vendu leur tacot, dans la terreur de la crise. Griset ne voulut pas s'avouer vaincu. Il se rappela qu'un de ses camarades de collège, nommé Collinot, tenait une agence et un garage. Celui-là lui louerait une voiture à des prix d'ami. Il l'alla trouver, le tutoya, lui témoigna tout de suite de la confiance et de la cordialité. Mais Collinot était commerçant avant tout: «Ah! mon vieux, que veux-tu, mon affaire est en société. Je ne peux pas faire de rabais. Je n'en ai pas le droit. Et puis j'ai des frais généraux, des employés. Tout ce que je peux faire pour toi, c'est de te donner un mécanicien de confiance et une bonne voiture. Tu comprends, moi, je ne fais pas la location, en somme.» Bref, il eut l'air d'accorder une faveur à des prix dont Griset resta embouti. Allons! il faudrait y renoncer. Mais c'est égal, ils étaient jolis, les amis propriétaires d'autos. Une satanée race. Dire qu'il n'en trouverait pas un, pas un seul, qui mettrait gentiment une voiture à sa disposition, une demi-journée! Et pourtant, il devait en trouver un. Ce fut au café, à l'heure de l'apéritif. Il y avait là un quidam qui prêtait parfois la main à la manille, et qui, toujours vêtu de cuir, lunettes au front, parlait de la route comme d'une vieille amie qu'il ne quittait jamais. Griset s'épancha en aigres doléances. Ah! ils étaient propres, messieurs les chauffeurs. Des égoïstes, plus jaloux de leur auto que de leur femme! Et il conta ses déboires. Le quidam s'indigna. Quoi? On lui avait refusé une demi-journée d'auto? Mais c'était infâme! Quant à lui, il était toujours prêt à rendre service sur l'heure. Griset s'élança, lui prit les mains. Il avait trouvé le merle blanc. Enfin! Mais il était dit que la malchance ne le lâcherait pas. Le généreux quidam n'avait qu'une motocyclette! Et le petit fox a pris le train. LE GABELOU Le gabelou Ganachot, un doigt dans le nez, sondait l'horizon. On sonde ce qu'on peut. Il s'embêtait ferme, à cette porte. Pas dix voitures ni cent piétons par jour. Pourquoi ne l'avait-on pas laissé à la gare de Lyon? Là, au moins, on avait du plaisir. Aux messageries, on éventrait tout, on tripotait tout, le beurre, les poulets, les fruits, on renfournait tout ça à la va-comme-je-te-pousse, avec des doigts bien gluants. A la sortie des voyageurs, on palpait les paquets, on tripatouillait les petits sacs, on fouinait dans le linge sale des valises et des malles, on terrorisait, on traquait, on pinçait, on était des rois. Tandis qu'à cette sacrée porte, personne à se mettre sous la dent. Ganachot eut un morne regard pour le poste installé dans l'épaisseur même du rempart, pour le mur de meulières où pendaient les sondes, les jauges, les vrilles, les pipettes, tout un arsenal qui rappelait le bon vieux temps de l'Inquisition, de la torture et de la question extraordinaire. Armes inutiles, hélas! et que la rouille envahissait. Vrai, il crevait d'ennui. La fouille était devenue sa raison d'être. Dans toute autre carrière, il fût peut-être resté tout bêtement un brave homme à l'air bonasse. Mais ce pouvoir sans borne, ce droit absolu de suspicion, ce métier de flic et de voyeur, cette habitude de fourrer le doigt partout, cette mentalité de saint Thomas de barrière, lui avaient modelé une personnalité nouvelle. La moustache et le sourcil se hérissaient, l'oeil soupçonnait, la bouche méprisait, toute la figure était d'une sombre brute. Et il ne connaissait plus qu'une joie sur terre: cambronner le monde. De marasme, Ganachot s'explora le nez. Mais il en eut vite fait le tour. On n'a jamais que deux narines. A nouveau, il épia le boulevard, qui, parmi les masures