Project Gutenberg's La Liberté et le Déterminisme, by Alfred Fouillée

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Title: La Liberté et le Déterminisme

Author: Alfred Fouillée

Release Date: January 18, 2012 [EBook #38618]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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Foullée A.

La liberté et le déterminisme.

F. Alcan

Paris 1890

LA LIBERTÉ
ET
LE DÉTERMINISME

PAR

Alfred FOUILLÉE


TROISIÈME ÉDITION

PARIS

ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER-BAILLÈRE ET CIE
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108


1890

IV

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

La Philosophie de Platon. Ouvrage couronné par l'Académie
des sciences morales et politiques et par l'Académie française,
2 vol. in-8o. (G. Baillière.)
16 fr.     
La Philosophie de Socrate. Ouvrage couronné par l'Académie
des sciences morales et politiques.
2 vol. in-8o (G. Baillière.)
16 fr.     
L'Idée moderne du droit, deuxième édition.
1 vol. in-8o. (Hachette.)
3 fr. 50
La Science sociale contemporaine.
1 vol. in-18. (Hachette.)
3 fr. 50
Histoire générale de la philosophie, quatrième édition.
1 vol. in-8o. (Delagrave.)
7 fr. 50
Critique des systèmes de morale contemporains.
1 vol. in-8o. (G. Baillière.)
7 fr. 50
Principes élémentaires de la Psychologie scientifique.
1 vol. in-8o. (E. Belin.) (En préparation.)

Saint Cloud."—Imprimerie BELIN FRÈRES

V

PRÉFACE

La méthode de conciliation, dans l'ordre philosophique, nous paraît supérieure à la méthode de réfutation, comme le libéralisme dans l'ordre social est supérieur aux voies répressives. La vérité, plus large que nos systèmes, accorde une place dans son sein aux choses les plus opposées: elle ne divise pas, elle unit pour régner. Notre pensée ne pourrait-elle, à son image, se faire conciliante et libérale? Mieux vaut compléter les doctrines que les réfuter; mieux vaut accepter des autres et faire accepter de soi le plus possible. Reste-t-il, malgré cela, en dehors du cercle de nos idées, quelque grande doctrine qui semble inconciliable avec la nôtre et cependant vivace, par cela même plausible; traçons encore, sans nous décourager, à partir de ce centre qui est notre point de vue personnel, des rayons de plus en plus grands, pour voir si nous ne pourrions pas enfin embrasser l'opinion de nos adversaires dans notre doctrine élargie.

Le système du déterminisme et celui de la liberté, n'ayant pu se détruire depuis une lutte de tant de siècles, doivent marquer deux directions de l'esprit en partie légitimes, qui, si elles étaient poussées assez loin, finiraient par converger. C'est cette direction convergente que nous allons essayer de découvrir, d'abord dans la pratique, où l'accord sera plus facile, puis dans la théorie. Nous ne prétendons pas arriver jusqu'au VI point final où se révélerait une coïncidence parfaite: la série des moyens-termes qu'il faudrait intercaler pour obtenir une entière conciliation des vérités, et par conséquent une entière explication des choses, est probablement infinie; tout ce qu'on peut faire, c'est d'ajouter, s'il est possible, quelques anneaux de plus à la chaîne des raisons.


En donnant cette nouvelle édition, nous devons insister sur la méthode et sur la théorie fondamentale du livre. Notre méthode consistera à compléter d'abord et à rectifier chacun des systèmes adverses, en élargissant les fondements positifs qui sont comme sa base propre d'opération. Puis, nous chercherons les parties communes aux systèmes ainsi complétés, conséquemment leurs convergences et coïncidences. Enfin, nous essaierons d'intercaler entre eux des moyens-termes, qu'ils seront également forcés d'admettre et par lesquels se produiront de nouvelles harmonies. A cette méthode, qu'on a mal à propos confondue avec d'autres bien différentes, nous ne croyons pas qu'on ait adressé aucune objection vraiment sérieuse. Quant aux moyens-termes entre les systèmes, il en est un, croyons-nous, dont l'introduction est d'une haute importance dans le problème qui nous occupe: c'est l'idée de la liberté, avec le désir qui en est inséparable et l'action directrice qui en résulte. Le livre qu'on va lire a pour but de montrer l'influence de cette idée. Il renferme ainsi une partie entièrement scientifique et par cela même, si nous ne nous trompons, au-dessus de toute contestation en son ensemble. Nous y avons joint des spéculations métaphysiques d'un caractère nécessairement conjectural; il importe de ne pas les confondre avec les résultats positifs de notre analyse et de notre synthèse. L'action directrice qui appartient à l'idée de liberté demeure aussi incontestable pour les partisans du déterminisme que pour ses adversaires. D'une part, si c'est le déterminisme qui, dans le fond VII des choses, est le vrai, du moins a-t-il besoin de faire une place en son sein à l'idée de liberté et à son efficacité pratique. L'oubli de cet élément essentiel est un vice qui se retrouve dans tous les systèmes déterministes et qui les rend incomplets, inadéquats à l'observation, contraires à la conscience de l'humanité. Il faut donc rectifier le déterminisme par l'introduction de cette donnée capitale: la pensée se réfléchissant sur soi et se concevant directrice; car ici la réflexion même devient une force nouvelle qui s'ajoute aux forces antécédentes. D'autre part, si c'est la liberté qui est le vrai et dernier fond des choses, encore n'agit-elle qu'en se faisant idée, qu'en prenant conscience de soi, qu'en produisant par cela même un déterminisme de pensées et de désirs, soumis à une pensée et à un désir dominateurs: pensée de la liberté, désir de la liberté. Nous avons donc là un terrain commun aux deux doctrines, et un terrain proprement scientifique; elles peuvent s'y réconcilier alors même qu'elles demeurent encore divisées dans leurs hypothèses sur le mystère métaphysique, sur le dernier mot de l'existence, sur le fond absolu du vouloir. Ce mystère métaphysique subsistera toujours au bout de tous nos efforts, dans la direction du déterminisme comme dans celle de l'indéterminisme: c'est une leçon de modestie et de modération également utile aux théories adverses et qui a, dans la pratique même, son importance morale; car le doute métaphysique est, à nos yeux, une des conditions de la moralité[1].

Le problème que nous allons aborder n'est pas seulement un problème philosophique; il est, par excellence, le problème philosophique. Toutes les autres questions viennent se rattacher à celle-là. Aussi ne croirons-nous point avoir perdu notre peine en contribuant à produire l'accord des esprits, sinon sur l'essence de l'activité morale, du moins sur les idées par lesquelles elle se manifeste et sur celle qui constitue sa fin même, sa loi, son moyen de progrès: l'idée libératrice de la liberté.

VIII L'importance et la perpétuelle actualité du problème nous a été montrée, comme sur le fait, par la discussion passionnée à laquelle la première publication de notre travail donna lieu, il y a dix ans, dans le monde philosophique et même non philosophique. Nous avons essayé, dans cette nouvelle édition, de rectifier ou de compléter notre pensée et de répondre, directement ou indirectement, à toutes les objections sérieuses et sincères qui nous ont été adressées.

Depuis la première publication de ce livre, nos idées à nous-même, sous l'influence d'une recherche incessante, se sont sur plus d'un point développées et même modifiées; nous faisons moins de part aujourd'hui, aux spéculations transcendantes et métaphysiques, plus de part au point de vue immanent et aux hypothèses d'un caractère scientifique. Mais les théories fondamentales de ce livre nous paraissent toujours vraies, et les spéculations métaphysiques elles-mêmes, où se retrouve quelque peu de l'enthousiasme propre à la jeunesse, nous ont semblé contenir des parties très plausibles, que nous avons conservées. Nous n'avons retranché que ce qui nous paraissait inexact ou erroné; nous avons laissé ce qui nous paraissait vrai, ou probable, ou même simplement possible. Notre but a été de condenser ainsi dans notre livre tout ce qu'on peut, à tous les points de vue, dire en faveur de la liberté sans se mettre en contradiction avec la science et avec la logique. Nous avons d'ailleurs pris soin de marquer, mieux que dans la première édition, la différence du certain et de l'hypothétique, du vrai et du vraisemblable, de la science positive et de la métaphysique.

1

LA LIBERTÉ ET LE DÉTERMINISME


PREMIÈRE PARTIE


RECHERCHE
D'UNE
CONCILIATION PRATIQUE ET DE SES LIMITES

CHAPITRE PREMIER

L'IDÉE DE LIBERTÉ, MOYEN TERME PRATIQUE ENTRE LES DOCTRINES CONTRAIRES.—GENÈSE DE L'IDÉE DE LIBERTÉ

I. Genèse de l'idée de liberté.

II. Puissance pratique créée en nous par l'idée de liberté et par la persuasion que nous sommes pratiquement libres.—Evolution à laquelle le déterminisme est ainsi amené dans la pratique.

Puisque nous essayons de rapprocher d'abord dans la pratique le déterminisme et la liberté, ou même, s'il est possible, de les faire coïncider pratiquement dans quelque moyen terme, nous devons, selon la méthode que nous avons adoptée, pousser le déterminisme rectifié aussi loin que nous le pourrons dans l'ordre scientifique. Nous verrons ainsi jusqu'à quel point sa direction vraie le rapproche du système de la liberté. Je dis sa direction vraie, car nous ne devons considérer le déterminisme que dans ce qu'il a de légitime, de scientifique et de conforme au témoignage de l'expérience.

Le problème est le suivant:—Trouver dans les lois mêmes 2 de notre dépendance ce qui supplée pratiquement à notre indépendance et en produit en nous le sentiment pratique; produire ainsi au sein même de la nécessité un progrès vers la liberté.

Ce que le déterminisme renferme de plus solide et de vraiment scientifique, c'est l'explication des actes sous le rapport de leurs antécédents chronologiques, de leurs motifs et de leurs mobiles. Cette explication n'est peut-être pas la seule, elle n'est peut-être pas l'explication radicale et métaphysique; mais, dans ce qu'elle a de légitime, elle doit être poussée méthodiquement aussi avant qu'il est possible. Or, parmi les motifs conscients de nos actions que nous fait connaître l'expérience intérieure et qui sont objet de science positive, les déterministes ont oublié le plus important, c'est-à-dire l'idée même de notre liberté.

Quelle qu'en soit la valeur objective et métaphysique, l'idée de liberté existe incontestablement dans l'esprit de l'homme, et elle joue un rôle considérable dans l'ordre même de l'expérience, qui est celui de la science. Nous devons donc examiner successivement: 1o la genèse psychologique de cette idée dans l'individu et dans l'espèce; 2o son action psychologique; 3o l'accord qu'elle peut établir sur le terrain de la pratique entre le déterminisme et l'indéterminisme bien entendus. Ce ne sont pas des conjectures métaphysiques auxquelles nous allons nous livrer; ce sont des faits scientifiques dont nous voulons entreprendre la constatation et l'analyse.


I.—L'enfant remarque de bonne heure qu'il y a en lui comme autour de lui des changements et des différences: mouvements à droite, mouvements à gauche, action et inaction, désir et aversion, affirmation et négation. Il s'habitue ainsi peu à peu à concevoir toutes choses sous les formes opposées du oui et du non. Il n'a besoin que de la conscience et de la mémoire pour acquérir cette notion: diversité, alternative des contraires. Or, c'est là le premier élément empirique de l'idée de liberté. L'animal qui ne voit devant lui qu'une seule ligne, et qui a pour ainsi dire des œillères de tous côtés, sauf sur une seule direction, ne peut acquérir l'idée de liberté, qui enveloppe celle de pluralité. L'association des idées est si forte que, chez l'être intelligent et doué d'expérience, un contraire évoque immédiatement l'idée de son contraire, comme un objet éclairé qui serait inséparable de son ombre. Notre pensée procède par différences autant que par ressemblances, par oppositions autant que par harmonies; c'est son rythme naturel et comme 3 son oscillation propre: elle est soumise à la loi universelle de l'ondulation.

Maintenant, sous quelle forme apparaît le contraire de ce qui est actuel et actuellement présent à la conscience?—Sous la forme du possible, quand il a été lui-même actuel à d'autres moments. Si je suis actuellement immobile, la marche peut m'apparaître comme possible; le silence actuel me fait songer à la possibilité de la parole; la parole actuelle à la possibilité du silence. Possibilité, c'est le second élément scientifique de l'idée de liberté.

Cette possibilité ne reste pas à l'état abstrait et purement logique: elle prend la forme de puissance active et psychologique; voici comment. Il y a en psychologie un principe capital et sur lequel nous aurons souvent à revenir. Toute idée, surtout l'idée d'une action possible, est une image, une représentation intérieure de l'acte; or, la représentation d'un acte, c'est-à-dire d'un ensemble de mouvements, en est le premier moment, le début, et est ainsi elle-même l'action commencée, le mouvement à la fois naissant et réprimé. L'idée d'une action possible est donc une tendance réelle; c'est une puissance déjà agissante et non une possibilité purement abstraite. Si cette idée, par hypothèse, était seule, l'action commencée et répandue par innervation dans l'organisme finirait par mouvoir les membres, tant qu'elle ne produirait aucune douleur. L'idée se réaliserait en se concevant. L'idée des contraires tend donc à se réaliser, et c'est précisément parce qu'il s'agit de contraires que leur conception alternative tend à prendre la forme d'un équilibre plus ou moins instable, comme celui d'une balance.

Quand je pense à marcher, il y a dans mon cerveau même quelque chose qui répond à la représentation de mes jambes et à la représentation de leur mouvement, laquelle, est elle-même le commencement de ce mouvement. Penser à la marche, c'est marcher dans son imagination; c'est même, à la lettre, marcher par le cerveau, non par les jambes; c'est commencer à agir et, pour ainsi dire, à presser dans le cerveau le ressort qui ouvre passage au courant nerveux vers les jambes. C'est aussi, en conséquence, sentir les premiers mouvements de la marche à son début cérébral. Aristote disait:—S'il n'y avait pas une puissance distincte de l'acte, je ne pourrais me lever quand je suis assis, ni m'asseoir quand je suis levé, car ces deux actes se contredisent.—Malgré le dilemme d'Aristote, je puis marcher en étant assis, ou, si l'on préfère, commencer la marche cérébralement. 4 Or, cette marche initiale, cette marche à l'état naissant m'est familière: l'expérience m'a appris, dans mon enfance, quels sont les mouvements à faire pour marcher, quel est le mode d'innervation cérébrale qui aboutit à mouvoir mes jambes; je connais cela comme je connais mes jambes elles-mêmes, bien que je ne puisse le figurer ni l'expliquer. Et c'est là, psychologiquement, la puissance de marcher. La puissance de mouvement n'est que le mouvement même à l'état naissant, l'innervation à son degré le plus faible, le passage d'un courant nerveux peu intense. Je l'appelle puissance parce que ce phénomène mental est lié, dans mon expérience et dans mon souvenir, à un phénomène plus complet, qui est le mouvement de translation succédant au mouvement de vibration ou à la simple tension cérébrale. Quand j'ai dans ma conscience le premier mode, l'image du second mode s'y associe d'une manière immédiate; j'attends le second après le premier. Mais en même temps il y a dans mon imagination des idées et images antagonistes, qui maintiennent le mouvement à son état purement initial, qui le contrebalancent et le refrènent. On a ainsi un mouvement à la fois commencé et arrêté. C'est ce mouvement que j'appelle mouvement possible, marche possible. Il est déjà actuel à un certain degré, et voilà pourquoi ce n'est pas une pure possibilité abstraite, mais une puissance concrète; d'autre part il est contenu et comme avorté, et voilà pourquoi il n'est pas complètement réalisé, actualisé: c'est un mouvement de translation ramené à un mouvement moléculaire de tension; la conscience de ce dernier genre de mouvement est la tension intérieure, la tendance, l'effort plus ou moins grand. Quelle que soit la valeur métaphysique de la force, de l'effort, du nisus de Leibnitz, de l'ενεργεια d'Aristote, toujours est-il que, psychologiquement, la force est la face interne et consciente du mouvement de tension et des mouvements de translation mutuellement contraires. Quant à la persuasion que nous pouvons, elle est une simple induction à l'avenir de notre expérience passée. Je puis marcher, signifie: je commence les premières décharges nerveuses de la marche, et la suite viendra, si ces mouvements ne sont pas contrariés, si l'idée de la marche devient prédominante, si le désir de la marche l'emporte, si je veux marcher. En un mot, la seule conscience de puissance qui se trouve en nous est celle du mouvement commencé et interrompu, laquelle se ramène à l'image plus ou moins concrète d'un mouvement. Tout mouvement accompli par nous et «centrifuge» est accompagné d'un certain état de conscience qui nous le fait distinguer 5 des mouvements centripètes, des mouvements reçus; c'est cet état de conscience qui fait le fond de ce qu'on nomme effort, tendance, tension, et la puissance n'est que la prévision de la suite habituelle ou des effets du mouvement commencé: or cette prévision est une idée. C'est dans l'idée que réside la puissance aristotélique.

Dans cette voie, nous ne trouvons point la liberté absolue dont parlent les spiritualistes, pas même la puissance métaphysique dont ils font un intermédiaire entre le pur possible et le pur réel, et qui contiendrait d'avance plusieurs effets possibles. Psychologiquement, cette puissance n'est que la conscience d'un conflit de représentations auxquelles répond dans le cerveau un conflit de mouvements en sens divers. Sans doute le fond même du mouvement, de l'effort, du vouloir, demeure un mystère, mais on n'a pas le droit de prétendre, dès le début, que ce mystère est liberté plutôt que nécessité, ni de confondre la conscience du vouloir et du mouvoir avec la conscience d'une liberté indépendante, capable en même temps et sous les mêmes conditions d'effets contraires. Si l'arc tendu de Leibnitz avait conscience de sa tension, il n'aurait pas pour cela conscience de sa liberté, car il faut, pour que la flèche parte, la détente du doigt de l'archer. La «puissance des contraires» est le côté interne de la composition des forces en mutuel équilibre.

Ce sentiment d'une puissance active ou, physiologiquement, d'un équilibre instable entre deux contraires, est le troisième élément de l'idée de liberté, dont la diversité et la possibilité abstraite étaient les deux premiers éléments. L'enfant aime à se donner le sentiment du pouvoir des contraires, qui est une des formes supérieures et un des plaisirs de la vie. Il aime à se balancer par la pensée comme par le corps entre des contraires: il y a une analogie fondamentale entre le plaisir élevé de l'activité oscillante et le plaisir inférieur qu'un enfant éprouve sur une escarpolette, se balançant dans le vide, allant et revenant comme le pendule d'un extrême à l'autre; c'est une sorte d'ivresse de mouvement alternatif par laquelle, à force de parcourir avec vitesse des points successifs, il nous semble que nous sommes sur tous les points à la fois: les extrêmes se rapprochent et les contraires tendent à se confondre en un.

Il en résulte un nouveau sentiment, quatrième élément de l'idée de liberté: c'est le sentiment de l'indépendance par rapport aux contraires mêmes, d'un pouvoir qui, embrassant les contraires, les domine et semble n'en plus dépendre. Quand le pendule intérieur, si on peut ainsi parler, est parvenu 6 à l'extrémité de sa course et a ainsi épuisé son effet dans un sens déterminé, il tend par cela même à reprendre la direction contraire et à se donner dans ce sens nouveau un nouveau sentiment d'activité, de vie, de jouissance. Ne pas être borné à une seule action, ne pas être épuisé dans un seul acte, retrouver sa puissance entière pour un autre, c'est évidemment avoir, pour sa force intérieure, un point d'appui et d'application supérieur aux effets divers qu'elle produit tour à tour; c'est par cela même avoir une certaine indépendance qui est libre d'obstacles; voilà pourquoi l'idée d'indépendance est un élément de l'idée de liberté. Et puisque toute idée tend à se fortifier et à se réaliser, l'idée de l'indépendance développera en nous, elle aussi, une tendance à la réaliser ou du moins à en essayer la réalisation. L'enfant se dit à chaque instant: «Si j'essayais le contraire de ce que j'ai fait?» Et il l'essaye. Il aime à se donner, ici encore, le spectacle de son activité arbitraire et indépendante. On lui dit aujourd'hui de faire une chose et il la fait; on le lui redira demain et demain il refusera de la faire. On accuse alors l'imperfection et la bizarrerie de la nature humaine. Non, l'enfant fait seulement une expérience psychologique: il a conçu deux faits contraires, et il veut voir s'il pourra les réaliser; il a fait une chose, il ne la refait pas, uniquement pour le plaisir de changer, c'est-à-dire d'appliquer la même puissance aux choses les plus diverses. Dans la vie physique, il se meut en tous sens, préférant parfois à la ligne droite les lignes les plus capricieuses, au chemin le plus court, mais le plus uniforme, le chemin le plus long et le plus varié: il aime à se sentir physiquement libre, dégagé de toute contrainte matérielle. Il en est de même pour son intelligence: il pense aux choses les plus opposées, il pense à l'absurde, pour se mettre au-dessus de l'absurde; toute idée lui apparaissant avec un caractère particulier et borné, il aime à franchir d'un bond les limites de sa pensée présente, comme il aime à franchir l'espace où il était d'abord renfermé. Enfin, dans ses déterminations et dans ses actions, non moins que dans ses pensées, l'enfant aime à faire acte d'indépendance, parfois d'absolutisme: si on lui offre deux fruits en lui montrant le plus beau et en lui conseillant de le prendre, il lui arrivera souvent de préférer l'autre; il aime en effet la contradiction; il veut prouver à autrui et se prouver à lui-même qu'il a un certain pouvoir de choisir, et de sacrifier son intérêt à son caprice.

L'idée de pouvoir ambigu et supérieur aux alternatives se fortifie encore par le double rapport de l'état présent avec le 7 passé et avec l'avenir. Le souvenir du passé m'apprend que deux contraires ont eu lieu dans des circonstances sensiblement identiques, comme sont sensiblement identiques deux triangles tracés sur un tableau. L'expérience actuelle ne m'apprend pas sans doute que les deux contraires soient possibles en même temps (et c'est un point sur lequel nous reviendrons dans la suite); mais il ne m'est pas difficile, par une simple combinaison de notions, d'imaginer cette possibilité (réelle ou non en elle-même) et de m'en former ainsi l'idée, seule chose dont nous nous occupions en ce moment. «J'aurais pu prendre un autre parti si le motif contraire était devenu le plus fort;» voilà le jugement qui nous sert de point de départ; faisons abstraction par la pensée de cette condition et remplaçons-la par cette nouvelle hypothèse: Les motifs étant les mêmes, j'aurais pu agir autrement; nous aurons ainsi construit l'idée du pouvoir inconditionnel, ambigu et libre, qui constituerait le libre arbitre. Il n'est pas indispensable pour cela que l'idée du libre arbitre réponde dès l'origine à une réalité. Les lois de l'imagination suffisent ici pour expliquer les abstractions et combinaisons d'idées nécessaires. Quand j'ai commis, par exemple, une action mauvaise sous l'influence d'une passion dominante et que je rentre ensuite en moi-même, la passion étant tombée, le motif raisonnable et désintéressé se trouve avoir actuellement l'avantage; si c'était à recommencer, il me semble, non sans raison, que j'agirais autrement. Je compense alors invinciblement le souvenir de mon état passé par mon état présent, chose d'autant plus facile que la passion d'autrefois n'est plus en moi qu'une image affaiblie; je me représente ainsi l'action raisonnable comme un possible qui aurait pu se réaliser, comme un possible égal à l'autre, égal à l'action passionnée. Au fait, l'action raisonnable eût été possible si j'en avais conçu plus fortement la possibilité même, si l'idée de ma puissance sur moi eût été plus présente et plus énergique. Aurais-je pu sans condition?—C'est ce que nous aurons plus tard à rechercher; en ce moment, nous voyons qu'il nous est possible de construire, par une comparaison avec le passé, l'idée de puissance inconditionnelle. Cette idée d'inconditionnalité est un cinquième et capital élément de l'idée de liberté. Nous allons la voir se compléter par le rapport de notre état présent à l'avenir.

L'avenir, en effet, est incertain, incalculable, impossible à prévoir pour nous. Cette incertitude est plus ou moins grande selon les cas. Elle est, dans certaines circonstances, d'autant plus grande que l'action est moins importante et, par cela 8 même plus dénuée de motifs conscients capables de la spécifier. Par exemple, dans les occasions où il s'agit de choses indifférentes, on ne peut prévoir si je choisirai pile ou face, si je partirai du pied gauche ou du pied droit, si je serai debout ou assis. Dans ce cas, en effet, ce qui doit déterminer telle action plutôt que telle autre, ce qui doit spécifier ma décision volontaire, c'est une coïncidence de causes extérieures, un hasard, conséquemment un déterminisme que je ne puis prévoir. Dans d'autres cas, au contraire, l'incertitude de l'avenir est proportionnelle à l'importance de la décision: c'est qu'alors les motifs conscients et spécifiques sont plus compliqués et plus contraires: les causes déterminantes de l'action sont intérieures, elles engagent mon caractère, mon moi, ma personnalité tout entière. Or, dans certaines alternatives d'une nature exceptionnelle et, en quelque sorte, tragique, il m'est bien difficile de prévoir si j'aurai la force de préférer, par exemple, la mort même à la violation de ce qui m'apparaît comme un devoir. Certains cas de conscience sont comme une tempête qui peut faire soulever la vague de mille manières. Ici, l'incertitude de l'avenir porte sur les conditions intérieures d'un acte important; tout à l'heure elle portait sur les antécédents extérieurs d'un acte sans importance. Dans les deux cas il y a ou il peut y avoir, pour nous et pour autrui, impossibilité de calculer et de prévoir. Encore la prévision devient-elle de plus en plus probable quand je connais bien le caractère d'une personne: je sais que tel de mes amis, je sais que moi-même, nous ne commettrons pas un vol pour nous approprier un million ou un milliard.

Ces considérations nous amènent devant le problème de Spinoza: est-ce l'ignorance des causes de l'acte qui nous donne l'idée de notre liberté?—Sous cette forme générale et vague, la proposition de Spinoza est évidemment insoutenable. On lui a répondu que le poète qui ignore les causes de son inspiration l'attribue à un dieu et non à sa liberté, que le spirite, l'illuminé, l'enthousiaste, se croient conduits par une puissance supérieure à eux-mêmes, enfin que le sentiment du libre arbitre croît avec la connaissance même des motifs de nos actions. Mais ces réponses générales sont encore moins probantes que la proposition de Spinoza et reposent sur des confusions. En premier lieu, ce n'est pas l'ignorance des causes produisant un acte quelconque qui peut engendrer l'idée de liberté; c'est l'ignorance des causes d'une détermination volontaire et intentionnelle. Je ne me crois pas libre quand je souffre sans savoir pourquoi, ni quand je remue les 9 paupières sans savoir pourquoi, ni quand je trouve une rime ou un vers sans savoir pourquoi, ni quand j'ai une vision ou illumination sans savoir pourquoi; mais c'est qu'en tout cela il ne s'agit pas d'une décision intentionnelle entre divers partis, par exemple voter ou s'abstenir de voter. Les exemples allégués ne prouvent donc rien.—Mais, dira-t-on, quand il s'agit d'une détermination intentionnelle, je me crois précisément d'autant plus libre que j'ai plus délibéré et que je connais mieux les motifs de mon acte. Ici encore, l'analyse psychologique est incomplète. Ce n'est pas l'ignorance des motifs conscients de ma décision qui peut me donner l'idée d'un libre arbitre échappant à la prévision; c'est l'ignorance de la cause qui, entre divers motifs conscients, me fait prendre telle décision déterminée. Or, cette cause n'est pas nécessairement elle-même un motif conscient: elle peut être mon caractère, ma nature propre, mes habitudes inconscientes, mes secrètes inclinations: elle est ce que Wundt appelle le facteur personnel, c'est-à-dire ma constitution psychologique et physiologique, ma manière individuelle de réagir. Supposez en chimie un réactif extrêmement complexe dont vous ne pourriez réduire la composition en formules: si vous y jetez telles ou telles substances colorées, vous ne pouvez prévoir quelle sera la nuance particulière que produira le mélange. Vous savez que telle couleur mêlée à telle autre en telles proportions produit du vert, du violet, de l'orangé; mais, si vous ne savez pas tout ce qui entre dans la composition du liquide où vous mélangerez ces couleurs, vous ne pourrez par cela même prédire la couleur complexe qui en résultera. Notre naturel n'est pas une eau claire où les motifs et mobiles se mêleraient en gardant chacun sa nuance propre: il est lui-même une combinaison que la «chimie mentale» ne saurait réduire à des formules exactement déterminées. On ne répond donc pas à Spinoza ni à Leibnitz quand on invoque la conscience des motifs dans la délibération pour soutenir que le sentiment du libre arbitre croît avec la connaissance des causes, car la connaissance des motifs ne nous donne pas celle de la cause fondamentale et décisive: la réaction propre de notre caractère. Sous les motifs conscients se trouve notre activité inconsciente avec ses tendances et inclinations de toute sorte; c'est même dans cette région d'inconscience ou, si l'on préfère, de conscience générale et non spéciale, que nous plaçons notre moi, notre vouloir personnel. Dès lors, quand nous avons comparé et pesé des motifs au grand jour de la conscience claire, de la conscience superficielle, la détermination 10 finale sort des profondeurs de la conscience obscure. Il en résulte un arrêt dans la série apparente des causes, une apparente solution de continuité, comme entre les derniers rayons visibles du spectre et l'obscurité qui les enveloppe. De là vient l'apparence d'un commencement impossible à prévoir, d'un commencement de série non rattaché à d'autres séries, d'un «commencement absolu.» Le conflit des motifs conscients produisait un arrêt momentané dans notre évolution intérieure et y posait un problème de dynamique mentale; c'est le triomphe de l'inconscient ou du subconscient qui résout le problème, met fin à l'arrêt et se manifeste par la résultante de la décision. Ne pouvant avoir la conscience analytique de ce qu'on pourrait appeler notre conscience synthétique, nous ne saurions nous-mêmes calculer et prévoir ce que nous voudrons dans telle circonstance grave: nous attribuons alors la volition à un pouvoir dominant les contraires, et comme ce pouvoir est précisément notre conscience obscure et synthétique, notre moi, il en résulte que nous attribuons au moi,—non plus à un dieu ou à une force étrangère,—la réaction finale de ce pouvoir fondamental sur les motifs plus ou moins extérieurs par lesquels il est sollicité.

