The Project Gutenberg EBook of L'Illustration, No. 2504, 21 février 1891, by 
L'Illustration- Various

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Title: L'Illustration, No. 2504, 21 février 1891

Author: L'Illustration- Various

Release Date: April 29, 2014 [EBook #45533]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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L'ILLUSTRATION
Prix du Numéro: 75 centimes.
SAMEDI 21 FÉVRIER 1891
49e Année.--Nº 2504




L'IMPÉRATRICE FRÉDÉRIC
Photographie Vianelli.



avez-vous qu'à ne lire que les journaux, on ne se croirait pas facilement en l'an de fin de siècle 1891?--Il n'est question dans toutes les feuilles que de noms d'un autre âge et de discussions d'une autre époque: Talleyrand, Marat, Robespierre et le coup d'État de Thermidor, sans compter le décret de Moscou.

Talleyrand domine, du reste. Je n'ouvre pas une revue sans y trouver des extraits de ses Mémoires, pas une gazette sans y rencontrer des anecdotes ou des jugements sur sa vie. Tous les bons vieux mots qui ont couru les anas reparaissent et pullulent: La parole a été donnée à l'homme pour déguiser sa pensée.--Méfiez-vous du premier mouvement, c'est le bon, etc., etc.

Quelques-unes de ces formules sont authentiques, les autres sont controuvées, mais tout fait nombre. On peut dire que le moment présent appartient à M. de Talleyrand.

Je crois bien cependant que ses Mémoires n'obtiendront pas le succès de curiosité qu'on attend, ou plutôt je prévois que cette curiosité sera quelque peu déçue. On nous a trop révélé de gens et de menus faits relatifs à Talleyrand. Il est trop connu. On l'a vu de tous les côtés, dans toutes les poses, assis, debout, couché, en habit de cérémonie et en déshabillé de robe de chambre. Les Mémoires viennent trop tard. Il a mis trop de coquetterie à reculer son caquetage posthume. La postérité lui dira, comme au foyer de l'Opéra:

--On te connaît, beau masque!

Je me rappelle de Talleyrand un croquis inoubliable signé Lamartine. Le poète nous montre le diplomate causant sur un canapé, à Londres, je crois, et disant avec une admirable impertinence et un dédain suprême de l'opinion:

--On m'a accusé d'avoir commis des crimes! Fi donc! j'ai à peine commis des fautes!

Mais, qu'on le connaisse peu ou prou, qu'on le reconnaisse ou qu'on le méconnaisse, il n'est pas décent depuis quelque temps de n'avoir pas d'opinion sur M. de Talleyrand. Il est à la mode. Son nom est sur le tapis de toutes les conversations. Révérence parler, c'est comme Marat.

Qui eût pu croire que Marat serait bientôt à l'ordre du jour? Tout le monde ignorait, et le gouvernement avec tout le monde, que la statue de Marat figurât en plein air sur une pelouse du parc de Montsouris. On va moins volontiers à Montsouris qu'au bois de Boulogne, et la statue de Marat, par le sculpteur Baffier, pouvait demeurer longtemps ignorée. Je ne sais quel sénateur s'est avisé de la signaler à qui de droit, et quelques jours après on a emporté, de Montsouris au dépôt des marbres, à Auteuil, la statue de celui dont le poète Paul Verlaine, grand-maître des décadents, a dit en un vers célèbre:

Jean-Paul Marat, l'ami du peuple, était très doux...

Là-dessus, réclamations, protestations. Ceux qui ont déboulonné la Colonne accusent le préfet d'avoir déboulonné Marat, et l'impriment. On verse autant d'encre et on parle autant d'interpellation pour ce Marat que pour Thermidor. Notre temps se passe en des polémiques rétrospectives, et les plaisants répètent les verselets d'Edmond Texier, sortant de la représentation de Charlotte Corday:

Marat assassiné! Quel malheur pour la France!

Pour un bain qu'il a pris il n'a pas eu de chance!

Je ne sais qui proposait d'offrir ce Marat de Baffier à l'empereur d'Allemagne, puisque maintenant le jeune souverain se tient si fort au courant de notre mouvement artistique.

--Drôle de situation faite à l'art français, disait l'autre jour M. A. B., le sultan interdit nos pièces, et l'empereur d'Allemagne les recueille!

Cet empereur, actif et piqué de je ne sais quelle tarentule, est bien étonnant. Meissonier meurt! il tient à ce qu'on sache qu'il s'associe au deuil du pays qui perd ce grand peintre. Il lit tous nos livres, parcourt tous nos journaux, se tient au courant de tout. C'est un peu étonnant et c'est assez effrayant. On conte, dans nos salons, que naguère un de nos généraux, M. de Boisdeffre, envoyé par le gouvernement français pour assister aux manœuvres de l'armée allemande en vint à causer avec l'empereur Guillaume d'Annibal et de ses campagnes, de Zama, de Capoue, etc., questions historiques encore plus épuisées que les bons mots de M. de Talleyrand. Eh bien, après des mois passés sur cet entretien, le général de Boisdeffre vient de recevoir du jeune empereur une lettre autographe de huit pages où le souverain discute, en historien, en archéologue militaire, si je puis dire, les mouvements stratégiques d'Annibal. Cette lettre fait beaucoup parler.

--Après tout, disait un vieux bonapartiste, Napoléon III correspondait bien, à propos de César, avec les savants allemands!

Oui, mais il y avait du rêveur chez Napoléon III. Chez le jeune souverain il y a de l'agilité pratique. Il est de son temps. Mais, peut-être aussi, préoccupé de sa gloire, a-t-il médité cette parole de Louis XIV: «Tous les conquérants ont plus avancé par leur nom que par leur épée.» Je le souhaiterais, pour la paix du monde.

Nous voici bien sérieux, du reste. Mais à qui la faute? Je vous dis que l'heure présente appartient aux polémiques rétrospectives et on ne peut toujours parler des modes nouvelles ou des refrains d'Yvette Guilbert, cette grande Diane des faubourgs comme vient de l'appeler M. Jules Lemaître, qui dit encore d'elle: «C'est une Demay qui aurait passé par le Chat noir

Une Demay! Il n'y a peut-être à Paris que M. Jules Lemaître et M. Ernest Renan pour se souvenir de Mlle Demay, si célèbre à son heure. Elles vont si vite, les réputations!

*
* *

Mais voici, pour Paris un nouveau joujou, une nouvelle célébrité. Et c'est un cosaque.

Qui a vu le cosaque?

--Cherchez le cosaque!

Ce cosaque est le cosaque Atchinoff, celui qui se réfugia, sous le drapeau russe, à Sagallo, et que M. René Goblet fit bombarder par l'amiral Olry.

Les Russes ne furent pas très satisfaits de l'aventure. J'en causais alors avec un personnage important de l'ambassade du tzar à Paris. Il fit une légère grimace, quoique diplomate.

--Le personnage, me dit-il, n'est pas des plus intéressants, mais, en somme, c'est du sang russe qui a coulé.

Et c'est ce personnage dont on me parlait là qui est le point de mire de la curiosité parisienne.

Tout d'abord une note cursive, mise dans les journaux, a appris que le cosaque Atchinoff ou Achinoff allait arriver à Paris, et figurerait dans une soirée chez Mme Adam.

Aussitôt, la plupart des directeurs de journaux ont pressé le bouton de leur sonnerie électrique, et chacun d'eux a appelé son reporter en chef.

--Reporter en chef, mon ami, vous savez la nouvelle?

--Non, mais je la devine!

--Le cosaque Achinoff est à Paris!

--Je le traque déjà.

--Pensez-vous le découvrir bientôt?

--J'aurais découvert Jack l'Éventreur, si j'étais superintendant de la police de Londres!

--Bien, mon fidèle. Alors, en route!

--En route!

Et tous les reporters en chef de donner aussitôt la chasse au cosaque Achinoff. Où est-il? Où se cache-t-il? Comment vit-il? Comment est-il? C'est un bombardement de questions. C'est, sous une autre forme, Sagallo qui recommence.

On est resté pendant plusieurs jours sans savoir l'adresse du cosaque. Enfin, un reporter, plus déluré que les autres, a découvert, dépisté, levé son Achinoff. Et nous avons appris alors que le cosaque était grand, solide, carré des épaules, barbu et chevelu, très roux, une sorte de Christ slave, mais un Christ à la carrure herculéenne. Seulement--ô déception!--il n'entend ni ne comprend un mot de français. O écroulement de tous les espoirs des reporters! Comment interviewer un homme qui ne peut point répondre? Une interview par gestes?

--Quelle émotion avez-vous éprouvée lorsque l'on a bombardé Sagallo?

Mais allez donc expliquer la question par une pantomime! Les meilleurs acteurs du cercle funambulesque n'y réussiraient pas!

Les entrevues avec le cosaque Achinoff seront donc toutes platoniques, à moins qu'on ne se munisse d'un interprète. Mais l'ataman des cosaques libres, comme on l'appelle, ce qui lui donne un faux air d'un Antoine d'un théâtre politique libre, l'ataman vaut par sa propre personnalité. On le regarde, on ne l'interroge pas. Quoique silencieux, il pique la curiosité. Et nécessairement on le fête. On l'accueille, on le célèbre de confiance. Achinoff! Un cosaque! Le cosaque libre. C'est un ami.

Je ne sais pas pourquoi, mais il me semble qu'à la fin, les Russes doivent un peu sourire--silencieusement--dans leurs barbes fauves de cette exaltation que nous affichons assez bruyamment depuis des années. M. de Vogue raconte dans son dernier livre, Spectacles contemporains, que lorsque le général Loris Mélikoff fut en quelque sorte nommé dictateur par le tzar Alexandre, un de nos ministres demanda assez naïvement à notre ambassadeur:

--Savez-vous si le général Loris Mélikoff est français?

On lui répondit tout naturellement:

--Le général Mélikoff est Russe.

Et il n'y a pas d'autre réponse plus simple ni plus juste.

Nul plus que moi n'aime les Russes, ne comprend le charme, la grandeur, la séduction robuste, ne devine le rôle futur, l'influence décisive, de cette race. Le Slave est fait pour aimer le Gaulois. Mais il est russe, le Russe, et il a bien raison d'être russe, comme nous avons cent fois raison d'être français. Il semble banal de dire cela, mais affirmer que deux et deux font quatre, c'est dire aussi une banalité.

Donc, si la curiosité qui s'attache au cosaque Achinoff me paraît toute naturelle et facilement explicable, les hommages qu'on lui adresse me semblent tomber dans le paradoxe. On s'emballa comme on dit, sans savoir pourquoi. On ne le connaît pas, cet ataman libre, on l'accepte, on le subit. Après tout, qu'il soit ce qu'il voudra, la sympathie dont on entoure sa rousse chevelure et ses yeux bleus est une preuve nouvelle de l'affection sincère, bien qu'un peu voyante, que nous portons à la nation russe. Il suffit qu'on soit russe aujourd'hui en France pour qu'on soit aimé, salué, acclamé!

--Quel dommage, me disait hier un vieil amputé de Sébastopol, que les Cosaques m'aient emporté un bras! Avec quel plaisir je tendrais à Achinoff mes deux mains!

Et notez que dans cette exclamation, peut-être ironique, il y a toute une philosophie de la gloire et de la bêtise de la guerre.

Mais soyons justes, en tout ceci la curiosité domine. Achinoff est l'actualité du moment. Jack l'Éventreur viendrait à Paris qu'il serait aussi, et plus que personne, la bête curieuse. Une bête fauve, par exemple. En voilà un qui met la police et les reporters sur les dents! il lui échappe, il s'en moque avec une audace fantastique. Il en est, ce Jack l'Éventreur, à son dixième cadavre.

Quand nous serons à vingt nous ferons une croix.

Et toujours la même précision dans le meurtre, toujours le même faire, la même sorte de signature sinistre.

--Non, monsieur le procureur, répondait un meurtrier, devant un cadavre à la morgue, ce n'est pas moi qui ai fait ça. C'est pas de mes coups!

Ils ont leurs coups, ces assassins, et comme leur marque originale. Les limiers de la sûreté ne s'y trompent pas. «C'est un tel», disent-ils, en regardant une blessure. Jack l'Éventreur doit être, est certainement un maniaque de meurtre systématisant l'assassinat, prenant comme un atroce brevet de spécialité, s'acharnant aux femmes avec une sorte de fureur froide, implacable, vengeresse, est effrayant cet exemplaire d'homme moderne, et le docteur Lombroso trouverait certainement dans ses traits, dans son cerveau, le caractère l'homme primitif, absolument sauvage. Ce doit être une stupeur dans Londres et la police y devient tout à fait béjaune.

--Ah! la police! disait M. de Talleyrand, toujours lui! la police!... Ce qu'on peut lui demander de plus simple et de plus rassurant, c'est de pas arrêter trop d'honnêtes gens!...

J'oublie de vous parler de l'actualité du moment: du carême. Mais si le carnaval est mort, le carême l'est bien davantage. Bals, dîners, concerts, soupers, théâtres de société--l'Ami des femmes promis chez Mme Aubernon,--fêtes et réunions, musique et pâtés de foies gras: c'est le carême parisien. Ce n'est pas celui de Massillon.

Heureusement, dirait Yvette Guilbert.

Rastignac.



LA SOCIÉTÉ PARISIENNE

LA COLONIE ESPAGNOLE.

Puisqu'il est question, dans les cercles diplomatiques, du prochain départ de la reine Isabelle pour la Bavière, où elle irait, dit-on, assister aux couches de l'infante Paz, parlons un peu des Espagnols de Paris.

Ce n'est pas d'aujourd'hui que les rapports entre l'aristocratie espagnole et celle de France sont fréquents et suivis. Depuis le temps où Louis XIV, après avoir pris pour femme une infante d'Espagne, plaça son petit-fils sur le trône de Charles-Quint, les relations entre les deux sociétés devinrent incessantes, les liens nombreux; la grandesse conférée, à plusieurs reprises, à des membres de la noblesse française, contribua à les resserrer et, en dépit des nuages passagers amoncelés par la politique, les circonstances, la sympathie de race et de caractère, amenèrent fréquemment, presque sans interruption, à Paris, une foule de personnages marquants d'au-delà des Pyrénées.

Mais c'est surtout à partir de 1840 et de l'abdication de la reine Christine, qui vint se fixer parmi nous, que la colonie espagnole acquit une importance et un relief qui se sont maintenus à travers les événements, et qui lui ont valu la place brillante qu'elle occupe encore aujourd'hui dans le monde élégant de notre grande cité.

Nous avons eu, après la reine Christine, S. M. la reine Isabelle et le roi Dom François, à qui la révolution de 1868 avait fermé les portes de leurs États, et qui résident encore au milieu de nous. Nous avons eu le roi Alphonse XII, qui a grandi sur notre sol. Nous avons eu aussi Dom Carlos, qui longtemps a figuré au premier rang du Tout-Paris aristocratique et fashionable, et que des considérations d'ordre diplomatique ont obligé à s'éloigner. Nous avons eu, sous le second empire, la comtesse de Montijo, mère de l'impératrice Eugénie, la duchesse d'Albe, sa sœur, le marquis et la marquise de Bedmar, la duchesse de Malakoff, le duc d'Ossuna, le marquis d'Alcanicès, duc de Sesto, qui a épousé la duchesse de Morny après la mort de son premier mari, et tout un groupe étincelant de grandes dames et de fringants cavaliers de la famille ou de l'intimité de la souveraine.

Enfin, à l'heure présente, nous possédons une cour in partibus, deux infantes, bon nombre de femmes des plus séduisantes et des plus distinguées et quantité d'individualités masculines très en vue, dont le centre de réunion se trouve à l'hôtel de Castille et que le high life parisien apprécie tout particulièrement.

C'est qu'il n'y a rien de plus aimable, de plus sociable, de plus gai et de plus élégamment correct tout à la fois, qu'un véritable hidalgo. J'ai toujours entendu parler de la «morgue espagnole», et j'avoue que je n'en ai jamais trouvé trace chez aucun des Espagnols de bonne compagnie qu'il m'a été donné de rencontrer.

Je dois dire, au contraire, que je les ai toujours vus simples, accueillants, liants, bons camarades, un peu exubérants peut-être, et d'une exquise courtoisie.

Ce qu'ils ont, en général, c'est une certaine hauteur dans le port, dans la démarche, dans le maintien; une fierté native dans les allures, qui est loin de nuire à leur charme, et un je ne sais quoi de chevaleresque, d'aventureux, de romanesque dans les sentiments, qui n'est pas le moindre de leurs attraits. Demandez plutôt aux Parisiennes.

Avec cela de la verve, de la sève, de l'entrain, de la finesse, de l'esprit très souvent et de l'originalité toujours. Il n'est pas jusqu'à leur accent qui ne leur donne du piquant et de la saveur. J'en ai connu plusieurs qui, par la tournure de leurs idées, l'ingéniosité de leurs aperçus et la façon humoristique et unique qu'ils avaient de raconter les choses les plus ordinaires, étaient littéralement désopilants.

