The Project Gutenberg EBook of Angèle Méraud, by Charles Mérouvel This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org/license Title: Angèle Méraud Author: Charles Mérouvel Release Date: June 9, 2013 [EBook #42896] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ANGÈLE MÉRAUD *** Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris. Les mots et phrases imprimés en gras dans le texte d'origine sont marqués =ainsi=. ANGÈLE MÉRAUD LIBRAIRIE DE E. DENTU OUVRAGES DU MÊME AUTEUR =Mademoiselle de la Condemine=, 1 vol. 3 fr. =Les Caprices de Laure=, 1 vol. 3 -- =La Vertu de l'abbé Mirande=, 4e édition, 1 vol. 3 -- =Le Péché de la Générale=, 3e édition, 1 vol. 3 -- =La Filleule de la Duchesse=, 2e édition, 1 vol. 3 -- =La Maîtresse de M. le Ministre=, 3e édition, 1 vol. 3 -- =Jenny Fayelle=, 4e édition, 1 vol. 3 -- =Le Krach=, mœurs du jour, 5e édition, 1 vol. 3 50 =Les deux Maîtresses=, 4e édition, 1 vol. 3 -- =Le Mari de la Florentine=, 3e édition, 1 vol. 3 -- =Amours mondaines=, 1 vol. 3 -- =Les derniers Kérandal=, 3e édition: I. =Mademoiselle de Fonterose=, 1 vol. 3 -- II. =Guana Trélan=, 1 vol. 3 -- CHEZ OLLENDORFF: =Caprice des dames=, 5e édition, 1 vol. 3 50 F. Aureau.--Imprimerie de Lagny. LES SECRETS DE PARIS ANGÈLE MÉRAUD PAR CHARLES MÉROUVEL QUATRIÈME ÉDITION [Illustration] PARIS E. DENTU, ÉDITEUR LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES PALAIS-ROYAL, 15-17-19, GALERIE D'ORLÉANS 1883 Droits de traduction et de reproduction réservés LES SECRETS DE PARIS ANGÈLE MÉRAUD I Il y a quelques années, un samedi de 187..., vers onze heures et demie, un voyageur descendit de l'express venant de Paris et qui s'arrêtait dans une gare assez importante de la ligne de Granville. Cette grande gare se trouve dans une petite ville qui a emprunté, on ne sait pourquoi, aux temps les plus reculés, le nom du roi des airs. Cette petite ville n'est ni belle ni laide, remonte aux époques gauloises, et possède comme ornements supérieurs, une très curieuse tour d'église gothique et un château en décadence, élevé sur l'emplacement d'une forteresse et attribué à Mansard dont la gloire n'a rien à y gagner. Ses cinq ou six mille habitants n'ont ni plus ni moins de défauts que les autres bipèdes qui fourmillent à la surface du globe. En revanche ils possèdent à peu près autant de vertus que leurs semblables. Ainsi, ils se montrent aimables, hospitaliers et bienveillants. C'est quelque chose. L'homme n'est pas parfait. L'auteur de ces lignes moins que quiconque. Le voyageur qui descendait de son wagon de première classe, était d'une taille moyenne, plutôt petite, fort bien prise. Sa figure un peu maigre, au nez droit, au teint blanc, offrait à l'examen d'un observateur, comme caractère principal, une vive intelligence, une grande finesse d'expression. Ses yeux gris pétillaient d'esprit et de malice. Aucune trace de barbe n'ombrait ses lèvres minces. Elles étaient aussi soigneusement rasées qu'une plaine de blé mûr où le feu a passé. Deux courts favoris, blonds comme les cheveux qui se faisaient rares sur le front large, donnaient au personnage des airs de jurisconsulte, de diplomate, ou encore d'homme politique, une nouvelle profession à l'américaine, qui devient à la mode et rapporte. C'était en effet un avocat. Mais un avocat d'une espèce particulière, peu commune. Il était vêtu d'une jaquette bleue et d'un pantalon de même nuance dont la coupe révélait un excellent tailleur. Sa cravate, grise à pois noirs, était nouée avec cette négligence des gens du monde qui vont à la campagne. Un pardessus havane était jeté sur le bras gauche et la main droite portait une valise de cuir noir, avec deux initiales en argent, fixées par des agrafes: V. D. Un fort gaillard d'une quarantaine d'années, coiffé d'un chapeau mou et couvert d'un complet en velours marron, qui s'harmonisait divinement avec ses formes d'athlète et de magnifiques cheveux bruns, se précipita à sa rencontre sur le quai et lui donna sans façon une chaleureuse accolade. On aurait dit, avec un peu plus de distinction en faveur de ce moderne, Porthos se jetant dans les bras d'Aramis après une séparation de six mois. --Valéry! --Maurice! --Te voilà donc, mon vieux Labadens? --Eh! oui; en personne. --Tu as fait un bon voyage? --Excellent. --Du reste, reprit l'ami au complet de velours, on ne déraille pas sur notre ligne. La Compagnie serait sans excuse; on va si lentement. On dirait de trains à bœufs ou même d'un bon coche de famille. Comme ma femme sera heureuse de te voir! Et les petites filles! Et tout le monde! Ce bon M. Châtenay, surtout. Il t'adore, mon beau-père! On nous attend, là-bas, pour déjeuner; allons, oust! en route! --Sapristi, fit l'avocat, en jetant un coup d'œil d'angoisse à l'horloge de la gare; onze heures et demie! J'ai les rats au ventre. Et quatre lieues jusqu'au déjeuner. --Bah! en cinquante minutes nous serons au Val-Dieu; sortons par le buffet! Le buffet de Laigle ne rivalise pas avec les plus confortables des grandes lignes. Tonnerre et Dijon lui rendraient quelques points, mais la buvetière est une femme des plus accortes. Elle trônait dans son établissement, une grande salle vert-d'eau, et accueillit les deux copains avec un franc sourire et une de ces poignées de mains qui font plaisir et se distribuent en Normandie avec une cordialité réjouissante. --Vous avez trouvé votre ami, monsieur Chazolles? dit-elle au campagnard qu'elle semblait fort bien connaître. --Oui, belle dame, et je vous le présente. --Le représente, rectifia l'autre. --En effet, j'ai déjà eu l'honneur de voir monsieur, dit la buvetière. Monsieur Duvernet, je crois? --M. Valéry Duvernet, ajouta Chazolles, député de la Seine-Inférieure, Parisien pur sang, un futur ministre. --N'anticipons pas, mon ami, je t'en prie, dit le député qui prenait un viatique hâtif et avalait rapidement quelques gâteaux et plusieurs verres de madère. --Bah! qui est-ce qui n'a été, n'est ou ne sera ministre! Tu le deviendras comme les autres, à ton tour. --Et toi? qu'est-ce que tu seras? Chazolles secoua la tête. --Moi, j'élèverai mes chevaux, mes vaches et mes cochons! Voilà mon avenir. --Pourquoi ne te fais-tu pas député? --Jamais de la vie! Une pareille corvée! Tu te moques, mon bon. --Tu le serais si tu voulais!... --Certainement, affirma la buvetière. M. Chazolles n'a que des amis. Il n'aurait qu'à se présenter; mais on ne peut pas le nommer malgré lui. --Me fourrer dans cette galère! Ah! Dieu, non! par exemple. As-tu fini de t'empiffrer, Excellence! --Tout à l'heure. --Allons-nous en. Bonjour, belle dame. --Bon voyage, messieurs. La buvetière reconduisit courtoisement les deux amis jusqu'à la porte après avoir pris le billet du Parisien, selon la consigne. Dans la cour de la gare, un cheval superbe piaffait entre les brancards d'un léger phaéton. Un domestique en livrée bleu-marine descendit du siège et prit la valise du voyageur qui lui donna la main en disant: --Ça va bien, Jacques? --Oui, monsieur Duvernet. --Et le fleuret? --Toujours solide. --Nous nous entretenons la main, dit Chazolles. Une heure tous les matins, quelquefois deux, quand il pleut. --Mais monsieur est plus fort que moi, confessa Jacques, et ça me vexe. --Dame! il a un poignet, cet animal-là, observa le député. C'est de l'acier. --Filons, ordonna Chazolles qui rassemblait les rênes, pendant que le domestique sautait à l'arrière avec le sac de l'invité. Le cheval, un excellent trotteur de demi-sang, noir comme du jais, fila en effet bon train dans la rue étroite qui mène à la place du marché, passa devant une église dont la tour, fort remarquable, en pierre grise, a été bâtie au quinzième siècle par les Anglais qui occupaient alors le pays; puis il se mit au pas et gravit à cette allure une montée assez raide, entre deux rangs de maisons à panneaux de silex encadrés dans la brique, comme la plupart des constructions de la contrée. Chazolles portait à chaque instant la main à son chapeau et saluait d'un signe de tête les gens qui se tenaient sur leurs portes ou passaient à côté du phaéton. --Tu es aussi connu que le loup blanc, lui dit Duvernet. Tu reçois des coups de chapeau comme un financier qui a une demi-douzaine de demoiselles à marier. --Ce n'est pas étonnant. Je suis du pays. C'est à peine si je le quitte de temps en temps pour quinze jours. Mon père s'absentait encore moins que moi. Et je me plais là. J'y ai toujours vécu. Les maisons, les gens, les prés, les bois, que je rencontre sur ma route sont de vieux amis. C'est à Laigle et à Mortagne que nous prenons nos provisions. Nous sommes à moitié chemin de ces deux villes. --De ces deux villages, fit Duvernet avec sa mine narquoise. --Que te voilà bien, beau Parisien! Hors Paris, point de salut! Il n'y a que Paris de grand, de désirable, de superbe. Sais-tu ce qu'il me fait, ton Paris? --Ma foi, non. --Il m'assomme, il m'agace, il m'horripile. --Patience. Il aura sa revanche. --Jamais. --Il ne faut pas dire: Fontaine! Chazolles haussa les épaules et se tut. Le phaéton avait gravi la côte et roulait maintenant entre les dernières maisons de la ville, sur la route de Mortagne, au milieu de champs couverts de moissons qui se doraient au soleil. --Cristi! qu'il fait chaud! murmura le député. Son ami le regardant avec compassion, prit un parasol de soie écrue doublé de satinette bleue. --Tiens, dit-il, en l'ouvrant et en le tendant à Duvernet, protège ta peau délicate sous cette ombrelle propice, amour d'homme. --Et toi? --Oh! moi, je n'ai rien à perdre. Et d'un geste, il lui montra son teint bronzé comme celui d'un chasseur d'Afrique qui aurait fait campagne dans la Kabylie, sous les ardeurs d'un ciel de plomb enflammé. --Et ton beau-père? demanda Duvernet. --Le vieux Châtenay se porte à merveille, grâce à l'air des champs et à sa distraction favorite. --Il collectionne toujours? --Avec un zèle!... --Et il poursuit son grand ouvrage sur les antiquités normandes? --Avec acharnement. Il est en ce moment plongé dans un ravissement sans bornes. --Pourquoi?... --Il a fait une découverte des plus heureuses. --Bah! conte-la moi. Chazolles posa un doigt sur ses lèvres: --Sous le sceau du secret, dit-il. --Science et mystère, fit l'autre avec un geste de conspirateur. --Tu sais, reprit Chazolles, que Grand-Val, le château de mon beau-père, est situé de l'autre côté de la forêt du Perche. Tiens, nous y entrons, dans le Perche. Regarde. Voilà la limite. En effet, le phaéton avait passé les Aspres, un bourg dont le nom ne désigne pas précisément un Eden. Des deux côtés de la route, un vaste fossé s'ouvrait au milieu des labours; sur son talus, visible encore, des végétations variées, genêts aux fleurs jaunes, ajoncs épineux, touffes de charme ou de bouleau s'étaient emparées de ce coin de terre accidenté comme d'un domaine vague destiné à devenir la proie du premier occupant. C'étaient les restes des limites royales qui séparaient jadis les deux provinces du Perche et de la Normandie. Chazolles continua: --Nous n'avons donc, pour aller du Val-Dieu chez lui, que la futaie et les taillis à traverser,--un paysage ravissant--deux lieues et demie d'un parc qui semble avoir été mis là exprès pour nous, coupé de sentiers et d'avenues. Une vraie promenade de philosophes ou d'amoureux. Or, en le parcourant, M. Châtenay a remarqué à un certain endroit qu'on nomme Rudelande, dans un coin de broussailles qui appartiennent à un paysan, des mouvements de terrain qui ne lui ont pas paru être l'œuvre de la nature. Il s'est mis en tête, avec l'obstination d'un savant, qu'il a dû y avoir là quelque vieille cité gauloise ou romaine, très curieuse, ensevelie sous la forêt; avec cette même obstination et quelques écus donnés à de pauvres diables, il a commencé discrètement des fouilles qu'il entoure du plus profond mystère et que tout le monde connaît. Et, à coups de pioche, il a mis au jour des fondations, des restes de vieux murs, cimentés solidement, et qu'il suppose être ceux d'une manière d'oppidum fortifié ou de poste romain. Il n'est pas encore fixé, mais il se fixera. --Hum! fit le député, je me méfie des antiquaires et de leurs trouvailles! --Enfin il jubile, mon bon. --C'est le principal. Laissons-lui ses illusions! --En attendant, sevré qu'il est des précieuses collections de son hôtel de Paris où il met à peine les pieds, il a commencé à la campagne un musée d'objets vermoulus et vénérables, glanés çà et là, d'Alençon à Caen, et de Coutances à Lisieux. C'est son bonheur! --Innocente distraction! Le phaéton brûlait maintenant d'une vitesse plus grande, une route transversale assez étroite, qui s'embranchait dans celle qu'il venait de quitter et coupait à travers la forêt dont les massifs s'étendaient à l'infini, tantôt avec des aspects de bois de pins plantés dans les sables et la terre de bruyère, vers les hauteurs; tantôt de futaies de hêtres ou de chênaies séculaires. Bientôt une éclaircie s'ouvrit à quelque distance devant les voyageurs. Le cheval hennit de plaisir et descendit de son trot égal et souple une rampe rapide. Au sortir des bois, dans une vallée profonde, une longue suite d'étangs miroitait au soleil et, dans le lointain, sur le terrain qui se relevait au delà de prairies étendues au bord des eaux, on distinguait au-dessus des bosquets verts les clochetons aigus d'un manoir aux toits bleus et violacés qui se découpaient avec leurs girouettes étincelantes sur l'azur d'un ciel magnifique. Chazolles tira sa montre. --Cinquante minutes, ça y est, dit-il. Salue, mon ami, nous sommes au Val-Dieu! II Le Val-Dieu! Ce nom éveille des idées d'un autre âge. En l'entendant, on voit surgir du sol des murailles sombres percées de fenêtres à trèfle, taillées en ogive; des cloîtres à colonnettes, autour d'un préau et des chapelles où, dans la demi-obscurité sacrée,--le jour du dehors ne filtrant sous les voûtes qu'à travers les vitraux peints des rosaces gothiques,--on entend des chants monotones psalmodiés par des voix caverneuses. On assiste à des défilés de fantômes, vêtus de longues robes blanches avec des scapulaires noirs et des ceintures de cuir d'où tombent des rosaires à croix de cuivre et à grains énormes. Et à cinq cents mètres Duvernet n'apercevait que le spectacle riant d'une campagne plantureuse, des toits élégamment coupés, des bâtiments de ferme immenses, enfouis sous les plantes grimpantes et perdus dans la verdure des avenues et les boulingrins d'un parc taillé largement à l'anglaise. De loin, rien ne justifiait le nom que porte cette résidence champêtre. Mais à mesure que le phaéton approchait, lorsqu'il eut franchi les étangs sur une route supportée par la chaussée du plus voisin, dominant une nappe immense où s'ébattaient les poissons qui ridaient de cercles la surface des eaux; lorsqu'il se fut engagé sous une voûte de tilleuls centenaires et qu'il s'arrêta au seuil de la maison, le caractère de l'architecture du logis se dessina nettement. C'était bien là un ancien couvent transformé en château par d'intelligents propriétaires. Le Val-Dieu était, en effet, un monastère au siècle dernier. Il appartenait à l'ordre des Cisterciens. Vendu à la Révolution, il fut racheté en 1834, après avoir passé en diverses mains, par un ancien conseiller à la Cour de cassation, M. Frédéric Chazolles, qui, possesseur d'une grande fortune, prit en affection ce séjour délicieux et consacra ses dernières années à son embellissement. C'est là que Maurice Chazolles, son fils unique, était né, il y avait une quarantaine d'années. Après les plus brillantes études à Louis-le-Grand, en compagnie de Valéry Duvernet, son intime, lié avec lui par une amitié d'enfance, comme le vieux Chazolles et le père Duvernet, un armateur du Havre, l'étaient avant eux, Maurice était venu se retirer auprès de son père, veuf alors, atteint de la maladie des opulents, qui l'avait enlevé, après une lutte désespérée dans laquelle la science avait été impuissante, et sept à huit années de souffrances courageusement supportées. Lorsqu'il avait perdu son père, Maurice avait vingt-quatre ans. Il venait d'épouser, quelques mois auparavant, une adorable femme, mademoiselle Hélène Châtenay, l'aînée des deux filles d'un voisin de campagne qui habitait l'été une fort belle terre située à trois lieues du Val-Dieu, de l'autre côté de la forêt du Perche. Mademoiselle Hélène Châtenay avait alors dix-neuf ans. C'était une fille d'une grande beauté. Impossible pour une brune d'être plus séduisante. Des yeux veloutés où se reflétait la pureté d'une âme franche et loyale; des cheveux noirs à pleines mains; une bouche mignonne dont deux rangées de perles sans défaut ornaient le sourire; un nez fin, un cou et des épaules d'un dessin énergique, une santé à défier les années et les fatigues, c'était plus qu'il n'en fallait pour passionner Maurice. Les deux époux formaient le couple le mieux assorti qu'il fût possible de rencontrer. Chazolles était grand, juste autant qu'il le fallait pour que sa femme d'une taille moyenne, fût obligée de se hausser sur ses petits pieds pour mettre ses lèvres au niveau de celles de son mari. Il était d'une force à soutenir tous les assauts. Cette vigueur se développait à l'aide des exercices auxquels il se livrait chaque jour. Dès le matin, il visitait sa ferme principale, une exploitation modèle dont il était fier à juste titre. C'était son premier soin. Ensuite il allait à la chasse derrière sa petite meute de bassets à pattes droites, dans la forêt qu'il affermait de l'État, ou dans la campagne où il était chez lui, sur les champs de ses voisins qui l'adoraient, comme sur ses propres terres ou dans ses bois, fort étendus et joignant la forêt. Après déjeuner, il faisait des armes avec son cocher, Jacques, ancien prévôt au premier de dragons, excellente nature, un de ces bons et rares types de serviteurs dont la race se perd. Jacques se serait fait couper en quatre pour son maître. Souvent il montait à cheval seul ou en compagnie de sa femme. Dans la saison, il suivait avec passion les grandes chasses, au cerf ou au sanglier, des équipages du pays, qui jouissent d'une réputation méritée. En plein air, ses traits s'étaient colorés de cette nuance bistrée des officiers d'Algérie. Les étrangers étaient tentés de le prendre, avec sa moustache longue et brune, et ses cheveux crépus, taillés courts, pour un capitaine de cuirassiers. Lorsque le cheval s'arrêta net au perron du château, Jacques sauta à terre et se tint droit à la tête du vaillant animal qui secouait son mors blanc d'écume. Deux charmantes fillettes d'une dizaine d'années, l'une brune et l'autre blonde, en robes de toile claire, guettaient l'arrivée du phaéton dans l'allée de tilleuls. Elles accoururent au moment où Chazolles descendait. Il les enleva en même temps chacune d'un bras et les tendit à son ami qui les couvrit de baisers: --Bonjour, Thérèse, dit le Parisien à la brune qui semblait un peu plus âgée et plus forte que la blonde, assez frêle et d'une exquise délicatesse de traits; et à la dernière: Bonjour, Marthe! Et, s'adressant à Chazolles: --Comme ça pousse en six mois, car il y a six mois que je ne suis venu. Heureux père! Heureux père, en effet! A une fenêtre du premier étage, la tête souriante de madame Chazolles contemplait ce tableau du plus calme et du plus délicieux des bonheurs: celui de la famille. Ses yeux pleins de tendresse, se reposaient avec quiétude sur son mari et ses enfants. --Ça ne te donne pas envie de te marier? demanda le campagnard à son ami. --Si. Chaque fois que je viens au Val-Dieu, j'ai des tentations... --Mais là-bas le vent tourne? --Comme tu dis. Hélène était descendue et le député l'embrassait comme une sœur, pendant qu'un petit valet en casaque de panne rouge emportait les bagages, fort légers, dans la chambre ordinaire de l'ami: la chambre bleue. A la campagne, le plus souvent, chaque chambre a son nom et parfois son histoire. Dans un campanile situé au-dessus d'un pavillon à l'extrémité d'une aile, une cloche sonnait à toute volée. --Voilà un bruit qui fait toujours plaisir, dit Chazolles. Allons déjeuner. Le château du Val-Dieu est une des plus attrayantes résidences qu'on puisse rêver. De l'abbatiale construite au seizième siècle par les moines, fort riches alors, l'ancien conseiller à la Cour de cassation avait fait un logis dans le goût de la Renaissance, en y ajoutant quelques tourelles et pavillons fouillés comme de la dentelle et bâtis avec des matériaux provenant de la démolition des cloîtres ou des chapelles tombés en ruines. Le site choisi par les disciples de saint Benoît est des plus pittoresques. Ces ingénieux frocards savaient à merveille planter leurs tentes. L'eau, les bois, les champs, les pâturages sont là réunis et groupés pour le plaisir des yeux. De la salle à manger, dont l'unique mais immense fenêtre était ouverte, on apercevait--sans quitter la table où des sauces exquises fumaient dans un service unique en vieille faïence de Rouen--les pelouses du parc semées d'arbres rares, catalpas, tulipiers ou magnolias à grandes feuilles et qui allaient, en s'abaissant peu à peu, jusqu'aux eaux miroitantes d'un étang de trente arpents traversé par un ruisseau qui l'alimente et se perd au-dessous à travers les prairies. Plus loin, les champs de blé ou de trèfle se mêlent aux herbages pleins de bêtes à cornes dont les clochettes tintent au moindre mouvement, ou de poulinières suivies de leur progéniture, et le clocher de la paroisse se dresse, environné du presbytère et de quelques maisonnettes rustiques, dominé à l'horizon, au dernier plan, par les massifs de la forêt qui s'étagent en frondaisons houleuses comme les flots d'une mer agitée. C'était la paix dans la solitude, la poésie du désert jointes au confortable de la civilisation la plus raffinée au fond d'une thébaïde. Des boiseries de chêne, d'un prix inestimable, lambrissent le réfectoire de cet Escurial bourgeois. Elles furent l'œuvre des hôtes du monastère quatre siècles avant nous; les révolutions et le temps les ont épargnées. Le plafond est revêtu de lambris pareils, avec un pendentif du style flamboyant, soutenant au milieu de la salle un lustre d'un artiste en métaux que les orfèvres de Charles IX ou de Henri III n'auraient pas désavoué. --N'est-ce pas qu'on est bien ici? dit Chazolles à son ami. --Je te crois. Verse-moi un peu de ce médoc. Il n'y a que les provinciaux comme toi pour avoir des caves. --C'est qu'ils sont patients. --Pourquoi ne vous voit-on pas plus souvent, cher monsieur? dit Hélène. Vous nous négligez. --Je vais tout vous expliquer en peu de mots. Je suis ambitieux, à l'excès. --Tu l'es donc devenu? --Je l'ai toujours été. D'ailleurs, c'est comme un typhus. Ça se gagne. --Et qu'est-ce que tu ambitionnes, mon ami? Ton père, avec ses flottes du Havre, t'a laissé une jolie fortune. Tu as cinquante mille écus de bonnes rentes. Tu es sage comme une image. Tu calcules comme feu Barrême. Te voilà député depuis quatre ans et tu es sûr d'être réélu. Pour moi, je n'y tiendrais pas, mais il y a des gens qui attachent du prix à ces bagatelles. Que te manque-t-il donc? --Le couronnement de l'édifice. --Comprends pas! --Naïf! Je veux être... --Président?... --Non. --Non! tu as tort. C'est à la portée de tout le monde. Je parie qu'il y a une trentaine de prétendants qui se croient sûrs d'arriver bons premiers à un moment donné. --Je suis moins exigeant. Je me contenterai d'un portefeuille. Je veux être ministre. C'est là mon but, ma toquade, si tu aimes mieux. --Pourquoi faire? --Pour jouir de ce plaisir divin: voir les hommes à mes pieds, les sentir humiliés et prêts à toutes les bassesses pour obtenir une faveur quelconque. C'est une satisfaction d'un genre spécial que je tiens à me procurer pour compléter mes études. Je mettrai ensuite sur ma carte: «ancien ministre», et il me restera après ma première récolte de jouissances, lorsque je serai tombé à mon tour, car on finit toujours par là, et d'ordinaire ce n'est pas long, cette seconde volupté: la joie des souvenirs, qui me sera ce qu'est la vaine pâture de tes champs après l'enlèvement des gerbes, ou le regain de tes prairies après la coupe des foins. Voilà. --Peuh! fit Chazolles, tout cela est bien creux, mon pauvre Valéry. Veux-tu que je te donne un conseil? --Soit. Mais écoute-moi d'abord. --Va, dit le châtelain du Val-Dieu. --Tu as quarante ans. --Sonnés. Nous sommes du même mois et de la même année. --Tu arrives comme moi à la période des ambitions. Fais-toi député. --Jamais. --La campagne a son charme, et j'en conviens, au Val-Dieu surtout, un charme indicible, mais elle ne te suffira pas toujours. --Erreur. J'ai là--et Chazolles mit sa main nerveuse sur celle de sa femme en admiration devant lui, tout ce qu'il faut pour m'y plaire et n'y rien regretter de l'univers entier. --D'accord, dit galamment Duvernet; mais la députation te constituerait un avantage de plus sans nuire aux autres. Cela occupe, distrait, intéresse. --Jamais. --Bien. Tu es le maître. Ton conseil? --Je te renvoie ta phrase. Tu as quarante ans. --Sonnés, dit Duvernet. --Comme les miens. Tu es seul. Jusque-là tu as vagabondé dans le monde. Tu n'y es vraiment pas établi. Il est temps de te ranger. Tu touches à l'âge de la lassitude. Plus tard, ce sera pis. Profite de l'exemple que je te donne depuis si longtemps. Marie-toi. --Avec qui? --Avec la première bonne et jolie créature qui consentira à s'unir à tes restes, très présentables encore, à soigner tes rhumatismes... --Je n'en ai pas. --Ils viendront... à se plier aux exigences d'un caractère refroidi, solidifié, durci; à flatter tes manies rugueuses de vieux garçon, à devenir ta garde-malade! --Montre m'en une qui ait tant de vertus! Le galop de chasse d'un cheval se fit entendre sur le sol élastique des allées empierrées de grès sous la couche de sable qui les recouvrait et, au même moment, la tête intelligente d'un arabe pur sang, d'un blanc de porcelaine, teinté de rose, se montra dans l'encadrement de la fenêtre. Une jeune fille svelte, rieuse, blonde comme Cérès, la déesse de Chazolles, le montait en écuyère consommée. Elle n'avait pas plus de dix-huit ans. Ses traits, un peu chiffonnés, étaient empreints d'une gaieté qui ne devait pas être facile à éteindre. --Bon appétit, vous autres, dit-elle. --Tiens, Denise! s'écria Maurice. Duvernet, à cette exclamation, se retourna. Madame Chazolles, en le regardant, avait sur les lèvres un sourire énigmatique. III Denise Châtenay avait alors quinze ans de moins que sa sœur, avec laquelle elle forme un contraste frappant. Hélène était rondelette, largement épanouie, très brune. Denise mince, élancée, très blonde. Hélène était sérieuse, tendre, contemplative. Denise pleine d'entrain, d'une gaieté exubérante, aimant le plaisir, les fêtes, les chasses derrière les meutes hurlant à pleine voix, les cavalcades. Hélène était simplement mise, tout en ayant un soin extrême--nous dirions excessif--de sa personne, s'il pouvait y avoir excès dans l'entretien de cet objet de luxe qui se nomme la femme. Denise était mondaine dans sa toilette; elle ne dédaignait pas d'affecter un certain amour des belles choses, et sa nature l'emportait, comme les ailes d'un oiseau, vers ce centre de plaisirs et de somptuosités qui s'appelle Paris. Elle l'aimait de toute l'ardeur de sa jeunesse, de toute la vivacité d'un sang généreux, de son énergie de fer cachée sous les formes délicates et grêles en apparence d'une blonde que dans son adolescence les princes de la science taxaient d'anémie--cette maladie à la mode--et qu'ils avaient exilée à la campagne. C'était même à cause de la santé de sa fille, que M. Châtenay, qui l'adorait, s'était confiné dans son domaine de Grandval, au sein d'un pays perdu, au milieu de landes, de bruyères et de taillis où on voit passer plus de hardes de biches et de cerfs que de diligences antédiluviennes ou de caravanes de voyageurs. L'ancien maître d'armes était accouru et emmenait aux écuries le cheval de la jeune fille quand elle entra dans la salle à manger du manoir. Madame Chazolles la montra d'un geste à son voisin Duvernet. --Quelle métamorphose! dit-elle. --En effet. Une fraîcheur! un éclat! murmura le député qui s'était levé. Mais Denise le contraignit à se rasseoir. --Si on bouge, je décampe, dit-elle. Je ne veux gêner personne. Elle était fort bien prise dans son amazone, qui la dessinait nettement avec des lignes de statue grecque. La rapidité de sa course lui avait donné une animation, un coloris de pêche mûre qui l'embellissait. Elle secoua avec énergie la main de son beau-frère, appliqua deux baisers retentissants aux joues de ses petites nièces, Thérèse et Marthe, passa ses bras autour du cou de sa grande sœur qui se renversait en arrière et lui colla ses lèvres longuement sur le front. --Deux roses qui se becquètent, dit Chazolles en riant, une blanche et une pourpre. Et regardant son ami: --Décidément, ça ne te donne pas envie de te marier? --N'insiste pas, dit gaiement le député. --Tu lui ferais commettre une sottise, affirma l'espiègle avec une moue de dédain. Et les hommes d'État n'en commettent pas facilement. Ils sont forts les hommes d'État! Humph! --Voilà la guerre qui commence, dit Hélène. M. Duvernet et Denise ne peuvent se souffrir! --Et ils s'adorent, ajouta Chazolles. --C'est mademoiselle qui a tiré la première, dit le député. Je constate un fait. Voyons, pourquoi m'en voulez-vous? Serait-ce parce que vous supposez que je hais le mariage? --Peuh! répliqua la jeune fille qui s'était assise auprès de son beau-frère, qu'est-ce que votre aversion pour le mariage peut bien me faire? Est-ce que je l'aime tant que cela, le mariage? J'ai dix-huit ans, oui, monsieur, dix-huit ans accomplis, et pas d'hier encore, depuis le premier mai, s'il vous plaît. Or, on m'a demandée plusieurs fois, oui, monsieur, plusieurs fois et pas les premiers venus. Et j'ai toujours refusé net. Il y avait pourtant un marquis authentique, fort bien, ma foi, le marquis de Beauchêne, un joli nom, n'est-ce pas? Un voisin de papa, lequel voisin est toujours à Paris, et du Jockey, à ce qu'il affirme. Il est très soigné de sa personne, vétilleux même, et il a un très bon tailleur, Alfred ou Édouard, je ne sais pas. Et ce qu'il sent bon, cet être-là! C'est comme un flacon de Lubin ou de Rimmel. A vrai dire, je le crois décavé, à fond, et c'était plutôt ma dot qui lui tirait l'œil, mais enfin j'aurais été marquise, oui, monsieur, marquise, et c'est flatteur. --En effet, mademoiselle. --Il y a aussi ces messieurs de Pontpercé, un drôle de nom, mais ils ne l'ont pas fait, n'est-ce pas?--noblesse antique, des hobereaux sans le sou, mais très intéressants! Ils m'ont demandée tous les deux, successivement bien entendu. J'ai refusé. Une demi-douzaine d'autres encore parmi lesquels un préfet... --Oh! fit dédaigneusement Duvernet. --Très sérieux le préfet, et bel homme! Et un général donc! J'aurais commandé la force armée d'un département voisin. Il était un peu mûr, mais très bien conservé pour un guerrier. J'ai refusé, toujours. Ce n'est donc pas parce que vous détestez le mariage que je ne vous aime pas, quoique vous ayez tort, c'est parce qu'il y a antipathie entre nous, voilà. --Mais enfin, d'où vient-elle, cette antipathie, mademoiselle? --Je ne sais pas au juste. Ça se sent, ça ne s'explique pas ces choses-là. --Mais encore? --D'abord vous êtes moqueur. --Oh! --Vous êtes ironique, il n'y a pas à le nier; vous êtes très ironique. C'est peut-être parce que vous ne croyez à rien. --Oh! mademoiselle! vous me calomniez. Il y a beaucoup de choses auxquelles je crois. --Citez-les. --D'abord je crois à mes électeurs. --Vous voyez bien! L'ironie! Toujours! --Ensuite, quand je viens au Val-Dieu, je crois au bonheur! --A quel bonheur? Il y en a de tant de sortes. --A celui que j'ai sous les yeux, à ce bonheur calme des champs, au bonheur de la famille dont Chazolles me donne le consolant spectacle. --Mais dont vous ne voulez pas! --C'est-à-dire dont je suis indigne. --Et après? --Je crois à la beauté dont vous êtes l'incarnation! --Oh! des madrigaux! L'ironie! Plus que jamais! C'est dans le sang. On ne s'en guérit pas! --A la poésie des bois chantés par les bardes du dix-neuvième siècle, par Lamartine entre autres, et à mille choses encore... --Dont nous parlerons plus tard. Enfin vous voilà. C'est toujours bien gentil d'être venu. Nous allons donc nous amuser; on imaginera des parties pour vous délasser de vos travaux--comment dit-on?--parlementaires, de vos luttes oratoires. Mes compliments, cher monsieur! Les trompettes de la renommée apportent vos louanges jusqu'au fond de nos retraites! Mon père me communique chaque matin un récit succinct de vos exploits. Vous faites du chemin et un de ces jours nous allons apprendre que M. Valéry Duvernet, qui daigne nous honorer de son amitié... --Dites de toute son affection, mademoiselle, car mon ami Chazolles et vous tous, vous êtes ce que j'aime le mieux au monde. --Ah! c'est bien cela, dit la jeune fille, dont la peau se colora d'un nuage rose. Salue, Maurice, salue, Hélène, et vous, les petites, levez-vous, et allez embrasser tout de suite notre hôte! Je disais donc que nous allons apprendre au premier moment que vous êtes promu à des dignités extraordinaires, que vous êtes bombardé sous-secrétaire d'État, ou mieux, qui sait? président du conseil peut-être. Le ministère Duvernet! Ce jour-là, monsieur, il y aura fête au Val-Dieu et à Grandval. On boira à la santé de Votre Excellence, à la bonne franquette. Elle leva son verre à la hauteur de son nez. --Au fait, ajouta-t-elle, rien ne nous empêche de commencer séance tenante. Maurice, buvons au maroquin de M. Valéry et sortons. Un hourrah de joie accueillit cette proposition. Les verres se choquèrent, les bras s'allongeaient sur la table pour se rencontrer; les deux petites firent le tour leurs coupes à la main. Duvernet eut un éclair d'inspiration. N'était-ce pas là le bonheur en effet? Et il était à portée de ses lèvres, comme le vin couleur de topaze qui tremblait dans son verre. Il avait trop d'expérience pour ne pas deviner que la guerre malicieuse et taquine que lui déclarait l'adorable blonde cachait un entraînement secret, que leurs interminables disputes n'étaient que le prélude d'une entente qu'elle désirait peut-être; que d'ailleurs tout s'accordait pour cette union, si Denise en manifestait la volonté. Leurs fortunes étaient à peu près égales et le fossé que la différence d'âge pouvait creuser entre eux était comblé par ce prestige de l'homme arrivé à une certaine renommée et en passe d'aspirer aux dignités les plus considérables de son pays. Mais Paris le tenait; il avait contracté dans sa vie de garçon des pratiques de liberté avec lesquelles il lui en coûtait de rompre. Paris l'attirait par une aspiration incessante et irrésistible. Il aimait ses lumières, son éclat, son bruit, et jusqu'à ses odeurs fétides auxquelles il était habitué. Il en aimait les distractions et presque les vices, comme un amant aveuglé par sa passion aime jusqu'aux défauts d'une maîtresse adorée. Et Denise avait touché du doigt une des plaies de son âme lorsqu'elle avait dit qu'il ne croyait à rien. A cette époque de doute universel où mille exemples, d'en haut et d'en bas, font nier par des esprits inquiets et remplis de trouble le devoir, le droit et la vertu, il en était arrivé à redouter les protestations muettes de cet amour pur qu'il soupçonnait, comme une fleur qu'on ne voit pas encore, mais dont on respire déjà le parfum; il en éprouvait une sorte d'effroi comme d'un marché dans lequel on risque d'être trompé par un adversaire de mauvaise foi. Il refoula donc l'envie délicieuse qui lui montait au cœur à l'aspect de cette félicité suave et l'attendrissement involontaire qu'elle lui causait, et comme on levait le siège, il offrit son bras à madame Chazolles. Denise s'était suspendue à celui de son beau-frère. --Je me marierai, lui dit-elle à l'oreille, quand on me donnera un mari qui te ressemble. Hélène l'entendit et jeta à celui qu'elle aimait de toutes les forces de son âme, et qui avait été son unique passion, un regard chargé de caresses et presque de reconnaissance. C'était son remerciement pour quinze ans de bonheur sans nuage. --Viens nous montrer tes bêtes, Maurice, reprit la jeune fille. Et commandant avec un geste impérieux le départ, elle fit signe aux deux petites, qui mettaient sur leurs têtes de grands chapeaux de paille grossière, d'ouvrir la marche. --En avant, les poupées! Le cortège traversa les allées du parc, sous les arceaux de verdure des charmilles, où les disciples de saint Bernard ont jadis promené leurs méditations. Le ciel était d'une sérénité merveilleuse. Des myriades d'hirondelles volaient dans l'air à ces hauteurs prodigieuses qui indiquent une série de beaux jours. Elles avaient suspendu leurs nids en guirlandes aux fenêtres romanes des communs, sous les feuillages des glycines et des lierres d'où on se serait fait un crime de déloger ces hôtes accoutumés qui reviennent à chaque printemps établir leurs familles au même lieu, comme si le Val-Dieu était pour eux une maison de campagne hospitalière et sûre. Dans les gazons, les corbeilles de verveines, de géraniums ou d'héliotropes étalaient leurs couleurs joyeuses. Les arbres résineux mêlaient leurs feuillages sombres aux verdures plus tendres des platanes, ou des bouleaux au tronc argenté. C'était un véritable paradis terrestre où on ne pouvait éprouver une minute d'ennui, à la condition d'avoir auprès de soi une Ève complaisante qui sût animer ce paysage vraiment grandiose. Hélène soupira. --Et dire que cette vie ne vous sourit pas! fit-elle tout à coup en s'arrêtant pour cueillir une branche d'églantier chargée de petites roses sauvages. Voilà ce que je ne peux comprendre! --Vous êtes donc vraiment bien heureuse? lui demanda Duvernet. --Trop. --Pourquoi donc? L'est-on jamais trop? --Oui, j'ai peur. Il me semble parfois que nous prenons, Maurice et moi, un peu de la part des autres et que nous aurons notre lot de chagrins! Pensez donc! Quinze ans sans une peine, sans une ombre. Deux filles ravissantes! un père bon comme du pain, qui n'aime que ses enfants! Denise qui devient belle comme le jour! Maurice de plus en plus... indulgent pour moi, pour nous tous, aimé de tout le pays! Nous n'avons que des amis! Nous sommes riches, trop riches; nous habitons une terre qui s'embellit chaque jour, un lieu béni où tout se rencontre, tout ce qui peut plaire! --Eh bien! dit le député, vous êtes la première femme à qui j'entende vanter sa félicité et surtout son mari! Et, en effet, je crois fermement que vous êtes la seule femme heureuse que j'aie rencontrée. Hélène ne répondit pas, mais elle avait dit vrai. Elle était épouvantée de la continuité de son bonheur qui coulait comme l'eau d'une source vive dans un lit de sable fin où rien ne l'interrompt, ni rochers, ni cailloux, ni racines envahissantes. IV Derrière un rideau de peupliers, au bord d'un ruisseau, ou plutôt d'un mince filet d'eau qui s'échappe d'une source à mi-côte pour aller se jeter, après avoir serpenté à travers le parc, dans les étangs, au fond de la vallée, les bâtiments de la ferme élèvent leurs murailles de grison étayées par de rustiques contreforts de granit. Cette ferme est une vraie merveille et l'orgueil de Chazolles. Elle forme une enceinte d'étables, de bergeries, de granges et autres constructions rurales plus anciennes que l'abbatiale et dans laquelle on accède par un porche ogival dont la clef de voûte, produit de l'imagination en délire d'un artiste du treizième siècle, est un mascaron grotesque qui tire la langue effroyablement aux passants. --Venez, monsieur le sceptique, dit Denise qui s'était arrêtée, à son ennemi Duvernet, et admirez. Si vous ne comprenez pas les beautés de cette exploitation--c'est le mot,--vous êtes indigne de vivre aux champs et vous n'avez qu'à retourner dare dare à votre vilain Paris. Et, se suspendant à son bras, elle lui glissa ces mots à l'oreille, d'un ton plaintif: --C'est joli la campagne, mais on s'y ennuie bien quelquefois, allez. --Je m'en doutais. --Moi, pas les autres. --Que faire? --Tâchez donc que Maurice et Hélène aillent un peu à Paris pour m'emmener. --Eh! précisément, s'il était député, fit Duvernet. --Oh! quelle idée; mais oui. Est-ce que cela se peut? --Sans doute. --Alors, chut! Vous êtes un sauveur! Suivez la troupe et ne ménagez pas votre admiration. La cour, immense, était tenue avec une propreté de parterre. Au milieu verdoyait un gazon ayant à son centre une fontaine jaillissante. L'aspect général rappelle les fermes d'opéra-comique. La mare aux fumiers est honteusement reléguée dans un enclos spécial où ils se dérobent à la vue et à l'odorat des visiteurs. Le châtelain du Val-Dieu est fier de son œuvre et montrait ses élèves avec une vanité de créateur et d'artiste. Il en avait le droit. Dans les écuries, une douzaine d'étalons percherons se prélassaient, bien campés sur leurs jambes solides comme des piliers de halles, avec leurs larges croupes et leurs naseaux d'où sortaient des hennissements pareils à des sonneries de trompette. Plus loin c'étaient les vacheries, où il y avait place pour soixante laitières; mais les étables étaient vides pour l'instant. Les bonnes bêtes pâturaient dans les trèfles et les regains de luzernes ou de sainfoins. Duvernet en déplorait l'absence. Mais Denise le rassura. --Soyez tranquille, dit-elle. Maurice ne vous fera pas grâce d'un veau et vous traînera à sa suite jusqu'à ce que vous ayez tout vu. C'est un bouvier idyllique! Ailleurs, les moutons se reposaient à l'ombre autour des crèches, où pendaient à travers les barreaux polis des fourrages verts auxquels ils ne touchaient pas, saouls qu'ils étaient de leurs festins du dehors. Il y avait là des mérinos à laine fine, à la toison blanche, des southdowns ou des dishley au museau roux; des béliers primés aux comices agricoles et des brebis d'une beauté remarquable... pour les connaisseurs. Duvernet s'extasiait. --C'est idéal, disait-il. Mais Denise le rembarrait: --Taisez-vous, cher monsieur. Vous êtes un profane. Pas deux liards de sincérité. Mais c'est surtout devant les porcheries que son enthousiasme ne connut plus de bornes. Il aperçut des animaux qui n'avaient que des groins aussi courts que possible, avec de petites jambes grosses comme rien du tout, supportant un corps énorme, rond comme un immense boudin et où l'on sentait que rien ne devait être perdu. C'était un perfectionnement des races anglaises absolument prodigieux. Des saucisses ambulantes. Ces cochons affectaient des airs de sybarites et leurs yeux, enfouis dans la graisse, fort expressifs, annonçaient le contentement béat d'une vie de paresse et de bien-être ininterrompus. Les petits avaient des mines spirituelles. --Je crois, mon cher ami, dit Chazolles avec quelque fatuité, que c'est là le dernier mot de l'art. --Du lard, rectifia Duvernet. Denise lui lança un regard foudroyant. --Vous voyez bien, dit-elle; vous ne serez jamais un campagnard sérieux. Les murs étaient couverts de médailles obtenues dans les concours régionaux où Chazolles jouissait de l'estime de ses confrères, les cultivateurs, d'abord parce qu'il était des leurs, ensuite, parce qu'il ne leur refusait jamais aucun service, leur donnant ses élèves, prêtant ses étalons, ou trinquant au cabaret quand il allait aux marchés et foires de l'arrondissement. --Et tu ne profites pas de tes avantages, dit Duvernet. --Pourquoi faire? --Pour parvenir aux grandeurs. --Je les méprise. --Tu irais aux astres comme un autre. --Tu m'ennuies; je ne suis pas au courant du métier. --Ah! mon cher, que dis-tu? mais c'est le seul auquel on soit propre sans l'avoir étudié. Si tu crois, pour gouverner le monde, qu'il faut avoir inventé le picrate, tu te trompes. Le premier venu ne peut pas être horloger, tailleur ou savetier. Tout s'apprend. Pour guérir ou tuer les gens, il faut prendre ses grades. Pour plaider, il est nécessaire d'avoir payé un certain nombre d'inscriptions et subi quelques examens; pour passer maître laboureur, il convient de tenir d'abord deux ou trois ans les mancherons de la charrue. Ton berger n'est pas devenu d'emblée le pasteur de ton troupeau, et la vachère qui fait ton beurre a reçu des leçons de sa mère ou de sa tante. Pour un pasteur des peuples, on n'en demande pas tant. D'un décret inséré à l'_Officiel_, on devient par miracle apte à diriger des départements dont on ne soupçonnait pas l'existence, et la faveur du chef de l'État vous improvise, en dix minutes, homme de guerre, financier, ingénieur ou magistrat. C'est merveilleux. J'ajouterai même que le ministre le plus... infime a du génie pour son armée de subordonnés depuis l'heure de sa nomination jusqu'à la minute précise où un vote de défiance le jette à bas de son piédestal. Denise intervint de nouveau: --Incorrigible! Je vous y prends encore. Toujours sardonique! C'est agaçant à la fin. --Je vous jure que je n'exagère pas. Et pourtant, je suis ambitieux, je vous le répète. On peut m'offrir le portefeuille qu'on voudra, les postes et les télégraphes, les travaux publics, les cultes, ou l'intérieur. Je le prendrai, là, d'emblée, sans hésiter, et tous mes confrères des Chambres me ressemblent. J'ai dit. Le cortège, les fillettes en tête, était entré dans les champs. Les blés mûrissaient. Les trèfles répandaient de bonnes odeurs de miel. Les liserons et les bleuets penchaient leurs corolles sous la chaleur qui les altérait. Dans les luzernes aux fleurs violettes, des faucheurs couchaient sur le sol de larges andains que les faneuses étendaient avec leurs fourches en bois. Des attelages de bœufs bariolés, au pas tranquille, labouraient les sillons d'où les récoltes étaient enlevées. Les pommes de terre couvraient d'énormes carrés, mêlant le lilas pâle des fleurs aux tons foncés de leur feuillage, et on découvrait de petites pommes vertes aux pommiers. Thérèse et Marthe s'arrêtaient çà et là, cueillant des bottes de bleuets ou de coquelicots dans les blés et se perdaient dans les seigles plus hauts qu'elles. Hélène s'était suspendue au bras de son mari, suivant sa sœur qui maintenant discutait tout à l'aise avec Duvernet. Le député la trouvait singulièrement embellie et ne la reconnaissait plus. Denise, en effet, après avoir été lente à se former, de chrysalide était devenue papillon presque subitement, comme le Parisien mièvre et blême qui passe six mois au régiment et que l'air de la province, les fatigues et l'exercice ont soudainement bronzé, dégourdi et rendu robuste et solide. --Ainsi, disait le député, on vous a beaucoup demandée en mariage depuis quelque temps? --Oui. --Ce n'est pas étonnant. --Vous dites?... --Que ce n'est pas étonnant. Le contraire me surprendrait. --A cause de ma dot? fit malicieusement Denise. --A cause de votre dot d'abord, c'est possible. --Vous n'êtes pas galant! --Je parle pour les autres. Le siècle est positif. A défaut d'autres majestés, sa majesté l'argent est fort adulée. --C'est un roman de Montépin que vous me contez là. --C'est de l'histoire. M. Châtenay possède une si belle fortune qu'elle doit éblouir les adorateurs du veau d'or. A propos, où est-il, M. Châtenay? Nous l'avons bien oublié, il me semble. --Où voulez-vous qu'il soit, sinon à sa grande affaire. --A ses fouilles mystérieuses? --Oui. A son oppidum, à sa ville gallo-romaine ou à son camp, on ne sait pas au juste, et il est probable qu'on ne saura jamais. Figurez-vous qu'il est arrivé triomphant hier soir. Il apportait des fers rouillés qu'on avait retirés de terre, à une grande profondeur, à ce qu'il paraît. Il prétend que ce serait quelque hache antique des époques préhistoriques. Moi, je crois que ces objets inestimables, mais informes, sont tout bonnement des socs de charrue qui remontent à une cinquantaine d'années. Mais c'est comme pour l'oppidum, à moins d'un hasard spécial, je dirais un miracle si vous aviez la foi, on ne saura jamais. --Il va venir? --Oui, ce soir, pour le dîner. Nous couchons au Val-Dieu cette nuit. De cette façon, nous serons tout portés pour la fête de demain. --Quelle fête? --Ah! vous ignorez ce détail. Quel Parisien vous êtes! C'est la fête du pays, la fête du Val-Dieu, autrement dite: l'assemblée. --Qu'est-ce que c'est que ça, l'assemblée? --Quelle éducation à compléter, Seigneur! L'assemblée d'un village, c'est une solennité qui revient une fois l'an. --Et cela consiste? --En ce que ce jour-là, un dimanche toujours, les gens des hameaux et des bourgs voisins viennent visiter ceux du privilégié. On se promène sur le communal. Il y a des marchands d'échaudés et de pain d'épice, des réjouissances variées, telles que courses en sacs, mâts de cocagne, jeux de boule, parfois des steeples d'ânes et de bourricots, et un violon qui râcle mélancoliquement une contredanse sur un tonneau. --Et demain? --C'est l'assemblée du Val-Dieu. Cela ne vous touche pas? --Du tout. --Vous êtes blasé. --Non. Ce qui me touche, c'est que vous restez là ce soir. --Vraiment. Vous devenez aimable. Enfin! --Je l'ai toujours été, chère petite! --Je ne m'en suis pas aperçue. --C'est que vous étiez distraite. Ils s'en allèrent en marivaudant à travers champs, le long des haies d'aubépines ou dans les sentiers verts. Et souvent, en pressant légèrement le bras de Duvernet, l'espiègle lui répétait: --Oh! tâchez donc que Maurice soit forcé d'aller quelquefois à Paris. C'est si gai, là-bas, et c'est si triste, ici, quand il pleut par exemple. Et vous savez, en Normandie il pleut toujours! Et puis, mon père et moi, seuls dans cette immense masure, brrr! Chazolles et sa femme les contemplaient de loin. --Est-ce que tu voudrais de la députation? disait Hélène à son mari. --Je n'en ai pas la moindre envie. --Tant mieux! --Après tout, où serait le mal? --Nous sommes si bien, ici. Il me semble que le jour où nous quitterons le Val-Dieu, toute notre chance s'en ira. --Que tu es enfant! --Paris me déplaît. C'est de l'aversion qu'il m'inspire, presque de la haine. --Qu'est-ce qu'il t'a fait? --Rien. C'est d'instinct. --D'abord, chère amie, quand je serais assez sot pour courir après des honneurs, creux comme cet arbre auquel il ne reste que son écorce, il n'est pas sûr que je puisse décrocher la timbale. Il y a le père Mahirel. C'était le député de la circonscription du Val-Dieu. La circonscription! Un nom furieusement barbare. Oh! la politique et sa langue! --Il est collé à son poste comme une poix et il faudrait un tremblement de terre pour l'ébranler. --Ici, reprit Hélène distraite et dont le bras frémissait sous celui de son mari, je t'ai à moi tout entier, sans partage. Là-bas, qui sait? --Amour, dit Chazolles en baisant les cheveux de sa femme sous son ombrelle, qu'as-tu à craindre? Qu'est-ce que je pourrais donc aimer comme toi? V A quelque distance de l'ancienne abbaye, sous les massifs de la forêt du Perche, dans une enclave perdue au milieu des bois et dont le domaine de Chazolles occupe la plus grosse part, s'élève un village coquet, à moitié normand, à moitié percheron, et situé à peu près au centre de l'arrondissement de Mortagne, dans l'Orne. Rien de plus gracieux que ce hameau appelé le Val-Dieu, du nom du monastère qui l'avoisinait. Ses maisons étagées dans une oasis de verdure, et dominant des prairies coupées par un ruisseau et des étangs, sont construites en briques brunes et couvertes d'ardoises bleues ou de tuiles rouges. Les habitations sont plantées au milieu de jardins enclos de haies d'aubépine, de pâturages médiocres peuplés de vaches multicolores, ou de champs sablonneux d'où on tire d'excellentes pommes de terre. Mais les bruyères roses et les touffes de bouleaux ou de châtaigniers envahissent malgré tout les vastes défrichements conquis sur la lande et opérés il y a des siècles par les moines du Val-Dieu. L'église bâtie en grison,--une vieille pierre qu'on ne retrouve plus,--se dessine avec son clocher aigu surmonté d'un coq doré tournant au caprice du vent, sur les fonds verts des futaies qui s'enlèvent au-dessus des pacages d'herbes courtes semées de marguerites des prés et de jonquilles sauvages. Du communal, vaste terrain gazonné, qui s'étend devant le porche de l'église et autour duquel, comme dans la plupart des bourgades de l'arrondissement, se rangent le cimetière avec ses croix de pierre ou de bois noir, le presbytère, l'école et une demi-douzaine de maisonnettes occupées par les petits commerçants du lieu, on aperçoit dans le lointain, au delà du cours d'eau, les avenues du château et le manoir, avec ses fenêtres de chapelle, son porche ogival, ses colonnettes de cloître, environnant une cour oblongue, comme celle du palais de Jacques Cœur, à Bourges; ses tourelles en culs-de-lampe, suspendues aux angles extérieurs, et ses clochetons qui dominent les bosquets du voisinage. Au delà encore la ferme modèle exploitée par le châtelain. Le tout forme un ensemble pittoresque, le rêve du paysagiste, entouré de jardins féeriques au milieu desquels, sous des amoncellements de plantes rustiques, de fusains, de viornes ou de clématites, on remarque les vestiges de cloîtres écroulés, des fûts de colonnes restés debout, cachés par des glycines ou des bignonias, et çà et là des murs de réfectoire ou de préau qui soutiennent maintenant des espaliers comme de simples clôtures de potager. C'est, on le sait déjà, le centre du très important domaine qui appartient à une ancienne famille de robe, représentée par un fils unique, Maurice Chazolles. Le domaine, agrandi par des acquisitions successives, comprend des fermes, des prairies, des étangs, des landes et des bois très étendus qui confinent aux immenses forêts de l'État connues sous le nom du Perche et de la Trappe. Ce Maurice Chazolles, à cheval sur les deux plantureuses provinces du Perche et de la Normandie, était certes un des plus prospères richards qui existassent à vingt lieues à la ronde dans ces contrées privilégiées. Sa famille jouissait d'une fortune considérable depuis un temps immémorial. On y était solidement bâti, à chaux et à sable, comme on dit dans le pays. On y mourait vieux. Son père seul avait rompu la tradition en se laissant terrasser vers la soixantaine par une maladie due à des excès de jeunesse, quand ses ancêtres n'avaient jamais plié bagage avant quatre-vingt-dix ans bien comptés et révolus. Au Val-Dieu, en outre, on devait à l'air vivifiant, à l'odeur saine des bois, à l'activité des champs, aux exercices violents de la chasse, à l'absence surtout de ces soucis qui, la plupart du temps, énervent et abattent les plus fortes natures, une santé robuste, une belle humeur et une tranquillité d'esprit qui sont peut-être, avec un peu de modération dans les appétits, les biens les plus désirables et les plus faciles à conquérir, et, somme toute, les moins recherchés. Maurice Chazolles avait reçu de son père une centaine de mille francs de rentes en bonnes terres. Il aurait pu vivre à Paris, mais la grande ville ne l'avait pas séduit jusque-là. Il était enraciné au Val-Dieu comme une souche, et les délices de la moderne Circé n'exerçaient pas sur lui leur dépravante attraction. Au sortir de Louis-le-Grand, dont il avait été l'étoile, et après un court passage à l'École de droit, il était venu vivre auprès de son père, atteint déjà de la maladie qui devait l'emporter. Pour le fixer près de lui et occuper ses loisirs, le vieux Chazolles n'avait trouvé rien de mieux que de marier son fils de très bonne heure. Le seigneur roturier du Val-Dieu avait donc épousé, peu après son arrivée à la campagne, une fille charmante, Hélène Châtenay, l'une des deux héritières--l'autre venait de naître, en coûtant la vie à sa mère,--d'un banquier parisien retiré des affaires avec une très grosse fortune, et dont le château, Grandval, est situé à trois lieues du Val-Dieu, de l'autre côté de la forêt qui les sépare. Hélène Châtenay était une de ces femmes qui réalisent l'idéal qu'on se plaît à caresser dans ses rêveries d'amoureux pour le bon motif... et pour les autres. Brune, de moyenne taille, d'une santé de fer, bien faite, spirituelle, elle avait tout ce qu'il faut pour captiver l'affection d'un mari pendant une vie entière. Et quel caractère enchanteur! Quelle bonté sereine et pénétrante! Quel dévouement sans réserve à son mari et aux siens. Un véritable bijou, presque sans défauts, cette mignonne créature! Il était difficile de connaître l'ennui auprès d'elle. Sa gaieté calme et douce animait la maison. Sa grâce égayait le parc comme ces plantes à fleurs persistantes qui sont une caresse pour les yeux. Ses attentions fines et délicates prévenaient les moindres désirs de son mari, son maître, devant lequel elle était à genoux sans fausse humilité, simplement parce qu'elle sentait qu'elle lui appartenait et n'aurait pu vivre sans lui. Elle s'était donnée librement et ne se reprenait pas. Elle n'en aurait pas eu la force. Quand elle se moquait de ses voisins et de leurs travers, contrefaisant leur langage, leurs gestes, avec une irrésistible drôlerie, c'était un éclat de rire dans le salon, aux tons éteints et au luxe solide et artistique, où, grâce à elle, rien ne choquait et dont chaque meuble, chaque statuette, chaque tableau flattait le regard. Elle avait le don rare et précieux de relever les pauvres gens en les secourant, et de réconforter les malades par la suavité de ses paroles et de son sourire. Sa bonté ne trouvait pas de rebelles, et tout ce qui l'approchait était à ses pieds, comme elle était elle-même aux pieds de son mari. Parisienne pur sang, élevée dans le magnifique hôtel de son père, au Cours-la-Reine, célèbre par ses collections de tableaux, de meubles rares et de tapisseries précieuses, elle avait eu la bravoure de se confiner au Val-Dieu par amour pour Maurice, élevant elle-même, sans jamais les confier à une main étrangère, ses deux filles, Thérèse et Marthe, toutes jeunes encore, adorée de ses domestiques, de ses amis et du pays entier, la joie de la maison, la vanité de son mari, et la coqueluche du village. Le lendemain de l'arrivée de Duvernet au Val-Dieu, c'était, comme l'avait dit Denise, l'assemblée du pays. Les assemblées de Normandie ressemblent aux pardons de Bretagne. Les hameaux, les bourgs du voisinage, les fermes isolées se vident au profit de la fête. On rend visite à ses amis, à charge de revanche. Ce jour-là, c'était le Val-Dieu qui pratiquait l'hospitalité au bénéfice de ses voisins. Dès le matin, les cloches, des tintenelles qui suppléaient à la puissance par le nombre, s'étaient mises en branle. Le clocher en tremblait sur sa base de pierre noire, émaillée de paillettes de mica. On les entendait jusqu'aux Barres ou à Soligny, et de Brezolettes à Prépotin, les bourgades les plus rapprochées. Les biches et les cerfs de la forêt en bramaient de peur, et les chevreuils par bandes s'éloignaient avec empressement de ces quartiers bruyants, tandis que les lièvres dressaient les oreilles dans leurs gîtes, à l'abri des halliers et des bruyères. Dans les maisons du village, on se disposait à recevoir les amis. Le feu pétillait dans l'âtre, et la broche tournait devant le foyer. Plus d'un coq chanteur s'était vu tordre le cou par les ménagères sans pitié, et le pot-au-feu se prélassait dans les cendres en attendant l'issue de la messe que le curé avançait pour la commodité de ses ouailles. Toutefois, quand le chef-lieu du pays est aussi peu important que le Val-Dieu, les réjouissances sont modestes et la solennité ne cause qu'une médiocre émotion et une piètre affluence de populaire. Les boutiques installées sur le communal à l'aide de deux tréteaux et de quatre planches de sapin abritées sous une toile grise, se bornent à vendre des échaudés vaporeux et quelques pâtisseries primitives d'une légèreté de cailloux, des pintes de cidre, et après la course en sacs, le tir à la cible, le mât de cocagne, garni de prix variés, montres d'argent, vestes, bagues ou gigots, et un feu d'artifice sommaire, il ne faut pas exiger de magnificences supplémentaires. Du reste, on ne va point à l'assemblée pour le spectacle. On s'y rend pour se voir, causer un peu de ses affaires, de la récolte et surtout pour festiner chez les cousins. On échange de formidables poignées de mains, on se frotte les joues avec enthousiasme, on embrasse les parents et surtout les parentes avec frénésie. On s'informe des vacheries et des moutons. On se renseigne sur les étalons en renom. On cause du blé, s'il pousse comme il faut, et des pommiers, s'ils ont belle mine, et, le soir venu, on s'en retourne par les chemins, en carriole, s'il y a loin au logis, ou de son pied sans trébucher sur les cailloux, car on est sobre et rarement il reste un Percheron ou un Normand à cuver ses libations dans les fossés des routes ou le long des haies fleuries. Ceux-là ne comptent pas. On les toise avec une pitié dédaigneuse. Cependant au Val-Dieu, malgré l'exiguïté de la paroisse, le mât de cocagne est pourvu de prix de conséquence, et les amateurs de la course en sacs ne perdent pas leurs peines. Les maîtres de l'abbaye,--on appelle ainsi la maison de Chazolles,--y pourvoient. Il n'y a pas de commune dans le département où le gagnant de la cible soit aussi magnifiquement récompensé de son adresse et, d'un bout à l'autre de l'arrondissement, la générosité simple et facile du châtelain du Val-Dieu est universellement reconnue. Vers cinq heures du soir, la fête était dans son éclat. Le temps était propice. Il avait plu la nuit, une pluie bienfaisante; les ondées rafraîchissent l'herbe et l'empêchent de brûler au soleil, mais la chaleur avait vaporisé la pluie et séché les herbages. Les gens des Barres et de Crulay étaient arrivés par escouades; ceux de Tourouvre ne manquaient point; Lignerolles rendait visite à son voisin. Les fondeurs de Randonnay serraient la main aux chaufourniers d'Iray, et les gars de Sainte-Anne avaient traversé la forêt pour se trouver au rendez-vous. Sur le communal, on s'attablait aux cantines improvisées, on écrasait les bancs de bois brut cloués à la diable, et on se rafraîchissait fraternellement, en devisant des choses agricoles. Dans ces honnêtes cantons, c'est à peu près l'unique sujet de causerie. A-t-on des pommes ou n'a-t-on pas de pommes? Les avoines donnent-elles? Les vaches se tiennent-elles à un bon prix? Combien le beurre? Vingt ou trente sous la livre? Qu'est-ce que vaut la douzaine d'œufs? Tout est là. Le cours des bœufs à la Villette importe plus aux paysans que le renversement du ministère Labutte ou Bertuchoux et l'avènement du célèbre Fréminet à la présidence du conseil les laisse fort indifférents. Ce sont des sages. Dans ce paisible monde, Chazolles était à l'aise comme un homard sur son rocher, parmi les mousses et les plantes marines. Pour les paysans, il était des leurs. Chazolles était un a-gri-cul-teur, vous entendez bien. Avec sa ferme-modèle et ses reproducteurs primés aux comices, avec ses verrats perfectionnés, ses admirables verrats en forme de cervelas à pattes microscopiques, qu'il prêtait libéralement aux truies de ses voisins, avec ses taureaux bâtis à faire pâmer d'aise les génisses de la contrée, à dix lieues à la ronde, et dont les faveurs--très recherchées par parenthèse--ne se payaient pas plus cher que celles des magots du premier fermier venu, et parfois pas du tout--un mode de corruption électorale à signaler aux commissions d'un caractère vétilleux et difficile,--avec ses étalons percherons à deux fins, à la fois bêtes de trait et trotteurs distingués, dont les exploits retentissent sur les hippodromes spéciaux où Chazolles porte haut le drapeau de l'arrondissement; avec ses cultures soignées, mais où il se gardait de donner dans les absurdités novatrices des gens du monde, qui se mettent en tête de transformer une ferme en usine et de la féconder à l'aide de chimies extragavantes, le châtelain du Val-Dieu était traité par les laboureurs,--l'immense majorité des habitants,--comme un égal et un confrère, par tous comme un ami. Sa table était ouverte à ceux qui venaient lui parler d'affaires ou de services. Les campagnards aiment cette familiarité. Quand on les reçoit sèchement, ils disent du logis, si riche qu'il soit: C'est la maison du bon Dieu. On n'y boit ni ne mange. Chez Maurice Chazolles, on buvait et on mangeait à son aise. Hélène faisait les honneurs de sa table avec une égale sollicitude aux paysans ou aux richards, et les deux petites, la blonde et la brune, leurs cheveux sur le dos, tendaient gentiment leurs fronts roses aux invités pour leur souhaiter la bienvenue. Enfin Maurice Chazolles n'est pas fier. Aux champs, on connaît la valeur de ce mot. C'est instinctif chez lui et l'effet d'une bonté originelle. Aux foires et marchés, il se mêlait à la foule, causant amicalement aux fermiers, aux éleveurs, aux boutiquiers ses fournisseurs. Il n'y avait pas jusqu'aux braconniers dont il ne fût respecté, et Dieu sait s'il sont nombreux et indomptables dans ces parages hantés des sangliers, des cerfs et des chevreuils. Ce soir-là, vêtu de son complet de velours, sa cravate de soie molle et blanche négligemment nouée, un chapeau de paille brune, bossué, crânement posé sur sa tête énergique et douce, d'une expression satisfaite, il allait à travers les groupes, au bras de son ami Duvernet, mis avec la correction d'un député qui aspire aux plus hautes dignités de son pays et se montre amoureux de la forme. La course en sacs commençait. Des compagnons, amis du lucre, grotesques coursiers à deux pattes, dont la tête seule émergeait au-dessus d'une poche à blé, en bonne toile, liée à leur cou par une corde, allaient se disputer, en faisant, emprisonnés dans cette gaîne incommode, le tour d'un pré récemment fauché, une demi-douzaine de prix dont le plus élevé était un beau louis d'or de vingt francs et le moindre un lapin gras, de clapier, qui valait bien un petit écu. Les paris s'engageaient dans l'assistance qui observait, le cou tendu, cette lutte émouvante. Au signal donné, les concurrents s'élancèrent. Chazolles, indifférent à l'issue de la course, abordait les curieux avec une bonne parole de bienvenue et un salut cordial: Ce diable d'homme connaissait tout le monde: --Ça va bien, vieux père? On a rentré ses foins? --Pas mal, monsieur Chazolles. Et vous? --Entre deux. Avec un peu d'orage, mais c'est fait. --Vos pommiers sont superbes; je suis allé dans votre quartier. C'est soigné de main de maître. Vous aurez des pommes. --Un peu, monsieur Chazolles; un quart d'année; pas davantage. Votre taureau bringé est toujours là? --A votre service, mon père Lefèvre. --Un rude animal, monsieur Chazolles, et d'une fameuse espèce. Et votre verrat? --A votre service aussi, comme le reste. --Ça n'est pas de refus. On ne fera pas mieux. A vous le bouquet! Les éclats de rire du public les interrompaient. Les coureurs trébuchaient à chaque instant sur le gazon, embarrassés dans leurs toiles, et s'étendaient tout du long, amusant la foule de leurs contorsions et des efforts qu'ils faisaient pour se relever et reprendre leur course. Chazolles riait comme les autres. Duvernet pinçait les lèvres, indifférent à ces plaisirs du populaire. --Homme heureux, dit-il à son compagnon. En vérité, je te porte envie. --Je suis heureux à peu de frais. Rien de plus facile que de m'imiter. L'autre fit tournoyer son stick et secoua la tête. --Ah! non, par exemple! M'enterrer tout vif! Tu as raison, peut-être, mais pas encore! C'est plus fort que moi, je ne peux pas. --Tu aimes ton Paris? --C'est-à-dire que j'en raffole. Le boulevard m'est aussi nécessaire que l'eau à tes carpes et le soleil à tes blés. Les restaurants où je m'empoisonne lentement m'attirent comme une phalène qui va bourdonner aux vitres, la nuit. Le théâtre avec ses loges pleines de femmes, de fleurs et de diamants, me semble le plus riche parterre du monde et me fait prendre en pitié les jardins de Nice ou de Cannes; la plus belle rose pour moi, c'est une jolie femme, modiste, flâneuse ou couturière, qui s'en va trottinant sur l'asphalte avec ses bas bien tirés, sa jambe fine et son pied cambré. J'adore les jupes qui collent sur des hanches bien dessinées, les grands chapeaux hardiment campés sur des chignons ébouriffés avec art. Je veux que la nature soit complétée, ornée, embellie par ce je ne sais quoi de la Parisienne, qui en centuple la séduction. Tiens, là, dans le tas, il y a peut-être des Vénus callypiges, des merveilles ignorées. Je n'en sais rien. Pour que la plus splendide des paysannes me donne dans l'œil à travers mon lorgnon, car je suis déplorablement myope, il lui faudrait un stage de deux ans, dans un grand magasin de robes et manteaux,--rue de la Paix ou au boulevard--ou à chiffonner chez Fanny Claude ou Valentine. Sans quoi, rien. Explique mon cas, si tu peux! Mon ami, le cœur est muet. Silence absolu! --Moi, c'est le contraire, affirma Chazolles. Ton Paris ne me dit rien, rien du tout. --Tu m'étonnes. --Pourquoi? --C'est difficile à dire. --Va toujours. --Tu es jeune assurément ou du moins admirablement conservé. Tu bats ton plein. --L'air de la campagne, la vie tranquille, régulière, heureuse! --Pourtant nous sommes nés la même année, le même mois. Il n'y a que le jour de changé. J'ai passé la quarantaine. --On le voit bien! En y regardant de près, de tout près. --Insolent! --L'air de Paris, de ton admirable Paris. Le gaz des théâtres, les cabinets de Brébant, du Café anglais ou de Voisin! les petites femmes qui trottent avec des bas bien tirés! Vaurien! --Enfin nous franchissons le sommet. --Après? --Le point culminant, mon ami. Or, suis-moi bien. --Je t'écoute, dit Chazolles. --A notre âge, de deux choses l'une. --Voyons. --On a fait comme moi. On a usé et abusé de la vie. On a--passe-moi l'expression, l'époque est au naturalisme,--jeté sa gourme, fait la noce, sablé le champagne, couru les avant-scènes des petits théâtres et des grands en joyeuse compagnie; on s'est bousculé dans la cohue au bal de l'Opéra; on a effeuillé sans gêne et à la diable les cœurs d'artichaut, payé des notes de robes et de chapeaux, meublé des entresols, écorné son patrimoine avec des fantaisies de toutes sortes, de petits coupés, de bracelets, de bijouteries pour dames, et alors... --Et alors... --Éreinté comme moi, le crâne dégarni... --Comme le tien. --Laisse-moi parler, mon ami!--On n'aime pas que les autres se mêlent de ces détails et nous fassent remarquer ce que nous savons trop, hélas!