Quand nous pouvons analyser entièrement toutes les causes d'une décision, nous ne nous attribuons plus le pouvoir des contraires: nous disons que nous ne pouvions faire autrement, que nous avions telle inclination, telle pensée, telle autre, que celle-ci a été effacée par celle-là, que tel penchant ou telle habitude avait trop de force acquise pour être contrebalancé par tel motif, etc. L'idée du pouvoir des contraires naît de la conscience synthétique et obscure, et seulement dans les cas qui engagent cette conscience, non dans ceux où il s'agit d'effets que nous n'attribuons pas à notre moi, à notre conscience concrète et totale. Ni Spinoza ni ses adversaires n'ont donc posé la question sur son vrai terrain.

Nous voyons maintenant qu'une action déterminée doit être enveloppée (comme d'autant de cercles concentriques) par des puissances contenant en apparence les contraires. Le premier cercle est formé par l'intelligence: nous expérimentons en nous l'action motrice et efficace des idées, ainsi que la possibilité de trouver des motifs contraires pour ou contre tout acte, ce qui nous donne la notion de notre indépendance intellectuelle. Puis, nous avons le sentiment d'un pouvoir encore supérieur aux idées, les mobiles, qui forment un second cercle déjà plus obscur; enfin nous avons la conscience vague d'un pouvoir supérieur aux mobiles particuliers comme aux 11 motifs particuliers: l'individualité, le caractère personnel, enfin un dernier cercle, le plus vaste et le plus obscur tout ensemble, c'est la conscience même en sa synthèse, la conscience où viennent se fondre toutes les images, l'unité (apparente ou réelle) qui domine tout et décidera en dernier ressort. Là se place la volonté, et de là aussi nous vient l'idée de liberté comme puissance supérieure aux déterminations contraires, aux mobiles connus et aux motifs connus.

Alors s'accomplit une dernière transformation de l'idée, qui prend une forme métaphysique. Grâce à notre faculté d'abstraire, nous pouvons considérer une puissance, non en tant qu'elle dépend elle-même d'autre chose, mais en tant que quelque chose dépend d'elle; et sous ce rapport abstrait, relativement aux termes inférieurs, elle n'est plus dépendante, mais indépendante; elle n'est plus conséquente, mais antécédente. Les partisans de la nécessité considéreront cette indépendance comme un moment tout provisoire de la pensée, comme une simple abstraction par laquelle une chose nous paraît seulement antécédente, bien qu'elle soit en même temps conséquente; en d'autres termes, l'indépendance ne sera jamais pour eux qu'une moitié du réel, tandis que pour les autres elle peut être un tout; mais il s'agit en ce moment de montrer la genèse de l'idée, non son objectivité. Or nous pouvons concevoir le tout comme expliquant et engendrant les parties, le complet, le parfait comme contenant la raison de l'incomplet et du particulier. Enfin, faisant abstraction des limites, nous arrivons à concevoir l'illimité, l'absolu. C'est d'abord l'idée négative d'une indépendance absolue, puis l'idée plus positive, mais non moins problématique d'une plénitude de puissance intelligente.—On verra plus loin, en étudiant la part de la volonté dans ce qu'on nomme la raison, comment naît et se développe cette idée, qui n'est autre que celle de la causalité intelligible (au sens de Kant) conçue comme pouvant contenir la raison suprême de la causalité sensible. Affranchie par hypothèse de la loi des antécédents et des conséquents qui constitue le déterminisme, cette causalité purement idéale peut apparaître comme l'idéale liberté.

Après avoir indiqué comment l'idée de liberté, d'abord physique, puis psychologique, puis métaphysique, naît dans l'individu, nous pourrions examiner comment elle se transmet dans l'espèce par voie d'hérédité. C'est un point sur lequel nous aurons à revenir. Dès à présent, il est clair que l'idée d'indépendance et de liberté est, chez l'individu, une puissance qui tend à fortifier le caractère; elle constitue donc une 12 supériorité dans la lutte pour l'existence et pour le progrès. Conséquemment, les lois de la sélection naturelle lui assurent le triomphe: cette idée devient une forme héréditaire de la conscience, de plus en plus spécifique et caractéristique de l'humanité: elle finit par être innée, et nous venons au monde avec l'instinct de la liberté, bien plus, avec la persuasion de la liberté, comme nous naissons avec l'idée de l'espace ou avec l'instinct de la curiosité[2].

II. Une fois formée, l'idée de notre liberté ne peut manquer d'influer sur notre conduite. C'est cette influence pratique que nous devons maintenant montrer, en réservant pour la suite l'examen théorique de la question.

1o Libres ou non, nous tendons à la liberté, à l'indépendance absolue dont nous avons l'idée. 2o Cette tendance, d'après les lois mêmes du déterminisme, doit créer en nous un certain pouvoir proportionné, ce semble, à son intensité. 3o Nous ne tardons pas à reconnaître l'efficacité pratique de cette tendance; et même, dans une foule de cas, nous n'apercevons point de limite déterminée et précise à l'extension de notre pouvoir: il en résulte une confiance en soi qui va grandissant. Nous nous persuadons de plus en plus que nous avons un pouvoir indépendant et une force propre supérieure à tous les contraires, capable de rester la même quand tout change, ou de changer quand tout reste le même.

Cette croyance est naturelle et universelle, les déterministes ne le nient pas; ils contestent seulement qu'elle représente la réalité. Mais, encore une fois, toute idée influant sur nos actes, le déterminisme doit, parmi les puissances pratiques dont la psychologie entreprend l'analyse et dont la morale entreprend la discipline, mettre en ligne de compte l'idée de la liberté, puisque cette idée entraîne d'abord une tendance à la réaliser, 13 puis une réalisation au moins apparente, et enfin une conviction au moins subjective de notre propre liberté. Dès lors le système déterministe subit un changement considérable au point de vue de la pratique. Voyons, en effet, les résultats que va produire, dans l'application et dans la vie de chaque jour, l'élément capital que des systèmes incomplets avaient exclu de la question, et dont l'influence pratique, déjà constatée par nous chez l'enfant, se manifestera encore plus chez l'homme.

Supposons que je sois dominé par une violente colère. Si je suis persuadé que je n'ai aucun pouvoir sur ma passion, ou si je ne songe pas à ce pouvoir, il est clair que ma colère suivra fatalement son cours. Mais voici qu'une idée, amenée par les lois de l'association ou de l'habitude, prend une puissance nouvelle dans mon esprit et, de confuse qu'elle était, devient distincte: c'est l'idée (subjective ou non) d'une résistance possible à ma colère, d'un empire que je crois pouvoir exercer, et que de plus ma raison juge rationnel et bon d'exercer. Aussitôt cette idée interrompt la fatalité de la passion; c'est une force nouvelle qui peut, en s'accroissant, faire équilibre à ma colère. Que mon intelligence se fixe sur cette idée qui la sollicite, qu'elle la rende par là de plus en plus intense, bientôt l'idée de la liberté sera devenue une puissance pratique avec laquelle les autres puissances devront compter; et si, à tort ou à raison, je regarde cette puissance comme absolue en moi, l'idée de l'absolu devra produire un certain effet dans la balance. Elle pourra même, comme l'épée de Brennus, faire pencher le plateau du côté qui semblait d'abord le plus faible, en venant s'y ajouter. L'attention et la réflexion (fatales ou non), augmentent la force de cette idée avec sa clarté. Dès que je songe à mon pouvoir, l'idée croît; dès que l'idée croît, la tendance de la réflexion s'y applique davantage; nouvel accroissement de l'idée, suivi d'un nouvel accroissement de réflexion; et, en définitive, multiplication de forces par l'addition successive de tous ces petits accroissements. Donc la seule conception de ma liberté, comme d'une puissance venant de moi et capable de contre-balancer ma passion, pourra en effet dans la pratique parvenir souvent à la contre-balancer, en vertu même d'un déterminisme compliqué dont nous aurons plus tard à étudier théoriquement les lois. Brisant la ligne uniforme et fatale de mes pensées et de mes sentiments, elle aura rendu possible un acte qui, à ne considérer que la force intrinsèque et naturelle des motifs et des mobiles antérieurs, 14 n'eût pu aucunement se produire sans ce motif nouveau et prépondérant. Le déterminisme se réfléchit sur soi dans cette idée et s'y retourne en quelque sorte contre soi-même.

En fait, l'idée de notre liberté ne manque jamais de nous apparaître au moment où elle peut nous être utile dans la pratique, à moins que le paroxysme de la passion n'ait détruit toute réflexion. Cette idée, toujours présente en nous sous une forme plus ou moins latente, redevient manifeste dès que nous sommes en présence de deux actes possibles, entre lesquels nous hésitons. Par l'association du contraste, la double possibilité éveille nécessairement la notion d'un double pouvoir; et comme nous nous rappelons avoir déjà réalisé, dans d'autres circonstances, les deux termes de l'alternative présente ou ceux d'une alternative analogue, nous sommes portés à nous attribuer actuellement et à réaliser ainsi dans une certaine mesure un double pouvoir, une liberté de choix. C'est là une tendance irrésistible, que le déterministe subit comme les autres hommes. La notion et la persuasion de notre liberté sont donc toujours ou presque toujours parmi les motifs de notre décision réfléchie. Oublier cet élément dans ses analyses, comme l'ont fait les psychologues, c'était oublier ce qu'il y a de plus original et de plus essentiel dans l'activité humaine.

En outre, cette idée peut s'affaiblir ou se fortifier. Il est des cas, par exemple, où l'habitude nous fait répéter un acte sans y associer par contraste la possibilité de faire autrement. Un homme peut ainsi devenir l'esclave d'une mauvaise habitude, comme celle de la colère, par l'affaiblissement de son idée de liberté. Mais persuadez à cet homme qu'il dépend de lui de s'en corriger; qu'il est pratiquement libre de se déterminer à la suivre ou à ne pas la suivre; que, s'il la suit, ce n'est pas par une fatalité absolue, comme il le croit, mais par un consentement auquel il ne réfléchit pas; qu'il pourra par conséquent reprendre l'empire de soi quand il voudra, et qu'il est maître de vouloir ou de ne pas vouloir: cette intime conviction de sa puissance que vous aurez réveillée chez lui, fût-elle subjective en soi, n'en aura pas moins pour effet une réelle puissance. Au contraire, persuadez à l'homme vicieux que ses vices sont en tout indépendants de lui et que toute puissance sur soi-même est chimérique, vous diminuerez réellement en lui cette puissance; par cela seul qu'il ne songera pas à résister, qu'il n'aura aucune confiance en lui-même et dans sa liberté pratique, il deviendra faible en effet et esclave de la passion. Ainsi donc, autant l'homme veut, peut, et devient fort, quand il se 15 croit pratiquement libre, puissant et capable de persévérance, autant il devient faible dans la pratique et même incapable de vouloir, quand il ne croit pas disposer de lui-même, quand il se considère comme soumis à quelque influence extérieure plus puissante que lui. Un philosophe ancien conseillait, pour calmer la colère, de réciter en soi-même l'alphabet grec; le meilleur alphabet, c'est de se répéter qu'on est pratiquement libre et que, dans l'homme, l'alpha et l'oméga, c'est la liberté pratique de la volonté réfléchie ou à double idée.

L'effet sur les masses n'est pas moins frappant que sur les individus. Persuadez à une armée qu'il dépend d'elle-même de vaincre, qu'elle n'a pour cela qu'à vouloir, que vouloir c'est pouvoir,—cette persuasion fût-elle toute subjective,—il n'en est pas moins vrai que l'idée même de cette puissance tendra, si les circonstances ne sont pas absolument défavorables, à la réaliser dans la pratique ou à commencer les mêmes effets que la réalité. Au contraire, persuadez à vos soldats que le courant de la fatalité entraîne tout, que l'effort est inutile et la résistance impossible, que leur défaite est écrite dans le livre des destinées; par là vous détruisez toute énergie de l'intelligence, vous anéantissez tout empire sur la passion, toute force morale. En détruisant l'idée même de liberté, en l'obscurcissant, en l'effaçant pour ainsi dire, vous arrivez presque au même résultat que si vous aviez anéanti peu à peu la liberté. C'est le sophisme paresseux réalisé par les Orientaux.

Voilà des faits que les déterministes ne peuvent nier, et qu'ils négligent à tort dans leurs analyses psychologiques. En vertu même de leur théorie sur l'empire des idées, on arrive à conclure que, pratiquement, il est bon, il est nécessaire de fortifier chez les hommes l'idée de la puissance des idées. Encore une fois, faites comprendre aux hommes qu'ils ont un grand pouvoir sur leurs passions, et vous leur donnerez un certain pouvoir; plus la persuasion sera forte, plus l'effet sera grand, plus l'idée de puissance personnelle triomphera de l'impersonnelle fatalité.

Sans doute, cette idée ne saurait nous donner une véritable force pratique quand il s'agit de triompher d'obstacles matériels: il ne suffit pas de se croire capable de soulever un fardeau pour le soulever en effet, et la force physique ne se crée pas en nous par la persuasion; encore y a-t-il des cas où l'énergie morale semble développer et mettre en liberté une véritable énergie physique. De même, il ne suffit pas de se croire le génie nécessaire à la résolution d'un problème 16 pour le résoudre: mais la confiance d'un homme dans sa force intellectuelle fait du moins qu'il cherche la solution; et combien de fois se vérifie pratiquement cette parole: «Cherchez et vous trouverez!» Il n'en est plus ainsi dans le domaine de la volonté; car il s'agit d'un pouvoir qui, s'il existait, opérerait sur lui-même et se prendrait lui-même pour objet. Ce pouvoir, nous le considérons comme ne faisant qu'un avec nous; et ici, la persuasion que nous possédons une semblable puissance doit être beaucoup plus efficace dans la pratique. C'est donc un bien de se croire maître de soi; car cette croyance, si elle ne nous donne pas une liberté métaphysiquement absolue,—question réservée,—nous donne du moins une énergie pratique dont l'indépendance est toujours perfectible, sinon parfaite.

Il ne faut pas pour cela se persuader qu'on est libre de tout faire par n'importe quels moyens et par une liberté aveugle; autant il est bon de croire qu'une certaine liberté est au centre de nous-mêmes, autant il est bon de se rappeler que nos moyens sont des conditions et des nécessités qu'il faut bien connaître. Il ne suffit pas de s'attribuer n'importe quel pouvoir, sans autre forme de procès, pour acquérir magiquement ce pouvoir. Autre chose est de se croire libre et de se croiser les bras,—ce qui n'avance à rien ou presque à rien,—autre chose est de vouloir être libre et de faire effort pour le devenir. Notre but est précisément de montrer que la liberté n'est pas un pouvoir magique ni une chose toute faite, mais une fin, une idée qui ne se réalise que progressivement et méthodiquement par le moyen d'un déterminisme régulier. Nous ne dirons donc pas qu'on soit plus libre, sans autre condition, à mesure qu'on croit plus l'être. Malgré cela, un certain degré de croyance dans la possibilité de ce qu'on veut et dans celle même du vouloir est nécessaire pour vouloir. L'ignorant, l'étourdi, l'enfant, le fou, ne s'attribuent que la liberté d'indifférence ou de caprice; mais précisément ils tendent à la réaliser dans la mesure même où ils la désirent et où ils la conçoivent. Il y a donc une certaine harmonie entre la liberté qu'on croit avoir et celle qu'on tend pratiquement à acquérir sous l'influence de cette idée même. Plus on se croit libre d'une fausse liberté, moins on l'est de la vraie, mais plus on se fait une idée vraie de la liberté, plus on réussit à la faire passer dans la réalité. Donc, tout en concevant les nécessités et les conditions, il faut placer, sous une forme ou sous une autre, quelque liberté en soi-même pour ne pas se réduire à l'absolue impuissance. Les anciens disaient: Audentes 17 Fortuna juvat; nous ne croyons plus à cette Fortune du paganisme; mais ce que les anciens attribuaient à une influence extérieure, c'est en réalité notre intelligence qui le fait; c'est la foi en une certaine liberté des êtres intelligents qui nous donne notre puissance d'initiative intelligente: Audentes Libertas juvat.

S'il en est ainsi, dirons-nous aux déterministes,—et cela doit être selon votre hypothèse même,—vous tendez à parler et à agir comme tous les autres hommes dans la pratique. Vous devez, après avoir posé le déterminisme en théorie, chercher un moyen pour le concilier avec l'idée de la liberté pratique, sinon de la liberté métaphysique, et pour fortifier cette idée dans les esprits.

—Soit; il n'en reste pas moins probable que, objectivement, c'est l'idée de liberté qui agit, et non la liberté; il est donc possible qu'un déterminisme supérieur ait simplement pris la place du premier.—Quand ce serait vrai (et nous aurons plus tard à l'examiner), la contradiction pratique du déterminisme et de la liberté serait du moins notablement diminuée. A bien compter, nous avons déjà fait les uns vers les autres trois pas de plus; car nous nous sommes accordés à admettre: 1o l'idée de liberté présente en nous, comme un motif d'une nature particulière, 2o la tendance à réaliser la liberté, comme un mobile inséparable du motif, 3o l'efficacité au moins partielle de cette tendance, qui peut de plus en plus diminuer, sinon supprimer, notre dépendance même. C'est sur le degré précis de cette efficacité que le désaccord demeure possible. Les uns croiront l'efficacité assez grande pour être la manifestation d'une liberté réelle; les autres n'admettront d'autre effet qu'une augmentation de puissance pratique soumise aux lois générales du déterminisme. On a dit que toute notre science consistait à dériver notre ignorance d'une source plus haute; de même les déterministes pourront dire que toute notre liberté consiste à dériver notre dépendance d'une source plus haute. Toujours est-il que la hauteur de cette source n'est pas d'avance déterminée pour nous, et nous concevons le pouvoir de la porter sans cesse plus haut; nous allons jusqu'à nous demander si nous ne pourrions pas être la source même. Les systèmes opposés aboutissent donc à cette conclusion: d'une part, il serait désirable de faire descendre en soi tous les attributs du bien, non seulement la science et la félicité, mais encore l'indépendance, la dignité, la liberté même; d'autre part, nous portons déjà en nous l'idée de la liberté, et cette idée a dans 18 la pratique des résultats analogues à ceux de la liberté même. Nous entrevoyons la possibilité, par la force même du désir, de réaliser, sinon la liberté, du moins son image la plus fidèle. La liberté devient ainsi un idéal progressivement réalisable. Dès lors, la direction pratique des deux doctrines adverses n'offre plus autant de divergence: peut-être même pourrions-nous à la fin leur donner pour but commun le bien accompli avec la plus grande indépendance possible, qui nous permettrait d'attribuer à nous-mêmes notre bonté, d'expliquer notre amour du bien comme Montaigne expliquait son amitié avec la Boëtie: «Je l'aime parce que c'est lui, parce que c'est moi.»


En résumé, quand je me crois libre, empiriquement, j'attribue la force prédominante à l'idée même de ma force. Or, cette force prédominante n'a rien de chimérique dans une foule de cas. Il est certain, d'abord, que les idées sont des forces; puis que, parmi les idées, se trouve celle même de la force des idées, qui peut devenir prévalente et directrice. Le pouvoir ainsi produit nous montre le déterminisme se réfléchissant sur soi et devenant, par cette réflexion, capable de se diriger soi-même. Il y a là un important phénomène soumis à des lois très complexes, dont les psychologues partisans du libre arbitre, comme les adversaires du libre arbitre, ont également négligé l'analyse; une grande partie des malentendus si fréquents en cette question tient, comme nous le verrons, à l'oubli de ce phénomène et de ses lois; l'idée de la force des idées, devenant elle-même force entraînante, est comme le foyer et le centre d'un système astronomique qui entraîne avec soi les autres motifs et les autres mobiles dans une trajectoire résultant de toutes leurs forces combinées avec la sienne. Une fois conçue et comprise comme désirable, l'idée de ma puissance sur moi pourra se réaliser peu à peu, mais d'une façon régulière, par des moyens déterminés. A tout autre motif pratique, je substituerai le motif de ma puissance possible, de mon indépendance possible comme être raisonnable, de ma «liberté» que je veux essayer de réaliser, et ce motif agira comme tous les autres, dont il pourra devenir le principe hégémonique.

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CHAPITRE DEUXIÈME

LE DESTIN ABSOLU ET SON IDENTITÉ PRATIQUE AVEC LE HASARD ABSOLU.—PREMIÈRE INFLUENCE DE L'IDÉE DE LIBERTÉ

Le destin absolu, première idée d'une liberté inconditionnelle. Résultats pratiques de cette idée. Critique du sophisme paresseux.—Le hasard absolu.—Résultats moraux du fatalisme absolu.

Après avoir vu, d'une manière très générale, l'influence pratique que doit exercer l'idée de liberté, nous devons suivre cette idée dans toutes ses applications particulières. La première question qui se présente à nous, c'est de savoir quel rôle elle joue dans l'idée même du destin admise par les fatalistes absolus.

L'idée du destin devait naître une des premières chez les peuples anciens, à la vue de cette nature dont ils subissaient la tyrannie sans avoir pu la soumettre elle-même, par la science, aux lois de la pensée. Dans leur ignorance des règles particulières qui relient entre eux les phénomènes, ils se contentaient de placer à l'origine des choses une force unique et universelle. Mais cette force qui est pour les autres êtres fatalité, qu'est-elle en soi?—Le maître n'est pour l'esclave une puissance fatale que parce qu'il est en lui-même une puissance relativement libre. Et l'esclave ne l'ignore pas; si on lui demande quelle est à ses yeux la forme la plus parfaite de l'existence, il répondra: la liberté. Ainsi, en concevant le suprême destin, l'humanité des anciens âges ne faisait que concevoir déjà, par une voie indirecte, je ne sais quel idéal de liberté suprême. L'idée du destin est l'idée de liberté absolue projetée au-dessus de nous et dominant la nécessité inflexible qui, dans le monde, manifeste sa puissance sans bornes.

Le jour où l'esclave a compris sa servitude et par là même la liberté qui lui manque, il possède déjà, avec cette idée intérieure de la liberté, la condition et le premier moyen de sa délivrance, mais il ne le voit pas tout d'abord, et son 20 premier mouvement est de courber la tête sous le joug, de demeurer inerte sans même essayer une résistance qu'il croit inutile. Tel est aussi l'effet que produit d'abord sur la volonté humaine la vague conception de l'absolu à laquelle son intelligence s'est élevée; devant cet infini, le fini se sent réduit à néant et s'abandonne au destin, qui lui semble une volonté d'une toute-puissance irrésistible. Dès lors, par une confirmation de l'influence pratique que nous avons attribuée aux idées, le destin règne en effet sans obstacle et les choses suivent leur cours sans que la volonté humaine, immobile et neutre, y change rien. En croyant à la fatalité, l'homme l'a réalisée en lui autant qu'elle peut l'être: l'idée de son éternel esclavage semble l'avoir rendu à jamais esclave.

Ce n'est là pourtant que le premier moment de l'histoire morale et la première attitude de la volonté humaine devant la volonté absolue, où elle ne reconnaît pas tout d'abord un mirage de sa propre volonté. Le fatalisme primitif, par son excès même, tend à se détruire: il renferme une contradiction qu'une réflexion un peu attentive ne tarde pas à découvrir.

On sait comment l'esprit subtil des Grecs avait formulé le raisonnement des fatalistes, qui est la théorie de la complète passivité et l'argument de la paresse: λογος αργος. On pourrait l'exprimer ainsi: «Que tu brises ou non ta chaîne, si ta destinée est d'être délivré, tu le seras; si elle est de ne pas être délivré, tu ne le seras pas. Il est donc inutile de briser ta chaîne.»—On commet encore à chaque instant des sophismes analogues dans les discussions relatives au libre arbitre. Nos progrès successifs, en cette question, se réduisent presque aux différents moyens de franchir le cercle où le sophisme paresseux veut nous enfermer, et l'idée même de liberté nous aide à le franchir.

Le premier vice de l'argument est dans une conclusion incomplète. «Rien ne sert de fuir,» dit-on au soldat musulman.—Mais aussi rien ne sert de rester: que je n'agisse pas ou que j'agisse, ce qui doit arriver arrivera toujours. Les prémisses aboutissent donc indifféremment à deux conclusions contraires; on ne peut préférer l'une à l'autre que pour des raisons étrangères à l'argument lui-même, telles que le plaisir ou la douleur, l'attrait du repos ou l'attrait de l'action, en un mot la passion du moment. Si on s'en tient avec rigueur à l'argument logique, aucune conclusion déterminée n'est logiquement possible.

C'est que les prémisses, sous l'apparence de la nécessité, renferment l'arbitraire. Cette détermination absolue des 21 choses par le destin, nous qui ne sommes pas le destin nous ne la connaissons pas et ne pouvons même la prévoir; nous sommes en dehors d'elle par notre pensée comme par notre action. Donc, si les choses sont absolument déterminées en elles-mêmes et sans nous, elles sont absolument indéterminées pour nous. Que pouvons-nous alors conclure de prémisses vides? Tout, ou plutôt rien. S'il y a une conclusion précise, elle se tire dans l'absolu, indépendamment de nous et de notre pensée; et nous ne la connaîtrons que quand elle sera descendue dans le domaine des faits accomplis.

Si la nécessité des fatalistes est ainsi en dehors et au-dessus de notre pensée, c'est qu'elle est par hypothèse au-dessus de toutes conditions: ce qu'elle produit, elle le produit par elle seule, en dépit de tout le reste. Dès lors, cette nécessité absolue devient pour nous l'absolue contingence; cette certitude suprême devient suprême incertitude. Si je possédais la moindre assurance scientifique relativement à une liaison particulière de cause et d'effet, si par exemple j'étais sûr que le mouvement de mes jambes me portera toujours d'un lieu dans un autre, j'aurais en moi un certain pouvoir d'échapper au destin; et j'y échapperais en effet, d'abord par la pensée, qui me révélerait au moins un des secrets de ce destin, puis par l'action, dont je pourrais prévoir les résultats réguliers et infaillibles. Mais, dans l'hypothèse fataliste, toutes les lois de l'expérience à moi connues sont renversées; la seule loi qui reste est précisément celle dont les résultats me sont inconnus. Quelle différence y a-t-il entre cet absolu destin et un hasard qui serait également absolu? Dans ce second cas comme dans le premier, l'efficacité des causes est supprimée, et le hasard peut empêcher l'effet de se produire. Le monde offrirait alors un spectacle si incohérent, que je ne devrais même pas compter sur ce que je tiendrais dans la main. Tout au plus pourrais-je, animé d'un dernier espoir, jeter mes actions comme un enjeu dans ce jeu fantastique du hasard.

Le destin est l'absolue unité d'une puissance suprême qui se maintiendrait immuable et impénétrable à travers la multiplicité des choses que notre expérience et notre pensée peuvent saisir. Le hasard est une multiplicité absolue qui irait changeant et variant sans règle et sans condition, qui par cela même échapperait à toutes les prévisions de notre pensée. Dans le premier cas, tout dériverait d'une liberté absolument une et fixe; dans le second, tout dériverait d'une liberté absolument multiple et capricieuse: dans l'une et l'autre hypothèse, le principe suprême se réduit pour nous à une chose 22 inconnue. Ainsi le vice intérieur du fatalisme absolu le force à se changer en son contraire.

Nous venons de le voir, les prémisses du fatalisme absolu ne concluent théoriquement à aucune conduite déterminée et particulière; mais elles n'en renferment pas moins une conclusion générale d'une grande importance pratique: c'est que nous ne pouvons rien, que nous ne sommes rien, que tout s'est fait et se fera sans nous. L'idée de l'indétermination logique des effets qu'amènera le destin entraîne pour nous l'inertie pratique. Un corps inerte et passif est-il en repos, tant qu'une raison nouvelle n'intervient pas il continue d'être en repos, par la raison qu'il y était déjà; est-il en mouvement, il continue son mouvement. Tel serait l'esprit exclusivement dominé par la pensée du destin: il flotterait au gré des influences extérieures ou intérieures. Au-dessous de ce motif général, l'impuissance à changer le destin, ceux des motifs particuliers qui sont compatibles avec le premier reprendraient seuls leur empire. Or, il y aurait incompatibilité entre le destin absolu et le motif moral, si l'on entend par ce dernier un bien qui soit l'œuvre propre de la volonté humaine. Les motifs passionnés et égoïstes profiteraient donc seuls de cette abdication morale.

Ce qui rendrait les motifs passionnés plus compatibles que les autres avec l'idée du destin, c'est que la passion produit son effet dans le moment même; elle prend donc la forme non plus d'un destin à venir et inconnu, mais d'un destin présent et connu. Elle nous donne le sentiment d'une possibilité et comme d'une puissance immédiate que le destin même nous force à mettre en œuvre. Ce que je fais est possible et même nécessaire, puisque je le fais. Le présent aurait ainsi toute autorité; l'avenir, en revanche, n'en aurait plus. Les idées de prévoyance, de perfectibilité, de progrès futur, n'auraient de valeur que si elles s'incorporaient dans la peur ou l'espérance présente. L'activité humaine serait réduite à un minimum, concentrée au point où le destin semble se confondre avec ce que nous faisons, où ce que nous faisons semble se confondre avec le destin. L'idée d'une puissance exercée sur l'avenir, puissance qui semble constituer dans la pratique la liberté vraie et efficace, perdrait toute sa valeur au profit d'une sorte de liberté présente très voisine de la passion, limite commune du hasard et du destin.