Quant aux femmes, indépendamment de leur beauté plastique, qui est proverbiale, et, je me permettrai de dire, dans bien des cas, légèrement surfaite, elles sont, pour la plupart, la séduction personnifiée. Même imparfaitement jolies, elles ont quelque chose d'indéfinissable et de suggestif dans le regard, de familier et de naturel dans l'abord, de félin et de naïvement coquet dans les manières, d'ardent et de passionné dans la physionomie, qui attire et captive à première vue. Ce sont là des dons, pour ainsi dire innés, qui leur sont communs presque à toutes, quels que soient leur âge et leurs avantages physiques, et qui frappent chez la reine Isabelle,--aussi Espagnole de caractère que de cœur,--quand on a eu l'honneur de l'approcher.

*
* *

Qui ne connaît Isabelle II? Qui ne l'a aperçue tout au moins dans les Champs-Elysées ou dans l'avenue du Bois de Boulogne, en coupé ou en calèche aux couleurs espagnoles, rendant avec infiniment de bonne grâce les saluts qu'on lui adresse?

Tout le monde sait qu'elle a le type Bourbonien très accentué, un très grand air, que ne dépare pas un embonpoint caractérisé, une expression de franchise et de bienveillance très apparente. Mais ce que l'on connaît moins, c'est son excessive amabilité, dépouillée de tout apprêt, sa profonde sympathie pour la France et sa reconnaissance pour l'hospitalité quelle y a reçue, son attachement et son dévouement pour ceux qui l'entourent et, par-dessus tout, son inépuisable bonté. En veut-on un exemple entre mille?

Un jour, elle apprend qu'un sectaire des plus dangereux qui, après avoir attenté à sa vie dans les circonstances que l'on connaît, s'est réfugié à Paris, est dans la plus profonde misère et implore la charité:

--Qu'on lui envoie de suite cinq cents francs, dit-elle sans hésiter.

--Mais Votre Majesté sait, réplique le chambellan, que cet homme est un assassin; que c'est lui qui...

--Qu'est-ce que cela fait? répond-elle en souriant, tu es ridicule avec tes rancunes et tes idées de représailles. Ce n'est pas moi, Isabelle, que ce malheureux a voulu tuer, c'est le parti que je représente. Allons! pas de mauvaise humeur et ne tarde pas à faire ce que je t'ai dit...

En ce moment, la reine Isabelle ne reçoit qu'en petit comité, sans aucun apparat, et, bien que le palais de Castille, situé, comme on sait, avenue Kléber, se prête merveilleusement aux fêtes et à la représentation, les réceptions se bornent présentement à des dîners intimes triés sur le volet, qui sont très recherchés et très enviés.

Des deux infantes, sœurs du roi dom François et belles-sœurs, par conséquent, de la reine Isabelle, l'une, l'infante Pepa, a épousé feu M. Guell y Rente, sénateur très connu et très aimé du monde parisien, légendaire par ses boutades originales et ses saillies à l'emporte-pièce; l'autre, l'Infante Isabelle, réputée pour son esprit, a épousé le comte Gurowski, mort, comme M. Guell, depuis plusieurs années.

La maison officielle de la reine se compose de la duchesse de Hijar, grande maîtresse, et du marquis de Villasegura.

Fille du comte de la Puebla, veuve du duc de Hijar, marquis d'Almenara, comte de Rivadeo, dont la grandesse de première classe remonte à une époque très reculée, la duchesse est une très grande dame, sous tous les rapports, et, ce qui ne gâte rien, elle est remplie de tact et d'amabilité.

Quant au marquis de Villasegura, ancien officier de marine, il n'appartient pas à l'aristocratie de naissance et il a reçu son titre actuel au moment où il a été choisi par la reine pour être placé à la tête de sa maison; ce qui ne l'empêche nullement d'être un homme parfaitement distingué, s'acquittant à merveille de ses délicates fonctions.

A citer encore, dans l'entourage habituel de la reine Isabelle, la marquise de San Carlos, qui, sans titre officiel, a souvent fait auprès de Sa Majesté le service de la duchesse de Hijar, pendant l'absence de cette dernière.

Mme de San Carlos est une très belle personne, douce, bienveillante, aimable et particulièrement intelligente. Moitié Havanaise et moitié Espagnole, elle a écrit un livre des plus intéressants: Les Américains chez eux, qui a eu du succès et dont la presse anglaise, encore plus que la française, s'est énormément occupée.

Que dire de l'ambassadeur, qui n'a pas eu le temps, jusqu'ici, de se faire connaître de la société parisienne? Issu d'une famille opulente de Saint-Sébastien, dont le nom patronymique est la Sala, il a fait de brillantes études de droit et s'est enrôlé dans les rangs du parti conservateur, auquel il est toujours resté fidèle. C'est un esprit éclairé, une nature loyale, un personnage sympathique, d'une grande sûreté de relations, universellement aimé et estimé.

Il a épousé Mlle Brunetti, dont la mère était une Camerassa, cousine du duc d'Ossuna. Or, à la mort de celui-ci, son unique descendant, ayant hérité d'une trentaine de titres, ne voulut, en présence des droits phénoménaux qu'il aurait eu à payer, en garder que quatre et il céda les autres à ses parents. C'est ainsi que Mme de la Sala devint duchesse de Mandas et, selon la coutume espagnole, transmit le titre à son mari.

C'est aussi de cette façon que la sœur de Mme de Mandas, Mme de Haber, très répandue et très goûtée, devint duchesse de Monteagudo. L'armorial espagnol est un labyrinthe dans lequel il n'est point aisé de trouver sa route et de se débrouiller.

*
* *

En dehors de la cour et de l'ambassade, la grande dame la plus en évidence de la colonie espagnole de Paris est, sans contredit, la maréchale Serrano, duchesse de la Torre.

Cette femme célèbre, tant par son rang--elle a été régente du royaume avant l'arrivée du roi Amédée--que par sa grande beauté, est d'origine havanaise. Elle a des yeux superbes, un teint éclatant, une tournure charmante, des toilettes incomparables et un goût irréprochable. Prodigieuse de conservation et de jeunesse, les années ont glissé sur elle sans l'atteindre et, quoique elle ait deux filles mariées, la princesse Kotchoubey et la comtesse Santovenia, elle paraît à peine dans la maturité de l'âge.

On raconte qu'elle est sur le point d'entrer en possession d'une immense fortune provenant d'un trésor récemment découvert en Angleterre dans une terre de famille.

Vient ensuite la duchesse de Valencia, née Tascher de la Pagerie et veuve du fameux Narvaès, l'affabilité, la grâce et la distinction mêmes.

Puis, le marquis de Valcarlos, fils de M. Guell y Rente et de l'infante Pepa, attaché militaire à Paris et la marquise, née Alberti.

Puis, M. de Banuelos, diplomate de mérite, nommé tout dernièrement ambassadeur à Berlin, beau-frère du comte de Sartiges et dont les deux ravissantes filles, amies intimes de la duchesse de Luynes, ont brillé d'un vif éclat dans les salons parisiens.

Enfin Mme de Guadalmina, une beauté très à la mode; le marquis de Casa Riera, richissime et galant gentilhomme, très empressé auprès des dames, et dont la loge à l'Opéra, bien connue des abonnés, est toujours remplie des femmes les plus jolies, les plus élégantes et les plus qualifiées de Paris; le comte de Sanafé, ancien ministre plénipotentiaire, autrefois attaché à la personne de la reine et Parisien pur-sang; le duc de Fernan Nunez, ancien ambassadeur et membre assidu du Jockey-Club; M. Calderon, un des plus vaillants généraux de Dom Carlos et un homme du monde accompli, très choyé dans le high life; M. Muriel, M. Fernandez de Cuellar et bien d'autres... L'espace me manque pour les nommer tous.

Je ne crois pas, toutefois, que l'immigration espagnole chez nous soit en veine de suivre une progression ascendante. Il me semble, au contraire, que, depuis une vingtaine d'années, non seulement elle est stationnaire, mais qu'elle aurait plutôt une tendance à diminuer. J'avoue que je le regrette, car c'est là un élément dont la disparition se ferait vivement sentir et qui produirait un grand vide dans les hautes sphères de la société. Espérons qu'il ne viendra pas de sitôt à nous manquer.

Tom.



Mlle MARIE WISNOWSKA

Il semble qu'une fatalité inéluctable poursuive les belles femmes slaves aux yeux profonds, à l'âme passionnée, qu'un penchant irrésistible entraîne vers le théâtre. Qui ne se rappelle cette jolie comédienne qui parut un instant au Théâtre-Français, Feyghine, et qui, quelques mois après, soit qu'elle n'eût pas réussi à son gré, soit qu'un chagrin violent se fût emparé d'elle, se suicidait dans son bain?

Il n'est pas possible de ne pas penser à elle, lorsqu'on voit le portrait, que nous reproduisons, de Mlle Marie Wisnowska, cette autre victime de l'amour, qui est morte dernièrement, à Varsovie, assassinée par son amant, le prince Barteniew, officier dans l'armée russe... Elle aussi, en sa qualité d'artiste dramatique du théâtre de Varsovie, et d'artiste aimée, elle était entourée d'hommages pour son talent et sa beauté... Quelle pensée intime, quelle angoisse la poussa à la résolution fatale qu'elle prit un jour? Peut-être n'y faut-il voir qu'une manifestation isolée de cette âme russe, si mystérieuse, si étrange? Quoi qu'il en soit, Marie Wisnowska convint avec celui quelle aimait que tous deux mourraient ensemble... Il la tua, et, quand il l'eût vue morte, il n'eut pas le courage de se tuer à son tour...

Nous ne devons pas laisser partir, laisser oublier, sans une parole de sympathie, cette charmante femme qui était une grande comédienne, et qui n'avait eu qu'un réel désir en sa vie, un rêve unique, celui de devenir une actrice de Paris. Elle avait étudié notre langue avec soin, et elle était parvenue à la connaître parfaitement. Malheureusement elle avait gardé, comme Feyghine, un accent assez fort. Un ami la présenta à M. Édouard Pailleron, qui s'intéressa beaucoup à elle, et lui prêta le secours de sa haute expérience. Il nous a dit lui-même qu'il avait reconnu bientôt en elle un tempérament d'artiste exceptionnel. Mais, malgré tous ses efforts, elle n'arriva pas à vaincre son accent originel, et, découragée, elle retourna en Pologne...

Adolphe Aderer.


Mlle MARIE WISNOWSKA



L'ATAMAN ACHINOFF

Nicolas Ivanovitch, ataman (ou chef, des cosaques libres), plus connu sous l'appellation du cosaque Achinoff, est en ce moment à Paris. Le but de son voyage n'est pas très défini: ses amis disent qu'il vient pour «rétablir la vérité» sur l'affaire du bombardement de Sagallo, qui eut lieu il y a tantôt deux ans dans les circonstance que l'on se rappelle. Et l'on doit, pour ce qui concerne Achinoff, s'en rapporter à ses amis et répondants devant la société française. Achinoff, en effet, ignore absolument notre langue.

C'est un grand et fort gaillard, à la puissante carrure: par un contraste qui n'est point très rare dans les races slaves, sa vigoureuse constitution s'allie à une réelle délicatesse de formes dans les extrémités et les attaches. Il est né en 1856. Tout jeune il fait, dans les steppes du Terek, l'apprentissage de la vie. En 1883, il fonda dans le Caucase, on Abkhanie, une colons de 800 cosaques libres: des démêlés avec l'administration russe lui firent concevoir le projet de tenter une manière d'expédition au sud de l'Égypte, en Abyssinie, dans un pays où, lui disaient de vieux tcherkesses qui avaient voyagé, habitaient des chrétiens. C'est ainsi qu'en 1885, Achinoff va en reconnaissance à Massaoua et s'abouche avec les potentats dé la région. En juin 1886, les cosaques libres élisent Achinoff ataman. Il a désormais une autorité particulière pour demander à Pétersbourg un appui moral et matériel en vue de son projet d'expédition religieuse et militaire en Abyssinie. Des pourparlers, des échanges d'ambassade auprès du Négus, occupent ensuite le temps d'Achinoff. Enfin il part, et c'est alors que se produit l'incident de Sagallo.

Mme Juliette Adam, directrice de la Nouvelle Revue qui soutient si vaillamment la cause de l'alliance franco-russe, et qui veut écarter de toutes les mémoires le souvenir de la malheureuse affaire de Sagallo, a donné, cette semaine, une grande soirée en l'honneur de l'ataman Achinoff.

M.


LE CONTRE-AMIRAL PALLU DE LA BARRIÈRE.--Phot. Chalot. L'ATAMAN ACHINOFF.


Le yacht à vapeur «Midjet», disparu en mer dans la traversée de l'Atlantique.


La statue de Marat, du sculpteur Baffier, enlevée dernièrement du parc de Montsouris.
D'après la photographie de M. Panne lier.




Le palais fédéral, à Berne.

LES PARLEMENTS ÉTRANGERS

SUISSE

La Confédération suisse est formée par l'union des peuples des 22 cantons de la Suisse, savoir: Appenzell (les deux Rhodes), Argovie, Bâle (ville et campagne), Berne, Fribourg, Saint-Gall, Genève, Glaris, Grisons, Lucerne, Neuchâtel, Schaffhouse, Schwyz, Soleure, Tessin, Thurgovie, Unterwalden (haut et bas), Uri, Valais, Vaud, Zug et Zurich.

En 1291, trois cantons seuls faisaient partie de la ligue fédérale; il y eut ensuite, en 1353, la Confédération des huit cantons, puis, en 1513, la Confédération des treize cantons, et enfin, après l'acte de médiation imposé à la Suisse par Bonaparte, le 19 février 1803, six cantons nouveaux firent partie de la ligue. Après la chute de Napoléon, l'acte de médiation fit place au pacte fédéral, qui s'étendit à trois nouveaux cantons, en tout vingt-deux cantons.

Au pacte fédéral succéda la Constitution du 12 septembre 1848, dont les bases étaient empruntées au système fédératif des États-Unis de l'Amérique du Nord, et qui fonctionna pendant une quinzaine d'années sans qu'on songeât à la réviser. En 1869, l'Assemblée fédérative commença la discussion d'un projet conçu dans un esprit très centralisateur. Cette discussion continua pendant le cours des sessions de 1871 et 1872, et aboutit, le 5 mai 1872, au vote d'une nouvelle Constitution qui, soumise à l'acceptation des citoyens suisses et des cantons, fut rejetée, le 29 mai, par la majorité des uns et des autres.

Les Chambres, qui jugeaient une révision absolument nécessaire, rouvrirent la discussion en 1873 et 1874; une nouvelle Constitution fut votée le 31 mars 1874 par l'Assemblée fédérale, et soumise le 29 mai suivant au vote populaire. Elle fut acceptée par 340,199 voix contre 198,013.

La Constitution du 29 mai 1874 n'a reçu depuis lors qu'une seule modification. Son article 65 abolissait la peine de mort; à la suite de crimes nombreux commis dans l'ouest de la Suisse, un courant d'opinion se forma contre cette disposition constitutionnelle, qui fut abrogée par la votation populaire, le 18 mai 1879.

Le pouvoir législatif est partagé entre l'Assemblée fédérale et le peuple. L'Assemblée fédérale a le droit d'initiative en toute matière. Elle est composée de deux chambres: le Conseil national, dont les membres sont élus par le suffrage universel dans toute la confédération; le Conseil des États, dont les membres sont députés par les cantons, soit par l'intermédiaire du parlement cantonal, soit directement par les électeurs cantonaux.

Le peuple suisse a aussi le droit d'initiative, savoir directement et sous certaines conditions en matière constitutionnelle; par voie de correspondance avec l'Assemblée fédérale et par l'intermédiaire des autorités cantonales en toute matière. Il doit nécessairement approuver toute modification à la constitution. Enfin, il a le droit, mais sous certaines conditions, de demander le référendum sur les lois et décrets, ayant un caractère d'intérêt général, votés par l'Assemblée fédérale, lesquels, dans ce cas, doivent être soumis à son approbation.

Le pouvoir exécutif appartient au conseil fédéral élu par l'Assemblée fédérale: l'un des membres du conseil, spécialement élu par l'Assemblée, porte le titre de président de la confédération.

Un tribunal fédéral, dont les membres sont élus par l'Assemblée fédérale, est chargé de statuer dans certains cas particuliers prévus par la constitution.

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Le conseil des États se compose de 44 députés des cantons: chaque canton nomme deux députés quel que soit le nombre de ses habitants; dans les cantons partagés, chaque demi-canton en élit un.

Les députés au Conseil des États sont indemnisés par les cantons qu'ils représentent. Le Conseil vérifie le pouvoir de ses membres, et nomme dans son sein, à la majorité absolue, un président, un vice-président et deux scrutateurs.

Le Conseil national est élu par le peuple sur la base d'un député par 20,000 habitants. Les circonscriptions électorales sont fixées par la loi fédérale. Chaque canton est divisé en un ou plusieurs collèges; mais chaque canton ou demi-canton nomme au moins un député, quelle que soit sa population. Actuellement le Conseil national compte 147 députés. Ils sont élus pour trois ans, et le renouvellement intégral a lieu le dernier dimanche d'octobre de la période triennale. Le président du Conseil national doit être changé après chaque session ordinaire.