--les illusions envolées, le cœur envahi par la fatigue, par une lassitude inexplicable où il y a de l'écœurement et de l'impuissance, on se tourne d'un autre côté. On déserte les cabinets, les baignoires, les bals, les boudoirs; en un mot, on se range et on devient... --Ambitieux. --Tu l'as dit. --Et tu l'es. --J'en conviens. --Alors, tu dois être satisfait. Tu es né avec de la corde de pendu dans ta poche. Tu es député, riche... --Comme toi. --Fils unique. --Comme toi. --Beau garçon! Un peu fluet, mais beau de cette grâce qui séduit les femmes. --Allons, d'Artagnan, ne te moque pas d'un chétif. N'abuse pas de tes avantages. --De l'esprit jusqu'au bout des ongles et une chance! Tout te réussit. As-tu des obligations du Foncier? --Non. --Achètes-en une. --Pourquoi faire? --Tu gagneras le gros lot. C'est évident. --Ne me fais pas perdre mon fil. Je dis donc qu'à notre âge, quand on a beaucoup vécu, on oublie les femmes; on se rejette sur l'ambition. Mais si, au contraire... Tu me prêtes tes oreilles? --Je crois bien. --Si, au contraire, jusqu'à cet âge mûr, on est resté d'une sagesse exemplaire, si le titulaire de nos quarante printemps s'est marié jeune, aux environs de vingt-deux ou vingt-trois ans, par exemple... --Comme moi. --Comme toi. S'il a passé sa verte jeunesse, occupé d'un amour unique, si perfectionné qu'en soit l'objet; s'il n'a pas subi sa crise--s'il s'est endormi dans le silence d'une maison des champs; s'il n'a pas vidé la coupe amère et enchantée des voluptés défendues, oh! alors, mon ami, gare l'avenir. Il se trouve dans la situation d'un villageois qui demeurerait à une lieue d'une capitale somptueuse dont il entend de loin les musiques, le tumulte, les cris de joie; dont il voit les dômes dorés, les toits gigantesques, et où il n'a pas mis les pieds. Un jour vient où on veut voir, ou on est pris d'un irrésistible désir de connaître. C'est une dette à payer; on la paie tôt ou tard. Tu la paieras, toi, comme les autres. --Allons donc! --Comme les autres. --Jamais. --Seulement, un conseil. Ce jour-là tâche, dans ton enthousiasme juvénile, de ne pas quitter la proie pour l'ombre, d'être discret et de ne pas gâcher ta félicité vraie. --Je ne crains rien, dit Chazolles. J'ai un palladium. Veux-tu le voir? Regarde-le. --Où ça? --A deux pas. Tu l'as dans le dos. Le député du Havre se retourna. VI La châtelaine du Val-Dieu se promenait tenant ses fillettes par la main dans la foule des ruraux qui se répandaient de nouveau sur le communal. La course en sacs était finie; c'était le tour du mât de cocagne. Des rustres en blouse bleue retroussée, nouée sur l'échine, grimpaient à l'arbre dépouillé de son écorce, lisse et où les mains n'avaient pas de prise. Après des efforts infructueux, ils se laissaient glisser au bas, découragés. D'autres prenaient leur place. Thérèse la brune et Marthe la blonde, les cheveux épars sur leurs robes claires, l'une bleue comme des pétales de pervenche, l'autre rose comme une fleur d'églantier, souriaient à tous, se mêlant aux groupes des buveurs, regardant les joueurs de boules. Elles allaient, le nez en l'air, fixant le violoneux perché sur une estrade où il râclait ses boyaux avec ardeur sur un rhythme de polka dont les cadences grotesques déguisaient la banalité. Cette joie champêtre s'encadrait dans un magnifique paysage dont les rayons du soleil couchant augmentaient la splendeur. La forêt avec ses futaies s'étendait au-dessus du village, formant au fond un majestueux rideau de feuillages empourprés. Les tiges des chênes, d'un gris pâle, se dressaient pareilles à des cierges de Pâques et drues comme les piques d'un peloton de hallebardiers dans les dessins de Gustave Doré. A l'occident, les tourelles du Val-Dieu découpaient leurs toitures sur la rougeur de l'horizon, au-dessus des massifs qui les entouraient, pendant que les servitudes de la ferme-modèle aux formes de couvent, avec les contreforts étayant les murailles et les couvertures hautes comme des toits d'hôtel Henri II, s'étendaient brunes au milieu des champs de trèfle ou de l'or des blés mûrissants. --Crois-moi, dit le député à son ami. Imite-moi. --Comment? --Regarde Hélène. La pauvre femme regrette, j'en suis sûr, quelquefois, sans le dire, le milieu où elle a été élevée et qu'elle te sacrifie. Son père, M. Châtenay, regrette ses collections superbes dont il était si orgueilleux. Denise, elle, ne regrette pas, mais elle désire, de toute l'ardeur de sa jeunesse, les distractions, les fêtes de ce Paris dont elle se sèvre pour vous. Pourquoi ne pas diviser ta vie en deux parts? L'une pour le monde, l'autre pour la solitude, plus séduisante au sortir du bruit de la grande ville? --Je n'y ai pas même réfléchi. Le temps passe si vite. --Veux-tu que je te dise? Il viendra un temps où ta tranquillité ne te suffira plus. Tu es aimé dans le pays. Profites-en. --Et comment? --Le père Mahirel n'ira pas loin. --Qu'en sais-tu? --Une idée. Gros, court, replet, sanguin, colère! Je lui pronostiquerais bien une fin prochaine. D'autres l'ont fait avant moi. --Qui donc! --Nos collègues, les docteurs. La Chambre en regorge. Le médecin est à la mode et fait prime sur la place. --Alors? --Le bonhomme a été frappé d'une attaque d'apoplexie et s'en est tiré. Mais la seconde sera désastreuse pour lui. Voilà le pronostic! --Je ne lui souhaite pas de mal, dit Chazolles; qu'il vive, qu'il vote et soit heureux. Laisse-toi plutôt convaincre! Marie-toi. --J'y ai pensé. --Quand? --Hier soir. --En voyant Denise? --Peut-être... --Eh bien? --Nous verrons plus tard. Je suis bien vieux pour cette jeunesse. --Bah! Et ton prestige! Un futur ministre. --Soit, donc! quand j'aurai conquis un portefeuille. Jusque-là, silence! D'ailleurs, il est douteux qu'elle consente. --Veux-tu que je lui parle? --Non, fit vivement Duvernet. Ne nous pressons pas. Je ne suis pas décidé. J'hésite encore et serais désolé d'un refus. Le jour se mourait dans un crépuscule mystérieux. On entendit dans le lointain la cloche du château qui sonnait le dîner. Peu à peu les paysans vidèrent les lieux. Le mât de cocagne avait été dépouillé de ses prix suspendus aux branches de la cime. Chazolles et Duvernet firent un dernier tour sur le communal bras dessus bras dessous. Il s'abandonnaient aux douceurs d'une causerie intime où leurs souvenirs se ravivaient. Ils se rappelaient les bonnes parties de leur enfance, car leurs parents étaient unis comme eux par une étroite amitié; les taloches échangées, les brouilles pour des riens, des polichinelles éventrés ou des billes perdues; et les raccommodements d'amoureux; puis le collège avec ses luttes, où Chazolles triomphait à coups de poing ou dans les concours de version et de discours, souple et robuste d'esprit et de corps. --Tu étais le plus fort de la classe, dit Duvernet, et tu élèves des cochons! A la fin on s'était séparé. Les deux amis avaient tiré chacun de leur côté. Duvernet, après son doctorat, s'était fait inscrire au barreau de Paris. Il était devenu un remarquable conférencier, en attendant la députation que la grande situation de son père au Havre lui faisait espérer. Chazolles s'était marié au Val-Dieu. Il avait épousé sa voisine de Grandval, Hélène Châtenay, et Duvernet lui avait servi de témoin. En ce temps-là, Denise, la sœur d'Hélène, était encore une toute petite fille. On la tenait par ses lisières, et l'ami de Chazolles, qui venait fréquemment au Val-Dieu, s'était habitué à le faire danser sur ses genoux. Plus tard, il l'avait vue les doigts barbouillés d'encre et les cheveux coupés ras comme ceux d'un garçon. Ces souvenirs d'écoliers étaient présents à sa mémoire, et il ne pouvait s'habituer à l'idée que cette petite fille capricieuse, espiègle et folâtre était devenue presque une femme et une femme élégante, désirable et séduisante au dernier point. Il la revoyait toujours en robe courte, avec des souliers pleins de sable, et ses bas lui tombant en spirales sur les pieds, car M. Châtenay avait le bon esprit de ne pas la parer comme une châsse et de la laisser vagabonder aux champs et se rouler sur les gazons. Peu à peu, il avait commencé à sentir le vide de son existence de garçon, et les qualités d'Hélène, pour laquelle il nourrissait une profonde et respectueuse sympathie, l'avaient plus d'une fois rendu songeur. Denise était du même sang. Et il la revoyait tout à coup épanouie comme un lys qui vient de s'ouvrir. Souvent il avait caressé l'idée d'entraîner Chazolles à Paris avec lui. Ils avaient soutenu de rudes controverses à ce sujet. C'était leur champ de bataille. --Si j'avais ta position dans ton arrondissement, je voudrais être nommé à une écrasante majorité et prétendre à tout. Chazolles était un libéral, assez indifférent. Sans conviction, comme tant d'autres, pourvu d'ailleurs des meilleures intentions. Il objectait ses goûts, son amour de la campagne, ses opinions. A ce mot, Duvernet avait des hoquets de gaieté. --Qui est-ce qui en a? Son opinion à lui était d'arriver, en acceptant les faits, d'arriver vite et par le chemin le plus court. Le reste n'importait guère. Comme ils causaient de tout, passant d'un sujet à l'autre, de la politique aux betteraves qui étendaient leurs larges feuilles d'un vert vigoureux sur un champ voisin, de la chute du dernier ministère qui s'était aplati piteusement à terre comme un cheval fourbu tombé dans les brancards, ou des vaches qui pâturaient par bandes le long de la rivière, dans un pré, des étangs où les poissons frétillaient dans les joncs, et du préfet qui venait d'être renvoyé à ses bocks, au café de la Paix, sur la plainte d'un député hostile, Duvernet s'arrêta brusquement devant une maison de construction nouvelle. --Connais pas, fit-il en braquant son lorgnon sur le bizarre monument. Très singulier! Très singulier, en effet. C'était une de ces petites maisons de boutiquiers parisiens retirés à la campagne. Cela tenait de l'Alhambra par la bizarrerie des couleurs et la disposition des briques; du chalet par les bois découpés qui tombaient sous le toit avancé en abri; du gothique par une tourelle grosse comme un soliveau de trente ans, de la niche à lapins par l'exiguïté, et du baraquement de troupes par la légèreté des murailles. La chose était implantée dans un carré de jardin grand comme l'emplacement d'une maison du boulevard et consciencieusement clos de murailles assez hautes pour en faire une cage à poulets où le soleil n'entrait que par le haut. Sur la façade, un petit mur d'appui fermait l'entrée aux passants, en gênant les propriétaires, et supportait une grille défensive dont les fers de lances étaient dorés. C'était un mélange de pseudo-luxe et de bizarrerie, de mauvais goût et de prétention. Les fenêtres étaient si rapprochées qu'il devait être impossible de placer un meuble utile dans leurs intervalles, mais en dépit de la gêne, le propriétaire était sûrement en extase devant ce produit de son génie. Duvernet examinait avec curiosité cette bicoque. --A qui ça? dit-il. --Ça, répliqua Chazolles, c'est le château d'un marchand de poissons. --Du Val-Dieu? --Tu ne le croirais pas. Le goût du citadin de la rue Montorgueil éclate ici dans toute sa gloire. --Il se nomme? --Gaspard Méraud. --Un nouveau venu? --En effet. C'est un gros homme à la face bourgeonnée, rubicond et entrelardé. Cinquante ans environ. Six mille livres de rentes. Une vieille bonne à tout faire, une ruine plâtrée, délabrée et madrée qui le mène par le bout du nez et répond au nom ambitieux d'Herminie. Pas mauvais diable au fond. Pradeau en retraite. J'ai fait sa conquête en lui donnant les permissions les plus étendues de pêcher à la ligne dans les étangs et de chasser le lapin où il veut. --Drôle d'idée de venir s'échouer dans ce désert comme une baleine sur une plage de sable. Problème de la destinée qui nous ballotte à son gré et nous pousse çà et là comme des épaves. Si Duvernet avait connu l'histoire de ce vendeur de marée, il aurait aisément résolu ce problème. Gaspard Méraud était célibataire. Haut en couleur, d'une corpulence énorme dont la principale richesse se portait du côté de l'abdomen, une manière de futaille soutenue par deux courtes jambes, la face réjouie, le nez florissant à peau de fraise mûre, le visage orné d'un triple menton et de bajoues s'affaissant sur un col large comme un entonnoir et lui donnant l'aspect d'une pivoine dans un cornet de papier, cet homme puissant végétait sous la domination d'une servante maîtresse frisant comme lui la cinquantaine, fanée et fripée comme les blondes fades qui se défendent sans énergie contre les ans et s'écroulent subitement dans les abîmes de la décrépitude. Cette Herminie, jalouse comme une tigresse, redoutait pour son amant les séductions de Paris. Depuis dix ans elle prônait, sans relâche, les joies de la campagne, l'abondance facile et saine de la vie des champs. Gaspard Méraud était venu en partie de plaisir chez un de ses collègues, né à quelque distance, dans le Perche, et qui possédait une petite terre du côté de Brezolettes, dans les landes sablonneuses enclavées au milieu de la forêt de la Trappe. En passant au Val-Dieu, Gaspard Méraud avait admiré le site grandiose et s'était écrié comme Archimède: --J'ai trouvé. VII Trois mois après, il avait planté sa tente dans ce lieu plein de souvenirs monastiques qui, à vrai dire, ne le touchaient guère. Il s'était décidé tout à coup. En vérité, Herminie avait raison. Il en avait assez de son métier. Les affaires l'écœuraient. L'odeur de la marée lui portait au cœur. Il avait fondé une sorte d'entrepôt pour la vente des huîtres; sa maison était très achalandée; on y réalisait de beaux bénéfices, mais la paresse lui venait avec l'âge. Se lever à trois heures du matin, c'était bon jadis quand il manquait de rentes et qu'il lui fallait trimer dans les halles comme tous les Méraud de père en fils depuis une éternité. En avait-il remué dans son enfance, des paniers de soles, des mannes d'anguilles de mer ou de rougets, des tas de langoustes qui lui piquaient les doigts avec leurs museaux épineux! Avait-il tourné et viré dans le carré de la criée devant les chaires des courtiers, dans les odeurs humides et fades, par les temps mous et les brouillards, comme un écureuil dans sa cage où il recommence sans fin la même course! Décidément il pouvait se retirer et prendre du bon temps. La vie n'est pas si longue et on ne l'enterrerait pas plus que les autres avec ses écus. La seule vue des amas de poissons avachis sur le pavé lui donnait des nausées comme s'il avait eu sur l'estomac de colossales quantités de nageoires, de têtes aux yeux vitreux et de peaux glauques et gluantes. Il se rendit donc. Il aimait Herminie. Il aimait toutes les femmes, mais Herminie par dessus les autres. Elle était son habitude, sa chose à lui. Il l'avait eue toute petite. A quinze ans ils se connaissaient, lui fils de la célèbre madame Méraud, une poissarde de haute volée, qui dépensait avec ses amants, en noces chez Baratte ou Bordier, l'argent qu'elle gagnait à son banc; elle, petite bonne à tout faire, simple et naïve, arrivant des environs de Vesoul dans la licence forte en gueule et la promiscuité des halles. La liaison avait été bientôt faite. La mère du beau Gaspard n'avait pas mis de bâtons dans les roues. Les Méraud se mariaient rarement et mères, filles ou cousines, jugeaient qu'il était tout naturel de s'amuser et de se rendre la vie joyeuse. On en disait de raides, les soirs, quand on se réunissait en famille, ce qui était rare; car chacun avait ses amis et, le travail de la journée terminé, tirait de son côté. Mais, en se liant avec la Franc-Comtoise, Gaspard, malgré sa rudesse et ses allures despotiques, avait rencontré là une vraie maîtresse dans toutes les acceptions du mot. Herminie, avec sa grâce de jolie blonde aux traits fins, soufflés par l'air de Paris, dans la fraîcheur de ses dix-sept ans, l'avait habitué, en supportant ses caprices, en flattant ses goûts, en se pliant à ses vices, à ne pouvoir se passer d'elle. Pour la garder, il aurait sacrifié le monde entier, si on le lui avait offert. C'est ce qu'il faisait à la première sommation de sa maîtresse, en se réfugiant au Val-Dieu. Là, Herminie le dominait. Il était son prisonnier. Elle n'avait pas à redouter de le voir s'échapper. Dans les forêts voisines, les concurrentes n'abondaient pas comme autour des corbeilles de la place du Châtelet ou aux encoignures de la rue Tiquetonne. La servante n'avait plus sa fraîcheur et son teint laiteux, mais elle avait gardé son astuce et sa volonté. Dans sa villa du Val-Dieu, Méraud était surveillé à son insu avec plus de vigilance qu'un détenu dans le préau de Mazas. Mais il était accablé de soins, bourré de prévenances. Sa bonne le comblait d'attentions, le gorgeait de petits plats cuisinés avec amour. Son linge était d'une entière blancheur, ses habits bien brossés, ses bottes brillantes. La maison flambait de propreté, malgré le fouillis des meubles entassés dans un espace trop étroit pour eux. Et pour surcroît de bonheur, Méraud sortait chaque matin, une ligne superbe à la main, et s'en allait pêcher dans les étangs, avec une patience de philosophe, prenant, sans grand mérite, à cause de leur abondance, des perches au dos armé d'arêtes, des tanches et des barbillons, qui lui rappelaient son ancien métier et lui procuraient des distractions agréables. Parfois même, s'il s'égarait, son fusil sur le dos, à la lisière des bois du châtelain, où les lièvres pullulent, les gardes ne se plaignaient pas. Au contraire, ils l'encourageaient, l'accueillant avec des: «Ça va bien, monsieur Méraud?» et des sourires qu'il récompensait d'une quantité incroyable de petits verres. --Allez là, au coin du champ. Il y a une compagnie de perdreaux. Où: --Tenez, sous les carottes, un bouquin superbe, au gîte! Il est juste de reconnaître qu'il faisait preuve en toute occasion d'une insigne maladresse, et que les lapins pouvaient picorer sur les talus ou s'asseoir sur le derrière à portée de ce chasseur inexpert, sans redouter d'accident sérieux. Giraudel, le plus vieux garde au service des Chazolles, un rusé forestier, était le plus ardent à l'exciter au meurtre. --Allez, allez, disait-il, mon bon monsieur Méraud, ne vous gênez pas. Tuez tout. Il en restera bien de la graine. Il se félicitait donc de son choix, vivait en paix avec tout le monde et portait Maurice dans son cœur, sans arrière-pensée, car au fond ce déserteur des halles n'avait pas ombre de malice. Le député, toujours au bras de son ami, ne se lassait point d'admirer l'œuvre de Gaspard et de sa bonne et le jardinet tiré à quatre épingles où pas un arbrisseau ne dépassait le mur. --Pas seulement de quoi cultiver une pomme de terre! dit Chazolles. Comme si le plaisir de la campagne n'était pas dans l'espace, dans la satisfaction de voir pousser ses betteraves, ses laitues, ses choux et son persil. Ce n'est pas une maison, c'est une boîte. Néanmoins, Méraud était fier de sa construction. Il ne manquait pas de dire aux visiteurs: --C'est moi qui ai bâti ça, tout seul, sans architecte. --On le voit bien, lui répondit un jour le vieux curé, poliment. Ce jour-là, à cause de la fête, Herminie avait laissé les persiennes ouvertes, pour permettre aux passants d'admirer les splendeurs du mobilier, les rideaux en algérienne à rayures jaunes et ponceau et le tapis du guéridon d'un rouge formidable à mettre en fureur une bande de taureaux. Par les fenêtres, l'air vivifiant des champs entrait dans l'étroite maison, une bonbonnière, à ce que disait l'amie du maître. Chazolles et le député allaient s'éloigner quand tout à coup Maurice pressa le bras de son ami. --Regarde donc, lui dit-il. --Quoi? --Cette jolie fille. --Où ça? --Là haut. Duvernet leva les yeux. A une fenêtre du premier étage, une tête pâle se montrait dans l'encadrement des rideaux. C'était une apparition lumineuse. Sous des cheveux d'or très abondants, le visage d'un blanc lacté se colorait aux joues des nuances de la verveine rose. Les lèvres d'un incarnat sanguin s'ouvraient pour montrer deux rangées de dents perlées, d'un émail éclatant, dans un malicieux sourire. Les deux mains posées sur l'appui de fonte bronzée, avec la coquetterie des actrices éclairant aux feux de la rampe leurs poitrines houleuses à certaines scènes pathétiques, cette jeune fille, le corsage serré dans une robe de satinette paille, boutonnée au cou, et coupée en dessous par une échancrure savante, triangulaire, enrubannée de satin plus foncé, offrait impudemment aux regards des deux promeneurs une poitrine éblouissante, soutenue par une taille irréprochable, souple et mince. Une rose d'un rouge velouté tranchait au centre sur la neige de son sein. Des cheveux à reflets fauves couronnaient comme un diadème cette tête à la fois enfantine et dédaigneuse, mutine et cruelle, et se répandaient en mèches folles sur le front, frisant et collées à la peau. --Superbe fille! murmura Chazolles. Duvernet haussa les épaules. --Une Parisienne. --A quoi le vois-tu? --A tout et à rien. Est-ce qu'on s'y trompe? Le député du Havre en avait vu d'autres. Sa jeunesse agitée lui avait appris à connaître les dessous de la grande ville. Son entresol de célibataire de l'avenue Montaigne aurait révélé d'étranges secrets si les meubles avaient parlé. --Elle est merveilleuse, reprit Chazolles. --Eh bien! après? Après en effet? Qu'est-ce que cela pouvait faire à Chazolles? Une cousine de là-bas, une amie, qui sait? était venue rendre visite à ce courtier en maquereaux et en saumons, à ce marchand d'huîtres, réfugié dans ce trou du Val-Dieu, quelle importance devait-il y attacher? Et en quoi, s'il vous plaît? la première minute de l'admiration passée, cette visite intéressait-elle l'a-gri-cul-teur du Val-Dieu, le mari de mademoiselle Hélène Châtenay, qui devait s'impatienter du retard des deux promeneurs, le père enfin de deux mignonnes fillettes qu'on ne pouvait trop chérir et adorer. --Prends garde, dit Duvernet, tu vas faire attendre ton beau-père; le dîner ne vaudra rien. Et en s'en allant sous l'interminable avenue de tilleuls dont les branches se rejoignaient, formant une épaisse voûte sur leurs têtes, avec son style de viveur, avec sa verve primesautière, il dérida son ami. --Elle est gentille certainement, lui dit-il, très gentille, si tu veux, mais je me méfie de sa vertu. Une vingtaine d'années! robe d'une coupe hardie, pose audacieuse, bras nus! un aplomb à faire baisser les yeux à un régiment de hussards! Dix francs contre un sou qu'elle est plus savante qu'une mariée de deux ans dans ton village. --Mauvaise langue! --Des mines coquettes, des yeux qui flambent, un museau langoureux qui rit en dedans; une fine mouche, mon ami! --Une cocotte! Pourquoi ne le dis-tu pas tout de suite? --J'ai peut-être tort; affaire d'habitude. Je suis trop poli. --Oh! Plusieurs fois, Chazolles tourna la tête du côté de la fenêtre. Le blanc visage s'y encadrait toujours. Enfin les deux amis disparurent sous les tilleuls, au fond, dans le lointain. Alors la jeune fille se pencha au dehors et appela: --Mon cousin! Un pas lourd résonna dans le parterre étroit du chalet, sur un pavage en briques, et la face enluminée de l'ancien courtier vint se placer au-dessus de la figure délicate de sa visiteuse. --Qu'est-ce qu'il y a, mignonne? dit-il. Elle lui désigna d'un geste les deux hommes qui s'enfonçaient dans l'avenue, de l'autre côté du communal, en regardant à chaque instant en arrière. --Quel est ce monsieur? demanda-t-elle. --Le plus grand? --Oui, à droite. --C'est M. Chazolles. Tu ne le connais pas? --Je ne l'ai jamais vu. --Monsieur Maurice, comme on dit dans le pays. --Qui ça? M. Maurice? --Tu sais bien. Le propriétaire de ce château, là, dans les arbres. --Ah! bon. Qu'est-ce qu'il fait? --Lui? Rien, parbleu! --Il flâne? --Quand il veut. --Il est donc très riche? --Je crois bien. A millions! --Marié? --Oui. C'était sa femme, la petite brune, très bien, avec deux enfants dans ses jupes, tantôt, à la course en sacs. --Ah! fit la jeune fille rêveuse. Et se reprenant: --Elle est très bien, en effet, comme vous dites, madame Maurice Chazolles. Elle prononçait ce nom avec une aigreur mal dissimulée. --N'est-ce pas? fit Méraud avec un claquement des lèvres, qui indiquait un certain enthousiasme. Et si bonne femme! --Mais elle se fane, siffla la jeune fille. Méraud fit un haut-le-corps indigné, sincèrement. --Et quand elle se fanerait, est-ce que cela te regarde? dit-il. Qu'y aurait-il d'étonnant? Tu te faneras aussi, à ton tour; mais d'abord ce n'est pas vrai. Elle ne se fane pas. Et une excellente femme, entends-tu, une crème. --Oui. Elle vous permet de pêcher à la ligne et de tuer ses lapins parce qu'elle sait que vous n'êtes pas dangereux. --Comment pas dangereux! s'écria Méraud piqué dans son amour-propre de Nemrod et de pêcheur. --Je m'entends, fit la jeune fille. Mais elle n'est plus jeune tout de même. --Dame! On ne peut pas avoir son temps et celui des autres, observa Méraud avec philosophie. Et puis les enfants qu'on élève... --Ça use. --C'est le bonheur. --Oui, mais ça use. Au bout d'un silence, elle reprit: --Il est encore gaillard, son mari. --Ah! --L'air d'un officier de cavalerie. --Il n'est pas fané alors, lui? --Pas du tout. Il demeure ici? --Sans doute. --Toujours? --Toute l'année. Comme moi. J'y demeurerai toute l'année aussi. J'y compte. --Vous avez raison. --Est-ce qu'on n'y est pas bien? --Je ne dis pas le contraire. --Qu'est-ce que tu dis alors? Pourquoi ces questions? Tu ne veux pas l'épouser, je suppose. --Non. A quoi passe-t-il son temps chez lui? --A quoi? répéta Méraud ahuri. --Oui. --A toutes sortes de choses. --Mais encore? --Il élève des moutons, des porcs, des chevaux, des vaches. Il cultive ses champs. --Lui-même? --Que tu es sotte! Avec ses domestiques. Il récolte son blé; il fauche ses foins. Il chasse dans la saison; il monte à cheval; il va dîner chez ses voisins et ses voisins dînent chez lui. Il n'est pas à plaindre. --Et le soir? --Le soir? Elle est étonnante, ma parole. --Il joue au loto avec sa femme et ses petites, hein? --Tu m'embêtes. Tu te moques de moi. --Pas du tout. Savez-vous! Il doit se faire de la bile ici, ce beau garçon-là! Qu'est-ce qu'il a de rentes? --Je ne suis pas dans sa bourse. --A peu près? --Deux ou trois cent mille francs, peut-être. --Tant que cela? --On le dit. --Alors pourquoi ne va-t-il pas à Paris? --Il y va quand il veut. --Mais pourquoi n'y demeure-t-il pas? --A Paris? Il s'en fiche sans doute. Qu'est-ce qu'il y ferait? --Ce que font les autres. --Qui, les autres? --Les gens riches, les rentiers, les millionnaires. --Va le questionner, il te répondra, si ça lui plaît. Et puis, je ne sais pas comment ils s'arrangent, les autres. --Je le sais bien, moi, dit-elle en laissant filtrer entre ses paupières un rayon de malice. Il y a des machines qui les attirent là-bas. Car autrement, ils seraient aussi bien à la campagne, en effet. --Quoi donc? --Je ne devrais pas vous répondre, à vous, mon cousin; vous en savez plus long que moi. --Ma foi non. --Devinez. --Les théâtres? --Un peu, mais cela ne suffit pas. --Les bals, les fêtes, les amis, les visites? --Non. Que vous êtes simple, mon cousin. Elle tempéra cette appréciation par un rire d'enfant et un regard qui lui chatouilla l'épiderme. --Les bons dîners? --On en fait partout. --C'est vrai. Allons. Je brûle. Je mets dans le mille. Les femmes. J'y suis. Pas vrai? --Ce n'était pas malin. Elle se mit à fredonner d'une voix fausse et pourtant mélodieuse, ô contradiction de la nature! «Les femmes, les femmes!» Puis elle continua: --Alors, lui, il ne les aime pas, les femmes? --Si, il aime la sienne, sans doute. Elle esquissa une moue incrédule. --Un phénomène alors! Herminie furetait, dans la salle à manger, une niche dont la fenêtre donnait sur la grille d'entrée et le chemin. Le poissonnier l'appela et lui montrant la jeune fille: --Ça, lui dit-il, tu vois ce que c'est. Une Méraud dont on a fait une demoiselle. Mademoiselle Angèle Méraud! Une enfant! C'est tendre comme du poulet. Ça vient de quitter le biberon et c'est déjà dépravé, pourri jusque dans les moelles. Ça ne croit ni à Dieu ni à diable. Ça ne vaut pas un clou. Et ça tournera mal, si ce n'est déjà fait. Si on m'avait écouté, elle vendrait des merlans et des crevettes aux halles, comme toutes les Méraud depuis cinquante ans. Ça vaudrait mieux, mais les Pivent avaient de l'ambition pour ce joli morceau! Ils la trouvaient trop gentille, trop mignonne. Il s'assit sur un banc, appela Angèle, qui dégringola les escaliers, légère comme une chevrette, l'attira sur ses genoux et la regardant de près, bien en face: --C'est vrai qu'elle est superbe; une peau, des yeux, des dents! Tu m'en donnes la chair de poule. Ah! si je n'étais pas ton vieux cousin! Elle se dégagea vivement: --Oui, mais vous l'êtes. On ne peut pas changer ça, fit-elle. Et nonchalante, avec de gracieux mouvements des hanches, en défripant sa robe, elle se mit à la grille, et passant ses doigts effilés dans les barreaux, elle regarda les paysans qui s'en allaient. VIII Elle fut tirée de sa contemplation par la voix aigre d'Herminie qui l'appelait pour le dîner. A table, la conversation reprit son cours. Ce furent des questions sans fin sur les maîtres du Val-Dieu; s'ils avaient toujours vécu en bonne intelligence; s'ils n'avaient pas eu de querelles. Angèle s'étonnait de l'union de ce ménage modèle. Elle en éprouvait du dépit et de la jalousie. Ses souvenirs d'enfance ne lui rappelaient, aussi loin qu'elle pouvait y plonger sa pensée, que des liaisons troublées dans sa famille, courtes, irrégulières; tantôt reprises et raccommodées tant bien que mal; des collages à la diable, que la moindre pluie endommage comme les façades blanchies à la chaux dont la peinture pleure et coule sous un orage. Les femmes de sa famille ne connaissaient guère la mairie ni l'église. C'étaient des partisans d'unions libres comme son cousin Gaspard, son hôte, qui avait oublié de mener Herminie devant l'écharpe du magistrat municipal de son arrondissement, ou sa mère à elle, la belle marchande des halles, qui seule avait connu le nom du père de son enfant. Et encore! Elle était prise d'une jalousie haineuse, d'une envie mauvaise et virulente contre cette famille qui jouissait de toutes sortes de biens dont les siens avaient été privés et qui lui paraissaient des jouissances de privilégiés, en possession d'un bonheur qu'elle se serait fait une joie maligne de troubler. Elle insista si longtemps sur ce sujet que l'ancien courtier lui demanda rudement: --Ah çà! où penses-tu en arriver avec les Chazolles, toi, bébé? Elle pencha la tête avec un coquet mouvement des épaules. --Est-ce que cela vous intéresse, mon cousin? --Certainement. Tout ce que tu fais nous intéresse. Tu es le seul reste de la tribu, notre héritière à madame Pivent et à moi. Les Méraud en bloc n'ont pas eu d'autre enfant que toi, et c'est dommage, car ils ne seraient pas mal tournés, s'ils t'avaient ressemblé. Nous avons donc le droit de savoir quel chemin tu veux suivre. --Soit. Je n'ai rien à vous cacher, mon cousin. Et puis je suis franche comme de l'osier, moi. Je veux prendre un chemin semé de violettes et de gardenias. Je n'imagine pas que le dernier mot du bien-être soit de moisir à son banc comme ma tante du matin au soir. Il n'y a que les moules qui se plaisent à se coller tout le temps sur le même rocher. Je n'aime pas à me lever avant le jour quand il gèle à pierre fendre et à m'en aller le soir, transie sous le verglas quand il en tombe, à porter des jupes mouillées dans le bas et qu'on roussit sur une chaufferette, en brûlant ses savates, ni à me prendre de bec pour deux sous avec des chipies de bourgeoises qui couperaient une ablette en quatre et tondraient dessus. Il ne me plaît pas de rencontrer par les rues des femmes laides qui m'éclaboussent ou m'écrasent avec leurs équipages et se font ouvrir la portière par des laquais mieux mis que des notaires. J'en connais d'affreuses qui ont des hôtels, des tapis, des divans garnis de peluche ou de satin. Leurs toilettes me font loucher. Il y en a dans le nombre qui ont trouvé ces belles choses-là dans leurs affaires quand les parents remisaient leurs landaus, mais il n'en manque pas qui les ont gagnées toutes seules et je sais aussi bien qu'une autre par quel moyen. Il est à la portée de ma bourse. --Jolie éducation, dit Méraud en découpant une carcasse de poulet. Continue, ma fille! --Je ne vous ennuie pas? dit Angèle. --Pas du tout. Elle se mordit les lèvres. --Si tu crois, pensa-t-elle, que je t'en conterai plus que je ne veux! Et elle reprit: --Quand je n'ai rien à faire et c'est tous les jours, puisque ma tante Pivent ne veut pas que j'apprenne un métier, je me promène. Le temps, c'est long! En chemin de fer, quand je vais seulement de Paris à Saint-Cloud, je rencontre des messieurs bien mis, décorés souvent, qui m'écrasent mes bottines et me lancent des regards à mettre le feu à ma voilette; des vieux qui me proposent des sommes, de petits appartements capitonnés; des banquiers qui m'offrent des valeurs en échange de la mienne. Ils appellent ça un capital. Quelquefois par désœuvrement, j'ai des tentations d'accepter, mais ils me déplaisent. En général,--excusez-moi, mon cousin--je trouve les hommes horribles et je les exècre. Il y en a qui me donnent leur adresse ou me demandent la mienne. Ils ont des noms très aristocratiques; ils demeurent dans de beaux quartiers. Presque tous de vieux coquins! Ils me glissent leur carte tout doucement sans qu'on s'en aperçoive. Sont-ils drôles! Il me semble que j'aurais du plaisir à les faire souffrir lorsque je les vois tourner autour de moi, plats comme des limandes, parce que j'ai la peau blanche et les cheveux jaunes! --Tu les hais, les hommes, observa malignement Herminie, mais tu ne détestes pas qu'ils te cajolent! --Dame! par manière de tuer le temps. C'est ennuyeux, la vie. Je voudrais en avoir à molester, comme des chiens, des chats ou des serins dans une cage. --Petite vipère, fit en souriant Méraud. Et quand je pense que Paris est plein de ces méchantes bêtes! Il s'épanouissait; ses trois mentons s'agitaient en tressautant d'aise. Angèle le divertissait avec ses mines futées et la liberté de ses phrases qui abondaient en sous-entendus: Méraud, en dehors de la criée du poisson et du commerce des huîtres, n'avait qu'une vague notion du bien et du mal. Il avait mené une vie des plus débraillées, prenant son plaisir où il le trouvait, travaillant ferme la nuit et le matin, mais le soir courtisant la brune et la blonde, la noire et la rousse, dans son quartier, avec entrain, buvant sec et déposant ses œufs dans le nid de ses voisins sans un atome de remords. La mère d'Angèle, sa cousine à lui, Claire Méraud, avait aussi dans son temps étalé ses dévergondages sur le pavé des halles; mais jamais ses parents ne lui avaient tenu rigueur pour des écarts de conduite dont le carré aux poissons retentissait d'un bout à l'autre. Dans la famille, tout le monde avait son péché sur la conscience. On y traitait les délinquants avec des affabilités et des indulgences réciproques. On se serait bien gardé de lapider les autres pour leurs méfaits quand on avait à se reprocher des méfaits pareils. A l'exception de madame Pivent que sa grosse affection pour son mari, un brave travailleur, avait seule maintenue dans les limites du devoir, les autres femmes du nom, étaient d'affreuses drôlesses dont les bonnets avaient été lancés de bonne heure par-dessus les cheminées du quartier. Enfin, s'il faut tout dire, Gaspard Méraud n'était pas insensible aux délicates beautés de la jeune fille. Élevées à un tel degré, elles équivalent presque à une vertu. Il en tirait vanité et en subissait le charme, comme tout le monde. Angèle le comblait d'aise avec sa grâce naturelle, l'aisance de ses manières, sa démarche onduleuse et serpentine et l'élégance suprême avec laquelle elle portait ses toilettes. Toute la journée elle s'était promenée à son bras. Il avait joui de l'admiration des paysans devant cette frêle et mignonne créature. Angèle avait l'air d'une duchesse égarée dans un milieu de bouviers et de vachères. Et avec ses parents elle était si câline, si caressante, si flatteuse qu'elle les ensorcelait. On lui passait tous ses caprices comme à une enfant gâtée, à une fille unique, ayant trois ou quatre pères qui ne seraient pas jaloux les uns des autres. C'était une bizarre créature que cette jeune fille changeante et volontaire; féroce en face des hommes qui se mettaient à ses pieds, étourdis par sa beauté singulière, très capiteuse, qui répandait un parfum de serre chaude, comme les orchidées et les dracœnas, morbide, pâlie comme une fleur des tropiques transplantée sous les brumes d'un climat trop froid, et en même temps douce, charmante vis-à-vis des siens et n'ayant jamais une vivacité ni un mot dur ou offensant pour eux. Aussi l'aimaient-ils sans lui en vouloir de ses fugues et de ses disparitions que, d'ailleurs, sa tante, la riche madame Pivent, chez laquelle elle avait sa chambre, à la rue du Cygne, couvrait de son silence, toujours prête à l'accueillir à bras ouverts quand elle revenait, comme l'enfant prodigue, à la maison paternelle. Le dîner finissait et la nuit était proche. Le brouillard léger des étangs couvrait les prairies d'un nuage blanchâtre, et dans le lointain, les futaies du parc de Chazolles se découpaient sur les rougeurs de l'horizon où le soleil ne laissait que la trace de son disque de pourpre, quand Méraud demanda tout à coup à la jeune fille qui se taisait: --Est-ce que tu es toujours décidée à partir demain? --Non, dit-elle nettement. --Tu changes d'avis? --Oui. --Alors tu nous restes? --Si vous voulez. --Comment si je le veux! Il la serra dans ses bras courts et robustes, et la colla contre sa poitrine bombée, bardée de graisse. --Tu sais, ma petite Angèle, que tu es ici chez toi. Ne te gêne pas. Je voudrais t'y voir toute la vie. Ah! si j'étais à marier, moi, je sais bien ce que je prendrais! --Y pensez-vous? grommela Herminie. A votre âge! Une jeunesse comme elle! Voulez-vous bien vous taire, vieux roquentin! Angèle se pencha à son oreille: --Laisse-la dire, fit-elle. Et sortons. Nous irons faire un tour du côté du château de monsieur..... Comment dit-on? --Chazolles. --Oui, viens-tu? Il se pencha sur ses cheveux, y appuya sa bouche lippue en aspirant avec bruit les bonnes odeurs qui s'en échappaient. IX La salle à manger du Val-Dieu est, nous l'avons dit, d'une originalité rare et inimitable. Depuis un instant déjà, les feux du lustre allumé pour le dîner éclairaient les reliefs des boiseries magnifiques dues au génie laborieux et patient des moines et les pièces d'argenterie ancienne qui ornaient les dressoirs, du même style que le lambris. Par la spacieuse fenêtre à vitraux, ouverte sur les pelouses, on apercevait des nappes immenses de verdure descendant en pente douce aux bords de la pièce d'eau, où des cygnes gris et blancs glissaient dans leur dignité solennelle et impassible. Les deux petites filles en vedette sur le perron épiaient l'arrivée du châtelain. Dès qu'elles l'aperçurent arrivant au bras du député sous les tilleuls, elles coururent à lui. --Arrivez donc, père, dirent-elles en même temps. Vous êtes en retard. --Et grand-père s'impatiente. En effet, M. Châtenay, en homme ponctuel, habitué dès l'enfance, à calculer des échéances, avait déjà consulté plus d'une fois sa montre en comptant les minutes. La figure de l'ancien banquier gardait un reflet de l'époque qui avait vu ses beaux jours. Il portait la tête haute, comme les parlementaires de la monarchie constitutionnelle. Deux courts favoris encadraient ses joues enduites d'une légère couche de vermillon naturel. Il portait le gilet de nankin avec les breloques de l'orléanisme. Son ventre formait un ouvrage avancé assez considérable et sur son cou gros et court, son chef se balançait avec une majesté tempérée par le sourire bienveillant de l'homme heureux. M. Châtenay n'avait en effet point à se plaindre de sa part de félicité. Il était riche. Il vivait dans un pays superbe, entouré d'une famille florissante et, pour comble de prospérité, il possédait une manie,--une passion si l'on veut,--qui suffisait à le distraire, et abrégeait les heures parfois longues au milieu des bois et des champs, quand on n'y tient pas la hache du bûcheron ou les mancherons de la charrue. Il cultivait cette science vague qui consiste à faire revivre les époques nébuleuses perdues dans la nuit des âges. Il se livrait à des recherches incessantes, fouillant les déserts, étudiant la forme de certains cailloux, les fondations enfouies des murs détruits, les mouvements de terrain qui indiquent un travail d'homme. Il collectionnait les vieux fers, les vieilles poteries, les vieilles armes et les vieux outils. Il avait fait construire à Grandval un immense bâtiment où il accumulait les objets les plus hétéroclites. C'était là, à tout prendre, un passe-temps qui ne nuisait à personne. Il était accablé des sollicitations de plusieurs sociétés savantes qui se seraient fait une gloire de lui ouvrir leurs portes. Seulement avec une modestie au-dessus de tout éloge, il ne voulait accepter leurs offres que lorsqu'il se présenterait en ayant à la main son grand ouvrage sur les antiquités normandes, monument auquel il travaillait depuis le jour où il s'était retiré à la campagne. Ce soir-là il était particulièrement rayonnant. Depuis quelque temps il était sur la trace d'un trésor archéologique invraisemblable. En furetant dans la forêt du Perche, sur la route du Val-Dieu, du côté des futaies de Belavillet et des étangs de la Motte-Rouge, il avait, avec une sagacité prodigieuse,--il s'en flattait,--remarqué en un lieu nommé Rudelande, des ruines d'une étendue considérable. Il y avait là un camp romain reconnaissable à certains talus, fossés et terrassements tels qu'on ne pouvait s'y tromper, pour peu qu'on fût doué de connaissances spéciales, et il possédait à fond la castramétation--un nom barbare--de ces maîtres du monde. Peut-être même était-ce une forteresse disparue et enfouie sous les végétations forestières. En tout cas, c'était une trouvaille. Sa nature importait peu. Avec du flair, on la déterminerait aisément. Même, en pratiquant des fouilles intelligentes, on retrouverait, à coup sûr, des richesses scientifiques inconnues, des monnaies, des armes, des poteries, et, à cette perspective, le toupet orléaniste du banquier se dressait avec un légitime orgueil. M. Châtenay se promenait donc les mains derrière le dos avec la gravité d'un académicien qui élabore son discours de réception et lançait à sa fille, madame Chazolles, qui surveillait le service, des regards glorieux. Les mines mystérieuses du père amenaient un sourire sur les lèvres de la jeune femme. Lorsque les deux amis entrèrent dans la salle où la table resplendissait, chargée de cristaux, de porcelaines et d'argenterie, Chazolles remarqua l'air gai de son beau-père. --Vous êtes content! dit-il. Le banquier se rengorgea. --Vous avez découvert quelque chose? --Je le crois, répondit Châtenay en clignant de l'œil d'une façon très expressive. Chazolles se tourna du côté de Duvernet. --Regarde, dit-il, cette fraîcheur de la santé, cet embonpoint modéré, ce visage épanoui, et admire un philosophe de la bonne école. Ah! vous êtes un homme heureux, beau-père? --Je ne me plains pas, riposta le banquier en se frottant les mains. Et vous, mon gendre? --Monsieur Châtenay peut te répondre: Vous en êtes un autre, dit le député. En effet, jusque-là Maurice en avait été un autre. Ce mot le fit rentrer en lui-même. Dans son pittoresque ermitage, n'était-il pas un sage auquel rien ne manquait? Il avait, comme l'antiquaire, son dada favori, sa grande culture, ses bêtes qu'il entourait de toutes sortes de soins, sa fortune aussi. En outre, il possédait encore la jeunesse, la force, les cheveux et la barbe noirs, une femme charmante soumise à ses fantaisies, n'ayant de regards et d'attentions que pour lui, sa famille enfin, cette belle et souriante famille qui s'asseyait maintenant autour de cette table opulente, en face d'une nature grandiose, au milieu des richesses artistiques qui encombrent le Val-Dieu. Et depuis une heure, lui qui n'avait rêvé rien au-delà de cet horizon borné mais admirable, où ses désirs étaient assouvis, il sentait un trouble inquiétant l'envahir peu à peu; un mauvais levain fermentait au fond de son âme sereine jusque-là. Il ressemblait à un passant atteint tout à coup, au milieu de la rue, d'un typhus contagieux, ou à l'homme sain et fort qui vient de traverser une salle infectée de la pourriture d'hôpital. Il ne pouvait détacher sa pensée de ces yeux à demi clos sous des paupières abaissées qui l'avaient enveloppé d'une sorte de lueur magnétique. Il avait beau faire, il les voyait rivés à lui, ne le quittant pas de quelque côté qu'il se tournât. Même en fermant les siens, il ne parvenait pas à leur échapper. Il voyait aussi cette pâleur délicate et d'un lumineux étrange qui l'attirait comme ces fleurs empoisonnées qui s'offrent aux baisers du passant et dont le parfum est pénétrant et mortel. Vainement il tentait de se soustraire à cette obsession foudroyante, imprévue, qui s'était emparée de lui violemment, dans un guet-apens tendu à sa tranquillité, à son repos, qu'il croyait inattaquables. Pour y échapper, il laissait errer ses regards des cheveux bruns de sa petite Thérèse, le vivant portrait de sa mère, aux cheveux blonds de Marthe, la plus jeune. Dix fois pendant le dîner, il les appela et les couvrit de baisers, espérant se défaire de ce fantôme troublant auquel un hasard l'avait livré. Il contempla son adorable Hélène, sa compagne de quinze ans, la source d'un bonheur que rien n'avait altéré. Elle était là, épanouie dans sa splendeur de mère, plus belle qu'à sa vingtième année, sans rides, sa forêt de cheveux sombres lui formant une sorte de diadème, forte et douce, ayant des paroles aimables pour tout le monde et parfois, pour son mari, un coup d'œil, un éclair, empreint d'une tendresse infinie. Il pensait à sa félicité qu'aucun orage n'avait obscurcie, à sa vie qui s'écoulait dans une retraite au seuil de laquelle les tempêtes du monde venaient expirer. Les vents déchaînés rident à peine la surface des étangs et bouleversent les mers. Et malgré tout, les yeux de myosotis de la Parisienne le fixaient avec obstination, invisibles pour les autres, pleins d'une flamme latente qui le brûlait comme un jet de vapeur qui l'aurait atteint en pleine poitrine. Dans la gaieté des convives, sa distraction passa inaperçue. Denise harcelait son ennemi personnel, Duvernet, de questions sur ses projets: --Que ferez-vous quand vous serez aux sommets où vous prétendez parvenir? --Je ferai comme les autres. Je dégringolerai. Mais le député observait son ami. Lorsqu'on passa au salon, il s'approcha de lui. --Qu'est-ce que tu as? lui demanda-t-il. Chazolles tressaillit et répondit vivement: --Rien. --Si. Tu es distrait. Tu ne parais pas dans ton assiette. Qu'est-ce que tu as? --Rien. Des idées. Il sortit, seul, pour éviter des questions auxquelles il ne voulait pas répondre; il s'en alla dans les bosquets du côté de la rivière, où le brouillard des prairies s'élevait et répandait une fraîcheur humide. Il aurait rougi d'avouer ses préoccupations. Quoi! lui, l'homme considéré, considérable de la contrée, entouré de l'estime de tous, de l'amitié du plus grand nombre; le privilégié, placé par les hasards de sa naissance dans une magnifique position de fortune, dominant les voisins de son luxe, environné de tout ce qui peut plaire, d'enfants superbes, comblé de tendresses par une femme gracieuse, attrayante, pourvue de talents supérieurs qui donnaient un certain relief, une élégance de bon goût à ce qu'elle touchait; lui, le père de petits êtres frais, roses, bien bâtis, qui l'enlaçaient de leurs bras, avec ces paroles si touchantes au cœur de l'homme, murmurées chaque jour, lui enfin le campagnard vigoureux, fort, solide comme un lutteur antique, le chasseur infatigable, le cavalier intrépide, aux nerfs robustes, trempés comme l'acier, à la tête ferme, il se laisserait terrasser, dompter par le premier regard d'une étrangère, d'une inconnue, pâle comme un soir d'automne, mièvre et frêle comme une fleur exotique, languissante sur sa tige et qu'un jardinier imprévoyant a négligé d'arroser. Ah! par exemple, ce serait trop drôle. Et humiliant, en vérité! Cela ne s'était jamais vu et ne se verrait pas. Il se secouait pour se bien convaincre qu'il était éveillé. Il se raidit et il lui vint au cœur une amertume en pensant à ce caprice du sort qui plaçait l'objet de ses méditations forcées, cette fille de rien qui l'occupait malgré lui, dans la ridicule bicoque d'un ancien courtier des halles sur le compte duquel on imaginait chaque jour au Val-Dieu une plaisanterie nouvelle,--inoffensive à la vérité,--depuis que le Méraud était venu s'établir dans le pays, y étalant son luxe criard qui jurait avec la simplicité rustique des cultivateurs parmi lesquels il s'était implanté comme un intrus. Le Parisien avec ses fantaisies d'Asnières ou de Bougival, lui avait gâté un coin de son paysage. Vingt fois, il l'avait donné au diable avec sa servante équivoque, cette haridelle efflanquée, étiolée, qui frottait du matin au soir ses fenêtres et ses murailles, même à l'extérieur, avec la religion d'un sacristain qui fourbirait la châsse remplie des reliques d'un saint vénéré. Et c'était là, dans ce grotesque tabernacle, sur ce reposoir du manieur de congres et de raies en retraite, qu'il allait adorer son idole, admirer la divinité qui lui tirait les yeux, l'étoile qu'il voyait scintiller quand toutes ses félicités réelles, solides, certaines se trouvaient repoussées dans les ténèbres par cet éclat de strass et de clinquant! Il errait, fuyant les autres, ayant besoin de solitude, dans les allées les plus écartées, lorsqu'il fut frappé par un bruit de voix qui se rapprochaient de lui. La nuit arrivait, une nuit claire et tiède de juillet. Sous les bosquets, on ne distinguait plus rien. Il se retrancha contre ces importuns à l'abri d'un chêne creux, énorme et bas, si vieux qu'il tombait en poussière et que la sève ne circulait plus que dans l'épaisseur des écorces, seules restées debout. C'étaient l'antiquaire et le député qui se promenaient bras dessus bras dessous, en causant avec animation. Ils s'arrêtèrent auprès du chêne. --Moi, je vous affirme, disait Duvernet, que vous devriez conseiller à votre gendre de prendre cette position. Il le peut. Il est très aimé dans le pays. Il n'a qu'à étendre la main. Le préfet me l'a déclaré vingt fois. --Ma fille s'y oppose. Elle adore Maurice, et voulez-vous que je vous dise, je la crois jalouse, très jalouse, sans qu'il y paraisse. Ici, entre nous, elle le tient. Elle n'a pas de concurrence à redouter. Tandis que dans ce damné Paris! Dame! nous le savons bien, n'est-ce pas? Les tentations sont si communes! --Et si violentes! --A qui le dites-vous? --Gredin! Le banquier donna un léger coup sur le ventre du député qui se mit à rire. --Mais s'il s'ennuie? objecta Duvernet. --S'ennuyer! Il n'en a pas le temps. --Oui, je connais l'argument. Ses étalons, ses bêtes à cornes, ses cultures, le colza, les trèfles, les luzernes, les mérinos perfectionnés, ses coqs Brahma, ses Crèvecœur! --N'est-ce rien? --C'est beaucoup, mais... --Ce n'est pas tout dans la vie. Voilà ce que vous entendez. --Certainement. Et votre fille, elle-même, doit parfois regretter de se confiner ici, de s'exiler loin de Paris, son pays natal, sa véritable patrie. La campagne, c'est merveilleux, cher monsieur, mais les contrastes en font valoir les qualités. Voyez donc la différence. Dans votre splendide hôtel du Cours-la-Reine vous réuniriez tout votre monde, la couvée entière, et les distractions ne vous manqueraient pas. Ce serait un fête perpétuelle. Et puis... --Et puis quoi? demanda Châtenay. --Vous avez une fille, charmante, vive, qui n'est pas ennemie du plaisir. --Denise? --Oui, Denise. Il faudra la marier. --Rien ne presse. --Sans doute, mais une jeunesse comme elle doit trouver la retraite qu'on lui impose un peu dure, parfois. --Hé! Hé! Il y a du vrai dans ce que vous dites. --Il y en a beaucoup. Elle adore sa sœur. Elles ne peuvent pas se quitter. Il faut donc que la smala émigre à Paris tout entière. --C'est bon, mais lui, Maurice, habitué à une vie active, qu'est-ce qu'il fera là-bas? --Député? Tout ce qu'il voudra. --Des discours. Ce n'est pas la peine. Il en pleut. C'est une averse, un déluge. Nous sommes noyés dans les discours. Je ne dis pas cela pour les vôtres. --Ne vous gênez pas. --Raisonnons. Vous êtes un avocat distingué, vous, mon cher Duvernet; vous arriverez au pinacle. On dira le ministère Duvernet sous peu. Grand honneur pour nous, vos amis, mais Maurice! --Ne riez pas. Si votre gendre était député, qui est-ce qui l'empêcherait d'avoir aussi son portefeuille? --Bah! --Mais vous savez qu'il nous enfonçait comme il voulait au lycée. Il avait tous les prix. Une facilité de travail incroyable! Lauréat du grand concours! --Ah! cher monsieur, ministre! Que dites-vous là? --Pourquoi non? --Y pensez-vous? --Très sérieusement. --Quel portefeuille? --Mais le premier venu. Celui de l'agriculture, par exemple. Hein? Châtenay posa sa main sur la manche de Duvernet. --Ah! non, pas celui-là, mon ami! --A mon tour, je vous demanderai pourquoi? --Voyons, un agriculteur! Ça ne peut pas être ministre de l'agriculture. Un quincaillier, un avoué, un médecin, tout ce que vous voudrez, mais pas un agriculteur. Ça ne s'est jamais vu. --Vous êtes facétieux, cher monsieur Châtenay, agréablement facétieux! --Non, riposta le banquier, je suis réactionnaire. Les deux hommes se levèrent du banc où ils s'étaient assis et s'éloignèrent en riant. Chazolles quitta son chêne, la retraite d'où il les avait écoutés. X Il se dirigea lentement vers le château. Si huit jours auparavant ou la veille seulement, on lui avait soutenu que la perspective d'une candidature à la députation ne le mettrait pas en colère, si on avait osé prétendre qu'elle ne serait pas repoussée brutalement, avec dédain, il aurait offert de tenir n'importe quel pari contraire. Ou il aurait supposé qu'il devenait fou et qu'il était prudent de l'enfermer en le confiant au docteur Blanche ou à quelqu'un de ses émules. Échanger son indépendance, sa bonne liberté contre cette servitude, mal déguisée sous un manteau honorifique, qui consiste à se tenir à la discrétion de ses électeurs, à abdiquer le droit d'aller et venir à son gré, de surveiller à l'aise ses blés naissants, ses étables, ses jardins, de chasser selon son caprice et de vagabonder au nord, ou au midi, dans ses prés verts, ses champs de luzerne, ou aux profondeurs mystérieuses de la forêt, se faire le serviteur des autres, cette perspective lui aurait semblé des plus absurdes. Et cependant les paroles de Duvernet l'avaient caressé agréablement, comme une brise d'avril chargée de bonnes odeurs, qui vous souffle au visage par une tiède matinée. Cette idée le choquait moins. Elle ne le choquait même plus du tout. Député! Ce mot était gros de promesses. Les beaux yeux de la Parisienne le réconciliaient avec Paris et la députation expliquerait naturellement un changement dans ses habitudes. L'obligation de se métamorphoser, pour lui raide et fier au fond malgré ses allures ouvertes et cordiales, en quémandeur de suffrages, de rédiger des placards fallacieux, d'afficher ses opinions sincères ou fardées, de se mettre aux genoux des électeurs en tendant vers eux des professions de foi humbles et emphatiques, comme un aveugle tend sa sébile au pont des Arts, la pensée de voir sa personne livrée aux controverses et son nom collé sur toutes les murailles de l'arrondissement, ce tapage enfin et cet éclat, dont il avait horreur le matin encore, ne l'effrayaient plus. Parce que là-bas, tout au fond, dans les ténèbres de son âme soudainement obscurcie comme une eau limpide dont on a remué la vase, il voyait flotter les spectres des amours inconnues, comme les mages l'étoile biblique qui les menait à travers le désert à la crèche où ils cherchaient le Messie. Et lorsque, rafraîchi par l'air du soir, il rentra au salon, où Hélène et sa sœur jouaient à quatre mains le menuet de Boccherini, il fut tout heureux quand, les derniers accords plaqués sur le piano à queue d'Erard, Hélène se leva, et, posant ses deux bras à demi nus sur les épaules de son mari, elle lui dit: --Tu sais la nouvelle? --Quelle nouvelle? --Le père Mahirel est à l'extrémité. Celui qu'on appelait avec cette irrespectueuse familiarité le père Mahirel, était un riche marchand de bois d'opinions flottantes et plutôt réactionnaires, comme celles de M. Châtenay. Au fond, il n'existait pas, dans les pays les plus despotiques, de boyard ou de pacha qui lui fussent comparables. S'il avait pu suivre ses inspirations, il aurait rétabli la gehenne, la torture, les culs de basse-fosse, les oubliettes et la pendaison, haut et court, au premier chêne venu. Mais, en paysan narquois et madré comme pas un, il comprenait son temps. Il s'était procuré une peau de mouton à longue laine et l'endossait par dessus sa peau d'ours mal léché. Sa principale finesse était de compter sur l'incommensurable sottise des autres. Tout ce qui peut flatter la masse du populaire, l'argent pour rien, la réduction des impôts, point de service militaire, la paix permanente, ce desideratum des campagnards qui ne sont pas si bêtes, il le garantissait sans vergogne. Les petits surtout étaient l'objet de ses flatteries et de ses prédilections; il s'aplatissait devant eux, parce qu'ils ont le mérite du nombre. Naturellement les promesses ne lui coûtaient rien. Il est juste de reconnaître qu'elles ne rapportaient pas davantage. Son élection, à l'entendre, était une panacée universelle. Va-t'en voir s'ils viennent, Jean! A la Chambre, il s'était acquis une agréable notoriété par ses motions périodiquement reproduites. Il sollicitait, avec constance, des encouragements pour l'agriculture. C'était creux, c'était vague, c'était nébuleux; l'agriculture n'en était pas plus encouragée et râlait dans le marasme, mais les électeurs se frottaient les mains et disaient: --Il pense à nous! Il ne leur en faut pas davantage pour être heureux! Bon peuple! Et on te calomnie! Le père Mahirel avait d'autres cordes à son arc. Il distribuait des quantités incroyables de poignées de main. C'était la seule aumône dont il ne se montrât point avare. Et il invitait par fournées les électeurs à son château, car il en avait un. A la vérité, cette résidence n'a aucune prétention à rivaliser avec Chambord ou Chenonceaux. C'est une assez vaste masure, située à l'entrée d'un village indigent, au milieu de pâturages maigres et dans un site dépourvu de poésie. L'ancien marchand de bois avait acheté la ferme qui accompagne cette bicoque délabrée, à vil prix, et rafistolé les bâtiments tant bien que mal. Là, il tenait en réserve d'abondantes provisions de piquettes du Midi qu'il versait libéralement à ses visiteurs en décorant ce breuvage du nom des vignobles les plus honorables. C'est la foi qui sauve. Non pas que les Normands des confins du Perche soient sans finesse. Leur réputation est faite, mais le père Mahirel était plus fin que les autres. Il débitait avec un aplomb imperturbable de si colossales bourdes qu'on s'y laissait prendre. Très actif, remuant comme une peuplade de fourmis, et sur pied dès l'aurore, on le rencontrait aux foires, aux marchés populeux, à tous les bouts de champ, sur les routes, le long des chemins vicinaux ou de traverse, causant aux laboureurs, aux cantonniers, aux bergers, aux facteurs, aux gendarmes, gardiens de l'ordre public en tournée, et même aux mendiants, ne négligeant personne et réalisant cette condition que les savants déclarent irréalisable: l'ubiquité. Sa guimbarde crottée, dont la splendeur n'offusquait personne, était connue d'un bout à l'autre de l'arrondissement. Lorsqu'on apercevait dans une rue de bourgade la bête de labour qui traînait, essoufflée, cette sale relique d'un autre âge, on disait: --Voilà notre député. Depuis qu'il avait supplanté son prédécesseur, à l'aide de ses trucs et de ses manœuvres champêtres, il s'était emparé, non sans adresse, de ses électeurs, grands enfants faciles à éblouir, et s'était établi dans la contrée comme un lord anglais dans un bourg pourri. Il y en avait qui disaient en le voyant si rond, si paterne, si généreux en paroles, la main et le cœur constamment ouverts: --Ce pauvre M. Mahirel, il s'ôterait le pain de la bouche pour nous. En somme, il ne s'ôtait rien du tout, encaissait son traitement, économisait ses rentes, poussait sa progéniture, casait ses amis, et vaquait à ses petites affaires, gratis, à l'aide de cette bonne loi du parcours gratuit qu'il avait votée avec enthousiasme. Au demeurant, le meilleur député du monde. Il ne fallait donc pas songer à le renverser du piédestal où il s'était juché, comme un perroquet sur son perchoir. C'était un malin. Aussi, à la nouvelle que lui apprenait sa femme, Chazolles qui dissimulait avec elle pour la première fois de sa vie, se sentit intérieurement flatté de l'ouverture prochaine de cette succession. Mais il se contenta de répondre: --C'est un bruit qu'il répand pour se rendre intéressant. Un roublard, va donc! --Non, c'est très grave, à ce qu'on assure. --Les médecins le guériront. Duvernet qui causait dans un coin avec le financier et Denise, se retourna: --Tu les flattes, dit-il. --Et puis, qu'est-ce que cela nous fait? objecta Chazolles. Hélène se serra contre lui et lui soupira à l'oreille: --Si, ce serait un moyen. --Un moyen de quoi? --De te distraire. Elle avait hésité un moment et le regardait en face, de tout près, dans les yeux. Il vit son anxiété: --Mais je ne m'ennuie pas, s'écria-t-il. Je ne m'ennuie jamais. On me calomnie. --Duvernet me le disait pourtant tout à l'heure. --C'est un traître. On devrait le poursuivre pour délit de fausses nouvelles. Pourquoi pense-t-il?... --Bien vrai? --Ah! çà, tu ne l'as pas cru, toi, au moins? Il prit le bras de sa femme, tendrement, le passa sous le sien et l'entraîna au dehors dans le parterre dont les corbeilles répandaient dans la nuit leurs parfums pénétrants: --Pour que je m'ennuie, dit-il, il faudrait qu'il me manquât quelque chose. Et il ne me manque rien. --Qu'en sait-on? --Est-ce que je ne t'ai pas, toi, mon Hélène, une perle? Est-ce que tu n'es pas toujours aimable et bonne? Ai-je jamais surpris dans tes yeux un reproche, une lassitude, une malice? --Je vieillis. --Quelle erreur! --Pense donc! Trente-quatre ans. --Tu peux être coquette et n'en avouer que vingt-cinq. --Un jour viendra où je serai laide. --Jamais. --Hélas! --Jamais pour moi du moins. Tu seras toujours fraîche, jeune et belle. Mes souvenirs me resteront. Ils me rappelleront la douce Hélène de nos vingt ans, la gracieuse, la svelte, la mignonne Hélène de la jeunesse. Il me semble que le temps au lieu de nous désunir nous rapprochera, et que plus nous irons, plus nous nous appuierons l'un sur l'autre. Je t'aime mieux que le premier jour! Hélène se haussa sur ses pieds cambrés, Maurice abaissa sa haute taille et leurs lèvres se rencontrèrent. Ils marchèrent quelques pas en silence, la main dans la main, comme aux premiers temps de leur union. --Et puis, je n'ai pas que toi, reprit-il. Il y a aussi les deux petites qui nous égaieront quand nous serons vieux, dans trente ans d'ici pour le moins; Thérèse et Marthe, qui ne seront jamais si jolies que leur mère. Et mon autre famille, là-bas, toutes mes bêtes, les moutons qui bêlent quand j'arrive, les chevaux qui hennissent en secouant leurs chaînes d'acier dans les stalles, les chiens qui aboient, les vaches qui me tendent leurs bons gros mufles humides. Et les récoltes qui poussent, les blés qui se dorent, les prés qu'on fane, les pommes qui rougissent aux arbres; et les poissons qui filent par bancs dans la rivière; les chevreuils qui allongent le cou dans les chemins de la forêt et galopent dans les bruyères; les lapins qui font leur toilette matinale dans la rosée et se glissent dans les terriers au moindre bruit, n'est-ce rien? Et je m'ennuierais? Mais je serais donc difficile à contenter! Et ton père si bon avec ses manies innocentes! Ta sœur Denise, ta doublure pour la grâce et la bonté du cœur! M'ennuyer! Mais je serais un fou, un sot et un insatiable! Le bras d'Hélène frémissait, mais c'était de joie. Ce Duvernet lui avait fait une peur! Elle le dit et Maurice la rassura. --Si pourtant tu étais ambitieux, fit-elle, comme les autres. Car aujourd'hui, c'est une maladie à la mode, l'anémie des hommes. Il ne pensait plus du tout à la pâle inconnue. La chaleur du sein d'Hélène, les parfums de ses cheveux, son sourire dévoué, ce sourire aux belles dents d'une irrésistible séduction, la pression de son bras nu lui faisaient oublier cette apparition malfaisante pareille au feu follet qui voltige sur un marécage vaseux. --Ambitieux, murmura-t-il, oui, de ton amour, ma chère âme, du bonheur, du bien-être dont nous jouissons ensemble. Est-ce qu'il te manque quelque chose, à toi? --Non. --Et à moi, donc? --Duvernet et mon père soutiennent qu'il te faut une distraction, et si vraiment le père Mahirel venait à disparaître!... --Tu consentirais à me voir prendre sa place? --A tout ce qui te flatte, mon ami. --Nous irions à Paris? --Nos moyens nous le permettent et ce serait une occasion pour marier Denise. Elle a bientôt vingt ans. --Non, dix-huit seulement. Elle parlait doucement, avec une certaine timidité, attendant sa réponse. Il la prit dans ses bras nerveux et l'éleva jusqu'à ses lèvres. --Chère et sainte femme! lui dit-il. Tu crois que je suis las de la campagne, las de notre félicité tranquille, et tu te sacrifierais, comme toujours. Eh bien! attendons. C'est un projet qui vient de Valéry. Peut-être aussi de Denise. Elle aime les fêtes, le monde, le théâtre. C'est de son âge. Nous verrons. Nous avons le temps. Nous en reparlerons. Il veut être ministre, lui. C'est son idée; moi je ne désire rien. Je ne me plains pas de mon sort. Tu me diras ce que tu veux. --Tout ce qui peut te plaire. --Tout? --Oui. Elle ajouta en cachant sa tête sur l'épaule de son mari: --Pourvu que tu me restes! XI Quelques jours s'écoulèrent, paisibles pour les hôtes du Val-Dieu. La maison suivait son train accoutumé. Chazolles se levait dès l'aurore, visitait sa ferme, se promenait une heure ou deux dans les champs, avec ses chiens favoris, deux braques excellents au poil blanc semé de taches orangées, qui marchaient à quinze pas du maître, flairant, le nez haut, les sainfoins où les perdrix se glissaient dans les touffes serrées qui étaient à ces volatiles ce que sont les taillis de la forêt pour les chevreuils et les cerfs qui s'y promènent en hardes nombreuses. Ou il passait sa revue dans les cours, à la porte des étables où les bœufs indolents ruminaient endormis sur la litière fraîche. Les servantes arrivaient des pâturages où les vaches laitières paissaient en liberté, avec leurs pots à lait en cuivre jaune, à la mode du Cotentin, cruches banales que M. Châtenay était tenté de prendre pour des amphores étrusques ou des buires antiques. Ou encore il faisait des armes avec son fidèle Joseph. L'heure du déjeuner sonnait bientôt au campanile du manoir et la famille prenait joyeusement son repas du matin, les fenêtres ouvertes, en jouissant de la perspective riante du parc et de la forêt qui ondulait sur le coteau d'en face, dans la violente lumière du mois d'août qui commençait. Duvernet profitait des vacances des Chambres et se retrempait dans l'air balsamique de la campagne. Le soir, ils allaient dîner à Grandval, en escortant la voiture des dames, ou Denise et son père venaient au Val-Dieu. Lorsqu'il se promenait avec son intime, pour lequel il n'avait point de secrets, Maurice ne desserrait pas les lèvres au sujet de l'apparition qui l'avait si fortement impressionné le dimanche d'avant. Il évitait avec soin toute allusion à cette excitante créature qui devait exercer une si pernicieuse influence sur sa vie. Il redoublait aussi d'empressement auprès de sa femme. Plus souvent et avec plus de chaleur, il couvrait de baisers le front et les cheveux de ses filles. On eût dit qu'il jouissait des derniers jours de l'affection de ces êtres qui jusque-là étaient tout pour lui et au delà desquels il n'avait rien entrevu, rien rêvé, rien ambitionné. Il se tenait abrité dans ce refuge où il avait si longtemps évité la tempête. Il se cramponnait à cette félicité obscure et parfaite, comme s'il avait redouté de la voir s'évanouir en fumée; il quêtait des alliances pour cette guerre qu'on lui déclarait et dans laquelle il ne se sentait pas le plus fort. Cependant, souvent, très coquettement botté, son veston bleu lâche et pourtant très seyant, sa cravate blanche à pois négligemment nouée, il entraînait Duvernet à de courtes excursions en forêt, sous divers prétextes, et ils allaient côte à côte, cavalcadant, le cigare aux lèvres, errer une heure ou deux dans les endroits déserts des bois, ou au bord des étangs, battant les joncs d'où les halbrans s'envolaient péniblement, trop jeunes encore. Et toujours, en allant ou venant, il fallait passer par le petit bourg, sur le communal, au bord duquel on admirait la villa du poissonnier devenu villageois. Toujours aussi, il voyait un rideau se soulever à une certaine fenêtre de l'étage supérieur et le visage d'Angèle apparaître pâle et souriant avec une insidieuse malice. Ou dans le jardin étroit, appuyée à la grille, la jeune fille attendait, un chapeau de paille sur ses cheveux brûlés, le passage des deux cavaliers. D'un signe de tête imperceptible, elle saluait Chazolles, le remerciant de sa visite, car elle devinait qu'il n'avait pas d'autre but que de l'apercevoir une seconde et d'un clignement des paupières, elle lui faisait entendre qu'ils étaient d'intelligence. Et en effet, ils ne s'étaient pas adressé une parole, mais ils se comprenaient à merveille. Angèle avait la divination des femmes pour les choses d'amour. Dès le premier regard de Chazolles, ce long regard qui s'était appesanti sur elle et où il y avait de tout, de l'admiration, de l'étonnement, de la convoitise, de la crainte même, elle avait senti qu'elle était destinée à jouer un rôle dans sa vie, qu'il y avait entre eux une sorte de fluide électrique qui les mettait en communication et dont ils avaient reçu la commotion l'un et l'autre; qu'enfin elle n'avait qu'à attendre l'heure fatale de la conjonction qui les réunirait. On aurait pu supposer qu'elle savait l'instant précis du passage de Chazolles. Chaque jour elle était plus ravissante avec ses cheveux tombant en torsades sur sa nuque ronde et ferme, avec la rose éclatante tranchant sur la neige de sa peau, dans l'échancrure de sa robe claire, avec ses bas de soie tirés avec soin et ses petits souliers découverts moulant un pied d'Espagnole, avec ses mains d'enfant, soudées à ses bras par un poignet d'une aristocratique délicatesse. Dans cette muette comédie de l'amour, tous les avantages étaient de son côté. Elle savait ce qu'elle voulait et où elle allait. Elle n'avait plus besoin de s'initier à la science du libertinage, dont elle avait à loisir pris les dernières leçons. Sous un visage d'une sérénité de vierge, elle cachait les instincts les plus dépravés. Il fallait entendre sa tante, madame Pivent, raconter son histoire à sa voisine des halles, Florence Capin, lorsque, sur les dix heures du matin, Angèle venait, rayonnante et parée, dans ses toilettes fraîches, embrasser à deux bras la grosse poissonnière. --Elle est jolie comme un ange, votre nièce, disait Florence. Qu'est-ce qu'elle fait? --Rien. --C'est vous qui lui payez ses belles robes et ses chapeaux à plumes, madame Pivent? Un hoquet montait à la gorge de la marchande, mais elle répondait tout de même, avec un étranglement qui passait: --Oui. Que voulez-vous, ma bonne, nous l'avons gâtée, cette petite. Pivent ne voulait pas la voir se gâcher à un banc, comme nous. Il n'y avait rien de trop beau pour elle. Elle était orpheline. Ma sœur Claire est morte de bonne heure. Elle couvait des chagrins. Et puis cette pauvre fillette était si fluette, que Pivent avait des faiblesses pour elle. On l'a fourrée en pension à Sceaux, comme une demoiselle, mais elle ne pouvait pas tenir en place. Elle a changé dix fois de maison. Enfin elle en est sortie pour n'y plus retourner. La dernière fois, c'était dans un pensionnat du côté de Sèvres qu'on l'avait casée. Personne n'en voulait à cause de ses caprices. Quand elle est revenue à la maison, c'était la même vie. Du vif-argent dans les veines, mame Florence, mais pas moyen de se fâcher contre elle. Une enjôleuse. Pivent en raffolait. Il aurait fait une maladie de s'en passer une minute. Quand il ne la trouvait pas en rentrant le soir, il lui semblait que la maison était vide. Malheureusement, depuis la perte de mon pauvre mari, je ne peux pas la surveiller comme il faudrait. Vous comprenez, elle s'ennuie toute seule; elle va se promener; et une jeunesse comme elle, c'est tracassé par un tas de gens. Tout à fait sa pauvre mère! Elle était trop coquette et il ne manque pas de propres à rien qui rôdent autour des jolies filles. Elle prit un maquereau et de colère elle le jeta violemment sur le marbre où les poissons s'étalaient, dans l'humidité gluante, avec leurs couleurs de nacre rose ou de bronze florentin. --Je voudrais les aplatir comme ça, conclut-elle en écrasant une écrevisse entre ses doigts. Elle ne disait pas la colère qu'elle gardait dans l'âme, non contre sa nièce, il lui était impossible de la haïr, mais contre ceux qui la lui avaient prise. Elle contait sans se faire prier l'histoire de sa sœur, mais elle se taisait sur Angèle et ses chutes, la couvrant de son indulgence toute maternelle. --Voyez-vous, mame Florence, disait-elle, son père, on ne l'a jamais connu. Ma Claire, une brave fille, n'a pas voulu nous le nommer. Elle nous a dit qu'il était mort. Je n'en ai rien cru. J'ai toujours soupçonné un vaurien de ma connaissance, qui tournait autour de notre étal, un de ces jolis cœurs qui n'ont pas le sou, ne travaillent pas et ne se privent de rien tout de même. Miséricorde! ma pauvre Florence, on aurait pu le mettre à l'étalage! Claire était faible et bonne comme du pain. Ce n'est pas sa faute. Et fraîche comme un printemps! Un bouquet! Sa petite me la rappelle quelquefois. Elle est morte en nous la laissant. Par malheur, l'enfant a du sang de son père dans les veines et c'est un mauvais lot. Son blâme n'allait jamais plus loin. Elle continuait: --On ne pouvait pas l'abandonner pour ça, n'est-ce pas? Nous autres, nous étions économes comme des fourmis. Gaspard de même. Il a arrondi sa pelote. Tout ce bien-là doit revenir à la petite. Elle nous est restée toute seule, blonde, blanche, toute mignonne avec une tête d'ange. On n'allait pas la laisser sur le pavé, à grelotter l'hiver sous la voûte des halles, les pieds dans l'eau. C'était un meurtre, un massacre! On en a fait ce que vous voyez. Si elle tourne mal, tant pis. Nous n'aurons rien à nous reprocher. Si elle avait poussé plus loin ses confidences, elle serait entrée dans des détails lamentables. Elle aurait appris à ses voisines, à ses confidentes, que cette enfant pour laquelle elle avait autant de faiblesses que son--homme--leur avait, à seize ans, glissé entre les doigts avec la vivacité de l'équille plongeant dans le sable au bord du flot. On ne savait seulement pas où la repêcher ni ce qu'elle était devenue. Ce malheureux Pivent la cherchait du matin au soir en se faufilant partout comme un furet. Sa désolation faisait peine à voir et il était devenu, de chagrin, plus sec qu'une merluche. Il en perdait la tête et négligeait les plus chers intérêts de son commerce. A la criée, il laissait passer les meilleures occasions sans en profiter et se faisait adjuger par inadvertance des mannes de soles ou des lots de merlans à des prix dérisoires de cherté. Madame Pivent s'était vue obligée de prendre le gouvernail et de diriger la barque. Le mari avait donc pu se livrer en toute liberté à ses recherches. Un soir, après plus de six semaines perdues, il rencontra la fugitive à l'Élysée-Montmartre en compagnie d'un grand bohème dégingandé d'une tenue extravagante, au moment où ce fantoche,--un poète!