En résumé, l'étude de cette forme du fatalisme nous donne un premier exemple de l'influence pratique qu'exerce l'idée de 23 liberté; et cette influence nous fait déjà entrevoir un moyen de conciliation pratique entre les doctrines adverses. La même idée qui énerve et abaisse pourra peut-être, en se déplaçant, fortifier et relever. C'est, nous l'avons vu, sur la notion de liberté que le fataliste même s'appuie; seulement il la place dans l'absolu et attribue au principe des choses une liberté exclusive de la nôtre, une puissance qui est la négation de notre propre puissance. Par là et tant qu'il s'en tient à cette conception, nous avons vu qu'il se dépouille effectivement lui-même de toute initiative; lorsque ensuite les événements extérieurs lui apparaissent comme la manifestation du destin, il leur confère, tant qu'il s'en tient à cette nouvelle conception, une puissance absolue sur lui-même; enfin, ce qu'il est en train de faire ou de ne pas faire dans le moment présent lui apparaît comme la manifestation du destin en lui-même et comme le résultat d'une puissance immanente à lui: il retrouve alors, dans ce sentiment actuel du rôle qui lui est dévolu, le faible reste d'une puissance réduite au présent et qui ne peut que ce qu'elle fait ou plutôt ce qu'elle subit. L'idée du fatalisme complet est donc la réalisation de la liberté en tout ce qui n'est pas nous-mêmes, et la réalisation en nous de la fatalité, ou encore d'une sorte de hasard qui nous livre aux circonstances et aux passions présentes. Nous nous rapetissons par l'idée exagérée de notre petitesse, et nous agrandissons ce qui n'est pas nous. Par l'influence d'une simple idée, nous nous mettons nous-mêmes dans un état analogue à celui des sujets d'un despote absolu; nous tremblons à la seule pensée du monarque invisible qui du fond de son palais gouverne tout. Notre seule ressource est de l'oublier, ou de lui dérober furtivement nos actions présentes, ou enfin de nous persuader que, si nous faisons ces actions, c'est qu'il nous les laisse faire, lui qui a les yeux sur tout. Ce n'est pas sans raison que les peuples les plus fatalistes dans l'ordre religieux sont généralement les plus esclaves dans l'ordre politique.

Cette conception théologique d'un destin absolu, qui finit par se concilier avec la doctrine parallèle du hasard absolu, ne saurait subsister dans l'état actuel de la science. Pour les philosophes et les savants qui admettent qu'une cause première produit tout par un enchaînement régulier de causes secondes et d'effets, le gouvernement de l'univers peut bien être encore une monarchie, mais c'est déjà une monarchie constitutionnelle. Le souverain, s'il y en a un, agit suivant des lois régulières et respecte la constitution qu'il a lui-même établie. La 24 raison nous fait concevoir le souverain, et l'expérience nous met au courant de la constitution. C'est à ce système que le fatalisme se réduit tôt ou tard, pour se mettre d'accord avec les faits positifs de l'ordre intellectuel ou de l'ordre moral. Il devient alors proprement déterminisme. Voyons jusqu'où peut aller l'accord pratique entre le déterminisme et l'idée de liberté, en commençant par les faits les plus extérieurs et les plus aisément conciliables avec les diverses doctrines, pour nous replier peu à peu vers les actes les plus intimes de la conscience, principes cachés de toute vie morale et sociale.

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CHAPITRE TROISIÈME

JUSQU'OÙ PEUT ALLER LA CONCILIATION DU DÉTERMINISME ET DE LA LIBERTÉ DANS L'ORDRE PHYSIQUE ET DANS L'ORDRE SOCIAL

I. Rapports de l'homme avec la nature extérieure.—Conduite de l'automate spirituel devant la nature.

II. Rapports de l'homme avec la vérité conçue par son intelligence. L'automate spirituel pourrait-il chercher le vrai et délibérer sur le meilleur?

III. Rapports de l'homme avec ses semblables. Comment les automates spirituels se conduiraient-ils les uns à l'égard des autres?—Valeur des preuves de la liberté qu'on prétend tirer des menaces et des prières, des conseils et des ordres.—Argument du pari.—Arguments tirés de la confiance que nous avons dans la liberté de nos semblables. Analyse des idées de promesse et de contrat.

IV. L'ordre social dans le déterminisme et dans la doctrine de la liberté. Le contrat social. Valeur des preuves du libre arbitre tirées de l'existence des lois sociales et de leur sanction. Responsabilité et imputabilité légales.

V. Le droit social dans le déterminisme.

I. Les rapports de notre activité pratique avec le monde extérieur ne semblent pas altérés par le déterminisme. D'abord, l'idée des objets extérieurs et de leurs lois demeure la même. Le déterministe ne commettra donc plus en face de la nature et de son cours le sophisme paresseux du fatalisme oriental, car il ne croit pas que les phénomènes sensibles arrivent en dépit des causes, mais en raison des causes: c'est la définition même du déterminisme. Le sophisme paresseux aboutirait ici à la négation de ce déterminisme; il signifierait: «Vous aurez beau accumuler toutes les causes déterminantes, l'effet pourra ne pas se produire; supprimez toutes les causes, il pourra se produire encore.»

La différence entre la doctrine déterministe et l'opinion commune, c'est que celle-ci, en présence du mécanisme fatal des choses, place un mécanicien à la fois intelligent et libre; tandis que le système de la nécessité met en présence deux mécanismes, l'un inintelligent et insensible, l'autre intelligent et sensible. Mais toutes les relations qui n'impliquent rien de moral demeureront pratiquement les mêmes entre les deux termes. La conduite de «l'automate spirituel» devant la 26 nature ressemblera à celle de l'«esprit libre»; le premier aura, dans sa sensibilité et son intelligence, les mêmes moyens d'information et d'action par rapport au monde extérieur. Seulement, chez l'automate intelligent, l'intelligence sera efficace par elle-même, tandis que chez l'être supposé libre elle sera efficace par autre chose, je veux dire par une volonté capable de s'opposer à l'intelligence et de la rendre parfois inefficace. De plus, il est essentiel, ici encore, de rectifier le déterminisme en y introduisant l'idée de liberté. L'automate mû par des idées a précisément parmi ses moteurs l'idée de son pouvoir sur soi, l'idée des effets produits par la réflexion de l'intelligence, l'idée de l'indépendance qui appartient aux idées mêmes par rapport aux impulsions brutales et mécaniques du dehors. Pour le déterminisme ainsi rectifié, l'intelligence qui montre le but se confond avec la puissance qui y porte, la conscience de la liberté avec la conscience de l'efficacité inhérente à l'idée de liberté, la délibération intellectuelle avec l'indécision entre plusieurs idées dont cette idée supérieure embrasse pour ainsi dire en soi la multiplicité; enfin le jugement du meilleur et la prévalence d'une idée particulière se confondent avec la détermination.

On objecte qu'un automate ne pourrait délibérer:—Ce qui est conçu comme indépendant du moi ne peut être l'objet d'une délibération; nous ne délibérons pas sur le cours des choses extérieures, ni même sur la circulation de notre propre sang, qui ne dépend pas de notre liberté.—C'est que nos idées sur la circulation du sang n'ont aucune influence directe sur cette circulation; mais les idées que nous avons, par exemple, sur la nécessité de fuir le danger, sont parmi les causes qui déterminent le mouvement de nos membres; et même, dans l'hypothèse déterministe, nos idées et nos inclinations suffisent à produire nos mouvements. L'automate intelligent pourra donc aussi délibérer, et ce serait lui opposer à tort le sophisme paresseux que de lui dire: «Vos idées ne vous servent à rien,» puisqu'au contraire les idées sont ses ressorts et ont sur lui une puissance déterminante[3]. La délibération est simplement 27 l'instant où les motifs et les mobiles contraires, conscients ou inconscients, se balancent dans l'esprit. Et parmi ces mobiles, pour compléter psychologiquement le déterminisme, il faut placer l'idée de liberté, qui prend ici cette forme: l'idée du pouvoir directeur des idées, conséquemment du pouvoir efficace de la délibération même. Le caprice, qui se réduit d'ordinaire au désir de mettre à l'essai son pouvoir sur soi, apparaîtra dans la conduite de l'automate tout comme dans celle de l'être libre, à la condition que la même idée traverse leur intelligence. Ils seront, en présence d'un péril peu grand, également capables de s'adresser cette question: «Si je restais?... Voyons si j'en aurais le pouvoir.» C'est une des formes que peut prendre l'influence exercée par l'idée de liberté. Somme toute, ils ne seraient pas plus paralysés l'un que l'autre, et les résultats seraient analogues; sauf l'accident imprévu par lequel la volonté indifférente choisirait précisément le contraire de toutes ses préférences intellectuelles et de tous ses sentiments. Hasard incompréhensible, et à coup sûr exceptionnel.

II.—Nos rapports avec la vérité scientifique subsistent également dans le déterminisme. Un des arguments essentiels des plus récents partisans du libre arbitre, c'est que le déterminisme supprime toute recherche possible de la vérité. «Dans le système déterministe, dit-on, où chacun a toujours nécessairement la seule opinion qu'il puisse avoir, on ne trouve pas de motif qui puisse l'engager à la mettre en question;» au contraire, «dans le système du libre arbitre, où chacun est responsable de ses jugements, le motif de les contrôler sans cesse est manifeste: c'est un motif de conscience[4].» En raisonnant de cette manière, on pourrait dire: Tout malade ayant nécessairement le seul état de santé qu'il puisse avoir, on ne trouve pas de motif pour l'engager à soigner sa santé.—Les indéterministes oublient qu'on peut triompher d'une nécessité en lui opposant une autre nécessité, par exemple d'une fièvre qui a été produite nécessairement par ses causes, en lui opposant des remèdes qui la guériront nécessairement, comme le sulfate de quinine. Le motif de contrôler nos opinions est aussi manifeste dans l'hypothèse du déterminisme 28 que dans toutes les autres: ce motif, c'est l'expérience de nos erreurs et de leurs suites. Les indéterministes raisonnent encore ici comme on croit que raisonnent les soldats de Mahomet, qui jugent inutile de fuir parce que, si leur mort est fatale, ils mourront quoi qu'ils fassent. Cette prétendue application du déterminisme en est au contraire la négation, puisqu'elle consiste à croire non que les effets sont déterminés par leurs causes, mais qu'ils sont déterminés indépendamment de leurs causes[5].

III.—Considérons maintenant les mêmes personnages dans leurs rapports avec d'autres êtres comme eux. Le déterminisme, dit-on, rend inutile toute règle de conduite. Mais cette objection, qui n'est pas même valable contre le déterminisme ordinaire, l'est encore moins contre le déterminisme rectifié par l'idée de liberté. La pensée que mes actes seront déterminés par mes motifs et mes mobiles, y compris le motif et le mobile de la liberté même, ne paralyse pas plus l'activité que la pensée des lois de la mécanique ne paralyse le constructeur de machines; croire que les effets résulteront des causes ne saurait détourner de poser les causes pour obtenir les effets; tout au contraire.

On a mille fois répété, depuis Aristote, que les menaces et les prières, les conseils et les ordres n'auraient plus de sens dans l'hypothèse déterministe. On n'adresse pas de prières, dit-on, au fleuve qui coule fatalement vers la mer; on n'adresserait pas non plus de prières à l'automate de Vaucanson.—Assurément; car le fleuve n'a ni oreilles ni intelligence, pas plus que l'automate de Vaucanson. La seule prière que l'ingénieur adresse à un fleuve pour l'empêcher 29 de déborder, c'est une digue solide; mais, si les eaux des fleuves entendaient et comprenaient ce qu'on leur dit, il suffirait de leur parler avec l'éloquence d'Orphée. Il est évident que nos paroles ne convaincraient pas un fleuve sourd, mais elles ne convaincraient pas davantage un homme sourd. Les déterministes connaissent, mieux encore que les autres, la loi qui veut qu'on proportionne les moyens à la fin, qu'on emploie pour produire un effet les causes appropriées et déterminantes: on convainc une intelligence avec des raisons, et on persuade une sensibilité avec des sentiments. Si on suppose dans l'être, outre ces deux facultés, une liberté d'indifférence capable de se déterminer d'une manière imprévue, on ne sera jamais complètement sûr de réussir; si au contraire cette liberté n'existe pas, on en sera sûr: voilà toute la différence, qui est ici à l'avantage du déterminisme. De plus, rétablissez dans le déterminisme même l'idée de liberté et son influence pratique, il est clair que le déterminisme ainsi complété n'exclura nullement les conseils et les ordres; en effet, le conseil et l'ordre supposent que l'idée de votre pouvoir sur vous-même est capable elle-même d'exercer un pouvoir et de tourner ce pouvoir au profit de ce qu'on vous demande. Les deux systèmes, ici encore, coïncident donc pratiquement[6].

On a voulu tirer un argument des paris. Aucun déterministe, dit-on, ne parierait mille francs que je ne lèverai pas le bras d'ici à un quart d'heure; je suis donc libre de lever le bras.—Sophisme paresseux. Personne ne pariera en effet, parce que les mille francs, ou simplement le désir de la contradiction, peuvent devenir une raison de lever le bras. Le déterministe ne saurait parier que son pari n'agira pas sur vous, puisqu'il croit au contraire à l'influence déterminante du motif le plus fort.—Alors, dites-vous, on pourra parier à coup sûr que l'automate sera déterminé à lever le bras par le désir de 30 gagner le pari.—Non; car on ne connaît pas tous les motifs, et on n'en peut calculer la force. Le pari serait chanceux dans le cas de la nécessité comme dans celui delà liberté. En outre, ici encore, l'idée du pouvoir sur soi intervient dans le déterminisme même. Je sais que je puis résister à votre désir pour le seul plaisir d'y résister, que je puis agir avec une sorte d'arbitraire pour le seul plaisir de montrer mon arbitraire ou, si l'on veut, ma liberté. Vous ne pouvez, en pariant, savoir quel sera parmi toutes les idées l'effet de cette idée perturbatrice; vous ne pouvez calculer l'action de l'idée de liberté. Il subsiste donc un élément d'incertitude qui rend les paris possibles. Les automates pourraient faire entre eux des paris comme les hommes libres; ce serait l'équivalent de ceux que l'on fait aux jeux de hasard. Ces derniers ne supposent aucune liberté, ni dans les dés du joueur, ni dans sa main, ni même dans la force qui meut sa main; car une machine qui lancerait les dés en l'air remplirait le même office et pourrait devenir aussi un objet de pari. Un résultat a beau être nécessaire, il laisse place aux conjectures quand nous ne connaissons pas toutes les données du problème; il y a alors indétermination, sinon dans les choses, du moins dans notre pensée. En revanche, quand nous opérons par la statistique, sur des masses, non sur des individus, le calcul redevient exact et la prévision presque certaine.

Pourrons-nous repousser également les preuves du libre arbitre fondées, non plus sur la nécessité mathématique, mais sur la confiance même que nous avons dans la liberté apparente ou réelle de nos semblables, je veux parler de l'argument fondé sur les promesses et les contrats? Des intelligences déterminées par leurs idées pourraient-elles se lier entre elles par des promesses relatives à l'avenir?—L'automate spirituel ne peut, dira-t-on, signer qu'un engagement ainsi conçu: «Mon idée dominante et mon désir dominant sont aujourd'hui d'accomplir dans un an tel ou tel acte; et je l'accomplirai effectivement, à moins que dans un an je ne sois dominé par une idée et un désir contraires.» Voudrait-on signer un pareil engagement?

—Nous le signerions tout aussi volontiers, répondront les déterministes, qu'un contrat qui serait l'œuvre d'une liberté indifférente et même d'un libre arbitre. Car la liberté, à son tour, devrait introduire dans son traité une clause non moins inquiétante: «En vertu de ma liberté d'indifférence ou de mon libre arbitre, je veux aujourd'hui faire telle ou telle chose dans un an; et je l'exécuterai en effet, à moins que, en 31 vertu de la même liberté d'indifférence ou du même libre arbitre, je ne veuille en ce temps-là le contraire.» Voilà une part laissée au hasard qui vaut bien la part laissée au destin. Dans la détermination future de l'automate se trouve une inconnue, qui pour nous est indéterminée; et dans la détermination future d'une liberté indifférente ou du libre arbitre se trouve une inconnue, qui est indéterminée non seulement pour nous, mais en elle-même.

Tant qu'on s'en tient à une liberté vraiment indifférente, il ne semble pas possible de répondre à cette réplique des déterministes. On n'y pourrait répondre qu'en montrant dans la liberté mieux entendue une puissance capable de lier l'avenir au présent, de déterminer l'acte à venir par l'acte présent. C'est ce lien, en effet, que tout contrat suppose; plus il est invincible, c'est-à-dire plus le présent est déterminant par rapport à l'avenir, et plus le contrat est sûr. La question ainsi modifiée, les déterministes ne pourront-ils trouver, dans un contrat solennel, quelque chose qui lie l'avenir au présent; et ce lien sera-t-il certain, ou seulement probable?

—Le lien capable d'enchaîner l'avenir, pourront-ils dire, c'est le contrat lui-même, avec ses motifs, avec ses clauses, avec les sanctions extérieures et intérieures qui en suivent l'accomplissement ou la violation; retomberons-nous dans le sophisme paresseux en déclarant inutiles ce contrat et ces conditions, qui ne peuvent pas ne pas jouer un grand rôle dans la production de l'acte à venir?

—Non sans doute, dira le partisan de la liberté; mais est-il bien vrai que le contrat fait en ce moment soit la cause réelle de sa réalisation future? N'est-il pas plutôt, comme cette réalisation, l'effet et le signe de notre volonté libre elle-même?

—Dans l'hypothèse déterministe, le contrat n'est aussi qu'un effet et un signe, mais c'est l'effet et le signe de sa prédominance en moi.

—Reste à savoir si cette prédominance sera durable? Le savez-vous?

—Je le crois. Et vous, savez-vous de science certaine si vous voudrez encore dans un an et toute votre vie ce que vous voulez aujourd'hui? Vous le croyez d'une croyance plus ou moins voisine de la certitude, parfois même équivalente à la certitude dans la pratique, voilà tout. Que de serments éternels qui n'ont duré que quelques années! Et pourtant ils étaient sincères. Que de vœux prononcés pour toute la vie et qui n'ont pu tenir jusqu'à la fin! Prenez garde de tomber dans l'idée mystique et trop souvent chimérique des théologiens, 32 qui demandent au religieux l'abdication libre de sa liberté pour toute sa vie, et à l'épouse conduite devant l'autel un serment d'esclavage jusqu'à sa mort. Nos lois ne sont déjà que trop empreintes de cette fausse conception qui, au lieu de demander la durée d'un lien à celle des idées et des affections, la demande à la prétendue puissance d'une liberté qui s'enchaîne. Voyez d'ailleurs combien ces lois ont peu de confiance dans l'«immuable liberté,» puisqu'elles l'environnent d'entraves et de menaces sociales, pour être plus sûres, en l'enchaînant elles-mêmes, de son immutabilité. La vraie théorie moderne des contrats est celle qui les juge tous résiliables sous certaines conditions déterminées; et cette théorie est vraie, parce qu'elle traite les hommes comme des hommes, non comme des saints, pour lesquels précisément les lois seraient inutiles. Votre théorie de la liberté, au contraire, nous a valu toutes les servitudes sociales et religieuses. On est allé jusqu'à engager non seulement sa liberté, mais celle de ses enfants et des enfants de ses enfants, au service d'une dynastie. Pour nous, nous demandons la stabilité des contrats et des institutions à la nature même des choses et à la force des idées vraies, non aux résolutions toujours révocables du libre arbitre. Persuadez-moi en m'éclairant et en me donnant des idées justes, ce sera le meilleur moyen de m'enchaîner pour l'avenir. La science est immuable comme son objet, le vrai et le bien; c'est sur elle que nous fondons l'éternité de nos promesses et de nos engagements. Chercher un point d'appui ailleurs que dans les choses éternelles et dans la pensée qui les conçoit, c'est mettre sa confiance dans ce qui ne la mérite pas.

—Vous semblez confondre deux choses: le sujet qui pense et l'objet pensé. Rien ne m'assure que la constance qui est dans la vérité se trouvera aussi dans votre pensée: car celle-ci est livrée à toutes les nécessités, conséquemment à tous les hasards des influences extérieures ou intérieures; elle ne sait pas si elle restera toujours la même à travers le temps et l'espace; au contraire, ma volonté, si elle est libre, peut le savoir. Quand je m'engage envers vous par une promesse, je m'engage aussi envers moi-même, et je me promets à moi comme à vous de rester le même pendant tout l'intervalle de temps qui séparera la promesse faite de la promesse accomplie. Ce temps, ma volonté le domine; elle le tient sous sa puissance, avec toute la série des phénomènes qui peuvent y trouver place. Quels que soient les événements qui suivront ma promesse, quelque nombreux et divers qu'ils soient, cette 33 série intermédiaire d'antécédents ou de conséquents ne comptera pour rien; ma promesse sera l'antécédent immédiat et unique de sa réalisation: la même volonté qui l'a faite, l'exécutera. La liberté, idéale ou réelle, est donc la puissance de vouloir une même chose à des intervalles plus ou moins éloignés. Dès l'instant présent elle se fixe à elle-même une limite ou un but dans le temps encore à venir; puis, demeurant identique pendant tout l'intervalle, elle manifeste cette identité à chacun des points intermédiaires, en résistant à toutes les causes qui tendraient à la faire dévier, en demeurant indifférente à tout ce qui n'est pas l'action promise. Par l'élan qu'elle s'est ainsi imprimé et dont elle mesure intérieurement l'énergie, elle sait qu'elle atteindra le but sans que rien l'en détourne. Si vous rejetez avec raison la liberté d'indifférence, vous sera-t-il aussi facile de méconnaître cette liberté vraie qui se ferait à elle-même sa nécessité et qui, après s'être donné un ordre, y obéirait partout, toujours? «Ne va pas au sénat,» dit Vespasien à Helvidius Priscus; et ce dernier répond: «Tant que je serai sénateur, il faut que je me rende aux délibérations.—Vas-y, mais n'y dis mot.—Ne me demande pas mon avis, et je me tairai.—Il faut que je te le demande.—Et moi, il faut que je te dise ce qui paraît juste.—Mais si tu parles, je te ferai périr.—Quand donc t'ai-je dit que je fusse immortel[7]Il le faut, dit Helvidius; mais il devrait dire: il le faut, parce que je le veux librement.

—Ou plutôt parce que je le comprends, répliqueront les déterministes. Nous ne nions pas, en effet, comme vous nous en accusez, la distinction du sujet et de l'objet, de l'intelligence humaine et de l'immuable vérité; mais nous croyons que la vérité et la justice peuvent susciter dans la pensée qui les conçoit une puissance analogue à elles-mêmes et dont la durée, proportionnée à leur évidence, subsiste malgré tous les obstacles extérieurs. Notre automate est un théorème vivant, et ce théorème est une idée vivante; n'assimilez pas le mécanisme ou dynamisme de la nature, si complexe dans ses causes et plus encore dans ses effets, aux ouvrages grossiers et fragiles de l'art humain. Si nos microscopes étaient aussi puissants à pénétrer les délicatesses du cerveau humain que nos télescopes à sonder les profondeurs du ciel, qui sait si nous ne découvririons pas entre les mouvements astronomiques et les mouvements de la pensée une merveilleuse analogie? Peut-être notre cerveau est-il un firmament. Les étoiles 34 qui sont au-dessus de nos têtes nous envoient, des extrémités du ciel, une traînée lumineuse qui nous révèle leur présence; depuis combien de temps ce rayon tremblant, qui semble toujours prêt à s'éteindre, est-il en marche à travers l'infini? Les siècles passent, et le foyer même dont il est parti peut s'obscurcir; lui, il continue de vibrer avec une vitesse dont nul obstacle ne peut arrêter l'élan. Et vous voudriez que les plus lumineuses de nos idées, celle de la justice, celle de la vérité, fussent impuissantes à persévérer dans une tête humaine pendant la vie entière? De même que le rayon de l'étoile semble s'être promis de traverser l'immensité et en effet la traverse, ainsi le sage se promet à lui-même de traverser en droite ligne, dans son élan vers le bien, l'espace entier de la vie et, s'il le fallait, l'éternité. Aurez-vous moins de confiance dans cet invisible élan de la pensée que dans le mouvement de la lumière visible? Les grandes idées sont des centres immuables d'attraction autour desquels gravitent toutes nos autres pensées et tous nos actes. La seule différence entre les divers individus est que, chez les uns, c'est encore un chaos où la lumière est diffuse, où les mouvements semblent déréglés; chez d'autres, malgré des perturbations passagères, c'est un petit monde où règnent déjà, comme dans le grand, un ordre et une harmonie qui eussent charmé Pythagore. Cette harmonie durable, dont l'homme juste a le sentiment et le spectacle intérieur, ira se communiquant d'une intelligence à une autre, comme d'une sphère plus éclairée à une région plus obscure, jusqu'à ce que tout resplendisse enfin des mêmes clartés.

—Je veux bien que ma tête soit un firmament, pourvu que vous reconnaissiez le libre esprit qui anime et agite la masse de ces mondes, et qui y réalise les prodiges d'une mécanique plus céleste que celle même du ciel. Mais, si vous refusez de reconnaître ce foyer inépuisable de la volonté consciente et toujours sûre d'elle-même, vous finissez par placer en dehors de nous, quoi que vous puissiez dire, la dernière garantie des contrats ou des promesses; et quelque probabilité que vous laissiez à ces contrats, vous ne leur laisserez pas une certitude absolue. Dans l'hypothèse de la liberté, il est vrai, nous ne sommes pas certains que le contractant accomplira effectivement le contrat: mais, s'il ne l'accomplit point, nous ne dirons pas comme vous qu'il n'a pas pu, nous dirons qu'il n'a pas voulu. D'après vous, le moyen indispensable peut manquer à l'agent; selon nous, ce moyen ne manque jamais parce qu'il ne fait qu'un avec l'agent lui-même. Supposez toutes les 35 autres conditions changées, il y en a une qui, selon nous, ne peut l'être; et cette condition suffisante par elle seule, c'est la puissance de vouloir encore ce qu'on a une fois voulu et promis.

—Eussiez-vous raison dans la théorie, il ne s'agit maintenant que de la pratique. Or, à ce point de vue, nous finissons par admettre tous les deux un moment où la série des faits à venir devient douteuse. Pour vous, la libre puissance de vouloir se bifurque bientôt, et vous n'êtes plus certains de la voie que prendra la volonté; vous avez seulement des probabilités considérables. Mais ces probabilités subsistent également dans notre déterminisme, et c'est d'après elles que se guide la pratique, non d'après la nature absolue de la volonté. Qu'on place le point d'interrogation devant le pouvoir ou devant le vouloir, les autres éléments de la question demeurent pratiquement analogues. Il faut toujours faire un acte de confiance en soi ou en autrui; vous avez confiance dans la volonté, et moi dans l'intelligence; pour vous comme pour moi, cette confiance vient en définitive de ce que nous avons le sentiment d'une puissance acquise, d'une habitude contractée, d'un développement accompli et comme d'une vitesse durable.—


En dernière analyse, les deux doctrines adverses constatent également dans l'homme une puissance consciente de soi, mais l'expriment de deux façons opposées. D'après les partisans de la liberté, puissance exempte de contrainte, nous aurions directement conscience de ce que nous pouvons, par exemple tenir une promesse; d'après les partisans de la nécessité ou de la contrainte subie, nous aurions plutôt conscience de ce que nous ne pouvons pas faire, par exemple manquer à cette promesse. Il est certain que nous pouvons parfaitement avoir conscience ou connaissance de notre caractère et des incompatibilités qui s'y rapportent: je sais, par exemple, que je ne suis pas capable d'un meurtre, d'un vol de grand chemin, etc. Je puis savoir de même qu'un parjure est incompatible avec ma constitution mentale, mon éducation, mon milieu social, etc. Malgré la différence de forme entre les doctrines sur le fondement des promesses ou des contrats, nous agissons toujours sous l'idée plus ou moins franchement reconnue d'un pouvoir que nous nous attribuons par rapport à l'espace et au temps, d'une indépendance dont nous dotons notre nature intérieure et notre caractère en face de l'extérieur. Cette indépendance, d'ailleurs, peut tenir à une dépendance 36 par rapport à des inclinations supérieures. Les uns appellent cette sorte de délivrance une heureuse nécessité par laquelle triomphe l'idée, les autres y voient la liberté; et ces deux choses, dans la pratique, finissent par nous inspirer une confiance analogue, sinon identique; car la confiance suppose une liberté déterminée comme une nature déterminée: en un mot, elle suppose un caractère. Aussi ne pouvons-nous avoir confiance dans un inconnu, fût-il doué de libre arbitre. Si de plus, dans le déterminisme même, on introduit l'idée de liberté et son action pratique, il en résultera, pour le déterministe, la possibilité de contracter sous l'idée même de sa liberté et de son indépendance. Les deux doctrines coïncideront donc pratiquement.

IV. Si les hommes, dans l'hypothèse de la nécessité, sont capables d'engagements, de promesses, de contrats et d'une confiance mutuelle toujours limitée par quelque défiance, il en résulte qu'ils peuvent vivre en société et sous des lois civiles ou politiques plus ou moins régulières. Les mobiles sensibles ou intellectuels produiraient le même effet sur les automates humains que les forces attractives ou centripètes sur les éléments matériels, et les systèmes sociaux seraient l'équivalent des systèmes cosmiques. L'instinct même de la conservation concourrait avec les penchants sympathiques pour rapprocher les hommes: des mécanismes intelligents et sensibles, outre que les lois mêmes de la vie et de l'hérédité les fondent en un organisme social, auraient bientôt compris la nécessité de s'unir contre les périls qui les menacent. De là la société civile, qui peut être considérée comme une vaste société d'assurance contre les risques qu'un homme court de la part de ses semblables. Ces risques sont l'objet d'un contrat d'assurance tacite ou explicite, par lequel les hommes s'engagent à unir leurs forces contre le péril commun. L'utilité et l'efficacité de ce contrat était facile à reconnaître, même pour les hommes les plus sauvages, tandis que l'utilité de l'assurance contre les risques venant de la nature se fonde sur de longs calculs mathématiques et statistiques. L'idée de contrat, l'idée de société librement acceptée, l'idée de liberté sociale n'est donc nullement interdite au déterminisme même, et peut y jouer le rôle d'idée directrice.

C'est par un nouvel abus du sophisme paresseux qu'on a voulu voir dans l'existence des lois sociales une preuve suffisante du libre arbitre.—«On ne fait pas de lois, dit Aristote, pour les animaux ou pour les automates soumis à la nécessité[8].»—En 37 effet, les lois resteraient sans action sur des êtres sans intelligence; mais pour les êtres intelligents elles sont des causes et des moyens de détermination, dont la puissance est plus infaillible encore sans le libre arbitre qu'avec la résistance possible du libre arbitre.—Les lois servent à formuler, dans les sociétés modernes, soit les nécessités de l'organisme social, soit les conditions du contrat d'assurance mutuelle; les impôts sont la prime d'assurance fournie par chacun pour contribuer à l'exécution du contrat; et cette exécution par voie de contrainte est ce qu'on nomme la sanction.