et les dépotoirs de la zone, s'en allait droit vers la banlieue lumineuse. Soudain, dans la perspective, surgit la silhouette carrée d'une auto... Elle venait! Elle allait entrer dans Paris! * * * * * Ganachot pensa défaillir. L'amant au premier rendez-vous qui voit paraître la silhouette adorée ne trépide pas de plus d'impatience, ne se sent pas inondé d'un plus large flot de délices. Comme elle semblait lente! Enfin elle approcha. C'était une limousine, noire et brillante comme une fine bottine vernie à roulettes. Le mécanicien était seul. Bonne affaire. L'auto stoppa au ras du trottoir, quelques mètres avant la grille de l'octroi. Sans attendre même qu'on demandât ses services, Ganachot se précipita. Ah! ah! Il s'agissait de se donner de la satisfaction. Voyons. D'abord la question de l'essence. Le gabelou tendit la main: --Votre bulletin de sortie? Le mécanicien, un joli garçon, tout jeune, très correct, répondit: --Je n'en ai pas. Je viens de Blois. Tant mieux. L'opération serait plus longue. Ganachot reprit: --Bon. Vous payez les droits d'entrée. Combien de litres? --Je ne sais pas au juste. Une vingtaine. Le gabelou se pourlécha: --Nous allons voir. Oh! la volupté de faire enlever des coussins et des planchettes, de dévisser des bouchons, d'enfoncer la jauge, d'aller chercher sous la voiture les dimensions du réservoir, d'inscrire, de multiplier. Nom d'une pipette! Que c'était bon! Il en tremblait. Les zéros, les virgules dansaient devant ses yeux. Tantôt il trouvait quinze cents litres et tantôt cinq décilitres. Par la magie des chiffres, le réservoir devenait tour à tour gazomètre et chopine. Mais ce bafouillage même le ravissait. Le mécanicien pouvait bien attendre. D'autant que ce particulier-là vous avait un petit air de se ficher du monde... Ça lui apprendrait. Enfin, il décréta: --Trente-cinq litres. Puis il pénétra dans son antre, établit longuement un bulletin, tout en devisant avec ses collègues. Il fallait faire durer le plaisir. Quand il revint, sa feuille à la main, le mécanicien, au volant, attendait toujours, patient en apparence. Ganachot décida de procéder à la visite, avant de réclamer son dû. Peut-être l'addition grossirait-elle. Il ouvrit la portière, entra dans la limousine, où ses semelles boueuses s'imprimèrent sur la carpette grise. Cristi! Ça sentait bon, là-dedans. Du nanan. Il sonda les capitons, souleva les tapis, les banquettes, renifla l'acoustique, tripota et fouilla le vide-poche. Flegmatique, le mécanicien l'observait par-dessus son épaule, à travers les glaces. * * * * * Ganachot descendit. Il se fit ouvrir les coffres, tous les coffres. Ceux qui s'allongent sur les marchepieds, ceux qui se logent sous les sièges avant. Il développa les paquets de chiffons, dénoua les sacs à chambre à air, bouscula l'outillage, dans une frénésie concentrée. Ah! ce mécanicien restait calme. On verrait bien qui aurait le dernier. Ganachot scruta les pneus--on en voit qui sont pleins d'alcool--flaira les phares, soupçonna l'innocente lanterne arrière, prit une échelle, grimpa, ouvrit la malle aux enveloppes de rechange. Sa joie culminait, touchait au paroxysme, au spasme. Et, tout à coup, il s'aperçut que c'était fini... Alors, avec un soupir, il tira sa feuille: --Sept francs. Jamais on ne vit mécanicien plus candidement étonné. Ses sourcils, sa bouche, s'arrondirent. Il susurra: --Vous désirez? Mais Ganachot était triste, son plaisir tombé: --Je vous dis que vous me devez sept francs. Du doigt, le mécanicien se toucha la poitrine: --Moi! je vous dois sept francs? Vous faites erreur, mon brave. La stupeur de Ganachot fut