Les députés au conseil national reçoivent une indemnité de présence de 20 francs par jour, plus les indemnités de voyage (0 fr. 20 par kilomètre).

Les deux Chambres légifèrent sur les lois de toute nature qui relèvent de la souveraineté fédérale, sans empiéter sur le domaine réservé aux cantons. Chaque canton a ses lois particulières, sa constitution, etc.

Elles procèdent à l'élection du pouvoir exécutif et du pouvoir judiciaire pour le tribunal fédéral, mais non pas pour les tribunaux cantonaux. Elles ratifient les alliances et les traités faits avec l'étranger, décident du droit de guerre et statuent sur les conséquences qui en résultent. Elles veillent à la garantie des constitutions cantonales et exercent une haute surveillance sur les cantons pour faire respecter les prescriptions fédérales.

Elles votent le budget fédéral.

Elles prononcent sur les recours des citoyens contre les décisions cantonales, les conflits de compétence, le droit de grâce et d'amnistie.

Les deux Chambres exercent non seulement le pouvoir législatif, mais aussi le pouvoir constituant, puisqu'elles peuvent procéder à la révision de la Constitution fédérale, sous réserve du vote populaire.

Chaque Chambre délibère séparément, sauf pour les élections du conseil fédéral et du tribunal fédéral, pour les recours en grâce et les conflits de compétence. Elles forment alors l'Assemblée fédérale. Jusqu'en 1874, les deux Chambres exerçaient le pouvoir législatif d'une manière absolue; mais la constitution nouvelle a introduit le Référendum.

Trente mille citoyens peuvent demander qu'une loi soit soumise à la votation populaire. La constitution fixe à quatre-vingt-dix jours à partir de la publication de la loi ou de l'arrêté le délai pendant lequel le référendum peut être demandé. Si ce sont les citoyens qui le demandent, ils doivent apposer personnellement leur signature sur des listes, et le droit de vote des signataires doit être attesté par l'autorité communale du lieu où ils exercent leurs droits politiques. Si le nombre de 30,000 signatures est atteint, ou si 8 cantons la réclament, la votation populaire a lieu au plus tôt quatre semaines après la publication et la distribution de la loi.

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Le conseil fédéral, composé de sept membres, est nommé pour trois ans après chaque renouvellement du conseil national. On ne peut prendre plus d'un membre dans le même canton. Ils sont rééligibles; ils ne peuvent remplir d'autres fonctions, ou avoir une profession quelconque.

Le président de la confédération est pris dans le sein du conseil fédéral; il est nommé pour un an par l'Assemblée fédérale, et n'est pas immédiatement rééligible. Le président est l'égal de ses collègues et n'a que la charge de les présider et de répartir la besogne entre les divers départements.

Le président touche 13,500 francs, et les autres membres en touchent 12,000.

Il y a sept départements: la politique, dont le chef était en 1890 M. Numa Droz, de Neuchâtel; l'intérieur, qui a à sa tête M. Schenk, de Berne; la justice et police avec M. Ruchonnet, de Vaud; les affaires militaires, avec M. Hammer de Soleure: l'industrie et l'agriculture, M. Deucher, de Thurgovie; les postes et chemins de fer, M. Welti, d'Argovie, président de la confédération. Les conseillers se répartissent les départements ministériels.

Quant au tribunal fédéral, il est composé de neuf membres nommés pour six ans par l'assemblée fédérale qui désigne aussi le président et le vice-président. C'est une sorte de cour de cassation. Chaque membre reçoit un traitement de 10,000 francs; le président touche 11,000 francs.

L'Assemblée générale élit également, mais pour trois ans seulement, un chancelier fédéral chargé du secrétariat de l'assemblée fédérale et du conseil fédéral.

Comme, en Suisse, trois langues officielles sont admises, le français, l'allemand et l'italien, les rapports lus aux Chambres le sont dans les deux premières langues par deux rapporteurs appartenant à la Suisse française et allemande. Il n'y a pas de rapporteur italien, les huit députés du Tessin parlant tous allemand ou français.

Le Conseil national est nommé par le suffrage universel. Est électeur tout citoyen suisse ayant vingt ans accomplis.

Les élections sont directes; elles ont lieu dans les 49 collèges ou arrondissements fédéraux, au scrutin de liste ou au scrutin individuel, suivant le nombre des députés à élire. Le vote a lieu par écrit au scrutin secret. La majorité absolue des électeurs votants est nécessaire pour être élu: les bulletins blancs ne sont point comptés.

Sont éligibles tous citoyens suisses laïques et ayant droit de voter.

Quant au Conseil des États, les 44 députés qui le composent sont nommés par les cantons, le mode d'élection, la durée du mandat, le taux d'indemnité étant réglés, d'une façon tout à fait indépendante, par chaque canton. Les uns élisent leurs députés par l'intermédiaire de leur parlement cantonal; dans d'autres, les députés sont directement élus par le peuple, soit par mains levées (dans les landsgemeinden ou assemblées populaires), soit au scrutin. La durée du mandat varie entre un et trois ans.

Au Conseil national les radicaux sont en majorité; il y a ensuite quelques conservateurs protestants et catholiques, puis deux ou trois socialistes. En somme, tous les députés sont républicains; mais, tandis qu'au Conseil des États la majorité conservatrice est de 4 à 5 voix, au conseil national la majorité radicale est d'environ 50 voix.

Parmi les hommes remarquables qui ont marqué dans ces derniers temps au Conseil fédéral, il faut citer M. Charles Schenk, de Berne. Né en 1823, ancien pasteur, il a été président de la confédération en 1865, 1871, 1874, 1878, etc. Il appartient au parti radical et s'est occupé de la question de l'instruction publique. Il est l'auteur de la loi sur le paupérisme dans l'ancienne partie du canton de Berne. C'est un homme aimable.

M. Numa Droz (Neufchâtel) a été également président de la confédération à plusieurs reprises, la première fois en 1881, la dernière en 1888. Quoiqu'il soit encore jeune, sa vie a été bien remplie. Il se voua d'abord à l'horlogerie, en occupant ses loisirs à l'étude. Il devint instituteur, puis, après avoir rempli des fonctions communales, entra au grand conseil, puis au conseil d'État de Neuchâtel; il passa de là au conseil national et fut enfin élu conseiller fédéral. Il appartient au parti radical. C'est un homme très simple et très sympathique, un travailleur infatigable, en même temps qu'un orateur distingué. C'est lui qui a présidé le congrès pour la protection de la propriété littéraire et artistique. C'est encore lui qui, dans l'affaire Wohlgemuth, répondit à M. de Bismarck avec tant de dignité et de fermeté.

M. Louis Ruchonnet (Vaud) était le président de la Confédération suisse pour 1890. Il l'avait déjà été en 1883. Comme M. Numa Droz, avant d'être envoyé au conseil national puis au conseil fédéral, il avait rempli plusieurs fonctions cantonales. C'est un jurisconsulte éminent et un orateur de grand talent. Il s'est beaucoup occupé de la loi fédérale sur les poursuites pour dettes et les faillites, loi votée par le peuple suisse, le 23 novembre 1889. Il appartient également au parti radical.

M. Bernard Hammer (Soleure) est conservateur. Il a aujourd'hui soixante-six ans, et fut ministre de la Confédération à Berlin. Il était très compétent en matières financières, et se montrait toujours d'un caractère aimable. Depuis le 1er janvier 1891 il a été remplacé par un radical, M. V. Frei, de Bâle-Campagne, ancien ministre de la Confédération à Washington.

M. Émile Welti est un homme énergique et passionné; on le compare souvent à M. de Bismarck. Il a été président de la Confédération en 1869, et, depuis, s'est beaucoup occupé de la question des chemins de fer, dans laquelle il a d'ailleurs échoué.

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Au Conseil des États, un homme surtout méritait de fixer l'attention: c'est le docteur Albert Gobat (Berne), avocat. Il s'est beaucoup occupé de la question du latin et a fini par faire triompher ses idées, ou du moins une partie de ses idées, en faisant réduire le nombre des années consacrées à l'étude des langues mortes dans les gymnases bernois. C'est un travailleur et un énergique, mais il a le ton très tranchant. Aux dernières élections, M. Gobat a passé du Conseil des États au Conseil national.

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Le Conseil national compte un grand nombre de membres distingués et des orateurs de mérite, il y a beaucoup d'avocats et, parmi ces derniers, M. Rodolphe Brunner (Berne), radical; M. Edouard Marti, directeur du chemin de fer J. B. G., et qui, d'une façon très habile, a mené à bonne fin cette entreprise; M. Pierre Jolissaint est aussi un des directeurs du chemin de fer Jura-Berne; M. Ruffy (Vaud), chef du parti radical vaudois; M. Fower (Zurich), avocat d'un très grand talent; M. Robert Comtesse, (Neuchâtel), conseiller d'État neuchâtelois, s'occupe principalement de questions sociales.

Parmi les radicaux il faut citer encore le colonel Edouard Muller, président de la ville de Berne, s'occupant surtout des questions militaires; M. Joseph Stockmar, conseiller d'État bernois, esprit très caustique et très mordant; M. Favon, publiciste et orateur émérite, ancien président du Conseil national, et l'un des chefs du parti radical genevois.

Parmi les conservateurs on remarque M. Decurtins, socialiste-catholique; M. Ador, président du conseil d'État genevois, financier très capable.

Parmi les ultramontains mentionnons M. Pedrazzini, le chef du catholicisme tessinois, esprit vif et jésuitique; il ne fait plus partie du conseil national depuis 1890; M. Python, conseiller d'État fribourgeois, et créateur de l'université catholique.

M. Curti, rédacteur en chef de la Zurcher-Post, est aussi le chef du parti socialiste au conseil national et de plus excellent orateur.

Enfin M. Yoos (Schaffhouse) est inclassable; c'est un original, un interrupteur; on l'a appelé l'homme-motion, et en effet il n'y a guère de séance où il ne dépose les motions les plus fantaisistes. D'ailleurs il ne réussit jamais à rallier ses collègues à ses vues.

Les deux Chambres suisses siègent à Berne dans des grands bâtiments sans caractères aucun. On dirait que les architectes se sont dit qu'en présence de l'incomparable nature qui entoure la capitale de la Confédération, il était inutile d'orner des vestibules et de peindre des hémicycles. Et, de fait, ils ont eu raison; il n'y a pas de statues, pas de fresques, qui puissent lutter avec la vue de la Jungfrau et les députés suisses n'ont qu'à se mettre à la fenêtre pour voir les immortelles beautés qui leur font facilement comprendre l'insanité des luttes politiques et l'inanité des discours.

P. Artout.



NOTES ET IMPRESSIONS

J'ai entendu bien des discours; j'en ai entendu quelques-uns qui ont changé mon opinion, jamais un seul qui ait changé mon vote.

Disraeli.

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Je n'ai pas besoin du concours de mes amis lorsque j'ai raison; j'en ai besoin lorsque j'ai tort.

Casimir Périer.

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Dieu a fait deux dons à l'homme: l'espérance et l'ignorance. L'ignorance est le meilleur des deux.

Victor Hugo.

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Le bonheur a cela de bon qu'il fait aimer davantage ceux que l'on aimait déjà avant d'être heureux.

Alex. Dumas fils.

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Il n'est pas de douleurs inutiles, car toutes font équilibre à des joies.

Gustave Droz.

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On pardonne au bonheur furtif, et l'on se montre sans pitié pour toute douleur sincère qui n'est pas de la catégorie des douleurs permises.

Th. Bentzon.

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Lorsque l'incrédulité devient une foi, elle est moins raisonnable qu'une religion.

De Goncourt.

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La nécessité est une rude école qui n'accorde pas beaucoup de temps à ses élèves.

Adrien Chabot.

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C'est étonnant, ce qu'on laisse d'amis dans l'escalier, quand on monte du premier au cinquième.

Georges Duruy.

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La faiblesse d'autrui augmente notre confiance en nous-mêmes.

Quatrelles.

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On se fait à bon marché un renom d'originalité auprès des sots, en prenant le contre-pied de l'opinion commune ou même du sens commun.

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J'aime à lire un bon livre sans commentaire et à voir un beau pays sans cicérone.

G.-M. Valtour.




La hutte, vue du coté des étangs.


                                      La rentrée des appelants.

LA CHASSE A LA HUTTE

La chasse aux canards est un des sports qui passionnent le plus ses adeptes, malgré les bronchites et les rhumatismes qui en sont trop souvent la suite. L'un des moyens adoptés pour cette chasse est le genre d'affût connu sous le nom de hutte.

La hutte, ainsi que son nom l'indique, est un abri plus ou moins vaste, plus ou moins confortable, dans lequel les chasseurs attendent patiemment l'arrivée du gibier.

Il en est de tous les modèles, depuis le modeste gourbi en planches et branchages jusqu'au pavillon de chasse en maçonnerie; mais le point important consiste à dissimuler la butte sous des masques de roseaux, de mousse, de terre, de manière à cacher toute apparence de la main de l'homme aux canards, animaux très méfiants et que la nature a pourvus d'une grande acuité des sens visuel et olfactif.

Notre première gravure représente une installation de ce genre existant dans les étangs de Moret (Seine-et-Marne), étangs qui sont la propriété de M. Thirion, et l'un des endroits les plus giboyeux des environs de Paris.

A première vue, l'on ne distinguera guère, dans ce dessin, que de l'eau et des glaçons au premier plan, des roseaux au second et enfin quelques habitations au loin. Avec un peu d'attention, l'on verra cependant quelques petite trouées dans les roseaux situés à gauche du grand saule: ce sont les meurtrières de la hutte qui est dissimulée derrière; c'est par ces embrasures que passeront les fusils à l'aide desquels on mitraillera tout à l'heure les malheureux canards sauvages attirés par la solitude apparente du lieu et la vue de leurs congénères domestiques, traîtreusement disposés là en guise d'appeaux et retenus «à l'ancre» par un caillou attaché à une ficelle dont l'autre extrémité est liée à leur patte.

Sous une voûte de roseaux aperçue à la droite de la gravure se trouve remisé un bateau plat, dont on peut voir l'avant, et qui sert à aller ramasser les victimes. Cette voûte se prolonge d'une vingtaine de mètres en terre ferme par une sorte de couloir qui s'infléchit sur la gauche, de manière à aboutir à la porte de la hutte, comme l'indique notre deuxième gravure dans laquelle on voit l'autre face de la cabane. A droite, se trouve la cage dans laquelle on rentre le soir les canards appelants, lorsqu'ils ont terminé leur besogne d'agents provocateurs inconscients. Ces malheureuses bêtes ont d'ailleurs besoin d'être sorties de temps en temps de l'eau: car, si étrange que la chose puisse paraître, il arrive quelquefois qu'un canard maintenu sur l'eau sans avoir la complète liberté de ses mouvements finit par s'imbiber; c'est-à-dire que l'eau pénètre le matelas de plumes qui protège sa poitrine contre le contact immédiat de l'eau et l'animal est exposé à tous les inconvénients du froid. On s'aperçoit du reste du danger en voyant que le canard n'a plus la même assiette sur l'eau; il enfonce de beaucoup au-dessous de sa «flottaison» habituelle; il est alors grand temps de le remettre à terre où on le voit s'empresser de lisser avec son bec toutes les plumes de son ventre pour les débarrasser de l'eau qui s'y est introduite et dont le contact semble lui être particulièrement désagréable. Le fait est que voir un canard succomber au froid est un spectacle rare!

La hache que l'on voit sur la gauche sert à briser la glace qui se forme autour du bateau dont nous avons parlé.

Notre troisième gravure représente ce bateau dans sa «remise»; ce genre d'embarcation n'a rien de remarquable en lui-même et rappelle de tout point ceux qu'on désigne sous le nom de toue dans les rébus. Il n'est pas mené à l'aviron, mais simplement poussé de fond à l'aide d'une longue perche terminée en forme de pelle à son extrémité, afin de ne pas trop enfoncer dans les fonds vaseux de l'étang.


            La remise du chasse-canards.

La hutte, dont notre quatrième gravure nous représente l'intérieur, ne peut mieux se comparer, comme forme, qu'à la cabine d'un de nos chalands de Seine. Sa hauteur ne permet pas de s'y tenir debout sans fléchir la taille ni baisser la tête. Les chasseurs s'y tiennent assis sur des bancs rangés en abord. Rien ne leur défend d'ailleurs de tromper les ennuis de l'attente, souvent longue, en se livrant aux douceurs de la pipe et d'une partie de piquet, les pieds sur une chaufferette, et leur chien auprès d'eux, attendant l'ordre d'aller chercher dans les roseaux une pièce démontée qu'il serait trop difficile d'aller poursuivre avec le bachot.