Les sanctions légales ont aussi été considérées comme des preuves du libre arbitre. C'est que, dans l'analyse de la pénalité, on mêle d'ordinaire aux idées sociales des idées morales et religieuses qui présupposent la chose en question, à savoir la liberté même. En jugeant les actes contraires à l'ordre social, on a trop souvent la prétention d'apprécier plus ou moins exactement la part de la liberté individuelle, et on croit que la volonté librement mauvaise de l'accusé est la seule justification possible de la pénalité.—Mais si, dans l'hypothèse déterministe, les relations naturelles des choses rendent nécessaire l'emploi de la force contre des individus nécessairement malfaisants, si elles nous obligent à défendre l'intérêt de tous contre les violences de quelques-uns, est-ce l'homme qu'il faut accuser? n'est-ce pas plutôt la cause, quelle qu'elle soit, d'où dérive le mal dans l'univers? Sans se hasarder dans des considérations métaphysiques, les déterministes peuvent justifier la peine au point de vue humain; et cette justification purement sociale n'a pas besoin de remonter jusqu'à l'absolu des choses, car elle résulte des rapports sociaux tels qu'ils existent en fait.

On fondait autrefois la pénalité sur le principe tout métaphysique d'expiation, dont les deux termes, le libre arbitre et le bien en soi, sont pour ainsi dire deux absolus. Qu'en résultait-il?—Si d'une part notre libre arbitre est assez absolu pour faire le mal avec le plein pouvoir de faire le bien, et si d'autre part le bien en soi commande absolument à la volonté, on en pouvait conclure la nécessité d'une expiation pour rétablir entre la mauvaise volonté et le bien un ordre de dépendance rationnel. De là les expiations divines de l'autre vie; on allait jusqu'à les concevoir éternelles au cas où la mauvaise volonté serait éternelle elle-même, bien plus, au 38 cas où elle serait passagère. L'introduction de ces idées théologiques dans les lois sociales ne pouvait produire que les plus fâcheux résultats. Les juges humains, parlant au nom de Dieu, croyaient devoir pénétrer et dans l'absolu de la volonté individuelle, pour en mesurer la malignité, et dans l'absolu de la volonté divine, pour en appliquer les justes décrets; en outre l'expiation, et par suite la pénalité, devant être proportionnelle au crime, on était conduit à inventer des variétés de peines et des raffinements de supplices. C'est ce qui ne peut manquer d'arriver dès qu'on prétend se substituer à la justice absolue de Dieu et à la liberté absolue de l'homme. Nous comprenons aujourd'hui que, si ces deux absolus existent, ils nous sont du moins inaccessibles. Nous ne devrions donc plus prétendre, dans nos lois pénales, appliquer le principe d'expiation; car, si nous n'avions d'autre principe à invoquer que l'immoralité absolue de la mauvaise volonté et la justice absolue de la peine, nous serions entièrement désarmés envers les coupables[9].

Les vraies raisons de la pénalité sociale sont des raisons: 1o de psychologie et de logique; 2o de sociologie positive, de défense et de conservation sociale; or ces raisons sont admises par les partisans comme par les adversaires du déterminisme. Ainsi Platon n'était nullement en contradiction avec lui-même, lorsqu'il admettait à la fois la négation du libre arbitre et le sévère maintien des peines sociales. Dans cette hypothèse les actes d'injustice, considérés en eux-mêmes, changent sans doute d'aspect; mais leurs rapports extrinsèques ne changent pas. Supposez deux hommes qui voient les mêmes objets dans le même ordre relatif; seulement l'un voit tout d'une certaine couleur, l'autre d'une couleur différente: les rapports demeurant les mêmes, ces deux hommes s'entendront parfaitement dans la pratique. Platon et Aristote châtient également l'injustice: Platon éprouve de la pitié et une sorte d'horreur esthétique, comme à la vue d'un monstre ou d'un fou; Aristote éprouve de l'indignation contre l'individu, et une horreur à proprement parler morale; malgré cela, ils agissent de même et sont aussi logiques l'un que l'autre. En effet, les animaux ne sont pas libres, et cependant l'homme 39 les châtie; si même ils sont dangereux et incorrigibles, nous les condamnons à mourir. L'homme vicieux est celui dans lequel les penchants de l'animal l'ont emporté sur la raison. Pour le ramener à l'ordre il faut d'abord, suivant Platon, essayer de l'éclairer. Si ses yeux sont fermés à la lumière, il faut le châtier; car la douleur est propre, soit à réveiller la raison endormie, soit à la remplacer par une crainte salutaire: en châtiant la bête, on rend à l'esprit sa liberté. Enfin, si la persuasion et la peur sont également impuissantes sur l'être corrompu, il faut renoncer à le guérir: dans ce cas, Platon se délivre de l'homme dangereux comme d'une bête sauvage; il le frappe avec un sentiment d'horreur mêlé de regret et de pitié. Loin de rendre les lois inutiles, la négation du libre arbitre, fût-elle absolue, les rend plus nécessaires et plus infaillibles que jamais. Si vous éclairez l'intelligence ou faites impression sur le cœur, n'agirez-vous pas infailliblement sur la conduite? or, la loi est propre à éclairer l'intelligence et à émouvoir le cœur en montrant la voie nécessaire et la peine nécessaire: c'est une idée-force qu'une bonne éducation rend irrésistible[10].

On objecte que la peine a pour fondement la responsabilité, qui est nulle dans le déterminisme. Mais il faut distinguer entre la responsabilité qui suffit à la pénalité sociale, et la responsabilité métaphysique ou morale, dont un être omniscient pourrait seul être le juge. Une chose contraire à la conservation de la société est accomplie par vous; vous en avez conscience, vous en connaissez les résultats fâcheux pour autrui, et cette connaissance ne suffit pas pour vous en détourner; devez-vous alors vous étonner que les autres suppléent à cette insuffisance par des moyens de défense, de contrainte et d'intimidation? C'est à vous qu'on s'en prendra, puisque le mal exécuté au dehors existe d'abord en vous et dans l'intimité de votre vouloir. Quand vous êtes malade, n'est-ce pas à vous qu'on administre des remèdes souvent très douloureux? Et si votre maladie est dangereuse pour les autres, le législateur va-t-il la laisser suivre son cours, surtout quand il existe des remèdes? Il y a, même en ce sens, imputabilité à l'individu. En vous punissant, d'ailleurs, mon but n'est pas réellement de vous punir, mais de vous guérir, s'il est possible, ou au moins de me défendre et de vous mettre dans 40 l'impossibilité de nuire aux autres. J'essaie de rétablir l'ordre dans votre intelligence, dans toutes vos facultés, en vous faisant comprendre votre erreur et la laideur de votre caractère: qu'avez-vous à dire? Que vous méritez l'indulgence et la pitié? Je vous l'accorde; mais, malgré cette pitié et à cause d'elle, je m'efforce de vous guérir par la souffrance; sans compter que ma pitié à l'égard de vos semblables m'entraîne également à vous châtier, si aucun autre moyen ne réussit.

Même au sein du déterminé, il y a une distinction possible entre ce qui est imputable en un certain sens à l'individu, conséquemment punissable, et ce qui ne lui est imputable sous aucun rapport. Platon même a su faire cette distinction. Par exemple, l'injustice et l'ignorance simple sont au fond déterminées. Mais, dans l'ignorance, le mal est extérieur pour ainsi dire à l'individu, puisqu'il est simplement l'impuissance des moyens intellectuels à atteindre leur fin; la fin est ici hors de l'esprit, et le rapport des facultés à cette fin est extrinsèque. On ne peut donc porter une correction violente dans le sein même de l'individu; ce qui ne servirait absolument à rien et n'augmenterait pas la puissance naturelle de son esprit. On guérit un boiteux et un difforme par la gymnastique, non par des corrections. L'injustice, au contraire, est pour Platon, un trouble intérieur, qui résulte d'un renversement d'ordre dans les rapports mutuels des fonctions et dans leur hiérarchie, et qui aboutit à un désordre social. Quoique cette maladie morale et sociale soit toujours déterminée et se réduise même en partie, selon Platon, à une certaine espèce d'ignorance ou d'infériorité mentale, la cause ici n'en est pas moins intrinsèque; comment donc la guérir? En agissant par la correction et la douleur sur ces facultés mêmes qui entrent en lutte. Le désir, dit Platon, contrarie l'opinion du bien, parce que le plaisir le séduit; le correcteur vous fait éprouver de la peine pour rétablir l'équilibre: dès lors la crainte de la peine compense l'amour du plaisir, et l'ordre reparaît. C'est comme une révulsion médicale. Platon vous traite par le fer et le feu, et ne recule pas devant les moyens violents pour remédier à la violence intime de la maladie; le mal artificiel guérit le mal qui s'était produit naturellement. C'est la théorie que Socrate lui-même expose dans le Gorgias, et qu'on retrouve dans la République et les Lois. Cette différence d'imputabilité entre l'ignorance et l'injustice ne les empêche pas, encore une fois, d'être toutes les deux nécessitées; seulement les causes nécessitantes 41 sont tantôt intérieures, tantôt extérieures[11].

De plus, il y a pour le législateur et le juge une distinction capitale à faire entre les divers actes selon qu'ils ont été accomplis ou non par l'individu sous l'idée de sa liberté propre; que cette liberté soit en elle-même relative ou absolue, qu'elle se ramène à un déterminisme plus profond ou qu'elle révèle un principe plus fondamental encore que le déterminisme, toujours est-il que l'individu agit tantôt sous l'idée qu'il est relativement maître de soi, capable de résister à la passion actuelle par la réflexion sur soi, tantôt sans aucune idée de liberté et par un entraînement d'une violence aveugle. Or, ces deux cas ne peuvent être identiques pour le juge. L'un marque la possession de soi par l'intelligence, dont est inséparable, pour le déterminisme bien entendu, une certaine possession de soi effective et proportionnelle à la force même de l'idée. L'autre est un état dans lequel on ne se possède plus, dans lequel on est hors de soi. Si une action contraire à l'ordre social a été accomplie dans le premier état, c'est la preuve que ni le motif de l'ordre social ni le motif même de la liberté, conçue comme pure idée directrice, n'ont été assez forts pour contrebalancer la passion. Il importe donc au juge de fortifier 1o l'idée de l'ordre social, 2o l'idée même du pouvoir plus ou moins grand que tout être intelligent et raisonnable a sur ses passions. Il y aura alors un 42 genre particulier de responsabilité individuelle résultant de ce que non seulement c'est l'individu qui a agi, mais encore de ce qu'il a agi sous l'idée de sa liberté et de sa responsabilité même.

En définitive, la responsabilité sociale dans le déterminisme n'est pas morale au sens chrétien, mais intellectuelle et physique au sens grec du mot: c'est simplement le point d'application sur lequel la société doit agir pour produire l'effet qu'elle cherche. Dès que ce point d'application est dans l'individu, il y a une certaine responsabilité, encore bien plus s'il est dans l'intelligence, s'il est dans la réflexion, s'il est dans cette forme suprême de la réflexion qu'on nomme l'idée de liberté.

Du reste, la question de la responsabilité n'est plus alors qu'une question d'efficacité relative, non de légitimité absolue. Ce n'est pas que la pénalité ne soit encore légitime dans le déterminisme; mais elle ne l'est que relativement à l'intérêt majeur de la défense sociale; et au fait, même dans les autres doctrines, la pénalité a-t-elle un autre fondement?

Reste donc à savoir si cet intérêt majeur de la société est juste et s'il constitue un véritable droit de conservation ou de défense; car on ne peut éliminer de la pénalité cette grande idée du droit que présuppose l'ordre social. Le déterminisme et la doctrine de la liberté, d'accord sur la question des faits sociaux et sur celle des intérêts sociaux, pourront-ils s'accorder jusqu'au bout sur la question des droits sociaux? Suivons pas à pas les deux systèmes, sans rien préjuger; ne parlons pas encore de droit absolu et métaphysique, de moralité absolue et métaphysique; ne faisons usage que des éléments qui jusqu'ici ont paru communs aux deux doctrines, et cherchons s'ils pourront nous suffire dans la pratique.

V.—Libres ou non, nous sommes des êtres intelligents, par conséquent doués d'expérience et de raison. Nous demanderons donc à nos lois et à leurs sanctions d'être non seulement efficaces, mais raisonnables: il faut que celui même qui est frappé puisse, en écoutant sa raison au lieu d'écouter sa passion, être d'accord avec la raison du juge qui le frappe. Au rapport d'inégalité entre la force et la faiblesse doit succéder ce rapport d'égalité, d'identité même, qui existe entre une raison et une autre, entre une intelligence qui convainc et une intelligence qui est convaincue. Sans cela, les lois des êtres intelligents seraient en tout semblables aux lois des êtres matériels ou des brutes, chez qui ne règne d'autre droit que le droit du plus fort. 43

Quelle est donc la raison valable et suffisante qui doit faire accepter à tout être intelligent les lois sociales avec leurs sanctions, et qui peut appuyer l'action physique sur une conviction intellectuelle?

Les motifs d'intérêt, général ou particulier, n'impliquent nullement l'idée de liberté; les déterministes peuvent donc faire d'abord appel à ces motifs pour montrer que les lois, réellement efficaces, sont rationnellement intelligibles. «Le principe général auquel toutes les règles de la pratique devraient être conformes, dit Stuart Mill[12], le critérium par lequel elles devraient être éprouvées, c'est ce qui tend à procurer le bonheur du genre humain, ou plutôt de tous les êtres sensibles; en d'autres termes, promouvoir le bonheur est le principe fondamental de la téléologie.» Nous ne sommes point encore obligés d'accorder que le bonheur universel soit, à tous les points de vue et pour l'individu même, la fin suprême et le souverain désirable. Mais ce qu'on ne saurait refuser aux déterministes, c'est que le bonheur du genre humain est une chose réellement désirée et rationnellement désirable, au moins pour le genre humain lui-même, considéré par opposition à l'individu. En fait, les hommes, quand ils se conçoivent comme membres d'une société et non comme individus, voient dans le bonheur social une fin désirable et la désirent effectivement. Supposons que les automates spirituels soient capables d'abstraction et de généralisation, et qu'ils puissent abstraire les particularités de leur nature individuelle pour considérer le genre humain auquel ils appartiennent. Le désir du bonheur, se retrouvant dans chaque individu, sera attribuable au genre, et les individus, divers sous une multitude d'autres rapports, deviendront semblables sous ce point de vue; ils seront même identiques et égaux les uns aux autres dans cette abstraction d'êtres désirant le bonheur. De même, en géométrie, tous les triangles, différents par une multitude de propriétés, sont identiques dans cette abstraction de figures terminées par trois lignes droites; et ce qui découle nécessairement de ce caractère abstrait, étant applicable à l'un, est applicable à l'autre. Si, par exemple, il en découle la conséquence que les trois angles vaudront deux droits, on pourra dire que tous les triangles sont égaux devant la loi des deux angles droits. C'est qu'on les considère seulement comme figures planes et rectilignes à trois angles, et qu'on suppose écarté tout ce qui 44 pourrait empêcher ou neutraliser les conséquences de cette hypothèse. Admettons donc que les automates spirituels se considèrent abstractivement comme une collection d'êtres qui tendent au bonheur suivant des lois nécessaires; ils pourront tirer les conséquences de cette notion indépendamment de toutes les considérations étrangères. Le problème social sera alors pour eux le suivant:—Le bonheur collectif et l'ordre collectif étant supposés la fin la plus désirable pour une collection d'êtres intelligents et sensibles, par quels moyens atteindre cette fin, par quelles causes ou conditions produire nécessairement l'effet désiré?—C'est là un problème de statique et de mécanique sociale, que peuvent tenter de résoudre l'observation expérimentale et la déduction rationnelle, tout comme une question de ce genre:—Étant donné un système de points matériels, animés de mouvements désordonnés, comment leur imprimer une direction parallèle ou les faire graviter vers un point unique?

En cherchant la solution de ce problème, on ne tardera pas à reconnaître que le but désiré, c'est-à-dire le bonheur de tous, ne pouvant être immédiatement ni entièrement atteint, doit se traduire dans la réalité présente par le bonheur du plus grand nombre ou le bonheur général, qui ne peut être la satisfaction simultanée de tous les individus.

En outre, le bonheur général ne peut produire, dans chaque individu, la satisfaction complète et simultanée de tous ses désirs; sous ce rapport aussi, une minorité de désirs doit être présentement subordonnée à la majorité, comme une minorité d'individus à la majorité. La puissance du levier social rencontrera donc toujours une résistance. La jurisprudence et la politique consisteront dans les moyens les plus propres à diminuer progressivement cette résistance, et à réduire le plus possible la quantité de sacrifice ou d'abnégation nécessaire au bonheur général.

Il existe deux grands moyens d'action capables de concourir à la fin proposée: l'action collective ou autorité, et l'action individuelle ou liberté, au sens purement civil et politique. Cela revient à dire que les conditions les plus efficaces du bonheur général sont tantôt dans le mécanisme collectif, tantôt dans le mécanisme individuel. Arrivez-vous à reconnaître que ce dernier, quand on le laisse agir par ses propres ressorts, donne les meilleurs résultats, pourvu que les ressorts dominants soient une intelligence instruite et une sensibilité sympathique; vous en conclurez que la part de la contrainte collective doit diminuer de plus en plus, à mesure 45 qu'augmente l'instruction et l'éducation des individus; aux motifs de contrainte extérieure et physique vous préférerez les motifs de contrainte intérieure et intellectuelle, comme plus efficaces en théorie et en pratique: votre jurisprudence et votre politique seront alors libérales. Ce libéralisme ne sera pas fondé sur le respect d'un libre arbitre absolu, conçu comme inviolable tant qu'il ne viole pas l'égale liberté d'autrui; il sera fondé sur un simple rapport de causes à effet et de moyens à fin. Les règles de la jurisprudence et de la politique ne feront que formuler ce qui est le plus logique et le plus utile au point de vue social. Abandonner les automates individuels à leurs ressorts intérieurs, sous la condition légalement exigible qu'ils s'instruisent, tel sera, dans cette hypothèse, l'intérêt bien entendu des gouvernants et des gouvernés. L'intérêt d'un horloger n'est-il pas que ses horloges n'aient point toujours besoin d'être remontées, et qu'une fois montées elles marchent seules, en s'accordant avec les autres le plus longtemps possible? Dans la société telle que les déterministes la conçoivent, les horloges elles-mêmes, c'est-à-dire les citoyens, peuvent parvenir à comprendre cet intérêt collectif; elles confieront alors aux plus justes d'entre elles le soin de régler et de gouverner les autres; mais, quoique gouvernants et gouvernés soient horloges, les conséquences politiques ne changeront pas pour cela, et le ressort intellectuel devra toujours être préféré aux autres par les gouvernants, comme le plus solide et le plus durable. Si par exemple l'économie politique démontre que le moyen le plus efficace de la richesse sociale est la liberté économique, il sera toujours préférable que la production, la distribution et la consommation soient abandonnées le plus possible au libre jeu des intelligences individuelles. Les législateurs, représentants de la collection sociale, devront rechercher, en généralisant cette méthode, quelle est pour la collection la fin la plus désirable de toutes; puis le moyen le plus près de cette fin, par cela même le plus désirable après elle, et ainsi de suite en redescendant l'échelle des moyens et des fins. Par là la science sociale sera construite.

Supposons maintenant que, grâce au progrès des lumières, le bonheur général et la justice soient reconnus par les individus mêmes comme la fin la plus désirable, ils ne pourront pas ne pas la désirer; et si en outre ils connaissent les meilleurs moyens d'y atteindre, on les verra nécessairement réaliser dans leur conduite l'ordre de moyens et de fins déterminé par la science. On pourra même prédire leurs actions et 46 les divers intermédiaires par où ils passeront, comme on prédit la marche d'un mobile quand on connaît le point de départ, le point d'arrivée, la direction et l'intensité de la force dominante.

Cette conformité parfaite des désirs individuels avec l'intérêt de tous n'étant qu'un idéal, il y aura toujours des désaccords partiels, des crimes et délits. Mais la conduite de la société, en réprimant ces délits, sera logique, parce qu'elle sera conforme à la vraie méthode pour atteindre le bonheur; et c'est, comme on le voit, dans cette logique que les déterministes peuvent placer la justice sociale ou le droit social, qui deviennent ainsi un intérêt majeur ou un objet majeur de désir. L'individu, contraint d'obéir à la loi et puni pour y avoir désobéi, comprendra que la société agit rationnellement à son égard; et tant qu'il se considérera lui-même abstractivement, comme appartenant au genre humain, il trouvera son châtiment rationnel. C'est là l'espèce de droit compatible avec le déterminisme.

On peut même aller plus loin et rapprocher encore la conception déterministe de la conception contraire en introduisant dans le problème l'idée de liberté; car alors le droit sera cette idée même reconnue comme un type directeur d'action pour la société, comme un idéal à réaliser de plus en plus dans son sein par le progrès du libéralisme civil et politique[13].

Mais, dira-t-on, l'homme n'est pas seulement une unité abstraite de la collection sociale: il a un moi et une individualité propre. Si d'une part, comme appartenant au genre, il désire le bonheur général et la liberté générale, d'autre part, comme individu, il désire son bonheur et sa liberté individuelle. Les actes contraires aux lois, illogiques au premier point de vue, peuvent donc redevenir logiques à un point de vue différent. Lequel des deux intérêts, laquelle des deux libertés, laquelle des deux logiques doit céder à l'autre? de quel côté est le droit définitif? Est-ce du côté de la société, parce qu'elle est la plus forte? Mais cette force n'est point un droit véritable; car, si l'individu réussit à être plus fort que la société, le droit passera de son côté. Le droit appartient-il à la société parce qu'elle est le nombre? Mais le nombre, considéré seul, n'est qu'une force, une quantité plus grande qu'une autre.—Précisément: une quantité supérieure de bien est un bien plus grand et un droit.—Mais par là 47 vous reconnaissez que ce qui donne du prix au nombre, c'est ce dont il est formé; ce qui rend la quantité précieuse, c'est la qualité de ses éléments. Qu'y a-t-il donc dans l'individu de précieux qui se retrouve dans les autres, qui se retrouve dans la société tout entière, et qui constitue le droit? Qu'y a-t-il, en un mot, qui nous impose ce que nous appelons un devoir de respect, et cette idée même peut-elle se comprendre dans le déterminisme?

Toutes ces questions demeurent insolubles si on ne descend pas du point de vue social, trop purement utilitaire et eudémonique, au point de vue moral et individuel. Les rapports sociaux ne sont complètement justifiables que par les rapports moraux, comme la légalité par la légitimité. Le problème recule donc de la sphère extérieure dans le monde intime de la conscience, où nous devons chercher les derniers fondements des droits ou des devoirs sociaux, et en général de toute la vie pratique. Nous verrons si, dans ce domaine, peut subsister jusqu'au bout l'équivalence du déterminisme et de la liberté.

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CHAPITRE QUATRIÈME

RECHERCHE D'UNE CONCILIATION DU DÉTERMINISME ET DE LA LIBERTÉ DANS L'ORDRE MORAL. LIMITES DE CETTE CONCILIATION

I. Possibilité d'un accord sur les séries de moyens et de fins secondaires par lesquels peut être atteinte la fin morale.

II. Jusqu'à quel point la conception de la fin suprême ou du bien est-elle modifiée par les différentes manières de concevoir la volonté?

III. La morale idéale, une fois construite, peut-elle être réalisée par la volonté dans l'hypothèse déterministe?

Selon la doctrine la plus répandue, la négation du libre arbitre serait la négation de toute morale. Cependant les plus illustres représentants du déterminisme ont été en même temps les moralistes les plus austères, depuis Socrate, Platon, les Stoïciens et les Alexandrins, jusqu'aux calvinistes et aux jansénistes. Dire, avec Jouffroy et les éclectiques, que c'est là l'inévitable contradiction de la pensée et du cœur, de la spéculation et de la moralité, c'est admettre une raison peu valable quand il s'agit des plus puissants logiciens de la philosophie ou de la théologie. Il est plus probable que, dans la sphère de la moralité comme dans les autres, les doctrines rivales ont des points communs et peuvent se concilier en une certaine mesure. Essayons de pousser cette conciliation aussi loin qu'il est possible, afin de circonscrire de plus en plus la question par ces opérations successives, à l'exemple des tacticiens qui, par une série de cercles parallèles et concentriques, enveloppent peu à peu la place au centre de laquelle ils veulent pénétrer.

I.—Supposons que les déterministes et les partisans de la liberté soient d'accord sur l'ordre des choses désirables ou des fins, pourront-ils s'accorder sur les moyens qui y conduisent?—Rien, ce semble, n'empêche cet accord. Voici, par hypothèse, une fin désirée, le soulagement de la misère, et une 49 volonté qui la désire; il s'agit de s'entendre sur la série intermédiaire de moyens par laquelle la volonté pourra atteindre sa fin, sur la ligne que devra suivre le mobile donné, dans des circonstances données, pour parvenir au but. On ne se demande pas quelle est la nature absolue de la volonté qui désire, ni la valeur absolue de la fin désirée: la volonté peut être libre et se donner à elle-même l'impulsion, ou au contraire l'avoir reçue d'ailleurs; la fin peut ne pas être désirable, ou ne pas être la plus désirable. Mais, ces questions une fois réservées, rien n'empêche les doctrines adverses de déterminer scientifiquement et pratiquement les intermédiaires. Pour les déterminer scientifiquement, on regardera la fin proposée (par exemple la diminution de la misère) comme un effet dont il faut découvrir les conditions ou causes. Cette détermination sera ici demandée à plusieurs sciences particulières, principalement à la psychologie et à l'économie politique. On leur empruntera les théorèmes dans lesquels, de certaines causes et conditions, elles déduisent comme effet et conséquence la diminution de la misère; puis on distinguera, parmi ces conditions, celles qui sont en notre pouvoir et réalisables pour nous: par exemple tel genre d'instruction et d'éducation, telle espèce de charité privée ou publique, telles institutions économiques, telles ou telles sociétés de secours, etc. Les théorèmes des diverses sciences, groupés dans l'ordre le plus convenable pour la réalisation de l'objet particulier qu'on se propose, deviendront des moyens ou des règles pratiques; et la réunion de ces règles, indépendantes des systèmes sur le libre arbitre, ressemblera aux cartes qui, résumant les travaux de la science, indiquent par quelle voie on va d'un point à un autre de la terre, quel que soit d'ailleurs le système de locomotion.

On peut mieux comprendre, maintenant, pourquoi nous avons trouvé les partisans du libre arbitre d'accord avec ceux de la nécessité dans toutes les questions qui ne roulent pas sur la nature absolue de la volonté active, et sur la valeur absolue des fins poursuivies par elle. L'un et l'autre système, en effet, admet que des causes spéciales et déterminées sont nécessaires pour produire un effet spécial; vouloir la fin ne suffit pas: il faut encore vouloir les moyens appropriés, et pour cela les connaître. Or, c'est là vraiment le domaine du déterminisme, où les partisans de la volonté libre sont eux-mêmes obligés de descendre; car, quelque inconditionnée que soit d'après eux la volonté dans l'acte du vouloir, elle est toujours conditionnée dans l'accomplissement de ce qu'elle a voulu. La série intermédiaire des conditions théoriques, qui, à un 50 autre point de vue, sont des moyens pratiques, sera donc toujours déterminée, et déterminée de la même manière dans les divers systèmes. Les philosophes, après s'être représenté différemment la cause initiale, la poseront une fois pour toutes sous le nom de volonté libre ou de désir nécessaire, sans la faire de nouveau intervenir dans le détail des événements. De même les théories métaphysiques sur la cause du monde ne changent rien à la conception scientifique du monde lui-même, tant qu'on ne fait pas intervenir de nouveau et miraculeusement, comme un Deus ex machina, la Providence ou la Nature.

II.—Passons des moyens à la fin morale, et cherchons jusqu'à quel point la conception du bien est modifiée par les différentes manières de concevoir la volonté, c'est-à-dire la cause initiale d'où part tout le mouvement intérieur.

Les partisans et les adversaires de la liberté entendent également par fin un bien conçu et désiré qui exerce sur nos actes une influence, déterminante ou non déterminante. Les uns et les autres peuvent également concevoir une fin qui serait intelligible et désirable pour elle-même et non pour autre chose, une fin vraiment finale; le bien ou le meilleur, το αγαθον, το αριστον. Ce superlatif est comme la limite, idéale ou réelle, de la courbe décrite par notre raison et notre désir; nous appelons cette limite la perfection; elle peut être admise ou rejetée indépendamment des diverses opinions sur notre libre arbitre.

On objectera l'exemple de Spinoza: c'est son fatalisme, dit-on, qui semble l'avoir conduit à nier la distinction du bien et du mal. Si tout est nécessaire, si chaque chose est ce qu'elle peut être, n'est-il pas déraisonnable de se représenter à sa place une chose meilleure? n'est-ce pas substituer les caprices de l'imagination aux lois éternelles des choses, et mettre au-dessus d'une réalité nécessaire la chimère d'un idéal impossible?

Mais dire qu'une chose est nécessaire quant à l'existence, ce n'est pas la qualifier quant au bien; car il reste toujours à savoir si la nécessité de cette chose est la nécessité d'un bien ou d'un mal. Schelling prétend que ce qu'il peut y avoir d'immoral dans Spinoza ne vient pas de son panthéisme, mais de son fatalisme; le contraire pourrait aussi se soutenir. Si en effet tout est Dieu et que Dieu soit la perfection, il en résulte que tout est ou la perfection ou la conséquence de la perfection;—optimisme absolu qui justifie et divinise la douleur, la 51 haine, la guerre, les diverses formes du mal. Tout est bien dans un pareil monde, parce qu'on trouve en toutes choses non plus simplement la nécessité, mais la nécessité d'une nature divine et parfaite. L'immoralité du système consiste alors à tout diviniser plutôt qu'à tout nécessiter.

La nécessité des choses, simple rapport de principe à conséquence ou de cause à effet, ressemble à l'identité logique des choses avec elles-mêmes, qui ne nous apprend pas leur valeur intrinsèque. Si par une chose identique à elle-même j'entends un grand malheur, ce sera l'identité d'une chose mauvaise avec elle-même; si j'entends un grand bonheur, ce sera l'identité d'une chose bonne avec elle-même. Supposons encore que j'ajoute deux choses à deux autres choses: cela fera nécessairement quatre; si ce sont deux maux que j'ajoute à deux maux, j'aurai quatre maux; si ce sont des biens, j'aurai des biens. L'universelle nécessité ne constitue donc pas par elle-même et par elle seule l'universelle perfection, à moins qu'on ne pose en principe, comme Spinoza, que tout ce qui est Dieu, et conséquemment que toute nécessité est divine.