indicible. L'auto, lui passant sur le corps, ne l'eût pas plus abruti. Il ne pouvait pas deviner l'inspiration gamine qui venait d'illuminer le mécanicien, écoeuré par l'odieuse inquisition, ravi de prendre enfin sa revanche et de donner une leçon au gabelou. * * * * * Ganachot en éructait. Il lâcha un terrible: --Vous ne voulez pas payer? Bon prince, accoudé au volant, le mécanicien se pencha: --Écoutez, mon ami, vous êtes tout à fait aimable d'avoir bien voulu jauger mon réservoir, inspecter mes coffres, visiter ma limousine, examiner mes phares et vérifier mes pneus. Est-ce pour ces soins que vous me demandez sept francs? Voyons, voyons, vous ne voudriez pas. C'est excessif. Ganachot grésillait: --N'essayez pas de vous payer ma tête. Ça vous coûterait trop cher, mon garçon. Amusé, le mécanicien haussa le ton: --Je ne me paye rien. Mais c'est à vous qu'il pourrait en cuire... Comment, comment? Vous soulevez les jupes à ma voiture! Vous osez toucher au vide-poche de Madame! Vous me demandez sept francs que je ne vous dois pas! Parfaitement: _que je ne vous dois pas_... Mais qu'est-ce que c'est que ces façons-là? Savez-vous que vous vous êtes mis dans un très mauvais cas? Et je suis en train de me demander si je ne vais pas porter plainte contre vous... Ganachot passait par toutes les couleurs du prisme: violet, indigo, bleu, vert, jaune, orangé, rouge. La rage, l'incrédulité, l'inquiétude tournoyaient en lui. Le mécanicien l'acheva, décisif: --Il me plaît, à moi, de m'arrêter ici, au long de ce trottoir. C'est mon droit, mon droit absolu. Et voilà que vous vous jetez sur ma voiture comme un satyre... Est-ce que je vous ai demandé quelque chose? Ai-je franchi la grille? Je ne vous ai jamais dit que j'entrais dans Paris... Et tandis que Ganachot essayait en vain de se rassembler, le mécanicien mit prestement en route et partit en marche arrière. LA PETITE FEUILLE MORTE C'était une petite feuille de peuplier. Un beau matin de printemps, elle avait jailli au bout d'une branche, comme une flamme verte. Lasse d'être depuis si longtemps tenue en bourgeon, elle avait étiré ses fines nervures et défripé sa robe tendre au soleil. Et tout de suite, elle avait pris un goût extrême à la vie. L'aimable existence! Une sève active lui courait dans les veines, lui donnait cet éclat, ce vernis dont elle était si fière. Pas besoin de se déranger. Tous les sucs de la terre montaient des racines jusqu'à sa tige. Elle déjeunait sur la branche. Puis elle était très bien placée. Ni trop haut, ni trop bas. Et comme le peuplier poussait au bord d'une route, on se distrayait, toute la journée, à regarder passer les piétons et les voitures. Tous les chars des saisons défilaient devant elle. Ceux de la fenaison vous envoyaient au passage une bonne et fine odeur de foin coupé. Et dans ceux de la moisson, l'on s'amusait à cueillir au vol un brin de paille que l'on balançait ensuite au vent comme un fil d'or. Un jour, deux amoureux avaient fait halte à l'ombre du peuplier. Qu'ils étaient charmants! Et quelle tristesse de leur départ! Longtemps, l'herbe foulée garda leur empreinte allongée au pied de l'arbre. Et cela rappelait ces tombes qui, au cimetière voisin, s'allongent au pied de chaque croix. Ah! on en avait longtemps chuchoté, dans la verdure. Il avait passé, par tout le feuillage, comme un goût, comme un besoin de baisers. Car nous nous y trompons, nous autres hommes. Et ce que nous prenons pour le frémissement du vent dans les feuilles, le soir, c'est le frisson de plaisir des arbres qui enlacent leurs branches en d'immobiles et profondes caresses. Nous n'imaginons pas tous les