--initiait la jeune fille aux principes d'un chahut accentué. Le malheureux poissonnier fut pris d'un tel saisissement qu'il resta immobile une seconde, puis il se précipita sur le bohème et lui administra une épouvantable volée. Le poète resta sur le carreau, cassé en deux. Le vainqueur, dûment appréhendé, fut conduit au poste, et huit jours après, expira de colère rentrée. A la vérité, il avait rossé le séducteur enamouré, mais ce qu'il voulait, c'était sa petite, et pendant la bagarre, elle avait filé au bras d'un autre ravisseur, un rapin de la rue de Laval, chez lequel elle était allée poser pour un portrait qui ne fut jamais admis au Salon, malgré l'incontestable perfection du modèle. Tout lui était bon. Le sang de son père et des Méraud mélangés! Madame Pivent était bourrue, fruste, raide en paroles, robuste comme un portefaix, taillée à coups d'eustache, comme un bûcheron, légèrement barbue à la lèvre supérieure. C'était à croire qu'au dernier moment le créateur s'était trompé de sexe, mais elle possédait une qualité essentielle et dominante, le dévouement entier, vaillant et solide. Malgré ses accès de colère contre sa nièce, malgré ses rancunes pour le mal qu'elle leur faisait, à eux qui la traitaient comme une fille bien-aimée, malgré même la mort de son mari dont Angèle était la seule cause, peut-être même en raison de ces grosses peines dont cette fille aussi légère qu'attrayante avait été la source, elle gardait au fond du cœur une immense tendresse, une affection irritée contre cette créature indomptable et vicieuse, un amour pareil à l'emportement insensé d'un amant pour la maîtresse qui le trompe. Angèle, pour madame Pivent, représentait l'objet qu'il faut cultiver, sur lequel on dirige les élans d'une âme qui ne peut rester vide, sa seule distraction, l'unique amour auquel elle se serait sacrifiée avec l'irrésistible passion qui veut qu'on se dévoue à quelqu'un ou à quelque chose. La petite Angèle était la seule défaillance de cette virago des halles. Dans son appartement de la rue du Cygne, au quatrième d'une vieille maison délabrée, elle éprouvait une tristesse morne lorsqu'en rentrant elle ouvrait la chambre de sa nièce, ou mieux de sa fille, et qu'elle apercevait le lit blanc couvert de sa housse de filet bleu, aux rideaux de mousseline fraîche, intact et sans un pli, les chaises soigneusement rangées, la toilette de marbre blanc dans le même état qu'elle l'avait laissée le matin. Elle appelait sa bonne, une petite Bretonne du Morbihan, qui répondait au nom de Brigitte et commençait son apprentissage sous les ordres de la poissonnière: --Brigitte, as-tu vu ma nièce? Le plus souvent la Morbihannaise répondait: --Non, madame; elle n'est point venue, bien sûr. Quelquefois, au contraire, Angèle avait fait une apparition dans la journée aux yeux émerveillés de la petite bonne. Elle arrivait dans des toilettes tapageuses, très soignées depuis la bottine de Ferry jusqu'au mantelet de la bonne faiseuse. Elle avait l'instinct de l'élégance et, ses premières armes faites dans le monde de la galanterie, elle s'était promptement classée parmi les filles qui occupent les oisifs des cercles, font sensation au Bois dans une victoria de grande remise, aux samedis du Cirque, aux premières des petits théâtres et ornent les cabinets des cabarets à la mode comme une pièce rare de Sèvres ou de Rouen décore les crédences d'une salle à manger de millionnaire. Sans renoncer à ses liaisons du début, elle en était venue à les dissimuler et le hasard l'avait lancée dans une sphère plus brillante. Ce hasard s'était manifesté sous la forme d'un jeune seigneur qui porte un nom célèbre, et lui prête un nouveau relief auquel ses aïeux n'ont certes pas songé. Le duc Savinien de Charnay est l'inventeur d'une chose nouvelle à laquelle il a fallu un nom nouveau. Il l'a trouvée sans peine, et son imagination étiolée, rachitique comme sa personne ne s'est pas mise en frais. Le pschutt est né grâce à lui; grâce à lui il a été baptisé. Pschutt signifie tout ce qui est excentrique aux latitudes où rayonne la jeunesse mondaine, tout ce qui est supercoquentieux, tapageur, ineffable de goût et neuf dans la mode, la déesse du groupe présidé par ce Brummel maladif et malingre. Il est très pschutt de faire un souper à cinq louis par tête, au grand Seize, en compagnie de demoiselles dont l'esprit et la poitrine sont également décolletés; très pschutt de porter au doigt, à sa cravate ou à sa chemise des diamants que les Charnay du vieux temps laissaient à leurs femmes; très pschutt encore de se prélasser aux courses, à Longchamp ou à Chantilly, en compagnie d'une admirable drôlesse qu'on lance, et plus pschutt, de cent coudées, de la céder, fleur effeuillée, avec indifférence et lassitude à ses amis et connaissances, après en avoir froissé quelques pétales; pschutt, de manier un steppeur sans rival sur le boulevard; pschutt, de compromettre une femme du monde; pschutt, de trouver une coupe de veston originale et de la commander à son tailleur; pschutt, d'éconduire ses créanciers en les faisant bâtonner par ses laquais... si on osait. Le jeune duc de Charnay règne sans contestation dans le royaume du pschutt. Il a même une cour de badauds qui l'admirent et dont il se moque, qui l'imitent et sont ridicules, là où sa suprême impertinence triomphe. C'est à lui qu'Angèle Méraud a dû son admission aux couches supérieures de la société parisienne et sa découverte fait honneur au coup d'œil de ce rejeton d'une race illustre. Il cheminait une après-midi comme un simple bourgeois dans l'avenue des Champs-Élysées. Sa victoria attelée de deux alezans d'une légèreté surprenante l'attendait au bord du promenoir des piétons. Il allait rêvant à des points désagréables qui se montraient à son horizon. Il voyait entre autres voltiger dans les nuages des oiseaux noirs ayant quelque ressemblance avec des corbeaux et qui portaient dans leur bec des papiers couverts de lignes serrées de fines écritures et timbrés, au coin, du sceau de l'État. Le pschutt est agréable et bruyant, mais parfois il est cher. A renouveler ses chevaux, ses voitures, six fois par an; à changer sans cesse les meubles de son hôtel, à voyager de Nice à Trouville et de Bagnères-de-Luchon à Contrexéville ou à Vichy en traînant à sa suite tout un monde de courtisans et de valets, à imaginer de triomphants costumes pour les bals masqués et les redoutes et à sabler du champagne chez Bignon ou à la Maison Dorée sans rime ni raison, on dépense des sommes et les revenus du jeune duc n'étaient pas à la hauteur de l'illustration de sa famille. Le papier timbré pleuvait chez le concierge à son petit hôtel de la rue de Berry. Il ne devait lui rester sous peu qu'une ressource: épouser la demoiselle d'un banquier fraîchement enrichi à la Bourse dans quelque émission véreuse, ou l'héritière d'un fabricant de bonneterie assez calé pour se payer la coûteuse vanité de restaurer le blason dédoré des Charnay. Le duc envisageait d'ailleurs cette éventualité avec une impassibilité britannique. Le flegme est tout ce qu'il y a de plus indispensable pour quiconque aspire à figurer avec honneur dans les phalanges du pschutt. Ce soir-là, Charnay était préoccupé, mais il ne le laissait voir à personne. Il frappait avec indolence la pointe de ses bottines aiguës du bout d'un stick mince et souple dont la pomme, une grosse émeraude, brillait dans ses gants clairs, ou il secouait la poussière de son pantalon gris perle à petits coups de ladite canne. Le lorgnon à l'œil, il dévisageait avec son sourire insolent les femmes assises dans les fauteuils de la promenade et c'était une merveille de voir cet élégant jeune homme, trop petit pour être imposant, se dresser sur ses pieds et lever le nez en l'air pour plonger ses regards dans les yeux des filles d'une taille ordinaire qui le croisaient sur l'asphalte. Le temps était très doux, par une belle journée de mai. Les Parisiennes arboraient pour la première fois leurs toilettes printanières. Elles avaient renoncé aux fourrures qui voilent la grâce des formes. Le duc remarqua bientôt une jeune fille qui marchait devant lui, délicieusement cambrée, la robe adorablement seyante, le chapeau à la Gainsborough hardiment campé sur une forêt de cheveux d'un blond vénitien à reflets d'or rouge. Plusieurs fois elle se retourna pour voir quel était ce personnage qui s'obstinait à la suivre, se tenant toujours à deux pas derrière elle, et gardant la même distance, quelle que fût son allure rapide ou calme. Alors il put admirer les lignes suaves d'un visage qu'il s'étonna de ne pas connaître. Il allait l'aborder, au coin de l'avenue Marigny, quand elle monta dans un petit coupé où un jeune homme était déjà installé et qui partit au grand trot du côté des boulevards. Mais le duc avait reconnu un des membres de son cercle, le jeune M. Abraham Saller, le fils du banquier de la Chaussée-d'Antin. Il en savait assez. Le soir même, à la rue Royale, il aborda son collègue, un brun anguleux, maigre et sombre, le type raté des races sémitiques, qui ne manquait que d'esprit et de formes pour être présentable. Il est vrai que la fortune de son père comblait avantageusement ces lacunes. --Oh! dit-il, cher ami, vous cachez avec soin vos conquêtes. Saller fit une grimace: --Je ne comprends pas, dit-il. Il comprenait parfaitement. Depuis huit jours il avait rencontré Angèle et commencé une cour assidue, sans résultat jusque-là. Pour la première fois de sa vie peut-être, la nièce de madame Méraud se faisait prier. Au moment où Charnay l'avait aperçue, elle allait recevoir la clef d'un entresol que Saller lui avait meublé rue de Londres. C'est là que le flambeau des hymens passagers devait s'allumer pour eux deux jours après,--un caprice d'Angèle qui imposait ces conditions. Le duc arracha ces détails au jeune Hébreu en jouant avec lui une partie d'écarté qu'il perdit, et, le surlendemain, ce fut lui qui inaugura l'entresol en compagnie d'une dizaine d'amis qu'il convia à la fête. Cet enlèvement fut considéré comme très pschutt. Naturellement Abraham Saller fut exclu et mécontent. Il se rebiffa, se permit quelques propos assez raides sur son adversaire, et reçut le lendemain, à la frontière belge, un maître coup d'épée qui, sans mettre en danger sa précieuse vie, le tint, six semaines, sur son grabat en bois des Iles, livré à des rêves que l'image d'Angèle dut parfois assombrir et dont il se vengea en achetant quelques créances sur son heureux rival. Tels furent les débuts de l'héritière des Méraud dans la haute vie! XII Ce fut un beau feu qui dura une quinzaine et brûla le peu de sang qui restait dans les veines de l'héritier des Charnay, espoir de cette race tombée en décrépitude. Mais l'amour même illégitime n'habite pas longtemps avec la gêne. L'enfant de Juda, pour se consoler de son coup d'épée, se donna la jouissance d'envoyer à l'usurpateur les notes d'installation de l'entresol d'Angèle et sur cette sommation muette mais expressive, il fallut s'exécuter. Il eût sans doute été très pschutt d'user sans vergogne des meubles payés par un autre, mais le duc manqua d'audace et recula devant cette économie. Les vaillants même ont leurs faiblesses. Les notes s'élevaient à la somme de dix-sept mille cinq cent quinze francs. Ce n'était pas un total effrayant, mais il suffit d'une goutte d'eau pour combler la mesure. D'autre part, le jeune duc n'était pas en veine et la dame de pique lui tenait rigueur depuis quelques semaines. Bref, quand il eut promené dans sa victoria et exhibé aux avant-scènes son enviable conquête, il s'avisa de penser que sa vanité était satisfaite, qu'il avait assez fait pour sa gloire et qu'il était de bon goût de passer la main à d'autres. C'était d'ailleurs plus lucratif et ses journées lui resteraient entières pour courir chez les usuriers et se procurer de nouvelles ressources, des lingots à fondre dans le creuset où tant d'autres avaient déjà passé. Ce fut le triomphe de l'adorateur évincé. Sa blessure était guérie et il eut la joie de coucher dans ses meubles qui ne lui coûtaient rien. Alors il arrangea une existence fort à souhait pour sa capricieuse maîtresse. S'il ne pouvait lui offrir d'armoiries et si, en sa compagnie, elle perdait le droit de broder des couronnes sur ses mouchoirs, du moins il puisait, sans observations, les billets de banque par liasses dans la caisse paternelle dont on ne craignait pas la ruine. Angèle put avoir une femme de chambre et vivre chez elle à sa guise. Le jeune M. Saller lui donnait quinze cents francs par mois et ne se montrait pas exigeant. D'ailleurs il eût été autoritaire en pure perte. Inutile d'essayer de réduire cette fantasque fille à une obéissance quelconque. Elle ne faisait que ce qu'elle voulait, disparaissait au moment où on y pensait le moins et pour toute explication se contentait de jeter à la tête de sa camériste ou de son banquier cette explication: --Je vais chez ma tante. Il fallait s'en contenter. Elle revenait quand c'était sa fantaisie. Du reste, pleine d'esprit et de gaieté, riant toujours, entraînante et folâtre. La séduction en chair et en os. Et sans leçons, d'instinct ou peut-être à cause de l'harmonie de tout son être, elle était devenue rapidement supérieure aux autres femmes dans l'art de la coquetterie. Elle portait divinement la toilette et il suffisait qu'une robe fût drapée sur son corps de statue pour qu'elle parût un chef-d'œuvre sans défauts. Au fond, ses liaisons avec ce duc mièvre et dégénéré, qui ne parlait, en zézayant, que de chevaux, de cartes, de filles et de bijoux; qui se parait comme une femme et restait volontiers des heures entières en face d'une glace reflétant son personnage; avec ce faux grand seigneur dont le jargon de convention, masquant la stérilité de son esprit, l'avait séduite d'abord, aidé de son titre, et qui était réduit aux expédients pour se procurer les cent louis qu'il allait perdre au bac, moins adroit et plus honnête que les grecs qui le plumaient; son intimité avec ce fils de financier sans pudeur qui se vantait d'exploiter à outrance la bêtise des masses; avec cet Abraham, inepte au premier chef et fort heureux que ses pères fussent nés avant lui, dépourvus de préjugés et bien armés pour la conquête de la Toison d'Or; avec ce crétin qui ne louait que l'argent et sa puissance et se serait couché à plat ventre devant ce fétiche d'où il tenait sa seule force; ses relations en un mot avec ces beaux fils avachis et vidés n'ayant pour toute supériorité que les coupés qui les attendaient aux portes des restaurants en vogue, leurs habits taillés par des artistes, leurs cannes de Verdier et les somptueux hôtels où des domestiques de haut style, plus dignes que leurs maîtres, étaient payés pour se moquer d'eux; ces amitiés qui l'amusaient d'abord avaient fini par lui agacer les nerfs et lui donnaient parfois des regrets de l'Élysée-Montmartre, de son poète du Rat-Mort qui signait maintenant des chroniques dans un grand journal du matin et de son rapin dont la réputation se faisait jour et qui venait d'obtenir une troisième médaille au dernier Salon. Un jour elle n'y put résister. Elle était écœurée. En vain elle s'était réfugiée plus souvent rue du Cygne, chez sa tante Pivent, qu'elle avait comblée de joie et qui en versait des larmes d'attendrissement; en vain aussi elle était allée revoir, à l'atelier de la rue de Laval, son portrait, que l'artiste, toujours amoureux, avait corrigé de mémoire, sa mélancolie devenait plus profonde. Elle en avait assez. Sans oser rompre, car elle tenait encore sinon à ces amants qu'elle aurait jetés par la fenêtre, si elle en avait eu la force, mais aux plaisirs qu'ils lui procuraient, baignoires au Vaudeville ou aux Variétés, promenades au Bois, soupers fins et triomphes d'amour-propre, elle se fit un jeu de les torturer par des disparitions imprévues, par des malices qu'ils supportaient avec la platitude d'esclaves domptés. C'est ainsi qu'un jour, après une querelle entre elle et le jeune Abraham qu'elle avait fort maltraité en paroles, à propos d'un bracelet de grand prix qu'il lui refusait, elle s'était souvenue de son cousin Gaspard Méraud, retiré à la campagne, au fond d'une bourgade moitié normande, moitié percheronne. Il lui était venu à la pensée qu'elle accomplirait un devoir de famille en allant rendre visite à ce néophyte de la vie des champs et qu'il était à propos de passer quelques jours auprès de lui pour changer d'air. Elle lui avait donc adressé subitement ce billet laconique: «Mon cher cousin Gaspard, »Je m'ennuie à Paris. Vous avez bien fait de le quitter. C'est un vilain endroit et les gens y deviennent d'un bête à faire peur. Venez me chercher à la gare de Laigle après-demain jeudi au train de onze heures trente. J'arriverai avec armes et bagages. Je dis Laigle. Je me suis acheté une carte et je vois que c'est la station la plus rapprochée de vous. Le Val-Dieu? Est-ce que vous êtes dans un couvent? »A bientôt. Je vous embrasse à deux mains. »Votre petite, »ANGÈLE.» En recevant cette lettre, Méraud essuya un pleur de joie. Il était aussi faible que sa cousine Pivent. La malicieuse fée les ensorcelait. Il courut au château et pria le cocher, maître Jacques, le chef des écuries de Chazolles, de lui prêter une carriole pour aller au-devant d'une jeune parente qui venait passer quelques jours chez lui. A l'abbaye, on ne savait rien refuser à un voisin. Méraud était donc arrivé à la gare à l'heure dite, traîné majestueusement par une forte bête de labour dans une charrette anglaise, et il avait ramené sa cousine, en épiant l'effet d'une aussi gracieuse apparition sur les boutiquiers de la ville. Il fut satisfait. Angèle était radieuse. Le bon tour qu'elle venait de jouer au duc qui la voyait encore quelquefois et surtout au jeune M. Saller, sa bête noire, lui prêtait une animation et un éclat extraordinaires. C'est à peine si elle avait quitté Paris et sa banlieue avant le voyage. La nouveauté du paysage vraiment grandiose qui se déroule pendant la traversée de Laigle au Val-Dieu redoubla sa belle humeur et ce fut au milieu d'une explosion de joie naïve qu'elle arriva à la maison du rentier. On sait le reste. Lorsque, le jour de l'assemblée, l'attention de Chazolles fut attirée par la vue de la belle fille, elle était à la villa Méraud depuis quelque temps et personne à Paris ne connaissait le chemin qu'elle avait pris, à l'exception de sa tante Pivent à laquelle elle avait recommandé le silence que la bonne dame n'était pas disposée à rompre, heureuse que sa nièce allât se retremper dans l'air pur de la Normandie et se refaire une virginité dans le village où elle se confinait comme un pécheur qui se met en retraite. La vue de Chazolles avait produit une vive impression sur l'esprit si mobile de la jeune fille. Peu à peu elle se piqua au jeu. Le châtelain du Val-Dieu lui semblait une proie désirable. Certainement ce campagnard à tournure de mousquetaire valait mieux, malgré la quarantaine, que les rapins chevelus, les bohèmes drôlatiques et râpés qui avaient profité de ses débuts; mieux que les petits-maîtres, les gens du pschutt, les frelatés, les éreintés, les étiolés et les ramollis qui l'avaient mise en fuite par la révélation continue de leurs pauvretés. Il aurait étourdi d'une chiquenaude le petit duc de Charnay qui l'avait lancée dans la haute, le printemps dernier, et envoyé d'un revers de main dans le fossé de la route le jeune monsieur Saller, même lesté de quelques-uns des lingots de son auteur. Chazolles lui plaisait peut-être par le contraste de leurs natures. Il l'avait prise dès le premier regard. Il ne ressemblait pas aux jolis jeunes gens des samedis du Cirque et des fauteuils de la Renaissance, quand Granier roucoule ses ariettes. Elle n'en était pas amoureuse, pas encore, du moins. Non. Son éducation première la disposait mal à ce sentiment qui veut une certaine probité du cœur, mais elle s'en toquait, mot populaire qui rend à merveille la nature de ses impressions. Il est hors de doute qu'elle aurait donné dix ans de la vie d'Herminie pour quelques semaines de liaison avec ce gentleman farmer d'une espèce inconnue pour elle. De jour en jour ce désir s'exalta, devint plus violent, et à mesure qu'il gagnait en vivacité, elle rétrécit le cercle de ses promenades autour du Val-Dieu, poussant ses reconnaissances plus loin à chaque sortie, d'abord dans les champs de blé où elle vagabondait comme une écolière en congé, cueillant des bleuets et des coquelicots pour en faire des bottes. Elle rapportait à la villa bizarre de son cousin de véritables gerbes grosses comme celles des glaneuses qui viennent après les moissonneurs et fondent l'espoir de leur hiver sur le grain ramassé dans les sillons du riche. Puis elle se hasarda dans les bosquets et taillis de bouleaux et de châtaigniers qui servent, aux alentours du parc, de couvert au gibier de la plaine. Plus tard on la vit errer, avec des attitudes penchées et des poses mélancoliques, dans les allées sinueuses qui se rapprochent des jardins, et un soir, après une journée chaude, alors que les grillons, mis en joie par les vapeurs brûlantes de la terre, chantaient dans l'herbe, au bord de leurs souterrains; pendant que les grenouilles coassaient dans les joncs des rivières, annonçant le beau temps du lendemain, que les moineaux se battaient dans les branchages en cherchant leur gîte et que les hirondelles volaient haut, avec de petits cris, avant de regagner leurs nids suspendus en chapelets aux corniches des toitures, elle se glissa dans une longue charmille au fond de laquelle on distinguait, comme au bout d'une lorgnette, la silhouette en miniature du château, avec ses clochetons découpés sur le bleu ténébreux du ciel, où la nuit jetait des voiles légers encore. Justement, le hasard voulut que le châtelain passât à l'autre bout de l'avenue et qu'il aperçût sous les arceaux de verdure cette ombre lointaine, à la robe pâle, errante dans cette solitude, sur le gazon foulé jadis par les sandales des religieux méditant le néant des félicités humaines. Il était huit heures et demie. XIII Les hôtes du Val-Dieu étaient réunis au salon dont les fenêtres jetaient, dans l'ombre du soir, une lumière jaune tamisée par la gaze des rideaux, et, dans le lointain, on entendait le rhythme net d'une valse, à quatre mains, lestement enlevée. Duvernet, accoudé sur le piano, contemplait avec une admiration croissante, le visage délicat de Denise, assise près de sa sœur. Il se disait, sentant naître des désirs qu'il essayait de combattre quand il s'éloignait d'elle, que c'était le port où il serait sage de se réfugier après les orageuses traversées de la vie de garçon pour ménager à sa vieillesse cette affection sereine si désirable qui en assure le repos. Il se disait encore, en éventant l'intrigue qui se déroulait depuis son arrivée à la campagne, que si son ami Maurice avait rencontré, à quarante ans seulement, le soir de l'assemblée du village, l'aînée des demoiselles Châtenay après avoir brûlé les exubérances de sa jeunesse aux flammes de la vie parisienne, il aurait été moins accessible aux passions critiques de l'âge mûr et que la soudaine apparition d'une fille d'Ève pâle et vicieuse ne l'aurait pas troublé une minute; qu'il se serait contenté de sourire à l'aspect de cette créature en proie à la chlorose, de ses lueurs d'étoile perdue au fond des firmaments et de ses clartés de lune anémique et mourante. Tout au plus aurait-il admiré la gracieuse jeune fille comme un amateur, habitué à parcourir les musées et les ventes, admire une statue de prix ou un tableau de maître en estimant jusqu'où les enchères du public pourront s'élever. Le charme qui se dégageait des vingt ans de Denise l'attirait, lui Duvernet. Elle possédait les qualités qui doivent séduire et enchaîner. Elle était svelte, souple, satinée. Ses grands yeux qui se fixaient droit devant eux semblaient vous interroger, franchement, sur un secret mystérieux qu'elle aurait voulu connaître et qu'il devait être si doux de lui apprendre. Elle n'avait rien de la pruderie des filles qui ont la science et veulent se donner des airs d'ingénuité. On sentait en toute sa personne une grande et profonde loyauté. Évidemment, avec son entrain et sa gaieté débordante, Denise serait, comme sa sœur, une honnête femme, pleine de cœur et de dévouement. Et belle! Quand le temps, dans un ou deux ans, aurait mis la dernière main à cette œuvre de Dieu, ce serait une femme accomplie. La valse était finie. Denise leva les yeux sur Duvernet, pendant que sa sœur feuilletait des recueils, cherchant une étude à jouer. --Monsieur le député, fit-elle avec une grimace narquoise, savez-vous que vos cheveux commencent à grisonner? --Désobligeante remarque, mademoiselle. --Et que sur le front, là-haut, au sommet de l'édifice, il se découvre des ravages. Vous avez beau faire et ramener avec rage, il se forme là, aux deux côtés, une manière de croissant qui rappelle l'étendard du Prophète. Voulez-vous m'écouter? --De toutes mes oreilles. --Mariez-vous. --Avec qui, grand Dieu? --Avec une femme, fille ou veuve. --Malgré mes cheveux grisonnants! --Malgré tout. Vous êtes encore possible, mais... --Voilà un mais terrible. Continuez. --Plus vous irez, plus le temps... --Me démonétisera? --Dame! Mon idée ne vous va pas, soyez franc! --J'aime beaucoup la liberté. --C'est beau quand on a vingt ans, mais plus tard il vous faut des gardes-malades pour soigner vos douleurs. N'attendez pas trop. Vous ne trouveriez plus qu'une sœur de charité. --Comme vous me détestez! --Pas du tout. Si je vous haïssais--ce dont je n'ai aucun sujet--je ne vous donnerais pas cet avis qui est bon. --Soit, mais quelle femme serait assez abandonnée de Dieu et des hommes pour vouloir d'un vieux garçon comme moi? Vous l'avez dit, il n'est que temps, tout juste. Je blanchis. --Ce n'est encore qu'une petite nuance argentée qui vous sied. Un peu de poudre. --J'ai quarante ans. --Vous n'en paraissez pas plus de trente-neuf. Et Maurice les a comme vous, ce qui ne l'empêche pas d'être un beau cavalier, un grand chasseur et un bon mari. --Les soucis de la politique m'absorbent. --Prenez une ambitieuse. --Il y en a donc? --Vous l'êtes bien, vous. Pourquoi les femmes ne le seraient-elles pas? --Nous verrons. Quand je rencontrerai cette ambitieuse invisible jusque-là. Il soupira. Hélène avait ouvert un volume de sonates et tirait sa sœur par la manche. --Tenez, fit Denise en riant, écoutez cela, du Mozart. C'est plus vieux que vous et c'est encore très bien tout de même. Le banquier, dans une embrasure, expliquait au curé qu'il avait harponné par un bouton de sa vieille soutane, couleur de tabac d'Espagne, les merveilles des camps romains, en songeant, avec la délicieuse sensation du savant, à sa fameuse découverte, le camp des bois de Rudelande--car ce devait être un camp décidément--qu'il avait d'autant plus de mérite à exhumer que les légionnaires n'ont jamais passé là. --Mon bon curé, disait-il, le camp des Romains était défendu par un fossé formidable, dont la terre se relevait à l'intérieur, en manière de muraille et de parapet. Sur ce parapet, on plantait des palissades, des sortes de chevaux de frise. De ce retranchement aux tentes, on ménageait un espace considérable, afin que les traits de l'ennemi ne pussent atteindre les cohortes. Et il se lançait dans des dissertations à n'en plus finir, et, à la vérité, très obscures, comme doit être toute bonne démonstration de savant, sur les rues du camp, le forum, les emplacements destinés aux généraux, aux questeurs, à l'arsenal, à la cavalerie et aux fantassins. Heureusement pour lui, le vieux desservant était sourd comme un vase étrusque et ne comprenait pas un traître mot de cette divagation scientifique. M. Châtenay lui-même était atteint d'une surdité plus légère. --J'ai fait une magnifique trouvaille, disait le banquier, criant du haut de la tête. Le curé formait un cornet acoustique de sa main droite: --La volaille, répliquait-il, elle est hors de prix. --Je ferai mon rapport à l'Association normande. Elle sera contente de moi, continuait l'antiquaire. --La race normande! disait le curé, elle est très bonne laitière. Ma vache est parfaite, monsieur Châtenay, parfaite. Et la conversation, parfois indécise et flottante, reprenait son train. Les deux causeurs avaient l'air de bêtes attelées à un coche et tirant chacune de leur côté, mais qui avanceraient tout de même, avec opiniâtreté, dans un mauvais chemin. Madame Chazolles était occupée de sa sœur, de sa musique et de ses petites qui jouaient dans ses jupes. Maurice était donc tranquille. Aussi se dirigea-t-il d'un pas rapide du côté de l'ombre errante sous les charmilles. Bientôt, il la rejoignit. Elle n'était pas fugace. C'était une ombre apprivoisée et familière. A son approche, Angèle s'arrêta. Une rougeur modeste lui monta au front et, dans une feinte confusion, elle s'excusa de son audace. --Vous allez me juger bien indiscrète, monsieur, dit-elle d'une voix profonde qui remua le châtelain jusqu'aux entrailles. Elle était à ravir, appuyée sur son ombrelle dont le bout rayait le sable de l'allée, dans la pose d'une délinquante surprise par un garde-champêtre. --Mais non, mademoiselle, fit Chazolles, non, du tout. --On m'a conté que le Val-Dieu est si pittoresque, si intéressant à visiter, que je me suis hasardée à le venir voir, de loin, à la chute du jour, persuadée qu'il n'y aurait personne que moi dehors, à pareille heure. Excusez-moi, monsieur. Elle s'inclina dans une révérence savante et fit mine de se retirer. Chazolles la retint. Elle s'y attendait bien. Il s'approcha d'elle, tout près, et avec la douceur soumise d'un amant parlant à celle qu'il aime: --Vous trouvez donc cet endroit joli? --Admirable. C'est de la poésie pure. Le recueillement, la paix, les eaux murmurantes, les ombrages épais, les charmilles qui se rejoignent comme des voûtes de chapelles, c'est unique et idéal. --On n'est pas d'une ironie plus aimable. Franchement vous ne vous y plairiez pas? --Vraiment! Je ne sais que vous répondre. Peut-être, en effet. --Vous adorez Paris, d'où vous venez. Votre cousin me l'a dit. --Ah! vous lui avez parlé? --De vous. --Et que lui avez-vous dit? --Que vous êtes charmante et qu'il est heureux de vous avoir près de lui. --J'y resterai peu de temps. --Vous ne vous trouvez bien que là-bas. --Non. Je me plairais partout où serait l'homme que j'aimerais. --Heureux celui-là, fit vivement Chazolles. Elle répliqua non moins précipitamment: --Mais je ne me plais nulle part. --Ah! vraiment? --Nulle part. Non, monsieur! --Ce qui signifie que vous n'aimez personne. --En effet. --Vous me surprenez. --Pourquoi? --Vous avez dû rencontrer plus d'un adorateur. --C'est une supposition polie. --Une vérité. Vous êtes si jolie! --Vous trouvez!... --Plus que jolie, adorable. --Donc? --On vous l'a répété souvent. --Je ne m'en souviens pas, mais on pourrait le supposer puisque, ici même, dans cette solitude où il n'y a qu'un homme, on me le dit encore. Chazolles ne répondit pas. Il soupirait. Elle fit un pas pour s'éloigner en haussant les épaules légèrement, avec un geste d'inimitable coquetterie. --C'est drôle tout de même, fit-elle, les hommes! On n'en peut pas voir un qui ne se mette à marivauder tout de suite. Même au Val-Dieu, c'est un comble. Trouver un...--Elle chercha le mot. Il lui en venait un autre trop naturaliste sur les lèvres,--galant dans les savanes, dans le désert! Oui, en vérité, c'est un comble. Ils marchèrent quelque temps en silence l'un près de l'autre. Angèle arrachait une feuille aux arbres du bout de ses gants, distraite, attendant la déclaration qu'elle pressentait, qu'elle désirait. --Serait-ce donc, dit Chazolles avec un tremblement dans la voix, qu'on ne peut vous voir sans vous aimer? Je le crois. Je ne sais pas si vous êtes le type de la beauté rêvée par les classiques de l'art, par les académiciens de la sculpture ou de la palette, mais ce dont je suis sûr, c'est que vous êtes faite à donner le vertige, que vous êtes tout entière charme, attrait et séduction. --Et patati et patata. On n'entend que des refrains comme ça. Elle fredonnait ces bouts-rimés avec une raillerie provocante. Puis brusquement elle reprit: --Alors vous voilà parti comme les autres et vous m'aimez aussi vite qu'eux. --Et quand ce serait? --Vous me le dites à la première occasion comme cela, sans me connaître, sans même savoir mon nom, la nuit, au fond d'un bois! --Qu'importe le lieu si je suis sincère? --Vous êtes hardi, en vérité. --Et vous ne vous y attendiez pas? Elle le regarda de ses yeux à demi clos, sous ses paupières abaissées: --Si, dit-elle. --Et je vous fâche? --Non. Il voulut lui prendre la main. Elle la retira sans colère et la tint suspendue entre eux, comme une barrière naturelle. --Quand je dis non, fit-elle, je vais m'expliquer. C'est qu'avec nous autres on ne se gêne point. Je n'ai pas de fortune. Quelques successions de marchands des halles en perspective. Pour le présent, rien. Je n'ai pas connu mon père, je n'hésite pas à l'avouer. Ce n'est pas ma faute. Ma mère est morte quand j'étais encore toute petite. Elle vendait du poisson avec sa sœur et ne m'a pas laissé un radis. Ma tante Pivent, c'est autre chose. Elle est à peu près riche, à force de travailler; elle a une maison à Montrouge, des rentes sur l'État, des actions du Nord, un tas de valeurs. Elle me traite comme sa fille, et je l'aime comme ma mère. Mon cousin Méraud est aussi un ancien vendeur d'huîtres. C'est un brave homme. Il m'aimerait bien, si je voulais, un peu trop même. Il est vrai qu'il n'est ni mon père ni mon oncle. Ça ne lui est pas défendu, excepté par Herminie, sa bonne, qui lui arracherait les yeux. Je ne sais pas pourquoi je vous conte mes petites affaires, mais vous m'inspirez de la confiance et après tout c'est vous qui avez commencé en me contant une partie des vôtres. Il ne me reste que ces parents-là. Ma tante ne veut pas que je travaille. Elle a fait de moi une demoiselle. On m'a mise en pension jusqu'à seize ans. Je m'y ennuyais, mais il fallait bien y tenir et j'en ai changé plus d'une fois. J'ai été élevée comme une rentière et je n'ai pas le sou. Il faut qu'on m'entretienne. Ma tante s'en charge. J'ai une jolie chambre à la rue du Cygne. J'y suis comme dans une châsse et c'est là que cette pauvre tante me rend ses hommages. Mais quand elle est partie à ses crevettes, à la criée, à ses affaires enfin, qu'est-ce que vous voulez que je devienne? A quoi puis-je employer mon temps? Que feriez-vous à ma place? Je me promène. On a voulu me marier avec des connaissances, des commissionnaires en marchandises, des maraîchers du côté de Clamart, qui ont du foin dans leurs sabots, des boutiquiers du quartier. Je ne veux pas. Ce n'est pas mon goût et, de plus, ils me déplaisaient tous. Je n'aurais pas vécu la semaine en leur compagnie. Ce n'est pas leur faute ni la mienne. Or, la journée est longue. Quand ma tante est à sa besogne, moi je flâne. Elle pourrait quitter son métier; elle n'en a pas besoin pour vivre, mais elle y tient. Ça lui plaît de se tirailler avec les restaurateurs, les maîtres d'hôtel et les cordons bleus. Pendant ce temps-là, je vais à l'aventure quand il fait beau. Et ce que j'entends sur mon chemin, vous ne vous en doutez pas. Depuis les zingueurs, les pâtissiers qui m'apostrophent avec des mots à faire rougir un escadron,--vous comprenez, une fille toute seule--jusqu'aux jolis cœurs des cercles qui me lorgnent à la place de l'Opéra et m'envoient des cartes par des larbins galonnés, c'est une averse de déclarations, comme la vôtre, au fait. Je retrouve ici ce que j'ai laissé là-bas sur les trottoirs. On ne peut pas faire un pas dans Paris, ou en chemin de fer, ou n'importe où, au Val-Dieu sans être apostrophée de la même façon. Et des voyous aux beaux messieurs du Jockey ou des Éclaireurs, c'est la même pensée qui s'exprime par des phrases différentes, et entre nous, bien entre nous... --Quoi? --Vous ne m'en voudrez pas?--Souvent c'est le voyou qui a le plus d'esprit. Vous comprenez donc qu'il n'y a pas moyen de se mettre en colère. On serait toujours cramoisie, pourpre; on attraperait des congestions. Le plus simple est de suivre son chemin sans avoir l'air d'entendre, de paraître ne pas comprendre, même quand on comprend à merveille, et d'en rire. C'est ce que je fais. On presse un peu le pas, quand le monsieur est vif dans son exposé de principes. S'il est intelligent, il comprend et s'en va chercher fortune ailleurs. Si c'est un étranger ou un imbécile et qu'il insiste en arrivant à des propositions trop crues, il faut lui mettre les points sur les i ou appeler les sergents de ville. C'est une extrémité fâcheuse et rare. Mon histoire est celle des femmes seules qui ne sont pas entourées de domestiques pour les servir et les garder. Pas de différence. Les filles sont créées pour l'amusement des hommes, à ce qu'il paraît. Dès qu'il y a un chapeau, une robe et des bottines, ils n'y regardent pas de près. J'ai des amies laides. Il leur en arrive tout autant. Elle se tut. Chazolles demeurait interdit. Elle le fixa avec ses yeux bleus d'une douceur pénétrante. Les rayons de ses prunelles filtraient entre ses longs cils plus sombres que ses cheveux, une beauté de blonde, et ce fut d'une voix mélodieuse et caressante qu'elle ajouta: --Vous voyez bien que je ne peux pas me fâcher de ce que vous me dites, vous! Maurice se sentait remué plus qu'il n'aurait voulu. Jamais une voix de femme n'avait fait passer un pareil frisson dans ses veines. Pas même Hélène, son Hélène qui lui appartenait à lui seul, dont il avait eu le printemps. Cette fleur qui s'était épanouie à son souffle et dont il avait respiré les premiers parfums, son Hélène si soumise à toutes ses volontés, à ses caprices; son Hélène qui ne l'abordait qu'avec un sourire, ce sourire caressant de la femme qui se sent aimée et qui aime de toute son âme, sans crainte, sans fausse pudeur, libre devant Dieu et devant les hommes, pour qui le devoir est un plaisir, et qui s'appuie, confiante et radieuse, sur le bras qui doit la protéger et la conduire à travers le monde, à travers la vie. Hélène disparaissait à présent devant cette fille impudente et naïve, d'une beauté licencieuse et dépravante qui parlait avec un inquiétant aplomb, sans gêne, comme si elle eût connu Chazolles depuis dix ans, l'amusant avec ses gestes délurés, ses mots hardis, tandis que ses yeux le brûlaient comme si la puissance de leurs rayons avait été centuplée par une lentille de cristal. Il ne pouvait détacher son regard, attiré par une force inconnue, des mèches folles qui se collaient à son front d'une blancheur lactée, des tresses dorées et soyeuses qui se tordaient sur sa nuque, ni de sa poitrine aux contours si parfaits qu'elle semblait taillée dans un marbre sans défaut. Insouciante, sûre de l'effet qu'elle voulait produire, elle attendait en jouant avec une branche de sureau qu'elle venait de casser. Ils se taisaient. Dans le lointain, on entendait, du côté du château, les notes envolées du piano, claires dans le silence de la nuit qui s'épaississait et du côté des bois, des cris d'oiseaux nocturnes qui s'éveillaient au moment où la nature allait s'endormir. Elle se dirigeait lentement vers le village. --Il est temps de rentrer, dit-elle; dans un moment on n'y verra plus et... Il lui mit la main sur la bouche, pour retenir sur ses lèvres ce mot qui en sortait: Adieu. --Ne partez pas, dit-il. J'étais si heureux de vous contempler à mon aise. Cette heure est la plus délicieuse de ma vie. Ne me quittez pas encore. Pourquoi troubler ce bonheur que j'éprouve auprès de vous? La belle nuit! Et quels souvenirs elle me laissera! --Vous êtes sentimental, fit-elle en minaudant. --Je ne sais pas, répliqua-t-il, je vous aime. --Déjà! --Est-ce que l'amour dépend du temps? Sommes-nous maîtres de le repousser ou de l'appeler en nous? Du jour où je vous ai aperçue à votre fenêtre, il est entré là--il frappa sa poitrine--et je sens qu'il n'en sortira plus. --Vous voyez bien, fit-elle, vous voilà comme les autres. --Non, dit-il, pas comme les autres. Moi, je vous aime sincèrement, profondément, avec respect. --Oh! avec respect? fit-elle en effeuillant sa branche de sureau. --Oui, avec respect, avec passion, de toute mon âme. --Pour une heure? --Pour toujours. --C'est bien long, murmura-t-elle. Elle laissa échapper un soupir. --Et penser, dit-elle, que vous ne savez seulement pas mon petit nom! --C'est vrai; mais que me fait ce nom? C'est vous que j'aime. --Voulez-vous le connaître? Les autres le demandent, vous savez? --Dites-le moi. --Angèle. --Il est joli. --Vous trouvez? --Oui, et il vous va si bien! --C'est un compliment; enfin il vous plaît? --Certes! --C'est peut-être parce que je le porte. --En effet. --Allons, continuez, vous êtes en bon chemin. Mettez-moi dans le mien, car l'obscurité s'accroît et je pourrais me perdre. Vous me parlerez en me reconduisant. --C'est juste, il est tard et votre cousin serait inquiet. Un éclat de rire argentin et perlé lui répondit. Elle le regarda avec une mine effarouchée, très drôle. --Inquiet, répéta-t-elle. Ah! bien oui! vous plaisantez. Quelle idée vous vous faites du monde, vous autres, les millionnaires, les châtelains. Vous avez donc vécu dans les nuages. Inquiet, mon cousin Méraud? Gaspard Méraud? En voilà un qui ne s'est jamais avisé de prendre du souci pour ces vétilles. Vous pensez à vos enfants qu'une ou deux bonnes escortent comme les gendarmes faisaient de la malle-poste quand on redoutait des bandes de voleurs. Vous croyez que les filles comme nous sont gardées et qu'on les tient par leurs jupes comme les demoiselles riches; qu'elles ont une queue de femmes de chambre derrière elles avec des bonnets cauchois ou des capuches à rubans de nourrices. Ouiche! j'ai toujours eu mon olivier courant, moi. On m'a lâché la bride et je n'en ai pas abusé, j'ose le dire. Pour me surveiller il aurait fallu perdre des journées et je n'en valais pas la peine. Je suis un enfant de la halle, de la balle, si vous aimez mieux. Comprenez-vous? Tous les miens étaient enfoncés dans la marée du matin au soir. Je me suis donc élevée comme j'ai pu, tantôt au couvent, tantôt à la grâce de Dieu. Depuis ma sortie de pension, j'ai besoin de courir, de vagabonder. J'aime l'école buissonnière au soleil de Paris, ce soleil, pâlot l'hiver, qui nous rôtit l'été quand les murs de plâtre sont chauds comme des mottes de four. Et me voilà. --Ainsi vous êtes libre? --Comme les hirondelles de vos fenêtres. --Que faites-vous de votre liberté? --Pourquoi cette question? --Parce que je m'intéresse à vous; parce que depuis que je vous ai aperçue, dimanche, en quittant l'assemblée, j'ai été frappé comme d'un coup de foudre; parce que je sens que vous êtes liée à mon existence, que vous me révélez un monde inconnu, une vie nouvelle; parce que je ne peux plus respirer où vous n'êtes pas, qu'il m'est venu une passion unique: vous voir, vous posséder; parce qu'enfin je suis décidé à faire ce qui est humainement possible pour gagner votre amitié et vous obtenir de vous-même. Je veux que vous soyez à moi et que vous m'aidiez à réaliser cette espérance. --Et quand je le voudrais, est-ce que je le pourrais? --Pourquoi non? puisque vous êtes indépendante. --Oui. --C'est donc facile. --Sans doute, ma tante ne me gêne pas, la pauvre femme et, quant à mon cousin Méraud, pourvu qu'il pêche à la ligne dans vos étangs, les révolutions de la terre ne l'occupent guère, mais vous! Vous n'y songez pas! Vous vous emballez comme un cheval de steeple qu'on attellerait à la guimbarde d'un maraîcher! Vous ne voyez pas les obstacles. --Ces obstacles, où sont-ils? Elle lui posa sa main gantée, une petite main nerveuse, sur le bras et s'arrêtant: --Et votre femme, monsieur Chazolles, qu'en faites-vous dans vos arrangements? Il resta frappé de stupeur. Sa femme, ses enfants! Il les aimait passionnément. Comment les oubliait-il auprès de cette charmeresse, si vite, si complètement? Il se mordit les lèvres et réfléchit. En causant, ils étaient arrivés au village. De l'autre côté du communal, dans l'obscurité, une seule lumière brillait à la maison de Méraud. Peut-être les écouterait-on. Il passa le bras de la jeune fille sous le sien et l'entraîna au pied d'un hêtre énorme, situé à l'entrée de la place. Et là, il se pencha à l'oreille d'Angèle et lui murmura: --N'y a-t-il pas un mot que les amants ont répété des milliers de fois? --Lequel? --Mystère! Le mystère! En effet, il paraît à tous les inconvénients, à tous les dangers de la situation. Il ménageait l'affection de l'épouse et les plaisirs de la maîtresse. --Au Val-Dieu? Y pensez-vous? objecta Angèle sans discuter la déclaration de Chazolles. Mais je n'entrerais pas deux fois dans ce parc, que tout le pays en serait informé. Ah! vrai! Pour un amoureux de passage, vous devez bien aimer, vous, si j'en juge par votre aveuglement. Franchement, vous perdez la tête avec une facilité désespérante. --Si vous m'écoutiez, dit gravement Maurice, je ne voudrais pas être un amoureux de passage. Je voudrais vous aimer longtemps, toujours. Je voudrais vous posséder à moi seul. Je vous garderais avec un soin jaloux. Je me dévouerais à votre bonheur, et je tâcherais de le rendre aussi sûr, aussi parfait que possible. --Toujours au Val-Dieu, dans votre cloître, afin d'éviter les querelles de ménage! --Non; où il vous plairait d'aller. --A Paris, par exemple? --A Paris, si c'est votre désir. C'est là, en effet, qu'on peut vivre inconnu, protégé par la foule, isolé au milieu du monde. Je vous y arrangerais un coin doux et soyeux, une retraite ignorée où nous cacherions notre liaison à tous les yeux. Sans troubler la tranquillité des autres, nous songerions à notre félicité mystérieuse. Je mettrais votre avenir à l'abri de toutes les inquiétudes. --Voilà des promesses qu'on fait et qu'on ne réalise pas! --Mettez-moi à l'épreuve. Dites-moi que vous consentez, que vous n'avez rien dans le cœur qui m'en dispute l'entrée et me le ferme. Il la serrait dans ses bras. Elle se dégagea vivement et dans l'obscurité ses yeux brillants prirent une expression dure, presque cruelle. --Non rien, dit-elle, rien du tout. --Tu n'as jamais aimé? Elle répondit hardiment: --Jamais. --On t'a pourtant dit souvent qu'on te trouvait belle. --Souvent, oui. Des banalités comme celles que je viens d'entendre. --Ah! dit-il en la repoussant, tu n'as pas de cœur! --C'est vrai, je ne suis pas bonne. Que voulez-vous? Je ressemble à beaucoup d'autres. Les hommes m'ont humiliée. Ils m'ont traitée comme une fille de rien, quelques-uns comme une marchandise à vendre ou une machine à plaisir. Je me suis habituée à les voir d'un mauvais œil, à les haïr peut-être. Je crois que je les haïssais tous en effet. --Tous? --Oui, jusque-là. --Sans exception? --Sans exception. Chazolles l'aurait étouffée pour la remercier de cet aveu. --Et maintenant? demanda-t-il. --Je ne sais plus. Vous me parlez un autre langage. Vous dites des choses qui me troublent tandis que les autres me faisaient rire de pitié ou me soulevaient le cœur de dégoût. Vous me jetez dans un embarras! Depuis huit jours, vous passez à cheval sous ma fenêtre, et je sens bien que c'est moi qui vous attire. Je me suis informée près de mon cousin, sans faire semblant de rien. Autrefois, vous veniez par là, mais c'était très rare, tandis que maintenant vous êtes régulier comme une horloge pneumatique. Vous semblez avoir du goût pour moi, réellement, mais tant de gens me l'ont dit qui n'en pensaient pas un mot qu'il m'est bien permis de douter de votre sincérité. --Et si vous n'en doutiez pas? Elle fit claquer ses lèvres avec un air d'incertitude. --Nous y réfléchirons, dit-elle, chacun de notre côté. Elle s'enfuit, mais Chazolles la retint par sa robe, au bord du communal baigné d'une vapeur claire qui rasait l'herbe drue et courte. Il prit la tête de la jeune fille dans ses mains et l'embrassa sans qu'elle essayât de se défendre. Elle s'arracha pourtant de son étreinte et courut à la grille de la villa Méraud. Si Chazolles, cloué à sa place, avait pu lire sur le visage d'Angèle, il y aurait surpris une expression de triomphe et en même temps ce sourire dédaigneux de la fille habituée aux courtisaneries des hommes qu'elle dompte et asservit à ses caprices. Il s'éloigna lorsqu'il eut entendu le bruit sec de la grille qui se refermait et retourna lentement, le cœur plein d'une ivresse maladive, à travers les allées sinueuses, au château, dont les fenêtres étaient toujours éclairées. Lorsqu'il gravit le perron, Duvernet se précipita à sa rencontre: --Où diable étais-tu fourré? lui dit-il. On te cherche depuis une heure. --Pourquoi faire? --Pour t'apprendre une nouvelle. --Bonne ou mauvaise? --Bonne pour toi, si tu as de l'ambition. Veux-tu être député? --Et le père Mahirel? --Il est mort. --Pauvre bonhomme! --Il a rendu au Créateur son âme astucieuse et madrée. La place est libre. Chazolles regarda sa femme. --Hélène est la maîtresse. Je ferai ce qu'elle décidera. Madame Chazolles jeta ses bras autour du cou de son mari et, le fixant de ses grands yeux limpides: --Je n'ai pas d'autre volonté que la tienne, dit-elle. Pourtant nous étions si heureux ici! --Eh bien! Restons-y. --Non. Mon père et Duvernet ont peut-être raison. Ils veulent que tu sois quelque chose. Je ne tente pas de les combattre. Essaie. Tu feras plaisir à Denise. Il lui prit la tête dans ses deux mains comme il venait de prendre celle d'Angèle, et l'embrassa longuement sur le front. Denise, dans une embrasure, disait à Duvernet: --Je suis contente de cet arrangement. Nous irons donc à Paris. Et le député galamment riposta: --C'est pour vous ce que j'en ai fait. Le hasard nous rapproche, mais je l'ai aidé de toutes mes forces. Suis-je bien inspiré? Denise inclina plusieurs fois la tête, lentement, avec un beau sourire. XIV Au moment où elle avait disparu comme une étoile filante, Angèle Méraud était en passe de devenir une des plus brillantes planètes de ce firmament où les élégantes sont aussi communes que les astres de la voie lactée, mais où les véritables beautés sont aussi rares que les comètes chevelues dans la voûte éthérée. Au club du boulevard des Capucines, le duc de Charnay était plongé dans la consternation. D'abord, ses affaires s'embrouillaient et la crise tournait à l'aigu. Le bac dévorait les dernières largesses des usuriers comme de simples bottes de paille rôtissent dans un incendie de ferme. Les citations, protêts, commandements, notes diverses, jugements, saisies, récolements, sommations, affiches de vente, injures timbrées ou non, s'écroulaient sur lui en avalanches énormes. Son portier était enseveli sous ces libelles de style barbare mais lumineux. Il était temps que le salut vînt sous les espèces d'une fille laide ou contrefaite, mais richement dotée. Tous les marieurs, patentés ou non, s'occupaient de cette pressante opération de sauvetage. On avait parlé au noble décavé d'une demoiselle célèbre dans la galanterie parisienne, en possession de trois cent mille livres de rentes amassées dans l'exercice de ses utiles et délicates fonctions, mais il avait flanqué à la porte le courtier téméraire... provisoirement. C'était une ressource pour les cas désespérés. Et il n'en était pas encore tombé là. On verrait. D'autre part, ce roi du pschutt avait gardé dans un coin de l'organe en caoutchouc qui fonctionne dans son étroite poitrine, à la place du cœur, un goût prononcé pour Angèle. Non pas qu'elle l'émût ou le fît palpiter avec violence. Ce jeune seigneur en carton-pierre est difficile à toucher. Son impassibilité anglaise ne se trouble pas pour ces produits inférieurs qui s'appellent des femmes; il se serait cru déshonoré par un élan de passion qui dût déranger les frisures plates de sa perruque, marquer d'une poussière les genoux de ses hauts-de-chausses ou compromettre le nœud harmonieux de sa cravate. Mais Angèle lui avait procuré de véritables triomphes. Notamment aux redoutes de son cercle et aux bals de l'Opéra, elle avait obtenu un succès tapageur. Dans son avant-scène, elle était le point de mire des lorgnettes. Elle avait arboré une étourdissante robe de satin blanc, d'un décolleté extravagant, devant laquelle tous les masques, tous les habits noirs restaient abîmés dans une de ces extases dont la mémoire ne se perd pas avant une bonne huitaine de jours. Elle était moulée dans le satin comme une baigneuse dans la batiste, au fond de l'eau transparente. Sur sa forêt de cheveux roux, d'une nuance indicible, se posait une audacieuse couronne de fleurs d'oranger qui demeura légendaire. Il n'y avait pas jusqu'à la foule grouillante des clodoches, des pierrots, des clowns, des charlatans, des romains, des danseurs vêtus des costumes les plus bariolés et les plus grotesques, qui n'eût manifesté pour la jeune fille à la poitrine étincelante, au cou sculptural, aux cheveux d'or, aux yeux de velours brillants comme des lucioles sous sa mantille, une de ces admirations qui vont droit à l'amant d'une belle et lui montent à la tête comme des fumées de champagne. Et puis, faut-il le dire? Angèle ne tenait pas à l'argent. C'est une rareté par ces temps-ci. Très fantasque, très capricieuse sur les autres points, très exigeante sur certaines matières, elle ne l'était pas sur la question de prix. On lui donnait ce qu'on voulait. Elle le recevait sans daigner même jeter un regard sur ce qu'on laissait tomber dans sa tirelire. Elle ne demandait rien. Et le duc très prodigue quand il s'agit d'éblouir le populaire, dépensier pour l'ostentation, ses écuries, ses meubles, ses habits, ses bijoux, se montrait d'une avarice sordide en ce qui concerne les femmes. Il payait volontiers une petite fête, soldait la note du restaurant sans y redresser une erreur, mais ses largesses se bornaient à cet effort. Sur ce point, il ressemble à une quantité considérable de sectateurs du pschutt, qui, trop souvent, mettent ce qu'ils ont d'or en évidence et en gardent très peu au fond de leur porte-monnaie. L'autre, Abraham Saller, dont Angèle, effrayée de l'ennui qu'il distillait, avait fui les approches jusqu'au fond de la Normandie, se lamentait de la perte de son Eurydice et la demandait, sans accompagnement de lyre, à tous les échos. Il avait pris son parti des profanations du duc de Charnay qui avait eu la primeur de son mobilier de la rue de Londres et des faveurs de sa maîtresse. Il se tenait pour satisfait de l'avoir supplanté après l'avoir été lui-même. Le duc avait gagné la première manche; Abraham la seconde. Restait la belle. Mais les joueurs étaient disposés à s'entendre. Sans se parler, ils se comprenaient. Ni l'un ni l'autre n'exigeait une fidélité absolue. Abraham Saller, pour qui l'amour même était une affaire, aurait volontiers accepté une commandite dans laquelle chacun eût apporté sa part et prélevé ses bénéfices. Il y a dans la corruption moderne de ces compromissions. Ce qu'il voulait, c'est Angèle aux heures où il s'ennuyait et elles étaient nombreuses. Elle le divertissait, très amusante, très spirituelle à la façon des gavroches, intelligente autant que vicieuse. Eux ils la plongeaient, au bout d'une soirée, dans un hébétement complet. Elle ne tardait pas à s'apercevoir du vide de ces Lauzuns ratés qui faisaient la roue autour d'elle, paons sans queue et sans couleurs, singeant les marquis du talon rouge sans avoir leurs bons mots, leurs dentelles, leurs grands airs ou leur tempérament; mesquins dans leurs générosités, idiots dans leurs causeries râlant sur des sujets rebattus, toujours les mêmes, les chevaux ou les cabotines, usés par les nuits du cercle et les émotions du jeu, fripés enfin à vingt-huit ans comme des pommes de reinette sur la paille des celliers, vers Pâques ou l'Ascension. Il n'y avait pas trois mois qu'elle était la maîtresse d'Abraham Saller, que malgré ses absences, ses fugues au _Chat noir_ ou au _Rat mort_, deux établissements célèbres hantés par les rapins et les poètes, malgré ses échappées au refuge de la tante Pivent, où elle se retrempait dans l'air de sa jeunesse, un air imprégné d'odeurs de marée et de parfums des halles, elle avait senti qu'elle ne pouvait plus résister à cette vie. Les galanteries de ces amoureux éreintés comme des chevaux fourbus lui soulevaient le cœur. C'est alors qu'elle avait appelé sa femme de chambre de la rue de Londres, une Malouine ramenée de Dinard ou de Paramé, rondelette, très éveillée, bonne et dévouée. Le dévouement est une vertu bretonne. --Rose, lui avait-elle dit, écoutez-moi bien. --Oui, madame. --Je m'en vais. Je ne sais pas quand je reviendrai; dans huit jours ou dans six semaines. --Où va madame? --C'est mon secret. --Quand monsieur viendra?... --Vous lui direz ce que vous savez. Rien. Si on m'écrit, vous jetterez les lettres dans cette corbeille et vous les y laisserez pêle-mêle. Je les trouverai plus tard. Dites à mes amis qu'ils se consolent. Je ne suis pas perdue. Je me retrouverai. De là elle était allée chez sa tante et lui avait confié qu'elle était triste, qu'elle s'ennuyait. Elle allait donc faire un tour chez son cousin Méraud et respirer le bon air des champs. --Si on te demande où je suis, dis que tu n'en sais rien, quand ce serait le président qui se dérangerait. Elle s'était jetée au cou de la bonne femme et l'avait couverte de baisers à pleines lèvres, de ces baisers qui effaçaient toutes ses fautes et arrachaient au cœur de la poissonnière une effusion de tendresse et de joie. Puis elle s'était précipitée dans l'escalier en lui criant: --Je t'écrirai. Soigne-toi bien, ma tante. Elle avait pris l'express de Granville et au moment où le jeune M. Abraham, qui ne se levait qu'à midi, dormait encore, à l'heure où il étirait sous son baldaquin de drap bleu gendarme ses membres endoloris, elle montait dans la charrette anglaise prêtée par maître Jacques à Méraud, et le cheval de labour l'emmenait à travers des campagnes plantées de pommiers et coupées d'herbages clos de haies d'aubépine. L'astucieuse Herminie l'avait reçue à bras ouverts pour complaire au maître, mais elle se défiait, redoutant l'influence de la jeune fille et tremblant pour ses rentes futures. Elle avait tort. Si Angèle était pétrie de vices, elle offrait au moins un type accompli de désintéressement. Cette bizarre créature ne considérait l'or que comme un métal en fusion destiné à lui couler entre les doigts. Elle posait en principe, dans son esprit, que les belles fleurs, les beaux chevaux, les hôtels, les villas, les toilettes exquises, les diamants superbes, les tapis, les meubles de prix, les œuvres d'art doivent aller d'eux-mêmes aux belles filles. Et comme son miroir entretenait chez elle une favorable opinion de ses mérites, opinion confirmée par les hommages dont on l'accablait, elle se disait que les mines d'or ne lui manqueraient pas et qu'elle pouvait le semer autour d'elle avec une insouciante prodigalité. Ce qu'elle faisait. D'ailleurs, il lui restait de son éducation première, et du sang dont elle sortait, un fonds de courage contre la misère et l'adversité. Elle se serait soumise sans effort aux privations les plus dures; elle aurait souffert, comme sa mère morte et sa tante Pivent, le froid humide des matins d'hiver, les courants d'air glacé qui sifflent sous les voûtes des halles; elle aurait vu ses mains violettes et son visage bleu, plutôt que de céder aux exigences d'un amant et de subir le caprice d'autrui s'il n'avait pas cadré avec le sien. Elle était indomptable peut-être, mais il fallait lui reconnaître un caractère. Elle ne suivait d'autre loi que sa fantaisie et s'y livrait au hasard, comme une barque d'enfant abandonnée au vent sur le bassin des Tuileries. La Malouine avait rempli sa mission avec une scrupuleuse exactitude. Vers quatre heures, en sortant de la Bourse où il allait flâner, le jeune monsieur Saller était arrivé à la porte de sa belle. Le cheval attelé à sa victoria était orné, à la bride, de deux roses microscopiques. Le groom et le cocher bien bottés comme des héros d'Homère, se tenaient sur le siège dans une attitude d'une irréprochable correction. Le maître était descendu de son équipage non sans promener son regard dans la rue pour jouir de l'admiration des badauds qui portaient envie au possesseur d'une voiture aussi pschutt, puis il avait gravi l'escalier et posé son doigt, ganté dans la perfection, sur le bouton de la sonnette. L'héritier des banquiers de la Chaussée-d'Antin était bien délicieusement habillé. Son complet gris clair, merveilleux de coupe et de fraîcheur, faisait oublier son nez trop long, ses yeux trop rouges, ses cheveux trop rares, sa tête trop étroite, en lame de couteau, et un torse étranglé qui ne rappelait pas celui d'Antinoüs. Mais on ne se pétrit point soi-même. Rose ouvrit et le maître fit un pas en avant, la pomme d'améthyste de sa canne aux lèvres, son carreau dans l'œil et le chapeau légèrement incliné en arrière. --C'est moi, dit-il, en prenant le menton de la camériste. --Monsieur vient chercher madame? --Oui. Je viens chercher madame. --Pour faire un tour au Bois? Comme à l'ordinaire? --Pour faire un tour au Bois, comme à l'ordinaire. Parfaitement. A-t-elle du nez, cette petite! --Pas tant que monsieur. --Et de l'esprit, du pointu, coquine! --Monsieur est bien bon. --Voyons. Elle est prête, ta maîtresse? A-t-elle mis la jolie robe que je lui ai envoyée? Elle va être épatante, ma bonne! --Vous croyez? --Si je le crois! J'en suis certain! A faire crever de jalousie un tas de pimbêches qui ne sont pas dignes de baiser ses orteils mignons. Abraham était entré dans le salon, la plus jolie pièce de l'entresol avec sa tenture de peluche bleue encadrée de bandes de fausse tapisserie. Ce lanceur des émissions de l'avenir n'est pas précisément un Richelieu pour la prodigalité. Il est juste de reconnaître qu'il n'a pas pillé le Hanovre. A la porte de la chambre, le silence commença à l'inquiéter. D'ordinaire, Angèle chantait avec une voix douteuse les airs des opérettes en vogue. Abraham se tourna du côté de la Bretonne. --C'est drôle, fit-il. On est bien sage ici ce soir. Il souleva la portière. La fameuse robe était étendue intacte sur le lit. --Est-ce qu'Angèle serait absente? demanda-t-il avec effroi. Ce qui l'inquiétait, c'était de manquer l'heure où il convient de paraître dans la file des voitures autour du lac, cette file où on ne peut pas trotter, où on est pris comme dans un embarras au boulevard et où on marche aussi solennellement qu'une procession de la Fête-Dieu. C'était aussi de ne pas triompher en compagnie de sa maîtresse et de ne pouvoir la montrer comme une femme exhibe des solitaires de vingt mille francs ou un collier de pierres fines. --Voyons, qu'y a-t-il? Parle, dit-il en se tournant du côté de Rose qui jouissait de son effet. --C'est que je vais vous expliquer, monsieur. Madame est partie ce matin. --Est sortie, rectifia Abraham. --Non, partie. --Pour aller où? --Je n'en sais rien. --Elle ne t'a pas donné son adresse? --Non, monsieur. --C'est impossible. --Non, monsieur, puisque cela est. Abraham aurait reçu dans les jambes la décharge d'une torpille à faire sauter un navire à trois ponts qu'il n'aurait pas été plus étonné. Il mordit une minute la pomme de son stick, très embarrassé de sa contenance. --Ainsi, reprit-il, en sortant de ses méditations, tu ne sais rien? --Rien. --C'est mystérieux, cette éclipse. Elle est partie seule? --Je le pense. --Pour combien de temps? --Madame a dit: huit jours ou six semaines. --Singulier! --Je crois, reprit Rose, que madame s'ennuyait. --Abraham bondit sur place. S'ennuyer! En sa compagnie? Était-ce possible! Il n'en revenait pas. Malgré les plaisirs dont il la rassasiait! Dîners fins, à la Maison Dorée ou au pavillon d'Armenonville, chez Bignon ou au Café de Paris; malgré le cirque, les promenades, les avant-scènes de la Renaissance, des Variétés ou des Folies! et les toilettes de Worth ou des autres! Et les joies de la vanité: les victorias menées par des gentlemen en bottes à revers, des fleurs à la tête des chevaux, à la livrée des domestiques, à sa boutonnière à lui, le fils des millionnaires de l'usure et de l'émission productive, au corsage rebondi de la robe! Et les orgies romaines du grand Seize! S'ennuyer dans ce luxe! Au milieu des saillies heureuses de cette jeunesse dorée en goguette, animée par les vins généreux et le fumet des truffes! Si ce n'était pas là le bonheur, où était-il donc? Qu'on le dise! Elle était extraordinaire, cette Angèle! Et cet ennui bien invraisemblable! Il est vrai qu'il oubliait dans le détail des joies qu'il offrait à la malheureuse les obligations assez dures qui compensaient tant et de si hautes satisfactions. Au surplus, il ne pouvait rien changer à la situation. Il était avéré qu'elle avait disparu comme une biche qui entend le cor dans les profondeurs des bois. Le propriétaire dépossédé s'en alla tête basse et remonta seul dans son équipage, très vexé car la satiété était loin d'être venue. Cette Angèle était vraiment capiteuse et d'un galbe! Capiteuse comme un chambertin de grande année, excitante comme un élixir souverain. Par comparaison, le fils des races à qui tout l'or du globe va comme l'humus des montagnes roule aux vallées, savait à n'en pas douter qu'elle n'était pas facile à remplacer et qu'il existait peu de femmes capables de procurer autant de triomphes de vanité, d'aussi vives jouissances des sens. Elle était faite pour l'amour, comme une harpe pour vibrer sous les doigts du virtuose, attrayante, tant et si bien qu'il n'y avait pas de blasés qu'elle ne remuât. Abraham voyait sa peau satinée si douce aux doigts, ses yeux de vergiss mein nicht, pleins de langueur ou fulgurants, selon ses impressions fugitives; il se rappelait ses révoltes, ses soumissions, et ses tresses dorées qui se répandaient sur ses épaules blondes où passaient des lueurs roses. En filant vers l'arc de l'Étoile par le boulevard Hausmann, il se grattait le front. Comme on allait se moquer de lui au cercle! Elle ne reviendrait plus, ou elle reviendrait en rebelle, plus indisciplinée qu'avant. En effet, dès le soir, la nouvelle de cette fuite, un enlèvement sans doute, occupait tout ce monde d'oisifs qui bâillent démesurément en criant qu'ils s'amusent à outrance. On prodiguait des consolations ironiques au malheureux délaissé; on cherchait le coupable de ce rapt sans le trouver. Personne ne manquait au whist et la table de bac avait ses fidèles. On parlait donc d'Angèle et quand on parle d'une fille, du Vaudeville à la Madeleine et des salons de Verdier aux cabinets de Durand, sa fortune est faite, si elle y tient. La fille de la poissonnière n'avait plus qu'à étendre la main. Les vieux arrivés, au front chauve, du Jockey, des Mirlitons ou du Yacht ne demandaient pas mieux que d'accrocher des perles à ses oreilles et de bourrer son portefeuille d'utiles paperasses. Les jeunes étaient disposés à partager avec elle les pensions qu'ils tenaient de la munificence paternelle, et bien que l'espèce se raréfie, il ne manquait pas d'imbéciles à peine majeurs en possession hâtive de leur patrimoine, qui se seraient fait un point d'honneur de le donner à croquer à ses dents blanches. Mais elle se souciait bien des convoitises qu'elle avait laissées derrière elle. Les six semaines étaient passées et elle était toujours au Val-Dieu. Peu à peu elle se laissait prendre, elle aussi, à la glu de l'amour, pour la première fois de sa vie et, détail étonnant, c'était un homme de quarante ans qui lui inspirait cette première passion. A la vérité, ce n'était peut-être qu'une attraction plus violente, mais aussi éphémère que les autres. Qui pourrait analyser et comprendre un cœur de femme? Peut-être encore voulait-elle juger de sa puissance de séduction en attaquant comme une proie ce campagnard rustique, solide, coriace, défendu contre elle par toutes les cuirasses qui peuvent garder une poitrine d'homme et le préserver des tentations: une femme d'une beauté angélique, d'un esprit élevé, d'un charme exquis et ses filles, belles comme leur mère, qui jusque-là avaient été pour lui les seuls êtres dont son cœur ou ses yeux fussent épris. Elle s'acharnait, sûre de sa victoire. Leurs entrevues étaient toujours aussi secrètes, mais plus fréquentes. Ils avaient combiné leurs plans. Chazolles serait député. C'était convenu. Elle l'avait converti à l'ambition. La lutte était ouverte. Le candidat s'agitait avec une activité que seul son amour lui donnait. Il n'avait qu'un concurrent peu dangereux, un homme de loi bilieux qui se présente à chaque élection, effrayant les paisibles populations de ses principes aussi inflexibles que confus. Tout ce qu'on y distingue, c'est qu'il hait tout le monde. En supposant qu'il se déteste lui-même, on ne serait peut-être pas loin de la vérité. Le châtelain du Val-Dieu n'avait rien à craindre d'une telle rivalité. Pour les habitants du Perche et de la Normandie, surtout dans ces parages où la culture du sol est l'occupation à peu près universelle, un visage épanoui, une main généreuse et loyale, un sourire franc aux lèvres primeront toujours les professions de foi les plus farouches. Chazolles ne mettait donc pas son élection en doute. Ses opinions étaient de nature à n'effaroucher personne. Ce n'était pas lui qui révolutionnerait le pays pour renverser l'ordre de choses établi. Sa devise était: Ne détruisons pas, perfectionnons. Elle ne compromettait rien et pouvait s'interpréter de diverses façons. Son ami Duvernet était parti pour Paris, mais il reviendrait afin de lui prêter main-forte au moment utile. Ce moment ne tarderait pas à se présenter car le décret convoquant les électeurs était signé et la bataille devait se livrer aux derniers jours de septembre. Chazolles entretenait de ses projets Angèle, qui résistait pour l'honneur et par suite de cette tactique savante des femmes qui exaspèrent une passion ardente en se faisant désirer. Il s'arrangerait là-bas une existence en partie double pleine de joies inconnues. Il meublerait pour sa maîtresse un appartement digne d'elle. La cage plairait à l'oiseau. Mais il ne lui retirerait pas sa liberté. Elle irait chez sa tante autant qu'elle le voudrait. Elle continuerait à y habiter la plupart du temps comme par le passé. Chazolles ignorait les détails scabreux de l'existence d'Angèle. Elle lui avait dissimulé avec soin ce qui aurait pu froisser son amour et l'étouffer dès sa naissance. Il ne savait rien de la liaison de la jeune fille avec ses premiers amants, le rapin des hauteurs de la rue Pigalle et le poète du Chat-Noir; rien de ses équipées à l'Élysée-Montmartre, de son éducation entreprise par le duc de Charnay et complétée par le juif Saller; rien de sa retraite de la rue de Londres et des amants qu'elle y recevait. Dans la jeunesse de son cœur, dans l'aveuglement de son amour, Chazolles s'imaginait qu'il avait rencontré un trésor. Angèle avait pour lui le charme suprême de la femme vicieuse qui sait dissimuler sa science, et qui, déjà profanée par les doigts hardis de ses amants, profite de son expérience sans laisser deviner les leçons qu'elle a reçues. Elle étonnait Maurice de ses savantes naïvetés. Elle l'étourdissait avec sa verve de rapin, son esprit caustique, à l'allure dégagée, aux sorties faubouriennes, où la phrase tournait court, juste à l'endroit qu'il ne fallait pas dépasser sous peine de choquer ce délicat, habitué aux réserves et aux ménagements de la famille. Avec sa pénétration de femme pour qui l'amour n'a plus de secrets, elle avait compris tout de suite l'exaltation où sa vue seule jetait ce naïf assez spirituel pour être ombrageux, assez épris pour être aveugle. Elle le transportait aux nues lorsqu'elle lui soupirait à l'oreille, le soir, dans leurs promenades à deux, perdus dans les champs de blés, hauts comme eux, où ils disparaissaient, ses plaintes sur l'impossibilité de trouver, dans le milieu où sa naissance l'avait placée, une âme capable de la comprendre et à laquelle elle pût se résoudre à associer la sienne. Elle lui peignait à grands traits, gaiement, avec de rares ombres de mélancolie, les rudes maraîchers de la banlieue uniquement occupés de leurs primeurs, se tuant, quoique riches, pour augmenter leur capital, par un labeur de mercenaires, se levant à deux heures du matin pour amener, couchés et somnolant sur d'énormes amas de carottes, de poireaux et de salades, leurs charrettes à ce colossal réceptacle où tout s'engloutit. Elle lui montrait la foule nocturne des gens affairés grouillant autour des tas de poissons que les camions des chemins de fer jetaient aux halles, sous la lumière crue du gaz perdue dans l'aube qui blanchissait; ou encore l'hiver, dans la nuit morne, la tante Pivent acharnée, à son banc, malgré ses quinze ou vingt mille livres de rentes, disputant pied à pied ses affaires, prise de la fièvre du métier, sans autre souci, sans autre horizon que cet étal où les écrevisses se traînaient parmi les anguilles et les tanches dans la fontaine, où les paires de soles montraient leurs ventres roses et leurs dos bronzés, les rougets leur peau rugueuse couleur de chair, les aloses leurs écailles d'argent, nacrées, et enfin les maquereaux leurs échines verdâtres. C'était là son univers. Et sa joie venait des pièces d'argent mêlées de louis et de sous, qui tombaient dans les grandes poches pendantes à son côté, sous ses jupes de laine trempées au bas de l'eau des fontaines et des ruisseaux des halles. Est-ce que franchement on pouvait se contenter d'une pareille vie? Chazolles lui pressait les mains, ses petites mains frêles, qu'il aurait écrasées dans les siennes s'il n'avait pris garde, et il se penchait sur sa tête, qui lui venait au menton, pour respirer les odeurs de ses cheveux. XV C'était un soir de la fin d'août. Les blés étaient à moitié coupés et les travailleurs regagnaient leurs lits, d'où ils allaient se relever aux premières lueurs de l'aube. Les secondes pousses de luzerne séchaient sur le champ et les trèfles répandaient dans l'air leur parfum de miel. La lune, rouge comme du sang, se levait au-dessus des futaies noirâtres qui bordent l'horizon. Les perdrix s'appelaient au coin des haies où elles s'étaient blotties fuyant la faux des moissonneurs. Pas un souffle de vent n'agitait les feuillages et pas un nuage ne courait sur le bleu sombre du ciel. C'était une de ces nuits sereines qui portent à la rêverie et élèvent les âmes. Angèle était sortie du chalet après dîner, seule. L'ancien courtier aurait bien voulu l'accompagner. Mais il n'osait. Herminie veillait au grain. Elle tenait son Méraud sous une domination si solidement établie que l'esclave n'essayait même plus de secouer le joug. Angèle était vêtue de sa robe de satinette, très ouverte et coiffée d'un chapeau de paille à la Marie Stuart sous lequel elle était à peindre. Un rustre même se serait arrêté pour admirer la distinction de sa démarche, et c'était un plaisir de la voir, paresseuse et nonchalante, allant au rendez-vous qu'avec prudence, malgré le trouble où elle le jetait, le châtelain du Val-Dieu changeait chaque jour. Elle suivait, d'un pas incertain, un sentier vert entre deux haies d'aubépine, s'appuyant sur une de ces grandes ombrelles qui servent de canne ou de bâton de promenade aux bains de mer, s'arrêtant à chaque instant, écoutant le vol d'un oisillon niché dans les branchages qui s'esquivait à son approche, ou le passage furtif d'un lézard qui se glissait entre deux touffes d'herbe. Ce sentier vert conduisait aux étangs. De ce côté, la campagne était déserte. Les gens du hameau ou de la ferme, las d'un jour pénible sous le soleil ardent, s'étaient renfermés dans leurs dortoirs, sous leurs toits de tuiles violacées. Les serviteurs de l'ancienne abbaye n'avaient pas coutume d'errer si tard de ce côté. Les promenades du soir, de la famille Chazolles, étaient limitées aux allées du parc. Angèle frissonnait un peu dans cette solitude. A mesure qu'elle s'approchait des étangs, une fraîcheur de marécages avec des odeurs de joncs séchés et de plantes aquatiques lui frappait le visage; elle s'enveloppa d'une mantille noire et continua son chemin. Bientôt elle découvrit, à l'extrémité du sentier, une vaste étendue d'eau où des grouillements de poissons paissant aux bordages, comme des troupeaux dans les herbes et des battements d'ailes de hérons ou de canards qui s'envolaient au bruit de ses pas, lui vinrent aux oreilles. A sa gauche, c'était la plaine d'eau unie comme un miroir sous les frondaisons luxuriantes de la forêt. A droite, de l'autre côté d'une double rangée de peupliers et d'aulnes, s'étendait un champ de blés fauchés, couchés sur le sol et par places ramassés en gerbes prêtes à enlever. A peine était-elle parvenue au pied d'un énorme tremble planté à l'angle du champ, sur le talus d'un fossé, qu'un pas rapide se fit entendre derrière elle et bientôt un homme se dirigea vers l'arbre au tronc duquel elle s'appuyait. C'était Maurice. Le candidat à la députation arrivait très vite comme un retardataire qui veut regagner le temps perdu. Il avait besoin de se secouer et de se rafraîchir dans l'air humide de la nuit. Pour la première fois, il avait surpris une inquiétude dans les yeux de sa femme. Elle la lui avait manifestée à diverses reprises. Au moment où il rentrait à cheval, avant le dîner, d'une excursion dans les deux cent cinquante hectares de terre qu'il faisait valoir, elle l'attendait à l'extrémité du parc, au bout de l'avenue des tilleuls. En l'apercevant, il rougit légèrement. --D'où viens-tu? dit-elle avec douceur. --De la ferme. --Par le village? Il se troubla, hésitant à répondre. Ce n'était pas le chemin le plus court; au contraire. Derrière l'église, il n'y avait que la forêt pendant des lieues entières. --J'allais inviter le curé à dîner, dit-il. C'était un mensonge, mais facile à réparer. La vérité est qu'il avait fait ce qu'on nomme là-bas un crochet pour passer sous les fenêtres de son adorée. Car il en arrivait à devenir amoureux comme un bachelier ne le fut jamais. Au point d'exaltation où Angèle l'avait monté par ses coquetteries, il était capable de toutes les extravagances. Il aurait roucoulé des cantilènes sous le balcon, si elle en avait eu un, enrôlé des mandolines et des guitares pour lui donner des sérénades; il lui aurait dédié des sonnets et se serait déguisé en professeur ou en médecin pour se glisser jusqu'à elle, si elle avait été flanquée d'un mari jaloux ou d'un tuteur ridicule. Madame Chazolles ne laissait échapper aucun signe d'impatience, mais intérieurement elle souffrait. Son mari essayait en vain de se montrer plus prévenant, plus empressé que jamais; il était changé. Une préoccupation l'absorbait. De quelle nature? Ses affaires ne pouvaient lui donner aucune inquiétude. Il était au-dessus des événements. Sa candidature n'était qu'un jeu sans importance! Sa distraction était donc ailleurs. Une femme ne se méprend pas sur l'origine de ces métamorphoses. Il