—Mais, dit-on, dans l'hypothèse nécessitaire, une chose, étant tout ce qu'elle peut être, est tout ce qu'elle doit être.—On peut répondre que, si une chose est tout ce qu'elle peut être, c'est tantôt par puissance, tantôt par impuissance; or, dans le premier cas, il reste à savoir si sa puissance est bonne et bienfaisante; dans le second, l'impuissance de cette chose à être meilleure que ce qu'elle est, au moment où elle l'est, n'implique pas qu'elle soit la meilleure absolument. Il peut y avoir des choses meilleures qu'elles dans un autre genre; il peut y en avoir de meilleures dans le même genre. Enfin, elle-même peut être meilleure à un autre moment; elle peut l'avoir été dans le passé, elle peut l'être dans l'avenir. Bien plus, cette amélioration future résultera souvent de ce qu'un être, tout en étant ce qu'il peut au moment actuel, s'aperçoit qu'il n'est pas ce que sa pensée conçoit de plus parfait. Quand il se compare avec un idéal, bien qu'il ne soit pas et ne puisse pas être conforme à cet idéal au moment même de la comparaison, il ne s'en juge pas moins imparfait par rapport à lui. Si de plus il conçoit un perfectionnement comme possible dans l'avenir, quoique impossible dans le moment même, dira-t-on qu'il perd son temps à concevoir un idéal chimérique? Quand j'éprouve une douleur dont je conçois le remède, ce remède n'est pas possible dans le moment même, car il serait contradictoire de dire qu'au même instant je sois malade et guéri; en résulte-t-il que je conçoive et désire en vain la guérison 52 future? Nous nous retrouvons ici en présence de l'argument paresseux, qui est le fond caché de tant d'objections aux déterministes. Si de plus l'idée même du progrès contribue à le rendre possible, si l'idée de la délivrance contribue à délivrer, si l'idée de liberté sert à susciter un pouvoir qui nous améliore, l'introduction de cette idée dans le déterminisme même le rapprochera encore de la doctrine contraire.

Le spinozisme, appliqué à l'histoire, doit être jugé d'après les principes précédents. Éliminez tout panthéisme, et ne conservez que le déterminisme; telle chose, dites-vous, ne pouvait arriver autrement.—Soit; elle n'est pas pour cela bonne en elle-même; de plus, elle aurait pu arriver autrement si telle condition eût été changée.—Hypothèse sans valeur, puisqu'en fait elle ne s'est pas réalisée.—Sans valeur pour le passé, oui; pour l'avenir, c'est une autre question. Le déterministe ne récriminera pas sur le passé, assurément; nos ancêtres ont fait ce qu'ils ont pu et su faire; qu'ils reposent en paix: nos plaintes ne changeraient rien à ce qui n'est plus. Mais nous, les vivants, la nécessité même nous a amenés à concevoir et à désirer un idéal meilleur; et si cette idée-force est assez claire, si ce désir est assez dominant, nous nous rapprocherons nécessairement de l'objet conçu et désiré. N'avons nous pas toujours le droit de formuler en ces termes la comparaison du réel avec l'idéal: «Relativement au bien idéal, il n'est pas bon que nous soyons ce que nous sommes, et il est bon que nous soyons autrement?» Qu'on ne s'étonne donc plus de voir Spinoza tracer des règles de conduite: ces règles sont des descriptions de l'idéal qui s'adressent à l'intelligence; si ces descriptions sont assez claires et assez belles pour nous émouvoir, nous serons portés nécessairement dans la direction que Spinoza nous indique. Un sage voit et suit nécessairement le meilleur chemin, il nous le montre nécessairement, nous le voyons nécessairement à notre tour et nous le suivons nécessairement; cet inévitable adverbe ne nous empêche pas de déclarer qu'il est bon de voir, de suivre et de montrer aux autres le bon chemin.

On le voit, le déterminisme n'exclut pas la notion de progrès; seulement le progrès y est conçu sous l'idée de nécessité, au lieu d'être conçu sous l'idée de liberté. Si on entend par science morale la science des conditions nécessaires du progrès pour l'individu et la société, on comprendra que Spinoza ait pu écrire une morale, une éthique.

Est-ce à dire que la morale ne soit en rien modifiée? Nous ne le prétendons pas. Tout ce que nous avons le droit de conclure 53 en ce moment, c'est que la négation de notre libre arbitre ne supprime pas l'idée d'un «bien en soi,» ni d'un bien plus ou moins grand dans les choses, ni d'un bien plus ou moins grand en nous-mêmes, ni d'un agrandissement possible de ce bien sous l'influence des idées et des désirs. En un mot, il y a, dans l'hypothèse déterministe, du bien et de la perfection, il y a du perfectionnement et du progrès.


Cette idée du bien est encore très indéterminée, vide d'un contenu précis. Une nouvelle question se présente donc: si les déterministes peuvent concevoir un bien et une perfection, terme et fin du progrès, peuvent-ils concevoir la nature ou le contenu de ce bien de la même manière que les partisans du libre arbitre?

L'idéal épicurien, le bonheur, se conçoit indépendamment des systèmes sur la liberté; nous pouvons donc placer en premier lieu, parmi les doctrines ouvertes au déterminisme, celle d'Epicure sur le souverain bien. Les idées de perfection sensible, de désir satisfait, de joie ou de félicité, n'ont rien d'incompatible avec l'idée d'une nécessité fondamentale.

Les déterministes peuvent aussi s'élever plus haut et placer l'idéal, non dans le bonheur personnel, mais dans le bonheur universel. C'est la doctrine adoptée par l'école anglaise. On peut être déterministe et juger que le bonheur de tous est un bien préférable en soi au bonheur individuel, et un idéal plus satisfaisant pour la raison en général. Car il ne s'agit encore, ne l'oublions pas, que du bien en soi, et non du bien pour nous; nous ne faisons qu'une spéculation désintéressée sur l'idéal, indépendamment du rapport qu'il peut avoir avec notre propre conduite.

La notion encore vague de bonheur a besoin elle-même d'être complétée. A la perfection sensible ajoutons la perfection intellectuelle; au bonheur, la science et l'intelligence: c'est l'élément socratique et stoïque. Ici encore, rien d'incompatible avec le déterminisme.

De même pour la puissance, si on entend par là l'absence de tout obstacle à la satisfaction de l'intelligence et du désir, à la science et au bonheur. Mais cette puissance attribuée à l'idéal du bien sera-t-elle une puissance de nécessité ou de liberté?—Il semble, au premier abord, que ceux qui admettent dans l'homme la liberté pourront seuls la transporter dans le souverain bien comme un de ses attributs les plus essentiels: ils feront ainsi consister le bien, non plus à être intelligent, heureux et puissant de n'importe quelle manière, mais 54 à être le libre auteur de son intelligence et de sa félicité; au contraire, la perfection de puissance que les déterministes ajoutent à la perfection d'intelligence et de félicité, semble ne pouvoir être qu'une puissance nécessaire sans réelle «dignité morale;» leur idéal paraît toujours un bien neutre et impersonnel, plutôt qu'une bonté vivante et personnelle qui supposerait la volonté librement bonne; il semble qu'on mêle en vain la puissance, l'intelligence et le bonheur: ces attributs réunis ne sont pas encore la bonté.

Cette objection suppose que la conception du souverain bien et de sa nature est toute subordonnée à celle de la nature humaine; en d'autres termes, que la notion de l'idéal et même du divin dépend entièrement de la notion du réel et de l'humain. De ce point de vue, on dit aux déterministes: «Vous ne mettez pas dans l'homme la liberté, donc vous ne devez pas la mettre dans le bien.»—Mais, pouvons-nous répondre, la conclusion n'est pas inévitable. De ce qu'on n'attribue pas à l'homme l'éternité ou l'immensité, s'ensuit-il qu'on n'ait pas le droit de l'attribuer à la perfection, idéale ou réelle? Est-il défendu de dire: l'éternité, l'immensité serait chose très belle et très bonne; par malheur, nous ne la possédons pas. Sans élever si haut notre ambition, ce serait aussi chose très belle et très utile de pouvoir parcourir dix mille lieues en une seconde; en fait, nous n'avons pas ce pouvoir. Y a-t-il des êtres qui le possèdent? Nous l'ignorons; peut-être dans quelque étoile ces êtres privilégiés existent; peut-être sur la terre même quelque découverte de la science accomplira un jour le miracle. De même, les déterministes, parce qu'ils n'admettent point en nous la liberté, ne sont pas réduits à l'exclure de partout, à tous ses degrés, sous toutes ses formes, non seulement comme réalité, mais même comme idée: ils ne perdent pas le droit de prononcer jamais ce mot. Les déterministes, il est vrai, ont eux-mêmes partagé cette erreur; c'est précisément pour la détruire que nous écrivons ce livre. Nier que la liberté existe en nous, ce n'est pas nier que l'idée de liberté existe et agisse dans notre pensée. Une telle négation est impossible; les déterministes et leurs adversaires ont tous également cette idée, comme ils ont tous celle de nécessité: ce sont deux notions corrélatives et par cela même inséparables; il est donc permis aux déterministes comme à leurs adversaires de chercher s'il faut placer la liberté idéale parmi les attributs idéaux du souverain bien.

L'idée de liberté, considérée en elle-même, ne peut avoir que trois sortes de contenu, dont aucun n'est inintelligible 55 pour les déterministes. En premier lieu, si la liberté désigne un état de conscience, les nécessitaires peuvent constater cet état subjectivement sans en admettre pour cela la valeur objective. En second lieu, si l'idée de liberté est une combinaison de notions due à l'entendement discursif, elle peut être pour les nécessitaires un objet d'analyse, de définition et de description. Enfin, si l'idée de liberté est une donnée de «la raison,» telle que l'entendent les rationalistes, les nécessitaires peuvent en étudier les éléments intelligibles et métaphysiques. Dans ce dernier cas la liberté serait, au moins en partie, un noumène, une idée «rationnelle,» que les nécessitaires pourraient apprécier en elle-même sans en affirmer ou nier la réalisation dans l'homme. Les philosophes qui ne s'accordent pas sur ce que nous trouvons dans notre conscience comme réalisé en nous, pourraient s'accorder sur ce que notre pensée conçoit ou construit comme supérieur à nous. L'habitude de se figurer la liberté comme une notion toute de sens intime, est une des causes qui ont retardé les tentatives de rapprochement. Mais l'hypothèse platonicienne et aristotélique d'une puissance indépendante, quelle qu'en soit la valeur, est concevable pour les partisans et les adversaires de la nécessité. Nous avons donc le droit de leur poser à tous la question suivante:—Cette puissance indépendante (αυταρκεια), qui, par hypothèse, aurait en elle-même la raison de ses actes, et que les déterministes conçoivent comme le contraire idéal de leur système sur la réalité, aurait-elle en soi quelque chose de bon et serait-elle un signe de perfection? Préféreriez-vous, si vous pouviez être «le bien même, το αγαθον,» que les conditions du bien vous fussent étrangères, ou qu'elles fussent vous-même? La nécessité de conditions étrangères, qui pourraient empêcher ou retarder le bien, serait assurément un reste de dépendance; il vaudrait mieux qu'il fût à lui-même sa propre condition. Possible ou non, cette possession par le bien de toutes les conditions du bien est donc une chose que vous concevez comme bonne:—Ἱκανον ταγαθον? dit Platon.

Ce n'est pas tout. Dans un bien qui ne verrait pas la raison de sa bonté en dehors de lui-même, mais qui serait bon par lui-même, on peut supposer, avec la vraie liberté, une sorte de dignité, σεμνοτης, αξιωμα et comme de mérite ne supposerait, il est vrai, aucun effort; car nous sommes dans le pur idéal. Mais l'absence d'effort n'entraîne peut-être pas l'absence de dignité; elle n'empêcherait pas la suprême convenance entre une volonté parfaitement bonne et une volonté parfaitement heureuse. On peut prétendre avec 56 les platoniciens et les péripatéticiens que cette béatitude idéale serait méritée, dans le sens le plus élevé de ce mot.

Les déterministes et les partisans de la liberté pourront s'accorder aussi, sans doute, sur cette autre hypothèse:—Le bien serait plus grand si sa puissance était assez indépendante pour être expansive, pour communiquer le bien aux autres êtres, ανευ φθονου, et avec le bien l'intelligence, la puissance, le bonheur. Cette expansion serait la marque d'une plus haute intelligence, capable de résoudre un plus difficile problème, d'une puissance moins limitée, d'un bonheur centuplé par le bonheur d'autrui.

Un bien expansif, tel que nous venons de l'imaginer avec Platon et le christianisme, serait supposé capable de se donner et de se communiquer. Si ce don fait par la bonté était indépendant de toute autre chose que de la bonté même, le croyant pourrait trouver celle-ci plus aimable; il lui en saurait plus de gré, il ne ferait pas remonter sa reconnaissance au-dessus d'elle et comme par-dessus sa tête. Serait-ce alors forcer le sens des mots que de l'appeler une bonté librement aimante, comme celle que rêvait l'étrangère de Mantinée?

Bien plus, si une pareille bonté pouvait exister, on trouverait désirable de lui rendre un amour analogue au sien, indépendant aussi de toute autre chose que la bonté. On la trouverait meilleure si sa puissance communiquait le bien à d'autres êtres avec les caractères qu'elle possède elle-même, je veux dire avec les caractères d'une bonté consciente, indépendante, libre et aimante. Le triomphe du bien, sans cesser de nous paraître infaillible et certain, prendrait alors pour moyen de cette heureuse certitude l'indépendance même et la liberté intrinsèque de tous les êtres. Voilà ce qui, selon les platoniciens, serait le meilleur et le plus aimable, το αριστον; c'est une pure conception de la pensée qui enveloppe peut-être de secrètes contradictions; c'est une construction dans l'idéal; mais, dût cette construction s'écrouler comme une vision fugitive à peine entrevue au plus profond du «ciel intelligible,» elle nous aurait cependant montré ce que l'homme a rêvé de plus beau et de meilleur, ce dont nous voudrions l'existence, ce que nous voudrions être nous-mêmes, si l'homme pouvait être un dieu?

Après tout, l'idéal de la moralité ne saurait être placé trop haut; Platon a raison de croire qu'il ne saurait être trop divin. La vraie morale est celle qui, sans méconnaître les 57 conditions de la vie humaine, nous propose comme modèle une vie qu'on peut appeler divine, βιον θειον. C'est à la métaphysique proprement dite qu'il appartient de chercher si le plus haut idéal moral et social est éternellement réalisé dans une existence supérieure à la nature, si, comme le croit Platon, le divin existe en un Dieu; mais le désaccord des doctrines sur cette question d'objectivité et de réalité transcendante ne rend pas impossible tout accord sur ce que la perfection devrait être, autant que nous pouvons la concevoir. Si Dieu n'existe pas, quel Dieu faut-il inventer?—Nous l'avons vu, le «suprême intelligible» et le «suprême aimable» de Platon serait la suprême indépendance, l'absolue spontanéité, l'action ayant en elle-même sa raison explicative, la puissance dégagée et affranchie de tout lien, ou, dans le sens grec du mot, la suprême liberté.


Maintenant, est-il bon que l'idéal du souverain bien soit réalisé en tant qu'il est réalisable?—Proposition analytique, qui pourrait s'exprimer encore de cette manière: «le meilleur sous tous les rapports est-il aussi le meilleur à réaliser?» Le sujet une fois posé, on ne peut refuser l'attribut.

La même vérité s'exprime en d'autres termes, lorsqu'on dit: le meilleur doit être réalisé. Au cas où le superlatif absolu ne serait pas réalisable, le superlatif relatif devrait toujours être réalisé; donc, en dernière analyse, le meilleur possible, absolu ou relatif, doit être réalisé. Le mot doit exprime que, parmi les biens qui ne sont pas et peuvent être, le meilleur a un caractère qui ne se retrouve point dans tous les autres, et qui consiste précisément en ce qu'il est le meilleur, par conséquent superlatif et dernier. Considéré par rapport à l'intelligence et au désir, c'est ce qu'il y a de plus intelligible et de plus désirable; considéré par rapport à la puissance, ce qui est le plus intelligible et le plus aimable est aussi le meilleur à réaliser, et c'est surtout ce rapport à l'activité objective que le mot doit exprime. Ce mot n'avait pas au fond d'autre sens dans la métaphysique ancienne.

On a dit cependant que doit et devoir n'avaient aucune espèce de sens dans toute hypothèse autre que le libre arbitre. Mais n'avons-nous pas le droit d'employer ces termes, comme le firent Socrate et Platon, abstraction faite de l'arbitre humain? Par là nous exprimons une suprême harmonie, un rapport de dignité idéale, de vérité, de beauté, et en dernière analyse de bonté intrinsèque. Entre l'idéal du meilleur et la réalité du meilleur, n'y a-t-il pas pour la pensée et le désir une 58 convenance immédiate, qui résulte d'une comparaison des deux termes, indépendamment de la considération des autres choses possibles et de toute autre comparaison? Le bien idéal a en lui une valeur suprême, un titre et un droit idéal à l'existence. Les deux notions de bonté parfaite et de réalité parfaite sont idéalement unies dans notre esprit par une sorte d'affinité et d'attraction, qui fait que l'une nous semble incomplète sans l'autre. C'est ce que nous voulons dire par ces mots: le bien doit être réel, et la réalité doit être bonne. Au fond, cela revient à dire: il est bon que le bien soit.

Cette affirmation se produit d'abord en présence du bien qui existe réellement: ce bien est et il doit être; la première proposition n'empêche pas la seconde. De même, en présence du bien qui n'est pas, nous disons: ce bien n'est pas, mais doit être. Nous jugerions encore de même en présence du bien qui non seulement ne serait pas, mais ne pourrait pas être: ce bien devrait exister, quoiqu'il ne pût exister.—Paroles perdues, répondra-t-on.—Pas entièrement perdues; car elles expriment la juste révolte de l'intelligence concevant l'idéal contre la brutalité du fait. N'avons-nous pas toujours le droit de corriger la réalité, au moins dans notre pensée, en la comparant à l'idéal? D'ailleurs, la pensée de ce qui devrait être, en opposition avec ce qui est, constitue déjà pour l'idéal une réalisation; qu'il ait au moins celle-là, s'il n'en peut avoir d'autre. Puisqu'il est bon que le bien soit, il est bon qu'il soit dans notre pensée et dans notre parole, alors même qu'il ne pourrait être ailleurs; notre parole du moins ne sera pas perdue. Si, au lieu de cette impossibilité qui nous choque, nous concevons au contraire quelque possibilité du bien, nous aurons encore plus raison de dire que le bien doit être. Si nous concevons, non une simple possibilité, mais une certitude, nous ne nous bornerons pas à dire qu'en fait le bien sera, mais nous affirmerons toujours qu'il doit être, et nous le déclarerons digne de l'existence qui lui est assurée. Enfin, si nous ajoutons la nécessité à la certitude, nous ne perdrons pas alors, ainsi qu'on le croit d'ordinaire, le droit de dire que le bien, qui sera nécessairement, doit exister; peut-être même est-ce parce qu'il doit exister qu'il sera nécessairement. En un mot, la convenance entre le bien et l'être est une question de droit idéal qui ne dépend pas des questions de fait; la conception de la nécessité a rapport aux faits et aux conditions de l'existence, à la causalité, non à la finalité intelligente; elle embrasse une sphère que notre raison 59 peut dépasser et dépasse effectivement en concevant son idéal problématique.

Victor Cousin et Jouffroy feront cette objection:—On ne dit pas que 2 et 2 doivent faire 4, mais qu'ils font nécessairement 4; on ne dit pas que les rayons d'un cercle doivent être égaux, mais que nécessairement ils sont ou seront égaux; il en serait de même des vérités morales si leur réalisation était aussi nécessaire que celle des vérités géométriques.—La conclusion dépasse les prémisses. Parce qu'il y a des choses nécessaires dont on ne dit point qu'elles doivent être, mais seulement qu'elles sont, il n'en résulte pas qu'il en soit de même pour toutes les choses nécessaires. Le mot doit indique un rapport de convenance entre le bien désirable et l'existence, rapport qui ne se trouve pas dans celui de 2 à 4. La quantité pure nous est par elle-même indifférente, et ne vaut que par son contenu. Nous l'avons déjà dit, il est bon que 2 biens et 2 biens fassent 4 biens; mais nous ne trouvons pas bon que 2 maux et 2 maux fassent 4 maux; il serait peut-être même bon, dans ce cas, que le mal ne fût pas multiplié par la loi des nombres. Pourtant, même dans cette proposition abstraite, 2 et 2 font 4, un examen attentif découvre autre chose que la quantité indifférente. Cette proposition énonce un raisonnement élémentaire dans lequel la pensée, pour rester d'accord avec elle-même, après avoir posé 2 + 2, pose 4. Or, il y a quelque chose de bon et de satisfaisant dans l'accord de la pensée avec elle-même; il existe, sous ce rapport, une convenance entre 2 + 2 et 4. Nous pouvons donc dire que 2 et 2 doivent faire 4, ou que cela est conforme à l'ordre de notre intelligence et à la permanence désirable de notre pensée. Cette convenance intrinsèque se montre encore plus dans les vérités géométriques, qui expriment l'ordre et l'harmonie des formes, par conséquent la beauté élémentaire; en ce sens les rayons du cercle doivent être égaux. Si le mot doit n'a pas encore ici toute son énergie, c'est qu'il n'exprime qu'un rapport entre un bien très secondaire (la régularité géométrique) et l'existence; mais le même terme a une valeur infiniment plus grande quand il s'agit du souverain bien idéal et des moyens d'y atteindre. En ce cas, nous disons que le bien idéal et ses moyens doivent être, qu'ils doivent être nécessairement si la nécessité vaut mieux, le plus librement possible si la liberté vaut mieux. Au contraire, toutes les fois que la relation d'une chose avec le souverain désirable est nulle, ou plutôt que nous ne l'apercevons point, cette chose est indifférente.

60 Une autre raison empêche d'assimiler entièrement les vérités logiques et géométriques aux vérités pratiques. C'est que, dans les premières, il n'y a jamais opposition entre ce qui doit être et ce qui est: il n'y a point de cas où 2 et 2 fassent 5; au contraire, il y a des cas où la connaissance, l'amour, le bonheur, l'indépendance, ne sont pas réalisés. Dans ces cas si nombreux, la distinction du bien en tant qu'il doit être et en tant qu'il est, devient plus précise; car nous saisissons mieux les choses par contraste, et l'idéal s'affirme plus nettement dans son antithèse avec la réalité.

Nous ne pouvons donc concéder à Victor Cousin et à Jouffroy que la notion d'une convenance quelconque entre le bien et l'être, ou d'une harmonie qui doit exister entre eux, soit le privilège exclusif des doctrines qui admettent le libre arbitre. Dans l'abstrait et dans la pure spéculation sur le souverain bien, les déterministes peuvent s'accorder avec leurs adversaires. Ils peuvent même supposer l'union du bien avec l'être comme produite par l'indépendance du bien, à laquelle rien ne ferait obstacle. Ce qui s'exprimera ainsi:—Non seulement le bien doit être, mais il doit être avec une parfaite indépendance, il doit être par lui-même, il doit avoir pour attribut la spontanéité, l'absence de passivité et de contrainte, la liberté. Si les êtres ne peuvent être indépendants au point d'exister par eux-mêmes, du moins serait-il désirable qu'ils fussent assez indépendants pour se rendre bons par eux-mêmes, une fois qu'ils ont l'existence et qu'ils ont acquis l'intelligence du plus grand bien et du plus grand bonheur. Cette indépendance, réalisée ou non quelque part, serait la liberté.

Nous arrivons ainsi à nous demander les rapports qui existeraient entre le bien idéal et des êtres libres, s'il existait des êtres de ce genre. Nous ne posons la liberté que comme une idée, sans examiner si elle est réalisée en nous-mêmes. Aussi le déterminisme pourra-t-il se mettre d'accord avec les autres doctrines sur ce problème encore spéculatif:—Quelles modifications la notion de liberté apporte-t-elle dans l'idée du bien réalisable, et quelle forme prend le bien idéal pour des êtres qui, à tort ou à raison, se croient libres?

Les déterministes et leurs adversaires pourront ainsi rechercher en commun la définition subjective des idées directrices de la conduite, des notions morales, en réservant la question d'objectivité. On arrivera de part et d'autre à une combinaison des mêmes idées, des mêmes éléments, et pour ainsi dire des mêmes couleurs élémentaires. Par exemple, combinez l'idée de liberté avec l'hypothèse d'un bien idéal qui 61 apparaîtrait comme souverainement intelligible et aimable, sans nous nécessiter et nous contraindre; vous aurez l'idée d'une convenance absolue entre deux termes, le bien idéal et la liberté des êtres, dont l'un n'exercerait point sur l'autre une contrainte physique: c'est l'idée traditionnelle de l'«obligation morale.» Il ne s'agit pas encore de savoir si nous sommes, nous, réellement libres et obligés; nous ne faisons qu'étudier le rapport de deux idées, nous construisons hypothétiquement la notion du devoir comme un géomètre construirait la notion du triangle. Puis, de même qu'on peut se demander: le triangle est-il bon, a-t-il des propriétés belles et bonnes? on peut aussi se demander: le devoir, s'il existait, serait-il une chose belle et bonne? Un bien idéal qui obligerait les êtres moralement, vaudrait-il mieux qu'un bien qui les contraindrait physiquement? La bonne volonté ou la liberté bonne vaudrait-elle mieux qu'un bien nécessaire? la responsabilité, que l'irresponsabilité? La «satisfaction morale» serait-elle préférable au sentiment d'un bonheur passivement reçu, sorte de bonne fortune,ευτυχια? En un mot, les composés des notions de liberté indépendante et de bien sont-ils plus beaux, meilleurs, plus aimables et plus désirables que les composés des notions de nécessité dépendante et de bien? Nous aurons construit ainsi d'un commun accord une morale idéale et problématique, celle qui, si elle était possible, serait la meilleure et devrait être réalisée. Nous aurons en même temps construit le droit idéal; nous pourrons soutenir que, si elle existait, la volonté capable d'agir par elle-même en vue du bien universel serait pour toute autre volonté ce qu'il y a de plus sacré et de plus inviolable; l'ordre de la liberté deviendrait celui du droit et de la justice[14]. Enfin, cet ordre nous apparaîtrait aussi comme celui de la solidarité et de l'amour; et nous reconnaîtrions que ce qu'il y aurait de plus beau et de meilleur, c'est un ensemble de volontés se donnant les unes aux autres, et réalisant ainsi le bien universel, qui n'est au fond que l'idéal de la société universelle, l'idéal social par excellence. Tel est, semble-t-il, le plus haut idéal que puisse concevoir la pensée, quand elle fait en quelque sorte de l'art pour l'art; comment refuser d'admettre que la morale la plus belle, si elle était possible, serait la morale de la volonté individuelle se dévouant au bien de l'univers, ou la morale de la «bonne volonté,» qui est la volonté universellement aimante.

62 Reste à savoir si, en effet, cette morale est possible, ou si la réalisation libre du souverain idéal de la société n'est qu'une utopie abstraite. Il est bon que le bien universel, qui idéalement doit être en nous et par nous, puisse réellement être en nous et par nous. Mais avons-nous en nous-mêmes ce pouvoir dont nous avons besoin?—Question de fait, question tout humaine et pratique, à laquelle il est inévitable de revenir. Nous avons considéré le but de la moralité en faisant abstraction de la puissance initiale, qui est le moi; mais ce but final lui-même nous paraît offrir un élément d'indépendance et de dignité qui réclame, dans la puissance initiale, quelque moyen capable de le réaliser. Les nécessitaires nous renfermeront-ils ici dans un cercle d'où nous ne puissions sortir; ou nous est-il permis d'espérer, sur ce point encore, quelque conciliation, au moins pratique, entre les partisans et les adversaires de la liberté?

III.—Les déterministes et les non-déterministes reconnaissent également que la réalisation de l'idéal est possible en nous dans une certaine mesure et par le moyen de ce que l'ancienne psychologie nommait nos «facultés.» Personne, en effet, ne soutient que les idées de bien, de perfectionnement, de progrès, expriment des choses absolument impossibles et sans exemple; car la moindre observation de notre nature montre qu'elle est capable d'amélioration et capable d'agir pour une idée universelle. Personne non plus ne soutient que la réalisation de l'idéal universel nous soit possible sans aucune condition, d'une manière immédiate et absolue, ce qui reviendrait à dire que nous sommes de pures divinités, de pures libertés sans mélange de nécessité. Posons donc en commun ce principe, que la réalisation du meilleur est pour nous possible sous de certaines conditions.

Quant à ces conditions, il en est sur lesquelles tout le monde est d'accord. Pour que le bien universel se réalise nécessairement en nous, disent les déterministes, il est nécessaire que notre intelligence le conçoive; et cette condition n'est pas moins nécessaire, selon les partisans du libre arbitre, pour que le bien soit produit librement. En second lieu, pour réaliser le bien de tous, nécessairement ou librement, il faut que l'idée du meilleur et de la société universelle ne reste pas abstraite et froide, mais se change en un sentiment capable de nous émouvoir.

Outre la pensée et le désir du bien universel, les partisans de la nécessité et ceux de la liberté admettent une troisième 63 condition, dont ils se représentent différemment la nature, mais qu'ils peuvent également appeler détermination de l'agent: c'est le «facteur personnel.» Les nécessitaires n'attribuent pas cette détermination à une puissance différente au fond du désir, mais à un degré supérieur d'intensité dans tel ou tel désir, ou à un degré supérieur d'adaptation à notre caractère. Pour les partisans de la liberté, au contraire, ce surplus de force, qui se manifeste par une détermination en un sens précis, provient d'une puissance spéciale, distincte du désir et du caractère même. Il n'en est pas moins vrai que, dans les deux cas, il y a détermination, soit par le désir et le caractère, soit par la volonté.

Dans l'hypothèse de la liberté, le précepte moral peut se formuler ainsi:—Il est bon de se déterminer au bien universel de la société idéale, en ajoutant à la pensée et au désir de ce bien le complément d'une puissance libre.—Dans l'hypothèse de la nécessité, le précepte prend cette forme:—Il est bon de connaître et de désirer le bien universel avec une intensité capable de dominer tout le reste et de produire la détermination; voilà le meilleur, ce qui doit être en nous, et conséquemment aussi ce que nous devons être.