ébats des feuilles. Ainsi, par les nuits de lune, elles regardent danser leur ombre sur le velours blanc de la route. Et c'est à qui inventera la sarabande la plus éperdue. Ou bien, par les très beaux jours, dans une ivresse de joie reconnaissante, on s'érige, on se dresse, on se groupe, et l'on offre des bouquets au soleil. Ou encore, quand un vieux chemineau passe, dont les souliers font le même bruit que les cahots des charrettes, on s'élargit, on se rejoint, on s'ingénie à faire au-dessus de sa tête l'ombre meilleure et plus fraîche. Être coquette, être joyeuse, être bonne... Est-ce qu'on pourrait employer mieux la vie? Mais le divin plaisir, c'est le passage d'une auto. L'amusant défilé de silhouettes cocasses ou gracieuses! Le comique intermède des pannes! On en voit, de ces autos, de toutes les tailles et de toutes les allures. Il y en a de si rapides, de tellement silencieuses, qu'à peine a-t-on le temps de les regarder. Elles aspirent l'espace. «Brouf!» Elles sont déjà loin. D'autres, plus vieilles, s'en vont avec un petit bruit rageur et régulier. Elles ont l'air de radoter. Et toutes soulèvent derrière elles un long sillage de poussière, un troupeau de blanches volutes, une meute qui semble leur courir après et les mordre aux pneus... Puis, las de sa vaine poursuite, le nuage hésite, erre un moment sur les feuillages, et retombe. La poussière de la route... Vous croyez sans doute que les feuilles riveraines la détestent et la maudissent? Quelle erreur! Mais au contraire, elles l'attendent, elles la bénissent. Car ainsi, elles peuvent se mettre un peu de poudre sur la joue. Cela vous donne un petit air piquant, distingué. On ressemble aux jolies dames que l'on voit passer, souriantes dans leurs voiles légers, ou rêveuses derrière la glace des limousines. Non, non, rien n'est plus délicieux que la poussière fine et craquante, la poussière au goût vanillé, qui vous répand sur la face la même clarté blonde qu'un soir de lune. Et quand la rosée du matin vous a débarbouillée, c'est dans l'impatience et la fièvre qu'on attend une nouvelle auto, pour vous remettre un peu de poudre au bout du nez. A tel point que les feuilles trop haut perchées ou nées trop loin du chemin en crèvent de jalousie. Elles en dessèchent sur pied. Ce sont des sauvages, des filles des bois. Si on les écoutait, elles voudraient toutes pousser au bord de la route. Ah! je vous jure que la petite feuille de peuplier ne céderait sa place à personne. Et si l'auto lui donne les meilleures joies parmi toutes celles qui la font palpiter d'aise dans la brise, c'est moins pour l'amusement de la vitesse et du défilé des chauffeurs que pour ce fard léger qu'elle lui jette au passage. Mais voilà que la petite feuille devient inquiète... On dirait que la vie ne circule plus en elle avec la même intensité qu'autrefois. Elle perd ses couleurs de santé. Elle tient moins solidement à la branche. Elle dépérit. Chaque rayon du soleil la blesse et laisse en elle sa trace d'or, comme un poignard dans une plaie. Est-elle seule atteinte? Mais non. Toutes ses soeurs changent aussi d'aspect. Est-ce qu'il va falloir mourir, déjà? Il y a là, sous bois, des feuilles, mortes avant sa naissance, qui achèvent de pourrir par terre. Il faudra donc les rejoindre, subir leur sort, tout quitter, se dissoudre, disparaître?... Et c'est une sensation atroce, que de deviner en soi ce lent travail de ruine et de n'y pouvoir rien... On voudrait rester belle, éclatante, vernie, et on se dessèche. On voudrait rester aérienne, près du ciel, et le lien qui vous unit à la branche se détache un peu plus chaque jour. Il va