se jouait entre le mari et l'épouse un de ces drames intimes où les deux cœurs saignent: l'un du mal qu'il fait, l'autre de la blessure dont il souffre. Pendant le dîner, on parla des progrès de Maurice dans le pays. La candidature allait bon train; elle était accueillie avec joie par les électeurs de toutes les opinions. Il arrivait à chaque courrier des encouragements très précis, des promesses d'appui sur lesquelles on pouvait faire fond. Paroles de paysans! Et, quoi qu'on dise, en dépit de la fâcheuse réputation traditionnelle des Normands, quand un paysan de l'arrondissement, Percheron ou Normand, a donné sa foi et engagé sa parole, il ne tourne pas comme une girouette. Madame Chazolles pesait les chances. Tout à coup elle s'interrompit. --Maurice! fit-elle. --Quoi? --Qu'est-ce que cette jeune fille qui est chez les Méraud? --Chez les Méraud! --Oui. Il s'empourpra sous le hâle dont l'été avait couvert son visage. --Je ne sais pas. --Tu ne l'as pas remarquée? --Non. Il y a une jeune fille chez les Méraud? --Oui, une beauté véritable. Une de ces têtes saisissantes qui plaisent tant aux hommes. Pâle, avec une abondance de cheveux qui lui fait comme une auréole dorée. --Je ne sais pas, répéta Maurice. Si jolie que cela? Tu exagères. Une parente, sans doute. Je ne l'ai pas aperçue. --Elle sort peu, mais le jour de l'assemblée, elle se promenait dans la foule. Chazolles secoua la tête. --Tiens! il faudra que je la voie, dit-il. --Est-ce qu'elle va rester dans le pays? demanda Hélène. --Je ne le suppose pas. Qu'y ferait-elle? Est-elle élégante? --Trop pour une honnête fille, conclut madame Chazolles. L'entretien en resta là. Mais quand on sortit de la salle à manger, pendant que les petites jouaient dans le sable, devant le perron, auprès des corbeilles de cannas, de géraniums roses et d'héliotropes, Hélène posa ses deux mains sur les épaules de son mari et d'une voix tremblante où il y avait une plainte chastement étouffée: --Tu es inquiet, lui dit-elle. Tu as quelque chose. --Moi, non. --Si; tu es bien changé. Il essaya de sourire: --En mieux ou en pis? --Pas en mieux, dit-elle. Est-ce que cela se pourrait? --Ce sera la politique, répéta-t-il. Nous avons eu tort d'écouter ce misérable Duvernet. --Puisqu'il te faut une distraction! --Tu m'en veux? Avoue-le. --Non, dit-elle, en pesant ses paroles. S'il t'en faut une, j'aime mieux que ce soit la politique qu'autre chose. Me comprends-tu? Il l'enlaça dans ses bras. --Mauvaise! dit-il. Quelle abominable idée! Qu'ai-je à désirer? N'êtes-vous pas mes adorées toutes les trois? Est-ce que je ne songe pas constamment à vous? Ai-je autre chose en vue que votre bonheur? --Dieu t'entende! --Tu doutes de moi? Il l'enleva jusqu'à sa bouche, comme un enfant, et leurs lèvres se confondirent dans un baiser. --Non, soupira-t-elle. Mais il y avait en elle une sorte d'affaissement, une résignation craintive qui n'échappa pas à Maurice. Lorsqu'après avoir embrassé ses deux filles, il se dirigea vers la campagne: --Il faut en finir, se dit-il. Elle se doute de ce qui se passe. Il arrivait donc au rendez-vous fiévreux, agité, mécontent de lui-même et d'Angèle. Il se reprochait cette intrigue qui détruisait la tranquillité des êtres pour lesquels il nourrissait une affection pure et tendre et causait la première larme qu'il avait vue obscurcir les grands yeux noirs de son Hélène, larme silencieuse que l'orgueil blessé de l'épouse refoulait au fond de son cœur. Il ne distingua pas d'abord la jeune fille dont la svelte silhouette se confondait dans la demi-obscurité avec le tronc du tremble dont les feuilles s'agitaient comme les doigts d'un malade atteint d'une maladie nerveuse. Il se tournait, cherchant dans le sentier vert l'ombre blanche qu'il attendait. Elle, de sa voix d'espiègle, siffla discrètement: --Coucou! Et au même moment il sentit deux mains fraîches qui s'abattaient sur ses yeux. --Vous étiez là? dit-il. --Hélas! la première au rendez-vous. Et elle ajouta en laissant retomber ses bras avec désolation: --Déjà! Alors il s'excusa. A la fin sa femme se doutait de quelque intrigue et il serait au désespoir de lui causer la moindre peine. Il était sincère. Malgré la passion furieuse que lui inspirait Angèle, il aurait renoncé à cette maîtresse qui n'était pas encore à lui, s'il avait dû compromettre à la fois cette sorte d'honneur bourgeois qui résulte d'une vie régulière et la paix des siens en affichant une pareille liaison. Il fallait donc qu'Angèle se décidât à retourner à Paris, pas tout de suite, dans quelques jours seulement. Il s'y rendrait d'abord, en simulant des affaires, et lui préparerait avant son retour un nid pour le bonheur qui les attendait. Ce serait là qu'ils passeraient leur nuit de noces! Si la lune avait éclairé le visage de la jeune fille, Chazolles aurait vu un sourire errer sur ses lèvres. Leur nuit de noces! Ce mot soulevait en elle un monde de réflexions drôlatiques. Elle en avait vu d'autres. Certes, il lui plaisait, c'était incontestable, mais est-ce qu'il croyait que cette union serait éternelle et qu'on mettrait tant de cérémonie à une si mince affaire? Il était vraiment trop de son village et naïf pour un futur gouverneur des peuples! Mais il faisait noir. Les petites étoiles blanches, qui maintenant émaillaient le fond du ciel comme des marguerites des prés, jetaient seules leurs lueurs bleues sur les deux amoureux. Chazolles énumérait les raisons qu'il imaginerait pour s'absenter et la rejoindre, car il ne pouvait plus se passer d'elle. Elle était devenue son espoir, sa vie. C'était une sorcellerie dont il ne se doutait pas. Jamais femme ne lui avait produit pareille impression. C'est à peine, jusque-là, s'il les regardait, indifférent et ne se demandant seulement pas si elles étaient bien ou mal faites. Heureusement la politique était une inépuisable mine de prétextes. C'est la seule raison qui l'avait fait adopter avec enthousiasme les plans de son ami Duvernet, un bon pilote pour louvoyer dans ces passes où il ne se serait pas aventuré sans lui. Sa candidature réussirait. Elle était nettement annoncée et il s'en occupait avec d'autant plus d'ardeur que l'amour était son unique mobile et que sa nomination serait la sauvegarde de leur liaison en lui permettant de garder sa maîtresse, sa bien-aimée, et de tromper aisément sa famille. Il avait dressé son plan. Il fallait à tout prix que le monde ignorât une union dont le mystère accroîtrait les délices. En galant homme, il entendait sauver l'honneur en se ménageant le plaisir. Le calcul était adroit et les moyens de réaliser ce double but fort simples. Angèle écoutait avec étonnement ces déclarations étranges où il était question de politique, de famille, de maîtresse, d'épouse et d'amour violent. Elle en était étourdie, mais l'homme lui plaisait. Chazolles était si bon, si dévoué, si épris, et puis, il faut en convenir, il avait si haute mine, que la frêle Parisienne le trouvait de cent coudées plus émouvant que les jolis messieurs qui l'avaient courtisée jusque-là. --Tu verras, lui dit-il, en baisant la main qu'il tenait, chaude dans les siennes, comme je te rendrai heureuse et quelle jolie prison je t'arrangerai. --Mais ce sera une prison? --D'où tu sortiras sans peine autant qu'il te plaira... --Et si je refusais? Il souleva mille objections et, réchauffé par le voisinage de cette fée de l'amour, enhardi par la douceur de sa voix, par les rayons de ses yeux qui perçaient l'obscurité, par le souffle parfumé de ses lèvres qui effleuraient les siennes, il devint plus pressant. --Refuser? Est-ce que c'était possible? Ne comprenait-elle pas à quel point il lui appartenait? Il était prêt à lui sacrifier tout, à lui obéir comme à un tyran qui aurait le droit de disposer de son temps, de son avenir, de ses biens. Il lui offrait tout, tout sans exception. Ah! si, pourtant! Une seule, le repos de ceux auxquels il avait dû jusque-là la sérénité de ses belles années et l'estime de ses voisins, de ses amis, des gens de son monde. --Et si j'exigeais ce sacrifice? dit-elle malicieusement. Il se révolta. Elle ne le voudrait pas. Dans quel but? En quoi le mal des autres pouvait-il augmenter leur félicité à eux? Ce serait une méchanceté inutile; il n'irait pas au-delà de ce qu'il proposait. Il défendit sa maison avec chaleur. Il fut presque éloquent. Il représenta à cette folle créature, à cette glu toute mignonne, volontaire et rieuse, ne songeant qu'à s'amuser, qu'un honnête homme comme lui pouvait l'aimer avec emportement, de toutes ses forces, presque sans bornes, mais en respectant encore celle qui portait son nom, la mère de ses enfants, la femme qui lui avait donné tant de preuves de dévouement et de tendresse. Sur ce point, il fut inébranlable. Il lutta pour l'honneur avec énergie. Il ne voulait pas de malentendu au début d'une liaison qui durerait autant que lui et serait la fleur de son existence. Il aimait Angèle d'un amour sans rival. Toutes les fièvres du désir lui brûlaient les veines. Mais en même temps, il lui représenta l'horreur du scandale, la nécessité de maintenir la paix de sa maison et de marcher la tête haute. Si c'était pour lui un regret de ne pouvoir se parer aux yeux de tous de la beauté de sa maîtresse, il lui tiendrait compte de ses sacrifices, quand elle s'isolerait pour lui plaire, se tiendrait dans l'ombre et cacherait son amour comme ces fleurs délicates que la lumière flétrit et que tuent les rayons de soleil. A cette heure tardive, il y avait dans l'air tiède encore d'une délicieuse soirée d'été, comme une langueur répandue, une odeur énervante de foins qui séchaient, de blés murs et de miel dont étaient imprégnés les trèfles et les sainfoins de la plaine. Les plantes crépitaient, livrant à la terre leurs graines qui tombaient des coques entr'ouvertes. Bientôt les deux amants ne parlèrent plus. Chazolles tenait la jeune fille serrée contre lui, et il croyait sentir les palpitations du cœur d'Angèle, tant le sien battait avec force. Elle, à peine troublée, flattée de son triomphe sur cette nature vigoureuse et droite, si supérieure à tout ce qu'elle avait rencontré dans ses folies, s'abandonnait entre les bras de son amant. La nuit de noces n'était pas si éloignée que Chazolles l'avait cru. --Allons-nous-en, dit-elle en soupirant. Comme ils passaient auprès d'une meule de gerbes entassées, leurs yeux se rencontrèrent. --Je suis lasse, murmura-t-elle. Je ne sais ce que j'éprouve. Un éblouissement! Et mollement elle se laissa tomber sur la paille dorée, avec un doux sourire. Et comme Chazolles se jetait à genoux auprès d'elle, elle lui passa ses bras autour du cou: --Jure-moi, dit-elle très bas, que tu m'aimeras toujours. --Oui, toujours! Leurs lèvres se joignirent. Et les petites étoiles blanches furent les veilleuses qui éclairèrent ce boudoir magnifique que l'amant d'Angèle n'avait pas rêvé. Chazolles ne devait plus oublier jamais, jamais, cette tête pâle renversée sur les gerbes blondes avec lesquelles la chevelure de la jeune fille se confondait, ces bras satinés qui le serraient dans un spasme fiévreux, ces yeux entr'ouverts baignés dans une humidité nacrée, le fixant, éperdus et noyés, et ces mains douces qui le caressaient, se livrant sans réserve et sans regret. Ce fut la minute de volupté qui marquait la fin de sa vie heureuse et commençait pour lui cette existence nouvelle, mêlée de tourments incessants, acharnés, d'agitations cruelles, de bonheurs rares et courts et de jalousies atroces que l'amour d'une femme née avec des nerfs de courtisane et des instincts de fille, entraîne à sa suite. Le passé, pur et bleu comme un ciel de printemps, s'effaçait en se voilant. L'horizon de l'amant d'Angèle,--car maintenant, il était bien son amant,--allait s'assombrir et recéler des orages. Le contrat était paraphé. Seulement le châtelain du Val-Dieu était seul de bonne foi. XVI Au numéro 66 de la rue du Colisée, se trouve une vaste maison de rapport formant un quadrilatère massif, construit par quelqu'un de ces richards parisiens qui ont un gros sac et ne regardent pas à la dépense quand ils savent que le revenu la suivra. La cour est spacieuse, pavée de dalles carrées très épaisses, liées par du ciment bleuâtre. Les cinq étages de la maison ouvrent leurs fenêtres sur cette cour comme des yeux immenses et, l'hiver, les femmes de chambre, les cuisinières, les cochers s'y livrent à leurs caquetages. L'été, cette maison est presque toujours vide. Les locataires sont riches et prennent leur volée vers les châteaux de province, les bains de mer ou les stations thermales qu'il est de bon ton de fréquenter. Deux jours après la scène que nous venons de raconter, Chazolles, vers six heures du soir, entrait dans la cour de cet important immeuble. Il lui appartient. C'est la dot de sa femme. M. Châtenay l'a donné à sa fille Hélène avec quelques accessoires, mais les soixante-dix mille francs de rentes nettes que produit cette maison constituaient déjà un assez notable apanage. Au moment où Chazolles pénétra dans le vestibule, une femme d'une quarantaine d'années, aux traits agréables encore, mince, svelte, mais d'un aspect qui révélait dans l'ensemble une lassitude maladive, était assise ou plutôt étendue dans un large fauteuil, au seuil d'une loge qui aurait pu rivaliser pour le luxe avec plus d'un salon de notaire de province. Cette femme avait des cheveux châtains très abondants, collés aux tempes en bandeaux, le teint rosé aux pommettes, blafard ailleurs, de cette nuance des plantes et des femmes étiolées par une température de serre, l'air étouffé qu'elles respirent et le défaut d'exercice sous le ciel libre, dans les champs ou les bois, au milieu des odeurs de résine et des richesses d'une féconde et vigoureuse végétation. Elle semblait sommeiller, laissant errer ses regards vagues aux plafonds à caissons ou sur la colonnade de cette entrée vraiment monumentale, colonnade aux fûts cannelés couronnés de chapiteaux à feuilles d'acanthe. C'était madame Adrien, la concierge de la maison, veuve d'un ancien valet de chambre de Chazolles, mort quelques années auparavant. Malgré la difficulté pour une femme seule de gérer une maison de cette importance, Maurice avait eu pitié d'elle et, comptant avec raison sur l'intelligence très vive de la jeune veuve, il lui avait laissé sa place en augmentant les émoluments. Madame Adrien lui en avait gardé une très profonde reconnaissance et, pour elle, Chazolles était un dieu qui tenait la première place dans son esprit et son cœur. A son aspect, elle se leva vivement. --Vous, monsieur, dit-elle. --Oui. J'ai à vous parler, madame Adrien. Et lui montrant la porte de la loge: --Entrons. Madame Adrien s'effaça pour laisser entrer le maître, étonnée de la gravité inaccoutumée de son abord. Que se passait-il donc d'extraordinaire? Et qu'allait-elle apprendre? Elle approcha un fauteuil de la fenêtre et en offrit un autre à Chazolles, qui avait fermé la porte pour plus de sûreté. Très intriguée et légèrement émue, car une pauvre femme seule, placée à Paris, en servitude chez les autres, peut toujours trembler, ne fût-ce que de la crainte de perdre sa place, son gagne-pain, si difficile à retrouver. --Je vous inquiète, ma chère madame Adrien, avec mes façons de conspirateur, commença Chazolles, mais n'ayez pas peur. Il ne s'agit de rien qui puisse vous atteindre. Au contraire, j'ai un service à vous demander, un grand service. La concierge respira. --Parlez, monsieur, dit-elle. Vous savez bien que je suis toute à vous. --Avez-vous un appartement libre dans la maison? --Monsieur ne s'en souvient donc plus? Un seul, depuis le terme de juillet. --Au quatrième? --En effet. --C'est un peu haut. --L'escalier est très doux. --Et l'appartement! --Très joli. --En bon état? --En parfait état. --De combien? --Il était loué quatre mille cinq cents francs à M. le vicomte de Férolles. Il l'a quitté... --Parce qu'il se mariait. Je sais. De quoi se compose-t-il? --Vestibule, deux salons dont l'un servait de cabinet de travail à M. le vicomte, et deux chambres à coucher; de la plus petite, il avait fait son cabinet de toilette; salle à manger et les accessoires. Le tout très vaste et décoré avec goût. Chambres de bonnes au sixième. --Pour une femme, ce serait convenable? --Pour une femme seule? demanda la concierge en hésitant. --Sans doute. Ne vous ai-je pas dit que je venais vous demander un service? Madame Adrien inclina la tête en signe d'assentiment. Elle comprenait. --Je sais que je puis compter sur vous, reprit Chazolles. Je vais donc tout vous dire. C'est une folie, je le confesse, mais on en fait à tout âge et je voudrais être raisonnable. Je ne peux pas. J'ai une faute à cacher. Dans cette maison qui est à moi, où je ne viens jamais, où je ne viendrai que rarement, le soir, en secret, on me soupçonnera moins qu'ailleurs. C'est toujours où la preuve se trouve qu'on ne va pas la chercher. Je sais que les malins agiraient autrement; ils iraient à l'autre bout de Paris dérober leur sottise. Je me fie à vous et je la mets ici sous votre garde. L'hôtel de mon beau-père est au Cours-la-Reine; nous devons y venir demeurer tous, sans doute dans cinq ou six semaines. Je vais être nommé député. Du moins j'y compte. C'est un prétexte de séjour à Paris, d'absences pour des commissions, des rendez-vous. Il me sera facile de consacrer quelques instants à cette petite. Vous la verrez, une fille charmante, madame Adrien, et digne qu'on s'intéresse à elle, ce que je fais. Maintenant vous savez tout. Je serais au désespoir que madame Chazolles, une femme admirable et que j'aime toujours, pas de la même façon, se doutât de ma trahison, car bel et bien c'en est une et je me la reproche. Vous serez là pour parer aux inconvénients, s'il en survenait. Je connais votre intelligence. Vous êtes bonne et vous êtes femme. Vous comprendrez ma faiblesse et vous l'excuserez. La concierge avait écouté, sans donner aucun signe d'approbation, le petit discours du maître. Le respect lui liait la langue. --Et que faut-il faire? demanda-t-elle. --Ah! voici. Vous allez chercher un tapissier dans le quartier. --Bien. --Il y a peu de locataires dans la maison en ce moment? --Le baron Germain seulement. --A l'entresol? --Oui. Les autres sont aux eaux ou chez eux, à la campagne. --Le baron passe peu de temps chez lui, dans la journée? --Il y dort... quelquefois. Pour le reste, il vit aux Mirlitons. --Bon. --Le cocher et le valet de chambre sont rarement ici. Le cocher est marié et vit chez sa femme qui tient un petit magasin de modes à cent pas, dans la rue du faubourg Saint-Honoré. Le valet de chambre, son service fait, va je ne sais où, mais il ne reste pas à la maison. --C'est parfait. Nous aurons donc peu d'indiscrétions à redouter. Vous ferez meubler l'appartement pour une femme jolie, très jolie et toute jeune. --Blonde ou brune? --Blonde. Comme c'était pour M. de Férolles. Les deux salons très coquets. Une des chambres à coucher en boudoir. Pas de clinquant. Du vrai, du solide et du beau. --Quelle somme monsieur veut-il dépenser? --Ce qu'il faudra. J'ai amassé des économies depuis quinze ans à la campagne. Ce sera la première somme que je jetterai par la fenêtre dans un but d'amusement. Je peux me permettre un extra. --De l'argent mal placé, pensa la concierge; mais son visage resta impassible. --Pour vous mettre à l'aise, reprit Chazolles en comptant sur ses doigts certaines fournitures, vous pourrez aller jusqu'à une quarantaine de mille francs. Est-ce suffisant? --C'est trop. --Tant mieux. Pensez à la chambre surtout. Je vous la recommande. Qu'elle soit très bien. --Si monsieur voulait, j'irais chercher le tapissier et sans paraître s'intéresser à la chose il assisterait à la conversation. Je dirai que c'est pour une dame étrangère qui doit arriver... Quand? --Dans une huitaine. --C'est bref, mais il n'y a rien d'impossible. --Ah! j'oubliais, cette jeune fille a sa tante à Paris. Elle demeure chez elle. Elle s'absentera souvent. Il faut une femme de chambre intelligente, honnête surtout, pour garder l'appartement et l'entretenir. Vous en trouverez une. Je m'en rapporte à votre choix. Je donnerai à cette enfant, car c'est une enfant, madame Adrien, vingt ans à peine, deux mille francs par mois pour sa maison. Est-ce assez? --C'est trop, répéta nettement la concierge. --Je vois que vous êtes pour les économies. Elle vaut mieux que cela, chère madame Adrien; elle vaut tous les trésors du monde! C'est un trésor elle-même! Madame Adrien sourit. --Enthousiaste comme un collégien, pensait-elle. Quelles déceptions il se prépare! C'est dommage. Un si brave homme! Elle songeait à un mot du baron Germain, un blasé qui lui faisait quelquefois l'honneur de s'arrêter dans sa loge et de lui causer une minute par hasard. --Il n'y a que les imbéciles qui entretiennent des maîtresses pour les autres! Chazolles n'était pas un imbécile pourtant, mais il était épris et il devenait aveugle parce qu'il aimait. La concierge se leva et jeta sur sa robe noire une visite de cachemire. --Vous allez chez le tapissier? dit Chazolles. --Il y en a un à quelques maisons d'ici. Je serai de retour dans un instant. --Je m'en vais. Je ne veux pas être vu. Vous ferez pour le mieux. Je connais votre goût et suis sûr de votre bonne volonté. C'est tout ce qu'il me faut. --Puisque vous l'exigez, c'est bien. Quand reviendrez-vous? Il s'était levé et jouait avec ses gants, prêt à sortir, l'air préoccupé et mécontent comme s'il avait compris qu'il s'engageait dans une impasse. Il y avait dans l'attitude de la concierge, son obligée pourtant, comme un reproche et un blâme. --Quand ce sera prêt, répondit-il. --Dans huit jours alors. C'est autant de délai qu'il en faut et ce sera fini, je vous le garantis. Elle le reconduisait jusqu'à la grande porte de la rue. Sur le seuil il s'arrêta. --C'est un sacrifice que je sollicite de vous, je le sais, dit-il. Consentez-vous à vous l'imposer? Elle le regarda bien en face, de ses yeux limpides et intelligents. --Pour vous, oui, dit-elle en appuyant sur chaque mot. Ne vous dois-je pas tout, moi? Que pourrais-je donc vous refuser? --Merci. Un fiacre l'attendait. Il y monta et disparut au tournant des Champs-Élysées. --Le malheureux! songea madame Adrien. Dans quel guêpier il se fourre, lui si bien partagé par le sort! Et en rentrant dans sa loge, elle ajouta mentalement avec un soupir: --Et si digne d'être aimé! XVII Trois semaines après, les murailles de l'arrondissement étaient bariolées d'affiches multicolores annonçant aux populations de la circonscription--un mot sauvage, décidément!--la candidature de leur féal et dévoué serviteur, Maurice Chazolles. L'homme indépendant et libre s'était déguisé en un plat solliciteur. Il briguait les suffrages de ses concitoyens les plus humbles, mendiants même, traînards et gueux de toute sorte. Ses professions de foi élaborées avec un soin méticuleux pour contenter les électeurs des opinions les plus ondoyantes et diverses étaient placardées jusque sur les piliers des grilles et les sacro-saintes murailles des églises. Chazolles, aidé de son ami Duvernet, accouru à la rescousse, menait rondement la campagne. Il avait écrasé de besogne les typos de la circonscription--un mot à écorcher le larynx!--fait gémir toutes les presses, soudoyé les paresseux, les braillards, les politiques d'estaminet, les gardes champêtres et les facteurs ruraux pour répandre ses bulletins et semer la bonne parole dans les moindres recoins des localités les plus écartées du pays. Il n'avait négligé aucune chance et n'abandonnait rien au hasard. Il voulait réussir, et tout ce qui l'entourait était dévoré du même enthousiasme. M. Châtenay lui-même s'échauffait. Il en était arrivé à négliger ses collections de tessons de bouteilles et de poteries informes, ses études, ses fouilles, et jusqu'à son oppidum, qui était peut-être un camp romain. Il l'avait cru d'abord, mais il lui venait parfois des doutes. Un antiquaire de bonne foi en a toujours. Ce phénix des beaux-pères offrait de participer à la dépense et de payer une partie des frais de la guerre. Il devenait ambitieux pour son gendre. Duvernet électrisait tout le monde. Dans les embrasures il tenait des conciliabules avec Denise. --Nous réussirons, lui disait-il. Les aubergistes et cabaretiers avaient ordre--discrètement--de ne point refuser de liquides à ceux qui leur en demanderaient aux frais du candidat et de tenir table ouverte pour les affamés. Maurice lui-même aurait mis ses chevaux sur la paille, si les vaillantes bêtes avaient été moins solides. En voiture ou en selle, il parcourait les bourgs et les villages et jusqu'aux fermes isolées pour gagner les électeurs et les convaincre de ses bonnes intentions. Le peuple souverain ne dédaigne pas les flatteries. Avant de payer ses mandataires, il les humiliait déjà. Depuis qu'ils sont à sa solde, c'est encore pis et il n'a pas tort. De ce côté, il est vraiment roi et il le prouve. Chazolles lui passait la main sur l'échine comme un bon écuyer sur le dos d'une monture rétive. Du reste il faut reconnaître que naturellement affable et cordial, il accomplissait ces démarches--tranchons le mot--ces corvées sans répugnance, avec entrain et gaieté. Il poussait, selon son expression, sa charrette électorale avec un courage extrême et une bonne humeur intarissable. Il voulait vaincre--pour sa dame! Et certes, ce n'était pas le désir des honneurs qui lui donnait tant d'énergie. Son concurrent n'avait qu'à se bien tenir. Ce concurrent, vaincu d'avance, était bilieux, malingre et jaloux, universellement détesté et partant peu redoutable. Il maniait très adroitement une arme toujours dangereuse--la calomnie--mais elle avait peu de prise sur un campagnard comme Chazolles dont la vie était à jour et la maison de verre. Si quelques brouillons des petites villes se montraient disposés à soutenir ce jurisconsulte blafard, les ruraux, la masse indifférente qui se laisse aller au courant, travaille et veut avant tout l'ordre et la tranquillité, devaient l'emporter dans la lutte et amener le triomphe facile de leur ami du Val-Dieu. Malgré ses courses, malgré ses tracas, Chazolles trouvait le temps d'aller à Paris, sous les prétextes les plus variés, une ou deux fois par semaine. En cinquante minutes ses chevaux le conduisaient à la gare, où il prenait l'express de Paris et à cinq heures il descendait de fiacre à la porte de sa maison de la rue du Colisée. Le tapissier avait accompli sa besogne avec une rapidité incroyable et un goût parfait. C'était simple et flatteur. Le vestibule tendu d'étoffes japonaises, la salle à manger avec ses verdures et ses crédences hollandaises, le salon en peluche vieil or, étaient frais et coquets. Mais la merveille, comme l'avait voulu Chazolles, c'était la chambre à coucher, un réduit printanier et enchanteur, où l'amour devait se plaire, où tout était harmonieux et doux. Tous comptes faits, l'heureux amant d'Angèle avait à peine excédé son chiffre. Les mémoires s'élevaient à quarante-cinq mille francs. Chazolles ne regrettait pas son argent. Les nuits riantes qu'il passerait là valaient bien cette faible somme qui n'entamait pas sensiblement ses vieilles économies. Qu'avait-il dépensé au Val-Dieu? Peu de chose. Son bonheur si parfait de là-bas ne lui coûtait rien, au contraire. Il était donc tout entier à la joie de posséder son idole. Angèle, il faut lui rendre cette justice, s'était montrée à la hauteur du sacrifice accompli pour elle, non du sacrifice d'argent qui n'était rien, mais de la violence que son amant s'était faite pour rompre les liens si forts qui l'attachaient au Val-Dieu. Il est vrai qu'elle était elle-même sous le charme. Il était impossible, maintenant que la glace était rompue, de ne pas subir l'ascendant de ce grand et naïf paysan, si distingué, si énergique dans sa passion, si délicat dans l'expression de ses sentiments, de l'amour qui le dominait et le jetait aux pieds de cette jeune fille, cent fois plus faible que lui, comme un croyant sur la pierre d'un temple. Maintenant Chazolles pouvait sans trop d'illusions se croire sincèrement aimé. Il l'était en effet. Angèle oubliait dans la nouveauté de cette liaison qui la laissait libre comme l'air et ne lui apportait ni lassitude ni satiété, son rapin de l'Élysée-Montmartre et son poète du Rat-Mort et du Chat-Noir. Elle oubliait les désœuvrés qui l'avaient eue sans attacher d'autre prix à sa conquête que celui qu'on met à une distraction, à une aquarelle qui plaît, à un cheval de hautes allures. Ces oisifs l'avaient prise pour passe temps, sans conviction, au hasard, comme un voyageur altéré qui abat la pomme suspendue aux branches d'un pommier sur un chemin normand et poursuit sa route. Elle prenait en pitié le petit duc de Charnay et les bijoux avec lesquels il se mirait dans les glaces comme une vieille coquette; Abraham Saller et ses phrases dans lesquelles il étalait sans cesse les millions de la caisse paternelle, la seule raison plausible qu'une femme pût avoir de s'attacher à lui. Ce rural robuste, actif, à la fois violent et plein d'attentions, impérieux et tendre, l'avait subjuguée à son tour. Il le sentait et, en la trouvant si souple devant ses volontés, si empressée à lui plaire, si doucement soumise, si chatte et si caressante, il se berçait d'un espoir de longs jours tranquilles et d'un bonheur inconnu, âcre et délicieux, soigneusement tenu dans l'ombre et bien gardé. Madame Adrien n'avait pas les mêmes illusions. Dès leur première entrevue elle avait été fixée. D'un coup d'œil, à la première minute, elle avait jugé, sans se tromper, cette jolie fille à laquelle dès la première heure aussi, elle voua une aversion de femme jalouse qui ne se démentit pas. Voici ce qui s'était passé: La concierge avait exécuté les instructions du maître. Elle avait surveillé le tapissier et son œuvre. Elle avait aussi choisi la femme de chambre demandée. C'était une grosse et fraîche Flamande aux vives couleurs qui venait de Rosendaël, près de Dunkerque, le pays des roses, ainsi nommé sans doute par ce qu'on n'y cultive que des choux et des navets. Elle se nommait Michelle et se servait, pour l'expression de ses pensées, d'un langage inconnu des polyglottes de la capitale. Madame Adrien l'avait prise à cause de ce détail. Elle serait moins facilement indiscrète qu'une autre. Lorsque tout fut prêt dans la cage pour la réception de l'oiseau, Chazolles en annonça l'arrivée à sa femme de confiance par un mot laconique. A l'entendre, c'était une jeune fille toute mignonne, douée d'instincts de duchesse, un peu vive, aimant à rire. Mais n'était-ce pas de son âge? Elle descendrait à la rue du Colisée vers l'heure du dîner. Le billet se terminait par ces mots, qui résumaient le programme: --Mystère et diplomatie! XVIII A l'heure dite, un fiacre s'arrêta à la porte de la maison. La Flamande était sous les armes. Avec une complaisance de bonne à tout faire, elle avait cuisiné de petits plats très appétissants, qui répandaient des odeurs suaves. Puis, en tablier blanc bordé de dentelles écrues, travestie en camériste du Gymnase, elle avait préparé dans la salle à manger un couvert d'un goût exquis. Sur la nappe éblouissante au chiffre d'Angèle un service de porcelaine, des cristaux toujours à son chiffre, et une argenterie artistique flattaient les yeux sous une suspension de Lerolle, un artiste digne de la grande époque des Florentins. Le cabinet de toilette sentait bon. La chambre fraîche éveillait une nichée de désirs de sommeil et de volupté. La pendule Louis XVI du style le plus pur ne devait marquer, à ce qu'il semblait, que des minutes joyeuses. Elle sonnait sept heures lorsque le timbre de la porte retentit. Madame Adrien, que la curiosité avait attirée dans ce bijou d'appartement, s'effaça pour laisser passer une jeune voyageuse en robe claire, son waterproof anglais sur le bras, qui, en entrant, se jeta sur un divan chinois placé dans le vestibule. --Ouf! fit-elle en s'épongeant le front, nous y voilà. Ce n'est pas sans peine. C'est haut comme la colonne Vendôme! On ne loge pas ici, on perche. Madame Adrien fut scandalisée. Si haut! Pour une péronnelle, une sans le sou, une pas grand'chose que la faveur du maître relevait seule, c'était encore bien bon! Pourtant, tandis que la descendante des poissonnières s'éventait avec son mouchoir de la batiste la plus souple, la concierge contemplait ses traits fins, adorables, pleins de grâce et de distinction. Elle s'étonnait moins de l'entraînement de Chazolles et sa jalousie s'en irritait. Angèle était bien tentante en effet! On comprenait qu'un homme dût se laisser prendre à tant de charmes. D'ailleurs, la jeune fille, le premier moment de lassitude passé, jeta un regard satisfait autour d'elle: --C'est assez gentil cette boîte, fit-elle. L'escalier est propre. Madame Adrien fut enlevée par un soubresaut involontaire. Elle faillit manquer aux instructions du maître. --L'escalier propre! Comment, propre, mademoiselle! mais il est superbe et d'une douceur. --Oui, mais il est trop long. Après tout, pour ce que je le monterai! Elle ajouta avec un geste de gavroche: --Je m'en fiche! Et avant que madame Adrien eût le temps de revenir de sa surprise, Angèle qui s'était dégantée fit craquer son ongle rose sur ses quenottes blanches et ajouta en riant: --Comme de ça! Quelle éducation, juste ciel! D'où sortait cette espèce? Angèle se leva. Du vestibule elle passa dans le salon ouvert sur la salle à manger. --Sainte Gomme! dit-elle, quel luxe! --Monsieur a voulu que vous puissiez vous plaire chez vous, observa la concierge. --Attention aimable! Mince de genre! Et apercevant la table mise: --Pour qui ça? demanda-t-elle. --C'est votre dîner que la femme de chambre vient de servir. --Ah! j'ai une femme de chambre? --C'est moi, madame, murmura Michelle dans un langage inintelligible. --Qu'est-ce que vous dites? La concierge intervint. --C'est une Flamande, fit-elle. Elle sait peu de français. --Eh bien! si elle sait le javanais, dit tranquillement Angèle, nous pourrons nous entendre. Elle s'appelle? --Michelle. Et s'adressant à la Flamande qui la suivait de ses grands yeux effarés: --Vous croyez donc que je vas m'ennuyer à dîner là toute seule? Ce serait crevant. Je mourrais d'inanition. J'aime mieux aller chez ma tante. Voyons le reste. Lorsqu'elle entra dans la chambre, elle ne put retenir un cri de plaisir. --Ah! ça, par exemple, c'est galbeux, fit-elle émerveillée. Amour d'homme, va! Un bijou, ce grand lit avec son baldaquin. Je serai là dedans comme un saint-sacrement sous un dais. Elle s'étendit sur la couverture de satin bleu et se balança sur le sommier qui craquait. --On y pioncera à poings fermés, fit-elle en se relevant. Elle flairait avec son nez aux ailes vibrantes, les bonnes senteurs du cabinet. --C'est parfumé comme une chapelle, mais ce n'est pas l'encens qu'on renifle! Pristi! qu'est-ce que dirait ma tante si elle venait me voir là dedans! Et des cuvettes à mon chiffre, tout à mon chiffre! Il n'a rien oublié. Il se figure donc que je vas me cloîtrer là, tout le temps! Mais, ma bonne, ce que je m'y ferais vieille toute seule! Elle allait d'un objet à l'autre, joyeuse, en sautillant comme une bergeronnette devant une charrue, maniant les flambeaux en vermeil, les riens entassés sur les étagères, sur les commodes à ventre rebondi, à coins de bronze doré. Et soudain elle se retourna vers madame Adrien qui la considérait avec stupeur, tant son langage libre et populacier jurait avec sa physionomie de vierge, aristocratique à la prendre pour la fille d'une princesse. --Vous l'avez vu ces jours-ci? --Oui, monsieur a veillé à ce que rien ne manquât. --Vous croyez donc qu'il m'aime, là, vraiment, cet être-là? --Il me semble qu'il essaie de vous le prouver. --Eh bien, je le trouve naïf, fit-elle, rêveuse. Moi, je ne comprends pas qu'un homme puisse aimer une femme de cette façon; surtout une femme comme moi. --Pourquoi donc? --Parce que je me connais et que je me rends justice, ma belle. Je ne vaux pas cher. Non, là, tout de bon, sans pose! Elle disait vrai. Le cocher qui l'avait amenée venait de remettre la malle de sa cliente à un commissionnaire qui stationnait à deux pas de là. Elle arrivait cette malle, une jolie malle en cuir russe avec des initiales dorées, un cadeau du duc de Charnay, lors d'une excursion qu'ils avaient faite ensemble en Savoie, au pays des marmottes, comme elle disait dans son franc parler. Elle tira de sa poche une pièce de cent sous et la donna au porteur: --Tiens, fouchtra, fit-elle. Va boire à ma santé et à celle de ces dames. --Est-elle chandille! dit la Flamande à la concierge. Cet éloge, toujours flatteur à l'oreille d'une femme, décida de la sympathie d'Angèle pour sa bonne. --Vous, dit-elle, vous n'aurez pas trop de mal. Je ne veux pas me claquemurer là comme une limace dans sa coquille. Vous pouvez manger votre dîner, en invitant des amis. Moi, je prends de la poudre d'escampette. J'ai ma famille à visiter; elle ne se consolerait pas de ma perte. Bonsoir, mes belles. Mais elle se ravisa: --Si vous voulez entrer en fonctions, mademoiselle Michelle, reprit-t-elle, je change d'avis. Je m'habille pour aller dîner dans le monde. Ensuite je rentrerai chez ma tante. Vous ne la connaissez pas, ma tante? C'est dommage. Madame Pivent, aux Halles, troisième rang, au coin, du côté de Saint-Eustache! Une crème. Vous verrez ça. Au bout de dix minutes passées dans sa chambre, elle reparut avec la Flamande. --Adieu, mes chéries, dit-elle. Je reviendrai un de ces jours. La concierge et Michelle restèrent seules en face l'une de l'autre. --Elle est trôle, dit la Flamande. Madame Adrien écoutait à la porte du vestibule. --Elle dégringole les escaliers en fredonnant des chansons. Où va-t-elle? --Je ne sais pas. --Elle n'a rien dit? --Si. Qu'elle allait tîner à la Crante Chatte ou aux Ampassateurs. --A la Grande-Jatte ou aux Ambassadeurs! s'écria la concierge, mais alors c'est une cocotte! --Eh pien! fit brutalement la Flamande en découvrant une jolie soupière d'argent d'où s'échappa une délicieuse odeur de potage; qu'est-ce que fous foulez que ça soit? Une rocière! Madame Adrien haussa les épaules. Pauvre M. Chazolles, pensa-t-elle. --Ma foi, dit la Flamande, si fous m'en groyez, nous allons tout ponnement mancher le tîner. Elle n'en aura pas un pareil à la Crante-Chatte ou aux Ampassateurs! Madame Adrien était tentée par le parfum des sauces, mais elle hésitait à se commettre avec la valetaille de la maison où elle régnait. Elle résista dignement aux sollicitations de son estomac, objecta que sa loge ne pouvait pas rester indéfiniment à la garde d'un voisin obligeant et s'éloigna de cette prison dorée déjà vide de sa fantasque pensionnaire. XIX Le dernier dimanche de septembre aurait été un beau jour pour la vanité de Chazolles, si le châtelain du Val-Dieu avait eu de la vanité. Les campagnards étaient sur pied de bon matin pour soutenir leur candidat. Chazolles n'avait pas perdu son temps. Ce qu'il avait parcouru de kilomètres les jours précédents est invraisemblable. On l'avait vu partout à la fois, envahissant les villages avec impétuosité, encourageant ses fidèles, réchauffant les tièdes, pressant les fervents, trottant par les chemins de traverse ou galopant avec une rapidité vertigineuse, visitant les gardes, les fermiers, les petites gens dans leurs chaumières et jusqu'aux charbonniers dans leurs gourbis de branchages. Ce qu'il avait fait noircir de papier est invraisemblable. On aurait pu semer des petits papiers pour une course au clocher d'Alençon à Brest avec les bulletins qu'on tirait pour lui. Il publiait des journaux de renfort pour soutenir sa candidature. Toutes les feuilles de choux, à l'exception d'un _Progrès_ obscur mais hostile, chantaient ses louanges et poussaient aux roues de son char. Le bonhomme Percheron et les autres Bonshommes des localités voisines entonnaient des dithyrambes agrestes en son honneur. Les _Glaneurs_, les _Avenirs_, les _Échos_ de toutes sortes s'étaient ralliés à lui. L'homme de loi adverse le combattait cependant avec une opiniâtreté digne d'un meilleur sort et ne se rebutait pas devant les chances croissantes de ce dangereux rival. Mais les hostilités se passaient galamment. Jusque-là, la plume satirique de l'ennemi s'était bornée à dépeindre Chazolles comme un suppôt du despotisme, un partisan acharné des idées les plus rétrogrades, un esprit rebelle au progrès, un être pernicieux dont l'élection amènerait le triomphe des abus, la servitude des prolétaires et le prochain avènement de l'odieuse suprématie cléricale. On insinuait qu'il était ami de l'inquisition et ne serait pas éloigné d'admettre le rétablissement de la torture. Mais on ne disait pas que Chazolles eût assassiné personne ni dépouillé les voyageurs forcés de traverser, la nuit, ses parages déserts. La guerre se faisait donc en douceur et ne dépassait point les convenances. Duvernet, d'autre part, était là pour le coup de feu de la fin, défendait son ami des ongles et du bec, de la parole et de la plume, et ripostait vertement. Ce fut surtout à la veille du scrutin que la querelle s'envenima. Les presses étaient réquisitionnées et ne manquèrent pas de besogne. Le légiste usait ses dernières cartouches et mitraillait l'ennemi de son mieux. Alors qu'il pensait que Chazolles avait désarmé, comme les troupes qui trempent la soupe après le dernier coup de canon, des afficheurs en manteaux couleur de murailles, se glissèrent dans l'ombre et collèrent aux portes mêmes de Chazolles, sur son territoire, des pancartes dans lesquelles on accusait le Val-Dieu d'être un foyer de conspiration contre les institutions et l'ordre de choses établi. Mais Duvernet veillait par bonheur et sa vigilance n'était pas facile à mettre en défaut. Les typographes amis vinrent à l'aide et dans de monstrueuses affiches de toutes couleurs mirent à néant cette coupable insinuation en en démontrant l'inanité. Les percherons du châtelain emportèrent aux quatre coins du pays cette riposte sans réplique possible à cause du temps qui manquait, et Duvernet put dire à son ami: --Enfin, nous avons le dernier! Ainsi fut annulée cette manœuvre de la dernière heure. Dans toute élection qui se respecte, il y a une manœuvre de la dernière heure. Autrement la fête ne serait pas complète. Chazolles avait déployé une activité dévorante. Depuis la rentrée d'Angèle à Paris, il n'avait pas laissé passer trois ou quatre jours sans s'échapper vingt-quatre heures pour visiter son adorée dans le boudoir où elle l'attendait, grâce aux dépêches qui le précédaient comme des courriers ailés. Dans ce frais appartement qu'il lui avait donné, il s'enivrait de l'amour élégant, neuf pour lui, libre dans ses caresses, ravivé par la science, habilement déguisée sous certaines minauderies ingénues, de cette fille qui l'irritait et l'énervait en l'amusant de ses saillies et de son esprit faubourien et primesautier. Lorsqu'il revenait au Val-Dieu et que sa femme le revoyait plus empressé auprès d'elle, plus tendre pour ses enfants, elle ne lui demandait même pas les causes de ses absences et il se taisait, dans son horreur du mensonge et de la duplicité. Le dimanche matin, la bataille cessa entre les adversaires. Désormais, c'était au jury des électeurs à rendre son verdict. Duvernet avait merveilleusement organisé le service. Chazolles possédait le nerf de la guerre. Il ne doutait pas qu'il ne fût battu dans les petites villes. Les cloutiers, les fabricants de chaudrons, les tisserands et les chaufourniers étaient acquis au candidat avancé. C'était de tradition. Mais on attendait à la rescousse les ruraux qui forment une majorité imposante. Le soir, vers sept heures et demie, à la chute du jour, les amis de Chazolles étaient réunis dans le salon, attendant les nouvelles. On avait le cœur serré. Décidément, l'amour-propre se mettait de la partie. M. Châtenay lui-même, malgré sa passion, en oubliait ses collections d'antiques, ses fouilles, son oppidum et le reste. Il prenait fait et cause pour son gendre, et on lui eût demandé une forte somme pour assurer la victoire, qu'il n'eût pas hésité une seconde à la verser en un bon chèque sur la Banque, pour abréger ces moments d'anxiété. Hélène et Denise, très agitées, assises à une table en pleine lumière sous le lustre étincelant, se préparaient à noter les résultats qu'on attendait d'un instant à l'autre. Duvernet seul était calme. Chazolles se promenait à pas lents, la tête basse, sous l'allée de tilleuls, étudiant les bruits des chemins. Des émissaires montant la cavalerie de labour ou de luxe du Val-Dieu, en station aux télégraphes, devaient apporter successivement les résultats connus. Chazolles avait obtenu un premier succès sur son terrain. Ses voisins l'avaient élu à l'unanimité, mais les nouvelles des petites villes assombrirent les visages. Les cloutiers avaient voté pour le Robespierre de l'arrondissement. Les tisserands étaient douteux, les chaufourniers nettement hostiles, à l'exception des fournisseurs du Val-Dieu. Hélène, qui se passionnait comme les autres, plus que les autres, car elle aurait voulu épargner, au prix de tous les sacrifices, une déception, une peine à son mari, se montrait inquiète. Mais l'incertitude ne fut pas de longue durée. Les gens de Bazoches, les éleveurs de Moulins, les fermiers de Saint-Maurice et de Tourouvre avaient tenu parole. Les campagnards donnaient à leur collègue des majorités énormes. Sur le coup de dix heures, la victoire se dessina, superbe, éclatante. Alors M. Châtenay harponna le curé par un bouton de sa soutane et lui exposa ses projets. Il donnerait son hôtel du Cours la Reine à son gendre, s'il était député. Denise n'y perdrait rien. Il lui en achèterait un autre dans le voisinage pour rétablir l'égalité. Qui sait? elle épouserait peut-être aussi un homme politique. Et il clignait de l'œil avec intention du côté de Duvernet livré à des calculs qui l'absorbaient auprès de la jeune fille triomphante. De minute en minute, les chevaux de labour, les étalons percherons, les François, les Baptiste, les Jean, arrivaient en sueur au perron du manoir, las d'avoir pilé du poivre sur le dos des bonnes bêtes étonnées de cette activité inusitée. Enfin, à onze heures précises, le résultat fut complet. Les pur sang de Chazolles qu'on avait gardés pour la fin arrivaient les derniers. Longny avait fait son devoir, Beaufay, Saint-Hilaire, à l'autre bout du territoire, s'étaient conduits comme il faut. La campagne l'emportait sur toute la ligne. Le triomphe du Marat de la sous préfecture était renvoyé aux calendes. Il était outrageusement battu. Dans le salon, autour de l'élu, la joie devint du délire. Les petites filles grimpèrent sur son fauteuil et se pendirent à son cou. Hélène embrassa passionnément son adoré en lui murmurant à l'oreille: --Es-tu heureux au moins? Il baissa la tête et n'osa répondre. Et M. Châtenay, électrisé, versait de grands verres de champagne aux voisins accourus, à Méraud, au curé, aux domestiques rassemblés et s'écriait d'une voix émue: --A notre député! Ce fut dans la maison une fête, un tumulte, une explosion de joies et de fanfares; les cors sonnaient dans les cours; les chiens étonnés de ce tapage aboyaient, les enfants dansaient pendant que Maurice, devenu fou lui-même, envoyait son fidèle Jacques porter à franc étrier cette lettre au train poste. «Ma mignonne, »Nous avons réussi. Je suis nommé. Je ne m'en réjouis que pour toi. Tendres baisers et à bientôt. Je t'adore. »MAURICE.» XX Les dix mois qui suivirent son élection furent pour Chazolles une série d'enchantements. Il était en possession de la confiance de son arrondissement. Elle est facile à conquérir dans cette contrée privilégiée. Avec de bonnes paroles, une largesse faite à propos à une commune pauvre, un renseignement aux ignorants, une protection pour caser un parent d'électeur dans un pauvre emploi, maigrement rétribué, un congé obtenu par un jeune soldat atteint du mal du pays ou de la nostalgie de la ferme paternelle, on est porté aux nues. Si on refuse, une aspersion cordiale d'eau bénite de cour suffit et le suppliant s'en va en disant: --C'est un brave homme tout de même que notre député; mais il ne peut pas. Chazolles se multipliait. Non pas qu'il tînt énormément à son mandat. Il s'en souciait comme un rajah de la justice. Mais il en avait besoin pour masquer son aventure. Il n'est pas déjà si aisé de se ménager des prétextes plausibles aux yeux d'une femme jalouse à juste titre, pour des absences de chaque jour, des soirées passées hors du domicile conjugal, et parfois des nuits entières. L'activité de Chazolles expliquait tout. Il voulait grimper aux cimes, escalader aussi son ministère. C'était lui maintenant qui gourmandait Duvernet de son inaction. Le député du Havre grandissait chaque jour, mais n'arrivait pas à la place Beauvau, son but. Il avait déjà vu trois cabinets tués par ses batteries et une quantité d'Excellences déconfites. Et il refusait tout ce qu'on lui proposait, la préfecture de police, les travaux publics, la justice même. Quand Chazolles se révoltait contre ses temporisations, Duvernet se contentait de hausser les épaules. --Notre heure n'est pas venue, disait-il. En attendant, sa verve caustique, son éloquence sûre d'elle-même, très mesurée, très parisienne, son bon sens, sa modération adroite, ménageant toutes les opinions et n'en froissant aucune, lui ralliaient des amis qui devaient nécessairement l'amener au pouvoir. A la tribune, il plaisait aux femmes. Il était leur leader de prédilection. Il y apportait une sorte de grâce mondaine qui les séduisait. On voyait souvent aux places de choix une jeune fille d'une vingtaine d'années, blonde, grande, mise avec une extrême élégance, surtout les jours où Duvernet devait prendre la parole. C'était mademoiselle Denise Châtenay. Malgré les millions de son père et de nombreuses demandes, elle résistait à toutes les instances. --Je ne veux pas me marier, disait-elle. Rien ne me manque. Rien ne lui manquait en effet. L'élection de son beau-frère avait été une vraie joie pour elle. Maintenant elle n'était plus confinée à Grandval dont les sites pittoresques ne suffisaient pas à conjurer les ennuis de la solitude. Toute la famille demeurait à l'hôtel du Cours la Reine. De là on allait et venait à la campagne. Mais Chazolles très affairé avait toujours une raison pour rester à Paris. Il était de toutes les commissions, de tous les dîners officiels. Pas de soirées diplomatiques sans lui. Et, le matin, c'étaient des correspondances à lire qui lui arrivaient par paquets de son arrondissement pour des vétilles; il fallait répondre à tout, aller au Val-Dieu rapidement ou à la préfecture pour en revenir au galop. Les heures, les heures bénies du tête-à-tête avec Hélène étaient passées. D'ailleurs à l'hôtel on ne s'apercevait de rien. Le beau-père s'était remis à collectionner avec fureur et ses recherches l'absorbaient. Pas de jour qu'il n'enrichît ses magnifiques collections,--superbes celles-là--de tableaux, de coffrets, de bronzes, de meubles, de tapisseries, de quelque merveille nouvelle. D'un autre côté, il s'était mis en tête d'achever son grand ouvrage sur les antiquités normandes. Il voulait aussi son illustration. L'excellent homme tenait table ouverte pour créer des relations à Chazolles qu'il aimait comme un fils. Chaque soir, c'étaient des réceptions d'intimes, des dîners fins où les deux amis invitaient leurs collègues. Les deux amis! Car Duvernet avait droit de commander dans la maison qui était comme son quartier général et sa place forte, son oppidum, comme il le disait en plaisantant à l'antiquaire. Chazolles s'était acquis de puissantes sympathies aux Chambres. Sa fortune, son savoir, la cordialité de ses manières, la facilité d'une parole dont il n'abusait pas, l'avaient porté aux premiers rangs. L'hôtel du Cours la Reine était donc habité en apparence par une heureuse famille. Les domestiques crevaient de santé; le cuisinier était soufflé comme une crème fouettée, les femmes de chambre n'avaient rien à craindre de l'anémie, les cochers étaient ronds comme des muids, à l'exception de Jacques qui faisait des armes à Paris comme au Val-Dieu avec son maître. Hélène tenait la maison silencieusement, dirigeant tout en maîtresse accomplie. Denise remplissait l'hôtel de sa gaieté et du bruit de son piano. Ses deux nièces, Thérèse et Marthe, grandissaient fraîches et roses sous l'aile de leur mère. Seul, un cœur souffrait, mais sans un murmure, sans une plainte, sans que personne, ni père, ni sœur, ni amis, pût voir couler les gouttes de sang qui s'en échappaient lentement, une à une. C'était le cœur d'Hélène. Et cependant son visage était toujours aussi calme; seulement malgré elle, en dépit de ses efforts, sa physionomie avait revêtu une teinte de mélancolie qu'elle était impuissante à effacer. Quand on la questionnait à ce sujet, elle répondait doucement, en essayant de sourire: --Que voulez-vous? on ne peut pas toujours être jeune! Sa consolation était de s'occuper de ses enfants. Excellente musicienne, élève de Lecouppey, elle donnait elle-même des leçons à ses fillettes qu'elle ne confiait pas à des mains étrangères. Duvernet seul avait depuis longtemps percé à jour l'intrigue de son ami. Mais comme Chazolles ne lui en avait pas dit un mot, il évitait avec délicatesse de lui laisser entrevoir qu'il connaissait une partie de son secret. Toutefois, il était devenu plus affectueux encore vis-à-vis d'Hélène. Cette admirable femme qu'il sentait souffrir, dont il saisissait, avec son expérience du monde, les plus secrètes palpitations, lui imposait un respect sans bornes et une sorte d'admiration exaltée. Il l'adorait comme une sainte, comme une martyre du devoir, mais une martyre qui n'était pas soutenue par les applaudissements de la foule et qui subissait sa torture dans les ténèbres, sans défaillance et sans orgueil. Le mari, avec la cruauté des gens heureux, à qui rien ne manque, étouffait les remords qui parfois grondaient en lui à la pensée de cette souffrance imméritée. Mais il était tout entier à la fièvre de cette vie nouvelle qui l'étourdissait. Quand il rentrait dans ce splendide hôtel, plein de bruit et de lumières, où il délaissait sa victime, il n'y trouvait que l'accueil gracieux qu'on ne lui refusait jamais. Tout était à sa place. Madame Chazolles recevait, sans détourner la tête, le froid baiser de son mari. Les petites, quittant leurs jeux ou leur ouvrage, se levaient et couraient à leur père. C'est à peine s'il entendait un mot de reproche sortir des lèvres de ses enfants, jamais de la bouche de la mère. --Il y a bien longtemps qu'on ne t'a vu, père. --Où étais-tu donc, hier? --Pourquoi n'es-tu pas venu dîner? Encore ces hardiesses de la blonde et de la brune étaient-elles aussitôt réprimées par un geste d'Hélène. Denise aussi commençait à s'étonner des fréquentes absences de son beau-frère, et parfois elle le taquinait à ce sujet. Mais Maurice était si prévenant pour elle, il allait si bien au devant de ses volontés; il la menait si souvent et au moindre signe, dans le monde, au théâtre, qu'elle n'avait pas le courage d'approfondir ce qui se passait et d'en vouloir à un être si gai, si bon enfant, d'une sorte d'indifférence dont, après tout, elle n'avait pas la preuve et qu'elle rejetait sur le compte de la vie parisienne, cette vie si fiévreuse, si agitée, si pleine que les jours et les nuits passent avec une rapidité vertigineuse. A la longue pourtant, elle fut mise sur la trace de la vérité. Souvent madame Chazolles conduisait ses filles à l'Opéra-Comique. C'était aux jours où l'on donnait de vertueux ouvrages, d'une innocuité consacrée par le temps, comme le _Chalet_ par exemple ou les _Noces de Jeannette_; quelqu'une de ces honnêtes berquinades qui ne remuent pas le cœur violemment et ne prédisposent point les jeunes personnes à la névrose. La famille alors se divisait en deux bandes. Denise accompagnait son beau-frère à des théâtres plus joyeux, aux Variétés ou aux Bouffes. Presque toujours, de sa loge, il leur arrivait d'apercevoir à quelque distance, au balcon d'en face, une jeune femme à la taille élégante et fine, divinement mise, fort belle et toujours seule. Cette figure d'une blancheur éclatante, ces formes accomplies l'étonnèrent. Et, à diverses reprises, il lui sembla surprendre quelques signes d'intelligence presque imperceptibles, entre cette jeune femme et Maurice. Était-ce une illusion? L'inconnue était trop saisissante pour qu'on dût l'oublier aisément. Ses traits restèrent gravés dans la mémoire de Denise qui s'habitua à les revoir au théâtre en face d'elle, jamais aux rares circonstances où sa sœur les accompagnait. Était-ce l'effet du hasard ou le résultat d'une entente? L'esprit frappé, elle étudia ce problème, sans rien révéler à personne, et s'efforça de le résoudre. Peu à peu l'idée fit du chemin et Denise en vint à s'imaginer qu'elle surprenait une partie du mystère de la vie de son beau-frère. C'était là cette rivale d'Hélène, la cause de sa tristesse. A dater de cette découverte, elle commença contre l'ennemi une guerre d'escarmouches. Ce fut elle qui porta le premier coup à Chazolles et par elle qu'il souffrit la première torture de l'atroce jalousie qui lui mordit le cœur. A ce moment, il était fou d'Angèle. L'année qui venait de s'écouler avait été pour lui, grâce à l'adresse de sa maîtresse, une succession de plaisirs presque sans remords et sans nuages. Cette plébéienne des Halles, si admirable qu'une femme pouvait être belle autrement mais non l'être davantage, si drôle dans ses expressions qu'elle aurait déridé un condamné à mort, s'était efforcée d'épaissir le bandeau que l'amour avait étendu sur les yeux de Maurice, et de le rassasier de toutes les jouissances dont une fille de vingt ans, fraîche, ardente et spirituelle, est la source vive pour un amoureux qui a franchi les sommets et descend le revers de la montagne. Maurice, avec la simplicité des gens qui aiment passionnément, croyait en elle. Il ignorait tout de son passé et comment l'aurait-il connu? Il ne fréquentait aucun des mondes où elle avait pris ses premiers amants, les plus infimes et les plus élevés. Elle expliquait ses absences par la nécessité de vivre avec sa tante sous peine de perdre ses bonnes grâces et de se montrer d'une noire ingratitude envers elle. Elle racontait à Chazolles qu'elle avait dû confesser à madame Pivent sa chute et ses faiblesses pour un amant dont elle lui cachait le nom; que la poissonnière, après avoir jeté feu et flamme, avait fini par s'adoucir et pardonner. Angèle semblait si sincère, ses histoires étaient si naturelles, ses mensonges se mêlaient à tant de vérités; elle les enveloppait de tant de miel comme une pilule roulée dans le sucre, que Chazolles croyait tout ce qu'elle voulait, trop fier pour l'espionner. Est-ce que ces yeux limpides qui se fixaient droit sur vous avec tant d'assurance pouvaient mentir? Est-ce que cette figure de vierge pouvait servir de masque à une âme vicieuse? Cet homme fort, énergique, vraiment intelligent, était dominé par cette fille frêle et pâle, languissante par moments, qui s'était emparée de lui et dont il ne pouvait plus se passer. D'ailleurs, sage jusque dans ses folies, il ne se ruinait pas pour elle. Angèle ne l'aurait pas voulu et, au fond, Chazolles, avec sa nature restée paysanne en quelques détails, aurait résisté à la pente et enrayé à temps avant de dégringoler dans les abîmes. Cette maîtresse brillante, soumise, facile, ne lui coûtait pas plus d'une trentaine de mille francs par an. Elle ne demandait rien, prenait ce qu'il donnait, mais ne prononçait jamais ce mot qui lui semblait odieux: l'argent. Il faut reconnaître qu'elle n'était pas de la race des femmes qui estiment l'amour une marchandise à vendre avec un bénéfice énorme, dressent leurs inventaires avec régularité et calculent le moment où elles se retireront des affaires, munies de bonnes rentes, ayant des terres, des valeurs et pignon sur rue, comme un bon boutiquier dont la fortune est faite. Par son détachement des richesses, elle se distinguait de la génération présente. Elle retardait, pour le moins, d'un demi-siècle, et c'est son éloge. C'était, d'ailleurs, le seul qu'on pût faire d'elle. Mais Chazolles la jugeait sans défauts comme un brillant de la plus belle eau. Le premier doute lui vint de Denise. Un soir, ils étaient à la Renaissance. On jouait le _Petit Duc_. L'essaim des amoureux de la diva s'était abattu aux fauteuils d'orchestre, sous les armes, le gardénia à la boutonnière des habits noirs. Duvernet et un rentier de ses amis occupaient avec Chazolles et Denise l'avant-scène de droite. En face d'eux, au balcon, Angèle brillait au premier rang, à l'angle le plus rapproché de la scène. Elle accaparait l'attention de la jeunesse dorée de l'orchestre, dans sa robe paille à rubans bleu clair, très ouverte. A ses oreilles, des modèles de délicatesse, deux superbes saphirs entourés de diamants étincelaient sous les feux du lustre. Ce n'était plus une femme, mais une constellation. Denise, espiègle comme une pensionnaire en congé, se pencha sur l'épaule de son beau-frère. --Dieu! la jolie femme! dit-elle. Chazolles se laissa aller à ce mouvement de joie vaniteuse de l'homme qui entend louer l'objet de sa passion, mais un signe imperceptible de Duvernet qui avait dressé l'oreille, un coup d'œil, l'avertirent de se tenir sur ses gardes. --Où ça? fit-il en ayant l'air de ne pas comprendre. --Ne faites pas l'ignorant, monsieur; en face de nous. --Je t'assure... --Là, devant toi. --Ah! reprit-il, oui; cette grande brune en robe caroubier. --Mais non, cette blonde en robe paille avec des rubans couleur du ciel, quand il fait beau. --Je ne trouve pas. Très ordinaire. Pour le coup, c'était trop fort. Le seigneur du Val-Dieu se moquait d'elle. Vivement elle donna sur le bras de Duvernet un léger coup d'éventail. --Dites donc, vous, fit-elle, venez çà et écoutez-moi. --J'écoute. --N'est-il pas vrai que cette dame là-bas, au balcon, la robe paille, est admirable. --Hou! hou! fit Duvernet, qui avait reconnu vingt fois en pareille occurrence la Parisienne du Val-Dieu. --Vous êtes dégoûtés, vous autres! peste! --Vous savez, chère miss, les hommes n'ont pas sur cet objet les yeux des femmes. --Prenez garde, fit Denise, vous! A force d'être si difficile, vous ressemblerez dans quelques années au héron de la fable. --Ce qu'elle a de mieux, ce sont ses boucles d'oreilles, dit Duvernet, rompant les chiens. C'est ce que je vois de plus clair. --Des saphirs de toute beauté. Quand je me marierai, je voudrais que mon mari m'en offrît de pareils. --De plus beaux, dit Valéry, je lui rappellerai ce vœu, si j'ai l'honneur de le connaître. --Vous le connaîtrez certainement. --Je l'espère. --Car vous ne pouvez faire moins que d'être un des témoins de ma noce. --Qui aura lieu? --Le plus tard possible. Je ne sais pas si je me trompe, mais il me semble que je passe le plus heureux temps de ma vie. --Ce n'est pas flatteur pour le futur. --Oh! les hommes, vous savez, fit Denise, en jetant un regard à Chazolles, pour ce qu'ils valent, il n'y a pas tant à se presser de courir après. Duvernet s'inclina: --Merci. --Je voudrais aussi, continua Denise, connaître les fournisseurs de cette belle. Sa toilette est d'un goût que je qualifierai d'exquis, tout: la robe, la polonaise, le chapeau. Quel chien! Il est vrai qu'il faudrait avoir aussi ses cheveux de cuivre rouge et son cou de neige. Pas vrai, Maurice? Chazolles se tut. Il fit seulement un léger mouvement des épaules qui marquait son indifférence. --Qu'est-ce qu'il a donc ce soir qu'il est muet? demanda Denise à Duvernet. Le député comprenait bien ce silence. Chazolles était absorbé dans la contemplation de son bien. Ils étaient habitués à rencontrer, aux théâtres où ils allaient ensemble, ce minois séducteur toujours en pleine lumière en face d'eux, et Valéry saisissait les relations magnétiques entre les deux sujets, relations dont il comprenait à la fois la force et le danger. --Tenez, reprit Denise, puisque vous dites que les hommes ne jugent pas les femmes avec les mêmes yeux que nous, je vais vous prouver qu'il y en a qui pensent comme moi au sujet de ma blonde. --Comment donc? --Regardez à l'avant-scène, devant nous. --Le duc de Charnay, dit l'ami qui accompagnait Duvernet. --Ah! c'est M. le duc de Charnay, ce petit jeune homme aux diamants. J'aurais dû m'en douter. Je ne suis pas fâchée de le voir. C'est un curieux type. Vous le connaissez? --Il est de mon cercle, dit l'ami. --Recevez mes compliments, cher monsieur. Les femmes se tuent pour les membres de votre cercle. C'est flatteur. --Pour celui-là, observa l'ami. Denise lorgna le duc un instant. --Eh bien, cela m'étonne, fit-elle. En vaut-il vraiment la peine? --Aucun homme ne vaut qu'une femme se tue pour lui, affirma gracieusement l'ami. --Et je crois que la réciproque est vraie, ajouta Duvernet silencieusement. --Vous vous trompez, cher monsieur, dit Denise. J'en sais au moins une. --Vous, peut-être? --Oh! non. Moi, qu'on se contente de m'aimer! C'est tout ce que je demande. --Qui donc alors? --Ma sœur Hélène. --Ne l'aime-t-on pas aussi? dit Duvernet. Denise pinça le bras de son beau-frère. --Écoutez ça, vous, fit-elle. Et regardant Duvernet: --Je le croyais; maintenant je n'en sais rien. Mais nous nous éloignons de notre sujet. --L'étoile du balcon? --Revenons-y. --Le duc de Charnay est de mon avis sur son compte. Depuis le commencement de l'acte, c'est-à-dire depuis qu'il est arrivé, il la dévore des yeux. --Ah! fit Chazolles. --Et, mon cher, je crois qu'il y a entre eux des correspondances, des effluves comme disent les romanciers à la mode. Il en est affolé. --Et la jeune personne? demanda Duvernet. --Elle se cache sous son éventail et sourit. Je suis sûre qu'ils s'entendent à merveille. Regarde donc, Maurice. Chazolles abaissa les coins de ses lèvres d'un air dédaigneux. --Qu'est-ce que cela me fait? dit-il. Mais une étrange jalousie venait de lui serrer la poitrine dans un étau. Elle avait peut-être raison, cette Denise. --Le duc n'est pas le seul à manifester son admiration, reprit-elle. --Comment, il y en a d'autres? dit perfidement Valéry. --Oui. --Où ça? --A l'orchestre. --Qui donc? --Ce vieux monsieur, au crâne nu, en œuf d'autruche, avec une petite couronne de cheveux comme un capucin et qu'il ramène! au troisième rang! --En effet. Il se tourne à chaque minute. --Est-il décati pourtant! Un débris! Une ruine! --Il est tout jeune, dit le financier. --Vous le connaissez? --Parfaitement, il est de mon cercle. --Ah! çà, fit Denise, ils sont donc tous de votre cercle, les admirateurs de cette petite? --Dame! quand il y en a un qui connaît une jolie femme, il s'en vante et donne envie aux autres de la connaître aussi. --C'est comme les officiers d'un régiment alors, observa Duvernet. --Qu'est-ce que vous voulez! Le monde! Il est le même partout. --Alors vous la cultivez? --Moi, non. Je sais seulement qu'elle demeure rue de Londres. Je suis du cercle, mais j'y vais à peine. Je ne compte pas. --Rue de Londres? répéta Chazolles qui tressaillit. --Oui. Du moins elle y est souvent et on l'y trouve, à ce que j'entends dire. --Et il se nomme ce vieux-là? demanda Denise. --Il n'est pas vieux, je vous dis, quarante ans au plus. --Et si décrépit, mon Dieu! Qu'est-ce qu'il a fait? --Il a cultivé les femmes dont on parle au cercle. --Il y en a donc beaucoup? insinua Duvernet. --Pas mal, dit avec son flegme le clubman. --Attendez donc; je le connais; c'est le baron Germain. Il est du ministère des finances. --Oui, chef de bureau, mais il y va si peu. --Sa façade est en bien triste état! --Mais on refait les plâtres de temps en temps, dit l'ami. --Et c'est là un homme à bonnes fortunes? demanda la jeune fille. --Trop, hélas! vous le voyez bien. Il est au mieux avec la petite du balcon. En effet, le baron était très bien avec Angèle. Elle ne se gênait même pas pour lui envoyer, de temps en temps, un petit salut de connaissance, malgré la présence de Chazolles, dont les pieds brûlaient sur les planches de l'avant-scène. --Qu'est-ce que tu as? lui demanda Denise. Tu ne peux pas rester en place. --Cette opérette m'assomme. --Tu es difficile. Du Meilhac assisté de son ami Ludovic, musique de Lecocq. --Et Granier est très gentille, affirma l'ami. --Sois tranquille, ce sera bientôt fini. On était au dernier acte. Le petit duc dans sa tente roucoulait avec sa duchesse le langoureux duo de leur nuit de noces qui s'était fait bien attendre. Le supplice de Chazolles touchait à son terme, mais les réflexions de sa belle-sœur, une enfant terrible, avaient mis le feu aux poudres et fait sauter la chaumière où il s'endormait de confiance sur un cœur dont il se croyait sûr. XXI Le baron Germain est un célibataire comme il y en a beaucoup dans les entresols des quartiers aristocratiques de Paris. Fils d'un préfet de la monarchie parlementaire, il a hérité des habitudes d'ordre et de parcimonie de ce régime bourgeois. Il est né vers mil huit cent trente-huit, comme Chazolles, et, son père étant mort peu de temps après son entrée dans le monde, il fut élevé par un vieil oncle, garçon et sectateur d'Épicure, dans les principes les plus larges pour ce qui concernait les jouissances de ce monde éphémère, les plus étroits pour ce qui avait trait à l'administration de sa fortune. Elle était convenable. Le baron qui n'avait d'autre charge que sa propre guenille, qui lui était très chère, jouissait d'une cinquantaine de mille livres de rentes, en valeurs sûres, à l'abri des éventualités. Il réglait son existence avec une sagesse exceptionnelle et un ordre admirable. Il dressait son budget avec plus de prévoyance que celui de n'importe quel État du globe et ne livrait rien aux hasards. Le baron savait choisir ses officieux. Il en avait deux; un cocher qui soignait son cheval et son coupé, un valet de chambre attaché à sa personne et qu'il avait baptisé lui-même du nom de Jasmin. Il connaissait la plupart des femmes de Paris et possédait cet esprit facile qui court les rues et qu'on ramasse partout, sur l'asphalte où les gamins le laissent tomber, dans les journaux, au théâtre, surtout dans les salons, et qui s'enflamme comme une allumette par le frottement, au choc des conversations. Ce célibataire spirituel occupait à l'entresol de la maison de Chazolles un appartement de cinq mille francs très sévère et très confortable. Sa sagesse aurait été sans défaut, comme une cuirasse modèle, s'il avait moins adoré le sexe contraire. Mais le baron était d'une nature aussi inflammable que le bois mort, la paille sèche ou l'amadou. Il ne pouvait voir trotter sur l'asphalte un petit soulier cambré, avec un bas bien tiré, de soie et même de fil ou de coton, sans s'acharner à sa poursuite. Les épaules nues des femmes du monde lui causaient des titillations étranges et il se pâmait d'aise devant une cantatrice à la poitrine haletante qui se penchait sur la rampe pour lancer une déclaration au public en roucoulant son grand air. La femme, c'était la crevasse de ses tuyaux, la fissure de son amphore, la lézarde de sa muraille. Aussi, à quarante ans, alors que Chazolles était d'une vigueur de cariatide, il marchait, le dos voûté, en toussant à chaque minute et sa tête branlait au moindre coup de vent, mal soutenue par un cou tremblant comme celui d'un octogénaire usé et décrépit. A chaque pas, malgré ses efforts pour se tenir droit, il penchait comme un navire affalé sur la côte, prêt à échouer. Il ne résistait à la décadence qu'à force de cosmétiques, de maquillage et grâce à l'habileté de son tailleur, de son chemisier et aux talents de Jasmin. Et pourtant il avait encore une foule de succès auprès des femmes, de succès dangereux et imprudents. Il vivait sur sa réputation d'esprit, car pour le reste il était jaugé comme une vieille futaille, qui fuit d'usure et se mange aux vers. Certes, il ne semblait pas, pour qui n'était point au courant de sa vie, un rival à redouter. Cependant, le duc de Charnay causa moins d'inquiétude à Chazolles que ce ramolli vacillant et caduc. Dans l'esprit du châtelain du Val-Dieu, Angèle, qui demeurait sous le même toit que le baron Germain, avait dû le rencontrer plus d'une fois. Évidemment ce jouisseur s'était épris des charmes de sa voisine et la courtisait. Il était en passe d'obtenir ses faveurs et s'entendait au mieux avec elle, puisqu'ils se donnaient rendez-vous au théâtre. Il ne supposa pas un instant que le hasard fût entré pour quelque chose dans cette rencontre. Elle était l'effet d'un concert entre eux. Cependant, soit qu'Angèle se fût aperçue de l'attention dont elle était l'objet, soit pour toute autre cause, Chazolles ne saisit aucun signe suspect entre les deux coupables présumés. Vainement le baron se retourna plusieurs fois vers la jolie blonde du balcon. Elle s'abritait nonchalamment sous son éventail et l'étendait entre elle et cet adorateur compromettant, comme un bouclier. Lorsque la pièce s'acheva au milieu des applaudissements de la salle qui rappelait le petit duc de Parthenay et sa suite, Chazolles aurait voulu attendre à la sortie sa maîtresse pour tenter une explication, la première, car jusque-là il avait eu foi en elle, mais il fut contraint d'échanger seulement à la dérobée un regard avec Angèle. Denise le retenait. Il lui donna le bras et la conduisit à son coupé qui l'attendait à la porte. --Nous accompagnes-tu? dit-il à Duvernet. Il essaya de l'entraîner. Mais l'autre objecta un rendez-vous au café de la Paix. Il suivrait le boulevard avec son ami le clubman, en prenant l'air. Il serra la main de Chazolles avec une énergie significative et lui glissa ces deux mots: --Sois prudent! Puis le futur ministre referma, comme un simple ramasseur de bouts de cigares, la portière de la voiture qu'un excellent carrossier anglais emporta rapidement sur le macadam. Duvernet suivit des yeux le coupé qui disparut bientôt dans l'encombrement des fiacres qui s'éloignaient dans toutes les directions. La Porte-Saint-Martin, l'Ambigu fermaient et des milliers de spectateurs regagnaient leurs logis. Le député du Havre, au bras du clubman, s'en allait tranquillement après avoir allumé un cigare. La soirée était d'une douceur exceptionnelle. On touchait au printemps. Les cafés, éclairés par des milliers de lumières, étaient pleins de buveurs. On aurait pu se croire au mois de juin, par une nuit d'été. Duvernet songeait à la figure si loyale de Denise, à ce bon sourire aux dents blanches, à ses beaux cheveux châtains, à ses couleurs de pêche veloutée et rougissante. Franchement, elle était bien tentante. Et il croyait deviner que, malgré sa calvitie naissante, il ne déplairait pas. Mais le mariage, c'était bien aléatoire. N'avait-il pas un exemple de plus sous les yeux? Chazolles, son meilleur ami, l'homme le plus droit, le plus digne qu'il connût, finissait comme les autres. La satiété était venue, malgré les qualités si touchantes de cette admirable Hélène, et lui aussi, il trompait sa femme, toujours belle pourtant, toujours séduisante, entourée de ses fillettes, deux perles, rehaussant le charme d'une mère qu'on aurait pu prendre pour leur sœur aînée. Et pour qui? Pour une fille de rien, car un Parisien de vieille