—Mais pouvons-nous être ce que nous devons? demandera-t-on aux déterministes.—Nous le pouvons, répondront-ils, si nous comprenons et désirons le meilleur.—Et si nous ne le comprenons pas ou ne le désirons pas?—Alors nous ne le ferons pas; mais il en est de même dans l'hypothèse de la liberté: point de détermination libre au bien universel sans la pensée et le désir de ce bien.—Ce sont là seulement deux des conditions, mais qui ne suffisent pas, qui n'expliquent pas tout, qui peut-être même sont des effets et non des causes.—Pour nous, elles sont les seules causes, voilà la différence.—Cette différence est grave; nous considérons, nous, l'intelligence et le désir comme n'étant pas le moi, mais une action du dehors sur le moi; dès lors une chose qui dépend de notre intelligence et de notre désir ne dépend pas du moi: elle peut encore se réaliser, elle peut être, mais ce n'est pas nous qui pouvons la réaliser; de même, elle doit être, mais ce n'est pas nous qui devons la faire.—C'est que, sous la pensée et le désir, vous supposez toujours un troisième personnage, le moi libre, qui est en question. Pour nous, le moi étant le désir même, qui enveloppe la pensée, ce qui dépend du désir dépend du moi.—Mais le désir lui-même, conséquemment le moi, dépend de conditions extérieures, qui à leur tour dépendent d'autres conditions, et ainsi 64 de suite. Dire que nos actions dépendent de nos désirs, c'est dire qu'elles dépendent, en fait, non de notre indépendance, mais de notre dépendance même. Donc, quelque belle que puisse encore être la morale dans votre hypothèse déterministe, les conditions de son accomplissement ne sauraient être en nous que si elles y ont été mises du dehors. A vous de les mettre en moi, en persuadant ma raison et en touchant mon cœur; à un autre de les mettre en vous. Nous nous renverrons ainsi la tâche les uns aux autres, et avec la tâche le devoir; notre activité pratique sera, sinon détruite, du moins diminuée.—

Telle est donc la difficulté à laquelle semble aboutir actuellement le problème: le suprême idéal de la société universelle, qui offrirait chez l'individu, outre son caractère intelligible et désirable, un caractère d'indépendance et de spontanéité seul vraiment moral, devrait être réalisé à la fois en nous et par nous, en vue de tous; mais, dans l'hypothèse nécessitaire, il semble que cette réalisation peut avoir lieu en nous, non définitivement par nous; elle peut être produite par une action des hommes ou des choses sur notre intelligence et notre désir, non par une action dont il y aurait en nous-mêmes quelque cause initiale et indépendante. D'accord sur la fin suprême de la morale et de la sociologie, et aussi sur les moyens intermédiaires, les deux systèmes semblent enfin se séparer sur la puissance initiale, qui dans un cas nous est supposée propre et dans l'autre étrangère. Ils admettent en commun tout ce qui, dans la science morale et dans la pratique morale, n'est pas la moralité même en son principe; car la moralité essentielle, en son idéal, ne serait pas seulement connaissance reçue et bonheur reçu par nécessité: elle serait don libre de soi à tous.

De là l'objection classique aux déterministes:—Le danger de votre système, dans la pratique, est un sentiment d'irresponsabilité personnelle qui, tant qu'il dure, semble paralyser l'âme entière. Pour toutes nos fautes nous avons une excuse: la force des choses dont nous subissons l'empire. La volonté, dans le déterminisme exclusif, ressemble à un corps qui conserverait tous ses organes, mais dont le cœur ne battrait plus sans le secours d'une impulsion étrangère. Les théorèmes de la science morale subsistent, il est vrai; mais le moteur de la vie vraiment morale semble avoir disparu. Tout est l'œuvre de la nature, comme pour les théologiens tout est l'œuvre de la grâce, et rien ne paraît être l'œuvre de notre personnalité.

65 Si nous en restions à ce point, la conciliation des doctrines pourrait en effet sembler une construction encore trop extérieure, qui aurait pour centre, ici une force vive, là l'inertie et l'impuissance. L'accord dans l'ordre des relations physiques, dans l'ordre des relations sociales, et même dans l'ordre des relations psychologiques, n'est pas l'accord complet dans l'ordre fondamental de la moralité la plus intime. Nous ne pouvons donc obtenir encore, en l'état actuel de la question et avec le déterminisme non rectifié, une conciliation vraiment et complètement pratique; car ceux qui sont persuadés de leur entière dépendance ne seront pas les mêmes dans la pratique morale que ceux qui s'attribuent une certaine indépendance.

Ici, la question pratique et morale devient spéculative et métaphysique. C'est une transformation du problème à laquelle il était impossible d'échapper. La morale, en effet, n'est pas simplement une science indépendante de la pratique, ou une pratique indépendante de la science. Elle ne peut être assimilée, par exemple, à la géométrie ou à l'arpentage. Le géomètre théoricien ne se soucie pas de l'application; et d'autre part, pour appliquer les vérités géométriques, nous n'avons pas besoin d'être assurés que l'étendue est objective; ici les vérités relatives sont suffisantes. Au contraire, dans l'acte moral, il n'est pas indifférent que notre indépendance et notre responsabilité soit réelle ou apparente, que le devoir soit subjectif ou objectif. La pratique de l'arpentage ne change pas quand on considère l'espace comme une illusion; mais l'art de la vertu demeure-t-il le même pour celui qui ne s'attribue point une indépendance quelconque? Pourvu que, par l'arpentage, nous parvenions à modifier les apparences, nous nous inquiétons peu de savoir ce qui est au delà. Au contraire, quand nous faisons à l'idée de la société universelle le sacrifice de notre plaisir, de notre intérêt, de notre vie même, nous accordons à cette idée, semble-t-il, ne fût-ce que par hypothèse, une valeur supérieure; nous ne voulons plus seulement modifier une apparence, mais nous sacrifions des biens réels à un bien idéal que nous traitons comme s'il représentait plus ou moins symboliquement la réalité et la loi du monde. Par cela même nous accordons à l'idéal une certaine valeur objective; car, si nous le considérions comme étant certainement sous tous les rapports une pure illusion, l'idée même du bien moral et du dévouement à l'universel deviendrait chimérique en son dernier fond. Ainsi la morale proprement dite est par sa nature, comme la métaphysique, 66 une recherche hypothétique de la loi suprême du monde, au moins dans les grandes alternatives de la vie qui ont quelque chose de décisif et parfois de tragique[15]. Nous ne pouvons rester à moitié chemin dans la question de la liberté et de la fatalité: cette question est le point de coïncidence entre la pratique et la théorie, parce qu'elle est proprement la question morale, portant sur la loi suprême et la nature ultime de l'acte moral, de l'acte désintéressé. Par conséquent, pour obtenir une conciliation complète des systèmes dans la pratique morale,—mais dans celle-là seule et seulement dans la question précise de la moralité intrinsèque des actions,—nous sommes obligés de porter aussi loin que nous le pourrons la conciliation théorique, en cherchant jusqu'à quel point, sous l'idée de la liberté, peut se manifester une liberté réelle ou du moins un progrès vers cette liberté.

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DEUXIÈME PARTIE


RECHERCHE
D'UNE
CONCILIATION THÉORIQUE ET DE SES LIMITES

LIVRE PREMIER


EXAMEN CRITIQUE DE L'INDÉTERMINISME ET DU DÉTERMINISME

CHAPITRE PREMIER

AVONS-NOUS CONSCIENCE DE L'ACTIVITÉ ET DE LA LIBERTÉ

I. Avons-nous conscience de l'action, dans son contraste avec la passion.

II. Avons-nous conscience de la puissance, dans son contraste avec les actes particuliers.

III. Avons-nous conscience du moi, comme centre commun de l'action et de la puissance.

La liberté étant généralement considérée comme la puissance de se déterminer soi-même à une action, les éléments de cette idée, sur lesquels il faut chercher à s'entendre préalablement, sont l'action, la puissance, et le centre commun d'où elles dérivent, le moi. Cherchons d'abord si tout se réduit dans la conscience à des sensations qui se suivent, ou si nous avons encore conscience de notre vouloir et de notre action dans son contraste avec la passivité.

I.—On s'accorde à reconnaître aujourd'hui que nos sensations sont toutes des sensations de mouvement, et que celles-ci se ramènent à des séries de sensations musculaires qui, à leur tour, supposent l'effort musculaire. C'est par une 68 série d'efforts que nous mesurons la quantité extensive. En même temps nos sensations ont une quantité intensive, c'est-à-dire un degré d'énergie, que nous apprécions, semble-t-il, par la réaction de notre énergie cérébrale et musculaire. Action extérieure et réaction intérieure se retrouvent dans le phénomène fondamental qui est le type des phénomènes cérébraux, l'action réflexe. Enfin les sensations ont des qualités spécifiques par lesquelles elles diffèrent les unes des autres; penser, c'est percevoir des différences, et cette «discrimination» est, selon Bain, la propriété primordiale de l'intelligence. Si l'on met le plaisir ou la peine hors de compte, «nous pouvons proprement appeler l'effet produit par le sentiment des différences un choc, un tressaillement, une surprise.» Bain croit cette idée de choc ou de surprise entièrement irréductible; évidemment elle est encore une expression de l'action réflexe, et il n'est pas difficile d'y apercevoir deux éléments: action subie et réaction. La différence de notre activité et de notre passivité, différence qui est au fond de l'action réflexe, serait donc impliquée dans la perception de toutes les autres. Complètement passif et sans aucun pouvoir de réagir, je ne subirais aucun choc, ou tout au moins je ne percevrais pas le choc subi. Quant à la notion de surprise, elle indique en outre une réaction intellectuelle du dedans sur le dehors, une véritable réflexion de la conscience, que Bain introduit jusque dans le phénomène le plus primitif et le plus spontané. Lorsqu'un objet matériel en choque un autre, ce dernier, en raison de son élasticité, tend à reprendre sa forme primitive; quelque chose d'analogue se retrouve dans la conscience. J'étais dans l'obscurité, et la continuité des ténèbres n'excitait de ma part aucune réaction, ou tout au moins n'en excitait qu'une également continue et uniforme; de là équilibre du cerveau et état neutre de la conscience. Une lumière subite, en rompant l'équilibre, provoque mon étonnement; or, tout étonnement suppose un contraste entre ce qui était attendu et ce qui arrive. Si le différent et le discontinu m'étonnent, c'est que j'attendais la continuation de ce qui existait d'abord, c'est-à-dire de mon état antérieur et de mon action antérieure, dirigée en tel sens et vers tel objet. Je saisis la discontinuité et la différence dans la continuité et l'identité au moins apparente de ma conscience. Tout à l'heure, au milieu des ténèbres, je sentais, pensais, agissais; l'effet passif produit en moi par la nuit avait fini par être annulé, et j'étais comme seul; quand la lumière apparaît 69 tout à coup, elle et moi nous sommes deux; et c'est cette dualité, action et passion, qui éveille ma «surprise.» Aux mots d'action et de passion, on peut substituer ceux de volontaire et d'involontaire, ou plutôt de désiré et de non désiré; ils exprimeront peut-être mieux encore la vérité des choses: je n'ai point désiré cette lumière qui jette une discontinuité soudaine dans la continuité de ma tendance antérieure. Le contraste du désiré et du non désiré, qui a son fond primitif dans le contraste du plaisir et de la peine, est, semble-t-il, ce qui donne le branle à nos facultés intellectuelles. Bain finit par dire: «L'activité entre comme partie composante dans chacune de nos sensations, et elle leur donne le caractère de composés, tandis qu'elle-même est une propriété simple et élémentaire[16]

Le mieux serait d'admettre en nous, à la racine de tous les phénomènes de conscience, la «discrimination» plus ou moins vague des deux directions centripète et centrifuge impliquées jusque dans le réflexe, et auxquelles correspondent les nerfs afférents ou efférents. Jusque dans le simple choc, l'action et la réaction semblent inséparables, et, si toutes nos sensations se ramènent à des chocs nerveux, la conscience doit distinguer l'action exercée sur nous de notre réaction propre. Ce contraste semble seul expliquer celui du moi et du non-moi. Stuart Mill ramène, comme on sait, la matière et l'esprit à des possibilités ou potentialités permanentes; mais, abstraites de leur véritable origine, qui est la conscience de l'action et de la réaction enveloppée dans le réflexe, les possibilités logiques ne peuvent plus suffire à distinguer le moi du non-moi. D'où vient que nous séparons certains états de conscience de tous les autres pour les réunir sous le nom de sensations et les rapporter à la matière? Pourquoi ne rapportons-nous pas les volitions à la matière, les sons ou les odeurs à l'esprit?—Simple affaire de classification et de généralisation, dit Stuart Mill; nous rangeons dans une même classe ce qui offre des caractères communs.—Oui, mais quel est ce caractère différentiel qui nous fait distinguer en quelque sorte le mien et le tien dans notre commerce avec l'extérieur? Quelle est comme la marque de fabrique par laquelle nous reconnaissons nos produits au milieu des produits étrangers? Dans beaucoup de cas, nous voyons une pensée ou une émotion «succéder invariablement» à une sensation, ou une sensation «succéder invariablement» 70 à une volition; et cependant, nous ne rapportons pas à une même cause les sensations et les pensées, ou les émotions et les volitions. La dernière réponse de Mill est que le corps est une cause inconnue de sensations, tandis que l'esprit est «un récipient ou percevant inconnu» de sensations.—Mais, si les deux termes sont également inconnus, comment puis-je les distinguer l'un de l'autre? Ce n'est pas par ce qu'ils ont d'inconnu que je discerne le mien et le non-mien, mais par ce qu'ils ont de connu. Il faut donc bien qu'il y ait dans la conscience même une certaine marque qui établisse la distinction du mouvement reçu et du mouvement effectué. Bain fournit une meilleure réponse en disant que le contraste du sujet et de l'objet vient du contraste entre l'activité et la sensation passive; mais, à vrai dire, c'est l'élément moteur qu'il eût fallu mettre en lumière. Dans cette question, d'ailleurs, Bain paraît en progrès sur Mill; et ce dernier le reconnaissait lui-même[17]. Spencer, dans ses Premiers principes[18], fonde aussi la distinction du moi et du non-moi sur celle du volontaire et de l'involontaire, à laquelle on est toujours obligé de revenir, semble-t-il, comme à un élément ultime impliqué dans tous les faits de conscience. On pourrait l'appeler encore la distinction du mouvant et du , du mouvement imprimé et de la sensation, de la contractilité et de la réceptivité.

Nous voyons donc ici les doctrines aboutir à un point commun, et les diverses écoles reconnaître également d'une manière vague la présence en nous d'une certaine activité; seulement la nature de cette activité demeure inconnue et peut s'interpréter de manières différentes. On n'a nullement le droit de l'identifier immédiatement avec la liberté. Si, en effet, nous avons conscience d'agir, c'est selon des lois. La plus élémentaire de ces lois est celle de l'action réflexe, où nous avons vu qu'apparaît tout d'abord la conscience obscure de l'activité, de la réaction centrifuge, en contraste avec la passivité, avec l'impression centripète. Mais quelle liberté 71 peut-on trouver dans l'action réflexe? Tout au plus peut-on dire qu'elle contient, avec l'activité, le premier et lointain germe de toute idée de liberté. La conscience de vouloir n'est encore ici que la conscience de mouvoir, et on peut même se demander si elle ne renferme pas quelque illusion, s'il y a une réelle différence, autre que celle de direction, entre les mouvements centripètes et les mouvements centrifuges.

II.—Nous venons de chercher dans la conscience le premier élément dynamique nécessaire à la liberté, si elle existe: l'action motrice distincte de la passion, le vouloir et le mouvoir distinct du pâtir: un second élément serait la puissance, supérieure à l'acte particulier, où elle ne s'épuiserait pas. Si nous avions conscience de notre liberté, nous devrions avoir conscience a priori, avant de faire une chose et en la faisant, de notre pouvoir de la faire. Il est même beaucoup de psychologues qui ajoutent le pouvoir de ne pas la faire; mais c'est là une question qu'il n'est pas temps encore d'examiner. Le simple pouvoir de faire est déjà matière à des discussions d'une extrême difficulté et dans lesquelles nous devons successivement entendre le pour et le contre.

Avons-nous une autre conscience que celle de nos états présents? «La conscience, répond Stuart Mill[19], m'apprend ce que je fais ou ce que je sens, non ce dont je suis capable.» Ceux, au contraire, qui admettent une conscience de la puissance répliquent:—Comment distinguer ce que je fais de ce que je sens ou subis, si je vois seulement la chose faite, l'état de choses réalisé, sans aucun lien avec une puissance dont il dérive? Est mien ce que je puis, ce dont je suis la condition suffisante et immédiate; même pour savoir que je fais une chose, ne faut-il point savoir que je la puis? Est étranger à moi, passif pour moi, ce dont je vois en moi l'actuelle réalité sans en voir en moi la puissance, ce que je ne puis pas réaliser et qui pourtant se réalise.—Mill objecte alors qu'on a seulement conscience du réel;—on lui répond que la puissance active est elle-même une réalité, un pouvoir réel, un pouvoir qui est, mais qui n'est encore que pouvoir. Stuart Mill ajoute qu'il est contradictoire de dire:—J'ai présentement conscience de ce qui n'est pas présentement, de ce qui sera: «La conscience n'est pas prophétique; nous avons conscience de ce qui est, non de ce qui sera ou de ce qui peut être.»—A quoi 72 on réplique:—Vous raisonnez comme si «J'ai conscience de ce que je puis» signifiait «J'ai conscience du fait même que je puis accomplir et qui cependant n'existe pas;» mais nous, partisans de la puissance, nous accordons fort bien qu'on n'a pas conscience de ce qui sera comme d'une chose déjà présente; selon nous, on n'en a pas moins conscience de ce qui actuellement nous autorise à dire qu'une chose sera ou peut être: il faut bien qu'il y ait dans la conscience présente quelque chose qui nous permette de concevoir l'avenir.—Cette chose, répond Stuart Mill, est une simple conclusion du passé: «Nous ne savons jamais que nous sommes capables de faire une chose qu'après l'avoir faite, ou qu'après avoir fait quelque chose d'égal ou de semblable.»—Oui, réplique-t-on de nouveau, quand il s'agit d'exécuter ce que nous avons voulu. La possibilité de cette exécution, en effet, n'ayant point pour condition unique la volonté, est subordonnée à une hypothèse: nous supposons que les conditions sont égales et semblables, comme notre volonté elle-même est égale et semblable; et alors, tout étant semblable, nous affirmons semblablement. Quand, par exemple, je me crois capable de mouvoir mon bras, je sais que ma volonté, première condition, demeure la même, et je suppose que toutes les autres conditions sont les mêmes aussi, d'où je conclus le même résultat, à savoir le même mouvement que d'ordinaire. Mais ces déductions ou inductions semblent présupposer toujours l'idée de possibilité, dont elles ne sont qu'une extension au dehors. Nos jugements sur les choses qui peuvent être, sont toujours dérivés et détournés; le jugement je puis est la véritable origine de toutes les idées de possibilité.

Telle est la thèse des partisans de la puissance active, qui s'inspirent plus ou moins de la métaphysique péripatéticienne et leibnizienne. Écoutons jusqu'au bout leurs spéculations.—Quand je déclare, disent-ils, que je puis quelque chose, je ne suis pas, assurément, dans un état d'inaction, car, si je n'agissais pas, je ne jugerais point que je puis; et d'ailleurs ce jugement est déjà lui-même une action; mais, d'autre part, la détermination présente n'est pas la seule chose que j'affirme, puisque alors il n'y aurait aucune différence entre «je puis» et «je fais,» entre «je puis être dans tel état» et «je suis dans tel état.» Si «je puis» n'est pas adéquat à ce qui est, il l'est encore moins à ce qui n'est pas. «Je puis faire une chose» n'a point simplement ce sens: «je ne la fais pas»; car, si vous analysez cette dernière proposition, 73 vous n'en déduirez jamais la proposition suivante: «je puis faire la chose que je ne fais pas». «Je puis» affirme un lien entre ce qui est et ce qui n'est pas; il faut donc que, dans ce que je suis, soit contenu d'une certaine manière ce que je ne suis pas. Or, ce que je ne suis pas n'est point contenu dans ce que je suis comme fait, comme état, comme sensation ou sentiment, comme action; car alors tout serait déjà sous tous les rapports, le changement ne serait qu'une apparence et pas même une apparence, puisque l'apparence est encore un changement. Nous retomberions ainsi dans l'éléatisme, fondé sur ce principe qu'il n'y a point de milieu entre ce qui est et ce qui n'est pas. Dire que tout est fait ou état actuel, que tout se résout en sensations ou sentiments présents, c'est revenir sans le savoir à l'antique doctrine des Eléates et des Mégariques, auxquels Aristote répondait: «Si tout existe en fait et en acte, lorsque je suis assis, je ne puis me lever; lorsque je suis levé, je ne puis m'asseoir.» Il doit donc y avoir un moyen terme entre ce que le positivisme appelle les faits qui sont et les faits qui ne sont pas, c'est-à-dire les faits qui ne sont pas des faits; ce moyen terme semble supérieur aux faits; il coexiste avec le premier et avec le second, mais il dépasse le premier et le second. Quand je me détermine à m'asseoir, cette détermination n'épuise pas mon pouvoir déterminant; voilà pourquoi je dis que je puis me déterminer à être debout. Ce pouvoir n'est pas une abstraction ni un extrait; c'est lui plutôt qui extrait de lui-même telle ou telle manifestation particulière. Si «je puis» n'était qu'une abstraction, la vérité des choses serait tout entière dans «je suis ceci et je ne suis pas cela»; entre les deux, plus d'intermédiaire. Le pouvoir a donc sa réalité; mais cette réalité n'est pas du même genre que celle des faits. Le fait est tout entier dans ce qu'il est présentement, il est soumis à cette loi d'exclusion qui fait que les parties du temps sont en dehors les unes des autres comme celles de l'espace. Un fait ne peut empiéter sur le passé ou sur l'avenir; il est enfermé dans des bornes précises ou fixes, et pour lui point de milieu entre demeurer tel qu'il est ou cesser d'être: y a-t-il le moindre changement, ce n'est plus le même fait, ce n'est plus le même état. Sa définition, dirait Platon, ne renferme que le même, et non point l'autre. Le fait d'être assis, par exemple, étant purement et simplement ce qu'il est, tout son être est épuisé dans ce qu'il est; il y a équation entre ce qu'il est et ce qu'il peut être. Mais cette équation ne saurait exister en toutes choses sans réduire toutes choses à l'inertie et à l'immutabilité 74 absolue. Nous sommes ainsi amenés à la conception d'un pouvoir qui est réel en lui-même, non pas seulement dans ses effets et ses manifestations. Selon le phénoménisme de M. Taine, une chose est réelle quand toutes les conditions sont données; elle est simplement possible quand «toutes les conditions, moins une, sont données». Mais le même philosophe dit ailleurs que l'absence d'une condition entraîne l'impossibilité, puisque la chose ne se produira jamais en l'absence de la condition finale. Par là se trouvent identifiés, ce semble, le possible et l'impossible. C'est ce qui doit arriver quand on n'admet que des faits sans aucune puissance qui les relie. De deux choses l'une: ou bien un fait n'est rien de plus que l'ensemble des conditions données, ou il est quelque chose de plus. Dans la première hypothèse, si toutes les conditions de toutes choses sont données, tous les faits sont déjà, et aucun changement n'aura lieu; si toutes les conditions ne sont pas données, rien n'est, et rien ne sera; car l'existence des choses aurait besoin de certaines conditions qui ne sont pas données dans cette totalité des conditions en dehors de laquelle il n'y a rien. Il faut donc passer à la seconde hypothèse, et dire que les conditions présentes suffisent pour amener les faits absents; dès lors, les faits sont autre chose que l'ensemble de leurs conditions; en d'autres termes, l'ensemble des faits actuels renferme les faits à venir en tant que possibilités et non en tant que faits. Il faut par conséquent admettre autre chose que de simples faits; il faut admettre dans la condition du réel un principe de différence qui fait que, sans cesser d'être elle-même, elle donne naissance à autre chose qu'elle. Qu'on appelle comme on voudra cette «particularité», cette chose qui, par elle-même, fait exister une autre chose, c'est là ce que nous entendons par puissance active. Vous êtes donc obligés d'admettre à la racine des choses un lien entre ce qui est et ce qui n'est pas, un principe d'union grâce auquel ce qui est peut donner ce qui n'est pas. C'est dans la conscience de notre activité que nous croyons, nous, trouver le type de ce pouvoir qui dépasse ses états présents par ses états possibles, de ce dynamisme supérieur au mécanisme qu'il anime. Les idées de possibilité, de condition, de raison suffisante, ne sont à nos yeux que les expressions indirectes et neutres d'un sentiment vif et d'une idée toute personnelle à son origine. Substituer à cette conscience du moi des notions abstraites, c'est laisser la proie pour l'ombre; la possibilité n'est, en définitive, qu'une puissance.

75 Ainsi spéculent les métaphysiciens partisans de la puissance aristotélique ou de la force leibnizienne. Leurs spéculations roulent sur un usage transcendant des catégories de possibilité et de réalité, sur lesquelles nous reviendrons à propos de la contingence des actions. Au point de vue métaphysique, il est sans doute plausible d'admettre une différence entre la cause et les effets, sans quoi les effets se confondraient avec la cause; il y a dans la cause une raison de changement, de nouveauté, une sorte de fécondité que nous nous représentons sous le nom de puissance. Mais, sans s'abîmer dans un mystère métaphysique commun à toutes les doctrines, il faut revenir au côté psychologique du problème, qui fait le véritable objet de la question présente: où prenons-nous l'idée de puissance, et en quoi consiste réellement la puissance dont nous croyons avoir conscience? Or, à ce point de vue vraiment intérieur, il nous semble que les psychologues de l'école spiritualiste n'ont pas trouvé plus que Stuart Mill lui-même le véritable moyen terme entre la possibilité abstraite et le fait réel. Nous avons déjà vu[20] ce qu'il y a d'artificiel dans le dilemme aristotélique: Ou je suis actuellement assis ou je suis actuellement levé, et point d'autre milieu s'il n'y a pas de puissance:—ce dilemme laisse échapper dans son abstraction un intermédiaire concret et vivant: cet intermédiaire, selon nous, est l'idée, avec la force qui lui est inhérente et dont nous avons essayé de faire comprendre la nature. Quand je suis immobile, je puis avoir l'idée de marcher; cette idée est une image; cette image implique un ensemble de mouvements cérébraux et un certain état du système nerveux; cet ensemble de mouvements et cet état nerveux est précisément le début des mouvements de la marche, le premier stade de l'innervation qui, si elle acquérait un certain degré d'intensité, aboutirait à mouvoir mes jambes. L'image même de mes jambes existe dans mon imagination quand je pense à marcher. Je puis marcher, signifie:—Je commence l'innervation aboutissant à la marche. Puissance, au point de vue psychologique, c'est la conscience d'un conflit de représentations auquel répond dans le cerveau un conflit de mouvements en sens divers. La puissance des contraires, avons-nous dit, est le côté interne de la composition des forces en équilibre mutuel et instable. La conscience de la puissance se ramène donc à la conscience du mouvement imprimé, c'est-à-dire du changement, et du changement selon une loi. Là encore la conscience de 76 la liberté nous échappe. Quant au mystère que nous trouvons sous le mouvement et le changement même, c'est celui du temps et du devenir.

III.—Outre les idées d'action et de puissance, l'idée de liberté enveloppe celle du moi, conçu comme cause amenant la puissance à l'acte. Mais avons-nous conscience du moi comme d'une réalité vraiment indépendante et active? Là est le grand problème.

Bain, dans sa critique de la liberté conçue comme détermination de soi par soi-même, nie l'existence d'une région séparée qui serait le moi, et dit qu'il ne reste rien en nous, pas plus que dans un «morceau de quartz, après l'énumération complète ou exhaustive de toutes les qualités.» Même doctrine chez Spencer, qui voit dans l'illusion du moi séparé la raison de l'illusion du libre arbitre.—Cherchons d'abord les difficultés que soulève cette doctrine purement phénoméniste[21]. L'énumération exhaustive, peut-on dire, ne suffit que pour les choses purement numériques et numérables; même alors, elle présuppose une qualification, et le nombre ne sert que de cadre extérieur aux qualités spécifiées. Maintenant, mettez sur une même ligne tous mes événements passés, présents, à venir, et supposons la qualification complète. Douleur + plaisir + pensée + autre plaisir + désir..., est-il bien sûr que ce soit là le tout de moi-même? Il faut au moins, comme pour les nombres, ajouter ce qui relie ce tout en une synthèse; et le lien n'est plus ici entre des quantités discontinues, mais entre des événements continus. En outre, je ne relie pas seulement les faits entre eux; mais je les relie tous à un terme supérieur et enveloppant, quoique non vraiment «séparé», qui est ma conscience même et que j'appelle moi. Il faut donc ajouter à notre liste ce caractère remarquable qui fait que chaque terme est pensé et pensé comme mien, qu'il est ou me paraît mien. Nous avons alors: douleur et attribution à moi + plaisir et attribution à moi, etc. Ce n'est pas encore tout; car, dans la trame de ce qu'on appelle mes événements, il y a des choses que je ne considère pas comme miennes de la même façon que les autres: il y a des choses dont, à tort ou à raison, je crois voir en moi la condition ou suffisante ou principale et que j'attribue à mon activité, d'autres que je subis et que j'attribue à des conditions non contenues dans la série des choses 77 miennes. Si on ne tient pas compte de tout cela, l'exhaustion ne sera pas complète. Or, tout cela n'est plus une simple numération, ni même une simple qualification, mais une attribution, une relation toute particulière des termes multiples et changeants à un terme qui s'apparaît à lui-même comme permanent.—Il nous suffira, direz-vous, d'ajouter à chaque fait la propriété d'apparaître comme mien, d'avoir pour conséquent uniforme l'idée d'un moi, et l'exhaustion sera alors complète: la liste ainsi achevée sera l'équivalent de ce qu'on appelle la personne et pourra lui être substituée.—Oui, répondront les partisans de l'objectivité du moi, mais c'est peut-être comme on substitue à un cercle des polygones d'un nombre indéfini de côtés, qui donnent l'approximation indéfinie du cercle sans donner jamais le cercle lui-même. Dans la pratique de la vie et dans le langage, la série des événements miens est le substitut du moi: il n'est pas certain qu'elle soit adéquate au moi lui-même. Ce que nous désignons par moi, c'est la raison, quelle qu'elle soit, de la synthèse finale, la cause de cette constante réduction à l'unité. Il y a quelque chose qui fait que tous mes éléments sont liés entre eux, et liés à l'idée de moi-même; et c'est ce quelque chose, esprit ou cerveau, dont les événements intérieurs semblent le substitut.