De temps en temps, l'on jette un regard à travers les petits judas ménagés au fond de la hutte et prenant vue sur l'étang. Enfin, une bande paraît au loin, dans le ciel gris; les appelants, à sa vue, se mettent à pousser force couan-couan, et, souvent, la bande continue sans vouloir rien voir ni entendre; mais, d'autres fois, elle infléchit son vol, décrit deux ou trois cercles, et, brusquement, se laisse tomber dans l'eau à plus ou moins bonne portée. Quand les canards sont à longue distance, on attend qu'ils se rapprochent; mais, trop souvent, ils restent à narguer les chasseurs, criant et s'ébrouant sous leurs yeux pendant de longues minutes, pour s'envoler tout à coup, sans qu'il soit possible de les saluer d'un seul coup de fusil.


                                    Intérieur de la hutte.

Mais il arrive heureusement aussi que les canards arrivent à bonne portée; alors, retenant leur respiration, les chasseurs les mettent en joue et, au signal donné à mi-voix, font feu tous ensemble; généralement, on exécute une salve du second coup, au moment où les canards s'envolent, offrant ainsi une cible plus large et plus vulnérable. Dans de bonnes conditions, chaque coup doit faire plusieurs victimes.

On sort alors de la hutte et l'on saute dans le bateau plat pour ramasser les morts et les blessés; ces derniers sont quelquefois fort difficiles à prendre, car ils nagent et plongent encore très bien, se dérobant ainsi à la main qui croit les tenir. Il arrive même qu'emporté par son ardeur, le chasseur fait un faux pas, et c'est lui qui prend un bain à son tour. Mais ce sont menus incidents dont il est de bon goût de rire, encore qu'il n'y ait rien là de bien risible. C'est dans cette occasion qu'un bon chien, allant franchement à l'eau, rend de grands services. Le meilleur pour cette chasse est encore un terre-neuve dressé à rapporter.

On se livre à la chasse à la hutte dans la journée, depuis l'aube jusqu'au crépuscule, et il faut véritablement une vocation bien accentuée pour rester ainsi confiné tout le jour dans un étroit espace.

Notre dernière gravure est, en quelque sorte, le pendant de la première, en donnant l'aspect général de l'installation vue de l'autre côté, c'est-à-dire du côté de terre. On en retrouvera facilement les éléments en repérant sur le grand saule du milieu.

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Cette année, par les froids rigoureux que nous avons subis, les étangs de Moret ont été plus particulièrement visités par les canards sauvages et le nombre des pièces abattues s'est élevé à plusieurs centaines.


Entrée de la hutte



TRAVAIL D'HIVER

FANTAISIE MILITAIRE PAR SHARP, DESSINS DE JOB

Dans une ample chemise de papier bulle à deux faveurs vertes coquettement nouées, le travail d'hiver du capitaine d'habillement Bourgeron portait le double titre suivant, tracé en large ronde de la main habile d'un scribe:

Des inconvénients du port de la barbe, au point de vue de l'usure prématurée des écussons de capote.

Des inconvénients du mode d'attache de la jugulaire réglementaire au point de vue de la strangulation possible de l'homme s'élançant à l'assaut de la position, par un grand vent.

Et ce n'était point, messieurs, le classique brouta bâclé par un sous-lieutenant pour s'affranchir de la corvée et reprendre la fête; compilation gauche des revues militaires à la mode et des cours de l'École de guerre. Non pas! C'était l'œuvre bien personnelle de Bourgeron lui-même, lentement mûrie dans l'atmosphère favorable du magasin d'habillement embaumée de pirètre, parmi les casiers de draps, de capotes, de képis emboîtés en couronnes, de bidons, de gibernes, de cartouchières, etc.


Le style avait cette fermeté dégagée de toutes parenthèses qui caractérise les œuvres de conviction. Jugez-en par ces passages:

«Que l'on entre donc franchement dans la voie des réformes utiles et que l'on place un écusson à 0m04 au-dessus du milieu de la martingale de capote et deux autres écussons sur les deux plastrons du vêtement, à 0m06 au-dessus de la ceinture.

«Mais pourquoi, me direz-vous, deux écussons par devant?--Parce que l'on boutonne à droite pendant la première quinzaine et à gauche pendant la seconde.»

Et il répondait ainsi d'avance à toutes les objections par des arguments irréfutables.

Enfin, l'inventeur couronnait son exposé de réformes en baptisant sa découverte d'une appellation logique agrémentée d'adverbes latins, ce qui lui conférait un caractère à la fois scientifique et littéraire: c'était le triple ante-post-écusson du capitaine Bourgeron, dont il offrait généreusement la conception à son pays.

Au ministre maintenant de comprendre qu'une distinction honorifique serait la faible récompense de ses services et de son désintéressement de soldat!

Sur la question de la jugulaire, Bourgeron n'était pas moins catégorique:

«La jugulaire réglementaire, disait-il, de trop faible largeur, peut stranguler l'homme lorsque, par un grand vent contraire, il s'élance à l'assaut de la position ennemie. D'autre part, elle exerce une tension excessive sur le bourdaloue au grand détriment de la coiffure et par suite au grand dam des deniers de l'État.

«Il conviendrait de remplacer cette jugulaire par une large jarretière tricolore élastique qui, en dehors du besoin, s'enroulerait en macaron au sommet de la coiffure et concourrait ainsi à la rendre plus belle, plus imposante.»

Quelques semaines avant l'inspection, le colonel mit au rapport une note ainsi conçue:

«Le colonel est heureux d'adresser au capitaine d'habillement ses félicitations pour son remarquable travail d'inspection. Ce travail est déposé à la bibliothèque du régiment et messieurs les officiers sont invités à le lire attentivement.

«Dans sa double invention, la jugulaire-jarretière-macaron et le triple-ante-post-écusson, le capitaine Bourgeron ne se contente pas d'envisager le seul point de vue de l'habillement; il étudie, en outre, la question du combat et prouve ainsi qu'il joint aux modestes et sérieuses qualités d'officier de bureau le coup d'œil de l'officier de guerre.»

Bourgeron, acclamé à la pension, dut offrir «le champagne». Bourgeron était bien, bien heureux!...

Le général inspecteur Tardemol débarqua un matin à l'hôtel du Soleil d'Or accompagné de son aide-de-camp, le capitaine Modeste Des Aiguilles, fraîchement sorti de l'École de guerre. Ce couple formait le contraste le plus curieux, réunissant les deux extrêmes du vieux jeu, de la légendaire culotte de peau, d'une part, et du triple extrait de science militaire moderne de l'autre.

Le général Tardemol, ventru, congestionné, de bonne humeur après ses repas, aimait à passer à cheval, au pas, devant de belles troupes bien cirées, luisantes au soleil. Il aimait à parcourir paternellement le casernement et les cuisines, goûtant la soupe franchement, non pas d'un bout de lèvre dédaigneux, mais à pleine cuillerée. En revanche, il ne s'attardait pas volontiers aux registres de mobilisation; et pas davantage ne poussait-il des colles astucieuses sur les conséquences tactiques de la nouvelle poudre sans fumée.

Des Aiguilles, au contraire, avait le front chauve et l'œil myope du stratège fin de siècle. Son long corps sec était un beau modèle d'entraînement ou l'abdomen formait un creux, tandis que les cuisses se perdaient dans une large culotte Saumur qui semblait positivement vide. C'était un de ces sujets que se disputent les états-majors, auxquels on peut, à brûle-pourpoint, entre la poire et le fromage, poser des questions comme celle-ci:

--Combien de mètres de bickford y a-t-il dans le coffret d'arrière du deuxième caisson à dynamite d'un parc du Génie d'Armée?

Et Des Aiguilles eût répondu tout de suite:

--Douze mètres cinquante!

L'Inspection commença tout doucement, au train-train bon enfant de la méthode Tardemol. Vers le troisième jour, après déjeuner, le général, tout en retirant ses bottes pour faire un peu de sieste, dit familièrement à son aide de camp:

--Tenez, Des Aiguilles, voyez donc ces travaux «d'hiver.» Votre affaire, ça! officier savant, travailleur?--mettez quelques notes, hein?

En une nuit, une seule, Des Aiguilles absorba le mémoire de Bourgeron d'abord; puis, le ballot imposant des élucubrations similaires de tous les officiers du 201e de ligne. Et le lendemain, toutes ces œuvres retournaient chez le colonel raturées sans pitié à l'encre rouge, annotées, critiquées, dépiotées, réduites à rien.

«Le général a le regret de ne pouvoir soumettre au ministre la double invention du capitaine Bourgeron qui présente plusieurs graves inconvénients.

«1° La jugulaire-jarretière-macaron servirait de point de mire à l'ennemi par ses couleurs éclatantes et exercerait sur la tête de l'homme une pression dangereuse, surtout pendant les grandes chaleurs.

«2° Le chef serait obligé de baisser les yeux pour apercevoir les Triple-ante-post-écussons et prendrait ainsi une attitude anti-réglementaire et peu martiale.

«3° Le Triple-ante-post-écusson du rein serait masqué à la vue du chef par le talon droit dans la position du tireur à genou.

«4° Enfin, aucun des Triple-ante-post-écussons de l'homme ne pourrait être aperçu lorsqu'il se présenterait de flanc.»

Bourgeron souffrait!...

Pourtant, le dernier jour d'inspection arriva, avec le dîner de clôture traditionnel. Bourgeron était au nombre des invités, en sa qualité de chef de service.

Entre le général et ses hôtes une aimable cordialité s'établit dès le potage, favorisée par les crus généreux et le menu fort alléchant du Soleil d'or, vieille hôtellerie fameuse dans la région pour ses traditions gargantuesques. Le général parla de son jeune temps, de ses campagnes, de ses amours enlevées à la baïonnette... toute une bousculade de souvenirs où se mêlaient les cadavres des guérillas mexicaines avec les neiges de Sébastopol et les yeux de jais des Milanaises en délire, s'offrant aux culottes rouges dans une pluie de fleurs...

Chacun parla d'ailleurs à son tour, car le père Tardemol savait recevoir et diriger l'attention sur tous les convives successivement, comme il convient, proportionnellement au grade.

Seul, Bourgeron restait sombre, abîmé dans son idée fixe.

On passa prendre le café dans un salon annexe. Des groupes se formèrent. Le colonel et le général causaient un peu à l'écart, adossés à la cheminée. Tardemol hochait la tête pendant que le colonel, à voix basse, avec une vivacité corrigée de respect, exposait sans doute des mécomptes d'avancement.

Le colonel s'éloigna un instant pour déposer sa tasse à café sur un guéridon; et ce fut à ce moment précis, l'espace de quelques secondes à peine, que Bourgeron ruina son avenir et celui de son colonel.

D'un pas chancelant, il s'approche du général, et d'une voix rendue rauque par l'émotion:

--Mon général, quoi qu'il en soit, j'estime que le triple-ante-post-écusson et la jugulaire-jarretière-macaron sont des réformes qui s'imposent!...

Le général fit un soubresaut comme un homme brusquement arraché au sommeil et lança un tel regard de surprise au malheureux capitaine, que celui-ci, rouge de honte, se retira sans ajouter une parole.

Cependant le colonel se rapprochait souriant.

--Dites-moi, colonel, quel est cet officier là-bas?

--C'est le capitaine Bourgeron, mon général, le capitaine d'habillement.

--Ah! Et... vous êtes content de cet officier?

--Très content, mon général.

--Oui. Il n'a pas... de fâcheuses habitudes?

--Nullement, mon général; c'est un officier de mœurs parfaites et tout dévoué à son métier.

--Bien. Je vous remercie, colonel.

On se sépara sur des saluts réglementaires.

Dans les rues désertes et silencieuses, le bruit des sabres se fit entendre un moment, et les pâles réverbères allumèrent dans l'ombre les ors des uniformes.

Des Aiguilles assistait familièrement d'habitude au petit coucher de son patron, tout en causant service:

--Je m'étais trompé, mon cher Des Aiguilles, sur le compte de ce colonel. Je l'avais trop bien jugé. Il a au nombre de ses officiers un capitaine qui s'enivre, et il ne s'en doute même pas. Ce capitaine est venu tout à l'heure me dire des paroles incohérentes, où il était question d'ante-Christ, de triple-poste, que sais-je?

--Ah! parfaitement, mon général. L'idée n'était pas mauvaise assurément; mais j'ai signalé de grosses lacunes, et...

--Hein! quoi?... Vous me paraissez fatigué aussi, capitaine. Allons, bonne nuit.

Le général s'endormit en se promettant de dire le lendemain à son aide-de-camp de commander dorénavant les vins un peu moins largement.

Bourgeron et son colonel sont encore dans l'armée. Ils attendent tous deux leur retraite. Le colonel ne passera pas général, car il a dans ses notes: «Ne connaît pas ses officiers.»

Bourgeron ne sera jamais décoré, car ses notes contiennent cette appréciation: «Se livre à la boisson et s'enivre jusques à la table de ses supérieurs!»

Sharp.




EN RUSSIE.--Une cuisine en plein air à Moscou.


LES FÊTES DE L'HIVER A PARIS.--Préparatifs d'une soirée de «têtes».



La semaine parlementaire.--La Chambre poursuit l'examen des diverses lois présentées, soit par le gouvernement, soit par les députés, dans l'intérêt de la classe ouvrière.

Parmi ces lois figurait celle qui concerne les caisses de retraite, de secours et de prévoyance, fondées au profit des employés et ouvriers. On sait qu'en diverses circonstances les sommes qui ont été versées dans ce but ont été englobées, à la suite de déconfitures, dans l'actif de la faillite, en sorte que les intéressés étaient fréquemment frustrés dans les espérances d'avenir qu'ils avaient pu légitimement concevoir. La loi actuelle, que la Chambre a adoptée, confère aux caisses ouvrières, en cas de déconfiture des sociétés industrielles, des maisons de commerce ou des usines, le caractère de créancier privilégié.

Est venue ensuite la discussion d'une loi très importante, celle qui concerne la compétence des juges de paix. Cette loi, déposée par M. Labussière, cherche à répondre au vœu si souvent formulé: la justice expéditive et à bon marché. L'auteur pense que ce vœu peut être en partie réalisé si l'on attribue à la justice de paix la connaissance d'un grand nombre d'affaires qui sont, dans l'état actuel de la législation, de la compétence des tribunaux d'arrondissement. Cette loi, qui forme tout un ensemble, ne vise pas seulement la compétence des juges de paix, elle règle les conditions de nomination, le traitement de ces magistrats et l'organisation des tribunaux où ils siègent.

Entre temps, M. Francis Laur a tenté de lancer une nouvelle interpellation. Celle-ci avait pour but de demander au ministre de la justice «les mesures qu'il comptait prendre pour empêcher les escroqueries commises au moyen de prospectus promettant des bénéfices invraisemblables.» Il s'agissait, en l'espèce, du banquier Berneau, dit Macé, lequel s'est enfui laissant un passif qu'on évalue à une vingtaine de millions. Macé avait réuni des capitaux dont on peut calculer l'importance d'après le déficit qu'il laisse derrière lui, et cela en promettant à ses clients 120% de bénéfice. Mais le plus curieux, c'est qu'il a réussi pendant plusieurs années à faire face à ses engagements, et qu'en partant il a laissé soit dans son coffre-fort, soit dans les caisses du Crédit Lyonnais, en bon argent liquide ou en excellentes valeurs, une somme supérieure à un million et demi de francs, en la mettant à la disposition de ses créanciers.

Les élections du 15 février.--Deux élections sénatoriales ont eu lieu dimanche dernier.

Dans l'Indre, M. Benazet, député bonapartiste, a été élu par 312 voix contre 296 à M. Brunet, maire d'Issoudun, républicain.

Dans l'Isère, M. Durand-Savoyat, républicain modéré, a été élu par 666 voix contre 518 à M. Bovier-Lapierre, républicain radical.

Les élections municipales qui ont eu lieu dans trois quartiers de Paris, Montparnasse, la Goutte-d'Or et Pont-de-Flandre, n'ont pas donné de résultats, aucun des candidats n'ayant obtenu la majorité absolue des voix.

La statue de Marat.--Après la question Robespierre, nous avons failli avoir la question Marat. Nous ne pensions pas tomber si juste, quand nous disions que les personnages de la Révolution semblaient appelés à jouer un rôle actif dans notre politique moderne.

Dans son interpellation sur la question municipale, M. Fresneau avait affirmé qu'il existait au parc de Montsouris une statue représentant Marat, en sorte que l'ancien pourvoyeur de la guillotine était honoré à l'égal des hommes qui ont rendu les plus grands services au pays. Le fait a été reconnu exact: il s'agit d'un buste exécuté par le sculpteur Baffier, buste qui n'est pas sans mérite, et qui fut acheté par la ville en 1883, sur un vote du Conseil municipal, puis utilisé en 1886 pour l'ornementation du parc de Montsouris.

Mais c'est à peine si on a eu le temps de constater la présence dans cette promenade publique d'un monument inconnu de la plupart des Parisiens et jusque de l'administration elle-même: car, à la suite de la révélation faite par M. Fresneau, le buste a été enlevé et transporté dans un des magasins de la Ville, à Auteuil.

Interrogé à ce sujet par le ministre de l'intérieur, le préfet de la Seine a répondu qu'un monument ne pouvait être conservé sur une voie publique qu'en vertu d'un décret présidentiel. Dans l'espèce, ce décret n'ayant jamais été ni sollicité ni rendu, on a dû, pour rentrer dans la légalité, enlever la statue.