date ne pouvait s'y méprendre. Angèle Méraud n'était qu'une femme galante que tous les gilets à cœur de l'orchestre et les habitués des avant-scènes courtisaient avec ensemble. Chazolles en était épris au point de n'oser en parler même à son intime. C'était donc grave! Il entourait cette mystérieuse passion de silence et d'ombre! Comme il s'éloignait rêvant à cette bizarrerie du cœur humain qui fait qu'on délaisse le bien pour le pire, et qu'on quitte les belles routes droites et faciles pour les chemins de traverse où l'on s'enfonce en pataugeant dans les fondrières, un coupé passa rapidement auprès de lui. Ce coupé, petit, était attelé d'un cheval alezan très vite, et au vasistas de la portière, Duvernet crut entrevoir, comme dans un éclair, la jolie figure de la jeune fille du balcon. --C'est une commandite, pensa-t-il. Et après un moment de réflexion, il ajouta: --A moins pourtant que cet imbécile de Chazolles ne lui ait donné une voiture. Et il soupira: --Pauvre Hélène! Place de l'Opéra, il entra au café de la Paix. Le baron Germain était assis à une table dans la grande salle, à droite. Duvernet s'approcha de lui et lui tendit la main. Son compagnon l'imita. --Seul? dit-il. --Oui! c'est notre lot! De vieux garçons! --Oh! fit le clubman, il y a des compensations. N'étiez-vous pas à la Renaissance? --Ce soir? En effet, j'en sors. --Et vous entreteniez une correspondance télégraphique avec une charmante personne... --Au balcon? N'est-ce pas qu'elle est ravissante. Un galbe! Un montant! --C'est vrai. --Vous avez cru, reprit le baron, que je suis du dernier bien avec elle? --Dame! --Vous vous tromperiez. C'est une amie simplement, même pas une amie, une connaissance, une voisine. --Ah! fit Duvernet intrigué. --Elle demeure dans ma maison. --Depuis quand? --Dix-huit mois. --Diable! pensa l'ami de Chazolles, le drôle n'a pas perdu de temps. Aussitôt vue, aussitôt enlevée. --Je viens même de la renvoyer chez elle dans ma voiture. Une complaisance... --Désintéressée? fit le clubman. --Provisoirement, riposta le baron. Pour l'avenir, on n'en peut pas répondre. Duvernet vit clair dans le passé. D'un mot le baron Germain l'avait illuminé. Ainsi Chazolles était fou de cette fille, car s'il avait changé d'avis en quelques jours, s'il s'était fait nommer député, s'il avait quitté la maison, le pays où il se plaisait depuis son mariage, depuis quinze ans, c'était à cause d'elle. C'est pour elle qu'il avait transformé sa vie; pour elle qu'il délaissait ses enfants, pour elle qu'il faisait subir à sa femme les tortures de la jalousie, les amertumes de l'abandon. Cette fille l'avait rendu égoïste de bon qu'il était, injuste, cruel, impitoyable. Il lui sacrifiait tout, famille, devoir, repos, et n'avait fait qu'un marché de dupe, car elle le trompait odieusement et se moquait de lui. En un instant, il la prit en haine à cause du mal dont elle était la source. --Elle doit être au mieux avec le duc de Charnay, dit-il au baron. --Pourquoi le supposez-vous? --Pour rien. Des coups d'œil échangés! Des gestes éloquents! --C'est bien possible, fit le ramolli avec indifférence. Elle mérite qu'on s'en occupe, mais ses fredaines ne me regardent pas. C'est l'affaire du monsieur qui l'entretient. --Il n'a pas mal choisi au physique. Sait-on qui? --Non. Un inconnu qui vient rarement et qu'on ne voit pas. Elle n'en parle jamais. En effet, grâce à la complicité de la concierge, il était difficile qu'on rencontrât Chazolles dans la maison, car il ne s'y glissait qu'avec les plus grandes précautions et lorsque madame Adrien s'était assurée qu'il pouvait monter sans être aperçu. --Oh! pensa Duvernet, il faut le tirer de là. Mais par quel moyen? Le baron et son collègue du cercle se levaient. Duvernet en fit autant, les salua et s'en alla lentement du côté de l'avenue Montaigne. Arrivé chez lui, dans sa chambre où un bon feu flambait, il s'assit dans un excellent fauteuil, étendit ses jambes devant le foyer et prépara, à propos de la politique extérieure, un discours sur lequel il comptait pour ébranler le ministère déjà chancelant sur sa base et peut-être le jeter par terre. --Attendons un peu, se dit-il en pensant à Chazolles, je prendrai l'intérieur. J'aurai la police à mes ordres et je saurai--pour rien--ce que je veux savoir. Ensuite à nous deux, ma petite Méraud! Vous n'aurez qu'à vous bien tenir. XXII Chazolles, en montant en voiture, avait fait du doigt un signe à son cocher. Ce signe voulait dire: --Allez vite. L'ordre était facile à exécuter en quittant le boulevard encombré de voitures de toutes sortes. Le cocher fila par la tangente. Denise manifesta son étonnement de ce nouvel itinéraire. --Les boulevards sont trop étroits, dit laconiquement Maurice. Dans dix ans on sera forcé de les élargir. La jeune fille se rencogna dans son angle et garda le silence. Son beau-frère lui semblait bien préoccupé. Elle repassait dans son esprit les incidents de la soirée, et se disait que le trouble du mari d'Hélène n'était pas naturel, mais avec sa réserve, elle pressentait qu'en essayant de pénétrer un secret qu'on lui cachait, elle outrepasserait son droit. Elle rentra chez elle mécontente, se laissa embrasser froidement, contre son ordinaire, par Maurice et disparut. Chazolles rendu à sa liberté, traversa la chambre de ses enfants, souleva les rideaux de l'alcôve où les deux sœurs dormaient dans leurs lits jumeaux blancs et bleus, du paisible et frais sommeil des cœurs ignorants, passa chez Hélène qui fermait les yeux, la contempla une seconde, posa ses lèvres sur sa main qui pendait hors du lit, puis il descendit par le petit escalier desservant l'aile qu'il habitait, ouvrit une porte étroite sur la rue, et, parvenu à l'avenue d'Antin, héla un fiacre qui passait et lui donna l'adresse: --66, rue du Colisée. Il lui était impossible d'attendre une minute de plus. Il lui fallait son explication. Les soupçons que Denise avait semés dans son esprit y germaient avec une effrayante rapidité. Pour la première fois, il comprit à quel point cette Angèle était devenue nécessaire à son existence, avec quelle puissance elle s'était emparée de tout son être et la place qu'elle tenait en lui. La seule pensée qu'elle le trompait lui faisait bondir le cœur dans la poitrine, bouillir le sang dans les veines. Il voyait trouble. Jusque-là cette affection avait été tranquille. Il avait puisé dans la nouveauté de cet amour facile, rieur et jeune, parfumé comme une branche de lilas, des jouissances qu'aucune préoccupation n'avait altérées. Il avait pu croire que son secret était ignoré de tous, que rien n'en transpirait ni dans son intérieur ni au dehors. Angèle, sous sa frêle apparence, était douée d'une sorte de vigueur printanière. Elle avait une santé exubérante, une fraîcheur de violette, de fleur qui vient d'éclore sous les baisers du soleil et les perles de la rosée. Dans l'enivrement des premières caresses, de l'abandon sans bornes, sans réserves, où l'adorable fille savait allier la licence effrénée du fond à une certaine pudeur de la forme, chaste dans ses plus grands oublis, comme une statue de la grâce dans la nudité du marbre; au milieu des tracas de sa vie nouvelle, coupée de voyages forcés, de séances tumultueuses au Parlement, des obligations de la vie mondaine, il n'avait eu le temps de songer ni qu'il courait le danger d'être surpris ni qu'une infidélité de sa maîtresse fût possible. Avec ses habitudes d'homme rangé, de cultivateur qui sait compter, et dont les plus larges générosités sont mesurées à l'aune du nécessaire, il croyait avoir assez fait pour enchaîner éternellement à lui cet être frivole, changeant, cruel et charmant qui s'appelle une fille. Il avait dans les veines du bon sang bourgeois de ses aïeux, les gens de robe, qui notaient la dépense à la fin du jour sur les registres, véritables annales de l'économie de leur race, et se seraient fait un cas de conscience de jeter les écus de six livres dans les aumônières des quêteuses, ou, par les fenêtres, aux mendiants en loques de la rue. Tout se passait honorablement mais avec une utile surveillance. Hélène était faite d'autre sorte. Elle avait apporté dans la maison de son mari, tenue d'ailleurs de tout temps sur un pied convenable, une générosité grandiose qui lui était naturelle, un esprit de bienfaisance princière qui lui avait conquis bien des amitiés. Elle avait communiqué à Maurice une partie de la chaleur de son âme d'élite mais, malgré tout, le vieil homme perçait sous le nouveau. Les Chazolles de la magistrature assise revivaient dans leur fils. Il était rangé comme un banquier de province, ne se laissant pas entraîner plus loin que certaines limites, au delà desquelles il aurait cru voir le Vésuve et l'Etna se livrer à leurs éruptions volcaniques dans sa maison. Nous ne le blâmons pas, nous constatons. Chazolles ne doutait donc pas, avec ses idées d'ordre, qu'il ne se fût montré d'une générosité sans bornes envers cette petite qu'un néfaste hasard avait jetée sur son chemin et dans ses bras. Trente mille francs de dépense annuelle représentaient à ses yeux les trésors de Golconde et l'extrême prix qu'un bon capitaliste bourgeois dont le cerveau fonctionne droit, dût mettre à un objet d'art de cette sorte. Il oubliait, le malheureux, qu'il y a des tableaux, de vieux meubles, des épées rouillées, des vases ébréchés, des manuscrits souillés de la vénérable et malpropre poussière des siècles, que les amateurs portent à des chiffres fabuleux; que M. Châtenay achetait de laides potiches leur pesant d'or, et que le plus magnifique tableau ne vaut pas, dès qu'on estime la femme une chose à vendre, le bout du doigt d'une créature animée, vibrante, source de jouissances indicibles, de triomphes de vanité autrement vifs que ceux d'un propriétaire de galerie ou de musée, de plaisirs enfin sans pairs, les seuls qui rendent praticable une traversée de cinquante à soixante ans au milieu des sables altérés du désert de la vie; qu'enfin la Vénus de Milo, la Joconde et toutes les fresques de Raphaël réunies ne valent pas un baiser de ces statues sans égales, créées par le divin artiste qui fait les fleurs idéales, les horizons enflammés et les femmes splendides. Il faut rendre cet hommage à Angèle qu'elle ne se livrait jamais à ces réflexions, qu'elle ne craignait point la détresse, sans s'inquiéter d'où l'argent lui viendrait; qu'elle n'avait qu'une idée vague de la valeur de ce métal et le donnait comme elle le recevait, sans le compter ni l'honorer d'un regard attentif, n'y attachant qu'un intérêt tout à fait médiocre et subalterne. Lorsque le fiacre de Chazolles s'arrêta au seuil de sa maison, rue du Colisée, une lumière incertaine colorait les rideaux de tulle brodé des fenêtres de la jeune fille. Il respira. Il allait la voir. Il renvoya son fiacre et sonna. La porte s'ouvrit d'elle-même et il passa dans le vestibule désert sans parler à la concierge, madame Adrien, qui veillait encore dans sa loge où le gaz brûlait. Dans l'escalier, les tapis épais étouffaient le bruit des pas. Dès qu'il posa le doigt sur le timbre de la porte du quatrième, elle s'ouvrit et ce fut Angèle même, qui le reçut. --Vous, dit-elle, surprise, en reculant d'un pas. --Tu ne m'attendais pas? --Si. Et elle ajouta avec indifférence: --Je vous attends toujours. --Et ta femme de chambre? --Elle doit dormir comme une souche, la pauvre fille. Elle le regarda qui fermait la porte avec soin et regagna, à travers le vestibule et le salon, sa chambre à coucher où elle avait déjà jeté son manteau de fourrures sur un fauteuil. --Il y a longtemps que tu es rentrée? demanda-t-il en se laissant tomber sur un siège. --Non. --Tu as pris une voiture qui marchait bien; mes compliments. Elle répondit tranquillement: --On m'en a offert une. --Qui donc? --Le baron Germain. --Tu le connais? fit Chazolles qui se leva et s'appuya à la cheminée. --Oui et non. Je l'ai rencontré dans le vestibule deux ou trois fois. Il m'a saluée. Je lui ai rendu son salut. Il m'a adressé la parole. Je lui ai répondu. Il aurait cru que j'étais muette. Ce soir il m'a reconnue au théâtre, et dans un entr'acte, au foyer, il m'a offert de me renvoyer dans sa voiture qui revenait sans lui. --Tu as accepté? --Pourquoi non? --C'est léger. Il est rentré, lui? --Est-ce qu'il rentre! Il est à son cercle ou ailleurs. En voilà pour jusqu'à demain. Il fait comme tant d'autres. Il s'use le corps et l'âme devant un tapis vert. C'est idiot, mais c'est la mode. Il n'y a rien à dire. --Tu connais le monde. Est-ce ta tante qui t'apprend ce qui se passe au club et ce que font les gens comme le baron Germain? --Ah! ouiche! ma tante. Elle ne connaît que les limandes, les anguilles et les barbues. --Qui alors? --Est-ce que je sais? Tout le monde. Tu ne t'imagines pas que je ne vois que ma tante. Ça ne serait pas à faire. J'ai des amies un peu partout. La saison dernière, à Trouville, je m'en suis fait. J'ai le diable au corps. Dès qu'on me voit on m'aime. --Les femmes? --Et les hommes. Tu n'es pas une femme, toi! Elle parlait tranquillement, comme quelqu'un qui a la conscience nette. --Tu n'aimes pas Trouville? reprit-elle. Moi si. C'est très gai. Tu m'as permis d'y aller, j'en ai profité et tu ne me l'aurais pas permis, j'y serais allée tout de même. Je ne peux pas rester des mois en cage. Autant me fourrer à Saint-Lazare tout de suite ou à Mazas. Tu ne veux pas me tenir au secret, hein? --Ainsi tu as des amies? --Oui, beaucoup; le plus que je peux. --Où sont-elles tes amies? Rue de Londres? Angèle se déshabillait devant la glace avec autant de calme que si elle avait été seule, ou en compagnie d'un King-Charles familier étendu sur un coussin. Elle ôtait à ce moment ses superbes boucles d'oreilles en saphirs que Denise avait tant remarquées. Elle se retourna vivement, un bras replié sous sa tête, coquettement, dans une attitude sculpturale, sa chemise retombant sur son jupon de dessous en soie bleue garni de malines. --Pourquoi dis-tu rue de Londres? fit-elle. --Pour rien. --Si; tu as une idée, dis-la. --Parce qu'on te rencontre souvent de ce côté. --Qui ça, on? --Le premier venu; Duvernet, d'autres. --Il ne m'aime pas ton ami Duvernet. --Il te connaît à peine. --Tu crois ça. Pourquoi donc me lance-t-il des regards farouches partout où il me voit? --Laissons Duvernet. --Je te dis qu'il me déteste. Qu'est-ce que je lui ai donc fait, à cet animal? Est-ce que je lui ai vendu des pois qui ne cuisent pas? --Ne te fâche pas et réponds-moi. Où vas-tu, rue de Londres? --Je vais où je veux. Chez des amies à moi qui y demeurent. Est-ce que je ne suis pas libre? Est-ce que je dépends de personne? Qu'est-ce que c'est que cette demoiselle qui était dans ta loge, au _Petit Duc_? --Ma belle-sœur. --Mademoiselle Châtenay? --Oui. --Elle est très jolie! --Tu trouves? dit machinalement Chazolles. --Parfaitement. Elle est très jolie, mais elle me reluquait tout le temps comme une bête curieuse. Je crois qu'elle se doute de quelque chose. --Bah! Est-ce qu'on nous a jamais vus ensemble? --Oh! mon cher, ça n'est pas nécessaire. Les femmes, vois-tu, si elles n'ont pas la force, elles ont la finesse. La plus sotte roulerait dix députés comme toi et ton ami Duvernet, le malin! Elle avait achevé sa toilette de nuit. XXIII Elle vint se poser, légère comme un oiseau, sur la chaise longue auprès de Maurice, qui, la tête appuyée sur ses mains, semblait en proie à une incertitude qui l'exaspérait. Ses ongles égratignaient son crâne sous ses cheveux noirs, brillants et frisés. Il y avait dans le ton d'Angèle, malgré son calme et sa douceur apparente, une sorte d'ironie provocante et de dédain, une affirmation de liberté qui contrastait avec sa soumission habituelle. Elle prenait l'attitude d'un écolier surpris en faute, qui se redresse devant le pion et s'écrie en le regardant: --Eh bien, après? Chazolles était furieux, furieux de son ignorance et de son impuissance. Il devinait une tromperie et n'en avait pas la preuve, insaisissable et fuyante. Il ne regardait pas Angèle toute fraîche, sentant bon, très excitante dans sa chemise de batiste, fine comme une toile d'araignée, avec des entre-deux de dentelles de prix. Elle avait encore ses bas de soie écrue, assortis à sa toilette de la soirée, et ses petits souliers qui découvraient un pied souple, fin comme celui d'un enfant. --Voyons, dit-elle, en se laissant glisser à terre et en posant ses mains sur les genoux de Chazolles, qu'est-ce qui te prend? Toi qui es gentil d'ordinaire, qui ne m'as jamais fait une querelle, tu arrives comme un brutal avec tes questions de commissaire de police; tu boudes comme un jaloux ridicule; tu as l'air prêt à chicaner sur tout et sur rien; sur le baron Germain, un gâteux usé et sur la rue de Londres qui n'est pas plus ma rue qu'une autre. Qu'est-ce que tu lui veux à ce ramolli et en quoi te déplaît-elle cette rue? Est-ce qu'il ne te paye pas son loyer? Ou si c'est un crime d'être poli avec moi? C'est sa nature à ce baron. Quand il me rencontre, il a des manières aimables. Il se courbe comme il peut, car l'échine n'est pas flexible, il s'en faut! Et quelquefois il est assez téméraire pour me dire: Comment, c'est vous, mademoiselle? Si tôt ou si tard?--Ça dépend de l'heure.--Ou: Je ne m'attendais pas à cette bonne fortune de vous rencontrer! Vous allez me porter bonheur. Je suis sûr que je vais gagner aujourd'hui.--Un jour même il s'est enhardi jusqu'à cette bêtise: Je parierais que vous êtes une vraie mascotte! Vous mettez la guigne en fuite. Ce soir il m'a vue au balcon. S'il m'a fait de l'œil, c'est ta faute. J'étais seule. Il était dans son droit. Est-il cause si tu es marié et si, avec toi, il faut des tas de précautions? Une femme au balcon d'un boui-boui, que veux-tu qu'on en pense? Qu'elle est là pour qu'on lui fasse la cour! Je te défie de me prouver le contraire. J'ai accepté son coupé pour revenir. Fallait-il le refuser? Il est vrai qu'il est resté trois minutes dedans jusqu'à la place de l'Opéra. Je ne pouvais pas le jeter sur le macadam. Là, il est entré à son cercle ou au café. Est-ce grave? Et tu t'avises d'être jaloux d'un vieux délabré comme le baron! Un être que tu flanquerais le nez sur le tapis avec une chiquenaude! Allons, monsieur! Vous ne me faites pas honneur. J'ai plus de goût. --Et le duc? --Quel duc? --Charnay, le duc de l'avant-scène. Elle chercha dans sa mémoire, les yeux au plafond. --J'y suis, fit-elle, très bien, celui-là. De la jeunesse! une élégance, un chic! Je l'aimerais mieux. Il n'est pas à se tuer pour lui, mais moins défait que le pauvre baron. Et un nom qui sonne. --Il t'a beaucoup regardée... --Ah! tu as vu?... --Très bien. --Tu as dû être flatté. --Pourquoi? --Si on me regarde, c'est qu'on me trouve à peu près... Et c'est agréable pour le monsieur. Tandis que s'il a une maîtresse et que les autres crachent dessus, il est vexé. Il n'osa insister. L'assurance d'Angèle le renversait. Il jouait un sot rôle, s'il l'accusait pour des riens. Elle se fit câline, caressa Maurice avec des mots balbutiés à son oreille et enfin parvint à le dérider. --Ainsi, lui dit-elle, tu me fais l'honneur d'être jaloux! Je pensais tous ces temps: Il ne m'aime pas. Il me laisse courir à droite et à gauche où je veux, sans s'informer, sans craindre qu'on me vole. Il ne tient pas à moi. Ce soir tu me fais plaisir. Enfin! tu t'aperçois donc que je vaux quelque chose, qu'ils peuvent être tentés et te souffler ton bien. J'en suis presque fière. D'autres se fâcheraient, moi, je te sais gré de ta colère. Ainsi tu m'aimes? Il la releva et l'attira sur ses genoux. Longtemps il la regarda de tout près jouant avec ses cheveux blonds, qu'il s'amusa à dénouer et à répandre sur ses épaules. Il contempla ces traits si purs, ces yeux limpides, qui ne se baissaient pas devant les siens, ces lèvres de pourpre qui appelaient les baisers. --Si je t'aime, dit-il. Hélas! tu ne sauras jamais à quel point. Et avec une violence dont il ne lui avait pas donné d'exemple, il se répandit en aveux, en prières et en menaces. --Ce que m'a coûté ton apparition là-bas, au Val-Dieu, tu ne peux pas le comprendre. J'ai gâché ma vie entière pour toi. Quand j'y songe, il me semble que c'est un rêve et que je ne suis pas vraiment éveillé. Il a fallu pour que je rompe avec mon passé, une attraction plus violente que celle du pôle sur la boussole, plus forte que l'électricité, que la dynamite et les puissances des inventions modernes. Je prospérais dans ma paisible existence comme un arbre planté dans une terre féconde. Aujourd'hui, je suis comme une épave de navire abandonnée aux vents et à la mer. Je ne sais plus où je vais. Sans toi, Paris me fait horreur. Seule, tu m'y retiens et m'y attaches. Ce que j'y vois me froisse et m'écœure. Ces courses effrénées après la fortune, ces bousculades brutales de gens escaladant le pouvoir, ces discours sonores et creux, futiles dans leur solennité, me donnent des nausées. Je suis député et, ma parole, je me demande à quoi je sers et si je ne vole pas les sommes que je coûte à mon pays. Je ne suis bon à rien, qu'à penser à toi. Mais le mal n'est pas là; j'ose à peine me montrer dans ma famille et j'y reste le moins que je peux. Ces mensonges, ces fourberies auxquels je suis astreint, m'exaspèrent. La duplicité me répugne. Je me fais honte à moi-même. Et, quand mes filles me tendent le front, comme à l'ordinaire, j'ai des tentations de leur crier: Mais allez-vous-en donc, je suis indigne de votre affection. Je supporte pourtant tout à cause de toi. Dès que je te vois, que je repose mes yeux sur ton éclatante beauté, comme ce soir, j'oublie le reste. Tu es devenue pour moi l'étoile du berger qui me guide à travers les événements et, en te regardant, je marche la tête dans les nuages, sans penser à ce que je foule aux pieds sur la terre. Je ne vois rien de plus et, dans ce petit coin où tu es, j'ai concentré toutes mes affections. Je n'ignore pas que tu es exposée à mille pièges, que tu ne peux faire un pas sans être en butte à des sollicitations qui te viennent de toutes parts. Je te voudrais laide pour être sûr que personne ne porte envie à ton mystérieux amant, ou enfermée sous des verrous pour mettre une barrière entre le monde et toi. Par malheur, une femme qui te ressemble n'est pas faite pour être cachée sous un boisseau. Tu crèves les yeux des gens qui sont à la recherche des belles filles comme la lumière électrique frapperait un sauvage qui ne l'aurait jamais vue. Qu'on t'admire, c'est bien, mais je ne veux pas que tu sois à d'autres, entends-tu? --Et si cela était? --Je ne sais pas ce que je ferais. --Un éclat peut-être. --Qui sait? --Un législateur! Ce serait du propre. Du scandale! Pourquoi me regardez-vous avec ces vilains yeux? Vous me faites peur, en vérité. --Ce n'est pas mon intention, mais je t'aime tant. --C'est entendu. --Tu as été bien coquette ce soir et... --Quelle femme ne l'est pas? --J'en ai beaucoup souffert. --Je ne vous croyais pas tant de nerfs. --Ni moi non plus. Je m'étonne moi-même. Je me supposais plus fort contre une pensée qui m'est venue, celle que tu me trompes sans doute. Elle haussa les épaules et se leva. --Vous avez des papillons noirs, ce soir, monseigneur; laissez-moi dormir. Il voulut la retenir, mais elle se dégagea et s'en alla vers son lit du pas indécis et avec le regard en arrière d'une nymphe qui fuit aux saules. --Des papillons noirs, en effet, mais gros comme des chauves-souris ou des hiboux, dit Chazolles. Il se secoua comme pour chasser un frisson. --Je m'en vais. Décidément je suis trop triste. --Bonne nuit donc, mon ami, dit-elle en se glissant sous les couvertures. Allez et regagnez le sanctuaire de la famille. Allez, despote; allez, tyranneau. Il s'assit une minute au chevet du lit, indécis, la serra dans ses bras nerveux en la berçant comme une petite fille, avec des précautions et des délicatesses de père. Il déposa sur son front qu'elle lui tendait un baiser en lui glissant à l'oreille ces mots: --A demain. --Bien, fit-elle, et tâchez de noyer vos soucis dans la Seine, avant de revenir. En sortant fermez bien la porte, de peur des amoureux. Ah! Vous éteindrez le gaz de l'antichambre, s'il vous plaît. Elle écouta, l'oreille tendue, le bruit des pas sur le tapis, entendit la porte qui se refermait et, se levant rapidement, elle griffonna à la hâte quelques lignes, à la lueur de sa veilleuse. «Mon petit duc, »Prends-moi demain pour les courses, rue de Londres. Je serai flattée de me pavaner dans ton coupé, à cause des armoiries, si toutefois ces gredins d'huissiers ne te l'ont pas saisi. Un conseil: mets cinq louis sur Mohican, si tu les as. Il gagnera, on me l'assure et, à douze contre un, il te tirera de la panne pour vingt-quatre heures. Une autre fois tâche d'être moins expressif dans tes œillades. Tu as failli me compromettre. Un comble! »Ton ancienne et toujours nouvelle, »ANGÈLE.» Puis elle alluma une bougie et la posa sur la fenêtre. --Le signal du baron, fit-elle. Si Chazolles le voyait, c'est lui qui ne serait pas content. Tant pis. Il m'ennuie à la fin avec ses phrases. Il m'aime! Eh bien! Et les autres! Elle réfléchit: --Il est vrai qu'il vaut mieux que le baron, le duc, le jeune Abraham et le reste. Tous crevants! Des petits vieux dont les poumons et la bourse agonisent. Pas celle du juif. Ces gens-là ont des trucs pour se remplumer avec le duvet des autres! Mais ce qu'il est prétentieux et embêtant! C'est à le gifler! Elle s'était mise à genoux devant le foyer et remuait les charbons dans la cendre, lorsque le bruit d'un coupé qui s'arrêtait dans la rue se fit entendre. Puis la grande porte s'ouvrit et la voiture roula sous le vestibule avec un bruit qui ébranla l'immeuble comme un château de cartes. XXIV Cinq minutes après elle entre-bâilla sa porte de nouveau et prêta l'oreille. Un pas lourd accompagné d'un gémissement asthmatique, pareil à celui d'un soufflet de forge, gravissait l'escalier et bientôt un habit noir se glissa dans l'antichambre, en murmurant avec difficulté ces mots: --C'est vous? --Oui. Le personnage se jeta sur le divan de peluche jaune qui garnissait un côté de l'antichambre. --Laissez-moi reprendre haleine, dit-il; c'est le mont Blanc ici! Dieu! que c'est haut! Vous permettez? Il le fallait bien. Un étage de plus et l'habit noir tombait sans connaissance. --C'est mal ce que je fais là, m'sieu le baron, dit la jeune fille avec une pose contrite et moqueuse. --Je ne trouve pas, répliqua l'autre en respirant entre chaque mot. --Je trompe mon ami. --S'il n'en sait rien, où est le mal, puisqu'il n'en souffre pas? Vaudrez-vous un liard de moins au lever du soleil? Non. Alors où est le préjudice causé? --Vous avez réponse à tout. Vous êtes un être bien dangereux! --Sommes-nous faits pour violer les lois de la nature? Non. Les hommes et les femmes ont été créés pour se tromper réciproquement. C'est le divin auteur qui l'a voulu. Nous suivons le précepte. --Vous allez mieux? --Merci, je commence à me remettre. Je me souviens d'une ascension dans ce genre-là. C'était au Righi, mais il y a un chemin de fer. Ici, il n'y a pas même d'ascenseur. Cette bicoque retarde horriblement. Mais vous y êtes. Vous daignez l'habiter. Cette faveur permettra au propriétaire de louer son entresol à bon prix. Sans cette découverte je donnais congé ou j'exigeais un fort rabais. Ce visiteur tardif, évidemment attendu par mademoiselle Méraud, n'avait rien de parfaitement frais que sa toilette. Un homme du meilleur monde retour de soirée. Ses traits blafards étaient fatigués; de courts favoris, très clairs, frisés par le coiffeur, ombrageaient les joues molles, vers les oreilles. Le crâne était déplumé, les yeux mourants, la bouche usée, fripée comme une loque. L'ensemble était pauvre, flétri et cependant l'homme ne produisait pas une impression désagréable. Le masque était éclairé par une flamme intérieure, comme la corne d'une lanterne par un bout de bougie. Cette flamme, c'était l'esprit du célibataire narquois, toujours prêt aux saillies, aux critiques, aux mots qui relèvent la conversation comme le piment les sauces, amusent, raillent et souvent déchirent comme des griffes. Le baron Germain--car c'était lui--cachait les siennes sous le velours de ses politesses. Il s'était relevé, non sans peine, en portant la main gauche à son échine dépourvue de souplesse et devenue d'une inquiétante sensibilité. --J'ai vu le signal, ange de ma vie, dit-il, et je suis accouru... à votre paradis. --Ange de ma vie est exagéré. Combien en avez-vous eu comme moi! --Je ne compte plus mes conquêtes,--il faut dire les femmes qui m'ont conquis,--mais je les estime à leur valeur. Jamais, jamais, non jamais, je n'ai vu une merveille qui vous puisse être comparée. Et s'il m'est permis de dire que j'ai vaincu parfois, nulle part ce ne fut avec tant de joie. Angèle se dirigeait vers sa chambre à coucher. --Suivez-moi, dit-elle. Nous serons mieux ailleurs pour causer. On grelotte. Je ne comprends pas les oiseaux de nuit comme vous. Au milieu du salon, il s'arrêta en apercevant la clarté amoureusement voilée de la lampe du sanctuaire. --Salut, demeure chaste et pure, fredonna-t-il avec un filet de voix exécrable. Un miracle de goût, le sanctuaire. Sur le seuil il fit une nouvelle station en joignant les mains. --Asile enchanteur, dit-il, dont je voudrais être le seigneur suzerain. Savez-vous qu'il fait bien les choses, votre ténébreux adorateur, bien qu'il vous perche un peu haut. --Cette chambre ne vous déplaît pas? --Un duvet! Et comme c'est agréable à respirer ces odeurs subtiles qui circulent dans l'air et qu'on absorbe avec tant de plaisir. Femelle perfide! Et vous trompez cet esclave de vos beautés! --Hélas! --Seriez-vous femme s'il en était autrement? Après tout, il est peut-être mauvais? --Non. --Affreux et contrefait? --Non. --Jaloux? --Quelquefois. --D'un tempérament affaibli? --Pas du tout. D'une pichenette il vous enverrait dans la rue à travers les carreaux. --Sapristi! fit le baron, il n'est pas caché là quelque part, dans une armoire, au moins? --Ne tremblez pas. --Alors, dit le noctambule qui avait pris, sur la chaise longue devant le feu rallumé, la place de Chazolles, confiez-moi le secret. Soyez franche. J'aime à m'instruire et la question des femmes m'a toujours plus vivement intéressé que les douanes dont je suis chargé aux finances. Pourquoi le trompez-vous! --Là, bien franchement, je ne sais pas. --C'est par suite d'un penchant naturel. --Je le crois. --Une intrigue vous est nécessaire pour vivre comme du millet aux serins, sans comparaison. --Pas une, plusieurs. Et puis les jours sont longs. --Et les nuits? dit le baron en enlaçant de son bras, un peu raide, la taille de la jeune femme. --Elles sont faites pour dormir. On a le sommeil. --Pas celle-ci, fit amoureusement l'homme des douanes, avec une grimace de Priape. --Si, celle-là plutôt qu'une autre. --Vous voulez donc ma mort! --Non, au contraire! --Je vous affirme que cette désillusion me tuera! Elle prit sur une table, en allongeant son bras blanc, que le baron couvrit de baisers au passage, un miroir d'argent bruni, à main, et le tendit à son adorateur. --Voyons, considérez-vous, de bonne foi, dit-elle. Vous avez besoin de repos plus que de folies. Soyez franc à votre tour et convenez-en. Le baron obéit; un soupir s'échappa de sa poitrine en même temps qu'un léger accès de toux. --Peut-être, dit-il. --Vous voyez bien. --Mais pourquoi, enchanteresse, m'avez-vous accordé, cette nuit... --Un rendez-vous?... --Que je sollicite depuis si longtemps en vain. --Vous allez le savoir. Il y a des moments où ma solitude me pèse. Mon amant a une famille qui le tient et dont il m'assomme. Je ne peux pas sortir avec lui. Jamais de parties fines, point de voyages; le spectacle comme ce soir, toute seule dans un coin. --Mais il y a le duc de Charnay! il parle assez de son Angèle. --Une ancienne liaison! --Qui renaît de ses cendres de temps en temps. --Vous savez; quand on a soupé ensemble, il est difficile de refuser... --Ce qu'on a déjà donné. --Mais il m'est insupportable avec ses manières de coquette, ses bijoux aux doigts, ses diamants à la chemise. Ce n'est pas un homme, c'est une poupée, un mannequin de tailleur, et je suis sûre qu'il ne passe pas auprès d'une fontaine sans se mirer dedans. Et pas le sou. Il est obligé de compter et nul besoin de savoir beaucoup d'arithmétique pour additionner ses biens. Prodigue en apparence, ladre au fond comme un usurier. Il ressemble aux papillons. De la poudre d'or sur les ailes. Quand on a soufflé dessus, il n'en reste rien. --Et le jeune Abraham? --Autre misère. Bête comme une oie et encore, s'il avait été au Capitole... --Il ne l'aurait pas sauvé. --Je le crains. Il m'agace les nerfs, celui-là. --La vérité, c'est qu'il est mortel. --Il ne parle que de ses amis, le marquis, le prince, le comte, ou du cheval qui va gagner le Derby de Chantilly ou le grand prix. C'est bon un quart d'heure, mais après! --Il recommence. --Un cheval de manège. Il tourne dans le même cercle, et... --Il est vicieux? --C'est ce qui vous trompe. Il n'a pas même assez d'esprit pour ça. --Vous les traitez bien vos amis! --Comme il faut. --Et moi? Vous en direz autant dans huit jours. Ça promet. --Vous n'avez rien à craindre. --Pourquoi? --Parce que vous me plaisez. --Vraiment? --Puisque je vous le dis. --C'est aimable. --Vous n'êtes pas beau! --Oh! --Vous êtes vidé comme une noix de coco où une bande de guenons a fourré le museau. --Continuez. --Je ne vous suppose ni généreux, ni magnifique; au surplus, je n'y tiens pas. --Allez toujours. --Vous êtes chauve que c'en est scandaleux. Une nudité. --Ensuite? --Vous n'êtes pas de la première jeunesse. --C'est vrai. --Et je vous ferai remarquer que vous faites peu d'honneur aux femmes que vous accompagnez, car vous n'êtes même pas décoré! --Vous plaît-il que je le sois demain? --Je n'y tiens pas. Mais vous avez une qualité supérieure. --Enfin! --Vous connaissez le monde et vous êtes malin comme un singe. Il y a donc du plaisir à vous entendre. --A m'entendre seulement? --C'est déjà quelque chose. D'autre part vous êtes mûr pour le protectorat. Vous avez l'air d'un oncle qui mène sa nièce dans le monde. Vos façons galantes dans l'intimité font toujours plaisir aux femmes. On m'a conté qu'il y a une ancienne école de vieux polis. Vous en êtes, et je ne serais pas fâchée de la connaître. Jusque-là je n'ai vu que la nouvelle, et franchement... --Elle manque de formes! --Elle en a, mais de mauvaises. --Mais l'autre, le protecteur mystérieux, l'inconnu, il est donc de la nouvelle? --Lui! Il n'est d'aucune. Il ne ressemble à personne. --C'est un original. --Comme vous dites. Il aime gravement, passionnément, avec violence. Il a des phrases qui vous remuent, quoi qu'on veuille, et des doigts d'acier qui vous lanceraient par dessus une balustrade, celle de la colonne Vendôme par exemple, sans effort, de façon à vous aplatir sur le pavé d'en bas, comme une merluche. Pardon de cette comparaison. Un souvenir d'enfance! --Je sais. --On parle donc beaucoup de moi au club? --Beaucoup! --Lui, c'est un mélange de sévérité et de bonté extrême, de douceur et de brutalités subites, de colères et d'aménités passionnées. Je ne le compare à personne. --Et vous l'aimez? --Peut-être. S'il était constamment près de moi, je puis vous le confesser, il me semble que je l'adorerais comme un Dieu; mais c'est plus fort que moi, j'ai horreur de la solitude. Le désert me fait peur. Huit jours de réclusion me rendraient folle. J'ai besoin de bruit, de soleil, d'air, de paroles, d'intimités, de tout. C'est mon malheur et celui des gens qui s'attachent à moi. Maintenant, mon cher baron, vous me connaissez comme si vous m'aviez faite. Allez-vous-en! --Déjà? La pendule sonnait trois heures du matin. Le baron ne se pressait pas de vider les lieux. --On est si bien ici! dit-il. --Oui, mais je ne veux pas suivre votre exemple, faire de la nuit le jour et du jour la nuit, pour me faner, attraper des pattes d'oie et perdre mes cheveux. Je n'ai que ma jeunesse et la beauté du diable. Je tiens à les garder. Allez-vous-en. --Il le faut, soupira le voisin. Pourtant, j'espérais mieux. --Je vous ôte une illusion. Vous me jugiez autrement, meilleure, plus facile. --Vous êtes une petite fée. --Et puis c'est commode, n'est-ce pas? Je suis là dans votre maison, sous la main. Pas de temps à perdre! Un bouquet de temps en temps, et des bonbons au jour de l'an! Avouez. --Mais... --Avouez donc. Vous n'y perdrez rien. Vous êtes un homme d'esprit, et votre devise est: Tout pour moi! Si elle ne me déplaît pas, pourquoi la tairiez-vous? Ainsi, nous serons bons amis à l'avenir. --Je le veux bien. Avec les libertés nécessaires. --Scélérat! profond scélérat! --Quand scellons-nous le marché? --Quand vous voudrez. --Au café Anglais, dans un coin discret. --Ou ailleurs. Rien ne presse; mais à une condition. --Laquelle? --Bouche cousue! --Je le jure. --Surtout dans la maison. --Partout. En galant homme. --Que vos gens eux-mêmes ne se doutent pas de cette liaison... --Adultère! --A peu près. --Ce coup de canif sera ignoré. Ah! çà, dit le baron, vous l'aimez donc, l'inconnu, le maître que vous craignez tant de le perdre? --Je n'en sais rien. Je l'ai bien aimé six mois! Ah! c'est un beau chevalier! Oui, je suis restée six mois fidèle! --Six mois, soupira le viveur, une éternité! C'est incroyable et magnifique. --Surtout à présent, n'est-ce pas? Il n'y a plus d'amours, il n'y a que des toquades. --Beaucoup de vrai dans ce que vous dites! --Et maintenant, pour la troisième fois, je vous en conjure, allez vous coucher, mon... ami! Le baron battit en retraite vers la porte en faisant de fréquentes conversions vers l'ennemi contre lequel il se livra à quelques tentatives repoussées sans difficulté. --Vous allez me laisser des regrets, dit-il. --Cela vaut mieux qu'une courbature. Elle était adorablement séduisante dans son peignoir de satin. Il lui baisa les mains avec un tremblement sénile qui agita son corps usé comme des feuilles sèches battues par un vent d'hiver. --Oh! voir... murmura-t-il. --Naples et mourir, acheva Angèle en lui fermant la porte au nez. --Elle est diabolique, cette créature, pensait le chef du bureau des finances en descendant les quatre étages qui le séparaient de son entresol. Elle aura ma fin. Il ne pensait pas dire si vrai. Lorsqu'arrivé dans sa chambre, après avoir tourné sans bruit la petite clef qui ouvrait sa serrure, un bijou de Fichet, il s'étendit sur son lit avec une suprême sensation de bien-être: --Ma foi, se dit-il, en rêvant aux jouissances d'un dîner fin, en compagnie de cette ravissante fille, elle réunit les conditions d'un confortable exquis. Capitonnage moelleux, taille souple, vingt ans, un sourire divin sur des lèvres de rose, et pour comble d'allégresse, dans ma maison, dans ma propre maison! Idéal. Il fut tiré de son extase par une douleur sourde qui lui courait dans le dos, du haut au bas de l'échine. --Aïe! murmura-t-il, encore une indiscrétion de cette misérable et une invite à la sagesse! A la lueur de la veilleuse, il vit dans sa chambre, tendue de drap carmélite, le portrait de son père sortant du cadre d'or, en habit brodé, son habit de préfet. La tête souriait de ce sourire administratif du fonctionnaire, stéréotypé sur les lèvres, mais le peintre n'avait pu éviter les rides précoces que les excès avaient imprimées au visage du spirituel jouisseur. Une sorte de douleur continue, de souffrance habituelle perçait sous ce sourire faux et d'emprunt. Le baron n'avait que cinquante ans au moment de sa mort et on lui en aurait donné soixante-dix. Veuf de bonne heure, il était trépassé pour avoir abusé des plaisirs de toute sorte, la table, le jeu, et surtout les femmes. Son fils suivait ses traces et enchérissait sur ses vices. --C'est héréditaire, pensa-t-il. Je n'y échapperai pas. Et il se souvint du conseil du célèbre docteur Guérin qui, la veille encore, lui avait répété à l'Opéra, au foyer de la danse, entre deux figurantes qui le lutinaient: --Mon cher baron, il faut enrayer. Il n'est que temps. Enrayer, c'est-à-dire s'inhumer tout vivant! --Bah! encore quelques jours. Encore cette folie. D'ailleurs cette petite me constituera une liaison sage, sans ardeurs dévorantes. La prendre, c'est presque me ranger. Rangeons-nous! Il se demanda quel était ce protecteur et pour quelle cause il s'entourait de tant de mystère. Mais cette énigme ne troubla pas son sommeil. Il s'endormit et revit dans ses songes de célibataire des légions de belles filles qui lui envoyaient des myriades de baisers et l'accablaient d'énervantes caresses. Une tentation de Saint-Antoine à laquelle il n'avait jamais résisté! De son côté, Angèle se mit au lit avec l'insouciance qui était la base de son caractère. --A-t-il assez rôti le balai! pensa-t-elle. Est-il assez fripé, ce vieux-là! Elle le comparait à son amant. La belle tête brune de Maurice lui apparut avec son expression de colère quand il ravageait ses cheveux de ses ongles en supposant qu'elle le trompait peut-être. --Mais je ne vaux pas mieux que les autres, mon pauvre ami, dit-elle en s'adressant à lui comme s'il avait été présent. Et elles ne font que cela, les autres! Le lendemain, au moment où elle s'éveillait vers onze heures, sa femme de chambre, Michelle, lui remit deux billets. L'un était de Maurice. Elle le lut en l'entrecoupant de réflexions. «Mon amour, »Je ne pourrai te voir aujourd'hui, on m'annonce une interpellation, des réunions!» --Qu'est ce que cela me fait, une interpellation? «C'est une conspiration contre le ministère qui pourrait bien rester sur le carreau.» --Ce n'est pas moi qui l'empêcherai de se casser le nez. Ceux-là ou d'autres.--Guibollard ou Beauminet, je m'en bats l'œil. «On m'engage à prendre la parole. C'est peut-être l'occasion de me signaler comme mes collègues en alignant quelques périodes.» --Le besoin s'en faisait sentir, mon tendre ami! «Je veux m'y préparer et faire quelques visites. Je suis désolé de te laisser seule.» --C'est navrant et à fendre le cœur. «Demain nous nous reverrons. Viens à la Chambre et mets-toi en face de la tribune. Tu m'inspireras.» --O Égérie! Quel honneur! «Je t'envoie une carte pour le Palais-Bourbon. »Mille baisers. »T. M.» --C'est gai les discours, pensa-t-elle. Nous verrons. Et voilà les parties de plaisir de mon député. L'amour à huis-clos et les discours en public! Pourquoi pas les enterrements? Elle ouvrit la seconde lettre timbrée de la poste: «Mon bijou précieux, »Ne remettons jamais au lendemain ce que nous pouvons faire tout de suite. Je vous attends ce soir, à sept heures et demie, au Café Anglais. Ensuite, j'ai une baignoire pour les Variétés. Nous verrons la _Femme à papa_. Cela vaut toujours bien une tragédie. »Mille et un baisers. »Ton esclave fidèle. »B. G.» --Mille et un! Un de plus que l'autre! Pauvre baron! il sera mort avant d'avoir fini. Elle jeta les deux lettres sur la table et s'occupa de sa toilette. --Réunion à Longchamp! Et le duc qui doit venir me prendre! Elle sonna Michelle: --Quel temps fait-il? --Superbe, madame, pas un nuage! --Alors ma robe Henri III en velours bleu. Je veux être magnifique. --Madame sort? --Je vais aux courses. --Seule? --Sans doute. Est-ce que je ne sors pas toujours seule? La destinée! --C'est vrai. Angèle tordait ses cheveux devant sa toilette, ses longs cheveux à pleines mains et d'une nuance si rare, si chatoyante, sous son toquet à plumes! Elle se prépara longuement, s'amusant aux mille soins de la mondaine, à ces futilités exquises qui la rendent si séduisante qu'on se damnerait pour elle. Elle attacha ses belles boucles de saphir à ses oreilles et, à une heure, elle se contemplait devant sa psyché, serrée dans sa robe bleue, fraîche comme un bouquet dans sa collerette, et pareille à une jeune et resplendissante comtesse de Sauves, ressuscitée et plus belle. Puis après avoir becqueté comme un oiseau quelques miettes de pain sur la nappe éclatante où son couvert était mis, elle descendit les escaliers en soutenant ses jupes de sa main gantée de longs gants de Suède et, arrivée devant la loge de la concierge, elle s'arrêta. --Il n'y a pas de lettres, madame Adrien? Madame Adrien répondit avec une certaine raideur: --Non, rien. Il était évident qu'elle méprisait énergiquement la favorite du maître. Pourtant elle se ravisa: --Vous sortez? dit-elle plus courtoisement. --Oui, madame. --Et où allez-vous, si ce n'est point une indiscrétion? --Devant moi, riposta Angèle qui se vengeait. Mais elle se ravisa à son tour. La concierge était une puissance à ménager. --Il fait si beau qu'on ne peut pas se résoudre à rester en prison. Et avec un air de commisération: --Je vous plains d'être attachée à votre chaîne. Moi, je vais respirer dehors, je ne sais où, au hasard. C'est si bon le printemps! Madame Adrien soupira. Elle n'en voyait rien des printemps qui se succédaient. Elle ne respirait d'air des champs que celui que le vent lui apportait dans une giboulée de mars ou une bourrasque d'orage. Elle ne voyait de soleil que ce qu'il en pénétrait, quand il était à son zénith, dans le gouffre de sa cour ou par la fenêtre de sa loge lorsqu'un rayon s'y égarait. C'était son désespoir. Elle avait la nostalgie de la campagne où elle courait dans son enfance sur les gazons émaillés de pâquerettes, comme d'autres ont la nostalgie du pays, ou les prisonniers celle de la liberté. --Bonne promenade, madame, dit-elle. Et comme Angèle allait s'éloigner: --Vous savez, reprit-elle, votre tante est venue s'informer. Il y a longtemps qu'elle ne vous a vue. Ce n'est donc pas chez elle que vous allez? Je le croyais. La flèche du Parthe! --J'ai une amie, dit négligemment Angèle, rue de Londres et elle me donne une chambre quand je veux. Je ne sais pas comme vous faites pour rester seule. Moi, je ne peux pas. Elle s'en alla rapidement, très vexée. Qu'est-ce que sa tante avait donc besoin de venir la compromettre et de patauger dans ses affaires? Au coin de l'avenue Marigny, elle aperçut un coupé qui stationnait. C'était celui du duc de Charnay. A son approche, le valet de pied descendit et ouvrit la portière. --Tiens, dit Angèle au duc, on ne t'a pas encore vendu tes chevaux, monseigneur? --Non, ma petite. Mon créancier, le plus fort, Moïse Blunner, m'a même prêté cinq cents louis à une condition. --Que tu te maries? --Oui, avec une femme qu'il me propose. --Du soigné, une femme de Blunner! --C'est ce qui te trompe. Une fille adorable, la nièce d'un agent de change. --De l'argent gagné facilement, alors! Tu acceptes? --Si je ne peux pas éviter le coup. --Et qui s'en ira facilement, conclut Angèle, comme il est venu. Les chevaux filaient du côté de l'Arc de l'Étoile. XXV Lorsque quelque orage parlementaire menace de foudroyer les Titans des ministères, il se manifeste une agitation autour de la Chambre, pareille à celle d'un cloaque ou d'une mare à grenouilles dans laquelle un polisson a lancé un caillou. Les cercles concentriques de cette agitation expirent vers les latitudes de l'_Officiel_, au quai Voltaire, et à l'avenue de Latour-Maubourg, au delà du ministère des affaires étrangères. Mais il existe deux endroits d'où un observateur peut à coup sûr prédire les événements et annoncer la tempête. C'est le restaurant du Palais-Bourbon, rue de Bourgogne, et le café d'Orsay. On voit, aux approches des séances décisives, les députés, les secrétaires d'État, les ministres, les fonctionnaires, amis du cabinet qui s'en va,--ils sont rares--ou dévoués au cabinet qui vient,--on ne les compte plus,--se rassembler dans ces lieux où l'on mange, comme des corbeaux sur une plaine où la curée s'annonce, se serrer autour des huîtres succulentes, des beefsteaks du déjeuner et des cèpes à la bordelaise, avec des airs ténébreux, se confier, en savourant des soles frites, des choses excessivement importantes et se presser les doigts en dégustant le brie fondant ou le roquefort qui pique, avec des solennités de pose qui rappellent vaguement le serment des Horaces. C'est curieux et ce n'est pas rare. Cependant, le jour où Angèle s'en allait en tête-à-tête avec le petit duc de Charnay aux courses de Longchamp, il y avait très longtemps, plus de six mois, que la caissière du café d'Orsay,--une femme bien connue, qui a vu défiler des célébrités de toute sortes, s'engloutir des cabinets sans nombre et s'écrouler des régimes qui se croyaient inébranlables en dressant ses additions et en encaissant des billets de banque et des pièces d'or à diverses effigies,--n'avait signalé un de ces mouvements, précurseurs des tempêtes, dont elle reste le témoin imperturbable et indifférent. Dès onze heures du matin, les salons de cette antique maison regorgeaient de gens affamés qui se glissaient par groupes, cherchant les coins où l'on peut conspirer à l'aise. Et pourtant le grand débat sur l'interpellation Duvernet ne devait s'ouvrir que le lendemain. Il ne s'agissait encore que des escarmouches et les deux armées comptaient leurs forces. Duvernet avait habilement choisi son heure et son terrain. Le cabinet Ramet dont il sapait l'argile, avait hésité, flotté, disons le mot, barboté dans les affaires extérieures, à propos de la Grèce, du Maroc, de la Syrie, du grand Turc, des Anglais, et d'une foule de nationaux de petites régions montagneuses et misérables dont le pays ne se soucie point, mais qui fournissaient un ample prétexte à l'expulsion d'un ministère qui avait à son passif une faute grossière: celle d'avoir trop duré. Duvernet avait préparé depuis longtemps son coup de Jarnac; son siège était fait. Il avait flatté le centre droit, adulé le centre gauche, caressé les radicaux, cajolé les irréconciliables, accablé de promesses les intransigeants et rassuré les gens des opinions les plus variées; le tout avec des habiletés de langage et des façons accortes qui en faisaient l'homme de la situation. Son discours, soigneusement élaboré, n'attendait que la minute précise où il devait se produire. Il serait émaillé de mots spirituels, irrésistibles, de traits satiriques qui cribleraient ses adversaires en les atteignant aux endroits vulnérables. Vers midi, au moment où les conversations s'animaient, il entra et vint s'asseoir, en compagnie de son inséparable Chazolles, à une table qu'il avait eu la précaution de retenir. Il rayonnait... en dedans. Ce qu'il reçut de saluts plats et obséquieux à son entrée ne l'étonna point. Duvernet est un gaillard très fort qui connaît le monde et son temps. --Tu vois, dit-il à Chazolles, on salue l'astre à son aurore. Ces gens-là lèveront la jambe comme des roquets sur mon soleil, quand il se couchera. --Ne vends pas la peau de l'ours, observa le châtelain du Val-Dieu. --Pas de danger. Ramet est perdu, et ce qu'il y a de singulier, c'est qu'il n'a pas su se faire un ami dans son passage aux affaires et pourtant il a tenu la corde longtemps. --Sept mois et six jours. --C'est un bail, mon bon. Nous n'aurons pas la vie si dure. --Nous? --Sans doute. Je te fais ministre. --Merci! --Tu acceptes? --Je refuse! --Voyons! un ami! Tu veux donc me mettre dans l'embarras? Rien n'est si difficile à constituer qu'un cabinet! J'ai compté sur toi. Il faut te dévouer. Qu'est-ce que tu prends? --Il le faut? --Certes! --L'agriculture. Je ne connais que ça. Mais c'est bien pour t'obliger. --L'agriculture? Peux pas. Je l'ai promise. --A qui? --A chose, tu sais bien, qui a une grande barbe blonde. --Lasserre? --Oui. --Un avocat! --Qu'est-ce que ça fait? Il s'y mettra. Le code embrasse tout. --Pas les comices agricoles. --Un détail. --Ni les haras? --Il y a des gens spéciaux. Et puis les bureaux sont là. Si tu crois que je vais me mêler de réformer les abus. Pas si bête. Est-ce qu'on aurait le temps? Veux-tu les travaux publics? --Je suis incapable de bâtir un pont sur un ruisseau de deux mètres. --L'instruction publique? Personne n'en veut, depuis que les potaches se révoltent. --Décidément non. --Oh! Maurice, c'est mal ce que tu fais là. --Il fallait me prévenir. On ne propose pas des choses pareilles à un frère, à brûle-pourpoint, brusquement. --Tu feras plaisir à ton beau-père. --C'est une raison. Ce doux monsieur Châtenay! --Tu le nommeras officier d'Académie. --Ce n'est pas assez. --Tu le feras décorer. Et qui sait, grâce à ta position, il sera peut-être de l'Institut. --Il le mérite, malgré son oppidum auquel je ne crois que médiocrement. --Alors, tu acceptes? --Ne me tente pas. --Et puis, fit en confidence Duvernet, ce sera une diversion aux ennuis de ta femme. Chazolles baissa la tête sur son assiette. --Elle sera fière de te voir arrivé, et son orgueil, au moins, sera satisfait. Autant de sauvé! --Tu m'en diras tant. --Alors, c'est convenu? --Si tu crois... --Je l'exige. Le portefeuille ne t'importe guère. --Oh! non. Cependant je ne voudrais pas être ridicule. --Simplicité! Est-ce qu'un ministre l'est jamais! --Va donc! --Tu es mon meilleur ami. Tu me débarrasseras de ce qui me restera. --C'est-à-dire que j'aurai ce dont personne ne veut. Je suis un pis-aller. --Oui, et je compte même à ce point sur ton amitié que s'il y en a deux, tu te chargeras de l'intérim. --Alors tu crois donc sérieusement qu'on finira par ne plus trouver de ministres? --Dame! avec la consommation qui s'en fait! A chaque instant des gens affairés venaient glisser à la dérobée à Duvernet quelques mots très bas en le saluant avec un empressement exagéré. Chazolles entendait confusément des bouts de phrases qui se ressemblaient: --Soyez sûr de mon vote, mais... --Comptez sur ma parole. --Une recette particulière pour mon neveu... --La préfecture de mon département... --Dévouement absolu! --Une majorité superbe. Tout mon groupe... comme un seul homme, seulement... --Sous-secrétaire. C'est compris. Et il s'échangeait des poignées de main aussi perfides que le baiser de l'Iscariote à Jésus le Nazaréen. --Tous les mêmes, les hommes, mon cher, dit Chazolles, et dans tous les temps! --Nous les bonifierons, riposta Duvernet. --Par notre exemple? --Pourquoi pas? J'ignore si je ferai du bien, je suis certain de ne pas faire de mal. C'est le principal. Mon cher, les grands généraux dormaient avant la bataille, à ce qu'on assure. J'en ai toujours douté. Je ne dormirai pas, moi; je ne suis pas de cette trempe-là. J'ai la fièvre dans les doigts; je ne peux pas tenir en place. J'ai besoin de mouvement, de bruit, de musique, de grand air. Allons nous promener. Tous ces conjurés qui clignent de l'œil avec des mines futées, qui s'abordent avec des signaux de reconnaissance, qui se trompent avec une cordialité réciproque, me prennent sur les nerfs. Allons-nous-en. --Tu as ta voiture? --Deux heures. Elle doit être là. --Où allons-nous? --Où tu voudras. Aux courses? --Volontiers. La victoria de Duvernet, attelée d'un cheval bai, très bon, stationnait en effet à la porte du café. Les deux amis y montèrent et, sur un ordre du maître, elle fila rapidement vers le Bois, par les quais ensoleillés, sur le macadam uni comme une allée de parc. L'air était doux et limpide. C'était une de ces belles journées de mai où l'on ressent un besoin d'expansion, comme la nature qui se féconde et se dilate pour laisser échapper de son sein des fleurs, des feuillages et des moissons de toutes sortes. --Ainsi tu crois au succès? dit Chazolles. --J'en suis sûr. Je n'ai pas d'illusions. Je suis froid, patient, et je regarde autour de moi pour savoir d'où vient le vent. Il souffle pour nous. Profitons-en. C'est notre tour. Celui des autres viendra. Il se fit un silence. Vers le Trocadéro, Chazolles dit machinalement: --Est-ce un vice, l'ambition? --Je ne sais pas. Cela dépend des moyens qu'on emploie pour la satisfaire. Moi, je trouvais Ramet insupportable, prétentieux, cassant. Il avait à mes yeux tous les défauts, puisqu'il me déplaisait. Je l'ai attaqué par la base, à petits coups, comme un bûcheron qui abat un arbre. Il cède et tombe. Tant pis pour lui. D'ailleurs, c'est le sort commun. Je voulais sa place. C'est peut-être un vice, mais qui n'a le sien? Ainsi toi, tu en as un. --Ah! --Immense. --Lequel? --Tu me permets d'être franc? --Je t'en prie. --Tu es marié... --Serait-ce un crime? --Laisse-moi finir... Et tu trompes odieusement ta femme. --Qui te l'a dit? --Qui? Personne. Je l'ai bien vu. D'autres aussi. Et c'est justement parce que je ne suis pas seul à deviner ton secret que je t'emmène avec moi, en ce moment, et que nous allons tous deux en tête-à-tête du côté de la cascade et de Suresnes, quand tu préférerais peut-être courir ailleurs, seul, on ne sait où. La voiture roulait maintenant dans la rue de la Faisanderie, à peu près déserte et arrivait à la porte Dauphine. Les feuilles d'un vert tendre poussaient aux taillis du Bois où la victoria allait entrer; les lilas étaient en pleine floraison aux bosquets des villas et des hôtels qui bordent l'avenue. Chazolles était fort attentif au spectacle frais et printanier qui se déroulait devant lui, si attentif qu'il ne répondit pas aux propos de son ami. Duvernet fit un geste de résignation. Son ami, si expansif sur toutes sortes de sujets, si ouvert, si franc, cadenassait son cœur et y enfermait son secret. --J'aborde un sujet délicat, reprit l'Excellence du lendemain. Tu me connais assez pour savoir que ce n'est pas pour mon plaisir, mais bien pour te servir. Je ne te blâme pas, je te plains. Tu n'as pas commis un crime mais une sottise. Et malgré ton esprit, elle ne m'a pas étonné. Elle était fatale. --Je ne te comprends pas. --Voyons, ne prolonge pas ton obstination. Tu ressembles en ce moment à l'autruche qui cache sa tête sous son aile et se croit à l'abri du danger parce qu'elle ne le voit pas. Ton secret est celui de Polichinelle. S'il ne l'est pas encore, il le sera demain. Tu t'es amouraché d'une petite qui en vaut la peine, je le confesse. Elle est ravissante, tout à fait. C'est un Chaplin de la bonne manière, très réussi. Je l'ai vue. --Où donc? --Au Val-Dieu, d'abord, où tu t'endormais dans une sécurité facile et trompeuse. Avant son arrivée, il n'y avait pas d'ennemis. Tu l'as vue et tu as été vaincu. Je te le répète, c'était fatal. Comment as-tu été élevé? Par un père très distingué, mais trop raide. Au sortir du collège où nous cultivions ensemble les racines grecques, après quelques escapades insignifiantes les jours de sortie, une ou deux aventures de soubrettes à la campagne, et encore je les suppose, tu te maries dans la fougue printanière d'un cœur qu'aucun amour sérieux n'avait effleuré, dans la primeur ingénue d'un être qui s'épanouit et que les premières brises du mois d'avril ont à peine agité. La curiosité d'un esprit comme le tien fut peu satisfaite par la monotonie de ton histoire. On veut connaître, on cherche, on rêve des plaisirs étranges, des voluptés qui n'existent pas; l'imagination travaille et, un beau jour, on tombe sur une de ces créatures attrayantes qui sont venues enchanter notre sommeil; on se figure qu'elles réalisent un idéal sublime et recèlent en leurs flancs toutes les laves de la passion, comme le Vésuve qui vomit des torrents de feu. On s'enflamme pour elles, sauf à reconnaître, l'expérience faite, qu'elles n'ont pas les supériorités dont on les ornait, et le tour est joué. Mais dans l'intervalle, on a foulé aux pieds des cœurs tendres, dédaigné des mérites qu'on apprécie trop tard à leur valeur et empoisonné une vie dont les voisins étaient jaloux et à laquelle rien ne manquait, pas même cet idéal de voluptés qu'on allait chercher bien loin quand on l'avait chez soi. Conclusion: Ce sont des études qui coûtent plus cher qu'elles ne valent et qu'il faut entreprendre avant le mariage, et non après, mon pauvre Maurice, comme toi. Je ne te rabaisse pas, je ne me glorifie pas, car en ceci, c'est le hasard qui a tout dirigé, nous ballottant à son gré et nous menant par des chemins que nous n'avons pas choisis, vers un but qui nous échappe et qu'on ne voit qu'au moment où on le touche. --Ainsi, dit Chazolles assombri, tu crois qu'on sait tout? --On? Qui ça? --Mon beau-père. --M. Châtenay, ton beau-père et le mien, car, si je suis ministre, je brûle mes vaisseaux, je demande la main de ta divine belle-sœur, et j'espère qu'elle ne me refusera pas, malgré mon excès de lustres--au pluriel--M. Châtenay, cet excellent M. Châtenay est trop enfoncé dans ses bibelots pour penser à autre chose. D'ailleurs, on lui déguiserait la vérité, s'il avait des craintes, et comme il t'adore, il accepterait toutes les explications qui tendraient à démontrer ton innocence. Tu as une veine! Hier soir, il me disait encore: Je suis inquiet.--Pourquoi?--Au sujet de mon gendre.--J'ai tremblé une seconde, mais il a pris soin de me rassurer.--Il travaille trop, a-t-il ajouté.--J'ai failli lui rire au nez, mais mon amitié pour toi m'a évité cet accès intempestif.--Il est de toutes les commissions, en effet, ai-je dit. On abuse de sa complaisance et de sa facilité de travail.--J'ai même expliqué qu'à mon sentiment, tu te surmenais.--Alors M. Châtenay m'a parlé d'autre chose; il s'est lancé dans une longue dissertation sur les fondeurs de bronze du dix-huitième siècle. Elle durerait encore, si je n'avais pris la fuite à la faveur de l'entrée du baron Servière--un autre maniaque--qui possède une superbe collection de boutons de pourpoints, hauts-de-chausses, habits, guêtres et culottes, tant civils que militaires, depuis les âges les plus reculés jusqu'à nos jours, la plus riche qui existe en Europe et probablement dans l'univers. C'était une bonne fortune pour M. Châtenay, et j'en ai profité pour me dérober aux divagations de ces deux savants. --Denise? --Denise est trop jeune et trop inexpérimentée pour deviner les détails d'une liaison dont elle ne comprend ni la gravité ni les conséquences. Elle peut avoir des soupçons,--elle en a,--saisir un indice et se douter d'une intrigue, mais sans en approfondir les mystères et surtout sans se rendre compte du mal qu'elle cause. --Hélène? murmura Chazolles. --Oui, Hélène. Et cependant elle ne dit rien. Elle ne laisse échapper ni un geste ni un mot qui puissent révéler les blessures d'un cœur qui t'est trop dévoué pour ne pas souffrir horriblement du mal que tu lui fais. Cette souffrance est d'autant plus vive qu'elle n'admet pas de confidents et ne s'épanche nulle part. Au contraire, elle te défend. C'est elle qui répond à M. Châtenay, quand parfois il s'étonne de tes absences, et toujours elle invente de bonnes raisons pour t'innocenter. Mais justement parce qu'elle ne peut se résoudre à t'accuser, parce qu'elle garde son mal pour elle, il en est plus cruel, et je suis sûr que la nuit, quand elle est seule, son oreiller reçoit de terribles aveux et entend des plaintes amères. Ah! comme elle t'aime! Comme elle jette des regards d'angoisse sur la porte, quand, le dîner servi, tu tardes à rentrer; comme ses yeux s'emplissent de larmes refoulées quand tu sors du salon, le cigare aux lèvres, souriant, léger, comme quelqu'un qui a la conscience libre, après avoir distraitement donné le baiser du soir à tes deux petites filles qu'elle pousse dans tes bras, avec l'espoir qu'elles te ramèneront du côté de la mère qui t'a donné ces anges du ciel! Comme tout son être s'élance vers toi, malgré la trahison et l'abandon dans lequel tu la délaisses! Et c'est cette femme que tu négliges! Mais rien qu'à la voir, à la comprendre, à l'estimer, elle m'a rendu amoureux de sa sœur. Je me suis dit: Quand Denise n'aurait que la centième partie des vertus de son aînée, ce serait assez pour combler de toutes les félicités l'homme qui aura le bon esprit de s'attacher à elle en l'attachant à lui. Je la rendrai heureuse, moi, Denise. Je ne ferai pas comme toi et je n'y ai pas de mérite. J'aurai vidé la coupe jusqu'à la lie avant le mariage, ce qui me dispensera d'y tremper mes lèvres après. Denise n'épousera pas--si elle accepte ma main--un mari de la première fraîcheur, un jouvenceau aux joues veloutées d'un duvet tentateur, un cœur jeune et plein d'idées poétiques, bleues et roses, mais du moins elle n'aura pas à craindre les explosions de désirs inassouvis et de passions tardives. Je lui serai fidèle, malgré les séductions de ce Paris qui ne me tente plus, parce que j'en connais trop les dessous, malgré les ministères et les flatteries du pouvoir, et après m'être rassasié de tout, de femmes, de libertés, de puissance; après avoir apaisé mes appétits, je finirai par où tu as commencé et par où tu finiras toi-même, en m'ensevelissant avec mon adorée dans un lieu solitaire, là-bas, à Grandval, où je cacherai ma tranquille félicité aux jaloux qui seraient tentés de la troubler, en haine d'un ménage meilleur que les autres. Est-ce que je n'ai pas raison et penses-tu que j'exagère? Chazolles se mordit les lèvres et ne répondit pas. --Voilà pour le premier point, reprit Duvernet. Je suis méthodique comme un dominicain en chaire. Tu trompes la meilleure des épouses et la meilleure des mères. J'ajoute la plus attrayante des femmes, car elle est extrêmement jolie, ta femme! C'est la splendeur du beau. Pour ceux-là même qui aiment les chlorotiques, tu as pris soin de la rendre plus pâle à force d'insomnies. Rien ne lui manque. Et maintenant, pour qui la trompes-tu? C'est mon second point. Chazolles fit un geste d'impatience. --Tu m'entendras jusqu'au bout. Mon cher, je n'ai pas fait ce pas pour reculer. Je poursuis. --Va donc! --Cette petite Angèle Méraud est connue dans le monde où l'on ne s'ennuie pas. Tu as vu à la Renaissance, l'autre soir, le baron Germain, ce replâtré, le duc de Charnay, ce mignon sans dague ni rapière, qui lui souriaient comme de vieux amis. Ce qu'il y a entre eux, je ne le sais pas, ni ne veux le savoir. Mais crois-tu, de bonne foi, que cette Parisienne qui s'est livrée à toi sans résistance, se soit mieux défendue contre les autres? --Valéry! --Je ne lui en veux pas. Je ne suis point de ceux qui lapident les femmes tombées. J'ai pour elles des miséricordes infinies et leur pardonne des faiblesses dont nous profitons, mais enfin quand on achète un plaisir au prix de son repos, au prix du bonheur de ceux qu'on aimait, qu'on aime encore--car tu as trop de cœur pour les oublier--et dont on a charge, il est bon de se renseigner et de savoir si ce plaisir vaut les sacrifices qu'il coûte, les peines qu'il nous impose à nous et à d'autres et les biens qu'il nous fait perdre. Je ne veux pas examiner de plus près tes affaires et je tiens à ne pas m'initier à des aventures dont tu ne m'as point fait le confident, mais je suis ton ami et tu m'estimes trop pour en douter. Réfléchis. Examine par tes yeux. Observe et agis selon ton inspiration. Moi j'ai flairé un précipice et je t'ai crié: Gare! Il y a une vipère sous les fleurs. N'y touche pas ou tu te piqueras les doigts. La victoria descendait la pente qui arrive à Longchamp. Elle longea le moulin à vent et les villas pseudo-gothiques qui sont de l'autre côté de l'allée, à l'extrémité du champ de courses; puis elle roula pendant un instant entre deux pelouses et s'arrêta à la porte du pesage. Les deux amis descendirent et entrèrent. XXVI Il régnait une animation extrême dans l'enceinte réservée. Les bookmakers criaient les cotes. Les parieurs se pressaient aux estrades, prenant les chevaux qui leur paraissaient avoir des chances. Les femmes à la mode affichaient les toilettes les plus extravagantes tandis que les piqueurs promenaient en main les chevaux qui allaient courir ou qui venaient de quitter la piste. Bientôt, pendant que les deux amis se promenaient dans la foule en se tenant le bras, un landau sans escorte pénétra dans le pesage et s'arrêta à la porte de la tribune présidentielle. Un vieux monsieur, enveloppé dans un pardessus gris, à la figure impassible, blanche et ridée, en descendit appuyé sur un homme plus jeune que lui, solide encore, à la moustache poivre et sel, et de tournure militaire. Chazolles et son ami s'étaient trouvés pris dans la foule des curieux qui se groupaient autour du landau. Le regard terne et morne du vieux monsieur tomba sur le député du Havre auquel il adressa un pâle sourire presque imperceptible. Et d'un geste amical il lui fit signe d'approcher. Duvernet quitta le bras de Maurice et obéissant à cette invitation, disparut avec le vieux monsieur dans l'escalier de la tribune d'honneur, pendant que le landau allait se ranger au fond du pesage. Chazolles resta seul. Il errait au milieu des groupes, ennuyé, mécontent. Les paroles de Duvernet lui sonnaient aux oreilles comme une crécelle importune. Qu'est-ce qu'on avait donc à se mêler de ses affaires? Après tout, elles ne concernaient que lui et ses tracas d'intérieur n'intéressaient pas les autres. Sa femme, son Hélène, passe. Elle avait le droit de lui adresser des reproches, mais elle se taisait et franchement Duvernet abusait des licences de l'amitié pour s'occuper d'une intrigue sur laquelle il aurait bien pu fermer les yeux. Il est vrai qu'il allait être de la famille s'il épousait Denise. C'était sa première confidence sur ses projets. Chazolles en ressentait comme une attaque subite de ce mal qui lui était inconnu auparavant: l'envie. Ah! certes, ce politique avait été plus fin que lui. Il avait épuisé les plaisirs, les jouissances de la jeunesse; mené une joyeuse existence qui ne lui laissait rien à apprendre désormais. Il devait avoir dans ses secrétaires des cases pleines de portraits de femmes, de billets parfumés, de lettres d'amour. Il ne s'était rien refusé et maintenant il s'offrait, lorsque lui, Chazolles, était obligé de demander de nouvelles joies à une liaison illégitime, des plaisirs délicats dans un mariage qu'il pourrait publier à grand renfort de trompettes, sur lequel on le féliciterait de toutes parts et qui jetait dans ses bras une jeune fille belle, riche, pure et ornée de tout ce qui donne le charme, excite l'enivrement et flatte l'orgueil, l'esprit et les sens d'un homme. Ce Duvernet avait toutes les chances! Chazolles s'en allait à la dérive, parmi les bookmakers, les chevaux, les femmes et les jockeys, ne songeant ni aux uns ni aux autres, ne saisissant aucun détail de ce panorama mouvant et bigarré qui se déroulait sur l'hippodrome, dans les tribunes et le long de la piste. Des clameurs se firent entendre, à étourdir comme à Athènes, les corneilles du stade: Bariolet! Dublin! Bariolet! Camériste! avec un redoublement de fracas et, tout à coup, elles s'éteignirent. La course était finie. Bariolet l'avait emporté d'une tête sur Camériste. Mais le châtelain du Val-Dieu ne s'en occupait pas. En un clin d'œil les tribunes se vidèrent comme par enchantement et la foule se précipita au pesage. Chazolles se trouvait au tournant et s'appuyait à l'angle du mur, lorsqu'une jeune femme en toilette de velours bleu sombre, fraîche comme une pervenche éclose le matin, avec ses cheveux d'or, sa toque Henri II, crânement posée sur sa tête mignonne, rayonnante de gaieté et d'animation, déboucha auprès de lui, au bras d'un gentleman sanglé dans un veston étroit, une rose à la boutonnière et le stick à la main. Instinctivement Chazolles arrêta la jeune femme au passage en lui posant brusquement sa main sur le bras. Elle étouffa un cri. Et au même moment, la canne du jeune monsieur effleura le visage du député. D'un mouvement rapide comme un éclair, Chazolles avait paré le coup et brisé le stick en morceaux. D'un coup de poing il envoya l'homme au veston à quinze pas, rouler sous les pieds de Bariolet, le cheval victorieux qui rentrait lentement au pesage et se cabra. La femme était Angèle. L'homme était le duc de Charnay. La scène avait été si rapide que les voisins même de ce groupe querelleur n'avaient vu que la chute du duc, sans en deviner la cause. Chazolles était resté immobile à sa place. --Monsieur, dit le duc en se relevant, furieux, nous nous reverrons. Chazolles lui tendit sa carte sur laquelle il écrivit rapidement au crayon: Chez M. Duvernet, avenue Montaigne, 26. --Quand vous voudrez. --Mes témoins seront chez vous dans une heure, dit Charnay. Et il s'éloigna seul. Vainement, il chercha des yeux sa compagne, la cause évidente de cette algarade où il avait éprouvé la force du biceps de son rival. Elle avait disparu. Chazolles, resté seul sur le champ de bataille, semblait aussi calme que si rien de fâcheux ne lui était survenu, mais intérieurement, une violente tempête bouillonnait en lui. Il lui montait à la tête des rages d'écraser entre ses doigts le hautain personnage, le triomphant adversaire qui lui avait pris cette maîtresse à laquelle il vouait un mépris mortel. Quand elle l'avait regardé avec des yeux suppliants, il avait détourné la tête et ses lèvres s'étaient crispées de dégoût. Il ne la reverrait pas. Ainsi, Duvernet avait raison. Pour qui trompait-il sa femme, l'ange du foyer domestique qui lui avait donné de longues années de bonheur, quand tant d'autres n'ont pas été à l'abri des peines, des inquiétudes, des privations, des misères de toute espèce, même l'espace d'un jour, du lever au coucher du soleil? Et il n'était pas content de son lot! Que voulait-il donc? Pendant cinq minutes il se livra aux réflexions les plus sages; il redevint l'homme du Val-Dieu; il fit les projets les plus sensés. Il s'éloignerait; il quitterait Paris et recommencerait sa vie dans ces lieux où tout lui rappelait les enchantements du passé, les poésies de la nature, la tranquillité des bois et des champs. Il avait oublié le duc, les courses, les jockeys maigres qui passaient près de lui, leur selle sur le bras, allant aux balances ou en sortant, lorsqu'on lui frappa sur l'épaule. C'était Duvernet avec sa figure d'une impassibilité diplomatique. --Eh bien! fit machinalement Chazolles. --D'où sors-tu? On dirait que tu rêves! Je te cherchais. Tu n'as pas bougé? --Non. --On va courir le prix du Printemps. --Qu'est-ce que cela me fait? --Diable. Tu es bien détaché des choses de ce monde? --Allons-nous-en. Duvernet le considéra curieusement. --Tiens! dit-il, qu'as-tu donc? Ta figure est bouleversée. --J'ai un duel! Duvernet tressauta comme s'il avait marché sur la queue d'un aspic. --Un duel? Pourquoi? --Pour une querelle. --Toi, le plus doux des hommes? --Ça ne fait rien. --Avec qui? --Avec un jeune monsieur très bien... --Qui se nomme?... --Le duc de Charnay. Duvernet réfléchit et fit claquer sa langue avec impatience. --Histoire de femme, sans doute! Diantre! voilà une tuile qui tombe mal. A la veille d'une séance décisive à la Chambre! Au moment où tu allais être ministre. Tu déranges mes combinaisons. Un scandale! --Que veux-tu? C'est fait. Le vin est tiré... --Il faut le boire. C'est amer. Et on ne pourrait pas arranger l'affaire? --Non. --C'est donc grave? --Je ne sais pas. Cela dépend de la façon dont le duc comprend les choses. Il a levé sa canne pour me frapper et je l'ai envoyé d'un coup de poing rouler sur la ravine, dans l'allée. --Mais la raison de cette insulte? --Inutile de l'expliquer; les faits sont là. Ils suffisent. --Il va t'envoyer ses témoins. --Sans nul doute. --Chez ton beau-père! Tu n'y songes pas. Il faut éviter à tout prix ce tapage. --Je ne peux pourtant pas lui faire des excuses. Sois tranquille; comme tu es garçon, j'ai donné mon adresse chez toi, avenue Montaigne. Ses témoins y seront dans un instant. --Et les tiens? --Je compte sur toi. --Et mon discours demain? --On peut terminer