falloir tomber sur la route, être broyée sous les pas ou sous les roues, devenir une chose sans nom. Déjà, la chute commence autour d'elle, avec un bruit de pluie. Les feuilles tournoient. Elles essayent de lutter, de gagner du temps. Leur vol est suppliant comme une prière. Pas encore! Mais la terre les attire. Elle a faim. Elle veut s'engraisser. Et il faut enfin toucher le sol froid et s'y unir, et s'y coller, dans un affreux baiser. La petite feuille ne tient plus que par une seule fibre. Un souffle en a raison... Elle tombe dans le vide. Ah! pouvoir échapper à la route, remonter vers le ciel, pouvoir se raccrocher à la branche, pouvoir vivre encore... Non, non. La terre la veut. Elle va la toucher. Elle est perdue. Elle est morte... Mais que se passe-t-il? Un puissant remous la saisit, l'arrache à l'horrible étreinte, la soulève, l'emporte, la jette en spirale glorieuse dans l'espace. Et pendant un temps qu'elle n'ose apprécier, elle flotte, elle se balance, bercée par l'espoir merveilleux de remonter vers les branches... Dernier bienfait, dernière aumône de l'auto qui passe et qui a donné à la petite feuille l'illusion suprême qu'ont rêvée tous les êtres, de renaître en s'élevant vers le ciel... TABLE DES MATIÈRES Les pneus 1 Excellentes références 9 Les billes 17 Les milliardaires 25 Le temps des pannes 33 Fumée 43 Les lettres 51 Le petit carnet 57 La beauté 65 Noms d'hôtels 73 La sous-commission Neigeblonde 79 La guigne 101 Le chauffeur est garanti 109 Lord Sheffield 117 L'homme aux petits cadrans 125 La mauvaise voie 133 Le chapeau 143 La contravention 151 La «Semeuse» 159 Conflit 165 Le témoin 173 La gloire 181 Grand tourisme 191 Paul 199 Illusions 207 L'autoyer 215 Curieuse suite d'un accident d'auto 223 Encore un accident d'automobile 231 La question délicate 239 Le ressort 247 A quoi rêvent les chauffeurs 255 Le petit fox 261 Le gabelou 269 La petite feuille morte 279 Paris.--L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette. Extrait du Catalogue de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER à 3 fr. 50 le volume EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11, RUE DE GRENELLE DERNIÈRES PUBLICATIONS GEORGES ANCEY Athènes couronnée de violettes 1 vol. ALICE & CLAUDE ASKEW La Sulamite 1 vol. JULES BOIS Le Vaisseau des Caresses 1 vol. MICHEL CORDAY Mariage de demain 1 vol. LUCIE DELARUE-MARDRUS Marie, fille-mère 1 vol. TH. DOSTOÏEVSKI Le Sous-Sol 1 vol. CLAUDE FERVAL Ciel Rouge 1 vol. GUSTAVE FLAUBERT La «première» Tentation de saint Antoine (1849-1856) 1 vol. GUSTAVE GEFFROY L'Idylle de Marie Biré 1 vol. EDMOND HARAUCOURT Trumaille et Pélisson 1 vol. CHARLES-HENRY HIRSCH Nini Godache 1 vol. JULES HURET En Allemagne: De Hambourg aux Marches de Pologne 1 vol. GEORGES LECOMTE L'Espoir 1 vol. VICTOR MARGUERITTE Jeunes filles 1 vol. TANCRÈDE MARTEL Loin des Autres 1 vol. OCTAVE MIRBEAU La 628-E8 1 vol. JULES PERRIN La Terreur des Images 1 vol. MICHEL PROVINS Le Coeur double; Le Grain de Sel 1 vol. GASTON ROUVIER Les Toits-Rouges 1 vol. MAURICE DE WALEFFE Les Paradis de l'Amérique centrale 1 vol. ÉMILE ZOLA Correspondance.--Les Lettres et les Arts 1 vol. ENVOI FRANCO PAR POSTE CONTRE MANDAT 10870.--Imp. Motteroz et Martinet, rue Saint-Benoît, 7, Paris. End of the Project Gutenberg EBook of Plaisirs d'auto, by Michel Corday *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PLAISIRS D'AUTO *** ***** This file should be named 47207-8.txt or 47207-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/4/7/2/0/47207/ Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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