Cet incident n'a pas donné lieu à un débat parlementaire, comme on l'avait cru d'abord, mais le Conseil municipal reprend ses séances lundi prochain, et il serait bien extraordinaire qu'il ne soulevât pas la question Marat, afin de donner une nouvelle consécration à la théorie du «bloc», qui a si bien réussi à M. Clémenceau.

Italie: la déclaration du nouveau ministère.--Comme nous l'avions prévu, et comme il était facile de le prévoir, la déclaration que M. di Rudini a lue au parlement indique, sinon un changement de politique à l'égard de la France, du moins une modification sensible dans la manière dont cette politique s'affirmera à l'avenir dans les relations du gouvernement italien avec le nôtre. C'est beaucoup, car les procédés de l'ancien président du conseil étaient faits souvent pour exaspérer ceux-là même, qui, dans notre pays, étaient le mieux disposés à vivre en bons termes avec nos voisins. Sur ce point spécial, celui qui nous intéresse par-dessus tout, le langage de M. di Rudini a été plus net encore qu'on ne l'espérait. La déclaration ministérielle affirme la politique de paix qui est dans les vœux de toutes les nations et ajoute: «C'est autour de cette idée de désir et de besoin de paix, que se sont réunies les puissances voulant se procurer une sécurité absolue et à l'Europe une tranquillité durable. Nous maintiendrons à nos alliances une fidélité solide et pure. Nous montrerons à tous, par notre conduite, que nous n'avons pas d'intentions agressives. Des doutes, des soupçons et des défiances ayant été soulevés à tort sur nos rapports avec la France, nous nous efforcerons d'éliminer toute fausse interprétation. Nous sommes convaincus que nous inspirerons, par une conduite mesurée, une sereine confiance que nous croyons mériter.»

Ainsi donc, le maintien de la triple alliance est nettement affirmé, mais en même temps le nouveau président du Conseil italien déclare catégoriquement qu'il s'appliquera à faire disparaître les malentendus qui ont failli compromettre à plusieurs reprises nos rapports avec l'Italie, malentendus que son prédécesseur semblait prendre à tâche d'entretenir. C'est tout ce que la France peut raisonnablement demander, et si le nouveau ministère se conforme à ce programme, nous pouvons compter sur une amélioration sensible des relations entre les deux pays.

L'Italie, d'ailleurs, n'a qu'à y gagner. De l'aveu même du ministère, elle traverse une crise économique aiguë et elle ressent, plus que toute autre puissance, ce besoin de paix dont parle M. di Rudini.

Irlande: la question Parnell.--Le sort en est jeté; l'accord que l'on croyait encore possible le semaine dernière entre les représentants de la cause irlandaise est définitivement rompu. Les longues négociations qui ont eu lieu à Boulogne entre Parnell et ses amis O'Brien et Dillon ont abouti à un échec complet. Que s'est-il passé? On ne le sait pas exactement, car le secret absolu a été gardé par les intéressés et on ne connaît les pourparlers que par les résultats, qui sont tristes pour les amis de l'Irlande.

M. Parnell, dans une lettre publique qu'il a adressée à M. O'Brien, déclare «que tous les efforts faits pour arriver à un règlement pacifique des malheureuses dissensions du parti ont avorté», et ajoute: «Je ne puis abdiquer, sans danger pour la cause, les responsabilités qui m'ont été imposées et que j'ai acceptées, du fait de notre peuple et de notre race».

D'autre part, M. Dillon a signé un manifeste dans lequel il dit: «Nous sommes forcés, à notre grand regret, de déclarer que, ayant fait de notre mieux pour la paix, nous n'avons pas atteint le but que nous poursuivions. Et cette misérable lutte en Irlande va donc se poursuivre!

Sur ce, Parnell s'est rendu en Irlande où il va mettre en œuvre ses puissantes facultés et son activité infatigable pour reconquérir la popularité dont il jouissait, avant ces fâcheux incidents.

Quant à Dillon et O'Brien, donnant encore une preuve de leur patriotisme, prêt à toutes les abnégations, ils se sont embarqués bravement pour Folkestone, après avoir lancé leur manifeste, et là ils ont été arrêtés, en vertu de la condamnation à l'emprisonnement prononcée contre eux l'année dernière.

Allemagne: l'empereur artiste.--Depuis que Guillaume II est monté sur le trône, il a causé au monde plus d'une surprise. On s'attendait à ne trouver en lui qu'un chef d'armée, impatient de faire parade de ses connaissances militaires, une sorte de caporal couronné, prêt à se lancer sans réflexion dans toutes les aventures: on a vu au contraire que s'il ne négligeait rien pour maintenir la puissance que son empire a acquise par les armes, il n'entendait rester en rien étranger aux travaux de la civilisation et de la paix. Tour à tour diplomate, organisateur, socialiste, pédagogue même, il apporte dans toutes les choses qui concernent l'administration de l'État le concours de son action propre et l'appui de ses vues personnelles.

Nous ne le connaissions pas comme amateur passionné des arts: il vient de se révéler comme tel. Certes, on savait déjà qu'il avait une certaine habileté à manier le pinceau, et qu'il avait produit quelques tableaux d'un certain mérite, représentant des sujets maritimes ou militaires. Mais, jusqu'ici, ces manifestations artistiques étaient demeurées tout intimes; celle à laquelle il vient de se livrer en s'associant publiquement au deuil que cause à la France la perte de Meissonier obtient et mérite plus de retentissement. L'empereur d'Allemagne a tenu à faire transmettre à l'Institut, par voie diplomatique, l'expression des regrets que lui a causés la mort «d'un homme qui fut une des grandes gloires de la France et du monde entier.»

Il y a là un hommage dont la sincérité est faite pour nous flatter dans notre orgueil national, venant d'un ennemi qui pour la première fois s'adresse directement à nous, et cela pour s'incliner devant une de nos gloires. Mais n'y a-t-il pas aussi une leçon dans ce fait que l'empereur d'Allemagne proclame implicitement que l'art n'a pas de frontières en célébrant l'auteur de la bataille d'Iéna, alors qu'en France on hésite à livrer franchement l'œuvre de Wagner au jugement du public?

N'est-ce pas dire aussi que les artistes français recevront le meilleur accueil s'ils répondent à l'invitation qui leur a été faite de prendre part à l'Exposition des Beaux-Arts qui se prépare à Berlin?

Dans ce cas, il y aurait double habileté, et l'empereur diplomate irait à l'égal de l'empereur artiste, étonnant de plus en plus l'Europe, peu préparée, par ce qu'elle croyait savoir de lui, à le suivre dans ces transformations successives.

Au Dahomey.--D'après les nouvelles que le Temps a reçues de la côte du Dahomey, par le steamer Gallia, de la Compagnie Cyprien Fabre, le père Dorgère s'est rendu à Abomey pour aller rendre visite au roi Behanzin, avant de s'embarquer pour la France, ou il doit venir prendre un repos bien gagné. Cette visite était, en quelque sorte, obligatoire, car elle était destinée à remplacer celle que notre administrateur, M. Ballot, devait faire lui-même au roi.

Les Dahoméens ont, paraît-il, une attitude très correcte vis-à-vis des autorité françaises, mais ils ne se comportent pas de la même façon avec les Français établis dans le pays, auxquels ils cherchent à nuire de toutes manières. Dernièrement ils ont demandé à tous les comptoirs de la côte d'envoyer un représentant pour assister aux sacrifices humains d'Abomey. Behanzin a fait torturer et décapiter les trente chefs qui s'étaient fait battre par nos troupes et il prétendait obliger nos nationaux à sanctionner par leur présence cette exécution.

Ajoutons que les Dahoméens continuent à recevoir des armes perfectionnées. Il leur a été expédié de Logos 7,000 fusils à tir rapide, dont 800 remingtons.

Les pirates du Tonkin.--Le dernier courrier d'Extrême-Orient a rapporté du Tonkin des nouvelles qui, sans être aussi inquiétantes qu'on l'a cru d'abord, montrent cependant que les autorités militaires doivent se tenir toujours en éveil.

On a signalé la concentration de bandes nombreuses au nord-ouest de Hong-Hoa, dans la vallée du Song-Ma, sous la diction du doc Ngu, le chef rebelle qui nous a infligé déjà tant de pertes.

Dans le Yen-Té, nous avons du envoyer une colonne de 600 hommes, avec du canon, devant Hun-Thuong, où se sont réfugiées les grosses bandes de la région. L'attaque n'a pas réussi et l'on a dû se retirer avec 33 hommes mis hors de combat, parmi lesquels le lieutenant Blaise, un officier des plus distingués, sur lequel on fondait les plus grandes espérances. On prépare une colonne bien plus forte pour faire l'investissement régulier de la position.

Enfin l'expédition dirigée par le général Godin contre les bandes du Tin-Dao a été reprise dans les derniers jours de décembre. On se trouvait là en face de véritables rebelles obéissant à un mot d'ordre, et leur résistance a été telle que, depuis Ba-Dinh, on n'en avait pas rencontré de pareille.

Ces nouvelles ont causé une certaine émotion et donné lieu à un retour offensif de la part de ceux qui n'ont cessé de combattre la politique coloniale suivie par notre gouvernement dans ces derniers années.

Nécrologie.--Le docteur Clech, député et conseiller général du Finistère.

Le général Sherman, qui s'est illustre dans la guerre de sécession.

Le baron de Lœventhal, qui fut longtemps attaché militaire à l'ambassade austro-hongroise à Paris.

M. Audoy, trésorier-général de Tarn-et-Garonne.

M. le capitaine de frégate Garnault, fils du vice-amiral Garnault.

Le contre-amiral Pallu de la Barrière.

Le commandant Lebleu, ancien maire de Dunkerque.

Le baron Théodore Pichon, ancien ministre plénipotentiaire.

M. Antoine Richard, célébré agronome ancien représentant du peuple.

M. Adolphe Wenger, ingénieur.

M. Pierre Petroz, critique d'art.

M. Alfred Labbé, grand industriel de Meurthe-et-Moselle.

Le peintre Jongkind.



LES LIVRES NOUVEAUX

Violette, misère et splendeur d'une comédienne, par Charles Joliet. 1 vol. in-12. 3 fr. 50 (Calmann Lévy).--Ce n'est pas à proprement parler un roman, c'est une histoire, le récit d'une vie, mais cette vie est bien la plus romanesque que l'on puisse imaginer. De plus, cette histoire est vraie, c'est celle d'une comédienne qui eut son heure de grande célébrité, à l'époque où tout Paris courut au Gymnase applaudir Froufrou. C'est, pourquoi ne pas le dire? Froufrou elle-même, autrement dit Aimée Desclée. Ceux qui l'ont vue alors en ont gardé le souvenir comme d'une grande artiste qui ne fit que traverser la scène, comme d'une étoile admirable qui incendia un moment l'horizon, puis soudain s'éteignit. Mais, avant d'être Froufrou, Violette avait passé par de dures épreuves, elle avait subi bien des misères, disons tout: elle s'était brûlée à bien des flammes. Son biographe, ou son romancier, nous initie à toutes ces douleurs qui nous révèlent une sorte de dona Juana dont le cœur est tout amour, mais ne rencontre celui quelle doit aimer que pour mourir de son abandon. C'était un tempérament d'artiste, une vive intelligence que le cœur dominait au point que, lui frappé, l'artiste n'avait plus qu'à mourir. Mais c'est aller un peu loin que de l'exalter comme une sainte. Une grande artiste, cela suffit. Aux anciens admirateurs de Desclée, nous recommandons Violette, elle leur rendra le parfum de leurs souvenirs. Aux autres, elle fera connaître un type de comédienne qui s'est incarnée, chose rare, dans une de ses créations.

L. P.


Le curé d'Anchelles, par Georges de Peyrebrune. 1 vol. in-18, 3 fr. 50. (Dentu, édit.).--Qui dira ce que peut contenir d'humain l'amour mystique d'un prêtre pour sa pénitente? Il est pourtant absolument pur et chaste celui du jeune curé d'Anchelles pour la belle Jane Degmont. Ce qu'il a voulu, c'est la ramener dans les voies de Dieu, elle qui se tenait droite et inflexible sous la main bénissante du prêtre. Et il y est parvenu. Pour combien sa jeunesse et sa beauté sont-elles entrées dans cette conversion? c'est ce que la fière convertie ne sait pas elle-même, ne s'avouera jamais. L'amour est aussi chaste chez elle que chez lui. Mais, comme les mauvaises langues ont parlé, l'évêque envoie le jeune prêtre en mission, et la jeune fille accepte la main du capitaine de Noves. Les années s'écoulent. Un enfant est né du mariage de Jane. Il a vingt ans quand la guerre éclate et il part. Le curé d'Anchelles, presque un vieillard maintenant, prend la place de l'aumônier du régiment de Pierre de Noves et se fait tuer, à Coulmiers, en couvrant de son corps le fils de sa sainte amie. On ne lira pas ce livre de passion intense sans une émotion intense aussi. L'âme et le cœur y sont pris, mais non les sens, l'auteur a su rester chaste tout en étant très passionné. Psyché triomphe de l'Amour.

L. P.


Le drame d'Oberammergau, par Mme Léonie de Bazelaine 1 in-12, 3 fr. 50 (Le Thielleux, 10, rue Cassette).--On se souvient que l'année dernière durant quatre mois d'été, de mai à septembre, les habitants d'une petite bourgade perdue dans les montagnes de Bavière, donnèrent au monde un peu surpris le spectacle d'un drame évoqué du moyen-âge, ni plus ni moins qu'un mystère, le drame de la Passion. On s'y rendit de toutes parts, et les étrangers affluèrent dans la montagne. L'un logeait chez Caïphe, et l'autre chez Pilate; tel autre chez Jésus-Christ lui-même. Car les acteurs étaient tous gens du village, ce qui ne les empêcha pas de jouer fort bien leur rôle, ayant, à défaut de science scénique, la conviction et la foi. Maintenant, comment se fait-il que l'on représente, en l'an de peu de grâce 1890, des mystères à Oberammergau? C'est, parait-il, l'accomplissement d'un vœu fait en 1633 (!) par les habitants pour conjurer la peste, et depuis cette époque, tous les dix ans, se joue dans le petit bourg des montagnes le drame de la Passion. Les obstacles ne manquent guère aux représentations; elles attirent plus ou moins de monde, ont plus ou moins de succès. Celles de 1890 ont eu la bonne fortune d'attirer l'attention de la presse. Aussi marqueront-elles dans les annales d'Oberammergau, et c'est une heureuse idée qu'a eue Mme de Bazelaine d'en fixer, dans un petit livre, le souvenir très intéressant.


L'Art gothique, par M. Louis Gonse, 1 vol. gr. in-4° de 488 p. orné de 284 gravures dans le texte et de 28 planches hors texte, eaux-fortes et pl. en couleurs. Prix, rel. artist. 100 fr. (Librairies-Imprimeries réunies).--Et d'abord, qu'est-ce que l'art gothique? Il est clair que les Goths, qui s'éteignent au sixième siècle de notre ère, ne sont pour rien dans l'éclosion d'un art apparu six cents ans plus tard: l'art gothique est l'art qui prit naissance dans l'île de France, autour de Paris, au commencement du douzième siècle, et qui poursuivit son développement jusqu'à la fin du quinzième; l'Art gothique, c'est l'art français. Voilà longtemps que les travaux des Viollet-Le-Duc, des Vitet, des Mérimée, des Quicherat, ont prouvé jusqu'à l'évidence cette vérité que la critique d'Outre-Manche et d'Outre-Rhin ne conteste plus; mais, depuis trop longtemps aussi, ces faits acquis à la gloire de notre pays et que tout Français devrait avoir à cœur de connaître sont demeurés enfermés dans le domaine de la science, et l'on rencontre encore nombre de personnes chez lesquelles ce mot de gothique évoque la poétique fiction des hautes forêts de la Germanie donnant naissance aux nefs élancées de nos cathédrales. Le travail de M. L. Gonse, par l'éclat de sa publication, par la clarté de son exposé et l'attrait de ses gravures, aura pour résultat de faire sortir ces vérités du cercle restreint de l'archéologie pour les répandre dans ce public nombreux d'amateurs et de gens du monde qui se laissent volontiers instruire, pourvu que la science se présente sous des dehors aimables. Si donc ce n'est pas à l'archéologie que le magnifique in-quarto de M. L. Gonse fournit une assise nouvelle, c'est à l'art national, à l'art français, en quoi le mérite n'est pas moindre, car il ne suffit pas de trouver la vérité, il faut la faire connaître, et ce sont les ouvrages de ce genre qui font fonction de la répandre, sinon de la vulgariser.


Dans la Bibliothèque des dames (Librairie des Bibliophiles), les Deux Perles, la charmante nouvelle de Mme Paul Lacroix, qui parut pour la première fois, en 1854, dans le Pays, sous le nom du Bibliophile Jacob. Le Bibliophile n'entendait pas en faire tort longtemps à l'auteur véritable, et c'est avec une préface de Paul Lacroix qu'elle fut éditée par la suite. Une ravissante eau-forte de Lalauze accompagne cette édition.