Les partisans de l'objectivité du moi, pour continuer de soutenir ce qu'il y a de plausible dans leur thèse, pourraient aussi relever une confusion que l'on commet souvent dans les discussions relatives au moi. L'idée du moi peut désigner soit l'idée réfléchie, soit le sentiment spontané de notre existence. Or l'idée réfléchie du moi n'est qu'une manifestation distincte et contrastée de notre existence, de notre pensée; cette connaissance analytique que nous avons de notre existence est dérivée; le sentiment spontané, au contraire, la conscience immédiate de l'être, de la sensation, de la pensée, ne semble plus une résultante tardive des sensations, mais un élément immédiat et toujours présent à chaque sensation, sous une forme implicite, élément sans lequel la sensation ne serait pas sentie, ne serait pas consciente. L'idée réfléchie du moi est le produit d'une élaboration longue et complexe, elle est en grande partie factice et composée; en outre, le moi peut considérer un grand nombre de qualités avant de se considérer lui-même abstraitement, et de se poser dans la réflexion en face du non-moi; ce n'est pas à dire que, dès l'origine, le sentiment confus de l'existence individuelle et de l'activité centrale n'ait pas été présent à nous dans sa continuité, 78 alors même que nous ne le traduisions pas sous les formes discontinues de la pensée abstraite et générale, ou du langage et de ses catégories artificielles. Si toutes nos pensées finissent par se ranger aux deux pôles du sujet et de l'objet, c'est sans doute que, dès le commencement, elles offraient cette orientation naturelle; les particules aimantées, qui finissent par se disposer en ordre aux deux extrémités de l'aimant, n'en ont-elles pas dès le premier instant subi l'influence? Les oppositions nécessaires à la conscience analytique et réfléchie ne sont point également indispensables pour la conscience synthétique et spontanée. Bien plus, nous concevons une limite où les oppositions expireraient et où la pensée serait immédiatement présente à elle-même, se pensant en même temps qu'elle pense le reste. La pensée s'évanouit-elle, comme le croit Hamilton, dans cette unité fondamentale du sujet et de l'objet? Peut-être, mais peut-être aussi est-ce là qu'elle se constitue: cette unité serait alors la pensée même.—

Dans cette argumentation, les partisans du moi mêlent les hypothèses métaphysiques à l'observation psychologique, et concluent trop précipitamment de l'existence d'un vinculum à celle d'un vinculum substantiale qui dépasse l'expérience. Il y a pourtant dans leur thèse une chose qu'on peut retenir: c'est que, dans tout acte de connaissance et de conscience, on ne doit pas exclure le sujet et méconnaître l'originalité de cette notion. Le sujet ne peut se connaître que dans ses sensations et dans ses modifications, non à part, cela est vrai; il ne se saisit pas comme un être qui n'aurait aucune manière d'être; mais d'autre part il ne peut concevoir ses manières d'être comme détachées. La multiplicité qui est dans notre conscience n'est pas une multiplicité physique, comme celle d'un agrégat dont les parties peuvent subsister chacune en elle-même, d'un «morceau de quartz;» c'est une relation d'un autre genre, qui ne peut se confondre avec celle de juxtaposition, de simple coexistence physique, de succession numérique; voilà pourquoi nous la posons à part comme étant la relation originale de la conscience à ce qu'elle saisit, l'aspect subjectif impliqué même par l'aspect objectif. Plus on montre l'impossibilité de mettre d'un côté le sujet et d'un autre côté ses manières d'être, plus on élève au-dessus de toute relation numérique et mécanique la relation incompréhensible de la conscience à ses manières d'être. Aussi l'école anglaise a-t-elle reconnu elle-même qu'il y a là quelque chose de spécial, d'irréductible aux 79 phénomènes purement extérieurs et mécaniques. Stuart Mill finit par dire: «Le lien ou la loi inexplicable, l'union organique qui rattache la conscience présente à la conscience passée qu'elle nous rappelle, est la plus grande approximation que nous puissions atteindre d'une conception positive de soi. Je crois d'une manière indubitable qu'il y a quelque chose de réel dans ce lien, réel comme les sensations elles-mêmes, et qui n'est pas un pur produit des lois de la pensée sans aucun fait qui lui corresponde. A ce titre, j'attribue une réalité au moi,—à mon propre esprit,—en dehors de l'existence réelle des possibilités permanentes, la seule que j'attribue à la matière: et c'est en vertu d'une induction fondée sur mon expérience de ce moi que j'attribue la même réalité aux autres moi ou esprits.»—«Nous sommes forcés de reconnaître que chaque partie de la série est attachée aux autres parties par un lien qui leur est commun à toutes, qui n'est que la chaîne des sentiments eux-mêmes: et comme ce qui est le même dans le premier et dans le second, dans le second et dans le troisième, dans le troisième et dans le quatrième, et ainsi de suite, doit être le même dans le premier et dans le cinquième, cet élément commun est un élément permanent. Mais après cela, nous ne pouvons plus rien affirmer de l'esprit que les états de conscience. Les sentiments ou les faits de conscience qui lui appartiennent ou qui lui ont appartenu, et son pouvoir d'en avoir encore, voilà tout ce qu'on peut affirmer du soi,—les seuls attributs possibles, sauf la permanence, que nous pourrons lui reconnaître[22].» Spencer, lui, s'aventure plus loin: «Comment la conscience peut-elle se résoudre complètement (selon Hume) en impressions et en idées, quand une impression implique nécessairement l'existence de quelque chose d'impressionné? Ou bien encore, comment le sceptique, qui a décomposé sa conscience en impressions et en idées, peut-il expliquer qu'il les regarde comme ses impressions et ses idées[23]?» Spencer, il est vrai, revient dans sa Psychologie à l'objection du moi séparé, et fonde même l'illusion du libre arbitre sur l'illusion de cette séparation. Il donne au problème la forme du dilemme suivant: «Ou le moi qui est supposé déterminer et vouloir l'action est un certain état de conscience, simple ou composé, ou il ne l'est pas. S'il n'est pas un certain état 80 de conscience, il est quelque chose dont nous sommes inconscients, quelque chose donc qui nous est inconnu, quelque chose dont l'existence n'a et ne peut avoir pour nous aucune évidence, quelque chose donc qu'il est absurde de supposer existant. Si le moi est un certain état de conscience, alors, comme il est toujours présent, il ne peut être à chaque moment autre chose que l'état de conscience présent à chaque moment... Ainsi, il est assez naturel que le sujet des changements psychologiques dise qu'il veut l'action, vu que, considéré au point de vue psychologique, il n'est en ce moment rien de plus que l'état de conscience composé par lequel l'action existe[24].» Ce dilemme est ingénieux, mais pas assez pour ne point laisser échapper la vraie question. En ce qui concerne le premier terme du dilemme, le sujet à fond inconnu et inconscient, il n'est pas de tout point «absurde» d'en supposer l'existence. Les Kantiens pourront, en effet, appuyer cette hypothèse sur le principe de causalité, et Spencer vient lui-même de dire, en termes trop substantialistes qu'il est difficile de se figurer des impressions sans «quelque chose» d'impressionné. C'est précisément par là que Kant aboutissait à son moi-noumène, à son moi-transcendant, lequel d'ailleurs peut n'être, au fond, que l'organisme même ou la loi inconnue qui en relie tous les phénomènes en un tout organique. Il eût fallu discuter cette hypothèse. Quant au second terme du dilemme, le moi conscient, en admettant que nous ne soyons à chaque instant «rien autre chose que l'état de conscience présent» il reste toujours à savoir ce qui est contenu dans cet état de conscience; or, l'expression même que Spencer emploie implique un état et une conscience; l'état est particulier et passager, les partisans du moi demanderont s'il n'est pas l'état d'une conscience générale et durable, comme «la conscience de la force absolue» dont Spencer lui-même nous gratifie. Outre les états de conscience, il y a au moins la loi qui les relie, et cette loi a elle-même un fondement dans quelque réalité; les partisans du moi pourront donc encore demander si cette réalité n'est pas précisément la conscience même, le moi conscient. Enfin, que la conscience soit une simple forme ou le fond même de l'être, toujours est-il qu'elle est la condition sine qua non de la pensée et de la sensation même: elle est un élément sui generis, d'une incontestable originalité. Qu'on réduise tout en nous à la sensation, peu importe, car la sensation enveloppe 81 cette chose elle-même à la fois si étrange et si familière: une conscience, un sujet immédiatement présent à lui-même, une pensée qui, en pensant autre chose, se pense elle-même plus ou moins confusément. L'existence de la pensée et de la conscience est l'infranchissable limite du mécanisme purement géométrique. Au reste, Spencer lui-même, dont la doctrine n'est pas toujours bien consistante, conclut sa psychologie en disant que, si tout ce qui est dans le sujet pensant ne peut être pensé qu'en termes d'objets, d'autre part les termes d'objets ne peuvent être saisis qu'en termes de sujet. M. Taine, à son tour, reconnaît l'antériorité logique du subjectif sur l'objectif, du mental sur le mécanique, puisqu'en définitive nous ne connaissons rien que dans et par la conscience, dans et par le sujet qui se pense en pensant toutes choses.—

Voilà ce qu'on peut dire de plus plausible en faveur de l'existence du moi. Il est incontestable que, comme sujet pensant, le moi est impossible à nier, et c'est ce qu'on peut retenir de l'argumentation précédente; mais il n'en résulte point immédiatement, comme le voudraient les spiritualistes, que le moi soit ni vraiment individuel, ni simple, ni identique, ni indépendant de l'organisme, ni libre. Sans doute la conscience est une donnée immédiate, sans laquelle aucune autre chose ne peut être donnée pour nous; je ne sens rien si je ne sens pas ce que j'appelle mon existence, je ne pense rien si je ne pense pas ma pensée; mais d'abord cette existence et cette pensée sont-elles dans la réalité aussi individuelles qu'elles le paraissent? Que d'autres explications possibles! On pourrait supposer, par exemple, que c'est de l'existence en général que j'ai conscience, ou plutôt de l'existence universelle, que Schopenhauer appelait la Volonté universelle. L'individualité commencerait avec les formes, qui supposent la multiplicité des sensations et un cerveau capable de les concentrer en soi; alors seulement la pensée deviendrait individuelle; la conscience prendrait, elle aussi, une forme individuelle, une forme de moi distinct. Qui nous assure que c'est là autre chose qu'une forme, liée à la manière dont le cerveau concentre les sensations et les pensées? De même que notre être, considéré objectivement, est inséparable de l'être de l'univers, pourquoi notre pensée serait-elle autre chose qu'une concentration, en un certain point du temps, de la pensée répandue partout dans l'univers?—Voilà l'hypothèse panthéiste et moniste. Or, ce n'est pas en consultant notre conscience 82 que nous pourrons en vérifier la fausseté ou la réalité. Descartes aura beau dire «je pense, donc je suis,» la pensée et l'existence sont à coup sûr certaines, mais le je ou moi, certain aussi comme forme de la pensée et de l'existence, est-il certain comme fond absolu, durable, distinct, comme monde séparé, comme microcosme? Là-dessus, la conscience m'apprend comment je me pense subjectivement, non comment je suis objectivement. Aussi, ce qu'il y a de certain dans le je pense, c'est le penser, ce n'est pas le je. Le vrai et seul évident principe est le suivant: la pensée est; il y a de la pensée, il y a de l'être, il y a de la conscience. Quant à moi, ce mot ne désigne que la conscience même de la pensée sans m'en révéler l'individualité véritable, d'autant plus que toute pensée a un objet et un objet multiple, et que, par conséquent, la multiplicité s'impose à la conscience autant que l'unité. Si le moi paraît un et simple, ce peut fort bien être, comme le dit Kant, parce qu'il est «la plus pauvre des représentations,» la pensée «vide de tout contenu.» Par moi ou cette chose qui pense, «on ne se représente rien de plus qu'un sujet transcendantal de la pensée = x; ce sujet ne peut être connu que par les pensées qui sont ses prédicats, et en dehors d'elles nous n'en avons pas le moindre concept. La conscience n'est pas une représentation qui distingue un objet particulier, mais une forme de la représentation en général, en tant qu'elle mérite le nom de connaissance[25].» Le fond qui est sous cette forme, le réel, le concret, le vivant, c'est le sentir, le penser, le jouir, le souffrir, le désirer; c'est la conscience avec la multitude de ses états; mais nous ne savons toujours pas si elle est vraiment et objectivement individuelle.

Même incertitude sur l'identité ou la non-identité du moi. Là encore le pour et le contre peuvent être soutenus par des arguments qui ne semblent décisifs ni d'un côté ni de l'autre.

On ne prouve pas que le moi soit de tout point illusoire et que la conscience spontanée soit sans fond propre, quand on rappelle les incontestables déviations et les erreurs dont l'idée réfléchie du moi est susceptible. En premier lieu, dit-on, certains matériaux étrangers peuvent s'introduire dans l'idée que nous avons de nous-mêmes; une série d'événements imaginaires s'insère alors dans la série des événements réels, et nous nous attribuons ce que nous n'avons pas fait[26].—Soit, répondent les partisans du moi identique; mais sur quel point 83 alors porte exactement l'erreur? Est-ce sur le moi et sur la volonté, ou au contraire sur tout ce qui n'est pas le moi ni son action? Balzac croit avoir donné à son ami un cheval qu'il avait l'intention de lui offrir, et qu'il ne lui a pas donné réellement; l'erreur porte sur la réalisation effective et matérielle de la chose dans le monde externe, sur la part du non-moi: Balzac a réellement désiré et voulu faire ce don, il l'a réellement fait dans son imagination, et il a assisté d'avance à la scène dont il était le principal acteur. De même pour les songes et les hallucinations; ce qui leur manque, c'est la réalité extérieure dans le non-moi, nullement la réalité intérieure dans la conscience. Dans d'autres cas, inverses des précédents, nous attribuons à autrui des événements qui appartiennent au moi. Au milieu d'un monologue mental, une apostrophe, une réponse jaillit, une sorte de personnage intérieur surgit et nous parle à la deuxième personne:—Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre.—«Supposez que ces apostrophes, ces réponses, tout en demeurant mentales, soient tout à fait imprévues et involontaires, que le malade ne puisse les provoquer à son choix, qu'il les subisse, qu'il en soit obsédé; supposez enfin que ces discours soient bien liés, indiquent une intention..., il sera tenté de les attribuer à un interlocuteur invisible[27].» Les partisans du moi identique répondent à M. Taine qu'il est obligé d'introduire ici la distinction du volontaire et de l'involontaire, pour expliquer l'aliénation d'une partie de nos pensées, de nos sentiments, de nos actes. Ce que nous subissons doit nous paraître étranger; or, nous pouvons devenir en quelque sorte passifs de nous-mêmes; des choses d'abord volontaires deviennent involontaires par l'habitude: il s'établit alors une lutte de nous avec nous-mêmes, du moins de la volition présente avec les effets accumulés des volitions passées, ou, physiologiquement, de la voie nouvelle que tente de suivre la décharge nerveuse avec les canaux déjà tracés qui s'opposent à ce nouveau cours. Il y a toujours en nous une aliénation partielle de nous-mêmes; pour que cette aliénation s'exagère jusqu'à l'hallucination, il suffit que les conditions organiques viennent ajouter leur tyrannie à celle qui résulte déjà de nos idées et de nos passions acquises. Les vibrations maladives du cerveau produisent alors des sensations fortes, réellement imprévues et non voulues. D'après les règles ordinaires de l'attribution aux causes, nous attribuons ce que nous éprouvons à des 84 causes différentes de nous-mêmes, et à vrai dire nous n'avons pas tort; notre seule erreur, c'est de projeter à une trop grande distance les causes étrangères à notre volonté. Elles sont en nous et dans notre cerveau; notre induction les place plus loin dans le monde extérieur; ici encore l'erreur porte, à vrai dire, sur l'extériorité. Si le moi se trompe, c'est dans le partage des modes relatifs entre les deux termes, moi et non-moi. Les associations, étant acquises, peuvent être défaites, même les plus importantes. Par exemple l'association du sentiment de notre existence propre avec notre nom propre peut être détruite; Pierre se donne le nom de Paul; il peut même confondre l'histoire de Paul avec la sienne. Mais notre histoire, à vrai dire, n'est pas encore tout à fait nous-mêmes; c'est notre manifestation à travers le temps. Notre histoire est surtout celle de nos relations avec autrui et avec les choses extérieures; elle a surtout pour objet nos affaires étrangères, dont nos affaires intérieures elles-mêmes ne sont jamais isolées. Tout cela peut donc à la rigueur s'oublier, se confondre, s'aliéner. Dans ce cas encore, l'oubli et l'erreur portent seulement sur nos relations multiples, qui ne sont pas le moi lui-même, réel ou formel. L'oubli, du reste, semble être toujours momentané, l'erreur toujours réparable; la maladie a toujours un remède, connu ou inconnu. La nature opère souvent la guérison par ses propres ressources, à défaut de l'art. Témoin cette dame américaine qui, au sortir d'un long sommeil, se réveilla sans aucun souvenir apparent, fit de nouveau connaissance avec ceux qui l'entouraient, apprit de nouveau à écrire, puis, après un autre sommeil prolongé, retrouva au réveil le souvenir de sa première période en perdant celui de la seconde. On en a conclu qu'il y avait dans le même être deux personnes morales, deux moi qui se sont succédé périodiquement pendant plus de quatre années. C'est aller un peu trop vite. On nous dit que cette dame, «quand elle est dans son ancien état,» a une belle écriture, et dans son second «une pauvre écriture maladroite;» l'écriture n'est pas le moi ni la volonté. On ajoute qu'elle ne reconnaît pas dans une période les personnes qu'elle n'a vues que dans la période précédente; les autres personnes ne sont pas le moi. On ne nous dit pas si son caractère était sensiblement modifié: la chose aurait valu la peine d'un examen, car ici nous approchons du moi; mais enfin, supposons un complet oubli, une vraie table rase: ce n'est encore là qu'une perte apparente de soi-même, puisque en fait tous les souvenirs qui semblaient à jamais perdus ont été retrouvés. Donc le premier 85 moi, réel ou formel, subsistait toujours, et il est inutile de faire intervenir un second moi, un second personnage, là où le premier suffit. Quand la chaleur employée à faire fondre la glace devient latente, puis, après la fusion, redevient sensible, nous ne croyons pas nécessaire de supposer deux chaleurs. Ce cas maladif exceptionnel a son analogue dans l'alternative de la veille et du sommeil, qui ne scinde pas pour cela véritablement notre conscience en deux. Bien plus, pendant la veille même, il a son analogue dans les faits les plus simples d'oubli. L'oubli est un sommeil partiel, comme le sommeil est un oubli partiel. Par exemple, je vais de mon bureau à ma bibliothèque pour chercher un livre; en chemin j'oublie de quel livre il s'agit et fais d'inutiles efforts pour m'en souvenir: est-ce à dire que je sois scindé en deux, que je sois devenu une autre personne, qu'il y ait en moi-même deux moi, l'un qui pensait tout à l'heure à ce livre, l'autre qui n'y pense plus? Je reviens à mon bureau pour me remettre dans le même courant d'idées, et un instant après le souvenir me revient; est-ce le premier moi qui a pris la place du second? L'écheveau des associations est toujours plus ou moins extérieur à ma volonté, de même que l'écheveau de fil à la main qui le débrouille. Ce que j'entends par moi est quelque chose qui me paraît supérieur à ce que j'oublie comme à ce dont je me souviens. Supposons qu'au lieu d'oublier un seul fait, j'oublie toute une série de faits, toute une période de mon histoire, et même toute mon histoire: je ne deviendrai pas nécessairement pour cela un autre individu. La solution de continuité produite dans la connaissance analytique de moi-même pourrait n'être pas absolue et ne pas m'atteindre en moi-même; les perceptions sourdes dont parle Leibniz continueraient à manifester le même individu.

Telle est la discussion à laquelle peuvent donner lieu les maladies de la mémoire et de la conscience, sous lesquelles on peut toujours supposer la persistance de notre identité personnelle, liée elle-même à la persistance du cerveau. Mais, ni d'un côté ni de l'autre, aucun argument n'est décisif relativement à la réalité absolue des choses. Si les matérialistes ne peuvent entièrement démontrer la non-identité absolue du moi, encore bien moins les spiritualistes peuvent-ils démontrer ou vérifier son identité absolue. La mémoire fût-elle toujours à l'abri des altérations et des maladies, des erreurs mêmes sur le passé, elle ne constituerait pas pour cela une preuve suffisante de notre identité.

En effet, nous ne saisissons pas directement le passé en lui-même; nous ne pouvons le saisir que dans le présent. Dès lors, 86 en nous supposant réduits à cette preuve, nous pouvons toujours nous demander si, dans l'intervalle du passé au présent, nous n'avons point changé en notre fond, quoique identiques dans la forme de la pensée. D'autant plus que, matériellement, la mémoire est liée à une innervation du cerveau, dont les parties sont changeantes. «Une boule élastique qui en choque une autre en droite ligne, dit Kant, lui communique tout son mouvement, par conséquent tout son état, si l'on ne considère que les positions dans l'espace. Or, admettez, par analogie avec ces boules, des substances dont l'une transmettrait à l'autre ses représentations avec la conscience qui les accompagne, la dernière substance aurait conscience de tous les états qui se seraient succédé avant elle comme des siens propres, puisque ces états seraient passés en elle avec la conscience qui les accompagne, et pourtant elle n'aurait pas été la même personne dans tous ces états.» Le souvenir, en effet, comme renouvellement d'une représentation particulière, est un phénomène qui peut se transmettre et se reproduire de la même façon que les autres phénomènes. Seule, la reconnaissance immédiate d'un moi absolu dépasserait la sphère des phénomènes; mais elle présupposerait un moyen de se reconnaître qui fût indépendant du temps lui-même. La conscience de l'identité dans différents temps impliquerait la conscience de quelque principe qui, dans un même temps, dépasserait le temps et fonderait par là l'identité à venir. Aussi, Maine de Biran et ses disciples ont-ils été amenés à soutenir que nous nous saisissons nous-mêmes en dehors du temps et, comme dit Spinoza, sub specie æterni. Mais, outre que cette conscience de l'éternel ou de l'intemporel, qui serait la conscience et l'intuition du noumène, est ce qu'il y a de plus problématique, elle ne serait toujours, fût-elle certaine, qu'une conscience non individuelle, une conscience de ce qui est supérieur au moi, de ce qui est vous autant que moi, une conscience de l'universel. Le moi ne serait plus absorbé dans ses organes, mais il le serait dans l'unité absolue de la «raison.» La volonté dont nous aurions ainsi la vague conscience serait de nouveau la volonté universelle de Schopenhauer ou la substance éternelle de Spinoza.

A l'objection de Kant, tirée de la communication du mouvement et, en dernière analyse, de la communication du changement ou des manières d'être, on ne pourrait répondre qu'en montrant dans la conscience quelque chose d'absolument incommunicable; et pour trouver ce je ne sais quoi d'incommunicable, il ne suffirait pas de comparer le moi en 87 différents temps, il faudrait pouvoir reconnaître, non seulement dans un seul et même instant, mais même indépendamment de toute durée, ce qui le rend incommunicable et impénétrable. Or, dès qu'on s'élève au-dessus du temps comme de l'espace, l'être est, au contraire, nécessairement pensé comme communicable, pénétrable, ouvert de toutes parts, en un mot universel. L'individuation, à cette hauteur, se perd dans un profond mystère, et on ne peut plus comprendre tous les esprits que dans un seul esprit. D'autre part, si de cette région problématique des noumènes nous redescendons dans le monde du temps et de l'expérience, le moi ne nous offre plus qu'une impénétrabilité de fait et en quelque sorte matérielle, qu'une incommunicabilité relative qui peut n'être pas définitive. En effet, il y a nécessairement communication, d'une manière quelconque, entre les êtres, puisqu'en fait et dans l'expérience nous nous communiquons des changements, des modifications, nous agissons et pâtissons les uns par rapport aux autres. Contre ce fait (pas plus que contre la réalité du mouvement) ne peuvent prévaloir les spéculations des métaphysiciens sur l'incommunicabilité entre les «substances,» ou, si les substances sont réellement incommunicables, le fait de la communication réciproque prouve précisément que nous ne sommes point des substances. L'histoire naturelle et la psychologie des animaux nous montrent la fusion de plusieurs êtres en un seul, doué probablement de quelque conscience centrale. L'insecte coupé en deux tronçons qui continuent de sentir nous révèle la division possible d'une conscience encore à l'état de dispersion. La communication mutuelle des sensations entre les deux sœurs jumelles soudées par le tronc, est un fait physiologique qui nous ouvre des perspectives sur la possibilité de fondre deux cerveaux, deux vies, peut-être deux consciences en une seule[28]. Actuellement, les moi sont impénétrables; mais l'impossibilité de les fondre peut tenir à l'impossibilité de fondre les cerveaux. Si nous pouvions greffer un centre cérébral sur un autre, rien ne prouve que nous ne ferions pas entrer des sensations, auparavant isolées, dans une conscience commune, comme un son entre dans un accord qui a pour nous son unité, sa forme individuelle. Sans doute, nous n'arrivons pas à comprendre ce mystère: ne faire plus qu'un avec une autre conscience, se fondre en autrui, et pourtant c'est ce que rêve et semble poursuivre l'amour. Qui sait si 88 ce rêve n'est pas l'expression de ce que fait continuellement la nature, et si l'alchimie universelle n'opère pas la transmutation des sensations par la centralisation progressive des organismes? Ce moi dont nous voudrions faire quelque chose d'absolu,—qui pourtant doit bien être dérivé de quelque façon et de quelque façon relatif, s'il n'est pas l'«Absolu» même, s'il n'est pas Dieu,—ce moi que Descartes voulait établir au rang de premier principe, plus nous le cherchons, plus nous le voyons s'évanouir, soit dans les phénomènes dont il semble l'harmonie concrète, soit dans l'être universel qui n'est plus ma pensée, mais la pensée ou l'action partout présente.

Dès lors, que devient la conscience de notre indépendance en tant que moi, de notre liberté individuelle?

Cette conscience de la liberté supposerait que nous nous voyons absolument indépendants: 1o de notre corps; 2o de l'univers; 3o du principe même de l'univers. Eh bien, nous aurons beau contempler notre conscience et répéter avec Descartes: cogito, cogito, nous ne verrons pas par là notre réelle indépendance par rapport à notre organisme. «Ce qui peut être conçu séparément, dit Descartes, peut aussi exister séparément.» Kant a montré l'impossibilité de ce passage d'une distinction intellectuelle, subjective, à une séparation réelle, objective. «Dire que je distingue ma propre existence, comme être pensant, des autres choses qui sont hors de moi, et dont mon corps fait aussi partie, c'est là une proposition simplement analytique; car les autres choses sont précisément celles que je conçois comme distinctes de moi. Mais cette conscience de moi-même est-elle possible sans les choses hors de moi, par lesquelles les représentations me sont données, et par conséquent puis-je exister simplement comme être pensant, sans être homme [et uni à un corps]? C'est ce que je ne sais point du tout par là[29]

Je sais encore bien moins, par la connaissance de ma conscience, si je puis exister indépendamment de la totalité des êtres, de l'univers avec lequel mes organes me mettent en communication. Il faudrait, pour le savoir, que j'eusse mesuré l'action de toutes les causes extérieures, et que je pusse montrer un résidu inexplicable par ces causes, explicable par moi. J'aurais besoin, pour résoudre ce problème, de la science universelle. La prétendue conscience de la liberté serait donc identique à la science de l'univers. Quant à savoir si je puis exister sans un principe supérieur à moi comme à l'univers 89 même, en un mot si je suis l'absolu, c'est ce que l'inspection de ma conscience ne m'apprendra jamais. Et pourtant, pour avoir conscience de ma substantialité propre, il ne faudrait rien moins qu'avoir conscience de ce que les scolastiques appelaient mon aséité, mon existence par moi seul[30]. On définit la substance ce qui est véritablement en soi-même et non dans autre chose comme une simple qualité. Mais ce qui est en soi-même, Spinoza l'a bien compris, c'est ce qui est par soi-même, ce qui est cause de soi-même, ce qui est indépendant ou absolu. On a beaucoup critiqué cette définition de Spinoza; mais, en définitive, l'être qui ne contient en lui-même rien d'absolu, et qui n'est qu'un ensemble de relations et de dépendances, a-t-il le droit de dire qu'il existe individuellement et en lui-même? Que peut-il montrer, comme titre à l'existence, qui lui appartienne? A-t-il un droit de propriété véritable à faire valoir dans le domaine infini de l'être? ne pourrait-on pas montrer toujours que, s'il possède quelque chose à la surface, le sol lui-même et le fonds ne lui appartiennent point? Il est de par toutes les autres choses et non de par lui-même; en conséquence, il est en tout, plutôt qu'en lui-même. Il n'est pas plus pour soi que par soi et en soi. Ce sont là trois choses inséparables. La conscience de la vraie substantialité, la conscience de l'absolu, voilà ce qui pourrait constituer une vraie conscience de notre indépendance personnelle, de notre liberté, voyant en soi, a priori, la raison et la cause de tout ce qu'elle veut, de tout ce qu'elle est. Si on le méconnaît, c'est qu'on partage une erreur commune à 90 presque tous les philosophes: la confusion du nécessaire et de l'absolu, laquelle se réduit à la confusion de la nécessité et de la liberté. Entend-on par substance la dernière nécessité de notre être, ce qui nous impose nos manières d'être fondamentales, notre caractère personnel?—Alors, relativement à nous, la substance devient quelque chose de passif, reçu du dehors. Or, ce n'est plus notre activité, notre volonté, mais notre nature. Cherchons en nous cette nécessité dernière, nous ne la trouverons pas. Notre nature nous a été donnée, imposée: c'est la part du physique. Notre nature se réduit aux conditions extérieures de notre activité, au milieu où elle agit, aux nécessités qu'elle subit, aux dépendances et aux relations où elle est engagée. En croyant nous chercher nous-mêmes dans cette substance prétendue qui serait notre nécessité, nous cherchons autre chose. La substance ainsi entendue est, comme toute nécessité, impersonnelle. J'ajoute qu'elle est physique; c'est notre corps. Et, comme notre corps n'est qu'un détail du grand monde, notre substance est universelle: notre vrai support est le monde entier. Enfin, si le monde entier se ramène à quelque nécessité primitive et universelle, notre substance finit par se confondre avec cette unité nécessaire, avec cette loi universelle, avec ce fatum suprême, qu'on a si faussement appelé Dieu. Dans cette première voie, notre substance fuit donc en quelque sorte devant nous. Loin d'être le moi, la personne, elle est le non-moi, l'impersonnel. De sorte qu'on aboutit par là à cette conséquence: notre être, c'est l'être d'autrui et de tous. En d'autres termes, nous n'existons pas réellement. Telle serait, dans cette hypothèse, la substance objective, inconnue, l'X de l'équation universelle, le noumène insaisissable.