le tout dès le matin. Ce n'est qu'un coup d'épée à donner ou à recevoir, sans bruit, dans un coin, en cinq minutes. --Spadassin, va! Duvernet se grattait le front avec embarras. Cette complication le chiffonnait. --Tu as raison; allons-nous-en, dit-il. Au moment de monter en voiture, il se ravisa: --Tu n'as pas un second ami, ici, pour hâter la solution et ne pas remettre aux calendes les témoins du duc? --Je n'ai vu personne. Et toi? --Si, Des Brosses. Il est dans la tribune du président. C'est un brave à tous crins. Enchanté de te rendre ce service. Et il sera discret. --Emmenons-le. Le commandant Des Brosses est un militaire mondain des plus corrects, très scrupuleux sur le point d'honneur. En deux mots, Chazolles lui expliqua l'algarade du pesage sans insister sur le motif. Très lié avec Duvernet, Des Brosses accepta sans peine la mission dont on le chargeait. On mènerait les choses rondement, une petite saignée à la Broussais est hygiénique de temps en temps. --Mais j'y pense. Vous êtes campagnard, dit-il à Chazolles. Aux champs on passe plutôt son temps à tuer des lapins qu'à faire des armes. Savez-vous tenir une épée? --A peu près. --C'est la seule arme digne d'un gentleman. Bâti comme vous êtes, vous devez avoir un poignet du diable. --Le duc en sait quelque chose, dit Valéry. Les deux amis enlevèrent le commandant, et la victoria du futur ministre fila d'un train d'enfer vers l'avenue Montaigne, où elle arriva juste une heure après la querelle. Au moment où elle passait sous la porte cochère, une autre victoria s'arrêtait au bord du trottoir. Le duc n'avait pas perdu de temps. Deux messieurs en descendirent et sonnèrent à l'entresol de Duvernet, qui les reçut dans son cabinet. Les deux messieurs étaient des amis de Charnay, fort gracieux d'aspect, souriants et d'une extrême politesse. --Je pense, dit le plus âgé, le marquis de Kergor, qui n'avait pas trente ans, que notre affaire se traitera aisément. M. Chazolles a gravement offensé notre ami, le duc de Charnay. C'est à nous qu'appartient le choix des armes. Nous croyons vous être agréables en prenant l'épée. --Accordé. --A moins qu'on ne veuille nous adresser des excuses. --Jamais. Quand fixez-vous la rencontre? --Le plus tôt sera le mieux, dit Kergor. --Comme cela se trouve, pensa Duvernet. Et tout haut: --Nous sommes dans la belle saison; le temps est superbe. --Nous pourrions prendre le train ce soir, proposa le marquis. --A quoi bon aller si loin! dit le commandant Des Brosses. Est-ce que le duel serait un crime sur notre bon territoire français? Nous ne sommes plus au temps où florissaient les édits du Cardinal. --Le bois est bien banal, objecta Kergor et on s'expose à être dérangé par la police. --Oh! dit Duvernet, elle n'est pas bien gênante! --Voulez-vous, reprit le marquis, accepter Auteuil? J'y possède une villa plantée dans un immense jardin. Je réponds du mystère. C'était un moyen. Duvernet le saisit avec enthousiasme. Il pensait à son discours. En deux minutes, on fut d'accord: Six heures du matin. La maison du marquis, à Auteuil, rue Boileau. Chacun y arriverait de son côté, et les adversaires se serviraient d'épées de combat, neuves, que les témoins du duc se chargeaient d'apporter. Le contrat fut signé galamment, sans bruit et sans aigreur. Lorsque le commandant Des Brosses et Duvernet firent part des conventions à Chazolles, il sourit avec indifférence. --Je compte sur ta sagesse, dit Valéry. Le duc passe pour une fine lame. Toi, je te connais. Sauve mon ministère. Une égratignure à jouer et rien de plus. L'honneur sera sauf et tu n'auras la mort de personne sur la conscience. Et quant à ce soir... --Où dînes-tu? --Chez ton beau-père. Je ne te quitte pas d'une semelle. Le secret est difficile à garder dans ce Paris; mais avec de l'adresse, on peut obtenir du silence et il nous en faut à tout prix. Il était cinq heures. Les deux amis et le commandant se serrèrent la main et se séparèrent. XXVII Gaspard Méraud venait de débarquer à Paris. Les Parisiens quand ils ont passé un an à leur caisse, à leurs comptoirs, dans l'air épais et lourd des boutiques ou la poussière de leurs bureaux ont besoin d'aller se retremper au bord de la mer, de se refaire à l'aide d'eaux ferrugineuses, de puiser une nouvelle force en gravissant des montagnes en Suisse ou en Savoie, ou de respirer les vapeurs iodées des plages bretonnes. L'ancien courtier, lui, éprouvait le besoin de se retremper dans la bonne odeur des amoncellements de poissons et de nourritures. Les bruits de la criée, le tapage des camions amenant la marée, le roulement des guimbardes de maraîchers encombrées de légumes, le grondement du Paris lointain qui s'éveille à peine, quand les gens des Halles ont déjà fini leur besogne, toutes ces activités, ce tapage, ce tumulte lui manquaient. Il avait donc laissé là-bas, au Val-Dieu, dans sa villa, Herminie, ses lignes à pêcher, son fusil inoffensif et il était tombé à l'improviste chez sa cousine, madame Pivent. Le pauvre femme vivait comme à l'ordinaire, partageant son temps entre son banc des Halles et son appartement de la rue du Cygne où elle contemplait avec un attendrissement désolé la chambre blanche de sa petite Angèle qui devenait rare. Gaspard, à son débarquement, le jour même où Chazolles avait eu cette querelle imprévue, avait vainement demandé la nièce aux échos de l'appartement de la tante. Brigitte, la bonne à tout faire, tricotait seule pendant que sa maîtresse était occupée à détailler les mannes de soles, les saumons et les turbots à sa clientèle qui ne faisait que croître et embellir. Il s'était informé: --Et Angèle, où est-elle? --Je ne sais pas, monsieur. --Comment, tu ne sais pas? --Non, monsieur. --Elle ne vient donc pas tous les jours chez sa tante? --Oh! monsieur Méraud, il s'en faut; non, pas tous les jours, pas souvent même. --Mais c'est une ingrate, une pas grand'chose! Une femme si bonne pour elle... Où perche-t-elle? --Madame Pivent va vous le dire. Du côté de l'Élysée. --Bigre! Un quartier de la haute! Il lui est donc tombé des rentes, à cette petite? --Je vas vous dire, monsieur Méraud. Elle a quelqu'un! Avoir quelqu'un! Ce mot-là était gros de révélations. Il aurait fait bondir un honnête père de famille breton ou cauchois. Mais Méraud était d'une autre pâte. Il avait bu la corruption ambiante avec ses premiers canons sur l'étain du mastroquet. Il ne s'étonna donc pas. --Ça ne fait rien, dit-il. C'est mal de négliger des parents qui nous aiment. Je lui dirai son fait à l'enfant. Il sortit et alla flâner du côté de la rue Montorgueil pour causer aux amis, Dubourdeau, le marchand de salaisons, qui étalait ses charcuteries de tous les pays, ses jambons de Bayonne et de Francfort, ses saucissons de Bologne, et aussi ses morues et ses caques de harengs saurs et d'anchois, dans un immense magasin, ouvert sur la rue, à cause des odeurs, en face des _Fabriques de France_; Cadinet, l'épicier de la rue Mondétour, avec lequel il avait fait de si bonnes parties autrefois, un joyeux compagnon, qui avait toujours le mot pour rire; Courapied, le roi des marchands de beurre et de fromages, un autre compère à qui tout réussit et qui était en train de se faire construire un immeuble superbe au coin de la rue Pierre Lescot, à la place de masures branlantes, qu'il avait jetées bas, après les avoir eues pour un morceau de pain. Un riche marché. Mais c'était un animal qui avait de la veine comme pas un. Les trois copains, débauchés par l'arrivée de ce vieil ami, allèrent lamper des bocks à la brasserie des frères Lebigre et arranger une partie fine pour le lendemain. Puis, avec des libations copieuses, Gaspard retourna chez la cousine qui devait être rentrée depuis longtemps et avec qui il avait promis de dîner. Ce fut Angèle qui lui ouvrit la porte... Elle tomba dans ses bras et tout fut oublié pour un instant de câlineries de cette fée de la grâce et de l'amour. --Tu es encore embellie, ma mignonne, lui dit-il, après l'avoir regardée à loisir et fait danser sur ses genoux comme lorsqu'elle était petite. Et une toilette! Etourdissante! Du velours! Tu restes avec nous, au moins, ce soir! Elle pensa que le baron Germain l'attendrait au Café Anglais; elle était indécise et aurait bien voulu ne pas manquer à sa parole. Elle était de celles qui ne craignent pas de duper dix amants et ont horreur d'en faire attendre--elles disent faire poser--un nouveau dix minutes. Bonnes natures! --Je suis invitée, dit-elle. Quel contretemps! --Par ton... ami? fit Méraud. Elle ne rougit pas. --Non, par un ami, rectifia-t-elle effrontément. --Et tu vas nous planter là? --Oh! ma foi! tant pis, s'écria-t-elle. Je reste. --C'est gentil ça, dit Méraud. --Je cours envoyer une dépêche pour qu'on ne m'attende pas, et dans une minute je suis là. Elle remit sa toque sur sa tête, et descendit l'escalier quatre à quatre, avec une légèreté d'oiseau. Elle s'était enfuie des courses au moment de la querelle du duc et de Chazolles et s'était jetée dans un fiacre en disant au cocher: --A Paris. D'abord elle voulait rentrer chez elle. Mais elle eut peur de son amant. Il lui avait lancé des regards si farouches qu'elle en tremblait malgré son intrépidité difficile à ébranler. A la rue de Londres, le duc serait venu la relancer. Alors elle songea au baron Germain qui allait être enchanté de la recevoir et de la dérober, pendant le premier moment, à la colère de cet hercule normand qui d'un revers de main envoyait les gens sur le dos à quinze pas dans la poussière. Mais le baron ne rentrait guère que vers les trois heures du matin et lui avait donné rendez-vous au Café Anglais. D'autre part ce serait répandre dans la maison le bruit de son incartade avec le locataire de l'entresol. Elle était donc venue se réfugier tout droit rue du Cygne, dans le giron de sa tante. C'était encore le parti le plus sage. Au bureau du télégraphe, elle prit une carte fermée et écrivit ce qui suit: «Mon cher baron, «Il me tombe un cousin de Normandie sur les bras. Impossible de souper ce soir. C'est partie remise. Choses promises sont dues et je suis une honnête femme... comme vous les voulez. »Soyez tranquille, je vous indemniserai. »Un baiser. »ANGÈLE.» Puis elle rentra toute joyeuse à la rue du Cygne, dîna gaiement entre son cousin Méraud et sa tante, et dormit comme un loir dans ses rideaux blancs, où madame Pivent vint jeter plus d'une fois son regard de mère attendrie. Chazolles avait quitté le cabinet de son ami Duvernet après le départ des témoins, dans un état de surexcitation indicible, mais il avait assez d'empire sur lui-même pour n'en laisser rien paraître sur ses traits. Ce n'était pas la perspective du duel qui le troublait; il aurait voulu en avoir une demi-douzaine et qu'ils eussent lieu sans plus tarder pour lui détendre l'esprit et le corps. Il était dans une de ces crises où on a besoin de casser quelqu'un ou quelque chose. Il pensait à Angèle et par un effet bizarre, mais fatal, de sa tromperie, il éprouvait pour elle un sentiment plus violent, sinon plus tendre, une sorte de rage haineuse, mêlée de désirs de possession, une volonté de se prouver à lui-même qu'elle était encore sa chose, son bien, et que les autres n'y toucheraient plus. Il fit quelques pas dans l'avenue des Champs-Élysées et se dirigea du côté du Cours-la-Reine, puis brusquement, il remonta, comme poussé par une tentation irrésistible vers la rue du Colisée. Lorsqu'il entra dans la loge de la concierge, une grosse dame, attifée comme une harengère dans l'exercice de ses fonctions, en sortait, un panier au bras. --Je reviendrai, ma bonne madame Adrien, disait-elle, je reviendrai. Je n'y peux plus tenir, il faut que je la voie. Je reviendrai. --Quelle est cette personne? demanda Chazolles. --C'est madame Pivent, la tante. --Elle reviendra, pourquoi? --Pour voir sa nièce. --Elle ne la voit donc pas chez elle? --Sans doute. Chazolles s'assit familièrement. Cette circonstance lui permettait d'entrer en matière, sans chercher une explication qui lui venait d'elle-même. --Alors, madame Adrien, quand cette petite s'absente et qu'elle vous dit qu'elle va chez cette dame, elle ment. --La visite de la tante l'indiquerait. La fierté de Chazolles se révoltait aux questions qui lui venaient aux lèvres. Ce rôle d'espion lui répugnait. --Alors, où va-t-elle donc? balbutia-t-il. --Une femme ne se trahit pas aisément. Paris est grand et mademoiselle Méraud est trop fine pour donner des rendez-vous ici, si elle donne des rendez-vous, ce que j'ignore. --Elle n'est pas rentrée? --Non, monsieur. Du moins je ne l'ai pas aperçue et j'ai des yeux! mais voilà la femme de chambre. En effet la Flamande entrait dans la loge. --Votre maîtresse n'est pas chez vous, Michelle? demanda la concierge. --Non, Matame est sordie fers teux heures et n'est pas refenue, baragouina la bonne. --Elle ne vous a rien dit? --Rien. --Elle ne doit pas rentrer pour dîner? --Matame ne rendrera pas. Elle tine chez sa dande. --C'est bien, dit la concierge en échangeant avec le maître un regard d'intelligence. Vous sortez, Michelle? --Che fais chercher mon tîner. --Vous voyez, reprit madame Adrien, quand la femme de chambre fut dans la rue, ni elle, ni moi, ni personne, nous ne saurons rien. Oh! les femmes! --Vous êtes sûre de cette Michelle? --Parfaitement sûre; mais il y a quelqu'un en qui j'ai plus de confiance encore! --Qui donc? --Moi. Eh bien! monsieur, je ne sais pas si je me trompe, mais j'ai l'instinct que cette petite Méraud vous causera des peines, à vous qui êtes si bon, si généreux. La concierge mit un grain de passion dans le ton avec lequel elle prononça cette phrase. Certainement, son propriétaire lui inspirait un sentiment plus vif que la reconnaissance. Chazolles n'y prit pas garde tant il était absorbé par la pensée de cette perfide Angèle qu'il avait sous les yeux, rayonnante dans sa toilette des courses. Enfin, vous ne savez rien, madame Adrien? dit-il. --Rien du tout. Elle se méfie. Elle comprend avec raison, j'en conviens, que je lui suis hostile, sous les formes de la plus grande politesse d'ailleurs; et dans sa légèreté--car elle doit être bien légère, monsieur Maurice!--elle a cette habileté, cette astuce des femmes qui trompent leur amant ou leur mari et ne veulent pas qu'on s'en doute. Elle se tait. Quand elle sort, elle se borne à me saluer d'un: Bonjour, madame Adrien, vous allez bien? Et sans attendre la réponse, elle se sauve en me criant: Vous savez, je m'ennuie! La plupart du temps elle se sert d'une autre défaite: --Je vais chez ma tante.--Sa tante? C'est son paravent, son parapluie, son paratonnerre! Vous concevez bien que je n'en suis pas la dupe, de la tante, la meilleure des femmes, à qui sa nièce cause bien des désagréments, par parenthèse. Chazolles tira sa montre. Elle marquait six heures et demie. Il quitta la concierge au moment où elle lui disait en manière de conclusion: --Ah! si j'étais comme vous, monsieur; si je pouvais quitter ma loge et m'informer. Je saurais bien vite tout ce que j'ignore! Il ne répliqua rien, salua madame Adrien avec un sourire triste et s'en alla. --Ah! pensa-t-il quand il fut dans la rue, c'est dégradant à la fin. Questionner des bonnes, des portières; espionner une femme! Faut-il en être tombé là! Il regagna l'hôtel Châtenay par l'avenue Montaigne. Lorsqu'il arriva au quai, les fenêtres de la maison resplendissaient et du salon ouvert des bruits de musique s'échappaient comme des envolées de cloches d'un campanile de village, un matin de grande fête. XXVIII C'étaient Denise et sa nièce Thérèse qui jouaient à quatre mains l'ouverture de _Giralda_. Les deux têtes se penchaient l'une vers l'autre, la nièce interrogeant des yeux la tante, lorsqu'une difficulté la mettait dans l'embarras. Accoudé sur le piano, Duvernet contemplait le tableau de genre de cet intérieur paisible. Lorsque Chazolles entra, d'un geste qui contenait tout un enseignement, son ami lui indiqua la différence de la vie qu'il se créait au dehors avec l'existence enchantée que le privilège de sa fortune et une divinité propice lui avaient octroyée. Par la porte de la salle à manger, on apercevait Hélène, sa petite Marthe la suivant attachée à ses jupes comme le faon derrière la biche, qui veillait aux préparatifs du couvert. Jamais elle n'abandonnait entièrement ce soin aux domestiques. C'était elle qui donnait le dernier coup d'œil, celui de la maîtresse de maison, attentive, qui veut que tout soit à sa place et surveille les détails, les corbeilles de fleurs, l'argenterie, le menu. Lorsque la dernière mesure de l'ouverture résonna sur le piano, Denise leva les yeux sur son unique auditeur. --Est-il vrai que vous renversez demain le ministère Ramet? demanda-t-elle. --Les uns disent: Qui sait? Et les autres: Peut-être. --Mais vous? --Moi je dis: Je l'espère. --Alors vous voilà forcé de prendre femme. --Pour quelle cause? --Vous allez être ministre, président du conseil. Duvernet secoua la tête. --Rien de moins certain. --Vous parliez cependant tout à l'heure encore de ces événements probables avec une grande animation. --Où donc? --Dans la tribune du président, aux courses. --Vous m'avez vu? --Non, une de nos amies me l'a rapporté. C'est le bruit du jour. --Soit. Mais ce mariage et sa nécessité? --Vous ne pourriez pas recevoir les dames, si vous êtes président du conseil, quand vous donnerez des fêtes, des soirées. Un célibataire! --En effet. --Ce serait une lacune. Pensez donc! Pas de bals, pas de toilettes. Rien que des habits noirs! Ce serait d'un lugubre! --J'y songerai. Mais c'est si difficile... --Quoi? --De rencontrer une femme accomplie. --Il y a longtemps que vous la cherchez? --Dix ans. --Et vous n'en avez jamais vu? --Si. Une. --Voulez-vous me la nommer? --Certes. Elle est là, près de nous. --Hélène? --Oui, Hélène. --Ah! mon cher, elle n'est plus libre et, vous avez raison, c'est un roman qui n'a pas de deuxième volume. --Vous vous trompez; j'en connais un. Denise rougit légèrement. Chazolles s'était approché et sa fille aînée, Thérèse, venait de s'asseoir sur ses genoux. Les boucles de ses cheveux caressaient les lèvres de son père. --Voyons, soyez franc, cher monsieur, dit Denise; aimerez-vous votre femme, au moins, vous! Elle montra d'un coup d'œil son beau-frère à Duvernet. --Si je l'aimerai! De toute mon âme, car il faut bien aimer une femme pour l'épouser, pour lier son existence et l'enchaîner pour toujours à la vie d'un autre, pour se dire: Je fixerai sur cet être fragile toute mes affections, tous mes désirs; nos deux âmes n'en formeront qu'une, et nous marcherons côte à côte, la main dans la main, n'ayant qu'une même foi, qu'un même honneur, une même fortune, jusqu'au bout, jusqu'à la fin, jusqu'à la tombe. --Voyons, mon ami, dit Denise, ne vous attendrissez pas. Gardez votre éloquence pour demain. --Et il faut ajouter, reprit Duvernet: cette enfant qu'on me livre, cette jeune fille pure et sans passé, c'est moi qui dois être son guide, son appui. Je serai le pilote de cette corvette qui n'a pas navigué et ne connaît rien de la mer ni de ses dangers! Pour se hasarder à prendre une si grave responsabilité, il faut avoir le pied marin et s'être livré à l'étude d'une certaine géographie spéciale qui ne s'apprend pas en un jour. --Mais vous avez vingt ans de navigation, vous, mon ami! objecta Denise très railleuse. --C'est vrai, et je m'en glorifie. Ce n'est pas de trop! Si j'avais eu l'honneur d'être un législateur comme Justinien ou le vénérable Lycurgue, j'aurais interdit expressément aux citoyens mâles de contracter mariage avant huit lustres révolus. --Et aux filles? --Oh! quand elles auraient voulu. Leur raison est plus précoce ou ne vient jamais. --Alors, il faut que je refuse le prétendu qui se présente? --Encore un? --Encore un. Cela vous surprend, cher monsieur? --Pas du tout. Ce qui m'étonnerait, c'est que M. Châtenay ne fût pas assailli de requêtes. Elles doivent pleuvoir ici comme la grêle. A-t-il huit lustres, ce prétendant? --Non! --Renvoyez-le sans autre examen. --C'est fait. Et pourtant jeune--les femmes sont moins exigeantes que vous sur le chapitre de l'âge!--très bien, élégant, trop élégant même et titré, cher monsieur, un duc. --De la vieille roche? --De la vieille roche. Et il doit avoir le pied marin! --Peste! Il se nomme? --Puisqu'il est éconduit, je n'ose vous dire... --Osez! --Ah! tant pis. Le duc de Charnay. Chazolles et Duvernet se touchèrent du coude. --Et qui a fait cette demande? --Un notaire; maître Blondeau. --Il ne vous a pas confié la situation de son client? --Il est duc, et maître Blondeau pense qu'un nom pareil vaut la dot de toutes les bourgeoises de la finance. --C'est un sot. Le titre vous flatte? --Trouvez une femme qu'une couronne sur ses mouchoirs de poche laisse indifférente. --Alors vous acceptez? --Mon père a refusé nettement. Je n'ai plus d'avis à donner. --C'est très beau, l'obéissance; mais, ma chère Denise, avec ce système invariable, vous découragerez les intrépides et vous coifferez... --Sainte Catherine, fit la jeune fille. Non, j'ai foi en mon étoile. --Et cette étoile vous a dit?... --Que j'épouserai un personnage! Un bruit de portes se fit au salon, et M. Châtenay opéra son entrée avec une certaine expression d'orgueil répandue sur sa bonne face de savant. Il tenait sur sa poitrine un in-quarto relié somptueusement, avec des fers gothiques et au centre les armes des ducs de Normandie. --Enfin le voilà, s'écria-t-il. Le voilà cet ouvrage auquel j'ai consacré dix ans de soins et de labeurs. Il déposa sur le piano dont la queue était recouverte de soieries japonaises le respectable volume, son œuvre tant caressée. C'était en effet un superbe livre imprimé avec luxe par les Didot et tiré sur papier de Chine avec des dessins des plus remarquables illustrateurs du temps. --C'est mon troisième enfant, fit-il gaiement. --Je crois bien, père, dit Hélène, que vous sacrifieriez les autres pour lui. Convenez-en! --Quelle idée! Je brûlerais la Bibliothèque nationale plutôt qu'un des cheveux de ta tête! --Toi, dit Chazolles à Duvernet, si tu deviens chef du cabinet et que tu ne fasses pas décorer M. Châtenay!... --Je ne peux pas. On m'accuserait de partialité, de népotisme, que sais-je! On crierait à l'iniquité, à l'injustice! Est-ce que je ne suis pas de la famille? --Puritain! --Mais je pourrai faire la cour au ministre de l'instruction publique. C'est lui qui endossera la responsabilité. D'ailleurs, est-ce que vous y tenez, monsieur Châtenay, à ce bout de ruban? --Eh! eh! je ne serais pas de mon pays, si je pensais autrement que les autres. Et c'est une question d'économie domestique. Avec un bout de ruban, un vieil habit semble toujours neuf. --Et l'oppidum? Est-ce qu'il est décrit là dedans? --Les travaux n'avancent guère et ce qu'on découvre me plonge dans une grande incertitude. Mais patience. Les monuments d'archéologie ne se font pas en un jour. Tout vient à point... --On sait le reste. Le domestique prononçait, en ouvrant la porte à deux battants, le sacramentel: --Madame est servie! Duvernet offrit son bras à Hélène, et la conduisit à sa place. --Est-ce que vous étiez aux courses? lui dit-elle. --En effet. --Une de mes amies, madame de Fresnes, qui en arrivait il y a une heure, me contait une fâcheuse histoire. --Bah! De quelle nature? --Une querelle entre deux messieurs du meilleur monde. --Elle vous les a nommés? --Un seulement que tout Paris connaît pour ses excentricités. Le duc de Charnay! --Le duc de Charnay? Un querelleur. Il a des discussions pour rien, avec tout le monde. C'est d'ailleurs, avec ses bijoux de mignon ridicule, sa seule manière d'attirer l'attention. Vous savez qu'il a demandé votre sœur en mariage? --Oui. Denise a trop de bon sens pour vouloir de cet écervelé. Il lui faudrait un homme sage, rangé, raisonnable... --Spirituel, bon, doux, ferme, amusant et pourtant grave; toutes les qualités, toutes les herbes de la Saint-Jean, n'est-ce pas, et aucun défaut! --Non, un homme simple et qui l'aimerait longtemps. --Toujours? --Oui, toujours, dit-elle en frissonnant; mais c'est impossible à rencontrer. --Ce serait un phénix. --Et ils n'existent pas. C'est ce que vous voulez dire. --C'est vrai. Vous me devinez. Hélène parlait avec lassitude. Après avoir montré tant de fermeté au début de son abandon, elle commençait à se désespérer. Elle se révoltait à la fin contre cette cruauté du sort qui la frappait comme les autres, quand elle avait tout fait pour mériter un amour sans bornes et alors qu'elle n'avait ni une minute d'oubli, ni un mouvement d'humeur, ni même une ride à se reprocher. L'amertume débordait de son cœur et tremblait au bord comme la liqueur d'un vase trop plein qui va se répandre. --Allez, dit doucement Duvernet, je vous entends, mais consolez-vous. L'hiver passé, le soleil reviendra et avec lui les fleurs d'un printemps qui se renouvelle pour tout le monde. Elle le regarda avec son angélique sourire. --Dieu le veuille! murmura-t-elle, si bas que Duvernet ne devina les mots qu'au frémissement des lèvres. Le soir, les visiteurs affluèrent à l'hôtel où l'on s'attendait à rencontrer le futur ministre. Ramet était abandonné par ses plus fidèles partisans. Ils se tournaient vers l'aurore nouvelle et pourtant ils n'étaient pas vertueux. Il s'en fallait. A onze heures du soir M. Châtenay, triomphant, avait fait admirer son ouvrage sur les antiquités normandes à plus de soixante thuriféraires, qui l'avaient déclaré simplement un monument de science, d'esprit et de goût. Duvernet avait passé une heure à pointer les votes présumés d'où il ressortait qu'il obtiendrait une majorité de plus de deux cents voix, certaine, écrasante. Denise l'aidait dans ce calcul. Au moment où ils se quittèrent, Duvernet lui baisa les doigts avec une passion qui fut un aveu. --C'est vous qui m'avez fait ambitieux, dit-il. Dans l'escalier, la jeune fille porta à son tour ses doigts à ses lèvres. O joies du premier amour! Hélène et ses enfants étaient remontées chez elles avant que le salon ne fût vide. Chazolles appela Jacques, son fidèle Jacques. --Tu m'éveilleras demain à cinq heures, lui dit-il. --Monsieur peut compter sur moi. --C'est pour une affaire grave. --Un duel, peut-être, dit le domestique qui comprit. --Silence et pas un mot à personne! Chazolles en montant chez lui, traversa la chambre de ses enfants. Elles dormaient étendues sur leur lit et leurs souffles se confondaient. Il les embrassa longuement. Hélène l'entendit qui s'approchait et ferma les yeux. Il se pencha sur elle et au moment où ses lèvres allaient se poser sur son front, elle tourna la tête doucement avec un long soupir, et le baiser se perdit dans ses cheveux. Puis il s'enferma et s'endormit à son tour, d'un sommeil lourd et peuplé de songes funèbres comme des oiseaux de nuit. XXIX Le duc de Charnay est un gentleman froid et flegmatique comme tout adepte du _pschutt_ doit être quand il a la plus simple notion de sa dignité. Le flegme, en toute circonstance, est infiniment pschutt. Il rentra à son hôtel, très nerveux, et après avoir confié à ses deux amis le soin de son honneur, il envoya chercher son professeur d'escrime, le célèbre maître d'armes, Georges Reboul, une des classiques épées de Paris. L'illustre bretteur arriva en même temps que les témoins du duc, retour de leur ambassade. Ils rapportaient la convention arrêtée. L'épée, le lendemain, sept heures du matin, dans le jardin de Kergor à Auteuil, un lieu commode pour ferrailler où personne ne dérangerait les combattants. Le jeune duc, en tête à tête avec son professeur, expliqua ses vues. Il avait reçu une injure grave. Un butor, député de province, l'avait irrespectueusement lancé d'une bourrade de brute, entre les pattes d'une haridelle, devant témoins, au pesage des courses. Il ne pourrait plus se montrer en public après un pareil outrage, s'il ne le lavait dans le sang de ce pataud, auquel il voulait apprendre à vivre en l'envoyant dans l'autre monde. Il lui fallait un coup qui fît honneur à son maître dans l'art noble de l'escrime. --Vous ne voulez pas tuer votre homme? dit Georges Reboul, débonnaire comme les gens vraiment forts. --Non sans doute, fit le duc irrésolu; pourtant ce grossier personnage mérite une correction. --Vous la lui donnerez aisément, je présume, monsieur le duc. Les campagnards connaissent mieux la charrue que l'épée. --Qui sait? --Vous n'aurez en tout cas pas de peine à vous défendre. Voulez-vous que nous répétions quelques coups? --C'est dans ce but que je vous ai prié de venir. Les deux hommes passèrent dans une salle basse autour de laquelle des fleurets, des masques, des plastrons et quelques épées de combat étaient accrochés. Pendant une heure ils s'escrimèrent avec entrain. Le duc était une fine lame, plus dangereuse qu'on n'aurait pu le supposer, à le voir débile et fluet. Il avait de la tenue, du poignet et une bonne vitesse. --Je suis content de vous, dit Reboul; je crois que nous pouvons dormir en paix. Vous serez encore de ce monde demain soir et je voudrais en dire autant de votre adversaire. Bonsoir, monsieur le duc. Cette précaution prise, Charnay monta en voiture et se fit conduire au cercle, où il joua et gagna une centaine de louis en quelques instants, puis chez Bignon, où il dîna avec appétit. De là, il rentra pour dormir et apaiser ses nerfs surexcités par la scène des courses et surtout par l'effort auquel il se livrait pour paraître aussi insouciant qu'un spleenétique Anglais qui va se suicider. Duvernet était plus agité que les deux ennemis. Cette aventure pouvait causer un éclat fâcheux et compromettre son succès. Il avait hâte de la voir terminée. Dès cinq heures il était sur pied. A sept, il arrivait dans un landau de louage à la rue Boileau, en compagnie de son ami Chazolles et du commandant Des Brosses, un vaillant ferrailleur, qui souhaitait que la mode fût conservée entre les seconds de dégainer pendant que les combattants étaient aux prises. Malheureusement ces mœurs primitives ont fait place à d'autres et force était au brave commandant de se contenter du rôle pacifique de spectateur. Le duc et ses témoins étaient déjà au rendez-vous. La maison du marquis de Kergor, une vraie folie de grand seigneur du dix-huitième siècle, destinée aux fredaines galantes, est invisible de la rue. Une simple grille assez étroite donne accès par un chemin couvert, sous les lilas et les cytises, dans un parc admirablement dessiné et dont on peut à peine soupçonner l'existence du dehors. Au fond, une élégante villa à l'italienne, pareille à celles qui bordent le lac Majeur, s'élève blanche avec ses persiennes grises, fermées, car la propriété est presque toujours inhabitée. Le ciel était clair et sans nuage. --Si vous m'en croyez, dit le marquis, vous vous placerez sous cette allée de charmes. C'est un endroit on ne peut plus convenable pour se couper la gorge. Des gens qui vont se tuer doivent, pour suivre les règles, se tenir dans les limites d'une politesse extrême. Les deux adversaires s'étaient salués courtoisement. Kergor avait pris des épées chez son armurier. Le duc épiait Chazolles. Maurice était fort calme. A la façon dont il prit son arme et en essaya la pointe sur le sol, Charnay reconnut qu'il n'avait point affaire à un novice. Il en fut encore plus certain dès que, placé en face de cet ennemi qu'il ne connaissait pas la veille, il le vit se mettre en garde. Les lames s'engagèrent et, après quelques tâtonnements, le duc essaya une feinte qui ne lui réussit pas. Il redoubla; même insuccès. L'épée de Chazolles, retenue par un poignet de fer, menaçait constamment sa poitrine. On s'anima. Bientôt il devint évident pour les témoins que le jeu du rural était de lasser son pétulant adversaire. Charnay, qui le comprit, mit en œuvre toute sa science. Il porta à Chazolles des bottes rapides qui furent déjouées par l'épée inflexible du Normand. Alors la colère gagna le duc. En face de ce rude et robuste gaillard, qui demeurait tranquille et presque souriant, il devint agité, nerveux, inégal. Il perdit son sang-froid et tenta des coups extravagants, dont à plusieurs reprises Chazolles aurait pu profiter pour l'embrocher comme un poulet. Finalement, après deux reprises, entre lesquelles le redoutable agriculteur lui laissa le temps de se remettre, il se jeta lui-même sur le fer de l'amant d'Angèle, qui n'eut que le temps de le détourner. Grâce à cette indulgence, visible pour les témoins, la pointe de l'épée, au lieu de lui trouer la poitrine, pénétra dans l'épaule de quelques centimètres seulement. Charnay poussa un léger cri et laissa tomber son arme en s'affaissant dans les bras de ses témoins. Le docteur Guérin, qui assistait les combattants, examina la blessure. --Une misère, dit-il. Le blessé en sera quitte pour quelques jours de repos. --Vous en répondez, docteur? demanda Duvernet. --Sur ma tête. Charnay, remis de sa première émotion, sourit à son adversaire. --Vous êtes un brave homme, monsieur, lui dit-il, et une rude lame. Vous avez un poignet! Vertudieu! --Monsieur le duc, dit Chazolles, croyez que je ne vous souhaite aucun mal. Charnay lui fit signe de s'approcher et lui tendit la main: --C'est votre maîtresse, cette petite Angèle? lui demanda-t-il. --Pourquoi cette question? --Pour rien. Si vous y tenez, cher monsieur, mettez-la sous les verrous. Et encore, je ne sais pas si vous réussirez à la garder! Les femmes! Adieu, monsieur. Il souffrait beaucoup et fit une grimace involontaire. --Ce ne sera rien, répéta le docteur. Nous allons vous reconduire à votre hôtel. Un peu de courage, monsieur le duc. Duvernet était aux anges. En s'en allant, il complimentait son ami. --Un beau coup, mon cher, disait-il. Ni trop ni trop peu, et vite fait. Tu as comblé mes vœux. Nous allons tâcher maintenant d'expédier le Ramet. --Et le secret, y crois-tu? demanda Chazolles inquiet. --Si j'y crois! Comment donc. L'affaire s'est passée à sept heures du matin, à huis-clos, entre quatre murs. Les adversaires sont gens d'honneur, les témoins aussi. Tu comprends que le duc va publier son exploit--un duel pose--mais il m'a promis de taire ton nom. C'est l'important! Ce soir tous les journaux vont contenir le récit détaillé de l'aventure, sans te désigner, à moins que ces damnés reporters... --Mais alors, Hélène? --Hélène ne lit pas les journaux. --Et Denise? --Elle se taira. --Et M. Châtenay? --Tu lui diras que tu t'es battu pour une discussion à propos de terres cuites ou de vieilles croûtes. Il en serait bien capable, lui. --Donc cette sottise sera étouffée. Je respire. --Je l'espère, mais ne la recommence pas! Cette fois, c'est le duc qui paye. Que la leçon te profite! Je te disais hier: Pour qui trompes-tu ta femme? Ce matin, je te dis: Pour qui te bats-tu? Ne me réponds pas, je ne te demande rien! Conclus! Et maintenant à nous deux, mons Ramet! XXX Ce jour-là, autour du Palais-Bourbon, il régnait une animation extraordinaire. On aurait dit une fourmilière dans laquelle un passant distrait a mis son soulier ferré et que les actives ouvrières s'empressent de réparer. A l'intérieur, c'était une ruche pleine de bourdonnements et de fièvre. A la dernière minute les chefs rassemblaient leurs troupes et excitaient leur zèle. Duvernet, joyeux et de belle humeur, brillant et le regard clair, respirait le triomphe. Il était fort entouré et la foule allait à lui tout naturellement comme au distributeur désigné des largesses et des places, comme à l'arbitre de la ruine ou de l'avancement d'une nuée de fonctionnaires. L'avancement! mot magique qui hante incessamment la cervelle de l'employé, depuis le garçon de bureau ou l'huissier à chaîne qui reste à l'antichambre et végète dans sa maigre sinécure, jusqu'au préfet ou au receveur des finances grassement salariés qui veulent monter encore, monter toujours et surtout émarger! Dans la salle, c'était comme au théâtre, un jour de première, le public des grandes soirées. Les toilettes étourdissantes, les jolies têtes, les frais visages roses et poudrés emplissaient les tribunes. Hélène n'était pas là. Elle se confinait dans sa solitude. Mais Denise et M. Châtenay étaient venus assister au triomphe de Duvernet dont on ne doutait pas. Lorsqu'on expédia d'abord quelques affaires sans intérêt, les conversations particulières couvrirent la voix des orateurs. Le public était distrait. Il attendait la fameuse discussion sur la politique extérieure. Toutefois un incident inattendu se produisit; un ministre ayant eu, dans l'énervement de la chute attendue, un mot sarcastique sur l'agriculture et ses infortunes, à propos d'un minime crédit demandé pour les haras, Chazolles, agacé lui-même par les tribulations dont il avait été assailli depuis quelques jours, demanda la parole et s'élança à la tribune. Un murmure d'ennui courut dans les rangs de l'assistance. On aurait volontiers voué ce fâcheux aux dieux infernaux. Vraiment il était outrecuidant de retarder la petite fête. Jusqu'à Duvernet qui le contemplait d'un air navré. --La clôture! la clôture! On criait de tous les côtés, de la droite extrême et de la droite tempérée, du centre droit et des autres centres, des gauches de toutes les catégories, sages, intransigeantes et radicales, de la vallée, des plaines et de la montagne: La clôture! la clôture! Il tardait à tous de voir aux prises le ministère usé, vieux, tombant en ruines, miné de tous côtés, et le ministère jeune, fort et impétueux, montant à l'escalade, et jetant l'autre par quartiers, par débris, par loques au pied du Capitole. Mais Chazolles n'était pas un cavalier facile à désarçonner. Il voulait parler, il avait le droit de parler; il parlerait bon gré, mal gré. Quoique Normand, il était têtu comme un Breton triple et renforcé, un Bas-Breton du Finistère, un pêcheur de sardines habitué aux orages, un nocher de la mer sauvage que rien n'étonne et qui tient tête à tous les coups de vent sur sa coquille de noix. Il attendit, et quand ses contempteurs furent las de crier, comme le petit duc de Charnay s'était fatigué de tenir son épée, il commença _ab irato_ son discours. Une révélation! On fut étonné d'entendre sortir de la bouche de ce Porthos des paroles claires, piquantes et sensées, modérées dans leur vigueur, courtoises dans leurs duretés énergiques. Il éleva le débat. Il fustigea les luttes byzantines, les querelles frivoles, les batailles de mots inopportunes dans lesquelles on s'usait en combattant pour l'amour-propre, la vanité, les appétits de pouvoir, les intérêts personnels et jamais pour la France. Il adjura tous les partis de s'unir dans un même amour, celui du sol natal, de la mère patrie. Et par une de ces brillantes transitions qui fondent la fortune d'un orateur, il passa à l'agriculture, cette source de richesses éternelles, à laquelle on demandait toujours, à qui on ne rendait rien, qu'on laissait se tarir au profit d'étrangers, en l'obstruant d'entraves, de gênes, en l'accablant de charges trop lourdes comme un mourant qu'on ensevelirait avant le dernier soupir sous la pierre de son caveau. Il peignit à grands traits cette mère nourricière délaissée, sans enfants puisque la conscription les enlève à la charrue, cultivant péniblement les parties les plus ingrates de son territoire, épuisée par vingt siècles de production et de travail, tandis que nos rivaux possèdent d'immenses espaces vierges, d'une fécondité sans égale, des pâturages d'une incalculable fertilité. Il montra la concurrence rendue terrible par l'aisance et la rapidité des transports, les flottes à vapeur, les étrangers défendant leurs rivages par des tarifs et des prohibitions ruineuses pour le commerce des autres, tandis que nos ports et nos côtes sont ouverts comme des villes démantelées. Il invoqua les intérêts de trente millions de laboureurs compromis et laissés sans défense, les fermes abandonnées, les populations rurales ruinées, les paysans découragés, et il jeta un cri d'alarme éloquent et passionné dans une cause dont personne ne voulait s'occuper. Il fut entraînant, et les mains gantées des dames applaudirent ce vaillant qui parlait d'abondance une langue d'une pureté exquise avec des accents sonores et vibrants qui forçaient l'attention. Malgré l'indifférence des juges, malgré l'attente d'une discussion qui occupait les esprits, il captiva son auditoire pendant une heure, amusant, spirituel, naturellement et sans effort, touchant la corde sensible; il entraîna la majorité hostile et obtint tout ce qu'on peut obtenir dans une cause perdue d'avance et condamnée à l'éternel sacrifice, parce qu'elle est la cause des petits et des absents, et qu'ils ne sont pas là pour se lever en masse et protester contre l'arrêt qui les frappe. Il enleva le crédit dédaigneusement abandonné par le ministre qui tombait. C'était un événement. Et ce fut celui de la journée. On le remarqua d'autant plus qu'il était imprévu. Duvernet n'en ressentit pas de jalousie; il avait pour Chazolles une amitié exempte de ces bassesses. En montant à la tribune, il serra la main de son ami: --Mon cher, lui dit-il, tu as conquis ton ministère. Tu auras l'agriculture. Néanmoins il ne put maintenir la discussion au diapason où son fidèle Labadens l'avait élevée. Heureusement pour lui, le chef du cabinet en déconfiture fut au-dessous du médiocre. Il s'abîma au milieu de l'indifférence générale, comme une outre gonflée, où un coup de couteau aurait ouvert une large déchirure. Sa chute était désirée et ne surprit personne, pas même Ramet. L'attitude glaciale de la Chambre, écoutant dans un silence lugubre ses explications diffuses tournées en excuses ambiguës et maladroites, lui signifiait son congé. Ses phrases tombaient comme des cailloux dans un puits sans fond. Il s'écroulait sans dignité comme plus d'un de ses prédécesseurs à la chute desquels il s'était acharné avec son travail de taupe fouillant dans les ténèbres souterraines. Il avait eu son heure de triomphe; il eut son heure d'angoisse et d'humiliation, cette heure où l'orgueil gît pantelant devant l'ennemi, comme un lièvre mourant assailli par une bande d'oiseaux de proie. Il fut enseveli avec ses collègues sous un ordre du jour de blâme voté par une majorité de trois cents voix. Le vainqueur était acclamé et porté sur le pavois comme un Mérovingien appelé au trône. Deux heures plus tard il fut chargé de constituer un nouveau cabinet. Le soir, à l'hôtel du Cours-la-Reine, dans un dîner de gala, Duvernet, électrisé, se plut à faire l'éloge de son ami. --Voyez-vous, dit-il, cet animal-là qui nous enfonce tous! Ah! ton début a été un coup de maître! Tu m'as rappelé le Chazolles de notre rhétorique et du grand concours! Admirable, mon bon! Compliments. Et vous n'y étiez pas! ajoutait-il en regardant madame Chazolles. Hélène était pensive. --Ton mari a été superbe, ma chérie, disait Denise. Il a remporté un vrai succès. J'aurais donné dix jours de ma vie pour que tu fusses là. --On ne m'avait pas convoquée. --C'est, reprit Duvernet, que son début s'est fait impromptu. Il a escaladé la tribune comme on saute à cheval. Ah! si vous l'aviez vu! Vous auriez été fière. N'est-ce pas qu'il était beau, monsieur Châtenay? J'en ai été jaloux, ma parole, et il y avait de quoi. Aussi, sois heureux, mon cher! Je te confine à l'agriculture par politique. C'est un portefeuille effacé! Tu ne m'éclipseras pas; je veux garder mon prestige. --Qui désirez-vous donc subjuguer? dit Denise. --C'est mon secret. --Soyez généreux, confiez-le-moi! --J'ai besoin d'abord d'en conférer avec M. Châtenay. Denise rougit. Un flot de sang empourpra ses joues et se perdit dans la racine de son éclatante chevelure. --Oh! alors se serait grave, dit-elle. --Très grave! Elle se mordit les lèvres et lança un coup d'œil suppliant à sa sœur, qui ne le vit pas. Elle semblait concentrer sa pensée sur un point fixe, unique, qui l'absorbait. --Qu'as-tu donc, Hélène? demanda la jeune fille. La sœur aînée sortit de son engourdissement. --Rien. --Cela ne t'égaye pas d'être la femme d'une Excellence? --Non. --Tu es bien détachée des pompes de la terre. --Oui. --Diantre! tu as des idées noires, ma chérie. --En effet. --Elles vont s'envoler tout à l'heure. --Peut-être. Chacun des mots de madame Chazolles tombait sur le cœur de son mari comme un charbon enflammé. Pour la première fois, il y avait dans l'accent bref, saccadé, incisif de la pauvre femme, comme une rébellion flagrante contre l'ingratitude de l'homme qu'elle avait tant aimé et qui l'écrasait de son mépris, la délaissant dans un coin comme une loque inutile et fripée. Il y avait aussi dans ces yeux si brillants jadis une sorte de fatigue, d'abattement, de colère dévorée et vaincue. Ils étaient soulignés d'une raie bleue creusée et meurtrie par les insomnies. La pauvre femme avait lutté jusque-là, mais elle sentait que le sacrifice du silence dépassait ses forces. Son être se révoltait contre cette injure qui lui était infligée. Elle ne comptait plus dans la vie de son mari. Maurice, avec la cruauté des cœurs pleins d'une autre image, avait peu à peu perdu l'habitude de ces attentions délicates, de ces douceurs de langage dont il se gardait maintenant comme d'une tromperie indigne de lui. Plutôt que de se défendre et de s'excuser par des mensonges, il préférait s'éloigner sans retour. Après le dîner, Duvernet prit M. Châtenay par le bras et l'entraîna dans un coin du salon, pendant que Denise, enlaçant sa sœur de ses bras, la conduisait au piano où elle la contraignit à s'asseoir. --Jouons un morceau à quatre mains, dit la jeune fille. Quelque chose de gai, de vif. --Non. Je suis triste. --Moi, c'est le contraire. Pauvre sœur! Hélène soupira; elle aussi avait eu des heures, des jours de joie débordante; elle avait cru qu'ils dureraient autant qu'elle. Denise prit la valse des fleurs, de Ketterer. Les deux sœurs la commencèrent, mais tout à coup Hélène s'arrêta. Des larmes lui troublaient la vue. C'était un des morceaux préférés de Chazolles au Val-Dieu. Il forçait sa femme à le répéter souvent, le soir, pendant qu'il se promenait dans le parterre, devant le perron, en fumant son cigare, ou en hiver quand il tisonnait, le nez sur les charbons de la vaste cheminée. --Qu'est-ce que tu as? murmura Denise, en embrassant sa grande sœur. --Du chagrin. --Pourquoi? Madame Chazolles se raidit. Son secret allait lui échapper. --Pour rien, dit-elle. Je m'ennuie. Et elle répéta avec une vivacité inaccoutumée: --Oh! ce Paris, je le hais! Je voudrais en être loin. En être loin! Ce mot éveilla en elle de nouvelles idées. --Mais tu ne peux pas le quitter, objecta Denise, maintenant que ton mari est ministre! --Qu'est-ce que cela me fait! --Et les honneurs, ma bonne! Le salon du ministère! --Que m'importe! --Oh! fit Denise, je ne te reconnais plus! Tu as tes nerfs. Voyons, recommençons. Cette fois madame Chazolles enleva la valse avec une virtuosité et une verve excessives. Les vitres en tremblaient. --Je ne t'ai jamais vue comme ça, murmura Denise. Tu vas casser le piano. Il vaut mieux s'en tenir là. Il ne lui resterait pas une corde. --Je suis malade, dit Hélène. J'ai besoin de changer d'air. Décidément, il me faut la campagne. Je partirai demain. Oui, je partirai. --Dis donc, Maurice, cria Denise à son beau-frère qui feuilletait l'in-quarto de M. Châtenay étalé sur un guéridon, ma sœur qui veut partir demain. --Pour aller où? --Au Val-Dieu, dit Hélène. --Mais je ne peux pas vous y accompagner, ma chère, objecta Chazolles. --C'est juste, le ministère! fit-elle amèrement. Eh bien! Je partirai seule avec mes filles et nous vous y attendrons. Vous viendrez là-bas quand vous n'aurez plus besoin à Paris. Cela ne sera peut-être pas très long. --Les ministres passent si vite! fit en riant Denise. C'est comme les morts de la ballade. Un coup de vent les élève, un tourbillon les renverse. Patatras! On les croyait solidement vissés à leur portefeuille. Il pleut et ça se décolle. Chazolles, embarrassé, essaya des objections. Il aurait fallu prévenir les jardiniers, envoyer en avant les domestiques pour ouvrir les appartements, ranger les meubles. --C'est fait, affirma péremptoirement Hélène. Nous y serons fort bien. --Viens-tu avec nous, ma tante? dit Thérèse en prenant la main de Denise. --Je ne sais pas. Ça dépend de mon père. Et regardant M. Châtenay et Duvernet qui étaient plongés dans un entretien fort animé: --Qu'est-ce qu'ils ont donc, pensa-t-elle, à se parler si longtemps? Elle s'en doutait bien un peu. --Avez-vous fini, messieurs? leur dit-elle. --Non, répondit l'antiquaire. --Et cela ne regarde pas les petites filles, ajouta Duvernet. --En êtes vous sûr? fit-elle avec malice. Le chef du cabinet au berceau ne répliqua pas. Voici ce qu'il avait dit à M. Châtenay: --J'ai quarante ans. Je suis un peu mûr. Mes cheveux s'en vont; mais vous me connaissez; je suis un honnête homme comme mon père l'était avant moi. J'adore votre fille Denise et je vous promets de travailler beaucoup plus à son bonheur qu'à la satisfaction d'une cupidité dont je suis entièrement exempt et d'une ambition qui s'éteint et dont le pouvoir qu'un hasard me livre me fait comprendre le néant. J'aurai essayé de tout avant de l'épouser. Je vous jure qu'après son mariage elle restera mon unique passion. Voulez-vous m'accorder sa main? L'ancien banquier était ému. Denise était sa seule compagnie au Grand-Val. A Paris, il en avait une autre: sa galerie de bric-à-brac, ses buires, ses cloisonnés, ses bronzes, ses vieilles faïences, ses vieilles horloges; ses Téniers, ses Van Huysum, ses Ruysdaël et les autres, lui tenaient compagnie. Il en était fou. Cependant il aurait donné ses bougeoirs les plus précieux, ses épées du quinzième siècle, ses plats de Bernard Palissy, ses consoles, ses paravents, ses chenets, pour garder sa Denise. Et il fallait s'en séparer. L'heure était venue. --Qu'elle vous réponde elle-même, dit-il à Duvernet. Il appela d'un signe la jeune fille, qui épiait la scène avec ses yeux en coulisse. --Denise, dit-il avec une certaine solennité, voilà M. Duvernet qui nous fait l'honneur de demander ta main. Elle baissa la tête, rouge comme une cerise. --Que faut-il lui répondre? Elle cacha son visage sur l'épaule de son père. --Ce que vous voudrez, murmura-t-elle. --Non, c'est à toi de décider. Sans relever son visage, elle tendit la main à Duvernet par un geste charmant de pudeur et de grâce. --Vous voyez bien, dit le financier. Les enfants sont ingrats; ils n'ont rien plus à cœur que de nous quitter. --Mais, dit-elle, en se jetant au cou de son père, j'espère bien que nous ne nous quitterons jamais! N'est-ce pas, monsieur? --Nous ne pouvons pourtant pas nous installer au ministère, objecta le collectionneur. --Oh! fit Duvernet, pour le temps que j'ai à passer dans cette auberge! Je ne me fais pas d'illusions. --Quand le mariage? demanda le banquier. --Quand il vous plaira. --Vous vous connaissez il y a bien longtemps déjà. Il est inutile de retarder des mois entiers votre bonheur. --Vous en fixerez vous-même l'époque. --Eh bien! vers le milieu de juin. Cela fait six semaines d'attente. Est-ce trop? --Vous êtes la bonté même, dit le ministre qui déposa un baiser sur les doigts de sa fiancée. --Ah! s'écria Denise étourdiment, et Hélène qui veut partir. --Partir? Où va-t-elle? --Au Val-Dieu. --Quand? --Demain. --Comme cela, tout de suite! fit M. Châtenay. Hélène s'était approchée. Chazolles feuilletait toujours le volume des antiquités normandes. --Oui, mon père, dit-elle. --Pourquoi ce départ? --Je suis inquiète, troublée, malade. --Et tu me le cachais? --Ce n'est pas grave. Là-bas, je me remettrai. --Nous ne la laisserons pas partir seule, père, dit Denise. --Comment, vous abandonnerez deux membres du gouvernement et un fiancé? objecta Duvernet. Sans remords? Et nous ne nous verrons plus? --Nous nous écrirons, dit Denise. Si ma grande sœur nous le permet. N'est-ce pas elle qui m'a servi de mère? --Soit, dit Duvernet. Nous nous écrirons et je déposerai dans les pages que je vous enverrai les plus douces, les plus précieuses sensations de ma vie. Il avait compris à la parole décidée, triste d'Hélène, à son air sombre, le chagrin qui la dévorait et aussi que sa résolution était inébranlable. Il tremblait qu'une indiscrétion ne la mît au courant de ce qui s'était passé, du duel de Chazolles et de son indigne liaison dont il espérait le guérir. M. Châtenay saisit avec empressement la porte qui s'ouvrait devant lui. Il n'était pas fâché de posséder seul pendant quelques semaines, un délai de grâce, ses deux filles, ses deux trésors, comme il les appelait, et il était chatouillé agréablement en outre par l'idée de son oppidum dont il allait pousser vigoureusement les travaux, quitte à ajouter un appendice en cas de succès à son livre. Et puis le soleil de mai l'attirait. Ils allaient revoir tous ensemble ces magnifiques ombrages du Val-Dieu, si négligés depuis que l'ambition en avait chassé les propriétaires, ces élèves si choyés autrefois, l'orgueil de Chazolles, ces bons mufles de bêtes à cornes étendues sur les herbes grasses, au bord des clôtures, des haies de charmes et d'épines ou des lisses peintes en blanc qui traçaient des lignes harmonieuses dans la verdure des prairies. Maurice ne disait rien. Il semblait absorbé par l'examen minutieux des gravures du grand ouvrage, gravures de haut mérite d'ailleurs et qui faisaient honneur au talent des artistes. M. Châtenay n'avait rien négligé pour la beauté de son œuvre. Intérieurement, Maurice était heureux de la détermination de sa femme. Il se sentait en face d'Hélène dans la situation d'un accusé devant son juge. Il aurait voulu tomber à ses pieds, par moments, lui avouer tout et lui demander grâce. Mais parfois aussi il désirait qu'elle l'accablât de reproches, et elle se taisait. Alors il se sentait pris d'aversion pour cette femme sans défauts dont la supériorité l'écrasait et qui était un obstacle entre lui et l'indépendance dont il avait soif. Il était astreint à des devoirs de famille qui le clouaient à la maison du Cours-la-Reine quand il aurait voulu être auprès d'Angèle et ne pas la quitter, surtout depuis le jour où il l'avait soupçonnée d'infidélité. Maintenant il éprouvait pour sa maîtresse une sorte d'emportement, une rage d'amour mêlée de haine et de désirs farouches. Quand le sentiment de sa dignité lui ordonnait de ne plus la revoir, de l'abandonner à l'existence décousue et désordonnée qui lui plaisait, de n'écouter ni ses excuses ni ses explications, il ressentait au contraire une envie exaspérée de la rejoindre, de l'accabler d'injures et de lui faire payer par l'expression de son mépris les tromperies dont elle l'avait rendu victime. L'amant qui éprouve de pareilles colères est bien épris encore. C'est un vaincu. Et quel que soit son orgueil, il n'attend qu'une parole de regrets, qu'une excuse menteuse, qu'un regard suppliant pour se jeter aux genoux de la femme qui le tient, qui le trompe, et qu'il serait désespéré de perdre. Le départ de sa famille allait donc lui rendre cette liberté après laquelle il aspirait. Madame Chazolles serait allée au-devant de ses désirs qu'elle n'aurait pas agi autrement. Au moment où elle allait se retirer avec ses filles, il se leva, ferma l'in-quarto et s'approcha d'elle, l'air soucieux et embarrassé: --Ainsi, tu veux partir? lui dit-il à voix basse. --Oui. --Pourquoi? Tu es souffrante? --Oui. --Crois-tu que l'air du Val-Dieu te guérisse? --Non. --Mais alors reste ici. --A quoi bon? Tout ce que je vois me froisse et me blesse. --Que vois-tu donc? dit-il en hésitant. Elle lui remit un carnet, tombé de sa poche sur le parquet de sa chambre. Il frissonna. Dans ce carnet, il y avait une photographie d'Angèle et des lettres. --Je suis entrée ce matin dans votre chambre. J'étais inquiète. Vous êtes sorti de bien bonne heure. J'ai aperçu ce carnet et l'ai ouvert par mégarde; je ne vous espionne pas, Maurice. Vous êtes libre. Tantôt au Bois, le landau s'est trouvé pris dans un embarras de voitures. Une victoria élégante est passée près de nous. J'étais avec mes filles. Dans cette victoria, il y avait une jeune femme très belle qui en accompagnait une autre, plus jolie encore. La dernière était l'original de ce portrait. Je vous le rends. Vous y tenez sans doute. --Hélène! dit Chazolles d'un ton suppliant. --Il y a autre chose et c'est plus grave. Lisez. Elle lui tendit un journal: la _France_. Dans ce journal, se trouvait un entrefilet mystérieux ainsi conçu: «Un personnage très en vue dans le high life, dont le père a occupé, sous le gouvernement déchu, une haute position, le duc de C... s'est battu en duel ce matin, à Auteuil--nous précisons--dans les conditions les plus extraordinaires. »Son adversaire, M. C***, un député de Normandie, était assisté d'un autre député, son ami intime, qui sera ministre demain et qui vient de gagner sa bataille d'Austerlitz à l'heure où nous mettons sous presse. »Le duel avait pour cause une querelle aux courses de Longchamp--nous précisons encore--amenée par une rivalité au sujet d'une jeune fille du demi-monde qui fait beaucoup parler d'elle et dont la beauté réelle produit partout une véritable sensation. »Le duel a eu lieu à l'épée. »Le duc est un des plus brillants élèves de l'excellent professeur Georges Reboul, mais son adversaire a un poignet de fer et la prestance d'un maître sous les armes. »Après un combat d'un quart d'heure, le duc de C*** a reçu un coup d'épée à l'épaule. Sans mettre sa vie en danger, cette blessure le dispense pour quelques jours de courtiser les belles-petites et l'oblige à garder la chambre et à s'entourer des lumières de la Faculté. »Les deux adversaires se sont comportés en parfaits gentlemen. »Amour, tu perdis Troie!» Rien n'est plus difficile à garder qu'un secret... si ce n'est une belle fille. Les reporters aux yeux de lynx avaient éventé la mine. Chazolles courba la tête sous cette roche qui se détachait de la montagne et roulait sur lui. --Ainsi, dit Hélène, vous en êtes venu là d'exposer votre vie, sans songer à vos enfants, à votre... famille, car c'est bien de vous qu'il s'agit, n'est-ce pas? Il se tut. --Et c'est là que Paris nous a conduits! Et vous vous étonnez que je le quitte! que je prenne la fuite! Ah! vous ne me connaissez donc pas, Maurice, après quinze ans de vie commune, de bonheur inoubliable, de joies permises et d'une paix que rien ne troublait! Et vous croyez que je pourrais assister ici, sans me trahir, à l'effondrement de ce bonheur, à la perte de tout ce que j'aimais, de tout ce que j'estimais! Non! C'est un sacrifice que vous ne pouvez pas exiger de moi. Vous êtes trop généreux encore, mon ami, pour m'imposer une pareille tâche! Elle est au-dessus de mes forces, et voilà pourquoi je m'éloigne! --Hélène, dit encore Chazolles... --Non! N'essayez pas de me retenir. Ce serait en vain. Si vous le voulez, j'imiterai Denise, je vous écrirai... quelquefois, pour vous donner des nouvelles des enfants. D'ailleurs, vous allez être bien occupé, mon ami. Les distractions vous arriveront en foule. Guérissez-vous. Pour moi, je souffre beaucoup, car j'ai perdu la foi que j'avais en vous, et presque celle que j'avais en Dieu! C'est sans doute une fatalité. C'est l'air qu'on respire dans cette malheureuse ville qui corrompt ceux qui l'habitent. Je vais là-bas, où tous les arbres, toutes les plantes me rappelleront des souvenirs si purs; où pas un coin isolé ne se trouve qui ne nous ait vus nous tenant la main et marchant côte à côte, confiants, heureux, comme j'espérais l'être jusqu'à la fin. C'était un rêve. Il s'est envolé, évanoui. C'est fini. Il n'en survit rien. Mes enfants me restent. Elle eut un sourire mélancolique et doux, d'une douceur ineffable. --Vous pouvez être sûr, Maurice, que je ne leur apprendrai rien qui puisse les détacher de leur père. J'ai un désir: c'est qu'ils partagent également leur affection entre nous et qu'après avoir été le gage d'un amour que je croyais éternel, ils soient encore le lien qui nous réunisse... le seul. Maintenant, mon ami, j'ai tout dit. Si vous avez jamais de grandes peines, confiez-les-moi. Je ne suis plus votre femme... Elle prononça ces mots, agitée par un tremblement convulsif qui la secoua une seconde... --Mais je serai toujours votre meilleure amie. Chazolles fit un mouvement pour lui prendre la main. Elle retira la sienne. --Ne nous attendrissons pas, dit-elle, les yeux pleins de larmes; le mal est fait et il est sans remède. Denise, qui causait avec son père et Duvernet, vint à sa sœur: --Ah! çà, dit-elle joyeusement, que faites-vous là depuis une heure? Vous nous intriguez avec vos allures mystérieuses. --Les ministres devraient être comme les confesseurs, célibataires, dit l'antiquaire. Ils ne conteraient pas les secrets d'État à leurs femmes. --Ce serait bien pis, objecta Duvernet, ils les conteraient aux femmes des autres. Hélène tenait toujours à la main le journal. --C'est bien intéressant la _France_, ce soir, que vous la lisez ensemble? demanda M. Châtenay, en avançant la main pour le prendre. Madame Chazolles froissa négligemment le journal entre ses doigts; elle en fit une boulette et la jeta au feu. --Au contraire, dit-elle. Il ne vaut pas les deux sous qu'il coûte. Rien de neuf. Pas une ligne à lire. Et passant son bras sous celui de Duvernet: --Achetez-le ce soir, vous, reprit-elle. Vous verrez pourquoi je le cache à mon père. Duvernet porta la main d'Hélène à ses lèvres. --Vous êtes un ange, ma sœur, dit-il, et vous méritez qu'on vous adore. On vous adorera ou j'y perdrai mon latin. --Hélas! soupira-t-elle. Il n'est plus temps. Et précipitamment, elle s'éloigna et, s'enfermant dans sa chambre, elle laissa couler les larmes qui l'étouffaient. XXXI Il était dix heures du matin. L'hôtel du Cours-la-Reine était vide et morne. Les persiennes closes attestaient l'absence de ses hôtes. La petite porte du pavillon habité par Chazolles et donnant sur le quai s'ouvrit sans bruit. Un homme correctement vêtu d'une redingote boutonnée sortit et, avant de fermer cette porte, se retourna. --Je ne sais à quelle heure je rentrerai, ni si je rentrerai. --Monsieur ne va pas avoir une autre affaire au moins? --Sois tranquille. --Monsieur veut-il que j'aille le retrouver au ministère? --C'est inutile. Merci. La petite porte se referma derrière le fidèle Jacques, qui suivit du regard son maître en restant sur le quai. --Je ne sais pas ce qu'a monsieur, pensa le cocher, mais il est triste et il ne dit plus quatre paroles par jour, lui si gai, si plein d'entrain et de belle humeur. L'air de cet endroit-ci ne lui est pas sain. Et pourtant, le voilà ministre! Ministre! Monsieur est ministre! Nous sommes ministres! Pour l'ancien maître d'armes du 2e dragons, être ministre, c'était dépasser les autres pékins de vingt coudées; c'était poser son pied superbe sur le front du menu peuple; c'était s'élever si haut, si haut qu'on marchait dans sa gloire, la tête dans les nuages, et qu'on devait se sentir inaccessible aux misères humaines. Et pourtant Chazolles, au moment où il était parvenu au comble des ambitions satisfaites, n'en éprouvait pas la moindre jouissance. Il se trouvait au contraire plus petit, plus inutile, plus impuissant. Il rongeait son frein de colère vaine, et tout lui échappait. Sa famille, sa femme, ses enfants l'avaient abandonné, sans plainte, sans cri, sans murmure même; mais il sentait que c'était bien fini, que le mal était irréparable. Entre Hélène et lui la rupture était complète. C'était pour le monde qu'elle avait le courage de conserver son secret en elle comme un martyr à qui un serpent enfermé dans sa tunique rongerait la poitrine. Elle savait tout ou du moins elle en savait assez pour n'avoir plus ni estime ni amour pour lui. Il lui faisait horreur puisqu'elle s'éloignait en toute hâte, ne voulant pas rester un jour de plus sous le même toit que lui. Et cette Angèle qui n'était pas revenue! Elle n'avait pas reparu. Sans doute on ne la reverrait plus. Tout s'en allait donc à la fois, sa femme froissée par l'outrage qu'il lui avait infligé, sa maîtresse qui ne l'aimait pas et ne l'avait jamais aimé. Et pourtant, en ce moment même, malgré la certitude de la fausseté de cette blonde aux yeux languissants, malgré le rôle ridicule qu'elle lui imposait et l'odieuse comédie dont il avait été la dupe, malgré le flot de rage qui lui montait au cerveau et le suffoquait, il se sentait plus épris que jamais des charmes de cette rouée élégante et perverse qui le plantait là, sans façon, sans regret et ne lui donnait même pas signe de vie. Il ressemblait au buveur d'opium. Il en mourait et il en voulait. Il consulta sa montre. Il devait se rendre à l'Élysée à dix heures. Il était déjà en retard, et faire attendre ce qu'on appelle le gouvernement, dont il était, ses collègues et son chef, c'était grave. Néanmoins, il ne put résister au désir de parler d'Angèle et se dirigea à grands pas vers la rue du Colisée. --Elle n'est pas revenue? dit-il à la concierge. --Non, monsieur, répondit madame Adrien. Et comme elle remarqua l'abattement de son maître: --Ayez donc plus de courage, fit-elle, vous, un homme comme vous! se faire tant de mauvais sang pour une... --Pour une quoi? dit-il vivement. --Pour une fille comme il y en a tant à Paris! Laissez donc! Elle reviendra bien, attendez. Les femmes, c'est bizarre. Plus on les néglige, plus elles vous adorent; plus on court après elles, plus elles vous tyrannisent. Il sortait lorsqu'il heurta, au détour de la porte cochère, la boîte d'un facteur qui entrait dans le vestibule. --Une lettre pour M. Chazolles, dit le modeste fonctionnaire, en s'adressant à la concierge. Le ministre entendit son nom et revint. Le facteur arpentait déjà le trottoir. --C'est pour vous, dit madame Adrien, et c'est d'elle, sans aucun doute. Vous voyez bien. Elle revient! Chazolles prit la lettre et s'éloigna. Il n'osait rompre le cachet. Enfin il s'y décida. La lettre était écrite sur du papier parfumé, satiné, teinté d'azur, avec une initiale sur l'enveloppe. C'était bien du papier de femme. Le ministre l'ouvrit et descendit lentement le faubourg Saint-Honoré. En savourant cette prose, il oubliait le président, ses collègues, son ami et les affaires publiques. Le char de l'État pouvait s'embourber dans les ornières, il n'y songeait guère. Le billet était d'Angèle, en effet. La capricieuse fille n'était pas restée chez sa tante. Elle n'était pas assez stable pour passer trois jours dans le même lieu, fût-il égayé par la présence de son cousin Gaspard Méraud et de l'excellente madame Pivent. Elle avait exploré de nouveau les hauteurs de la rue Pigalle et du boulevard de Clichy. Elle avait visité les amis du Rat Mort et du Chat Noir, mais elle les avait trouvés lugubres. Sa grâce jeune, ses fraîches toilettes, ses cheveux blonds comme les blés et sa blancheur détonnaient dans ce milieu banal et dans ces orgies d'estaminet enfumé. Elle en avait eu assez au bout d'une heure. Et puis elle était mécontente. Au fond, elle aimait Chazolles. S'il l'avait gardée auprès de lui, sans la livrer à elle-même, il l'aurait dominée de sa force, de son attraction, du feu de ses grands yeux brillants qui la fascinaient... quand il était là. Seule, elle avait besoin de s'étourdir et d'oublier. Elle était donc redescendue à la Chaussée-d'Antin. Là, elle rencontra le jeune Abraham Saller, mais sa conversation l'écœura. La mode et les ministres pouvaient changer. Ce jeune financier ne changeait pas. Il était toujours aussi empesé, aussi vain, aussi fade, et aussi gonflé de ses mérites que par le passé. Elle courut prendre des nouvelles du duc de Charnay. Il n'était pas en danger, mais la fièvre se déclarait et la porte était défendue pour tout le monde. Restait le baron Germain. Mais pour le moment le caprice de la jeune fille s'envolait ailleurs. Elle voulait revoir ce mousquetaire, cet intrépide, ce ferrailleur au bras d'acier qui l'avait conquise par son grand air et reconquise par ses victoires. Il n'y a que les sœurs de charité qui aillent aux blessés, aux pauvres, aux malades ou aux faibles. La femme est au victorieux, au triomphant. Angèle appartenait à Chazolles. Mais comment le revoir? Elle n'osait se retrouver en face de lui sans une explication préalable. Elle écrivit donc. Le visage du ministre s'éclairait en parcourant ces lignes folles qu'elle avait tracées à la hâte, dans l'énervement d'une heure de désir et d'excitation fébrile. «Mon adoré Maurice, »Tu as dû me croire coupable. Je ne t'en veux pas. Les apparences étaient contre moi. Cependant elles te trompent. Le duc de Charnay est lié avec une de mes amies et m'avait offert son bras pour un instant. Que vous êtes violent, monseigneur! Est-ce donc un crime d'être au bras d'un homme de son nom et de sa figure dans un lieu public, encombré d'hommes et de chevaux? Tu es un sauvage et tu n'entends rien à la vie parisienne. Autrement tu saurais que tous les jours cela se fait et qu'on cause à un monsieur qui ne nous est rien mais qui est l'ami de nos intimes. Tu t'emportes comme une soupe au lait et tu m'as fait une révolution! »Ah! vous êtes un homme terrible, monsieur, avec qui il ne faut pas plaisanter. Ce pauvre Charnay en est quitte à bon compte, s'il n'en a que pour deux mois à garder la chambre. Quel bretteur vous faites! Le duc m'est indifférent et je donnerais toute sa personne pour votre petit doigt, jaloux! Mais je vous en veux de vous exposer à vous faire tuer quand votre vie m'appartient! J'espère que vous allez me pardonner ma légèreté à cause de la peur que j'ai eue, dès que vous aurez reçu cet aveu de votre Angèle! »Si tu m'en veux toujours, dis-le moi, sans rien me cacher de tes sentiments et je me jette à la Seine ou je me couche dans ma chambre avec un seau de charbon comme une fleuriste qui en a trop de son métier. Il paraît que c'est une mort douce et j'ai dans l'idée que je serai réduite un jour ou l'autre à en finir de cette façon, par votre tyrannie, oui, monsieur le despote. Que c'est laid! Fi! A ce soir, si tu m'aimes encore, sinon tu ne me reverras plus jamais, jamais, jamais, ni toi, ni personne! Ne m'écris pas de méchancetés! Si tu veux me gronder, viens! dis-moi tout ce qui te plaira, accable-moi d'injures, mais viens! Je t'aime, je t'aime, je t'aime! »Ton ANGÈLE.» »_P.