L'IMPÉRATRICE FRÉDÉRIC

L'impératrice Frédéric, dont le voyage en France excite une certaine émotion, est déjà venue plusieurs fois à Paris, depuis les événements de 1870. Ses visites n'ont jamais eu de but politique. Elle ne venait que pour parcourir les ateliers de nos peintres en renom. On pourrait citer plus d'un qui a reçu une dame, vêtue de noir, parlant le français avec un fort accent anglais, et qui n'a su que plus tard que la visiteuse était l'impératrice Frédéric.

La mère de Guillaume II est, à l'heure qu'il est, âgée de 51 ans; il lui reste de son origine--elle est fille de la reine Victoria--un air très anglais qu'on n'a pas été sans lui reprocher jadis en Allemagne. C'est une femme d'une intelligence absolument supérieure, qui s'occupa beaucoup de politique avant l'avènement de son fils et avant le règne de quelques jours de son mari, mais qui emploie maintenant toute son activité aux arts, qu'elle a toujours beaucoup aimés.

Elle peint avec un talent dépassant de beaucoup celui de peintre amateur et elle a une véritable compréhension pour tout ce qui touche de loin ou de près à l'art. On la dit très ambitieuse, on ferait mieux de dire qu'elle l'a été. Mais la mort de son mari l'empereur Frédéric, qu'elle a soigné pendant une longue maladie avec un extraordinaire et touchant dévouement, lui enlève tout espoir de jouer un rôle dans l'histoire de l'Allemagne.

La princesse Marguerite qui l'accompagne est née en 1872 à Postdam. L'empereur Guillaume II a, pour la plus jeune de ses sœurs, une très grande affection. Elle est simple et sans fierté. On dit que son frère songe à lui faire épouser le czarewitch.

Et quand on verra passer dans nos musées une dame vêtue de noir suivie d'une jeune fille très simple, on ne croira pas que ces deux promeneuses, qui ont pour signe particulier d'être indifférentes et de ressembler à tout le monde, sont l'une veuve et l'autre fille d'empereur.

LE CONTRE-AMIRAL PALLU DE LA BARRIÈRE

Le contre-amiral Pallu de la Barrière, qui vient de mourir à Lorient où il s'était retiré depuis sa mise à la retraite, était un marin de grand mérite et un littérateur distingué. On sait que le cumul n'est point rare dans le corps si remarquable qui est représenté à l'Académie française par l'amiral Jurien de la Gravière.

Né à Saintes en 1828. M. Pallu de la Barrière était enseigne de vaisseau en 1850, lieutenant de vaisseau en 1868. Il était capitaine de frégate au moment de la guerre, il servit à terre avec le grade de général de brigade au titre auxiliaire et commanda la réserve de l'armée de l'Est. Ce n'était point sa première campagne, car on l'avait déjà vu en Crimée, en Chine et en Cochinchine, vaillant et intrépide au feu. Lorsque notre malheureuse armée de l'Est dut, après la marche offensive et victorieuse des ennemis, opérer sa retraite en Suisse, Pallu de la Barrière couvrit les opérations avec le petit corps qu'il commandait et, en se dirigeant vers le Sud, échappa à la nécessité de déposer les armes. Le combat de la Cluse, qui restera comme un de ses titres de gloire, fut une sanglante rencontre d'infanterie qui coûta aux deux partis la vie d'une quarantaine d'officiers et d'un millier d'hommes.

A la paix, le général de brigade Pallu de la Barrière redevint capitaine de frégate: il fut nommé capitaine de vaisseau en 1873. Sept ans après, il était élevé à la dignité de commandeur de la Légion d'honneur, et cette étape si honorable l'aida à attendre, le grade de contre-amiral qui lui lut décerne en 1887, peu avant sa retraite; entre temps, en 1883, il avait été envoyé en Nouvelle-Calédonie comme gouverneur.

Le contre-amiral Pallu de la Barrière a publié sous le pseudonyme de Constantin d'intéressantes études de la vie maritime ou des récits des expéditions auxquelles il a pris part; citons: Six mois à Eupatoria (1857); les Gens de mer (1860); Relations de l'expédition de Chine en 1860 et de l'Expédition de Cochinchine en 1861. Il a collaboré à la Revue des Deux-Mondes.

Dans ses dernières années, le contre-amiral souffrait d'une maladie de cœur, sa santé était délicate: en Cochinchine, il avait été assez gravement blessé de deux coups de lance à l'attaque de Ki-Kioa à la suite de laquelle Saigon fut bloqué en 1861. C'est à cette occasion qu'il avait été nommé chevalier de la Légion d'honneur.

LA DISPARITION DU «MIDJET»

Le jeudi 1 juillet 1889, à 4 heures du soir, mouillait devant l'Exposition universelle un petit yacht peint en blanc, portant pavillon américain. C'était le Neversink, qui, parti de Boston le 22 mai, était arrivé au Havre le 28 juin, ayant accompli la traversée de l'Atlantique en un mois et six jours.

Le Neversink était construit sur le principe des bateaux de sauvetage du capitaine Norton dont voici le dispositif:

Dans ce système, le lest est complètement supprimé, il est remplacé par des réservoirs à eau qui existent dans la double coque, et qui s'emplissent automatiquement en quelques secondes, aussitôt la mise à la mer, avec laquelle ils communiquent par deux ouvertures de petites dimensions, situées de caque côté de la quille. Il se forme de la sorte un water-ballast réparti dans toute la longueur du bateau. L'air, comprimé dans la partie supérieure par l'introduction de l'eau dans les réservoirs, fait obstacle au déplacement de cette dernière, aide à la stabilité du bateau, et l'empêche de chavirer.

Par une amélioration nouvelle, M. Morton a imaginé de faire communiquer la partie supérieure des réservoirs par un tuyautage spécial avec des pompes foulantes, pouvant y emmagasiner l'air à la pression de plusieurs atmosphères. De cette façon, par le simple réglage d'un robinet, on peut chasser ou laisser pénétrer l'eau en quantité voulue dans un seul, ou les deux réservoirs à la fois, de manière à lester ou délester plus ou moins l'un des côtés du bâtiment suivant les besoins et augmenter ou diminuer ainsi sa flottabilité.

C'est ce dernier système ainsi amélioré que M. Morton a appliqué sur un yacht à vapeur cette fois, le Midjet, avec lequel il se proposait de recommencer la même traversée de l'Atlantique qui lui a si bien réussi une première fois.

Annoncé comme parti de New-London (États-Unis) le 24 novembre de l'année dernière, le Midjet n'a plus été signalé nulle part et on est sans nouvelles de lui.

Tout laisse craindre qu'il ne se soit perdu corps et biens au cours des coups de vents si nombreux et si terribles qui ont marqué les derniers mois de 1890.

Voici les principales caractéristiques du Midjet: longueur 17 m.70 sur 3,65 de large; tirant d'eau, 1 m. 85 à pleine charge avec 8 tonneaux de charbon à bord.

La machine de 30 chevaux lui donnait une vitesse de 8 milles marins anglais à l'heure, soit: 12 kilomètres 872 avec une consommation d'une demi-tonne de charbon par 21 heures.

Le Midjet était très fortement voilé. Il y avait à bord l'inventeur, sa femme et sa nièce, et sept hommes d'équipage.

C'est la quatrième fois que les Américains font la dangereuse expérience de la traversée de l'Atlantique dans de semblables coquilles de noix.

En 1867, c'était un bateau de sauvetage, le Red-White-and-blue, qui avait un gréement de navire en miniature, et dont la traversée par ses moyens seuls a été mise en doute.

En 1878, c'était le Nautilus, petit bateau monté par deux hommes seulement et gréé d'une voile latine.

Enfin, en 1889, c'était le Neversink.

LA STATUE DE MARAT

La statue de Marat avait été placée par M. l'ingénieur Barthet, en 1886, au bas de la grande pelouse du parc de Montsouris, en face même de la porte d'entrée. Elle était donc en évidence, et il faut que les Parisiens s'égarent bien rarement dans ces lointains parages pour que la révélation de son existence ait provoqué un si universel étonnement. L'œuvre du sculpteur Baffier ne pouvait, en effet, manquer d'attirer l'attention du visiteur éclairé, ou simplement curieux de choses d'art. Mais les hôtes qui peuplent ce délicieux coin de Montsouris se recrutent parmi les ramiers et les moineaux, et on sait en quel dédain superbe les oiseaux tiennent les plus belles créations de l'homme. Marat nous restait inconnu. Après quatre ans, M. le sénateur Fresneau, conduit sans doute là bas par le hasard, l'a découvert, et aussitôt a porté sa trouvaille à la tribune du Sénat. D'une obscurité profonde. Marat passe ainsi en pleine lumière. Il ne méritait, certes, ni cet excès d'honneur ni cette indignité. Le monument de Montsouris n'a rien de commun avec les marbres ou les bronzes qui décorent nos jardins et nos squares. L'œuvre n'est point gracieuse et produit une impression de tristesse qui s'harmonisait mal avec le milieu. Ce pauvre corps à moitié nu, maigre, ratatiné, sur l'épaule duquel venait quelquefois se poser un rossignol, pour jeter aux échos ses notes argentines, au milieu de ce décor de verdure et de fleurs que tracent avec tant de goût, en vrais artistes, nos maîtres jardiniers, offrait une douloureuse antithèse. Marat est représenté occupé à écrire, étendu dans sa baignoire que l'artiste n'a dû qu'indiquer. Il tient l'écritoire sur ses genoux que recouvre un drap négligemment jeté. Le haut du corps et les pieds sont nus; la tête est entourée du fameux foulard qu'il ne quittait jamais, même pour assister aux séances de la Convention. Le visage est pensif et tourmenté. Les veilles, les privations, un cerveau en ébullition, le caractère jaloux et irritable à l'excès que l'histoire prête à «l'ami du peuple», l'ont ridé, flétri. L'artiste a voulu traduire par cette laideur physique la souffrance humaine, et il a réussi. Disons en toute sincérité que c'est une œuvre de haute conscience artistique, qui légitime et l'achat qui en fut fait par la ville, et la récompense--une médaille de troisième classe--qu'elle valut à son auteur, à peine âgé de trente-deux ans, au Salon de 1883.

M. Baffier n'exposa, cette année-là, que la maquette en plâtre, dent le socle portait cette curieuse inscription extraite de l'oraison funèbre de Guireau, en 1793. «Il fallait le voir, traqué de réduit en réduit, souvent dans les lieux humides où il n'avait pas de quoi se coucher. Rongé par la misère la plus affreuse, il couvrait son corps d'une simple couverture, et sa tête d'un mouchoir, hélas! presque toujours trempé de vinaigre: une écritoire dans la main, quelques chiffons de papier sur son genou, c'était sa table!»

Au Salon de 1885, l'œuvre reparut en bronze, et fut alors acquise au prix de 5,000 francs par la Ville qui en orna le parc de Montsouris. Le bruit qui, la semaine dernière, a été fait autour de cette statue, a décidé M. Alphand à la reléguer au dépôt des marbres d'Auteuil.

UNE CUISINE EN PLEIN AIR A MOSCOU

Au moment où de nombreux artistes, industriels et commerçants, se prépaient à envoyer à l'exposition française de Moscou leurs œuvres et leurs produits, et où beaucoup de nos compatriotes se proposent d'aller visiter l'ancienne capitale russe, il nous semble intéressant d'initier ceux de nos lecteurs qui n'accompliront pas ce lointain voyage à quelques-unes des particularités de la vie moscovite.

Notre collaborateur, M. de Haenen, qui, d'un long séjour en Russie, nous rapporte une série de croquis et de dessins pris sur nature, nous servira de cicérone dans cette excursion.

Voici aujourd'hui Une cuisine en plein air à Moscou. La neige tombe en flocons serrés. Néanmoins, les cochers, les Tartares, les juifs, les marchands de harengs, et tous les malheureux qui sont sans asile, semblent ne pas s'en préoccuper. Au milieu de la rue, on a placé un samovar gigantesque où se confectionne le thé. Quelques tables, çà et là, ont été disposées. Moyennant une ration de soupe aux choux aigres, deux ou trois jeunes vagabonds se sont improvisés garçons de café, et ils vont de groupe en groupe, portant aux uns une tasse de thé, aux autres un bol de ce potage, assez mauvais d'ailleurs, qu'on nomme en russe tchi. Cette scène est excessivement pittoresque. La seule chose qui puisse, par analogie, en donner une idée, ce sont nos marchandes des quatre-saisons dans les rues de Paris. En effet, comme à Paris, toute cette population encombre la chaussée. Elle ne peut y stationner que durant certaines heures, ici le matin, là l'après-midi, et presque toujours à proximité d'un marché.

Mais ce qui lui donne son caractère bien oriental, ce sont les costumes bizarres tous ces pauvres diables. On reconnaîtra surtout dans le dessin les Tartares qui vendent des foulards et des cravates, et les juifs, qui sont le plus souvent des marchands de chaussures. Ces derniers, qu'on discerne aisément à leur casquette plate, ne sont pas la moindre curiosité de la capitale moscovite. Il faut voir avec quelle inlassable patience ils poursuivent dans la rue le promeneur qui s'est hasardé dans ce quartier: tout en marchant derrière lui, ils déprécient les chaussures qu'il a aux pieds, ils lui prouvent qu'il doit s'en procurer d'autres. Précisément, ils ont, à la main, une paire de bottes ou de souliers fourrés qui conviendront à merveille au noble étranger. Il est rare que celui-ci ne se laisse pas convaincre.

LES PRÉPARATIFS D'UNE SOIRÉE DE TÊTES

Il y a quatre ans à peu près que s'est répandue dans le monde parisien la mode des dîners et des soirées à têtes. C'est une sorte de réduction de bal masqué. Hommes et femmes gardent le costume habituel de soirée. La tête seule est grimée et rendue méconnaissable. Cette combinaison produit les effets les plus humoristiques et les plus amusants. Dans le milieu artistique où cette mode prit naissance, on se fit surtout, au début, des têtes d'hommes politiques, et, chaque invité se travestissant à sa guise, le hasard amenait les rapprochements les plus piquants. On voyait, par exemple, dans un dîner présidé par M. Carnot. MM. Constans, de Broglie et le général Boulanger, assis côte à côte. Puis, la liste des hommes célèbres ayant été vite épuisée, des fantaisistes se jetèrent dans l'excentricité. L'on se fit nickeler, dorer la tête et les mains; peindre une moitié de la figure en blanc et l'autre en noir, nègre d'un côté, pierrot de l'autre. Puis sont venues les têtes professionnelles, cocher, militaire, gardien de la paix, garde municipal, avec coiffures distinctives. Des familles entières combinent leurs effets par exemple, elles représentent un baptême villageois, le bébé, la nourrice, le capitaine des sapeurs-pompiers, le maire, etc. Une tête de mariée blonde, vaporeuse, estompée par le voile nuageux sous lequel tremblote la fleur d'oranger, produit aussi un effet assez piquant posée sur les épaules d'un robuste gaillard en habit noir.

Pendant l'année de l'Exposition, plusieurs arrangements de têtes féminines rappelèrent les motifs décoratifs du Champ-de-Mars. Les élégantes Parisiennes empruntaient aux Japonaises leur teint de pain d'épice et posaient sur leurs têtes des réductions de tour Eiffel et du dôme central, éclairés à l'intérieur par de petite lampes électriques.

Cette année la vogue est aux têtes d'animaux, chats et chattes, tigres et tigresses. L'aide d'un coiffeur est généralement nécessaire.

Les deux personnages que représentent notre gravure, étant d'avis que l'on n'est jamais si bien servi que par soi-même, ont dédaigné les bons offices de tout artiste capillaire. La scène se passe dans un atelier de peintre mondain. Le maître de la maison, en culotte, en bas de soie noire, avant de passer son habit, fait la tête de son ami, déjà en tenue de soirée complète. Le patient, installé dans un fauteuil, garde une parfaite immobilité. Sa figure enduite de blanc gras préalablement et garnie d'un bec d'oiseau qui remplace le nez, le pinceau du peintre achève la transformation. Déjà, l'un des yeux est entouré de cercles concentrique noirs et blancs; sur les cheveux hérissés est posée la crête de coq. Un seul côté de la figure garde encore apparence humaine rappelant les personnages des métamorphoses d'Ovide dans la minute de transition.

Louis d'Hurcourt.







ANIE

Roman nouveau, par HECTOR MALOT

Illustrations d'ÉMILE BAYARD


I

Au balcon d'une maison du boulevard Bonne-Nouvelle, en hautes et larges lettres dorées, on lit: Office Cosmopolitain des inventeurs; et sur deux écussons en cuivre appliqués contre la porte qui, au premier étage de cette maison, donne entrée dans les bureaux, cette enseigne se trouve répétée avec l'énumération des affaires que traite l'office: «Obtention et vente de brevets d'invention en France et à l'étranger; attaque et défense des brevets en tous pays; recherches d'antériorités; dessins industriels; le Cosmopolitain, journal hebdomadaire illustré; M. Chaberton, directeur.»

Qu'on tourne le bouton de cette porte, ainsi qu'une inscription invite à le faire, et l'on est dans une vaste pièce partagée par cages grillées, que divise un couloir central conduisant au cabinet du directeur; un tapis en caoutchouc (B. S. G. D. G.) va d'un bout à l'autre de ce couloir, et par son amincissement dit, sans qu'il soit besoin d'autres indications, que nombreux sont ceux qui, happés par les engrenages du brevet d'invention, engagés dans ses laminoirs passent et repassent par ce chemin de douleurs, sans pouvoir s'en échapper, et reviennent là chaque jour jusqu'à ce qu'ils soient hachés, broyés, réduits en pâte, et qu'on ait exprimé d'eux, au moyen de traitements perfectionnés, tout, ce qui a une valeur quelconque, argent ou idée. Tant qu'il lui reste un souffle la victime crie, se débat, lutte, et aux guichets des cages derrière lesquels les employés se tiennent impassibles, ce sont des explications, des supplications ou des reproches qui n'en finissent pas; puis l'épuisement arrive; mais celle qui disparaît est remplacée par une autre qui subit les mêmes épreuves avec les mêmes plaintes, les mêmes souffrances, la même fin, et celle-là par d'autres encore. En général les clients du matin n'appartiennent pas à la même catégorie que ceux du milieu de la journée ou du soir.

A la première heure, souvent avant que Barnabé, le garçon de bureau, ait ouvert la porte et fait le ménage, arrivent les fiévreux, les inquiets, ceux que l'engrenage a déjà saisis et ne lâchera plus; de la période des grandes espérances ils sont entrés dans celle des difficultés et des procès; ils apportent des renseignements décisifs pour leur affaire qui dure depuis des mois, des années, et va faire un grand pas ce jour-là; ou bien c'est une nouvelle provision pour laquelle ils sont en retard et qu'ils ont pu enfin se procurer à ce moment même par un dernier sacrifice; et, en attendant l'arrivée des employés ou du directeur, ils content leurs douleurs et leurs angoisses à Barnabé qui les enveloppe de flots de poussière soulevés par son balai.

Puis, après ceux-là, c'est l'heure de ceux qui, pour la première fois, tournent le bouton de l'office; vaguement ils savent que les brevets ou les marques de fabrique doivent protéger leur invention, ou assurer ainsi la propriété de ses produits; et ils viennent pour qu'on éclaire leur ignorance. Que faut-il faire? Ils ont toutes les confiances, toutes les audaces, portés qu'ils sont sur les ailes de la fortune ou de la gloire. Ne sont-ils pas sûrs de révolutionner le monde avec leur invention qui va les enrichir, en même temps qu'elle enrichira tous ceux qui y toucheront? Et les millions roulent, s'entassent, montent, éblouissants, vertigineux.

--S'il faut prendre un brevet en Angleterre? dit M. Chaberton répondant à leurs questions; non seulement en Angleterre, mais aussi en Italie, en Espagne, en Allemagne, en Europe, en Asie, en Amérique, partout où la législation protectrice des brevets a pénétré. Sans doute la dépense peut être gênante alors surtout qu'on s'est épuisé dans de coûteux essais; mais ce n'est pas quand on touche au succès qu'on va le laisser échapper.

Et, sortant de son cabinet, M. Chaberton amène lui-même dans ses bureaux ce nouveau client pour le confier à celui des employés qui guidera ses pas dans la voie de la prise et de l'exploitation.

--Voyez M. Barincq! Voyez M. Spring! Voyez M. Jugu.

Et le client admis dans la cage de celui à qui on le confie s'intéresse, ravi, à voir M. Barincq, le dessinateur de l'office, traduire sur le papier les idées plus ou moins vagues qu'il lui explique ou M. Spring préparer devant lui les pièces si importantes des patentes anglaises: car, dans l'Office cosmopolitain, on opère sous l'œil du client; c'est même là une des spécialités de la maison, grâce à M. Spring qui écrit avec une égale facilité le français, l'anglais, l'allemand, l'italien, l'espagnol, ayant roulé par tous les pays avant de venir échouer boulevard Bonne-Nouvelle; et aussi grâce à M. Barincq qui sait en quelques coups de crayon bâtir un rapide croquis.

Après une journée bien remplie qui n'avait guère permis aux employés de respirer, les bureaux commençaient à se vider; il était six heures vingt-cinq minutes, et les clients qui tenaient à voir M. Chaberton lui-même savaient par expérience que, quand la demie sonnerait, il sortirait de son cabinet, sans qu'aucune considération pût le retenir une minute de plus, ayant à prendre au passage l'omnibus du chemin de fer, pour s'en aller à Champigny, où, hiver comme été, il habite une vaste propriété dans laquelle s'engloutit le plus gros de ses bénéfices.

Bien que la besogne du jour fût partout achevée, et que Barnabé fût déjà revenu de la poste ou il avait été porter le courrier, les employés, derrière leurs grillages, paraissaient tous appliqués au travail: le patron allait passer en jetant de chaque côté des regards circulaires, il ne fallait pas qu'il pût s'imaginer qu'on ne ferait rien après son départ.

Quand le coup de la demie frappa, il ouvrit la porte de son cabinet, et apparut coiffé d'un chapeau rond, portant sur le bras un pardessus dont la boutonnière était décorée d'une rosette multicolore, sa canne à la main; un client misérablement vêtu le suivait et le suppliait.

--Barnabé, guettez l'omnibus, dit M. Chaberton.

Posté dans l'embrasure d'une fenêtre, le garçon de bureau ne quittait pas des yeux la chaussée, qu'il découvrait au loin jusqu'à la descente du boulevard Montmartre, son regard passant librement à travers les branches des marronniers et des paulownias qui commençaient à peine à bourgeonner.

Cependant le client, sans lâcher M. Chaberton, manœuvrait de façon à lui barrer le passage.

--Tâchez donc, disait-il, de m'obtenir cinq mille francs de MM. Strifler; ils gagnent plus de cinq cent mille francs par an avec mes brevets: ils peuvent bien faire cela pour celui qui les leur a vendus.

--Ils répondent qu'ils ont fait plus qu'ils ne devaient,

--Ce n'est pas à vous qu'ils peuvent dire cela; vous qui avez vu comme ils m'ont saigné à blanc; qu'ils m'abandonnent ces cinq mille francs, et je renonce à toute autre réclamation; c'est plus d'un million que je sacrifie.

--Monsieur Barincq, interrompit le directeur, où en est votre bois pour le journal?

--J'avance, monsieur.

--Il faut qu'il soit fini ce soir.

--Je ne partirai pas sans qu'il soit terminé.

--Avec ces cinq mille francs, continuait le client, j'achève mon appareil calorimétrique, qui sera certainement la plus importante de mes inventions; son influence sur les progrès de notre artillerie peut être considérable: ce n'est pas seulement un intérêt égoïste qui est en jeu, le mien, que vous m'avez toujours vu prêt de sacrifier, c'est aussi un intérêt patriotique.

--Vous vous ferez sauter, mon pauvre monsieur Ruffin, avec vos expériences sur les pressions des explosifs en vases clos.

C'est bien de cela que j'ai souci!

--L'omnibus! cria le garçon de bureau.

M. Chaberton se dirigea vivement vers la porte, accompagné de son client, et le silence s'établit dans les bureaux, comme si les employés attendaient un retour possible, quelque invraisemblable qu'il fût.

--Emballé, le patron! cria Barnabé resté à la fenêtre.

Mais tout à coup il poussa un cri de surprise.

--Qu'est-ce qu'il y a?

--Le vieux Ruffin monte avec lui pour le raser jusqu'à la gare.

Alors, instantanément, au silence succéda un brouhaha de voix et un tapage de pas, que dominait le chant du coq, poussé à plein gosier par l'employé chargé de la correspondance.

--Taisez-vous donc, monsieur Belmanières, dit le caissier en venant sur le seuil de la pièce qu'il occupait, seul, on ne s'entend pas.

--Tant mieux pour vous.

--Parce que? demanda le caissier qui était un personnage grave, mais simple et bon enfant.

--Parce que, mon cher monsieur Morisette, si vous dites des bêtises, comme cela vous arrive quelquefois, ou ne se fichera pas de vous.

Morisette resta un moment interloqué, se demandant évidemment s'il convenait de se fâcher et cherchant une réplique.

--Ah! que vous êtes vraiment le bien nommé, dit-il enfin après un temps assez long de réflexion.

C'était précisément parce qu'il s'appelait Belmanières que l'employé de la correspondance affectait l'insolence avec ses camarades, cherchant en toute occasion et sans motif à les blesser, afin qu'ils n'eussent pas la pensée de faire allusion à son nom, dont le ridicule ne lui laissait pas une minute de sécurité; un autre que lui fût peut-être arrivé à ce résultat avec de la douceur et de l'adresse, mais, étant naturellement grincheux, malveillant et brutal, il n'avait trouvé comme moyen de se protéger que la grossièreté; la réplique du caissier l'exaspéra d'autant plus qu'elle fut saluée par un éclat de rire général auquel Spring seul ne prit pas part.

Mais l'amitié ou la bienveillance n'était pour rien dans cette abstention et si Spring ne riait pas comme ses camarades de la réponse de Morisette, et surtout de la mine furieuse de Belmanières, c'est qu'il était absorbé dans une besogne dont rien ne pouvait le distraire. A peine le patron avait-il été emballé dans l'omnibus, comme disait Barnabé, que Spring, ouvrant vivement un tiroir de son bureau, en avait tiré tout un attirail de cuisine: une lampe à alcool, un petit plat en fer battu, une fiole d'huile, du sel, du poivre, une côtelette de porc frais enveloppée dans du papier et un morceau de pain; la lampe allumée, il avait posé dessus son plat après avoir versé dedans un peu d'huile, et maintenant il attendait qu'elle fût chaude pour y tremper sa côtelette; que lui importait ce qui se disait et se faisait autour de lui, il était tout à son dîner.

Ce fut sur lui que Belmanières voulut passer sa colère.

--Encore les malpropretés anglaises qui commencent, dit-il en venant appuyer son front contre le grillage de Spring.

--Ce n'était pas des malproprefais, dit celui-ci froidement avec son accent anglais.

--Pour le nez à vo, répondit Belmanières en imitant un instant cet accent, mais pour le nez à moa; et je dis qu'il est insupportable que le mardi et le vendredi vous nous infectiez de votre sale cuisine.

--Vous savez bien que le mardi et le vendredi je ne peux pas rentrer dîner chez moi, puisque je travaille le soir dans ce quartier.

--Vous ne pouvez pas dîner comme tout le monde au restaurant?

--No.

L'énergie de cette réplique contrastait avec l'apparente insignifiance de la question de Belmanières, et elle expliquait tout un côté des habitudes mystérieuses de Spring, obsédé par une manie qui lui faisait croire que la police russe voulait l'empoisonner. Pourquoi? Pourquoi la police russe poursuivait-elle un sujet anglais? Personne n'en savait rien. Rares étaient ceux à qui il avait fait des confidences sur ce sujet, et jamais elles n'avaient été jusqu'à expliquer les causes de la persécution dont il était victime; mais enfin cette persécution, évidente pour lui, l'obligeait à toutes sortes de précautions. C'était pour lui échapper qu'il avait successivement fui tous les pays qu'il avait habités: Odessa, Gènes, Malaga, San-Francisco, Rotterdam, Melbourne, Le Caire, et que maintenant à Paris il déménageait tous les mois pour dépister les mouchards, passant de Montrouge à Charonne, des Ternes à la Maison-Blanche. Et celait aussi parce qu'il se sentait enveloppé par cette surveillance qu'il ne mangeait que les aliments qu'il avait lui-même préparés, convaincu que, s'il entrait dans un restaurant, un agent acharné à sa poursuite trouverait moyen de jeter dans son assiette ou dans son verre une goutte de ces poisons terribles dont les gouvernements ont le secret.

--Savez-vous seulement pourquoi vous ne pouvez pas dîner au restaurant? demanda Belmanières pour exaspérer Spring.

--Je sais ce que je sais.

--Alors, vous savez que vous êtes toqué.

--Laissez-moi tranquille, je ne vous parle pas.

Une voix sortit de la cage située près de la porte, celle de Barincq:

--M. Spring a raison, chacun ses idées.

--Ne perdez donc pas votre temps à faire le Don Quichotte gascon; vous n'aurez pas fini votre bois et vous arriverez en retard à votre soirée.

Abandonnant la cage de Spring, Belmanières vint se camper au milieu du passage:

--Dites donc, messieurs, vous savez que c'est aujourd'hui que M. Barincq donne à danser dans les salons de la rue de l'Abreuvoir? Une soirée dansante rue de l'Abreuvoir, à Montmartre, dans les salons de M. Barincq, autrefois inventeur de son métier, présentement dessinateur de l'office Chaberton, en voilà encore une idée cocasse: «M. et Mme Barincq de Saint-Christeau prient M.... de leur faire l'honneur de venir passer la soirée chez eux le mardi 4 avril à 9 heures. On dansera.» Non, vous savez, ce que c'est drôle! c'est à se rouler.

--Roulez-vous, dit le caissier, nous serons tous bien aises de voir ça; ne vous gênez pas.

--Barnabé, balayez donc une place pour que M. Belmanières puisse se rouler.

--Pourquoi ne nous avez-vous pas invités? demanda Belmanières sans répondre directement.

--On ne pouvait pas vous inviter, vous? répondit l'employé au contentieux qui jusque-là n'avait rien dit, occupé qu'il était à cirer ses souliers.

--Parce que, monsieur Jugu?

--Parce que pour aller dans le monde il faut certaines manières.

Exaspéré, Belmanières se demanda manifestement s'il devait assommer Jugu; seulement la réplique qu'il fallait pour cela ne lui vint pas à l'esprit; après un moment d'attente il se dirigea vers la porte avec l'intention de sortir, mais, rageur comme il l'était, il ne pouvait pas abandonner ainsi la partie, on l'accuserait de lâcheté, on se moquerait de lui lorsqu'il ne serait plus là; il revint donc sur ses pas:

--Certainement j'aurais été déplacé dans les salons de M. et Mme Barincq de Saint-Christeau, dit-il en prenant un ton railleur; mais il n'en eut pas été de même de M. Jugu; et assurément quand Barnabé, qui va ce soir faire fonction d'introducteur des ambassadeurs, aurait annoncé de sa belle voix enrouée: «M. Jugu», il y aurait eu sensation dans les salons, comme il convient pour l'entrée d'un gentleman aussi pourri de chic, aussi pschut; sans compter que ce haut personnage pouvait faire un mari pour Mlle de Saint-Christeau.

--Monsieur, dit Barincq d'une voix de commandement, je vous défends de mêler ma fille à vos sornettes.

--Vous n'avez rien à me défendre ni à m'ordonner, et le ton que vous prenez n'est pas ici à sa place. Peut-être était-il admissible quand vous étiez M. de Saint-Christeau, mais maintenant que vous avez perdu votre noblesse avec votre fortune pour devenir simplement le père Barincq, employé de l'office Chaberton ni plus ni moins que moi, il est ridicule avec un camarade qui est votre égal. Quant à votre fille, j'ai le droit de parler d'elle, de la juger, de la critiquer, même de me ficher d'elle...

--Monsieur!

--Oui, mon bonhomme, de me ficher d'elle, de la blaguer... puisqu'elle est une artiste. Quand par suite de malheurs, ils sont connus ici vos malheurs, on laisse sa fille fréquenter l'atelier Julian, et exposer au Salon des petites machines pas méchantes du tout, pour lesquelles on mendie une récompense de tous les côtés, on n'a pas de ces fiertés-là.

--Taisez-vous; je vous dis de vous taire.

L'accent aurait dû avertir Belmanières qu'il serait sage de ne pas continuer; mais, avec le rôle de provocateur qu'il prenait à chaque instant, obéir à cette injonction eût été reculer et abdiquer; d'ailleurs une querelle ne lui faisait pas peur, au contraire.

--Non, je ne me tairai pas, dit-il; non, non.

--Vous nous ennuyez, cria Morisette.

--Raison de plus pour que je continue, il est 6 heures 52 minutes; vous en avez encore pour huit minutes, puisqu'il n'y en a pas un seul de vous assez résolu pour déguerpir avant que 7 heures n'aient sonné. C'est Anie, n'est-ce pas, qu'elle se nomme votre fille, M. Barincq?

Barincq ne répondit pas.

--En voilà un drôle de nom. Vous vous êtes donc imaginé, quand vous le lui avez donné, que c'est commode un nom qui commence par Anie? Anie, quoi? Anisette? Alors ce serait un qualificatif de son caractère. Ou bien Anicroche, qui serait celui de son mariage.

--Il y a encore autre chose qui commence par Ani, interrompit un employé qui n'avait encore rien dit.

--Quoi donc?

--Il y a animal qui est votre nom à vous.

--Monsieur Ladvenu, vous êtes un grossier personnage.

--Vraiment?

--Il y a aussi animosité, dit Morisette, qui est le qualificatif de votre nature; ne pouvez-vous pas laisser vos camarades tranquilles, sans les provoquer ainsi à tout bout de champs? c'est insupportable d'avoir à subir tous les soirs vos insolences, que vous trouvez peut-être spirituelles, mais qui pour nous, je vous le dis au nom de tous, sont stupides.