-S._--Il paraît que tu es devenu ministre depuis ces derniers événements. Sans doute, tu ne me trouveras plus assez belle pour être ta maîtresse. »Pourtant, je serai tout ce que tu voudras, ton esclave, ta servante; tu peux me commander ce qui te passera par la tête! Je suis à toi, entends-tu, toute à toi, et tant que tu daigneras me garder. Viens. »A. M.» Chazolles fut réconforté du coup. Il respirait à pleins poumons; le ciel, qui était gris, lui semblait aussi radieux que le firmament de Naples ou d'Alger; les passants lui produisaient l'effet d'habitants de Lilliput. Depuis qu'il tenait dans ses mains cette bienheureuse lettre, il avait grandi étonnamment. Sa tête était pour le moins à la hauteur des corniches d'un premier étage. Il ne pesait pas plus à terre que s'il avait eu des ailes. La vue du factionnaire aux portes de l'Élysée le rappela aux banales réalités de la vie. Il traversa la cour du palais, la tête haute, et les gens de service purent croire qu'il était, comme beaucoup d'autres, enflé de son élévation aux honneurs. Il n'en était rien pourtant. C'est à peine si son portefeuille comptait dans son existence. Il passa devant l'huissier de service, traversa quelques salons aux vives dorures et fut introduit dans un immense cabinet aux rideaux de damas fanés, où plusieurs groupes d'hommes noirs causaient avec animation dans les coins. Une table couverte d'un tapis vert tenait le milieu de cette vaste pièce et des fauteuils confortables tendaient les bras aux personnages chargés, pour le moment, des destinées de la France. Dans une embrasure, Duvernet, pimpant, le triomphe sur le visage, causait avec un monsieur au teint pâle, flegmatique, qui l'écoutait patiemment, mais avec une indifférence stéréotypée sur ses traits effacés. --Bonnes nouvelles, monsieur le président, disait le nouveau chef du cabinet. La Bourse a monté hier soir. Le cinq a fait un joli saut. C'est une hausse d'un franc. Le personnage au teint pâle secoua la tête: --C'est toujours comme ça, dit-il, au début. Le salut d'usage. --Je crois que le pays accueille avec sympathie le nouveau ministère, un ministère jeune, vigoureux, bien intentionné. --Le pays ne les accueille pas autrement. --La presse est unanime. Le ministère Ramet n'avait décidément pas de partisans. --Un ministère tombé, pensez donc, mon bon ami! --Vous êtes sceptique, monsieur le président! --Non; je suis vieux! Que j'en ai vu passer! Si nous travaillions un peu, mon cher ministre! Duvernet mit son binocle à cheval sur son nez et compta ses collègues. Ils étaient au complet. Il se fit un bruit de fauteuils et les Excellences se rangèrent autour du tapis vert. Un silence régna, silence de recueillement. Les visages se consultèrent. Il y en avait de rudes, à la moustache grisonnante, aux sourcils en broussailles, aux cheveux revêches, ramenés avec effort, en virgule, au-dessus des oreilles évasées. Ils représentaient la force armée. Il y en avait de rasés, aux courts favoris, à la lèvre supérieure dégagée, aux rides en éventail aux coins de la bouche et à l'angle externe des yeux. C'était l'élément civil et judiciaire. La magistrature et le barreau. Le barreau domine dans ces assemblées. La toge mène à tout. _Cedant arma._ Les uns et les autres s'observèrent pendant une minute. On s'épiait. Le cabinet était jeune et fort, selon l'expression de Duvernet, mais il n'était peut-être pas encore parfaitement homogène. Un cabinet est rarement homogène; il contient toujours quelqu'habile homme qui prend ses précautions et songe à faire partie de la combinaison prochaine. Chazolles était là matériellement mais son esprit était ailleurs. Il relisait mentalement la lettre d'Angèle. L'ardente fille l'avait reconquis. Duvernet appuyé sur ses cent cinquante mille francs de rentes et l'espoir de son prochain mariage, avait l'air joyeux et déterminé. Il voyait tout en bleu et en rose et des effluves printanières lui caressaient le dos. L'homme au teint pâle promenait son regard éteint sur l'assemblée qui restait muette. --Vous n'avez pas de nouvelles, dit-il? Rien d'urgent? Personne ne dit mot. --Point de complications? Même silence. --Aucune réforme à proposer? --Pas encore, dit Duvernet; elles sont à l'étude. L'oracle eut un sourire équivoque. --Alors nous pouvons lever la séance? Il se tourna vers Chazolles qui revenu à lui-même et intéressé par la nouveauté du spectacle, étudiait non sans étonnement cette manière de gouverner les peuples et semblait prêt à protester. --Avez-vous quelque projet pour votre département, mon cher ministre, dit-il, avec une extrême politesse. Son département? Il y avait bien songé. Vraiment c'était peut-être de son département qu'il retournait depuis deux jours. Un duel, sa femme exaspérée, sa maîtresse perdue et retrouvée! Il avait bien eu le temps d'y songer à son département! --Mais non, monsieur le président, dit-il confus et rougissant. --Eh bien! alors, rien ne nous empêche d'aller déjeuner, comme de simples mortels. Nous n'avons plus besoin ici. --Sans doute, dit Chazolles abasourdi. Il allait peut-être demander pourquoi on y était venu. --Pardon, dit le militaire qui se leva, je demande la parole. --Vous l'avez, mon cher général. --On a parlé de réformes. Je désirerais en soumettre une au conseil et des plus impérieuses. J'entends qu'elle s'impose. Il s'agit de l'habillement des troupes. --C'est juste, dit avec son flegme l'homme au teint pâle. Vous arrivez. Et il poussa un soupir résigné en pensant: --Allons-y. Le militaire s'exprimait difficilement. Il cherchait son exorde. Le président lui vint en aide. --Ah! j'en ai bien vu, allez, dit-il. Ne vous gênez pas. Qu'est ce que vous voulez changer, vous? Les godillots? --Non, monsieur le président. --Les capotes? --Non, monsieur le président. --Les guêtres? Les sacs? Les tentes? --Non, monsieur le président. --Les képis, les shakos? --Non, monsieur le président. --Les boutons de culotte? --Non, monsieur le président. --Ah diable! alors de quoi s'agit-il? --D'une mesure des plus hygiéniques. --Déjà? dit Chazolles très ironique. Le militaire jeta sous son bras, d'un geste furibond, son portefeuille qu'il ouvrait pour en extraire des papiers, et se rassit. Son auditoire était narquois et mal disposé. --En effet, dit-il en mordillant sa moustache grise, peut-être est-ce aller un peu vite, bien qu'il ne soit jamais trop tôt de procéder à des réformes bienfaisantes pour le soldat, qui est l'âme de la nation. J'attendrai que la bienveillance de mes collègues m'autorise à présenter ce projet élaboré avec un soin pieux, j'ose le dire, et qui est le résultat des études de toute ma vie. J'attendrai. --Et j'espère, mon cher ministre, dit l'homme au regard endormi, avec sa courtoisie parfaite, que nous ne perdrons pas pour attendre. Personne n'a plus rien à dire? --J'ai lu ce matin, dans un journal réactionnaire, dit un fabricant de quelque chose, devenu ministre des finances, que vous assistiez à la représentation d'_Hernani_ aux Français, oserai-je vous demander comment vous trouvez Sarah Bernhardt, monsieur le président? --Maigre. --Et le vieux Ruy Gomez? --Trop d'aïeux. --Et Charles-Quint? --Prolixe. --Et Hernani? --Excentrique. Pourquoi se tue-t-il? --Pour la foi jurée! --Je me suis fort ennuyé. Il se reprit: --Pourtant il y a eu une lueur. En entendant le cor du vieillard, un spectateur du genre gai a crié: Tiens! le tramway! Impossible d'achever la scène. Autant de gagné! On ne comprend plus les vertus grandioses, mon cher ministre. On ne les comprend plus! Il se leva. --Messieurs, quand vous voudrez, conclut-il, je suis toujours prêt. Les affaires du pays avant tout. Je vais déjeuner. Les ministres se saluèrent et sortirent. Dans la rue, en reconduisant Duvernet à la place Beauvau: --C'est ce qu'on appelle un conseil des ministres, dit Chazolles. --Probablement. --Eh bien! Je m'en faisais une autre idée, comme tout le monde. --T'imagines-tu, toi, l'agriculteur, que nous allons faire marcher le soleil comme un réserviste et pousser le blé en vingt-huit jours? --Non, sans doute, mais... --Mais quoi? Nous sommes aux affaires; elles n'en vont ni pis ni mieux qu'avant. Es-tu content de ta boîte? --Tout à fait. --Qu'y as-tu vu? --Mes employés et un chef de bureau très intelligent qui m'a dit ceci: «Monsieur le ministre, vous pouvez vous reposer sur nous pour l'expédition de la besogne courante. Il n'y à rien à faire.» C'est textuel. J'avais déposé ma canne et mon chapeau dans un coin. Je les ai repris et je suis sorti comme j'étais entré. Le temps était très beau. Je suis allé me promener. --Et ton duel? --Les journaux en ont parlé, en me désignant assez clairement bien qu'avec des initiales. Ils ont l'art des sous-entendus, ces animaux-là. --Quelques-uns oui, ce sont les plus dangereux. --Enfin, j'espère que M. Châtenay n'en aura rien su. Denise non plus. Pour Hélène, le mal est fait. --Hélas! si cette fâcheuse aventure pouvait te guérir! Déjeunes-tu avec moi? --Si tu veux. --Tu n'es pas installé à la rue de Varennes? --Pas encore. J'ai même l'intention de ne pas m'y installer du tout. --Il le faut. --Oh! si peu je suis ministre. L'agriculture! c'est à peine si elle a un budget. Je me nourrirai bien sans elle, en picorant un peu partout, chez toi et ailleurs. --Je te vois venir. Ailleurs, surtout! O fou, qui as deux ménages où tu n'es aimé de personne, car tu détacherais de toi la meilleure des femmes, et qui pourrais en avoir un, le plus beau, le plus doux, le plus riant, le plus fidèle, le plus charmant. Enfin! j'espère que nous te convertirons en t'ouvrant les yeux. Maintenant que j'ai la police sous mes ordres! Le président du conseil traversa les salons du ministère, encombrés de solliciteurs de tous grades. Il y avait là des collections de têtes officielles extraordinaires, de préfets accourus du fond de leurs provinces, pimpants, alertes, rasés de frais; d'aspirants sous-préfets, le binocle à l'œil; de vieilles perruques de chefs de bureau abrutis; des gens chauves, au nez orné de besicles d'or; des financiers au ventre proéminent, lanceurs d'affaires; de pauvres diables aussi, qui venaient mendier on ne sait quoi. Le ministre fit signe à un huissier: --Vincent, dit-il, annoncez que je ne recevrai qu'à une heure. Il n'y a pas de séance à la Chambre aujourd'hui. Le déjeuner était servi dans la magnifique salle à manger où l'univers officiel a passé. --Ne te gêne pas, mon ami, dit Duvernet, nous sommes à l'auberge. Valets d'emprunt, vaisselle banale, marquée au chiffre de tous les régimes, linge et cristaux idem. J'ai ici mon domestique qui nous servira. Je ne peux pas souffrir la main d'un étranger dans mes affaires. Lorsqu'ils furent seuls en face d'une omelette aux fines herbes aussi simple que celle d'un savetier--il n'y a pas de façon royale ou ministérielle de faire une omelette aux fines herbes--Duvernet entama le sujet qui lui tenait au cœur. --Voyons, Maurice, commença-t-il, causons en frères que nous sommes: tu dois être au comble de tes vœux. Tu ne seras peut-être pas longtemps ministre, mais tu l'auras été. Et pourtant il te manque quelque chose. --Quoi? --Le contentement de l'âme. Laisse-moi te parler à cœur ouvert. Tu es mon meilleur ami, tu n'en doutes pas. Mais après toi, ce que j'aime le mieux, ce sont les tiens, ta femme, un ange, une sainte dont tu fais une martyre; tes enfants, que j'ai vus tout petits, pas plus hauts que des bottes. Je veux te rendre à eux. Tu n'as qu'un pas à faire. Ils te recevront à bras ouverts. Hélène a eu le courage de garder son secret pour elle seule. Si elle était restée ici, il l'aurait étouffée. Elle est partie. Là-bas, l'air des champs, l'éloignement la remettront. Elle le croit du moins. C'est une malade qui se trouve mal sur un côté et se tourne de l'autre. Elle est donc bien entraînante, bien irrésistible, cette jeune personne qui fait de toi, l'homme fort, une girouette qui tourne, rien qu'en soufflant dessus? Elle a donc des qualités bien supérieures, bien transcendantes! --Je n'en sais rien. Je subis une hallucination. Toi, si tu la connaissais mieux, tu ne t'étonnerais pas de l'attrait qu'elle exerce sur ceux qui l'approchent! Et puis, que veux-tu? Tu l'as dit. Moi, je n'ai point vécu jusque-là! J'ai été enfermé dans ma terre du Val-Dieu, un couvent, aujourd'hui comme jadis, loin du monde. Je n'avais pas connu cet enivrement qui nous monte au cerveau en respirant ces fleurs du mal, éclatantes et vénéneuses qui ne poussent qu'à Paris. Que te dirai-je? Ce que j'éprouve ne s'explique pas. Je ne suis ni un imbécile ni un être autrement fait que les autres. Je suis comme tout le monde. J'y vois clair surtout quand la vérité me crève les yeux. Eh bien! malgré tout, malgré moi, en dépit de ma volonté, j'aime en la méprisant cette fille étrange. Je la hais presque pour le mal qu'involontairement peut-être elle me force à commettre, mais je ne peux pas m'en passer. Il me semble que quand elle n'est pas là, je perds la tête, que je deviens une brute incapable de tout travail, de toute volonté. C'est une obsession et je ne saurais m'y soustraire. Exorcise-moi, si tu peux, tu me rendras service; mais je t'en défierais bien; je suis possédé et me sens incapable de résistance. Quand je l'ai rencontrée au bras du duc, j'ai vu rouge, et, en dépit de la foule, j'ai commis une sottise irrémédiable qui pouvait me perdre, car d'un coup de poing je m'étonne de n'avoir pas assommé cet être sans vertu, cet avorton odieux, et peu s'en est fallu qu'il ne restât inanimé sur le carreau. C'était plus fort que moi. Tiens, si elle n'était pas revenue, je devenais fou. Ce matin elle m'a écrit une longue lettre; des mensonges, je n'en doute pas. Et pourtant cette lettre m'a fait plaisir et je suis comme ces vieillards qui aiment stupidement et qui, prenant leur maîtresse en flagrant délit, se jetteraient à ses genoux pour obtenir une excuse, une explication impossible mais qu'ils acceptent avec joie. C'est lâche, c'est bête, c'est déshonorant, mais c'est ainsi. Tu vois que je ne farde pas la vérité. N'essaye donc pas de me détromper puisque je ne veux pas l'être, pas encore. --Allons, dit Duvernet, tu es plus malade que je ne pensais et ta femme a bien fait de partir. Pauvre Hélène! XXXII L'ancien vendeur d'huîtres était retourné à sa villa du Val-Dieu, à la grande satisfaction d'Herminie qui tremblait de tous ses membres que les séductions de la capitale ne lui reprissent son captif. Le malheur de ces maîtresses devenues par une sorte de prescription trentenaire quasi légitimes, c'est que leur lien est si fragile qu'elles en redoutent à tout instant la rupture. Herminie ne fut rassurée qu'à l'heure où le jovial pêcheur à la ligne reprit ses habitudes, dans son désert, et se renferma de nouveau dans la régularité de sa vie de campagne, tout en regrettant parfois, à voix haute, les bonnes parties qu'il avait faites en compagnie de ses anciens complices, Courapied, Dubourdeau et Cadinet. Il apportait des nouvelles. Angèle était devenue une incomparable créature, mais elle se dérangeait. La tante, madame Pivent, était si faible qu'elle la laissait vivre à sa guise, en toute liberté, et Dieu sait comme on en usait. Si c'était une manière de mener les jeunes personnes! Méraud qui, en secret, était très épris de la beauté d'Angèle, et jaloux des heureux mortels qui avaient le don de lui plaire, ne tarissait pas en diatribes contre sa jolie cousine et son éducation. Mais en manière de conclusion, il arrivait toujours par un chemin ou un autre aux circonstances atténuantes en faveur de la mignonne pécheresse. Après tout, c'était Paris qui était coupable, ce misérable Paris où le luxe tentait les pauvres filles, par toutes les ouvertures des magasins de nouveautés, ces boutiques damnées où les femmes allaient ruiner leurs maris et s'entretenir dans la coquetterie et le gaspillage; où des vendeurs frisés, musqués, un tas de propres à rien, de «feignants» leur faisaient la bouche en cœur en dépliant les étoffes tentatrices avec des prix qui trompaient le monde, et des occasions qui n'en étaient pas, toujours des deux francs le mètre, avec quatre-vingt-quinze centimes qu'on ne voyait pas sur l'étiquette, ou il fallait chausser ses lunettes et regarder de près. Et les voleurs de bijoutiers aussi, ils étaient là, avec leurs vitrines pleines de boucles d'oreilles de diamants et de cailloux du Rhin. Les petites des ateliers s'y arrêtaient le soir sous le gaz qui flambait et elles se prenaient à désirer d'en avoir aux bras et aux doigts comme les filles qui sans travailler en portent qui ne leur coûtent guère. Autant d'araignées tapies derrière leurs toiles, ces brigands de boutiquiers. Oh! ce Paris! Il lui en voulait d'avoir dévoré--sans lui--cette petite Angèle si fraîche, si pimpante, si bien tournée. Ce n'était pas sa faute à cette enfant. Et toujours bonne fille! Il racontait à Herminie le duel qui avait eu lieu à Auteuil et dont il n'avait entendu que quelques mots échappés à Angèle, chez sa tante, dans l'effarement de la première heure. Le duc avait été blessé, un duc, ma bonne! Mais on ne savait pas le nom de son adversaire. Angèle n'avait pas voulu le nommer. Elle s'y était refusée obstinément. --Ça n'était pas des choses à dire; elle avait promis le secret. Un homme marié! C'était tout ce qu'on avait pu en arracher. Au Val-Dieu, les Chazolles étaient réinstallés à la grande joie de leurs voisins, mais le mari ne revenait toujours pas. Sa grandeur le retenait à Paris et les bonnes gens de son village étaient fiers d'avoir envoyé à la Chambre un ministre. On chantait ses louanges dans l'arrondissement. Ce n'était pas que les champs rapportassent deux récoltes au lieu d'une ou que les pommes de terre fussent moins sujettes à la maladie, mais c'est flatteur de se dire qu'on possède un ministre dans sa circonscription.--Éternuez!--Et l'arrondissement n'avait pas été favorisé jusque-là. Ses mandataires étaient d'un terne! Enfin, celui-là était au pinacle et ses électeurs triomphaient avec lui. Les cantons limitrophes étaient dans la joie. Tourouvre jubilait! Moulins préparait un banquet pour célébrer l'élévation de son candidat sur le pavois, Bazoches organisait un comice monstre. Et le héros de ces fêtes rurales ne se montrait point. Il fallait qu'il fût accablé de travaux pour ne pas se presser de jouir des félicitations qui l'attendaient. Il aurait passé pour un ingrat, oublieux de ses devoirs les plus sacrés, étranger aux plus simples lois de la reconnaissance, si Hélène ne s'était multipliée pour le remplacer. Pas de pauvre commune à laquelle elle n'envoyât ses offrandes, cinq cents francs pour la réparation d'une église, mille pour une école, trois cents pour la détresse imprévue d'une pauvre famille, six cents pour un chemin vicinal qu'on ouvrait sans ressources. Nul ne recourait à elle en vain, et on le savait. Quand sa bourse était vide, celle de son père s'ouvrait, et elle était inépuisable. Le vieil antiquaire était enchanté d'avoir un gendre dans le Cabinet, deux bientôt, car Denise préparait le trousseau pour son prochain mariage. Sa grande sœur l'aidait dans ce travail, qui met de douces larmes dans les yeux des jeunes filles et qui lui arrachait à elle des larmes amères. Chaque jour, Duvernet envoyait des bouquets superbes avec des lettres où il disait de ces choses que la plume d'un amant sait rendre si touchantes et qu'on relit vingt fois la nuit, dans un coin de l'alcôve, sous la clarté pâle de la lampe mystérieusement voilée. Il y avait toujours au bas un mot tendre pour Hélène avec une espérance énigmatique que Denise comprenait à demi. Chazolles écrivait peu, des lettres courtes, dans un style télégraphique, un style ministre, disait M. Châtenay, quand les fouilles de son camp romain lui donnaient des loisirs. Les terrassiers piochaient; on avait mis à nu des fondations considérables et des caveaux où on découvrait des débris curieux, si on veut, des ossements variés, des ustensiles domestiques, des vases en terre d'une forme entièrement primitive. Toutefois, rien de décisif. Mais un savant s'obstine aisément et le seigneur de Grandval était d'une ténacité à déterrer une ville entière pour y trouver un document de valeur, une urne funéraire d'une forme inconnue, une figuline ou une arme comme on n'en connaît pas. Hélène répondait à son mari des lettres de quatre pages pleines de détails sur les enfants, la ferme, le troupeau de moutons, la vacherie, les animaux de toute sorte, cette famille agricole à laquelle il était autrefois si attaché. Elle s'effaçait, ne parlant jamais d'elle et terminant par un baiser que les petites envoyaient à leur père. Souvent au-dessous de la signature, Marthe et Thérèse ajoutaient deux mots de tendresses, quelquefois un reproche: --C'est ennuyeux, père, que tu sois ministre. Quand reviendras-tu? On est si bien ici. Ce n'était pas le ministère qui retenait Maurice. Avec une extrême facilité, il s'était mis au courant de ses affaires. Le brillant élève du lycée s'était retrouvé. Il avait étudié à fond toutes les questions économiques intéressant la campagne dans son manoir du Val-Dieu. En quelques jours, ses chefs de bureau n'avaient eu rien à lui apprendre sur la routine de son administration. Le matin, il recevait tous ceux qui voulaient lui parler, les gagnant par son affabilité. Ensuite, il allait déjeuner avec Duvernet, et ne remettait plus les pieds au ministère. --A quoi bon? disait-il à son ami. Mon budget est à peine suffisant pour les dépenses traditionnelles. Les employés le dévorent comme une légion de rats, et il ne me reste à distribuer que de bonnes paroles. Il se rendait aux séances de la Chambre. Parfois il prenait la parole avec une logique et un bon sens écrasants. Il était concis et précis, deux rarissimes qualités. Il parlait, car il voulait qu'on vît son nom à l'_Officiel_. C'était une excuse pour l'abandon dans lequel il tenait les siens, et M. Châtenay pouvait s'écrier en brandissant son journal: --Hélène, encore un discours superbe de ton mari. Il fait son chemin, le gaillard! Ce n'était pas seulement dans la politique. Il ne s'en occupait qu'avec répugnance, haïssant les discussions oiseuses, les avidités de places, les courses au clocher de fonctionnaires se ruant les uns sur les autres. Duvernet lui-même commençait à se lasser de sa tâche. Après un mois de pouvoir, il était empêtré dans la glu des bureaux, comme les autres, harcelé par les milliers de subalternes inutiles, embarrassé par la multitude des rouages de la machine gouvernementale comme un plaideur dans le dédale de la procédure ou une armée par ses bagages. Il en avait assez de ces travailleurs qui arrivent à dix heures, taillent une plume, calligraphient cinq lignes à leur belle et s'en vont déjeuner pour rentrer à deux heures, tailler une seconde plume, lire un journal, écrire une seconde lettre à une autre belle, l'expédier par le municipal, remettre leurs papiers et leurs instruments de _travail_ en place, brosser leurs habits, en secouant la poussière des paperasses, et s'acheminer doucement, sur les quatre heures, vers les Champs-Élysées et le Bois, où ils étendent leurs abatis au bon soleil de la flânerie parisienne. Il n'essayait plus de faire le bien et de rien changer aux engrenages dans lesquels il se laminait à son tour; il se garait des sottises et des fautes, comme un cocher qui se tire à côté des ornières sans entreprendre de réparer le chemin. Entre deux visites, il écrivait des lettres interminables, pleines de sentiment et de désillusion de tout, excepté de l'amour pur dans lequel il voulait désormais cloîtrer sa vie. Il avait voulu tout connaître; il était désabusé. Quinze jours après son entrée aux affaires, il pria son ami, le préfet de police, de lui prêter un homme sûr pour une mission secrète. Ce préfet de police était un ancien magistrat sérieux, très sûr de relations, le Labadens aussi du chef du cabinet. Ils arrivent, comme cela, par fournées, les uns portant les autres. --Il s'agit du repos d'une famille, dit Duvernet. Rien de politique. Un secret à découvrir. Le lendemain vers dix heures, l'huissier passa une carte à l'Excellence. C'était celle du préfet avec un mot au crayon: «L'homme demandé.» Duvernet considéra avec curiosité l'agent choisi par son ancien camarade. Mise soignée, tournure de procureur, face rasée. Une cinquantaine d'années, infiniment de dignité. --C'est vous que l'on m'envoie? --Oui, Excellence. --Dites monsieur le ministre. --Je suis de l'ancienne police. C'est une habitude que j'ai conservée. --Il faut la perdre. Nous nous démocratisons. L'homme s'inclina. --Votre nom? --Pavie Melchior. --Pavie? Un nom de bataille perdue. --Je tâche de gagner les miennes. --J'ai un service à vous demander. --Dites des ordres à me donner, monsieur le ministre. --Non, un service à réclamer. Il est inutile de vous recommander la discrétion. --C'est professionnel. --Vous ne rendrez compte qu'à moi seul du résultat de vos démarches. Pavie s'inclina de nouveau. --Voici ce dont il s'agit. Un de mes amis est fou d'une jeune fille. Cette jeune fille l'entraîne à des fautes dont la principale est de délaisser une famille où, jusque-là, il a trouvé un bonheur parfait. Cette fille le trompe odieusement, mais pour ouvrir les yeux de cet aveugle, il faut l'éclairer avec une lumière éblouissante. Je tiens à connaître les faits et démarches de cette petite à laquelle, d'ailleurs, je ne souhaite aucun mal. On l'indemnisera. Elle n'aura pas à regretter le temps perdu. --Elle se nomme? --Angèle Méraud. --Elle demeure? --Je ne sais où. Vingt ans, blonde, taille moyenne, un modèle exquis de Parisienne. Figure ravissante, des toilettes d'un goût parfait. C'est la nièce d'une poissonnière des halles, riche, veuve, sans enfants, madame Event, Piment ou Pivent. Elle a un cousin en Normandie, dans l'Orne, près du Val-Dieu, une petite commune perdue. Il se nomme Méraud, comme elle. Voici les notes, avec le signalement. Cela suffit? --Oui, Excellence! --Je vous en prie, oubliez ce mot. Cela me changerait trop qu'on m'appelât monsieur quand je serai tombé sur le nez, comme mes prédécesseurs. --Monsieur le ministre est le premier qui m'ait fait cette observation. J'ai souvent été appelé pour affaires de confiance. --Vous allez agir? --Ce soir, je saurai où demeure cette jeune fille. Dans huit jours je vous indiquerai heure par heure l'emploi de son temps détaillé. Si monsieur le ministre souhaite un rapport plus prompt... --C'est inutile. Duvernet prit un rouleau de louis dans son secrétaire et le donna à l'agent qui le fit disparaître, avec un geste distingué, dans les gouffres de sa poche. --C'est comme dans les comédies, mon cher monsieur Pavie, dit Duvernet. La vie n'en est-elle pas une! Allez. --Monsieur le ministre peut compter sur mon zèle. Il sera satisfait. Il s'inclina très bas et disparut. --Je ne sais pas où ce mime a fait ses études, pensa Duvernet, mais pendant qu'il me parlait, il a changé trois fois de figure, aussi vite que d'autres changent d'opinion. Très fort. Il se frotta les mains. Allons, cette petite Angèle n'avait qu'à se bien tenir. Elle avait contre elle le gouvernement et la police. Ah! si on savait parfois ce que les cavaliers du ministère portent au galop, dans leurs portefeuilles de cuir, au risque de se rompre le cou, en brûlant le pavé! Des messages ministériels! O Juvénal, où est ton stylet! XXXIII Quand une femme, douée de toutes les séductions, belle de cette beauté qui attire, énerve, tentatrice et splendide, veut exalter la passion d'un homme à l'imagination jeune encore, dans la force culminante de la vie; lorsqu'elle a pour armes l'expérience de la faiblesse des autres, la conscience de l'aveuglement incurable des amants, de leur lâcheté, de leurs colères soudainement écloses et plus vite éteintes sous une pluie de larmes savantes, elle est terriblement dangereuse, et, à moins d'être blasé comme Duvernet par vingt ans d'études sur le vif, usé comme le baron Germain par les abus du plaisir à outrance, infatué de sa personne comme le duc de Charnay, et incapable d'éprouver plus de sensations qu'un coffre-fort inerte, sottement bondé d'écus et de liasses de billets volés, comme le jeune Abraham Saller, la victime de cette femme, après s'être endormie sous les fleurs dont elle l'accable, se laisse mener au sacrifice sans songer à rien, sinon à la douceur de la main qui la conduit. Depuis le soir où Angèle était revenue à la rue du Colisée, Chazolles était plongé dans une extase amoureuse qu'elle prolongeait à l'aide des ressources de son esprit et surtout par la toute-puissance de sa printanière beauté. Pendant la première entrevue, elle s'était montrée humble, soumise, passionnée, repentante. Elle avait pleuré de vraies larmes. --T'exposer à te faire tuer pour moi! Est-ce que j'en vaux la peine? Je ne me le pardonnerai jamais. Et pour une folie, un caprice, le besoin de poser, de faire enrager les autres femmes. Tu ne comprends pas ces choses-là, toi! Est-ce que je l'aime, ce duc de Charnay? Pas du tout! Ce n'est pourtant pas faute qu'il ne me fasse la cour, car voilà des semaines qu'il s'acharne après moi. Il était là, tout prêt, chez mon amie que j'allais voir à la rue de Londres. Il m'a offert de me conduire dans sa voiture avec elle, tu entends! avec elle. Au pesage, elle nous quitte un instant; elle venait de rencontrer une de ses connaissances qui l'a emmenée dans les tribunes. Moi, je suis restée avec le duc, tout naturellement. Je n'allais pas le planter là comme une ordure! Tu arrives! Tu ne veux rien entendre. Tu te précipites sur ce pauvre Charnay, un être qui n'a que du sirop dans les veines, et tu l'envoies culbuter à quinze pas. Tableau! Comme tu t'emportes! Moi, j'ai eu peur et encore plus de honte! Je me suis sauvée. Et pourtant j'étais bien heureuse! Elle grimpait sur les genoux de Chazolles qui l'écoutait attentivement, les dents serrées, ne sachant que croire dans ce flot de paroles. Elle l'enlaçait de ses bras potelés et roses sortant de ses manches courtes. --Comme j'aurais été fière d'être à ton bras, de me promener dans les groupes en disant: Vous voyez bien ce grand garçon-là, c'est mon amant; il m'appartient, au lieu de ce criquet de Charnay! Mais tu ne veux pas sortir avec moi. Je ne suis pas assez grande dame! Tu me trouves laide peut-être, indigne de toi, surtout depuis que tu es devenu M. le ministre! Il faut donc bien que j'aie recours aux autres, car c'est ennuyeux à la fin d'errer toute seule dans le monde comme une âme en peine, comme une pauvre petite abandonnée que je suis! Et tu te fâches! Est-ce raisonnable? Voyons! parle! Elle s'engageait dans des demi-confidences sur son passé, risquant des aveux pleins de ténèbres. --Tu ne sais pas ce que c'est que l'isolement dans cette fourmilière de Paris, car c'est être seule que de se voir forcée de passer ses journées près d'une fenêtre, à la rue du Cygne, en attendant que sa tante ait vendu sa marchandise. Tu ne connais pas la rue du Cygne? Un joli trou. Rien que des petits camions chargés de légumes qui circulent tout le temps et des voitures à bras pleines de moules ou de poissons de quatre sous. C'est bon à voir une heure, mais une semaine seulement, c'est impossible. On a voulu me marier. Me vois-tu la femme d'un jardinier de Clamart ou d'un marchand de beurre, même en gros, rue Coquillère. C'était pourtant ce que j'aurais trouvé! Pas mieux! J'aimerais autant être morte. Je ne sais pas pourquoi. Ils ne sont pas pires que d'autres; peut-être même qu'ils valent des notaires ou des avoués, mais le cœur ne m'en dirait pas! Toi, quand je t'ai vu, tu m'as plu tout de suite. Ah! tu es mieux que tous. Tu ressembles à d'Artagnan, et les yeux doux, tout vifs qu'ils sont. J'ai bien compris aussi que je ne te déplaisais pas. Tu t'es retourné dix fois dans ton allée pour regarder si je restais à la fenêtre. Est-ce que les femmes se trompent à ces choses-là? Je devais partir le lendemain; mais c'était fini. Je ne pensais plus à m'en aller. Est-ce que tu as eu besoin de me prier? Je suis allée te chercher à ta porte et j'ai fait tout ce que tu as voulu. Je me serais coulée dans un terrier de lapin pour te plaire. Chazolles, s'abandonnant au charme, écoutait cette musique avec ravissement. Ce soir-là, Angèle était arrivée à son appartement longtemps avant lui. Elle avait fait pour cette entrevue décisive, où elle voulait obtenir son pardon et consolider son pouvoir en en mesurant l'étendue, une de ces toilettes que, seule, une de ces fées de l'amour sait imaginer. Elle était à moitié déshabillée dans un peignoir de satin rose, garni de nœuds de malines. Son cou ferme et blanc, où de petites veines bleues couraient sous la peau lactée, sa gorge de vierge, attiraient le regard de Chazolles et le retenaient en y allumant tous les feux du désir. Des bas de soie mince, au point d'être transparente, se collaient aux jambes, dessinant les attaches fines; le pied cambré sortait à demi de petites mules qui ne le cachaient pas. Ses cheveux en désordre, un désordre calculé, se répandaient en ondes dorées sur la nuque, et des parfums de violette et d'héliotrope s'en échappaient. Les yeux nacrés lançaient des flammes puis se fermant à demi semblaient mourir pendant que les lèvres entr'ouvertes s'offraient aux baisers. C'était bien la tentation vivante, idéale, irrésistible, que les ascètes les plus sévères ont connue dans leurs rêves, quand les démons leur soufflaient, au fond des cellules, les désirs combattus en vain des voluptés terrestres. Peu à peu, elle se serrait avec plus d'abandon auprès de lui, à mesure qu'elle sentait sa colère se détendre et les mains de Maurice chercher les siennes. --Et quand j'aurais eu des amis avant toi, reprit-elle, quand j'aurais écouté ces paroles trompeuses des désœuvrés qui courent après nous et nous persécutent de leurs offres et de leurs fourberies, où serait le mal? Est-ce que je ne suis pas à toi tout entière? Est-ce que je te demande compte de ce que tu as fait? Oh! ces jaloux qui ne sont pas contents de ce qu'on leur apporte, cherchent dans le passé des sujets de reproches et n'estiment rien ce qu'on leur donne s'ils supposent que d'autres ont pu l'avoir avant eux! Est-ce qu'un louis vaut moins parce qu'il sort de la poche d'un voisin? Est-ce que je suis jalouse des femmes qui t'ont aimé et que je ne veux pas connaître? Tout ce que je peux te jurer, tout ce qu'il t'importe de savoir, c'est que je n'aime que toi, que les hommes me paraissent petits, laids, mesquins et ridicules; que seul tu me remues l'âme et que s'il fallait renoncer à toi, je préférerais me jeter du haut du pont des Arts dans la Seine, même un de ces soirs où il pleut de la neige fondue, dans l'eau noire qui roule des glaçons. Et cependant rien que d'y penser, j'en ai le frisson! Brrr! --C'est bien vrai, ce que tu me dis là? fit tout à coup Chazolles. --Si c'est vrai! crois-tu par hasard que ce soit pour ton argent que me voilà ce soir? Crois-tu que j'y tienne à ton argent? Que j'en aie besoin? Tu m'en donnes trop; je ne sais qu'en faire. Tu m'as apporté des titres de rentes qui me font riche. Les veux-tu? Ils m'embarrassent. J'y tiens si peu que je les jetterais au feu, si tu pensais que c'est pour eux que j'essaie de te convaincre. Ah! l'argent, c'est lui qui m'est égal, par exemple. Je le foule aux pieds, l'argent; je le jette par les fenêtres, l'argent! Il ne me colle pas aux doigts. J'aurai bien assez de celui de ma tante Pivent, si je vieillis. Mais je mourrai jeune. J'ai consulté une somnambule qui m'a prédit une fin tragique, dans la fleur de l'âge. Elle s'est servie de ce mot. Et j'y crois, à sa prédiction. Je ne tiens donc pas aux économies. Non, je t'aime pour toi, parce que tu vaux mieux que les autres, tout brutal que tu es. Si tu savais comme ils sont mesquins, ladres, idiots, tu comprendrais qu'une femme préfère être battue par toi plutôt que cajolée par eux. Je n'ai rien aimé avant toi, je te le jure, rien, je te dis. Mais toi, tu ne m'aimes pas. Tu me l'as dit, mais tu ne le pensais pas. J'étais un jouet et rien de plus. Et maintenant tu en as assez. Avoue-le et je m'en vais, et je n'emporterai rien d'ici, pas même un bijou, pas une robe, pas un liard. Non, monsieur! Je veux de vous tout ou rien. Choisissez. Elle s'était posée devant lui, droite, frémissante, plongeant ses yeux dans ceux de Maurice qui avait relevé la tête. --Eh bien! effaçons le passé! dit-il. Je ne te demande rien; je n'en veux rien connaître. Mais, si tu es sincère, promets-moi... --D'être fidèle? Des bêtises? Celles qui le promettent ne le tiennent pas. --Jure-le! --Tu le veux? --Oui, ou bien... --Achevez, monsieur! --Ou bien je ne réponds plus de moi, non, sur ma parole! --Et que ferais-tu donc? --Je ne sais pas. Je justifierais la prédiction de ta somnambule. --Tu me tuerais, toi? --Pourquoi pas? --Tu ferais cela? --Peut-être. --Alors tu veux donc que je le croie? Tu m'aimes? Il étendit les bras, électrisé par les rayons qui s'échappaient des yeux d'Angèle, et l'attirant contre lui, il la serra à l'étouffer. --Si je t'aime! dit-il. Peux-tu en douter? Oui je t'aime ardemment; je te veux, mais à moi seul. Je suis jaloux, atrocement jaloux de ceux qui te regardent, qui te touchent, qui te parlent. Je suis jaloux de la fille qui te sert et du lit où tu dors, de tout ce qui t'approche! J'oublie pour toi le monde entier, mais ne te fais pas un jeu de me torturer le cœur. Ne me condamne pas à des bassesses, à me ravaler par des démarches qui m'humilient, des espionnages qui m'avilissent. A dater de cette minute, je ne tournerai pas la tête en arrière; tu as raison, le passé n'est rien, le présent tout. Comprends-moi donc; il ne me reste que toi. C'est à peine si j'ai une famille. C'est à cause de toi que je l'ai froissée et qu'un jour elle s'est éloignée et sans retour. Il y a des injures qu'une femme n'oublie pas et ne peut pardonner. Si je t'aime! Oui, je suis assez fou pour t'adorer; je ne sais pas ce que tu as dans les yeux, mais je voudrais t'oublier et je ne peux pas! Elle s'était jetée sur lui, le prenant par le cou, l'enlaçant dans ses bras, le couvrant de baisers, à demi-pâmée, et s'abandonnant comme une bacchante ivre. --Ah! lui dit-elle, pourquoi ne m'as-tu pas toujours parlé ainsi? Tue-moi si tu veux. J'aurai donc été aimée une heure dans ma vie comme je le voulais! Elle était sincère. Les paroles de Chazolles l'avaient remuée jusque dans ses fibres les plus secrètes. Elle sentait qu'il ne jouait pas la comédie, que son irritation s'était fondue à l'ardeur de ses caresses, et que la passion qu'elle lui inspirait était assez forte pour lui arracher le pardon d'une tromperie dont il n'était pas la dupe. Mais elle était de celles dont les nerfs ont des crises rapprochées et changeantes. Au bout de trois jours, cette exaltation tomba; l'ennui et le désœuvrement la reprirent et bientôt, tout en entourant son amant de l'atmosphère tiède de son amour, elle recommença le train ordinaire de sa vie, ses visites à la rue de Londres, consola le duc de Charnay de sa mésaventure, promit au baron Germain tout ce qu'il voulut, et ne fit plus que de courtes apparitions à la rue du Cygne. Seulement chaque soir, Chazolles à l'heure convenue la trouvait dans son boudoir, pelotonnée comme une chatte sur sa chaise longue, un roman à la main, ou sommeillant dans la chaleur lourde de Paris qui brûlait au soleil de juillet. XXXIV Il y avait réception au ministère de l'intérieur; c'était fête dans les salons de l'hôtel Beauvau; Chazolles n'avait pu se dispenser d'assister son ami en cette occurrence. Le ministère entier s'épanouissait autour de son chef. Tout le monde officiel était là. Du reste, Duvernet était dans la lune de miel d'un pouvoir frais encore. Il n'avait pas d'adversaires visibles. On n'abat pas une maison le jour où les maçons viennent d'y planter leur drapeau. Il faut du temps à toute besogne. Peu à peu les tarets se glissent dans les charpentes, les rats creusent leurs galeries sous les tentures, les cours d'eau souterrains minent les fondations, les infiltrations des toits pourrissent les murailles et l'édifice s'écroule dans les catacombes qui cèdent ou sur la place publique au risque d'écraser les passants. Le cabinet Duvernet n'en était pas là. Il se tenait ferme sur ses bases, jusqu'à nouvel ordre. Les tarets et les rats parlementaires ne s'étaient pas mis en campagne. Ils se recueillaient en cherchant des fissures. Chazolles promenait dans les salons sa mine ennuyée en étouffant un bâillement. La veille il avait été retenu fort tard au ministère par un dîner qu'il offrait, en garçon, à ses collègues. Lorsqu'il était arrivé à la rue du Colisée, madame Adrien lui avait appris qu'Angèle, sortie dans l'après-midi, n'était pas de retour. Il l'avait attendue et elle n'était rentrée que vers une heure du matin, les cheveux en désordre, lasse et maussade. Il ne l'avait pas questionnée, car les scènes de jalousie trop souvent renouvelées depuis quelques jours lui faisaient horreur. Mais elle était allée au-devant d'une explication. Sa tante avait du monde, par extraordinaire; ses amis de Clamart. On l'avait gardée de force, malgré sa résistance. Elle était très fâchée d'abord de cette exigence mais, ensuite, elle avait pensé que M. le ministre--il y avait une pointe de moquerie dans la façon dont elle prononçait ce mot--retenu par ses graves affaires ne rentrerait que fort tard ou peut-être pas du tout. La vérité, c'est qu'elle avait passé la soirée au Chat Noir. Il lui revenait par bouffées des envies de ses escapades d'autrefois, une nostalgie de cette atmosphère de fumée épaisse, d'odeurs de caporal, de bière ou de whisky, un besoin de ce bruit de bocks, de dominos remués sur les tables de marbre, de discussions transcendantes et embrouillées sur l'esthétique et la philosophie, sur les poètes et les prosateurs de tous les temps et de tous les pays, et de querelles, en argot échevelé, d'impressionnistes à classiques, des adeptes de l'école et des élèves de la simple nature. Son apparition dans cette taverne pleine, à tout prendre, de jeunesse, de gaieté et d'esprit, parmi les rapins arrivés ou en chemin et les poètes en herbe ou déjà parvenus, produisait toujours son effet. On l'acclamait comme la déesse de la forme, le parangon des perfections féminines. Elle venait d'obtenir son triomphe. On ne l'avait pas élevée sur un pavois, mais bien sur un guéridon, au milieu de la brasserie, et un jeune lui avait récité un sonnet, langoureux et dithyrambique au début, mais qui finissait, selon la poétique nouvelle, sur une chute des plus naturalistes. Le sonnet avait été vigoureusement applaudi, et l'héroïne n'était parvenue à s'échapper que fort tard, très inquiète, et craignant d'être devancée chez elle par le ministre. Son explication achevée, elle passa dans son cabinet de toilette et jeta à la hâte sa robe dans le fond d'une armoire, car elle était imprégnée d'un parfum qui trahissait le milieu d'où elle sortait. Il est vrai qu'elle pouvait le rejeter sur les maraîchers de Clamart. Au fond, elle était lasse de la surveillance à laquelle elle se sentait soumise. Elle avait soif de liberté. Habituée à traiter le jeune Abraham Saller avec un dédain marqué et le duc de Charnay lui-même sans façon, elle regrettait les droits qu'elle avait laissé prendre à Chazolles. Sa flamme était déjà tombée, comme celle d'un foyer où le bois manque, sauf à renaître de ses cendres et à ressusciter tout à coup sans raison. Certainement, elle avait un faible pour son amant ténébreux, ou plutôt elle était sans force devant lui. Sous le feu de ses grands yeux noirs, elle palpitait comme une colombe fascinée par le vol circulaire d'un milan, mais elle était faite pour ne supporter aucune gêne, nulle contrainte; ce qu'elle s'en imposait pour mentir, pour déguiser à Maurice ses aventures, lui pesait horriblement. En son absence, elle éprouvait des rages d'émancipation; elle se disait avec un petit air crâne en posant devant les glaces, qu'elle aimait bien Chazolles, mais, qu'après tout, il y avait encore un bien plus précieux que cet être jaloux et soupçonneux: l'indépendance. Présent il redevenait le maître; absent, elle jetait son bonnet par dessus les toits, avec des gamineries mutines de gavroche faubourien. Dans quelle rage elle serait entrée, la veille, si dans un coin du Chat Noir, elle avait aperçu un homme attablé en face d'une demi-douzaine de bocks vides et l'étudiant avidement. A ses cheveux courts, à son visage glabre enfariné de poudre, à sa mise râpée, on pouvait le prendre pour un cabotin de province en quête d'engagement. Physionomie honnête d'ailleurs, très incolore et qui ne devait porter ombrage à personne. Cet homme était entré avec elle; lorsqu'elle sortit, il se leva sans bruit et se mit à sa suite, sans affectation, à distance. Il ne l'avait quittée qu'au moment où la porte cochère de la rue du Colisée se refermait sur elle. Un grand garçon, le poète lyrique qui avait déclamé des vers en son honneur, l'avait escortée jusqu'au faubourg Saint-Honoré. Ils marchaient familièrement bras dessus, bras dessous et Dieu me pardonne! elle l'avait embrassé sans façon, en se séparant de lui. Le cabotin en disponibilité avait même entendu distinctement ces mots qu'il avait transcrits avec soin sur son carnet, un instant après, à la lueur d'un bec de gaz: --Pas ce soir, impossible! A bientôt. Le lendemain Chazolles était moins libre encore que la veille. Les honneurs lui semblaient lourds. Il aurait cédé son portefeuille pour rien au premier venu. Dîners, réceptions, saluts humbles des solliciteurs, compliments, coups d'encensoir lui donnaient sur les nerfs. Il lui était resté de la nuit une vague inquiétude. Il avait peur comme un locataire qui habite une maison dont les poutres craquent et s'affaissent. Angèle en le quittant avait eu un sourire frondeur: --Amusez-vous bien, monsieur le ministre! On aurait dit, quand elle se penchait sur la balustrade de l'escalier, pour le voir plus loin, d'un oiseau sur une branche, prêt à prendre sa volée. En effet, à sept heures, au moment où les portes de la magnifique salle à manger de l'hôtel Beauvau s'ouvraient à deux battants pour les invités de M. le président du conseil, une victoria stoppait à la porte du célèbre restaurant de la place de la Madeleine, au coin de la rue Royale, en face du grand escalier qui conduit aux splendides salons du premier étage. Le baron Germain en descendit plus courbé en deux, plus cassé qu'à l'ordinaire. On aurait juré d'un vieillard de soixante-dix ans, à sa démarche. La figure restait plus jeune que le reste, grâce aux ressources de la science et à l'art consommé avec lequel le vieux beau réparait les dégâts et les avaries du temps sur sa personne. Il dit quelques mots à son cocher et la victoria disparut du côté du boulevard Malesherbes. Cinq minutes après, une fenêtre s'ouvrit au premier, laissant entrevoir le lustre élégant qui tombait du plafond d'un cabinet particulier, très doré, avec un ciel et des amours joufflus, et le baron vint s'accouder à l'appui de cette fenêtre. Si les passants avaient pu comprendre sa pensée, ils auraient su qu'il pestait contre les femmes en général qui sont rarement exactes et se font trop attendre. Ils auraient su encore qu'il était travaillé d'une anxiété poignante, car jusque-là, soit hasard, soit mauvais vouloir, ses batteries avaient échoué devant la place qu'il attaquait. Sous divers prétextes, Angèle, pour laquelle il s'était épris d'une de ces vives passions de blasé qui ont la durée d'un feu de paille, avait manqué à la parole donnée. Il se répétait avec une visible surexcitation: --Viendra-t-elle? Elle l'avait promis. Par malheur, elle devait se souvenir de sa promesse. Un fiacre, un simple fiacre fermé s'arrêta à la place laissée vide par la voiture du baron, pendant qu'une victoria de l'Urbaine arrivait à sa suite et faisait halte de l'autre côté de la chaussée. Une jeune femme sauta du fiacre et se glissa comme une ombre dans le grand escalier du restaurant avec un froufrou de satin sur les moelleux tapis dont il est garni. A sa vue, les lèvres du baron s'agitèrent dans une expression papelarde et gourmande et il disparut derrière la fenêtre qui se referma. Dans l'Urbaine se prélassait un monsieur d'une cinquantaine d'années, d'aspect grave, avec des favoris blonds, d'une mise correcte. Sa course était terminée, sans doute, car il consulta sa montre, solda le cocher et alla s'asseoir à la porte du café où il se fit servir un madère. Sur son carnet il nota quelques mots: «Chez Durand à sept heures trente-cinq, baron Germain des finances. Cabinet. Attendue.» Et comme on peut être de la police secrète et dîner dans un restaurant de grand style, et qu'après tout le poste d'observation serait plus sûr et moins fatigant à l'intérieur qu'à l'extérieur, il entra dans les salles du rez-de-chaussée et s'assit à une table isolée en face de l'escalier intérieur qui conduit aux cabinets. Melchior Pavie se trouvait là dans la meilleure société et il faut reconnaître à sa louange qu'il y tenait fort bien sa place. Tenue très distinguée, l'air d'un pur gentleman, cheveux blonds que la poudre argentait, mains soignées, il était méconnaissable et l'observateur le plus fin n'aurait pas deviné en lui le comique de province du Chat Noir. Il étudia avec patience la carte pour gagner du temps et se commanda des huîtres, un potage, une sole normande et du bordeaux. Puis il se plongea dans la lecture d'un journal du soir, sous lequel il se dissimula. De son poste, il dominait les deux sorties: Celle du grand escalier donnant sur la place de la Madeleine, à l'extérieur. Celle de l'escalier intérieur par où une femme en rupture de contrat peut dissimuler sa sortie. La position stratégique était donc admirablement choisie. Mais Melchior Pavie l'avait dit à Son Excellence: Il aimait à gagner ses batailles. Près de deux heures s'écoulèrent. Le baron n'avait pas reparu et l'agent était à bout d'expédients pour prolonger son séjour dans le restaurant que peu à peu les clients avaient déserté. Il avait entassé l'entremets sur le rôti; la glace sur l'entremets et les fraises sur le chester. Le café absorbé, il avait allumé un cigare de la Havane, et demandé son addition, par pudeur, quand tout à coup un garçon très ému se précipita par l'escalier intérieur en s'écriant d'une voix étouffée: Un médecin! C'était un coup du sort. Melchior se précipita au-devant du garçon. --Qu'y a-t-il? --Monsieur est médecin? --Le docteur Pavie. Le garçon s'inclina. Ce nom de Pavie ne jouit pas dans la Faculté d'une célébrité comparable à celle des Récamier ou des Trousseau, mais en un danger pressant, on ne discute pas ces valeurs. Au surplus, l'homme était d'une respectabilité parfaite, selon les apparences. Les barbiers de village et les charlatans de foire ne s'attablent pas chez Durand. --C'est dans un cabinet, dit le garçon. Venez, monsieur. L'agent ne se fit pas prier. Un spectacle effrayant s'offrit à ses yeux. Angèle, à demi défaite, les cheveux en désordre, le corsage ouvert, les bras nus, était à genoux sur le tapis de Smyrne, aux tons éteints, de ce délicieux réduit du plaisir. Au pied du canapé garni de satin marron comme les chaises dont l'une était renversée près de la table couverte encore d'argenterie et de cristaux, gisait inanimé le corps, bientôt le cadavre du baron. A l'aspect de l'homme de l'art, Angèle se redressa. --Sauvez-le, monsieur, cria-t-elle. C'est horrible. En effet, c'était affreux. Le viveur débraillé, haletait sous une mortelle attaque d'apoplexie foudroyante. Ses yeux sanglants n'y voyaient plus. Dans la convulsion de l'agonie, il étendait au hasard ses mains qui battaient l'air. Melchior Pavie en savait assez. --Qu'on coure chez un de mes confrères, ordonna-t-il, mais ce sera inutile. Rien à faire. Le baron eut un répit assez court que la mort lui accorda. Il rouvrit les yeux, les promena autour de lui, et, à l'aspect de ces meubles soyeux, des dorures et du plafond bleu, il parut éprouver une impression fugitive de bien-être. Ses lèvres, dans une grimace de satyre, sollicitèrent un suprême baiser de la belle fille penchée sur lui et on entendit ces mots saccadés et à peine articulés sortir de sa bouche: --Bon, mourir ici! Adorable! Champagne! Lèvres rouges! Des yeux! Viens! Une dernière convulsion le secoua et il demeura immobile, abattu sur le tapis comme s'il avait été frappé d'un coup de massue. C'était fini. Angèle poussa un cri. --Il est mort, dit Melchior Pavie. Les secours de la science lui sont inutiles. Le docteur Crestey, un voisin, très estimé de tous, qu'on venait de prévenir, arrivait à la hâte. Il ne put que constater le décès. --La fin du régent, dit-il. Il n'y avait donc pas matière à discussion entre ces deux médecins, le faux et le vrai. Angèle, effarée, allait passer dans un appartement voisin, lorsque l'agent l'arrêta. --Madame, dit-il, voulez-vous nous donner l'adresse du défunt? --Sans doute, dit-elle: le baron Germain, 37, rue du Colisée. Elle se rajusta rapidement, mit au hasard son chapeau et s'enfuit par le grand escalier, sans qu'on songeât à la retenir. Melchior Pavie n'avait pas besoin de son nom pour la connaître. Il descendit lui-même dans la salle du rez-de-chaussée, solda son addition qui était aussi considérable que son dîner et disparut à son tour. Cette mort étrange, qui rappelait en effet celle du régent dans une imprudente orgie avec la duchesse de Phalaris, fut commentée le lendemain par les journaux du matin. Le baron Germain était un des jouisseurs les plus connus de Paris. Son opinion faisait autorité en matière de plaisirs mondains, comme celle de Wolff au Salon, de Sarcey ou de Vitu au théâtre. Il était de toutes les soirées, de toutes les petites fêtes du high life, et l'un des arbitres choisis sur les questions de point d'honneur. On rechercha quelle était sa compagne de cabinet; il ne fut pas difficile de l'apprendre à son cercle où, entre intimes, il s'était laissé aller à des indiscrétions fort excusables, étant donnée la légèreté des mœurs de mademoiselle Méraud. Les reporters, à l'affût des scandales, ne se gênèrent pas pour la désigner en toutes lettres, ou du moins à l'aide d'indications et d'initiales transparentes. Angèle, au sortir du restaurant, se rendit droit à la rue du Colisée. Elle avait perdu la tête. En entrant chez elle, elle trouva sa femme de chambre Michelle, qui dormait sur un divan dans le vestibule. La Flamande fut étonnée de l'effarement de la jeune fille. --Bon Dieu! madame, lui dit-elle dans sa langue spéciale, que vous êtes pâle! --Oui. Tu trouves? --Madame est blanche comme un linge. --C'est l'émotion. --L'émotion? Il vous est arrivé un accident? Angèle vit qu'elle se trahissait. --Non, pas à moi, fit-elle. Je revenais à pied; l'omnibus a écrasé un fiacre qu'il a accroché. Des cris terribles! J'ai eu une peur! Prépare-moi un verre d'eau! Je vais me coucher. Je ne me sens pas bien. La Flamande obéit. Angèle se laissa tomber sur un fauteuil. --Qu'arrivera-t-il de tout ceci? pensa-t-elle. Pas de chance! Quelle horreur! Elle tremblait de tous ses membres. Comme elle se déshabillait, le bruit d'une voiture qui s'arrêtait à la porte la fit tressaillir. Elle ouvrit une fenêtre sur la rue et se pencha pour voir. C'était le baron que les garçons du restaurant ramenaient à son domicile. En un instant, toute la maison fut sur pied. --Madame, cria la Flamande, c'est le monsieur de l'entresol qui est mort. La tête du baron, livide à la lueur du gaz, ballottait à droite et à gauche entre les bras des porteurs. Angèle poussa brusquement la fenêtre et s'enfonça dans sa chambre. --Couche-moi, dit-elle à Michelle. J'ai la fièvre. Elle se mit au lit. Ses dents claquaient. Elle se représentait cette scène dont elle avait été l'actrice. La gaieté du baron au début du dîner, ses plaisanteries sur les maris trompés; plus tard ses ardeurs de vieux faune; les odieuses caresses qu'elle avait subies, et tout d'un coup, cet amant écroulé, murmurant des paroles incohérentes et s'affaissant sur le parquet, hideux, paralysé, les yeux hagards et l'écume aux lèvres. Et elle était là, presque nue, muette de saisissement et frappée de stupeur, dans la honte de sa situation à la fois horrible et grotesque. Elle n'avait eu que le temps de se rhabiller et de sonner les domestiques. Elle voyait toujours l'œil vitreux du mort qui la suivait, de quelque côté qu'elle se tournât. --Ne me quitte pas, Michelle, dit-elle. Fais un lit pour toi. J'ai peur. Cet homme m'épouvante. Il lui en venait des sueurs froides au front. Et c'était pour ce Priape édenté qu'elle trompait son mousquetaire, comme elle appelait Chazolles. La grosse Flamande essaya de la rassurer. --Ce n'est pas votre faute s'il est trépassé, dit-elle. Vous ne l'avez pas tué, n'est-ce pas? Elle souriait. Ce n'est pas un mort de plus ou de moins dans la maison qui lui aurait troublé le cerveau à ce point. Elle avait une autre force de caractère! --Ne vous inquiétez pas, fit-elle. Je dormirai bien sur la chaise longue. Les nuits ne sont pas froides. Vers onze heures et demie, Chazolles arriva. Il avait quitté la fête de son ami à son plus beau moment, alors que deux élégantes pensionnaires de la Comédie-Française récitaient les vers soporifiques d'un auteur plus célèbre que de raison. En deux mots la concierge le mit au courant de ce qui se passait. Mais c'est à peine s'il prêta quelqu'attention à l'accident de son locataire de l'entresol. Le baron était mort. C'était un malheur qui arrive à tout le monde. Un peu plus tôt, un peu plus tard, il faut en venir là. Il était tombé sur la brèche, sans souffrir. C'était une chance au-dessus de ses mérites. Il aurait pu s'en aller à la suite de mois entiers de tortures, comme tant d'autres. Et il ne l'avait pas volé. Un vieux garçon qui avait troublé tant de ménages et dont la chronique scandaleuse s'occupait depuis vingt ans! Il n'avait pas à se plaindre et méritait mieux. Ce fut l'oraison funèbre de ce viveur émérite. Chazolles ne s'intéressait plus qu'à un être au monde. Angèle seule avait le privilège de l'occuper et elle l'occupait trop, car il en était réduit à souffrir les piqûres d'aiguille, les coups d'épée, toutes les douleurs lancinantes de la crainte et de la jalousie. --Où est-elle? dit-il à madame Adrien en coupant court à ses doléances sur le baron. --Mademoiselle Angèle? --Sans doute. De qui voulez-vous que je vous parle? --Pardon. Je ne sais où j'ai la tête. Elle est rentrée. --Quand? --A neuf heures environ. --D'où venait-elle? --Je l'ignore. Vous savez bien que ce n'est pas à moi qu'elle conte ses affaires. Chazolles n'en écouta pas davantage. Il courut à l'appartement de sa maîtresse. Lorsque la Flamande l'introduisit, elle lui dit: --Madame est malade. --Depuis quand? demanda vivement Chazolles. --Depuis son retour. Le châtelain du Val-Dieu en deux pas fut au chevet de sa maîtresse. --Qu'as-tu donc? lui dit-il. --Rien! une émotion. --A quel propos? --Une peur dans la rue! un accident d'omnibus, et ce mort que j'ai vu si vivant, il y a deux ou trois jours. --Le baron Germain? --Oui; tu sais bien. Je le rencontrais quelquefois dans l'escalier ou le vestibule. Il était très poli, ce pauvre homme! Il me parlait toujours. --Il avait ses vues, murmura Chazolles. Un viveur! --Qu'est-ce que tu dis? --Je dis un viveur. C'est leur métier d'être polis avec les jolies femmes. Tu souffres? --Beaucoup; mais ce ne sera rien. L'affaire de la nuit. --Veux-tu que je reste auprès de toi? Elle le repoussa avec un geste caressant. --Non, va-t'en, fit-elle. Je t'en prie. J'ai besoin d'être seule. --Je te veillerai. --Non, je ne veux pas. Je garde Michelle. Va-t'en! Elle y mit tant d'insistance avec des câlineries adorables et des regards noyés, que Chazolles, mécontent, se disposa à sortir. Au moment où il allait la quitter, elle lui passa ses deux bras autour du cou et lui dit: --Que fais-tu demain? --Je vais à Nevers. --Pourquoi? --Présider un banquet de comice. Cela rentre dans mes attributions. Pense donc! un ministre de l'agriculture. --Et quand reviens-tu? --Après-demain matin. --Ton ami Duvernet, est-ce qu'il t'accompagne? --Non! Il tient entre ses mains les destinées de la France pour le moment. Il ne les expose pas sur le P.-L.-M. C'est à moi la corvée! D'ailleurs, sans les comices et les concours hippiques ou de bestiaux gras, je ne vois pas à quoi je serais utile. Il ajouta en poussant un soupir désespéré: --Encore un jour sans te voir! Et avec un geste tragique: --Et tu me renvoies? --Il le faut, dit-elle nettement. J'ai la fièvre. A ton retour je t'attendrai. --Et tu m'aimes? --Tu le demandes? --Et tu n'aimes que moi, que moi seul? --Je te le jure. Il colla ses lèvres à celles de la jeune fille qui lui dit en lui serrant la main: --Adieu! Maintenant, je me sens déjà mieux. Je vais dormir. Bonne nuit. Une heure sonnait à la pendule de la chambre. Il s'éloigna à regret de ce lit chaud et moelleux, regarda une dernière fois les flots de cheveux d'or épars, ces tresses où le baron avait passé ses doigts crispés par l'agonie, et sortit suivi de la Flamande qui verrouilla la porte derrière lui. XXXV Le train spécial qui emportait Chazolles et les personnages officiels au concours agricole de Nevers, filait avec une rapidité vertigineuse. Le salon ministériel était rempli d'une gaieté sereine. On n'y parlait pas politique. Les gens qui accompagnaient le ministre se sentaient inamovibles dans leurs sinécures. Le quartier de l'agriculture est à l'abri des révolutions. Les mœurs paisibles et la posture effacée des gens qui émargent à son maigre budget ont l'heur de ne porter point ombrage aux esprits remuants de l'intérieur, de la guerre ou de la justice. Aussi, il n'est point de personnage plus jovial que M. Olivier Plumartin, le quidam important, stable comme un roc, de ce département pacifique. M. Olivier Plumartin est absolument nécessaire, indispensable au mouvement de son ministère comme le chauffeur à sa locomotive. Il tient les fils de la routine dont on ne s'est départi dans son bâtiment à aucune époque et dont on ne se départira jamais. Il a été élevé dans le sérail. Il en connaît les abus et les respecte. Il sait par cœur les formules usuelles des discours de circonstance, destinés à contenter les hommes simples qui les écoutent entre l'aloyau du dîner par souscription et le fromage obligatoire. Il les souffle en temps opportun aux ministres égarés à la rue de Varennes et que le hasard des cabinets a cueillis dans l'horlogerie ou les sucres pour les placer à la tête des laboureurs de France. Ce sont eux qui sont l'espoir du pays, les nourriciers du peuple, la source féconde de cette richesse inépuisable que le monde nous envie. Ils soutiennent la patrie par le fer de la charrue et le fer de l'épée... _ense et aratro_. Et en avant les musiques! Dzing! Dzing! Boum! --C'est avec ces phrases, monsieur le ministre, et leurs similaires, qu'on frappe les imaginations et qu'on enlève les applaudissements des citoyens simples et forts, attachés à la glèbe! Et quand on a les ruraux, on a tout. Le reste, une minorité infime! Un soupçon de crême dans une barrique de thé. Jusqu'à Fontainebleau, le salon se tordait aux facéties accoutumées d'Olivier Plumartin, mais on a beau être pétri d'esprit et débiter des sornettes du ton magistral d'un confident de tragédie, on ne peut pas entretenir une hilarité générale et bruyante pendant un voyage de cinquante lieues, fût-il accompli avec une vitesse de soixante-dix kilomètres à l'heure. Il y a des minutes d'accalmie même dans les plus terribles tempêtes. Le ministre ne riait pas comme les autres; il avait repris, dans la poche de son pardessus, une lettre qui lui avait été remise au moment de son départ. Elle était de ses deux filles. La mère s'effaçait. C'était comme un éloignement plus profond encore. Chazolles le sentit et baissa la tête. Le fossé qu'il avait creusé entre eux s'élargissait peu à peu. Bientôt il serait infranchissable. Évidemment elle avait inspiré la lettre, mais le post-scriptum qui contenait sa pensée n'en était que plus accablant. «Monsieur le ministre, tu ne nous aimes donc pas que nous ne te voyons plus et que nous resterions sans nouvelles si les journaux n'en donnaient quelquefois à grand-père et à Denise qui nous les apportent? »Nous venons de la ferme toutes deux, Marthe et moi, escortées de Castor,--c'était un terre-neuve énorme.--Les bêtes sont belles et la cour était pleine de trèfle vert, fleuri, et de feuilles de betteraves. Tu ne sais pas? Simon, le berger, et Nanette nous ont prises pour des garçons. »Maman nous a coupé les cheveux. »Elle dit que nous n'avons pas besoin d'être belles puisque tu ne viens plus! »Et puis aussi c'est parce que nous en avions trop. C'était lourd, lourd, et Marthe en avait des migraines. »Ils repousseront vite. Console-toi. »Olga, la trotteuse, a une petite pouliche. Elle est dans le pré aux biches, et si tu voyais les gambades qu'elles font! Elles se portent bien toutes deux. »Nous sommes revenues de la ferme par les champs et le village, toujours avec notre garde du corps. »Méraud, le Parisien, venait de pêcher à la Forge. Il a pris un gros brochet de dix livres qui se chauffait dans la queue de l'étang et il riait avec sa bonne figure rougeaude. »Il nous a embrassées comme du pain. »Voilà les nouvelles. »Pour les fouilles, ça va bien. Grand-père croit que c'est tantôt une chose et tantôt une autre. »Adieu, père chéri, reviens donc! Quitte ce vilain Paris. Tu l'aimes donc mieux que tu nous le préfère? On est si bien ici! Les rosiers sont fleuris, tous, et les fraises sont rouges. »Nous t'embrassons mille fois. »Tes petites filles, »MARTHE et THÉRÈSE. »_P. S._--Maman est un peu souffrante. C'est elle qui nous a dit de t'écrire. Elle n'en a pas le courage.» Elle n'en avait pas le courage. Non. Elle avait douté d'abord, espéré ensuite une rupture. C'était un caprice qui passerait. Elle attendait un retour sincère, sans réticence. On ne renonce pas à un amour si tendre, si dévoué, tout d'un coup, sans regret, sans raison. Quand elle se regardait dans les glaces, elle avait l'orgueil légitime de se dire qu'elle était belle encore, qu'elle n'avait rien perdu de cet attrait saisissant qui passionnait tant son mari jusqu'au jour de cette fatale rencontre au Val-Dieu, rien de cette splendeur de fleur épanouie qui allumait des flammes de convoitise dans les yeux des hommes de son monde, des campagnards eux-mêmes, flammes qu'elle éteignait avec la grâce de son sourire, si pur et si chaste qu'il s'élevait comme une barrière infranchissable entre elle et les plus hardis de ses admirateurs. Par moments, cette âme blonde avait des colères subites. Elle se demandait ce qu'elle avait à se reprocher pour être délaissée de la sorte, frappée dans ses plus intimes affections! Elle était prise de haine violente contre cette rivale qui lui prenait tout ce qu'elle avait de plus cher et lui enlevait le compagnon de sa solitude, l'âme de sa vie. A quoi donc servent la fidélité, le dévouement, les sacrifices et les résignations? Elle avait tout révélé dans cette phrase à son mari et il la comprenait. Elle n'avait même plus le courage de lui écrire. C'était la séparation finale, la lassitude désespérée. Pour la lui annoncer, elle avait eu la délicatesse de choisir les interprètes les plus aimées, les plus touchantes pour le cœur de cet égaré. Il baissait le front sur sa main pendant que le train glissait comme un ouragan le long des plaines désolées de la Sologne que la voie côtoyait avant d'arriver à Briare. Tout à coup, la voix stridente du chef de cabinet le tira de ses méditations. Olivier Plumartin tapotait de l'index sur un journal qu'il tenait à la main. --Sapristi, dit-il, quelle aventure singulière! Ce que c'est que nous! Une fumée, en vérité, un souffle! une vapeur! Vieux Bossuet, où es-tu? --Qu'y a-t-il? demanda le chœur. --Tiens! mais vous, Coignet, mon cher, vous avez bien connu le baron Germain? --Je crois bien. --Il est de mon cercle, dit un autre. --Et quand y êtes-vous allé à votre cercle? --Avant-hier, pas plus tard. J'y ai même gagné cinq louis, ce qui m'a fait plaisir. --Vous avez gagné! --Cinq louis au bac et c'est une surprise, car je perds tout le temps, des misères. Je ne suis pas joueur. --Et le baron Germain, quand l'avez-vous vu? --Mais! avant-hier. Il n'en sortait pas lui, du cercle! Un garçon! Il y aurait couché, s'il y avait eu des femmes, mais c'est défendu! malheureusement. --Oh! défendu, fit Olivier Plumartin; si on veut. J'en connais qui tournent la difficulté. Eh bien! mon cher, vous ne le verrez plus, le baron Germain! --Pourquoi donc? --Il a rendu sa belle âme à son créateur, autrement dit, il a cassé sa pipe. --Comme ça, tout de suite, sans crier gare? --Plus vite qu'il ne pensait certainement. --Je sais bien quelqu'un qui n'en sera pas fâché. --Ses héritiers? --D'abord. On est toujours content d'hériter... d'un oncle ou d'un cousin. Et puis Bonnard. --Ah! oui, pour sa place de chef de bureau. --Encore un emploi qu'on pourrait supprimer sans difficulté. --Ce n'est pas l'avis de Bonnard. Y a-t-il assez longtemps qu'il tire la langue, le malheureux! C'était prévu, la fin du baron. Quel noceur! En a-t-il fait des victimes! Mais je ne croyais pas que ce serait si vite arrivé. Je ne sais pas comment il s'y prenait; il était laid, on peut le dire puisqu'il n'est plus là, détraqué, fini; il n'était pas généreux. On peut même employer le mot ladre pour le qualifier et pourtant il plaisait aux femmes, à toutes les femmes, puisqu'il les avait comme il voulait. Expliquez-moi ça! si vous pouvez. Ah! de fichues créatures! Chazolles écoutait la conversation sans y prendre part, mais il n'en perdait pas un mot. --Comment est-ce arrivé? demanda le nommé Coignet, un beau fonctionnaire, chauve et digne, orné de lunettes d'or. --Comment? Voilà le curieux. Il était en partie fine. --Où ça? --Dans un cabinet, chez Durand. Il est mort sur le champ de bataille, presque en victorieux. Une congestion au moment psychologique, et patatras. C'était fini. --Et la femme! --La scène était curieuse. Éperdue--vous auriez été bouleversé comme elle, vous, Coignet, tout gravissime que vous êtes!--elle sonne, sans prendre la peine de se rajuster. Les garçons arrivent... --Tableau! --Oui, tableau! Le baron était à terre, au pied du divan! Ces coquins de cabinets! C'est machiné exprès! Siècle de corruption, va! La petite dans un costume... affriolant. Un médecin accourt. Deux médecins. Le baron était mort, et, ce qu'il y a d'étonnant, mort satisfait. Il a même expliqué son contentement en style télégraphique et de circonstance, si j'en crois cette gazette ordinairement bien informée. --Mais la femme? répéta Coignet. --Connais pas. Le journal la désigne sous ce signalement: blonde, petite, admirablement faite, des seins--qui poignardent le ciel--et très connue dans le monde où l'on aime... à se divertir. --Rien de plus? --Si; des initiales, mais de fantaisie, probablement. --Quelles initiales? --A. M. Mademoiselle A. M. --Angèle Méraud, parbleu! dit le compagnon de cercle du baron. Chazolles se mordit les lèvres jusqu'au sang. --Qui ça, Angèle Méraud? --Une fille, dont le baron parlait toujours. Elle demeure dans sa maison. Il en faisait un éloge enthousiaste. Elle est entretenue par un inconnu et le baron se flattait d'arriver à ses fins avec elle comme avec les autres. Il ne se vantait pas. Vous voyez bien. --Et c'est fâcheux pour lui, conclut Olivier Plumartin. Il ne faut abuser de rien, même des truffes et du champagne. Il passa le journal à ses collègues qui le parcoururent l'un après l'autre avec des exclamations variées. --Très curieux! --Une belle mort! --Pauvre fille. Quelle passe! Chazolles, enfoncé dans son coin, les lèvres serrées, les yeux fixes, était en proie à une colère indicible. C'était donc la vraie cause du trouble d'Angèle, la veille, de sa fièvre, de la peur qui lui faisait garder sa femme de chambre auprès d'elle, comme si le mort avait dû se lever de son lit et la relancer jusque dans son alcôve. Et c'était pour cette... malheureuse qu'il avait délaissé tout, sa femme, ses enfants, gâché sa vie! La voix claire du chef de cabinet s'éleva de nouveau. --Après tout, c'est vous, Bellemare, qui dites qu'il s'agit de cette fille. Rien ne le prouve. Il y a d'autres noms que le sien qui commencent par un A et un M et les reporters sont fantaisistes. --Eh! naïfs, dit l'autre. Et après tout, qu'est-ce que cela nous fait? Le train s'approchait de Nevers. Le ministre se rattacha à cette épave que lui jetait, sans le savoir, son subalterne, et, faisant un effort, il se secoua et regarda la campagne, vaguement, en essayant de ressaisir ses idées qui lui échappaient. XXXVI Des fanfares à la gare, les rues pavoisées, les bœufs nivernais, ces grands bœufs blancs, nuance café au lait, rangés en bataille et passés en revue par le jury, les autorités se serrant autour des illustres personnages qui daignent honorer de leur présence cette grande solennité de la paix, Olivier Plumartin déployant sa faconde et tirant à la trois centième édition ses phrases stéréotypées sur la généreuse nourricière, l'agriculture; puis, le soir, les agapes fraternelles à huit francs par tête, les toasts se succédant pendant une heure, entrecoupés d'applaudissements, de hurrahs, du bruit des bouchons du champagne à cent sous la bouteille; enfin, l'événement attendu, le discours ministériel, très réussi, malgré les poignantes préoccupations de Chazolles, salué d'acclamations proportionnées au grade de l'orateur; et pour couronnement de la fête, le feu d'artifice obligatoire et peu coûteux tiré devant des milliers de paysans et de badauds qui attendent la dernière fusée pour se remettre en route, tel fut le bilan de cette journée pareille à toutes les réunions dont le prétexte est la distribution de prix aux bestiaux et à leurs éleveurs, et le but la petite causerie du candidat malin avec ses électeurs. On donne une demi-douzaine de médailles en vermeil, grand module, à un louis la pièce, et on garde cinq ans son précieux mandat et ses chers émoluments. La grande mine de Chazolles obtint un succès d'enthousiasme auprès des dames. Il rappelait les chevaliers du temps des ducs de Nevers. Ce moderne était taillé pour porter la cuirasse et l'épée et figurer aux tournois. Et puis il était ministre. A moins de manquer absolument de prestige, un homme qui est ministre paraît rarement laid à ses subordonnés. C'est comme un diminutif de roi et le roi est toujours magnifique pour les duchesses de sa cour, fût-il scrofuleux comme les derniers Valois, vieux comme Louis XII quand il épousa Marie d'Angleterre, ou grotesque et fantasque comme le Hutin. La dignité relève le physique du titulaire et Chazolles n'avait pas besoin de cette auréole. Toutefois, malgré les compliments dont on l'accablait et les platitudes dont il était le témoin et la cause, il déserta de bonne heure les superbes salons de la préfecture et se retira dans sa chambre en attendant l'heure du train matinal qui devait le ramener à Paris pour le moment du déjeuner. Le préfet lui avait remis un télégramme de son ami Duvernet, au milieu de la réception qui avait suivi le feu d'artifice. Ce télégramme mystérieux autant qu'officiel était ainsi conçu: «Je t'attends pour déjeuner demain matin, midi. Besoin de te voir. Urgent. »_Intérieur._» Voici ce qui avait motivé cette dépêche. Le ministre président du conseil venait de recevoir dans son cabinet un personnage très grave et d'un âge assez avancé. Perruque grisonnante, figure ravagée, mise de rentier réduit à la portion congrue par un krach quelconque. Il relisait la carte que le solliciteur lui avait fait passer: MELCHIOR PAVIE --C'est moi, dit l'agent pour couper court à la surprise de l'Excellence. Monsieur le ministre ne me reconnaît pas? --Du tout. Ce n'est ni votre voix ni votre figure. --Monsieur le ministre me flatte, mais il ne m'étonne pas. Dans notre métier, il est indispensable de posséder à fond l'art des transformations. --Vous m'apportez vos notes? --Un rapport, monsieur le ministre, et j'espère que Votre Excellence sera satisfaite. --C'est bon. L'agent tira de sa poche une enveloppe. --Les renseignements utiles sont sous ce pli. --C'est long? --Les détails nécessaires. Monsieur le ministre peut les parcourir. C'est palpitant d'intérêt. A mesure qu'il s'enfonçait dans sa lecture, Duvernet poussait des exclamations de surprise. --Oh!--Impossible!