Précisément parce que tout le monde était contre lui, Belmanières voulut faire tête:

--Il y a aussi animation, continua-t-il en poursuivant son idée avec l'obstination de ceux qui ne veulent jamais reconnaître qu'ils sont dans une mauvaise voie; et c'est pour cela que je regrette de n'avoir pas été invité rue de l'Abreuvoir, j'aurais été curieux de voir une jeune personne qui se coiffe d'un béret bleu quand elle va à son atelier, ce qui indique tout de suite du goût et de la simplicité, manœuvrer ce soir pour pêcher un mari...

Brusquement la porte de Barincq s'ouvrit, et, avant que Belmanières, revenu de sa surprise, eût pu se mettre sur la défensive, il reçut en pleine figure un furieux coup de poing qui le jeta dans la cage de Jugu.

--Je vous avais dit de vous taire, s'écria Barincq.

Tous les employés sortirent précipitamment dans le passage, et, avant que Belmanières ne se fût relevé, se placèrent entre Barincq et lui.

Mais cette intervention ne paraissait pas bien utile, Belmanières n'ayant évidemment pas plus envie de rendre la correction qu'il avait reçue que Barincq de continuer celle qu'il avait commencée.

--C'est une lâcheté! hurlait Belmanières; entre collègues! entre collègues! sans prévenir!

Et du bras, mais à distance, il menaçait ce collègue, en se dressant et en renversant sa tête en arrière: évidemment il eut pu être redoutable pour son adversaire, et, trapu comme il l'était, carré des épaules, solidement assis sur de fortes jambes, âgé d'une trentaine d'années seulement, il eût eu le dessus dans une lutte avec un homme de tournure plus leste que vigoureuse; mais cette lutte il ne voulait certainement pas l'engager.

--Vous n'avez que ce que vous méritez, dit Morisette, M. Barincq vous avait prévenu.

Spring seul n'avait pas bougé; quand il eut avalé le morceau qu'il était en train de manger, il sortit à son tour de son bureau, vint à Barincq, et, lui prenant la main, il la secoua fortement:

--All right, dit-il.

Aussitôt les autres employés suivirent cet exemple et vinrent serrer la main de Barincq.

--N'était vos cheveux gris, disait Belmanières de plus en plus exaspéré, je vous assommerais.

--Ne dites donc pas de ces choses-là, répondit Morisette, on sait bien que vous n'avez envie d'assommer personne.

--Insulter, oui, dit Ladvenu, assommer, non.

--Vous êtes des lâches, vociféra Belmanières, de vous mettre tous contre moi.

--Dix manants contre un gentilhomme, dit Jugu en riant.

--Allons, gentilhomme, rapière au vent, cria Ladvenu.

Belmanières roulait des yeux furibonds, allant de l'un à l'autre, cherchant une injure qui fût une vengeance; à la fin, n'en trouvant pas d'assez forte, il ouvrit la porte avec fracas:

--Nous nous reverrons, s'écria-t-il en les menaçant du poing.

--Espérons-le, oh! mon Dieu.

--Quel chagrin ce serait de perdre un collègue aimable comme vous!

--Tous nos respects.

Tous ces mots tombèrent sur lui drus comme grêle avant qu'il eut fermé la porte.

--Messieurs, je vous demande pardon, dit Barincq, quand Belmanières fut parti.

--C'est nous qui vous félicitons.

--En entendant parler ainsi de ma fille, je n'ai pas été maître de moi; m'attaquant dans ma tendresse paternelle, il devait savoir qu'il me blessait cruellement.

--Il le savait, soyez-en sûr, dit Jugu.

--Seulement je suppose, dit Spring la bouche pleine, qu'il n'avait pas cru que vous iriez jusqu'au coup de poing.

--Et voilà pourquoi nous ne pouvons que vous approuver de l'avoir donné, dit Morisette, à qui ses fonctions et son âge conféraient une sorte d'autorité; espérons que la leçon lui profitera.

--Si vous comptez là-dessus, vous êtes naïf, dit Ladvenu; le personnage appartient à cette catégorie dont on rencontre des types dans tous les bureaux, et qui n'ont d'autre plaisir que d'embêter leurs camarades; celui-là nous a embêtés et nous embêtera tant que nous n'aurons pas, à tour de rôle, usé avec lui du procédé de M. Barincq.

--Moi, je n'approuve pas le coup de poing, dit Jugu.

--Elle est bien bonne.

--Je parle en me mettant à la place de M. Barincq.

--J'aurais cru que c'était en vous mettant à celle de Belmanières.

--Expliquez-vous, philosophe.

--Ça agite la main, et cela ne va pas aider M. Barincq pour finir son bois.

Le premier coup de 7 heures qui sonna au cartel interrompit ces propos; avant que le dernier eût frappé, tous les employés, même Spring, étaient sortis, et il ne restait plus dans les bureaux que Barincq, qui s'était remis au travail, pendant que Barnabé allumait un bec de gaz et achevait son ménage à la hâte, pressé, lui aussi, de partir.

Il fut bientôt prêt.

--Vous n'avez plus besoin de moi, monsieur Barincq?

--Non allez-vous-en, et dînez-vite; si vous arrivez à la maison avant moi, vous expliquerez à Mme Barincq ce qui m'a retenu, et lui direz qu'en tous cas je rentrerai avant 8 heures et demie.

--N'allez pas vous mettre en retard, au moins.

--Il n'y a pas de danger que je fasse ce chagrin à ma fille.


II

Il croyait avoir du travail pour trois quarts d'heure, en moins d'une demi-heure il eut achevé son dessin, et quitta les bureaux à 7 heures et demie.

Comme avec les jarrets qu'il devait à son sang basque il pouvait faire en vingt minutes la course du boulevard Bonne-Nouvelle au sommet de Montmartre, il ne serait pas trop en retard. Par le boulevard Poissonnière, le faubourg Montmartre, il fila vite, ne ralentit point le pas pour monter la rue des Martyrs, et escalada en jeune homme les escaliers qui grimpent le long des pentes raides de la butte.

C'est tout au haut que se trouve la rue de l'Abreuvoir, qui, entre des murs soutenant le sol mouvant de jardins plantés d'arbustes, descend par un tracé sinueux sur le versant de Saint-Denis. Le quartier est assez désert, assez sauvage pour qu'on se croie à cent lieues de Paris. Cependant la grande ville est là, au-dessous, à quelques pas, tout autour au loin, et quand on ne l'aperçoit pas par des échappées de vues qu'ouvre tout à coup entre les maisons une rue faisant office de télescope, on entend son mugissement humain, sourd et profond comme celui de la mer, et dans ses fumées, de quelque côté que les apporte le vent, on sent passer son souffle et son odeur.

Dans un de ces jardins s'élève un long corps de bâtiment divisé en une vingtaine de logements, puis tout autour sur ses pentes accidentées quelques maisonnettes d'une simplicité d'architecture qui n'a de comparable que celles qu'on voit dans les boîtes de jouets de bois pour les enfants: un cube allongé percé de trois fenêtres au rez-de-chaussée, un premier étage, un toit en tuiles, et c'est tout. Des bosquets de lilas les séparent les unes des autres en laissant entre elles quelques plates-bandes, et un chemin recouvert de berceaux de vigne les dessert suivant les mouvements du terrain; chacune a son jardinet; toutes jouissent d'un merveilleux panorama,--leur seul agrément; celui qui détermine des gens aux jarrets solides et aux poumons vigoureux à gravir chaque jour cette colline, sur laquelle ils sont plus isolés de Paris que s'ils habitaient Rouen ou Orléans.

Une de ces maisonnettes était celle de la famille Barincq, mais les charmes de la vue n'étaient pour rien dans le choix que leur avaient imposé les duretés de la vie. Ruinés, expropriés, ils se trouvaient sans ressources, lorsqu'un ami que leur misère n'avait pas éloigné d'eux avait offert la gérance de cette propriété à Barincq, avec le logement dans l'une de ces maisonnettes pour tout traitement; et telle était leur détresse qu'ils avaient accepté; au moins c'était un toit sur la tête; et, avec quelques meubles sauvés du naufrage, ils s'étaient installés là, en attendant, pour quelques semaines, quelques mois. Semaines et mois s'étaient changés en années, et depuis plus de quinze ans ils habitaient la rue de l'Abreuvoir, sans savoir maintenant s'ils la quitteraient jamais.

Et cependant, à mesure que le temps s'écoulait, les inconvénients de cet isolement se faisaient sentir chaque jour plus durement, sinon pour le père qu'une longue course n'effrayait pas, au moins pour la fille. Quand elle n'était qu'une enfant, peu importait qu'ils fussent isolés de Paris; elle avait les jardins pour courir et pour jouer, travailler à la terre, bêcher, ratisser, faire de l'exercice en plein air, avec un horizon sans bornes devant elle qui lui ouvrait les yeux et l'esprit, tandis que sa mère la surveillait en rêvant un avenir de justes compensations que la fortune ne pouvait pas ne pas leur accorder. Le soir, son père, revenu du bureau, la faisait travailler, et comme il savait tout, les lettres, les sciences, le dessin, la musique, elle n'avait pas besoin d'autres maîtres; son éducation se poursuivait sans qu'elle connût les tristesses et les dégoûts de la pension ou du couvent.

Mais il était arrivé un moment où les leçons paternelles ne suffisaient plus; il fallait se préparer à gagner sa vie, et que ce qui avait été jusque-là agrément devînt métier. Elle était entrée dans l'atelier, et chaque jour, par quelque temps qu'il fît, pluie, neige, verglas, elle avait dû descendre des hauteurs de Montmartre, par les chemins glissants ou boueux, jusqu'au passage des Panoramas. Longue était la course, plus dure encore. Son père la conduisait d'une main, la couvrant de son parapluie ou la soutenant dans les escaliers, de l'autre portant le petit panier dans lequel était enveloppé le déjeuner qu'elle mangerait à l'atelier: deux œufs dûrs, ou bien une tranche de viande froide, un morceau de fromage. Mais le soir, retenu bien souvent à son bureau, il ne pouvait pas toujours la ramener; alors elle revenait seule.

Quel souci et quelle inquiétude pour un père et une mère élevés avec des idées bourgeoises, de savoir leur fille toute seule dans les rues de Paris; et une jolie fille encore, qui tirait les regards des passants autant par la séduction de ses vingt ans que par l'originalité de la tenue qu'elle avait adoptée, sans que ni l'un ni l'autre eussent l'énergie de la lui interdire: une jupe un peu courte retenue par une ceinture bleue qui, le nœud fait, retombait le long de ses plis, une veste courte ouvrant sur un gilet, et pour coiffure un béret, ce béret que Belmanières lui avait reproché.

Sans doute, ce costume qui s'écartait des banalités de la mode était bien original pour la rue, alors surtout que celle qui le portait ne pouvait passer nulle part inaperçue; mais comment le lui défendre! La mère était fière de la voir ainsi habillée et trouvait qu'aucune fille n'était comparable à la sienne: le père, ému. N'était-ce pas, en effet, à quelques modifications près, pour le féminiser, le costume du pays natal? quand il la regardait à quelques pas devant lui, svelte et dégagée, marcher avec la souplesse et la légèreté qui sont un trait de la race, son cœur s'emplissait de joie, et il ne pouvait pas la gronder parce qu'elle était fidèle à son origine: il avait voulu qu'elle s'appelât Anie qui était depuis des siècles le nom des filles aînées dans sa famille maternelle, et à Paris Anie était une sorte de panache tout comme le béret bleu.

Ce n'était pas seulement cette course du matin et du soir qui rendait la rue de l'Abreuvoir difficile à habiter, c'était aussi l'isolement dans lequel elle plaçait la mère et la fille pour tout ce qui était relations et invitations. Comment rentrer le soir sur ces hauteurs au pied desquels s'arrêtent les omnibus! Comment demander aux gens de vous y rendre les visites qu'on leur a faites!

Pendant les premières années qui avaient suivi leur ruine, Mme Barincq ne pensait ni aux relations, ni aux invitations; écrasée par cette ruine, elle restait enfermée dans sa maisonnette, désespérée et farouche, sans sortir, sans vouloir voir personne, trouvant même une sorte de consolation dans son isolement: pourquoi se montrer misérable quand on ne devait pas l'être toujours? Mais avec le temps ces dispositions avaient changé: l'ennui avait pesé sur elle, la honte s'était allégée, l'espérance en des jours meilleurs s'était évanouie. D'ailleurs Anie grandissait, et il fallait penser à elle, à son avenir, c'est-à-dire à son mariage.

Si le père acceptait que sa fille dût travailler pour vivre et par un métier sinon par le talent s'assurer l'indépendance et la dignité de la vie, il n'en était pas de même chez la mère. Pour elle c'était le mari qui devait travailler, non la femme, et lui seul qui devait gagner la vie de la famille. Il fallait un mari pour sa fille. Comment en trouver un rue de l'Abreuvoir, où ils étaient aussi perdus que s'ils eussent été dans une île déserte au milieu de l'Océan? Certainement Anie était assez jolie, assez charmante, assez intelligente pour faire sensation partout où elle se montrerait; mais encore fallait-il qu'on eût des occasions de la montrer.

Elle les avait cherchées, et, comme après quinze ans d'interruption il était impossible de reprendre ses relations d'autrefois dans le monde dont elle avait fait partie, elle s'était contentée de celles que le hasard et surtout une volonté constamment appliquée à la poursuite de son but pouvaient lui procurer. Après ce long engourdissement elle avait du jour au lendemain secoué son apathie, et dès lors n'avait plus eu qu'un souci: s'ouvrir des maisons qu'elles qu'elles fussent où sa fille pourrait se produire, et amener chez elles des gens parmi lesquels il y aurait chance de mettre la main sur un mari pour Anie. Comme elle ne demandait à ceux chez qui elle allait ni fortune ni position, rien qu'un salon ou une apparence de salon dans lequel on dansât, elle avait assez facilement réussi dans la première partie de sa tâche: mais la seconde, celle qui consistait à faire escalader les hauteurs de Montmartre à des gens qui n'avaient pas de voitures et qui pour la plupart même n'usaient des fiacres qu'avec une certaine réserve, avait été plus dure.

Cependant elle était arrivée à ses fins en se contentant de deux soirées par an, fixées à une époque où l'on avait chance de ne pas rester en détresse sur les pentes de Montmartre, c'est-à-dire en avril et en mai, quand les nuits sont plus clémentes, les rues praticables, et alors que le jardin fleuri de la maisonnette donnait à celle-ci un agrément qui rachetait sa pauvreté. L'année précédente quelques personnes, de l'espèce de celles qui ne connaissent pas d'obstacles quand au bout elles doivent trouver une distraction, avaient risqué l'escalade: aussi espérait-elle bien que cette année, pour sa première soirée, ses invités seraient plus nombreux encore, et que parmi eux se rencontrerait, sans doute, un mari pour Anie.


III

Sous le ciel d'un bleu sombre les trois fenêtres du rez-de-chaussée jetaient des lueurs violentes qui se perdaient au milieu des lilas et le long de l'allée dans l'air tranquille du soir, des lanternes de papier suspendues aux branches illuminaient le chemin depuis la loge du concierge jusqu'à la maison, éclairant de leur lumière orangée les fleurs printanières qui commençaient à s'ouvrir dans les plates-bandes.

Pendant de longues années on était entré directement dans la salle à manger par une porte vitrée s'ouvrant sur le jardin, mais quand Mme Barincq avait organisé ses soirées, il lui avait fallu un vestibule qu'elle avait trouvé dans la cuisine, devenue un hall, comme elle voulait qu'on dit en insistant sur la prononciation hole. Et, pour que cette transformation fût complète, le hall avait été meublé d'ustensiles plus décoratifs peut-être qu'utiles, mais qui lui donnaient un caractère: dans la haute cheminée remplaçant l'ancien fourneau un grand coquemar à biberon avec des armoiries quelconques sur son couvercle; et aux murs des panoplies d'armes de théâtre ou d'objets bizarres que les grands magasins vendent aux amateurs atteints du mal d'exotisme.

Quand Barincq entra dans le hall dont la porte était grande ouverte, un feu de fagots venait d'être allumé sous le coquemar; peut-être n'était-il pas très indispensable par le temps doux qu'il faisait, mais il était hospitalier.

Au bruit de ses pas, sa fille parut:

--Comme tu es en retard, dit-elle en venant au devant de lui, tu n'as pas eu d'accident?

--J'ai été retenu par M. Chaberton, répondit-il en l'embrassant tendrement.

--Retenu! dit Mme Barincq survenant, un jour comme aujourd'hui!

Il expliqua par quoi il avait été retenu.

--Je ne te fais pas de reproches, mais il me semble que tu devais expliquer à M. Chaberton que tu ne pouvais pas rester; ce n'est pas assez de nous avoir laissé ruiner par lui: maintenant, comme un mouton, tu supportes qu'il t'exploite misérablement.

(A suivre)

Hector Malot.








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1891, by L'Illustration- Various

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