--Elle passe la mesure. --Et c'est vrai tout ça? demanda-t-il à l'agent. --Du premier au dernier mot. --Vous m'en répondez? --Sur ma réputation. --C'est bien. Il se replongea dans son examen. De temps en temps il se grattait la nuque du bout du doigt. --Et comment avez-vous surpris ces démarches? --Oh! bien simplement. Affaire de patience, monsieur le ministre. --Vous ne vous en êtes rapporté à personne? --A qui que ce soit. J'ai voulu justifier votre confiance, m'assurer de la moindre des nuances que j'indique à Votre Excellence et j'ai tout vu. --Par vos yeux? --Par mes yeux. --C'est bien. Duvernet prit dans un tiroir un rouleau de louis et le tendit à Melchior, qui le fit glisser prestement dans son gilet. --J'espère que si monsieur le ministre a quelque étude spéciale à entreprendre, il voudra bien penser à moi. --Parfaitement. Vous êtes un homme précieux. Je vous remercie. C'était un congé. Le policier sortait. Duvernet le rappela. --Vous êtes très intelligent, dit-il. Melchior s'inclina. --Vous savez beaucoup de choses, et vous appréciez justement les événements, j'en suis sûr. Melchior s'inclina derechef. --Quand vous penserez que mon ministère vacille et touche à sa fin, avertissez-moi franchement. --Votre Excellence ne me croira pas. --Si. --Alors c'est que Votre Excellence serait une exception. --Vous êtes profond. Enfin, promettez-le-moi. --Puisque Votre Excellence me l'ordonne. --Vous aurez une forte gratification. L'agent sourit. --Ce serait payer cher une mauvaise nouvelle. --Mauvaise ou bonne, j'y suis tout préparé. Adieu. Melchior salua et sortit. Le ministre parcourut de nouveau la notice de l'agent, et l'ayant relue, la mit dans sa poche. --Je crois que je tiens la guérison de ce pauvre Chazolles, pensa-t-il. Le lendemain, après une nuit blanche passée à rêver sous les tentures de son lit, dans l'immense chambre que le préfet avait fait disposer avec un luxe d'apparat pour son hôte, après un voyage égayé par les récits humoristiques de son chef de cabinet, Olivier Plumartin, dont les lazzis et les jeux de mots agrestes le laissèrent froid et pensif, Chazolles se rendit à l'hôtel Beauvau où il trouva son copain qui l'attendait, le sourire aux lèvres. --Félicitations, lui cria Duvernet d'aussi loin qu'il l'aperçut. Tu as remporté un vrai succès qui rejaillit sur le cabinet tout entier. Festinons! La table était mise dans la salle où Chazolles et son ami s'étaient déjà réunis plus d'une fois. Ce jour-là, le valet s'était servi avec la plus complète indifférence d'assiettes marquées au chiffre impérial. --Tu vois, dit philosophiquement Duvernet, découragé des mille liens de l'habitude qui lui enchaînaient les mains et le forçaient à se traîner dans les sentiers battus par ses prédécesseurs, ici la cuisine et le service sont les mêmes. Il n'y a que les invités qui changent. Chazolles était visiblement préoccupé. Il parla peu. Duvernet, lui, s'étendit avec une complaisance bien naturelle sur ses projets d'avenir. Il était las de son ministère. Le pouvoir lui pesait. C'est une lourde charge par le temps qui court et après tout ce n'était pas lui qui gouvernait. Il faudrait être un Titan pour supporter le fardeau des affaires, avec les secousses que le moindre Mirmidon peut imprimer à la machine gouvernementale par un amendement, une interpellation ou un projet de loi ridicule, éclos dans une cervelle mal équilibrée. On veut faire le bien et on ne peut pas. On tente d'agrandir l'influence de son pays par les voies les plus pacifiques. On se heurte à l'obstination de groupes entêtés qui veulent à tout prix stationner dans leur immobilité. Or, qui n'avance pas recule. Et puis il faut un désintéressement énorme, une abnégation puissante pour sacrifier les joies de la famille à une tâche ingrate. C'était bon quand il était garçon! Il le reconnaissait maintenant. Combien il avait eu tort d'entraîner son ami hors de la vie paisible et douce où il coulait des jours si heureux. --Ma parole, quand j'y songe, dit-il, j'ai des remords cuisants et je suis tenté de te demander pardon à genoux. Je raisonnais en célibataire endurci, ne tenant à rien, sceptique, ne me doutant pas des exquises voluptés du bonheur domestique. Depuis qu'il est question de mon mariage, depuis que, séduit à la fois par la grâce de Denise et par ton exemple à toi, je me suis décidé à solliciter la main de cette charmante fille, je deviens bucolique en diable. Ah! je peux dire que le pouvoir ne me grise pas. Il me fait l'effet d'un mauvais vin; j'en bois le moins possible de peur de m'empoisonner. Je ne rêve que maisons de campagne, simples, à volets verts, ombragées sous de grands arbres, avec un entourage de parterres et de prés fleuris. Si j'avais le bonheur de posséder un bijou comme le Val-Dieu, je n'en sortirais pas. Et c'est dans une quinzaine qu'on nous marie! Que je voudrais être libéré de ma galère à ce moment pour me livrer tout entier à ce culte, le seul auquel j'entende désormais me consacrer! Chazolles l'écoutait mal. Ces banalités préparatoires lui résonnaient vaguement aux oreilles. --Tu es fatigué, reprit l'autre. Je sais ce que c'est. Ces défilés de bêtes vous étourdissent. On a beau être fort comme un Turc et ferme comme un roc, on finit par défaillir sous l'obligation de la pose et du décorum. On se livre à des efforts inouïs pour ne pas tomber dans une gaucherie ou dire une sottise. C'est si vite fait et, ce qu'il y a de curieux, c'est qu'elles ne sont jamais perdues! Il y a toujours à point quelque bonne âme prête à les ramasser. Le domestique venait de déposer sur la table une cafetière d'argent qui appartenait au ministre, un bijou Louis XVI d'une finesse de ciselure et d'une élégance de lignes incomparables. --Un cadeau de M. Châtenay, dit Duvernet. Quel excellent homme, ce roi du bibelot! Nous l'entourerons de soins. C'est la perle des beaux-pères. Sommes-nous assez heureux! Pas de belle-mère, mon ami! Un rêve! Et tu restes morose! Tu es difficile à contenter! Chazolles grillait sur des charbons ardents. Jamais une tempête pareille n'avait grondé sous le crâne d'un ministre de l'agriculture. Si près d'Angèle, il grinçait des dents d'être obligé de retarder d'un instant les questions sans nombre qu'il allait lui adresser. Enfin Duvernet, qui suivait ses impressions sur son visage, eut pitié de lui. Il se leva. --J'ai à travailler, dit-il. Un discours à préparer pour répondre à cet enragé Chose, qui nous interpelle une fois par semaine. Et sur quoi? sur un agent de police qui a arrêté une vagabonde, comme s'ils n'étaient pas faits pour ça! Les premières attaques, mon ami! La fierté des honnêtes femmes! Le droit à la circulation, le mur de la vie privée. Que sais-je! Tu viens à la Chambre? --Hélas! Il le faut! --Ce sera bientôt fait. On va les licencier dans quelques jours, nos souverains, leur donner des vacances, comme à des collégiens! Alors nous serons tranquilles et nous pourrons nous marier à notre aise. Chazolles avait mis ses gants. Il prenait son chapeau. --Je me sauve, dit-il. --Oh! fit tout à coup Duvernet, j'oubliais l'essentiel. La police a du bon quand on sait s'en servir. Une note pour toi, mon ami. Il lui tendit le rapport de Melchior. --Prends et médite ce factum dans le silence du cabinet. Mais tu sais, ne manque pas de venir à la boîte. On va t'y couvrir de fleurs. Et tu déposeras ton bulletin dans l'urne pour pulvériser nos adversaires. Il serra la main de son Labadens, le conduisit à la porte et rentra chez lui. --Ouf! dit-il. C'est fait. Si le mal ne cède pas à l'énergie de la pilule, c'est qu'il est sans remède. XXXVII Il était une heure quand Chazolles se trouva dans la rue. Il tenait l'enveloppe que Duvernet lui avait remise et ne l'ouvrait pas. Il la dévisageait comme Socrate dut regarder la coupe de ciguë avant de l'approcher de ses lèvres. C'était trop fort. En quoi la police avait-elle osé se mêler de ses affaires? A cause d'Angèle certainement. La pauvre fille le lui avait souvent répété: Duvernet ne l'aimait pas. Elle le sentait. C'était d'instinct, comme dans les montagnes de la Lozère, du côté des fondrières de Mercoire ou dans les bruyères du Limousin, les agneaux sentent que sous les broussailles des côtes abruptes, au milieu des rochers déchirés par les grandes convulsions de la nature, dans les fourrés d'épines et de houx, il y a des nichées de loups qui ne sont pas leurs amis. Enfin, à l'avenue Marigny, sous les arbres qui longent le mur de l'Élysée, il se décida et déplia le papier de Melchior Pavie. La solitude était complète à cet endroit. Seul, le factionnaire se promenait en rêvant aux champs paternels, son fusil sur l'épaule. Melchior Pavie possède une de ces écritures fines, serrées, presque microscopiques, qu'il faudrait déchiffrer à la loupe et qui permettent de réunir une quantité de notes sur un étroit espace. Chazolles eut d'abord quelque peine à discerner les phrases courtes, mais nettes d'une précision qui crevait les yeux. Mais, après une minute d'examen, il lut couramment ces lignes où, dans leur ténuité qui rappelait la main du grand Théo, les lettres étaient admirablement formées, comme un nain sans défauts auquel il ne manquerait que la taille. Alors ce qu'il vit lui donna le frisson. Il fut saisi d'un tremblement nerveux qui l'agita, tout colosse qu'il était, comme une feuille sèche. Il se mordit les lèvres jusqu'au sang et furieux, il arpenta à pas pressés l'avenue Gabriel et courut, sans souci de sa dignité, comme s'il avait eu la police à ses trousses, jusqu'à la rue du Colisée. Madame Adrien le vit passer comme une foudre devant sa loge; il s'élança dans l'escalier et gravit les quatre étages au galop. Michelle vint lui ouvrir. --Angèle? dit-il. --Madame n'y est pas. --Déjà sortie! --Non, monsieur, je n'ai pas vu madame hier. Elle est allée chez sa tante. Chez sa tante! quelle ironie! Chazolles fut presque heureux de ce contretemps. Il n'était pas assez maître de lui-même pour une explication et se défiait de sa colère. Il s'arrêta dans le salon, épongea son front avec son mouchoir et oublia la Flamande qui se tenait debout devant lui, prête à répondre à ses questions. Au bout d'une minute, il se redressa. --Et le baron Germain, qu'est-ce qu'on en a fait? demanda-t-il. --Le baron? On l'a emmené en province ce matin, à une terre où il doit être inhumé avec sa famille. --Ah! --La maison est vide du haut en bas, monsieur. Il n'y a plus que nous. Les locataires sont aux eaux ou aux bains de mer. Madame la comtesse Roland, qui restait la dernière, est partie jeudi soir. Plus personne. --Et vous vous ennuyez, Michelle? --Dame, monsieur! --Angèle est rarement ici? --En effet, monsieur, rarement. --Mais elle va chez sa tante, fit avec amertume Chazolles, comme s'il s'était parlé à lui-même. Mensonge et duperie! Faut-il qu'un homme soit aveugle et fou pour croire à de pareilles bourdes! A quelle heure Angèle est-elle sortie hier? --Vers deux heures, monsieur. --Cela suffit. La Flamande était une fille de la fraîcheur d'un Rubens, sans beauté, mais d'une figure avenante et bonne. Elle s'en allait, lentement, en femme qui a une confidence à faire et qui hésite. Elle surmonta sa timidité et se retourna. --Monsieur n'a besoin de rien? dit-elle. --Non, merci. Et, comme elle ne bougeait pas, se grattant le menton avec embarras, Chazolles fut frappé de son attitude, et la fixant: --Michelle, dit-il vivement, vous n'osez parler et vous avez quelque chose à me confier. --Mais, monsieur... --Parlez sans crainte. Vous me cachez votre pensée. Allez, vous pouvez tout me dire. Vous n'y perdrez rien. --Oh! monsieur, ce n'est pas l'argent qui me tente. Mais vous êtes bon et franchement cela me peine de vous voir souvent si triste, si fâché. Et vous avez peut-être raison. Quand je suis entrée chez madame, c'était sur les instances de madame Adrien, car il me déplaisait de servir une femme qui n'était pas mariée comme il le faut, mais on me dit que monsieur était si bon que je ne refusai pas. Eh bien! il y a des moments où je suis en colère contre madame. Monsieur la comble de tout, et ce n'est pas qu'elle soit mauvaise. Non. Au contraire; mais là, sincèrement, je crois qu'elle vous trompe, monsieur. Elle fait des toilettes pour sortir, elle se parfume, elle est cent fois plus coquette que si elle restait ici pour attendre monsieur. Souvent je lui dis:--Restez, madame, il va venir. Elle m'envoie promener.--Tant pis! qu'elle me fait. Je m'ennuie. Et toujours avec son petit air moqueur:--Je vais chez ma tante! Madame Adrien est furieuse aussi bien souvent contre elle, mais elle ne sait rien de précis. A peine êtes-vous sorti, madame s'habille, dégringole les escaliers en chantonnant, et la voilà dehors pour ne rentrer que le lendemain. --Vous ne savez rien de plus? --Rien, monsieur. Chazolles s'était arrêté près d'une fenêtre et tournait le dos à la femme de chambre. --Sûrement, reprit la Flamande, il n'y a pas de quoi faire pendre quelqu'un avec ce que je vous dis, mais j'ai mon idée. --C'est bon. Je penserai à vous. Elle n'a rien laissé pour moi? --Non, monsieur. --Vous ne savez pas quand elle reviendra? --Non, monsieur, mais je pense que madame rentrera dans l'après-midi. --Allons, merci, Michelle. Je vais à la Chambre. Il se leva lentement, passa ses gants et sortit. Il avait à peine fait cent pas dans la rue, qu'un fiacre s'arrêtait à la porte. C'était Angèle qui rentrait. Elle était très animée. --Monsieur vient de sortir, lui dit la concierge. Il semblait très mécontent. --Croyait-il que j'allais rester dans une maison où il y avait un mort? Qu'est-ce qu'on a fait de ce pauvre baron? --Il est en chemin de fer pour sa dernière résidence. --Il n'y a personne chez lui? --Non. --Ça va être gai, là dedans! Plus un chat. Je vais faire comme les autres, moi! --Quoi donc? --Je vais filer aussi à Trouville, à Cabourg ou à Dieppe. Je ne suis pas fixée. J'ai besoin de me refaire, madame Adrien! --Toute seule? --Est-ce que je ne trouverai pas du monde là-bas? Et puis on étouffe ici. Elle monta chez elle. La femme de chambre, étourdie par la chaleur, s'était étendue sur un divan et allait s'endormir. Elle la réveilla. --Vite, fit-elle, donnez-moi une robe. --Madame sort? --Tout à l'heure. --Madame rentre seulement? --Eh bien! après. Est-ce qu'il ne faut pas entrer pour sortir? --C'est vrai. Mais monsieur va venir, peut-être. --Eh bien! il fera comme moi: il s'en retournera. D'ailleurs, monsieur est à la Chambre et la séance doit être longue. On m'a prévenue. Il y a une pique qui n'est pas finie. Ce qu'ils vont se conter de douceurs! Tas de blagueurs! C'est pour amuser la galerie. Je les ai assez vus. Et puis mon ministre est muet comme une tanche dix mois sur douze. --Madame paraît gaie aujourd'hui. Ce n'est pas comme avant-hier! --Tiens, vous avez remarqué cela, vous, Michelle? Oui, j'étais furieusement aplatie. Mais je me suis donné du mouvement, j'ai trotté, j'ai vu du monde, et me voilà remise. C'est fini. Il faut se secouer un peu dans la vie et ne pas rester sur son matelas à geindre. Et ma robe? Quand vous resterez plantée là sur vos deux flûtes à me dévisager. Je n'ai rien de changé. Elle s'était déshabillée à la hâte, jetant ses robes et ses jupons sur le tapis. Et devant sa psyché, elle dénouait ses cheveux et les rejetait sur ses épaules. --Vous allez me coiffer, ordonna-t-elle en s'asseyant sur une chaise dorée, garnie en satin à ramages. Exercez vos talents. Si ça ne va pas, je vous aiderai. Je suis encore bonne personne. --Madame veut être belle? --Étourdissante. Pendant que la Flamande exerçait en effet ses talents d'artiste capillaire, la jeune femme continuait la conversation. --Penser qu'il y a des malheureuses qui crient la faim dans ce Paris et ne trouvent pas seulement une petite place pour se caser, cela me renverse! Moi, je n'ai qu'à sortir, et il me sort des fortunes de tous les pavés. Trop de chance. Ça ne durera pas! Il y avait un vieux monsieur, tout à l'heure, au coin de la rue du Cirque, qui m'offrait un huit-ressorts. Je l'ai remercié poliment. Je n'ai pas besoin d'un huit-ressorts pour aller aux Halles visiter ma famille. On me jetterait des écailles d'huîtres à la tête. Il avait l'air tout drôle et déconfit de mon refus, le vieux birbe. --Vous mettrez bien les chevaux avec la voiture, une écurie et de l'avoine, que je lui ai dit. --Tout! ô divine beauté. --Eh bien! j'y penserai. Je lui ai donné une poignée de main en attendant et je l'ai bien examiné. Il a l'air très comme il faut, pas plus de soixante-dix ans. Je pense qu'il me serait fidèle. --Et madame? --Oh! moi non. Je ne pourrais pas. Ce n'est pas dans ma nature. Frisez un peu mieux, s'il vous plaît, les petites boucles du front. Là. Très bien. Est-ce que je suis vraiment gentille? --Madame est à croquer. --Flatteuse. Et monsieur, qu'est-ce qu'il a dit? Il est furieux, n'est-ce pas? --Pour être sincère... --Oui, il rageait. Je ne peux pourtant pas être fixée, là, comme un pieu, à l'attendre. Je suis née pour le mouvement. Pourquoi ne vient-il pas maintenant puisque j'y suis, moi, au lieu d'écouter des sornettes qui durent des heures? C'est bon pour ceux qui ont besoin d'émarger, de palper un millier de francs par mois, mais, lui, il est au-dessus de ça. Il a des millions et le père Châtenay en a plus que lui. Et il se met au piquet comme une chèvre sur un gazon? --Un ministre! fit Michelle scandalisée. --Grand'chose! Quand il sera dégommé, qu'est-ce qui lui en restera? La coiffure était finie, charmante avec des boucles sur la nuque, aux tempes, sur le front et un chignon épais serré en torsades d'or rouge qui violentaient le regard et forçaient le désir. --Dois-je faire à dîner? demanda Michelle. --Inutile. --Madame dînera dehors? --C'est probable. Je n'en ai pas encore perdu l'habitude. Mon costume caroubier et le chapeau pareil, vite. --Madame veut faire des victimes! --Je veux plaire, oui, mademoiselle Michelle! --A qui donc? --A ma tante, fit-elle en riant. --En voilà une qui a bon dos, pensa la Flamande. Au moment de sortir, l'éventail, un bijou de Kees, pendu au côté, Angèle se retourna. --Je ne sais pas ce que je vais faire, dit-elle. Peut-être ma tante sera libre. Je l'emmènerai au théâtre. Si monsieur vient, dites-lui que je serai ici vers minuit, certainement. --Bien, madame. Elle revint et se déganta la main droite. --Ou plutôt, non, fit-elle, je vais lui laisser un mot. C'est plus sûr. De cette façon vous pourrez monter à votre chambre et dormir, quand vous voudrez. Elle s'assit devant un bureau de laque japonaise, un cadeau de sa fête, et écrivit ce qui suit: «Mon meilleur ami, »Je suis rentrée au moment où tu venais de partir. C'est ennuyeux. J'ai des idées noires depuis deux jours. Je voulais aller me promener avec toi, en catimini, en voiture fermée, dans les coins du bois. Et tu es à ta vilaine Chambre. Est-ce qu'on ne fermera pas bientôt cette parlotte? Il paraît qu'il y aura une séance à tapage. J'ai des amies qui vont y courir comme au feu. Moi, je ne suis pas curieuse et je préfère autre chose. Je vais aller devant moi, je ne sais où, à l'aventure, pour me distraire, et peut-être au théâtre, avec ma tante si elle veut, ou des amies, si j'en racole. Ce n'est pas facile. Il commence à ne plus rester personne dans Paris et chez moi j'ai des frayeurs depuis qu'il y a eu ce mort dans la maison. »Si tu veux me voir, pour le cas où tu viendrais, je serai là vers minuit, au plus tard. »Ton blessé, le petit duc de Charnay, est guéri. Sa pâleur lui donne un air intéressant qui fait des conquêtes. Tu lui as rendu un fier service, car il commençait à ne plus faire d'argent avec sa pose. »Un baiser sur tes lèvres, d'Artagnan! »Ta petite ANGÈLE.» Elle ferma la lettre et la mit en évidence sous un poignard à manche d'ivoire très artistique qui lui servait à couper les feuillets des romans à l'aide desquels elle berçait ses ennuis. --Comme cela, dit-elle à Michelle, pas de reproches à craindre. Allez vous coucher de bonne heure. Monsieur a sa clef. Ne vous fatiguez pas à l'attendre. Elle savait que les journaux avaient parlé de l'affaire du café Durand de façon à attirer l'attention de son amant, et si une explication devait avoir lieu, elle préférait que ce fût entre eux et sans témoins. Elle tira la porte avec fracas derrière elle et descendit l'escalier. Madame Adrien s'était étendue au frais sur son fauteuil à l'entrée de sa loge. --Vous voilà déjà partie, dit-elle, quand la jeune femme passa devant elle. --Oui, j'ai horreur de la solitude. Elle s'éloigna, en promenant dans la rue, avec l'incertitude d'une femme qui n'a pas de but fixe, sa grâce ondoyante et féline. Dix minutes après, une matrone d'une cinquantaine d'années, d'une corpulence exagérée, les seins débordants, la face large, rouge et bourgeonnée, aussi commune que la concierge était distinguée, le cou gros et court enfoncé dans les épaules comme un coin dans une bûche, les mains épaisses comme des battoirs et la taille sanglée dans une robe de satin broché, constellée de chaînes d'or et de massives breloques, envahit le vestibule avec un bruit de pas lourds, et posa sans façon un petit panier auprès de la concierge. --Tiens, c'est vous, madame Pivent, dit l'autre. Déjà finie la journée! --Ne m'en parlez pas. De cette chaleur, qui commence à devenir dure, on ferme dès qu'on peut. --Asseyez-vous donc. --Ne vous dérangez pas, mame Adrien, bredouilla la poissonnière d'une voix enrouée, je vas me servir toute seule. Elle entra dans la loge, prit un fauteuil et le traîna dans le vestibule. Puis elle s'y plongea avec un souffle de satisfaction, non sans un craquement inquiétant des membres du siège qu'elle faillit désarticuler. --Quel silence dans votre turne! dit-elle. --Il n'y a plus de locataires. --Je crois bien. Tous à la campagne, des richards. C'est drôle. Je ne me vois pas du tout plantée sous un arbre, les bras croisés! J'aime encore mieux mon banc et mes cuisinières! On cause, on se querelle, on se tiraille, c'est la vie, ça, mame Adrien. Ça va bien? Il y a longtemps que je ne vous ai vue. Je n'aime pas à venir prendre des nouvelles, vous savez bien pourquoi? --De mademoiselle Angèle? --Bien sûr. Quand je suis deux jours sans la voir, cette enfant, j'ai des vapeurs comme les petites dames. Et pourtant Dieu sait si je devrais seulement lui ouvrir ma porte! Mais d'abord, laissez-moi me sécher. Je suis en nage, ma bonne mame Adrien! Un fichu coup de soleil! Ça prend tout d'un coup! On fond en eau. Mâtin! Il ferait bon être poisson, ma parole, comme les animaux qui me passent sous la main. En voilà qui ont de la chance quand les pêcheurs ne les tracassent pas! hein! Ce qui va aller ces jours-ci, c'est la limonade! Elle va gagner des sommes! Ce n'est pas comme nous autres. La marée on n'en vient pas à bout, d'une pareille chaleur. Et des odeurs, mame Adrien! Il y a de quoi sentir les maquereaux des buttes Chaumont à Montrouge. De sacrées affaires, ma pauvre dame! --Oh! ce n'est pas l'argent qui vous taquine, vous, madame Pivent. Vos vendanges sont faites. Vous en avez amassé de ces rentes! Vous voilà à l'abri pour le reste de votre existence. Ce n'est pas comme moi. --Ne vous plaignez pas. La loge est bonne. Une fière maison et de bons bénéfices. --Euh! il n'y a pas de quoi mettre des mille et des cents de côté à la fin de l'année et quand on a noué les deux bouts!... Pourtant il y en a de plus malheureuses que moi et si je n'avais peur de l'avenir... --Bah! Laissez donc! Il ne faut pas penser aux neiges de décembre quand on cuit au soleil. Et l'enfant, qu'est-ce que vous en faites? --Je n'en sais rien. On ne la voit pas souvent. --Ni moi non plus! C'est-à-dire que je me demande où elle peut passer tout son temps. Encore, ma pauvre mame Adrien, j'aime autant ne pas creuser ces choses-là. La concierge leva les yeux aux chapiteaux des colonnes et ne répondit pas. --Voyez-vous, mame Adrien, reprit la poissonnière, il y a des fatalités. C'est plus fort qu'elle. Elle pouvait être heureuse en vivant honnêtement avec moi ou même avec un ami. Je lui passerais ça, car il faut de l'indulgence en ce monde. On n'est pas parfait. Mais c'est plus fort qu'elle. Tout le sang de son gredin de père! Il faut qu'elle coure! Et pourtant, voyez-vous, il y a quelque chose qui m'attire, moi! Elle a des moments où elle est bonne comme défunte ma pauvre sœur, une brebis du bon Dieu! On ne peut pas la haïr, moi du moins. Je me jetterais au feu pour elle. Cette gamine-là me remue quelque chose sous mon corset. Où croyez-vous qu'elle soit, mame Adrien? --Elle ne le dit pas. --Et quand elle le dirait, allez, autant de paroles, autant de couleurs! La bonne dame tira de sa vaste poitrine un énorme soupir. --Encore une qui a mal tourné, mame Adrien. Mais ce n'est pas trop leur faute, à ces jeunesses. D'abord, il y a les hommes, les jolis cœurs qui leur tournent la tête. Et puis les boutiques, les étalages, les bijoux, les lingeries, les robes, les figures de cire chez les coiffeurs avec des perruques! Si ça devrait être permis, ces tentations-là, ma pauvre dame. Comment voulez-vous qu'elles résistent! Tenez, voulez-vous mon opinion? Si elle ne vous fait pas de bien, elle ne vous fera pas de mal. Je suis de l'avis de mon cousin Méraud. Paris, une sale ville pour les filles! Pas moyen d'y rester tranquille, à moins d'avoir la tête solide comme votre servante et de tomber sur un mari comme Pivent, un brave homme, mais ce sont toujours ceux-là qui partent les premiers, tandis qu'un tas de vauriens, des propres à rien, ma chère dame, que je pourrais mettre à mon étalage, ont la vie dure comme des crabes. Ainsi elle n'est pas là, mais elle se porte bien, dites? --Très bien, madame Pivent. --Je vais donc m'en retourner tranquille. Elle aperçut son panier qu'elle avait oublié. --Suis-je assez sotte, fit-elle. Cette petite me tournera la tête comme à mon pauvre homme. Je laisse là dedans ce que je vous apportais, et par ce temps d'orage! Elle tira de son panier en jonc, très finement travaillé, une petite langouste cuite à point et de couleur cardinalesque. --C'est à votre intention, mame Adrien. Vous êtes d'une pauvre santé, et pour vous éviter de la peine, ma bonne, Brigitte, l'a mise dans un court-bouillon de première. C'est frais comme une rose. Elle s'était levée; elle déposa le crustacé sur une assiette, dans le salon de la concierge, près de la fenêtre. --Vous m'en direz des nouvelles quand je reviendrai. Madame Pivent avait cette qualité qui donne de la grâce au plus laid des visages. Elle aimait fermement ce qu'elle aimait. Elle était bonne autant que rude. Elle tira sa montre, une petite machine microscopique, attachée à une lourde chaîne très luisante, enroulée autour de son cou. --Comme le temps passe auprès de vous, mame Adrien, dit-elle. Cinq heures déjà et je vous fais perdre votre après-midi avec mes bavardages. Je m'en vais. Je retourne à ma rue du Cygne. Ce n'est pas beau comme ici, dame non! C'est laid, c'est triste, c'est sombre, mais je m'y plais; l'habitude! Et je suis toute portée le matin pour la criée! La concierge écoutait, parlant peu, par phrases courtes, comme si elle avait eu peur de se fatiguer. --Pourquoi y allez-vous? dit-elle. Vous êtes riche. La marchande de poissons fit claquer sa langue: --Voilà! Qu'est-ce que je deviendrais? Le temps me durerait, toute seule. Si encore j'avais ma petite à cajoler. Mais non. Elle ne trouve pas la maison assez soignée pour elle. Elle avait remis son panier à son bras et rajusté ses jupes en les faisant bouffer d'un tour de main. --Bonsoir, mame Adrien, dit-elle. Ne lui contez pas que je suis venue! Une ingrate! Je cours prendre l'omnibus dans l'avenue. A la revue. Elle s'en alla et la concierge resta seule dans sa maison vide. XXXVIII Angèle avait annoncé que la séance serait longue à la Chambre, elle ne s'était pas trompée. C'était à supposer qu'elle avait consulté une pythonisse lucide. L'ordre du jour était chargé de quelques menues affaires telles que votes d'emprunts ou tarifs de douanes, qui furent expédiées avec une rapidité vertigineuse. Mais la grande question était la lutte d'un énergumène des extrêmes partis contre l'Arpin de la place Beauvau. Tout le Parlement était sens dessus dessous pour une femme de mœurs faciles, arrêtée dans l'exercice de ses fonctions. Il s'agissait de savoir lequel des deux forts tomberait l'autre. Partout ailleurs le succès de Duvernet n'eût pas été douteux, mais dans un pays où la foule est toujours du parti du voleur contre le commissaire, c'était différent. Il fallait voir. Ce fut une belle bataille. La tribune trembla sous les coups de poing du champion des hétaïres à dix francs l'heure et les voûtes du palais retentirent de ses accents d'ophicléide enrhumé. Mais il développa ses conclusions avec une prolixité qui compromit sa cause. Les estomacs des législateurs demandaient grâce, quand, vers l'heure du dîner, l'orateur descendit de la tribune en laissant le champ libre à son adversaire. Chazolles, étranger à ce qui se passait autour de lui, relisait, au banc des ministres, le rapport de Melchior Pavie, et une colère effrayante s'amassait en lui. Le président du conseil fut bref, incisif et cruel pour la cliente de son adversaire. Il démontra qu'elle pratiquait, quoique mariée, une industrie pour laquelle son conjoint lui laissait les plus larges libertés et dont il encaissait les recettes. Un monde intéressant! Puis prenant les choses de plus haut, il s'éleva contre les manœuvres de certains êtres hargneux, querelleurs et amis du trouble, qui jetaient incessamment des cailloux sur les rails du train gouvernemental, au risque d'amener un déraillement et d'effrayer nos paisibles populations. Il soutint qu'il fallait aborder les grandes réformes, un mot magique! travailler utilement sans s'attarder à des questions oiseuses. Il observa qu'on perdait ainsi un temps précieux et n'oublia pas d'insinuer que c'était manquer de respect et d'égards envers des collègues que de les astreindre pour des vétilles, et des querelles méprisables, à prolonger au delà du nécessaire les séances déjà trop chargées et à ne trouver à leur retour qu'un de ces repas flétris par l'auteur de la _Gastronomie_: Un dîner réchauffé ne valut jamais rien. Il fut mordant, hautain et autoritaire, et d'acclamation il enleva un vote favorable, grâce surtout à l'heure avancée et au vers de Berchoux. Mais il était huit heures et demie. Chazolles se fit conduire chez sa maîtresse. La femme de chambre causait dans la loge avec la concierge. --Eh bien? --Madame est revenue. Elle a changé de toilette; elle est repartie. Une maîtresse Benoiton! Chazolles frappa le parquet de sa canne. --Mais madame a laissé une lettre pour monsieur. --Où donc? --Sur le bureau du petit salon. Si monsieur veut... --Non, j'y vais. Il monta rapidement à l'appartement d'Angèle. La lettre l'attendait. Il la parcourut avec avidité et la rejeta en la froissant à terre. --Elle se moque de moi, pensa-t-il. C'est clair. Dans le boudoir et la chambre à coucher, on sentait des odeurs de jolie femme, de poudre de riz, d'essences légères et discrètes. Au dehors, la nuit tombait, une belle nuit d'été, claire, argentée par des lueurs d'étoiles scintillantes dans l'azur sombre et profond. Affaissé sur un fauteuil bas, Chazolles promenait ses regards, pendant que ses lèvres exprimaient la désillusion et le dégoût, sur les tentures de satin du lit, doublées de dentelles crémeuses, sur les murs chatoyants où, dans la soie et le velours, il avait cru enfermer et retenir un bonheur qui lui échappait, comme l'oiseau qui sort du nid dès que ses ailes lui sont poussées. Il entendit un bruit de voiture s'arrêtant dans la rue. Son cœur battit avec une violence extrême. Il y porta ses doigts crispés avec un geste furieux: --Amour ignoble, pensa-t-il, est-ce que je ne pourrai pas t'arracher de là? Il laissa retomber son bras, découragé. Non, il ne pouvait pas. Il était contraint de courber la tête et de s'avouer vaincu. Malgré ce qu'il savait, il se sentait assez lâche pour pardonner encore si Angèle se jetait à ses genoux. Il se planta devant un portrait, le seul tableau qui est suspendu aux murailles capitonnées, et à la lueur d'une bougie qu'il promenait devant lui, il le considéra longtemps. Cette toile, un chef-d'œuvre de Carolus Duran, rendait admirablement le blond bizarre des cheveux à reflets fauves, de ces cheveux magnifiques qui ruisselaient sur les épaules nues, d'une blancheur de neige, éclatante comme un rayon de lune. Les bras minces au poignet se rattachaient à l'épaule par une liaison harmonieuse; les mains délicates étaient faites pour les caresses. Le sourire de la bouche, petite et mignonne, et des lèvres de pourpre, sanglantes, appelait les baisers. Les yeux clairs, d'un bleu glauque, brillaient sous des sourcils plus foncés que les cheveux. Il y avait dans l'ensemble, je ne sais quel attrait mystérieux, charnel, qui la rendait désirable, enivrante, un charme passionnant qui s'emparait de l'homme, une sorte de volupté tyrannique dont elle était comme imprégnée et qui grisait en s'infiltrant dans le cœur et les sens, en dépit de toutes les résistances. En vérité, elle était de cette beauté insolente, idéale et saisissante qui fascine et fait commettre les crimes. Ce n'était pas une femme, c'était la femme dans son incarnation la plus vraie, dans sa toute-puissante et dominatrice faiblesse. Le ministre resta abîmé longtemps dans une douloureuse contemplation. --Que m'a-t-elle donc fait, dit-il en se redressant, que je ne peux pas m'en défendre et que je deviens une chose à elle, le jouet de ses caprices, le complice de ses hontes, une manière de valet à ses ordres! Ah! je suis trop lâche! Il faut en finir. Et tout d'un coup, il se souvint qu'il n'avait pas dîné, en se rappelant la péroraison de son ami Duvernet. C'était un moyen de tuer le temps. --Elle me donne rendez-vous à minuit, dit-il; soit, j'y serai. Il traversa les appartements plongés dans l'obscurité et sortit en fermant violemment la porte. XXXIX Les passants qui arpentaient les trottoirs du faubourg Saint-Honoré en flânant aux boutiques et qui croisaient ce beau garçon brun, grand et taillé en hercule, ne se doutaient guère qu'ils avaient devant eux un des personnages en vue dans les hautes régions du pouvoir. Chazolles allait machinalement devant lui, au hasard, comme un corps sans âme, ou un poète qui poursuit la rime capricieuse et oublie le monde entier, des nuages où il s'est envolé. Chazolles ne songeait ni aux passants, ni aux jolies femmes qu'il frôlait, ni aux palais qui se dressaient à sa droite et à sa gauche. Son esprit était fixé sur un seul point: cette fille qui avait dérangé sa vie, et s'était emparée de lui au point de le rendre insensible à tout ce qui n'était pas elle. Par quel philtre l'avait-elle enivré? De quelle puissance magique était donc douée sa prunelle vague et troublante? Quel parfum l'attirait vers cette chair pâle, pétrie pour le vice et l'orgie? Il aurait voulu être à cent lieues d'elle, s'enfuir, et il était enchaîné à sa suite par un lien impossible à rompre, retenu par un aimant irrésistible et magnétique. Et il ne se dégagerait pas de cette étreinte mortelle, avilissante! Il en était arrivé à des confidences de domestiques, à des stations chez les concierges, à des abaissements inconnus! A cette idée, il était pris de rage. Tout à coup, il se trouva à l'angle de la rue Royale, en face du café Durand brillamment éclairé. C'était là qu'était mort le baron Germain. La curiosité le poussant, il entra. Au dehors, les buveurs de bière étaient nombreux. Des couples élégants, aux tables de la terrasse, jouissaient, en se rafraîchissant, de la beauté de cette soirée superbe et de la vue des promeneurs qui se rendaient aux Champs-Élysées. La plupart des dîneurs étaient déjà sortis du restaurant. Quelques-uns seulement achevaient leur repas ou fumaient en causant. Par un hasard étrange, il s'assit à la table où Melchior Pavie avait dîné quelques jours auparavant. Les garçons s'empressèrent. Chazolles était de haute mine et de ceux pour lesquels on redouble de politesse. Il commanda un dîner banal et se plongea dans la lecture des journaux du soir. C'est à peine s'il voyait les lettres s'aligner devant lui. Sa pensée était vagabonde. Elle cherchait dans Paris, furetant dans tous les coins et se demandait où se trouvait Angèle. L'idée qu'elle se donnait à d'autres lui était insupportable. Un habitué, qui digérait dans une encoignure, en savourant à petits coups, de temps à autre, une liqueur qui devait être excellente, à en juger par ses mines de gourmet ravi, appela le maître d'hôtel, en habit noir, qui errait dans les salles vides. L'habitué était un monsieur très bien, aux cheveux gris qui semblaient poudrés, à la figure pleine, la moustache effilée et cirée aux extrémités en dards de hérisson. On aurait dit un marquis Louis XVI descendu de son cadre. --Vous étiez là l'autre jour, dit-il. Vous avez vu l'accident? --Oui, monsieur le comte. --Le baron Germain était de mes connaissances. Je l'avais prévenu. Il passait les nuits au jeu, courtisait les femmes. Il brûlait la bougie par les deux bouts. Et la petite femme vous l'avez vue? --Oui, monsieur le comte. --Vous avez du goût, Joseph! Vous êtes un connaisseur. Donnez-moi votre avis. Comment était-elle? --Ah! monsieur le comte, une ravissante personne! Une bague au doigt d'un millionnaire! --En vérité? --Oui, monsieur le comte. Je ne crois pas qu'il y ait dans Paris une plus mignonne femme! Des yeux, des dents, des lèvres, des cheveux surtout! Des cheveux comme il n'y en a pas! Et le reste! Le maître d'hôtel leva le bras droit avec un petit bruit sifflant qui s'échappa de sa bouche et valait un poème. --Vous ne m'étonnez pas, Joseph! Le baron Germain était un expert, un raffiné. Ce qui me surprend, c'est qu'une si belle fille ait pu s'accommoder d'un débris pareil. Il craquait de toutes parts. Il devait s'écrouler. Le maître d'hôtel eut un sourire fin. --Monsieur le baron était peut-être très généreux? --Lui! trop égoïste! un pingre! --Alors, acheva le maître d'hôtel, c'est que monsieur le baron achevait les éducations et lançait ses élèves. C'est un métier qui rapporte. Chazolles étouffait dans sa peau. Oh! ce Paris! Quel gouffre et tout son bonheur s'y était englouti. Hélène, sa femme, s'en était éloignée comme d'une ville de pestiférés, emmenant ses filles pour les soustraire à l'influence maligne de l'air qu'on y respire. Lui, il s'y débattait comme un malheureux enlisé dans les tangues d'une baie perfide, étouffé par l'eau boueuse qui lui envahit la bouche. Pour les autres, il était un favori de la fortune! Pour lui, il n'était qu'un mari justement odieux à sa femme, traître à ses promesses, renégat de son passé. L'amour d'une coquine roulée dans toutes les fanges de Paris, le tenait encagé dans cette passion odieuse et déshonorante comme un criminel attaché au pilori. Un flot de dégoût lui montait à la gorge. Et cependant il n'avait encore, en dépit de la dénonciation flagrante qu'il tenait à la main, malgré les mille preuves qui éclataient autour de lui comme des bombes de dynamite et réduisaient en pièces ses croyances et ses illusions imbéciles, qu'une seule volonté: la revoir; qu'un seul désir: l'entendre confesser, avec des cris d'effarement, les quelques légèretés que la malignité du monde transformait en trahisons grossières et sans excuse. L'habitué avait fini par se lever, prendre son chapeau, endosser son pardessus gris en homme méthodique et qui redoute les fraîcheurs des soirs d'été. Il se dirigea vers la porte non sans adresser le salut de connaissance à la gracieuse patronne qui siégeait à la caisse. Chazolles, resté seul, imita l'homme aux cheveux poudrés et à la moustache pointue, prit son chapeau et suivit l'habitué. Sur le boulevard, après avoir fait quelques pas au hasard, ne sachant où se diriger ni comment se distraire jusqu'à minuit, il prit un fiacre et se fit conduire aux Variétés. C'était une idée. Peut-être Angèle s'y trouvait-elle. Il la surprendrait ou se rendrait ailleurs jusqu'à ce qu'il l'ait découverte. Il ignorait ce qu'on jouait, mais que lui importait le spectacle? Il voulait chercher partout. Il aurait fouillé les théâtres l'un après l'autre, en brûlant le pavé avec un cocher de bonne volonté, quitte à payer la rosse fourbue, si une certaine pudeur ne l'avait retenu. Il était dix heures et demie. Le deuxième acte de _Niniche_ touchait à sa fin. Chazolles, indifférent à ce qu'on jouait et aux acteurs en scène, à Judic, Baron et Dupuis, malgré leur incontestable attraction, sonda toutes les loges, toutes les baignoires de la lorgnette qu'il emprunta à l'ouvreuse. Il ne négligea pas un coin et parcourut des yeux le balcon et les avant-scènes. Rien. A l'entr'acte, il fit le tour du foyer, mais inutilement. Angèle n'était pas là. Il sortit rapidement, courut aux Nouveautés et de là au Vaudeville, où il offrit aux caissiers le spectacle inouï d'un curieux qui prend son billet au moment précis où le rideau tombe sur des amants dont les feux ont été traversés par trois actes de contrariétés et qui vont célébrer leur mariage dans les coulisses, à la satisfaction du public qui s'écoule. Là, il recommença son manège de mari jaloux. Mais ce fut aussi vainement qu'ailleurs. Pas de robe caroubier, pas de chapeau caroubier, pas de plume caroubier contournant de splendides cheveux d'or. C'était désespérant. Le ministre se rongeait les doigts de colère. Où était-elle donc? Où? Ceux qui ont aimé avec passion, avec rage, ne fût-ce qu'un jour, qu'une heure, peuvent seuls comprendre le point d'exaltation où il montait par degrés. C'était jour d'Opéra. Il lui restait encore un espoir. Au sortir du Vaudeville, il se trouva sur les degrés du monument de l'illustre Garnier sans savoir comment il y était venu. Les premiers groupes commençaient à défiler pour la sortie et à l'angle gauche de la façade, au coin de la rue Auber, en se tournant, il aperçut, mais ce fut comme une ombre qui s'efface, une robe d'un rouge sombre qui s'engouffrait dans un petit coupé. Il se précipita. Mais, au même instant le coupé fila vers le boulevard Haussmann; une main s'abattait sur l'épaule de l'Excellence et une voix se fit entendre à son oreille. Cette voix était celle de Duvernet qui disait: --Enfin! c'est donc toi! Que diable fais-tu là? Chazolles voulut se dégager en lançant un énergique: --Laisse-moi donc, imbécile! Mais l'autre le retint par un pan de sa redingote. --Imbécile est vif! Où as-tu l'esprit? Le coupé était loin. Il fallait prendre son parti. --La soirée était belle à l'Opéra? dit-il machinalement. Le président du conseil passa son bras sous celui de son ami. --Oh! fit-il avec indifférence. Pour le temps! Assez. Du monde. Pas mal de diplomates! De la finance. Quelques toilettes. Rien d'extraordinaire. Ah! si! Le petit duc de Charnay, ton ennemi. Chazolles tressauta. --Déjà guéri? --Parfaitement. Tu le regrettes? --Oui, je voudrais l'avoir laissé sur le carreau. --Ah çà! mais, cher ami, tu deviens féroce. Je ne te reconnais plus. --Il était seul? demanda Chazolles. --Je l'ignore. Il m'a paru dans sa baignoire dérober au public quelques amours nouvelles, mais pas moyen de pénétrer l'obscurité de cette caverne. --C'était lui, pensa l'amant d'Angèle. Elle lui donne sa revanche. --Tu as lu mon factum? dit Duvernet. Il est instructif! hein? --En effet. --Tu ne me remercies pas, ingrat? --Si. --Vois-tu, mon pauvre Maurice, plus je vais, plus je vois que ceux-là seuls sont heureux qui ne s'attachent à aucune femme si ce n'est à la leur, eût-elle de légers défauts, qui vivent en philosophes, jouissent de la comédie que le monde leur donne, et qui, après avoir usé de tout, abusé de tout peut-être--c'est notre cas à nous deux... maintenant!--se renferment dans la sagesse d'une vie calme, libérés des grandes passions qui troublent tout, contents des petits bonheurs du foyer et de la famille, entre une femme indulgente, et des enfants qui prennent leur place peu à peu et les repoussent dans les espaces inconnus d'où nous venons et où nous retournons tous, les uns en omnibus, les autres à pied, quelques rares privilégiés dans une bonne voiture capitonnée et suspendue. Nous sommes de ceux-là. Ne nous plaignons pas. Bonne nuit. Je vais écrire une grande lettre de quatre pages à Denise et lui annoncer ma visite. Nous irons ensemble. Sans attendre la réponse, il serra la main de Chazolles et s'éloigna. Il s'en allait à pied par les boulevards, respirant à pleins poumons, la tête haute, regardant les étoiles qui scintillaient, blanches et diamantées, dans la voûte profonde, léger comme un homme arrivé au comble d'un désir et dont les rêves sont réalisés, en se disant qu'après avoir gravi le Capitole il le descendrait comme les autres, mais sans blessure, en se ménageant une chute moelleuse sur un lit étendu à l'avance. --Pauvre Maurice! pensait-il. Il a eu sa crise, tardive. Elle n'en est que plus violente. Espérons qu'elle va finir. Chazolles, dès que son ami se fut éloigné, retomba dans ses rêveries sombres. Décidément, cette fille se jouait de lui avec une rare impudence. Et quel personnage elle lui préférait, à lui, si généreux, si prévenant pour elle. --Le duc de Charnay! Un poseur qui ne fait même pas aux femmes qui se laissent éblouir par son titre, l'honneur de les traiter en gentilhomme français! Un monsieur auquel on prêtait tous les vices, qui avait des manies de cosaque et cravachait ses maîtresses! Du moins la chronique scandaleuse le racontait. Un drôle infatué de sa personne qu'il orne comme une courtisane de bijoux et de brillants! Un bellâtre mièvre et musqué qu'il aurait cassé en deux d'un coup de poing! Un besogneux avec son blason, incapable d'entretenir une femme et trop heureux de la prendre des mains d'un autre et de promener à son bras des robes et des dentelles dont il ne paie pas les notes! Et c'était ce crevé, l'inventeur de ce mot idiot, le _pschutt_, que cette fille adorablement belle--car on ne pouvait nier sa beauté,--lui préférait, malgré les soins et les mille preuves d'amour dont il l'accablait. Il était arrivé au faubourg Saint-Honoré. Il se rappela l'adresse du duc de Charnay, rue de Berry, à l'angle de la rue de Ponthieu. En effet, il avait là un petit hôtel assez mesquin, à deux étages, et d'un ridicule style néo-grec. Cet hôtel date du premier empire. La grande porte était fermée. Deux fenêtres, éclairées, laissaient passer une lumière adoucie à travers les stores de gaze. Évidemment c'était la chambre du duc. Il demeure seul dans cet hôtel avec trois ou quatre domestiques. Dans la cour, on entendait un bruit de voitures roulées sur le pavé et de portes qui se refermaient. Le cœur de Chazolles se serra. Il restait là en vedette sur le trottoir opposé, cloué malgré lui sur l'asphalte au coin d'une porte comme un malfaiteur, examinant cette clarté qui ne s'éteignait pas. Il crut distinguer des ombres qui se dessinaient sur les rideaux, une silhouette de femme, reconnaissable à ses cheveux enroulés en nattes épaisses. Angèle, sans doute! Une sueur froide lui ruisselait des tempes. Au bout de quelques instants, il eut honte. Les agents qui se promenaient deux par deux l'observaient avec méfiance. De rares passants s'écartaient, prenant le milieu de la chaussée, comme s'ils avaient redouté une fâcheuse surprise. Lui, un ministre! Lui Chazolles, le brillant Chazolles, réduit à ce rôle de rôdeur et d'espion! Quelle honte! Il gagna la rue du Colisée, qui est à deux pas, et sonna. La porte s'ouvrit aussitôt. La loge de madame Adrien était plongée dans l'obscurité, mais les deux grands candélabres de la cour restaient allumés toute la nuit. Il entr'ouvrit la loge doucement: --C'est moi, dit-il. Soyez sans inquiétude. Il ne demanda pas de renseignements et s'engagea dans l'escalier. L'appartement d'Angèle était vide. Le gaz brûlait dans l'antichambre. XL Chazolles laissa les portes ouvertes pour bien entendre les bruits de la maison, et, arrivé à la chambre de sa maîtresse, il s'arrêta de nouveau en face du portrait de la jeune fille qui le fixait, animée et vivante. C'était bien elle, avec ses traits de vierge, l'expression pleine de douceur abandonnée, sa grâce lumineuse, ses yeux tendres à demi éteints dans un spasme de volupté. Et surtout avec ce demi-sourire d'enfant heureuse à qui la vie ne jette que des fleurs. Il l'avait eue, bien à lui, il le croyait, pendant des mois entiers; elle lui avait inspiré une de ces passions frénétiques pour lesquelles on sacrifierait tout, père, mère, enfants et amis, et maintenant elle en avait assez; elle courait les aventures; en ce moment même, elle était aux mains d'un rival exécré; elle le payait de sa blessure et réparait de ses mains douces le mal d'un coup d'épée dont elle avait été la cause! Ah! si c'était à recommencer! Comme il ne l'épargnerait pas! La pendule sonna une heure et demie. Sa colère montait comme une marée qui roule et à chaque vague nouvelle envahit la grève et la couvre de son écume. Il tira de sa poche le rapport de Melchior. Il allait le relire pour la vingtième fois quand la clef tourna dans la serrure de la porte d'entrée qui se referma avec bruit. Un frôlement d'étoffes se fit entendre sur les tapis et l'original du portrait se montra sous la portière de la chambre. C'était Angèle. Enfin! --Vous êtes là, dit-elle, durement, à cette heure-ci! --Ne m'as-tu pas donné rendez-vous? répondit Chazolles, en se dominant par un effort surhumain. --C'est vrai. Je l'avais oublié. Autrement je serais rentrée plus tôt. --D'où viens-tu? --De la rue de Londres, chez une de mes amies. --Ah! tu n'es pas allée à l'Opéra? Elle jeta sa sortie de bal sur une chaise. D'un geste ravissant, sans s'occuper de la présence de son amant, en un tour de main, elle avait dégrafé sa robe qui gisait à ses pieds, et maintenant elle arrangeait sa forêt de cheveux, les rejetant en arrière, cambrée, les bras en l'air, et démêlant les torsades lâchées à la débandade avec un peigne d'écaille. --Pourquoi me faites-vous cette question? dit-elle en se retournant. --Pour savoir, pour rien. --Oui, j'y suis allée, dit-elle. --Seule? --Qu'est-ce que cela vous fait, m'sieu le ministre? fit-elle, avec un accent de gavroche. Puis sans se presser, sans gêne, comme si elle avait été seule, elle s'occupa de sa toilette intime avec des bruits de flacons ouverts et refermés, des sons cristallins sur le marbre, et des clapotements d'eau dans les cuvettes de porcelaine dorée à son chiffre. Une seconde fugitive, Chazolles en extase devant cette statue de la jeunesse, saisit sur le visage de la jeune femme reflété dans la glace, sous la lueur des six bougies des appliques qu'elle avait allumées, un regard inquiet dirigé de son côté. Lorsqu'elle fut prête, rafraîchie et reposée par ce bain utile, elle passa devant lui et, étendant la main, elle ouvrit vivement la fenêtre donnant sur la cour. --On étouffe ici, dit-elle. Une chaleur horrible. On ne sait où se fourrer. Ah! vous pouvez vous vanter d'être un bon tyran, vous! M'obliger à rester à Paris où il n'y a plus personne, quand je pourrais être au bord de la mer, à Étretat, à Trouville ou ailleurs! Enfin me voilà! Que me voulez-vous? --Je veux une explication. Angèle, nous ne pouvons plus vivre ainsi. --C'est mon avis. --Alors, écoute-moi. --Oh! pas cette nuit! Je tombe de sommeil. Je vais me coucher; bonsoir. Elle lui tendit son front négligemment et voulut s'éloigner. Il la retint, lui étreignant le bras dans sa main. --Non, reste, dit-il. J'ai à te parler. --Faites donc, mais vite. Qu'est-ce que ce papier que vous tenez là? --Ce papier? C'est une accusation en règle. --Contre qui? --Veux-tu que je te le lise? --Je n'y tiens pas. --Et s'il te concerne? --Je ne suis pas curieuse. --Écoute cependant. Quel est cet appartement que tu as rue de Londres? --Ah! vous savez? --Oui. --C'est un appartement que j'avais avant de vous connaître. --Il te sert pour tes rendez-vous avec tes amants? --Ah! vous savez encore? --Oui. --Alors, vous n'avez pas besoin de me questionner. --Ainsi, jamais tu n'as été à moi seul? --Suis-je votre femme? --Mais tes serments, tes promesses? --Des mots. --Cette femme qui était avec le baron Germain au café Durand, dans un cabinet, le jour de sa mort, tu la connais? --Vous aussi, sans doute, puisque votre police est si vigilante! --Pas la mienne. --Celle de M. Duvernet? --Peut-être. --Jolis ministres qui emploient leurs agents à surveiller une maîtresse! --Réponds? --Eh bien, oui! c'était moi. Est-ce tout? --Et ce soir, d'où sors-tu, si ce n'est de l'hôtel, de la chambre de ce misérable duc de Charnay, avec qui tu étais à l'Opéra! Est-ce vrai? --Parfaitement. Chazolles s'arrêta. --Elle ne se défend même pas, elle n'essaie même pas de nier, par pudeur! s'écria-t-il. --A quoi bon? dit insolemment Angèle en s'asseyant sur une chaise en face de lui. J'en ai assez de tes scènes. Je te connais maintenant comme si je t'avais fait. D'ailleurs, tu es comme les autres. Tous pareils. Quand tu te seras mis dans une colère atroce, quand tu auras fait le terrible, que tu m'auras menacée des plus méchants supplices qu'un amant puisse faire endurer à sa perfide maîtresse, tu te rouleras à mes genoux en les embrassant comme un tabernacle. Tu demanderas ta grâce comme un condamné à mort. J'y suis faite. Autrefois, j'étais assez sotte pour m'émouvoir. Il me venait des larmes d'attendrissement aux yeux; je m'apitoyais comme une bête. C'est fini. Mon noviciat est fait! Et depuis deux ans qu'il dure, tu penses que mon petit cœur s'est affermi, pétrifié et qu'il ne se met pas à battre la générale pour une comédie qui ira à sa trois centième comme les _Cloches de Corneville_. Mon parti est pris. Je ne veux plus de cette vie-là. Quittons-nous. Elle était à deux pas, ironique, provocante, moitié railleuse, moitié colère. Il l'attira brusquement à lui. Évidemment, elle attendait ce geste qui amena sur sa lèvre un faible et dédaigneux sourire. --Voyons, dit-il, pourquoi me maltraites-tu de cette façon? Que t'ai-je fait? Il y a des heures où je me suis cru aimé sincèrement, et il faut que tu me haïsses pour me parler de la sorte. Que tu me trompes, je le conçois. C'est peut-être une fatalité de ta nature de femme. Tu marches sur les traces des autres. Mais pourquoi t'acharner à me faire souffrir? On dirait que tu cherches par quelles tortures tu peux ensanglanter, déchirer un être qui s'est donné à toi et n'a pas le courage de se reprendre. Je ne peux pas vivre sans toi. --Tu vois bien, fit-elle en se dégageant. Moi je ne veux pas d'esclavage. Tout passe, tout lasse, tout casse. --Qui aimes-tu donc? demanda-t-il. --Moi, est-ce que je sais? toi peut-être, mais encore plus ma liberté. Je veux vivre comme l'oiseau qui va partout et n'a pas de maître. Et comme Chazolles se taisait, la tête cachée dans ses mains. --Je savais bien ce qui m'attendait; une querelle, des reproches! De quel droit pourtant? Sommes-nous mariés? Le maire et le curé ne sont pour rien dans nos arrangements. Je vois ce que tu vas me dire. C'est toi qui m'entretiens! Apparemment parce que c'est ton plaisir! L'argent, je m'en moque. Est-ce que j'y tiens? J'ai ma tante Pivent et mon cousin Méraud. Ils m'aiment comme je suis! Je ne fais donc que ce qui me plaît. Il faut te fourrer cette idée-là sous les cheveux, Excellence. Si je me suis donnée à toi, c'est que je le voulais bien. J'ai le droit d'en faire autant pour les autres. Des gouttes de sueur perlaient au front de Chazolles. Il essuya avec son mouchoir ces larmes que la honte et l'indignation lui arrachaient. Il releva la tête et vit cette fille élégante, à la figure suave et sereine, qui s'exprimait comme une harengère et le traitait, lui, qu'elle nommait avec dérision: Excellence! comme elle n'eût pas traité un portefaix ou un chiffonnier. Ce contraste entre la virginité du visage, la candeur effarouchée des yeux, les blancheurs satinées de la peau, la perfection idéale des bras et des mains, et la banalité, la rudesse grossière et basse des paroles, le plongeait dans une stupeur hébétée. --Ainsi, reprit-il, tu veux me quitter? --Oui, si tu ne te contentes pas de ce que je te donne. Et tout à coup, par un de ces revirements si fréquents chez elle, elle reprit, câline: --Ne te forge donc pas des peines et des ennuis. Pourquoi faire? Elle lui passa les deux bras autour du cou, en se frottant avec des ondulations félines, comme une chatte qui ronronne dans les jambes de son maître, mais il ne se dérida pas. --Je serais déshonoré à mes yeux si j'acceptais un partage pareil! C'est impossible. --Pourquoi? --Tu ne comprends pas l'infamie d'un pareil marché? Je t'aime trop d'ailleurs pour te savoir à d'autres. --Moi aussi, je t'aime, méchant jaloux. --Alors, sois à moi, à moi seul! Elle secoua la tête et se mit à rire. Mais les notes de ce rire forcé sonnaient faux dans le silence de la grande cour où les lumières brillaient comme dans les profondeurs d'un puits. --Tu en demandes trop, dit-elle. Si Angèle n'avait pas fixé les amours du plafond, elle aurait pu voir son amant blêmir jusqu'à la lividité et son front se plisser dans une contraction nerveuse réprimée avec peine. --Le temps est à l'orage, fit-elle. C'est ennuyeux, les scènes. Il n'en faut plus. Je la reprends, ma liberté; oui, monsieur. --Qu'en feras-tu? --Ce que je voudrai. --Tu es bien décidée? --Oui. --Ah! dit-il, tu ne m'as jamais aimé. --Je crois que si. Qu'entends-tu par aimer? --J'entends se dévouer au bonheur de son amant, lui sacrifier ses goûts personnels, éviter de le froisser, de le troubler; ne pas le cribler à chaque minute de coups d'épingle, ne pas surexciter sa jalousie qui prouve son amour, par des coquetteries sans nom, être indulgente enfin et douce pour lui. --Et je n'ai pas ces qualités? Il la tint embrassée et plongea ses yeux ardents dans les prunelles de la jeune femme. --Prends garde, dit-elle, tu me fais mal. Tu as tes nerfs. --C'est vrai! je suis malade. Je tremble la fièvre. Et sa voix devint plus grave. --Angèle, dit-il, je t'ai bien aimée, moi! Lorsque je t'ai vue pour la première fois, j'ai compris que ma destinée était liée à la tienne. Alors j'ai changé ma vie. Là-bas, au fond de ma province, le soleil, loin de toi, me semblait glacé, les bois étaient tristes, ces bois auparavant pleins de bruit et de fanfares; la musique des chiens courant le cerf m'ennuyait. La maison où m'accueillait le sourire de la sainte qui est ma femme, où des bébés blancs et roses m'ouvraient leurs bras, me parut vide et morne. Les jardins étaient tristes, les champs n'avaient plus de charmes. Qu'ai-je fait? J'ai déserté ce paradis de l'amour pur et sans reproche, pour cet enfer, pour cette odieuse fournaise de Paris. J'ai cherché un prétexte à mes absences et l'ai trouvé sans peine. Pourquoi, si tu me réservais de si cruelles déceptions, t'es-tu placée sur ma route? Pourquoi te faire un jeu de m'enivrer de tes regards, de tes caresses? Pourquoi m'as-tu promis ce que tu ne tiens pas? Pourquoi m'avoir menti quand rien ne t'y contraignait, quand la misère même, cette suprême excuse des femmes qui tombent, n'était pas là pour t'absoudre? As-tu quelque reproche à m'adresser? Non! J'ai assuré ton avenir. Tu es indépendante et libre pour la vie. J'en espérais quelque gratitude et tu m'exaspères avec tes insolences. Tu veux me quitter. Mais après? Que me restera-t-il à moi, qui t'ai tout sacrifié? Excepté toi, je n'ai plus rien! Voyons, fais un effort, rappelle-toi! Que nous disions-nous, seuls tous deux, sous les ombrages de nos bois, dans les profondeurs des bosquets du Val-Dieu? Et maintenant, quelle décadence! Après un an de félicité, parce que j'étais imbécile et crédule, sont venues les heures terribles. La jalousie a parlé. Alors sont arrivées les querelles, les colères de chaque jour, des blessures mortelles. Et de mon côté, j'en rougis, des emportements que tu te fais un malin plaisir d'exciter. Tu te plais à déchaîner une rage qui s'abaisse jusqu'à la brutalité, à aiguillonner un orgueil dont tu connais les violences. Mais c'est à se suicider pour cette dégradation où tu me fais descendre! Moi, un homme du monde, un galant homme, je suis devenu un jouet pour tes caprices, tu me foules aux pieds comme ce tapis sur lequel tu marches; tu me jettes à la face des mots qu'une fille du ruisseau garde pour les êtres abjects qui vivent de ses vices et de ses largesses! Plus mon respect et mes attentions s'humilient devant toi, plus tes audaces grandissent et tes dédains redoublent! Ah! quel mal tu causes, et avec quels raffinements tu enflammes les plaies que tu fais! Elle essaya de s'arracher de ses mains et n'y pouvant parvenir: --As-tu fini? dit-elle. --Oui, répliqua-t-il d'une voix altérée. --Eh bien! voilà mon ultimatum, comme vous dites, vous autres. Tu as peut-être raison, mais je ne peux pas me changer. Tu réfléchiras. Je t'ai bien aimé, j'ai été sincère. Mais ce que j'ai promis je ne peux pas le tenir. Entends-tu? je ne peux pas? Nous ne sommes pas enchaînés, n'est-ce pas? Si tu ne me veux pas comme je suis, quittons-nous! Quittons-nous! Demain, je m'en irai à Trouville pour une dizaine de jours, c'est décidé. Tu réfléchiras! --Tu iras seule? --C'est mon affaire. Chazolles la repoussa brutalement en se levant; il s'approcha de la balustrade de fer forgé, pour baigner son front en feu, dans l'air humide de la nuit. Il resta une seconde penché sur l'abîme, et soudain il se recula, en passant ses doigts sur son front comme pour en arracher une idée tentatrice qui l'épouvantait. Angèle s'était renversée sur le dossier de son fauteuil, la gorge au vent, et contemplait Maurice avec une curiosité indifférente. Il se rapprochait d'elle. --Ainsi c'est décidé? --Quoi? --Tu veux des amants? --Tu as bien une femme et une maîtresse! Après tout, j'ai été élevée comme ça, moi! Je ne suis pas de ces demoiselles qu'on garde avec des escortes de bonnes pour les préserver d'un accroc à leur robe d'innocence. Tu aurais dû le savoir! Encore n'y parvient-on pas souvent! --Ah! fit Chazolles avec dégoût, tout sombre dans ce naufrage sous ton souffle de femme perdue! Je ne sais plus ce que je fais, d'où je viens ni où je suis! J'ai peur de moi et je me sens capable d'un crime, d'un trait de folie sans remède. J'essaye de me raisonner, de me détacher de cette vile passion qui m'entraîne à ta suite. Je pense à tes perfidies, à tes chutes, rien n'y fait! Plus je m'efforce de sortir du bourbier, plus je m'y enfonce! Tes yeux sont pour moi ce qu'est la liqueur mortelle pour un alcoolique qu'elle abrutit et qu'elle tue! Malheureuse et tu te joues de moi! de mon honneur, de ma paix, de mon repos! Prends garde. Tu ressembles au dompteur qui se rit de la férocité de ses lions et finit par être dévoré. --Comédie! Allons, dit-elle après un silence, c'est bien décidé; nous ne nous reverrons plus? Tu ne veux pas? --Tu pars? --Demain. Et, très calme en apparence, elle ajouta: --Cela vaudra toujours mieux que d'être dévorée. Tu es féroce, mon pauvre Maurice, pour un ministre de l'agriculture. Va-t'en. Le temps est un grand maître. Il te guérira. Elle s'était levée encore une fois. Sa taille cambrée ondulait sous la batiste transparente qui dessinait ses formes sans défaut et se teintait de la couleur de sa chair rosée. Chazolles frissonna à la pensée qu'il la voyait pour la dernière fois. Il hésitait. Il ne pouvait pourtant pas renoncer à elle. Il aurait préféré la voir morte! --Et si cette séparation me rend fou? Si je t'aime trop pour la supporter? Si je me tue dans un instant d'égarement; si je compromets l'honneur d'un nom jusque-là intact! Si la seule idée que tu es à d'autres me rend capable de tout, n'auras-tu pas pitié de moi? --Des phrases! On ne tue pas sa maîtresse et on ne se tue pas parce qu'elle cesse de vous aimer. Paris serait dépeuplé en huit jours. Tu es stupide. --Oui, stupide d'amour, fou de colère. Tu as été le poison! Tu as infiltré dans mes veines le feu qui me brûle. Depuis notre fatale rencontre, je n'ai pas eu une minute de joie. Tant que tu vivras, tu me causeras des tortures pareilles! J'ai tout fait pour m'étourdir. Rien n'a réussi. Malgré ton indignité, je te veux et je te veux à moi. Tes mensonges, tes dédains, tes trahisons irritent mon amour au lieu de l'éteindre. Toi vivante, je n'aurai pas un instant de repos! Ne vaut-il pas mieux mourir tout d'un coup plutôt que de s'avilir et de se dégrader? Il lui appuya la main sur l'épaule si rudement qu'elle tomba à ses genoux. --Ah! cria-t-elle, tu es un lâche! Ce mot le fouetta au visage comme un coup de cravache. Jamais un homme n'aurait osé lui jeter cette insulte à la face. Dans une étreinte involontaire, il écrasa le bracelet de brillants qu'elle portait au bras. Le cercle d'or en éclats lui entra dans les chairs. Elle poussa un cri de douleur. --Au secours! A la vue du sang qui coulait, Chazolles perdit la tête. --Veux-tu être à moi seul? dit-il. --Non. --Tiens tes promesses. --Je ne te dois rien. --Tu me hais donc bien? --Oui, cria-t-elle affolée, je te hais! oui, je veux être libre, je ne veux plus te revoir jamais, entends-tu, jamais! --C'est ton dernier mot? --Oui. D'un geste énergique, prompt comme l'éclair, il la saisit par la taille et la lança par la fenêtre. Un cri désespéré retentit dans le vide. XLI A ce cri, Chazolles sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Saisi d'une indicible terreur, il s'abattit sur le fauteuil qu'il venait de quitter, et un mouvement convulsif le fit trembler, comme s'il avait vu sa victime ensanglantée lui reprocher son crime à la face de la justice des hommes. Ce cri sinistre, aigu, déchirant, l'avait dégrisé subitement de sa colère. Il comprit l'horreur de sa situation. Il n'était plus qu'un vulgaire assassin. Il chercha autour de lui une arme, un couteau pour faire justice et se tuer sur la place. Rien! Il écouta les bruits de la maison et de la rue, croyant qu'elles allaient s'éveiller à cette lugubre plainte qui avait traversé le silence de la nuit. Rien encore. Alors il osa s'approcher de la fenêtre et se pencha sur l'abîme. Au fond, à la lueur des deux candélabres qui brûlaient toujours, il aperçut une masse blanche inerte, écrasée sur le pavé. Il la fixa de ses yeux pleins de larmes brûlantes comme de la lave en fusion et tout à coup, il crut voir la morte se remuer; un faible gémissement monta jusqu'à lui. Effaré, il se précipita dans l'escalier. Arrivé à la loge de la concierge, il frappa vivement. --Madame Adrien, dit-il, levez-vous. Déjà dans la cour, il se jetait à genoux à côté de la malheureuse fille. Elle respirait encore. Il essaya de la rappeler à la vie. --Angèle, lui dit-il, c'est moi. Il l'appelait des noms les plus doux, la soutenant dans ses bras, la tête égarée, la suppliant de revenir à elle, ne sachant ce qu'il disait, prêt à donner toute sa fortune, sa vie, pour réparer sa féroce colère! Mais elle retombait inanimée sur les dalles de granit où elle s'était brisée. Alors, avec des précautions infinies, il l'emporta sur le lit de la concierge qui s'était habillée à la hâte. --Grand Dieu, dit-elle, qu'y a-t-il? --Il y a, répondit Chazolles, d'une voix sourde, que cette pauvre fille m'a exaspéré, que je l'ai tuée en la jetant par la fenêtre et que je vais me brûler la cervelle chez moi. --Vous tuer! --Sans doute, dit Chazolles, qui reprenait son sang-froid. Croyez-vous que je me laisserai traîner en prison comme un voleur! --Vous n'y pensez pas. Et votre femme, vos enfants, votre nom? Voyons, monsieur Chazolles! du courage! Il y a peut-être un moyen. --Non! --Mais si. Tenez. Réfléchissez. La maison est vide. La bonne couche à l'extrémité sur le jardin. Elle n'a rien entendu. Moi, je vous appartiens, vous le savez. Je vous dois tout et je donnerais ma vie pour vous! Personne ne vous a vu. A cette heure-ci, la rue est déserte. Allez-vous en. Rentrez chez vous. Qu'est-ce que cette pauvre fille? Une malheureuse qui vous trompait. Vous ne pouvez pas la rappeler à la vie! Est-ce qu'elle ne peut pas s'être suicidée, jetée elle-même par la fenêtre? Ce sont des natures fantasques. Qui donc découvrira la vérité? S'il y a des lettres, enlevez-les! Mais sauvez-vous, sauvez votre famille, votre honneur, celui de vos enfants! Laissez-moi seule. Je m'expliquerai avec la police. Je ne veux pas qu'on vous accuse, vous, le meilleur des hommes! Allons, du cœur! Le ministre était penché sur le lit où sa maîtresse râlait dans les spasmes de l'agonie. Un combat acharné se livrait en lui. Madame Adrien, avec sa logique, venait de réveiller un espoir, celui du salut, et peut-être il allait succomber à cette tentation et abandonner la malheureuse expirante, quand les yeux d'Angèle s'ouvrirent et s'attachèrent sur les siens avec une expression de souffrance indicible et en même temps avec une angélique douceur. Il n'y avait pas un reproche dans ce regard. --Non, dit-il, c'est impossible. Tant qu'il y aura une ombre de vie en elle je ne saurais l'abandonner. Ce serait un double crime! Courez, amenez un médecin! --Mais c'est votre perte. --Tant pis; que Dieu en décide! Madame Adrien se jeta aux genoux de son maître. --Je vous en supplie, dit-elle! C'est un sacrifice inutile. Vous voyez bien qu'elle se meurt. --Allez, je le veux. Il y avait à deux pas un docteur très connu. La concierge courut le chercher et en quelques instants il arriva. La blessée avait repris connaissance, mais elle était brisée. Sa vie ne tenait qu'à un fil. Sa tête seule avait été préservée dans la chute par une sorte de miracle. Étendue sur le lit, elle ne pouvait faire un mouvement sans laisser échapper une plainte, douce comme un vagissement d'enfant. Le docteur, un vieillard à cheveux blancs, examina avec attention cette tête si jeune et si belle où déjà la mort mettait ses ombres et que sa chevelure d'or entourait comme une auréole. --Elle est tombée du quatrième dans la cour sur le pavé, expliqua la concierge qui tentait de sauver son maître. --Elle sera morte dans un quart d'heure, mais, est-ce un accident ou un crime? demanda le docteur. La blessée entendit cette question. Elle reporta ses yeux vers Chazolles atterré. Elle avait compris. Il était perdu si elle voulait. Maintenant elle tenait sa vie entre ses mains comme il avait tenu la sienne, et il n'avait pas eu pitié, lui. Le sang l'étouffait. Elle ne pouvait parler; pourtant, en faisant un effort, qui lui arracha un cri de douleur, elle murmura ces mots que le docteur entendit: --Du papier! --Donnez-lui ce qu'elle veut, commanda Chazolles à la concierge, qui hésitait. Il pleurait silencieusement près du lit. Angèle le regarda une dernière fois, de ses doux yeux bleus, où deux grosses larmes roulaient, et, étendant la main, elle écrivit lisiblement, au milieu de souffrances indicibles, cette phrase: «Je l'adorais! Je me suis tuée parce qu'il ne m'aimait plus.» Et elle signa: ANGÈLE MÉRAUD. Chazolles se jeta à genoux et baisa la main qui était retombée immobile, lasse de ce suprême effort, sur le drap. Elle ne bougea plus. Bientôt une écume sanglante inonda ses lèvres. Elle poussa un dernier soupir. --C'est fini, dit le médecin. Elle était bien jeune pour la mort. Pauvre enfant! Et quand Chazolles fut seul avec la concierge: --Ah! dit-il, quand je l'aimais comme un insensé, je savais bien qu'il y avait de l'or dans cette fange! Oh! oui, pauvre, pauvre enfant perdue! Il passa la nuit auprès d'elle et ce ne fut qu'au point du jour que madame Adrien obtint de lui qu'il s'éloignât afin d'éviter un scandale inutile. La pauvre petite, que son amant avait reportée dans sa chambre et couchée comme une fiancée dans son lit aux riches tentures, dormait de son dernier sommeil, plus belle dans la mort qu'elle ne l'avait été dans la vie. XLII Les journaux parlèrent peu de cet accident. Personne ne connut la vérité, et cette fin, pareille à celle de beaucoup d'autres désespérées, passa presque inaperçue. Quelques-uns l'attribuèrent à une imagination frappée par l'histoire étrange du café Durand, histoire dont elle avait été l'héroïne. Huit jours après Chazolles donna sa démission de ministre et de député, au moment du mariage de sa sœur avec Duvernet, mariage qui fut célébré à Grandval au commencement d'août. Chazolles retrouva au Val-Dieu la tranquillité profonde de cette retraite si propice aux apaisements de l'âme et où on croit encore entendre, dans le murmure du vent, la nuit, les psalmodies des moines ou les voir errer, traversant en longues files les cloîtres et les grandes salles nues. Il y trouva aussi les caresses de ses enfants et les attentions délicates d'Hélène qui ne lui adressa ni une question, ni un reproche. Elle ne tarda pas néanmoins à deviner que son mari, toujours taciturne et sombre, lui cachait un secret. Un soir, comme la nuit tombait, et qu'il commençait dans le parc sa promenade solitaire, elle le suivit. Il s'enfonça dans les allées écartées, seul, et parvenu à la lisière de la forêt, après avoir franchi la rivière qui coupe la prairie, sur un pont rustique, il s'arrêta à l'extrémité d'une allée de chênes si vieux qu'ils tombent en poussière, auprès d'une petite chapelle dont l'origine se perd dans les âges légendaires. Là, il s'assit sur un banc de pierre et, la tête cachée dans ses mains, il pleura abondamment. Il était là depuis quelques instants, abîmé dans ses souvenirs, quand une main se posa sur son épaule et une douce voix murmura à son oreille: --Pourquoi pleures-tu? Il se redressa vivement. Hélène était devant lui. Depuis son retour, unis devant le monde comme par le passé de façon à tromper les curiosités, ils vivaient en réalité séparés. Jamais Maurice ne franchissait le seuil de la chambre de sa femme. Et comme il se taisait: --Heureux, reprit-elle avec une ineffable bonté, tu pouvais être à d'autres; malheureux, tu m'appartiens. Je veux tout savoir. Si tu as une peine, tu m'en dois la moitié. Tu me caches un secret! --Eh bien! oui, murmura-t-il, j'en ai un; il m'étouffe et j'en meurs. --Ah! s'écria-t-elle, parle et fût-ce un crime, s'il te rend à moi, je le bénirai. Alors, en se jetant aux pieds d'Hélène comme à ceux d'un confesseur, il lui raconta tout. Il repassa l'histoire de ses deux dernières années, de sa trahison envers elle, la plus sainte, la plus adorable des femmes, la meilleure des mères. Il lui raconta la fascination que cette fille exerçait sur lui, ses luttes, ses remords de la peine qu'il lui causait à elle, son Hélène, ses vains efforts pour se soustraire à la tyrannie d'une passion indomptable et toute-puissante; il lui expliqua les conseils discrets de Duvernet, conseils qu'il aurait voulu suivre et auxquels il résistait malgré lui; il entra dans tous les détails de sa vie, ne s'excusant jamais, s'accusant au contraire comme un criminel indigne de pardon. Enfin, il dit la vérité sur cette mort tragique de la malheureuse Angèle, son dévouement pour le sauver, lui qui l'avait tuée, assassinée dans un accès de folie! Hélène l'écoutait immobile, pâlie et frémissante sous l'éclat de la lune qui s'était levée et perçait la voûte de feuillages qui les recouvrait, belle de la beauté surnaturelle des femmes pures et douces dont la vie est une suite de résignations et de dévouements. Lui, courbé comme un coupable qui va entendre son arrêt, il attendait, anxieux et abattu, mais déchargé d'un poids qui l'écrasait. Elle lui tendit la main: --Viens, dit-elle. Elle t'a pardonné; je te pardonne aussi, c'est le rôle des femmes! Nous ferons du bien pour elle! --Ah! s'écria-t-il en la prenant dans ses bras et en l'élevant jusqu'à ses lèvres, tu es bonne comme les anges! --Je ne suis pas bonne, dit-elle simplement. Je t'aime. --Malgré mon crime!... --Malgré tout et jusqu'à la tombe! * * * * * Duvernet a eu le sort de tous les ministres. Il est tombé comme les autres. Sa majorité a diminué graduellement, depuis la lune de miel de son cabinet, jusqu'à sa chute. Il a vécu onze mois et neuf jours. C'est un des plus longs ministères qu'on ait signalés depuis douze ans. Mais Duvernet a offert cette singularité qu'il est tombé gaiement et sans murmurer, aussi galant et satisfait le lendemain de sa chute que la veille de son élévation, toujours d'égale humeur et sans rancune contre ceux qui se sont groupés pour saper son autorité et lui ravir son portefeuille. Il possédait un talisman: Denise Châtenay, la sœur d'Hélène. Il a tenu parole. Il s'est retiré à la campagne. Il vit à Grandval avec M. Châtenay, la perle des beaux-pères. M. Châtenay n'en a pas encore fini avec son oppidum; il croit avoir découvert l'autre jour une tour d'une notable importance et qui devait jouer un rôle dans le système de défense de cette place dont l'origine n'est pas claire. Chazolles et Duvernet, qui possèdent les précieuses archives des Cisterciens, ont trouvé de leur côté, dans un coin de la vénérable bibliothèque du Val-Dieu un plan très précis concernant l'oppidum en litige. Il appert de ce document qu'au dix-septième siècle, les moines possédaient à Rudelande une ferme considérable, qu'ils détruisirent pour en convertir les terres en futaies. D'où il suit que la tour dont les fondations ont été mises au jour par des fouilles intelligentes était un simple pigeonnier. Mais ces deux gendres modèles n'ont point divulgué leur trouvaille pour laisser à M. Châtenay la jouissance de ses illusions. N'est-ce pas tout dans la vie? Gaspard Méraud a été navré six mois de la perte de sa cousine. Il l'aimait réellement. Il se console en assassinant les lapins du Val-Dieu, quand il peut, et en razziant les carpes et les brochets des étangs. Chazolles lui laisse toutes les permissions possibles et le comble d'attentions. Grâce au curé, Herminie arrive enfin au comble de ses désirs. Elle épouse Méraud. Madame Pivent s'est mariée de désespoir à un maraîcher de Clamart, celui dont le fils voulait épouser Angèle. Denise et Hélène sont parfaitement heureuses. Quant à Chazolles, il vit en véritable moine. Il affecte même de se choisir des formes et des couleurs de vêtements qui rappellent les robes à capuche des disciples de saint Benoît. Il ne touche à aucune arme, ne chasse jamais et passe son temps à cultiver ses terres et à lire dans la bibliothèque du Val-Dieu. Pour les autres, le Val-Dieu est un château adorable avec ses tourelles, ses fenêtres en ogive à vitraux coloriés et à trèfles de pierre; pour lui, le Val-Dieu est redevenu une abbaye où, dans le silence, la retraite et l'étude, il expie une minute de colère jalouse et d'amour furieux. Parfois, dans ses heures de solitude, un fantôme souriant et tendre, emporté dans les airs comme la Francesca du Dante, passe devant lui. Alors une larme brûlante lui monte du cœur aux yeux. Il serait mort de remords et de désespoir, mais il est gardé par trois anges terrestres. FIN F. Aureau,--Imprimerie de Lagny. End of the Project Gutenberg EBook of Angèle Méraud, by Charles Mérouvel *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ANGÈLE MÉRAUD *** ***** This file should be named 42896-0.txt or 42896-0.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/4/2/8/9/42896/ Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org/license 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.