C'est, au contraire, dans une volonté se suffisant à elle seule, dans une liberté absolue que la vraie substance pourrait résider. Mais dans ce second sens, le plus qu'on pût accorder à l'homme, ce serait simplement une vague conscience de la force ou volonté universelle qui agit en nous comme dans les autres; cette prétendue conscience de l'universel n'est sans doute qu'une pure idée. En tout cas, nous perdons notre moi par ce second côté comme par l'autre. Si nous avions ainsi conscience de quelque liberté, ce ne serait pas de notre liberté individuelle, mais de la liberté, de l'unité absolue, supérieure à notre individualité propre. En ce cas, je serais libre là où précisément je ne serais plus moi. En tant que moi, en tant qu'être distinct et déterminé, je suis déterminé dans mon action comme dans mon être, je suis 91 pris au réseau du déterminisme universel. La liberté, si elle existe, n'est plus que le mens agitat molem. De même donc que mon moi se perd dans la substance des métaphysiciens conçue comme nécessité fondamentale, il se perd aussi, semble-t-il, dans la substance conçue comme liberté fondamentale. Si la nécessité n'est pas moi, l'absolu d'autre part n'est pas moi, ou du moins il n'est pas ce qu'il y a d'individuel et de proprement mien en moi-même.

En dernière analyse, la conscience hypothétique de la liberté se réduit ou bien à la vague conscience d'une existence absolue et universelle, d'une volonté absolue qui ne serait pas vraiment notre volonté individuelle, ou bien à une idée d'absolu, à une idée de liberté, qui est pour le moi un idéal, et non encore une réalité présente au moi. Que la liberté, l'absolu, soit la réalité même, on peut le prétendre; mais ma liberté, mon indépendance absolue est certainement une idée. Je n'ai pas conscience d'être libre, moi; j'ai seulement conscience de penser la liberté, de l'aimer et d'y tendre.

Cette idée même de liberté, nous l'avons vu[31], se produit tout naturellement sans exiger aucun effet de notre part, car elle provient de ce que nous ne faisons pas une analyse complète ni un complet calcul. Par un phénomène singulier, l'idée si utile de notre puissance volontaire provient de notre impuissance intellectuelle et de notre repos intellectuel. Les divers possibles nous paraissent alors coïncider dans la perspective intérieure, et cette apparence même les rapproche pratiquement. Dans une immense allée d'arbres, les arbres lointains semblent se toucher, parce que nous demeurons en repos sans aller vérifier jusqu'au bout; que serait-ce s'il n'y avait point de bout?

La «conscience de l'indépendance» peut donc avoir pour fond réel l'inconscience de la dépendance[32].

Soit un motif déterminé: il est clair que je puis ne pas le suivre,—si j'en suis un autre; mais cet autre à son tour, je puis ne pas le suivre. J'acquiers ainsi l'idée de mon indépendance générale par rapport à chaque motif particulier, et je finis même par me persuader que, si je vide la volonté de tout motif, il restera encore une puissance indépendante, une volonté pure et absolue analogue à la pensée pure d'Aristote. Il me semble même alors que je réalise en moi cette volonté et que j'en ai le sentiment ou la conscience. Mais, quand j'ai le 92 sentiment de n'être pas nécessité dans un acte, ce peut être précisément parce que la nécessité y est entière. En effet, pour sentir une nécessité et une contrainte, c'est-à-dire au fond un obstacle, il y faut résister en quelque mesure et par cela n'être pas complètement entraîné; mais, si la nécessité se confond avec mon action même, ou plutôt avec mon vouloir, je n'ai plus que le sentiment d'une spontanéité entière. Il ne faut pas se figurer toujours la nécessité sous la forme anthropomorphique d'une contrainte matérielle, comme celle d'un bras contraint par un autre bras; elle peut être la volonté même et le moi; elle peut être tellement dégagée de résistances extérieures que toute idée de contrainte disparaisse et que la nécessité immanente se voie elle-même spontanéité.

Puisque à tous les points de vue la conscience de la liberté individuelle demeure insaisissable, le vrai problème de la liberté est bien celui que nous avons posé à plusieurs reprises:—Jusqu'à quel point et par quels moyens l'idée de la liberté est-elle réalisable au sein même du déterminisme?—C'est à ce problème qu'aboutissent nécessairement tous les systèmes métaphysiques, et c'est sous cette forme seule qu'on peut espérer un rapprochement pratique de ces systèmes. Le problème de la liberté individuelle n'est autre que celui de l'individuation: on ne peut espérer le résoudre théoriquement et métaphysiquement avec certitude; il ne prend de forme scientifique que sous la formule suivante: «Jusqu'à quel point et par quelle série de moyens-termes pouvons-nous nous individualiser?» et aussi, dans l'ordre moral: «Jusqu'à quel point pouvons-nous nous universaliser?»—C'est donc une question de limite à déplacer, une question expérimentale d'évolution et de progrès.

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CHAPITRE DEUXIÈME

L'INDÉTERMINISME PSYCHOLOGIQUE.—LA LIBERTÉ D'INDIFFÉRENCE

I. L'indétermination partielle dans la sensibilité et dans l'intelligence. Équilibre artificiel et prévalence artificielle des idées.

II. L'indétermination dans la volonté. Critique de Reid.

III. Comment la détermination succède à l'indétermination.—Peut-on choisir avec réflexion entre deux choses indifférentes, et où finit la part de la liberté dans ce choix? Expériences psychologiques. Analyse des faits de caprice et d'obstination.

On a espéré prouver psychologiquement l'existence d'une liberté individuelle par l'examen des cas où nous choisissons entre des choses équivalentes et indifférentes. Rien de plus éloigné, au premier abord, que le déterminisme mécanique et cette liberté d'indifférence ou d'équilibre. On ne tarde pourtant pas à découvrir entre ces doctrines une foule de points communs qui peuvent en préparer le rapprochement dans une notion plus scientifique. Tout d'abord, elles ont également pour fond des idées d'équilibre et de mouvement, des idées mécaniques; et elles ne semblent guère, l'une et l'autre, s'élever au-dessus des considérations de forces ou de quantités. La liberté d'équilibre serait plus physique que morale; car le problème moral, que du reste nous ne voulons pas poser encore, ne se pose jamais dans l'indifférence. De même que les mathématiciens réduisent ce qu'on appelle jeux de hasard à des jeux de nécessité mathématique, de même, peut-être, cette sorte de jeu et de hasard intérieur qui semble constituer la liberté d'indifférence s'explique-t-il par les règles générales du mécanisme, auxquelles il paraissait d'abord faire exception.

I.—Le mécanisme et la liberté d'indifférence s'accordent à reconnaître dans la sensibilité, dans l'intelligence, dans l'activité, des cas d'indétermination et de statique mentale qui se ramènent à des états d'équilibre. Mais, l'un et l'autre système le reconnaissent aussi, cette indifférence intérieure, dans 94 nos diverses facultés, n'est jamais que partielle: le repos absolu serait pour nous la mort.

La sensibilité semble parfois dans un état de complète indifférence; mais, avec un peu d'attention, on y découvre toujours quelque sentiment confus, qui enveloppe un effort plus ou moins pénible ou un déploiement plus ou moins agréable d'activité. Je puis d'ailleurs, en faisant attention à quelque objet, soustraire ma réflexion, sinon mon être tout entier, à ces petits changements qui surviennent dans ma sensibilité. C'est alors que celle-ci paraît indifférente; mais cette indifférence n'est pas absolue: car je prends intérêt et plaisir à diriger ma pensée dans ce calme même des sens, comme une barque sur des eaux endormies et indifférentes. En l'absence de tous les autres plaisirs, celui-là reste; il ressemble au sillon que la barque produit à sa suite sur la surface qu'elle traverse: tout autre flot a disparu, mais celui-là suffirait encore pour faire tressaillir la masse des eaux et y entretenir un mouvement perpétuel.


L'indétermination absolue de l'intelligence ne serait que la possibilité abstraite de penser. Ce n'est pas dans cette torpeur de l'intelligence qu'il faut chercher la place et le domaine de la liberté. Si celle-ci peut s'exercer dans l'indifférence du jugement, il ne s'agit alors que d'une indifférence sur certains points, qui ne doit pas exclure, mais plutôt favoriser l'action déterminée de l'esprit sur d'autres points.

L'indifférence partielle de l'entendement peut être produite en premier lieu par l'ignorance; car, à l'égard de ce qu'elle ignore entièrement, mon intelligence ne saurait être qu'indifférente et en repos. La seconde cause d'indétermination dans le jugement est le doute. En effet, le doute est un équilibre produit par l'équivalence en quantité et en qualité des raisons pour l'affirmative et des raisons pour la négative. Ces raisons, considérées en elles-mêmes et dans la réalité concrète des choses, ne sont jamais parfaitement équivalentes, et c'est ce que Leibniz soutiendrait à bon droit; mais, Leibniz ne l'a pas assez remarqué, elles peuvent être équivalentes pour notre intelligence imparfaite, qui ne connaît jamais tous les termes de la question. Par exemple, si je sais qu'une urne où je dois puiser contient cinq boules blanches et cinq boules noires, sans connaître rien de plus, il y aura équilibre parfait dans mon intelligence entre le pour et le contre. Pourtant, cet équilibre n'existe pas dans la réalité. Les boules ne sont pas toutes à égale distance de ma main; il en est qui sont au 95 fond de l'urne, et d'autres par dessus; il y a aussi dans le mécanisme de mon bras quelque chose qui le fera dévier à droite plutôt qu'à gauche. Si je connaissais tous les éléments concrets de la question, l'équilibre serait rompu et le doute disparaîtrait de mon esprit. C'est donc l'ignorance, en définitive, qui produit le doute, et cette seconde cause d'indétermination intellectuelle se ramène à la première.

L'ignorance, nous obligeant à négliger certaines choses qui existent dans la réalité sans exister dans notre pensée, est une sorte d'abstraction naturelle et forcée. D'autre part, l'abstraction logique pourrait être appelée une ignorance artificielle par laquelle nous rendons notre intelligence indéterminée sur certains points pour pouvoir la déterminer sur d'autres points. C'est là un troisième moyen de produire l'indifférence. L'artifice de l'abstraction, en effet, ne nous sert pas seulement dans les questions théoriques; nous le mettons aussi en usage dans les problèmes pratiques, quand nous délibérons sur ce qu'il faut faire ou ne pas faire. Nous pouvons alors, par l'abstraction, introduire momentanément l'équilibre entre des idées qui ne sont réellement pas équivalentes. Entre deux partis, dont l'un au premier abord prévaut dans mon jugement, je puis rétablir artificiellement l'équilibre, en faisant abstraction des différences de valeur pour ne considérer que les ressemblances, en détournant mon attention de certains points pour la fixer sur d'autres. L'attention ressemble alors au balancier dont on se sert pour maintenir un équilibre instable: suivant qu'on le penche à droite ou à gauche, on établit la compensation et l'indifférence entre des forces différentes. Cet art de l'équilibre nous est familier à tous; l'enfant l'emploie de bonne heure instinctivement, et l'homme finit par y montrer une adresse vraiment merveilleuse.

Nous pouvons aller plus loin encore, et faire en sorte que le parti inférieur paraisse non seulement égal, mais supérieur à l'autre. Nous faisons, par l'abstraction, rentrer dans une sorte de nuit ce qui pourrait assurer la supériorité à un parti, et nous ne projetons la lumière que sur les côtés par où l'infériorité se montre. Les ruses des sophistes pour faire triompher la mauvaise cause, nous les employons au sein même de notre conscience, dans cette sorte d'assemblée délibérante que forment nos idées.

Nous pouvons aussi, comme les rhéteurs et les sophistes, compenser la valeur d'une raison très forte par un grand nombre de raisons faibles. La première prévaudrait sur chacune des raisons opposées prise à part; mais elle peut être 96 équilibrée ou surpassée par leur ensemble. Parfois encore, comme l'a fait voir Leibniz, la victoire que nous n'aurions pas obtenue en gros, nous l'obtenons en détail, par un groupement habile des questions et des raisons qui fait que, dans chaque groupe, le pour doit l'emporter. Cet artifice rappelle l'adresse des politiques et les moyens dont ils se servent, dans les pays de suffrage, pour obtenir une majorité plus apparente que réelle, en groupant les électeurs dans des circonscriptions habilement distribuées.

Le langage, qui n'est qu'un procédé particulier d'abstraction et d'analyse, est aussi un moyen puissant pour produire artificiellement l'équivalence ou la prévalence des idées. Quelque différents que soient en eux-mêmes le devoir et l'intérêt, les mots de devoir et d'intérêt peuvent être considérés comme indifférents, et nous sommes, par rapport à ces mots, dans un état d'équilibre relatif. Il en est de même des propositions verbales, quand on les compare entre elles. «Il est bon en soi de faire son devoir,» «il est bon pour moi de suivre mon intérêt;»—voilà des propositions très différentes pour le sens, mais qui deviendront presque indifférentes si on débite les mots sans faire attention aux idées. L'idée vraie d'un devoir aurait pu l'emporter sur ma passion présente; mais si je n'oppose à cette passion que le mot même de devoir et la pensée vague qu'il enferme, ne pourrai-je pas parvenir, non seulement à équilibrer les chances entre les diverses raisons, mais même à faire prévaloir dans mon jugement la raison la moins bonne? Leibniz remarque que souvent, en pensant «à Dieu,» à la vertu, à la félicité, nous raisonnons en paroles, presque sans avoir l'objet même dans l'esprit; nous débitons les mots comme des perroquets, et nos raisonnements «sont une espèce de psittacisme» qui ne fournit rien pour le présent à la conscience morale. Les mots peuvent donc être pour l'intelligence un moyen de se soustraire tout à la fois à l'action du sensible et à celle de «l'intelligible.» Par les mots, l'esprit devient comme indépendant des choses mêmes et de leurs différences réelles; par eux il peut se mouvoir facilement en tous sens et porter son attention sur ce qui lui plaît.

Produit de l'ignorance naturelle ou de l'abstraction artificielle, l'indifférence qu'offre parfois la pensée s'accorde avec le déterminisme aussi bien qu'avec la doctrine contraire. Si le désaccord a lieu, ce sera plutôt dans l'explication des états d'indifférence ou d'équilibre que peut offrir la volonté et des moyens par lesquels elle en sort.

97 II.—Les mobiles et les motifs qui influent sur notre activité ne sont autre chose que les déterminations de notre sensibilité et de notre intelligence. Reid et les éclectiques ont représenté la volonté comme une sorte de puissance neutre qui demeurerait par elle-même indifférente aux différences survenues dans le sentiment ou dans la pensée, et qui ne subirait de leur part aucune action réelle, aucune détermination, ni totale ni partielle. «Des motifs, dit Reid, ne sont ni causes ni agents; ils supposent une cause efficiente, et sans elle ne peuvent rien produire... Un motif est également incapable d'action et de passion, parce qu'il n'est pas une chose qui existe, mais une chose qui est conçue; c'est ce que les scolastiques appelaient un être de raison, ens rationis. Les motifs peuvent donc influer sur l'action, mais ils n'agissent pas[33].» Un motif, dit Reid, n'est qu'une chose conçue; mais d'abord une chose conçue est en même temps une chose sentie, parce que nous prenons toujours un intérêt quelconque à nos idées. En outre, un motif est une réelle action exercée sur nous et par nous. La peur, par exemple, est-elle donc un être de raison qui ne peut agir? Ce n'est sans doute pas la peur prise abstraitement qui agit, semblable aux Euménides et aux Gorgones; mais c'est l'objet terrible qui agit sur nous et qui par cela même modifie notre activité, en provoquant une réaction dont la force est d'autant plus grande que l'action extérieure a été elle-même plus forte. Il y a dans tout motif, dans toute idée, un commencement d'action et même de mouvement qui tend à persister et à s'accroître, comme un élan qui nous serait imprimé ou que nous nous imprimerions. Toute idée est déjà une force; notre activité n'est donc ici nullement indifférente.

Reid se contredit lui-même en disant que les motifs peuvent influencer notre action et nous pousser à agir, mais qu'ils n'agissent pas, comme si influencer n'était pas agir. Hamilton montre bien ce paralogisme de Reid: «Si les motifs poussent à agir, dit-il, ils doivent coopérer à l'action en produisant un certain effet sur l'agent.» Mais Hamilton commet un paralogisme à son tour lorsqu'il ajoute: «Cela ne change rien au raisonnement de dire (avec les nécessitaires) que les motifs déterminent l'homme à agir, ou de dire (avec Reid) qu'ils le déterminent à se déterminer à agir[34].»—Cela change quelque chose, au contraire. Dans le premier cas, l'action du 98 motif est seule et suffit seule à produire l'effet final, par exemple la fuite du danger. Dans le second cas, il y a place pour une autre action, qui peut-être sera elle-même fatale, mais qui peut-être aussi sera libre. Autre chose est de dire simplement que la colère me détermine, et autre chose de dire qu'elle me détermine à me déterminer; car il restera à savoir si la fatalité ne cesse pas là où cesse la première détermination, produite par l'objet, et si la liberté ne commence pas là où commence la seconde, qui vient de moi-même. Il n'y aurait qu'une contradiction apparente dans ces mots: «La peur m'a déterminé fatalement à me déterminer librement entre le courage ou la fuite.» Nous ne prétendons pas que cette détermination libre existe; mais Hamilton n'en prouve pas l'impossibilité, et l'action du dehors n'est pas incompatible avec notre action personnelle. Reid et Hamilton ne mettent, l'un et l'autre, qu'un facteur là où il y en a peut-être deux.

Ainsi, les motifs étant l'action de causes réelles et motrices, on ne peut pas se représenter notre activité comme capable de demeurer absolument indifférente sous cette action. Tous les changements qui se produisent dans le sentiment et la pensée produisent eux-mêmes des changements dans l'activité; ce qui semble alors s'accomplir dans trois «facultés» différentes est au fond la même action motrice tendant à persévérer et à croître, tendant à devenir complète, objective et extérieure, d'incomplète et de subjective qu'elle était d'abord. Si donc les motifs peuvent donner lieu à des faits d'indifférence dans l'activité, ce ne sera jamais une indifférence totale qui pénétrerait dans le fond même de la volonté, mais seulement cette indifférence partielle produite par l'équilibre de plusieurs forces. Examinons ces cas d'équilibre et de statique.

III.—Les motifs donnent lieu à des effets statiques ou mécaniques, parce qu'ils enveloppent de la force. On demandera peut-être comment se mesure cette force des motifs; on dira avec Jouffroy qu'il n'y a point de commune mesure entre une idée et une passion, ou entre telle idée et telle autre.—C'est oublier que toute idée est aussi un sentiment; c'est oublier surtout que les motifs et les mobiles sont des actions suivies de réaction. Là où se trouve l'action se trouve aussi l'intensité, la force. C'est donc dans l'action qu'est la commune mesure: nous mesurons l'intensité des motifs à l'intensité de l'action que notre caractère, notre moi, est obligé de déployer pour leur résister, en d'autres termes, à l'effort. Il se passe alors 99 quelque chose d'analogue à ce que nous faisons en soupesant un objet, quand nous apprécions le poids par l'effort que cet objet exige pour être soulevé. Si les instruments de précision manquent pour les forces spirituelles, les lois générales de la combinaison des forces n'en sont pas moins ici applicables. Remarquons d'ailleurs que les forces mentales sont elles-mêmes le type d'après lequel nous nous figurons les autres; nous n'avons après tout conscience que de la force intérieure,—effort, tendance, désir,—et c'est par analogie avec elle que nous nous représentons la nature intime des autres forces.

Deux tendances contraires et d'égale intensité peuvent produire un équilibre relatif dans notre activité; équilibre toujours fort instable, et qui devrait se représenter matériellement par une oscillation plutôt que par le repos. Il nous est impossible, en effet, d'avoir l'esprit également fixé sur deux objets à la fois, par exemple le péril présent et le regret à venir d'une action lâche. De ces deux idées, il en est toujours une qui domine quelque peu et tend à s'éclairer tandis que l'autre s'obscurcit.

La réflexion même qui nous avertit de l'idée actuellement dominante fait surgir à son tour l'idée dominée, en vertu de l'habituelle association des contraires, qui, dans la délibération entre des contraires, est nécessairement en jeu. La tendance tout à l'heure maîtresse est alors peu à peu contrebalancée. De là, comme nous l'avons déjà remarqué, une oscillation analogue à celle du pendule.

La force constante de la pesanteur, qui excite le pendule à rentrer dans sa position normale, peut être aussi comparée à la tendance constante qui incline l'esprit vers le bonheur en général: le désir inné du bonheur n'est-il pas comme la gravitation naturelle des volontés vers leur centre? Les impulsions particulières à droite ou à gauche sont analogues aux tendances tour à tour prédominantes. La résistance que l'air oppose aux mouvements du pendule et qui peu à peu les ralentit, a pour analogue la diminution progressive d'intensité que produisent dans nos tendances rivales, soit l'habitude, soit la fatigue et l'ennui. Enfin, le point fixe auquel est attaché le pendule pourrait être comparé à l'unité, réelle ou apparente, de notre moi.

L'oscillation de l'activité a pour conséquence finale, soit le repos, soit le mouvement dans une direction déterminée. Souvent nous ne savons pas pourquoi l'indétermination primitive a eu pour résultat telle détermination plutôt que telle autre. Cependant il y a toujours une raison qui explique le fait; mais 100 cette raison n'est pas une idée conçue par l'esprit, un motif conscient, et c'est pour cela même que le résultat est mécanique. L'absence de motif ne prouve pas qu'alors je sois libre: au contraire, la liberté disparaît avec le motif même, qui fait place à des influences involontaires. Je veux prendre une guinée pour acquitter une dette, et j'étends le bras vers les guinées qui sont sous mes yeux: là il y a motif, et il peut y avoir liberté. Ma main saisit telle guinée et non pas telle autre: là il n'y a plus de motif et, contrairement à l'opinion de Reid, il n'y a plus de liberté. Le résultat ne cesse pas d'avoir une cause; mais cette cause est dans les organes et dans les circonstances extérieures. Aussi je m'attribue la détermination initiale, qui était de choisir une guinée quelconque, et non le choix final de telle guinée. La preuve en est que, si la guinée se trouve être fausse, je décline toute responsabilité. Et en effet, les guinées se confondaient pour mon esprit, grâce à ma faculté d'abstraire, et formaient une pluralité de termes identiques; ce n'est donc pas sur telle guinée particulière, mais sur la guinée en général qu'a porté ma détermination volontaire. Or, il n'y avait pas indifférence de ma volonté à l'égard de la guinée en général, conçue comme moyen de payer ma dette. La guinée en général n'est pas une chose indéterminée et indifférente: elle offre des caractères précis, parmi lesquels se trouve la possibilité de servir au payement d'une dette, et c'est par rapport à ces caractères déterminés que je me suis déterminé moi-même, en laissant les autres caractères dans le vague. Mais, comme je vis dans un monde où on n'acquitte pas ses dettes avec la guinée en général, il faut bien que l'action aboutisse à une guinée particulière. Ma volonté laisse alors à des causes étrangères le soin de déterminer ce que j'avais laissé dans l'indétermination; le problème est ainsi résolu par des causes qui ne sont plus moi; j'abdique à partir d'un certain point, et me confie à des forces extérieures; je donne l'impulsion initiale en laissant au milieu où elle se propage le soin de l'achever. Ma main est comme le cheval auquel on a donné un coup d'éperon, et qui va ensuite par lui-même, un peu plus à gauche ou un peu plus à droite, selon les circonstances. La portion indéterminée des choses auxquelles je me détermine est donc la limite que je pose à la sphère d'action de ma volonté; je veux telles et telles choses jusqu'à cette limite où doit commencer, avec mon abstention, l'action de l'extérieur. Je puis d'ailleurs étendre plus ou moins la sphère de mon action propre; je puis me déterminer à prendre telle guinée dans le tas qui est à droite, et une guinée à telle effigie, et une guinée neuve, etc. Mais, 101 comme il m'est impossible de passer en revue l'infinité des caractères inhérents à une guinée concrète et réelle, il y aura toujours quelque abstraction dans mon idée, et la sphère de ma détermination sera enveloppée d'une sphère indéterminée.

A vrai dire, le hasard est nécessité, et la part que mon action laisse à l'indétermination pour moi, c'est la part qu'elle laisse à la détermination par autre chose que moi. Aussi mon action est d'autant plus libre et personnelle qu'elle est plus caractérisée dans tous ses détails, plus déterminée, plus différenciée, moins abstraite et moins vague. Plus la vue est perçante, plus augmente le nombre de points déterminés qu'elle embrasse; de même, plus ma volonté est indépendante, plus s'accroît le nombre de points déterminés auxquels s'applique son action. Pour la volonté distraite, quelques points déterminés flottent dans un gouffre d'indétermination; elle s'en contente, s'y attache, et flotte bientôt elle-même au gré des circonstances extérieures. Quand la volonté est attentive, intense et réfléchie, une foule de choses se différencient et se déterminent sous son action; le vague et l'indifférence reculent devant elle; elle ne laisse rien à la fortune, c'est-à-dire à la nécessité extérieure, de tout ce qu'elle peut lui enlever par son initiative intelligente.

Reid, donnant lui-même l'exemple de l'inattention et d'un jugement porté sur des idées trop indéterminées, a confondu ces deux contraires: action propre et action extérieure. La liberté d'indifférence n'est que le pouvoir de donner lieu à des faits de nécessité mécanique, et de faire accomplir en quelque sorte la plus grande partie de sa besogne par des causes étrangères décorées du nom de hasard. Aussi exprime-t-on souvent la chose en disant: «Je suis libre de remuer mon bras au hasard.» C'est ce qui fait l'infériorité de la liberté d'indifférence, essentiellement mêlée d'instinct et de fatalité.


On objectera qu'on peut choisir, non plus au hasard, mais avec réflexion, entre des choses qu'on sait indifférentes, et que l'action ici n'est plus machinale. «Si je dois ranger trois cubes égaux sur une ligne, disait Clarke, je serai libre de les ranger avec un choix réfléchi entre des positions indifférentes.»—Sans doute; mais ce qui sera libre, ce sera seulement de vouloir les ranger; quant aux raisons qui vous feront mettre tel cube le premier plutôt que le second, si elles n'existent pas dans votre pensée, elles existeront ailleurs, dans un concours de circonstances fortuites ou fatales.

102 Je fais en ce moment l'expérience dont parle Clarke; seulement, pour diminuer le plus possible la part des causes étrangères, je la fais dans mon imagination. Je me figure les trois cubes; puis j'en considère un en particulier, et je lui donne diverses positions à côté des deux autres. Voici la série de ces positions telles qu'elles me sont venues à l'esprit: 1o gauche, milieu, droite; 2o gauche, milieu, droite; 3o milieu, droite, gauche; 4o gauche, droite, milieu.—En y réfléchissant, je me rappelle les causes de ce résultat, dont j'ai eu une vague conscience. Si j'ai d'abord reproduit deux fois la même combinaison, c'est que mon premier mouvement a été de me répéter en vertu d'une vitesse acquise ou d'une habitude à l'état naissant; j'ai mis ainsi une sorte de symétrie dans mes combinaisons, et comme un rythme régulier. C'est là, remarquons-le, l'origine de tous les rythmes: si on a chanté une mesure composée d'une noire et de deux croches, on répète instinctivement une seconde mesure semblable à la première, parce que la volonté, ou en général, la force tend à se maintenir et à se reproduire; ensuite on tend encore à reprendre l'ensemble des deux mesures, ce qui donne naissance à la période carrée, type des phrases musicales. Dans la combinaison des cubes, j'avais commencé une sorte de période carrée. Après les deux premières combinaisons symétriques, je me suis aperçu de cette symétrie, et j'ai voulu en rompre l'ordre, pour montrer qu'elle ne m'enchaînait pas. Mais, en ne voulant suivre aucun ordre, j'en ai encore suivi un instinctivement: j'avais pris deux fois de suite pour premier terme la gauche; j'ai pris ensuite le milieu, qui se trouve être le second terme; c'était la combinaison la plus voisine de la première. Après avoir dit: «milieu,» j'ai ajouté: «droite,» rentrant ainsi par habitude dans les deux premières combinaisons dont je voulais sortir, et alors j'ai dû prendre nécessairement pour troisième terme: «gauche.» Enfin, à la quatrième expérience, j'ai dit: «gauche, droite, milieu.» Comme le dernier mot de l'expérience précédente était «gauche,» je l'ai répété instinctivement; c'était ce qu'il y avait de plus voisin et de plus simple. Me sentant alors ramené dans les deux premières combinaisons dont j'avais voulu sortir, je me suis tiré d'affaire en intervertissant les deux derniers termes et en mettant: «droite, milieu,» à la place de: «milieu, droite.» J'ai donc suivi un ordre continuel, et il y a eu des déterminations dans cette apparente indétermination. Le cours de mon activité tendait toujours à prendre la voie la plus voisine et la plus facile; cette voie étant celle de la répétition, 103 je me serais toujours répété moi-même comme le pendule répète ses oscillations, si je n'avais pas eu le désir d'introduire des différences et des changements brusques pour prouver mon pouvoir arbitraire. Un mobile matériel qui tend à répéter son mouvement le répète en effet, parce que c'est la voie la plus facile et la plus voisine, et que du reste il n'a point l'idée d'autre chose; si j'ai pu, moi, prendre des voies diverses, c'est que j'en avais l'idée, et que mon but était précisément de réaliser une diversité de changements. Ces changements n'ont pourtant pas été aussi brusques que je le voulais, et j'ai suivi spontanément la loi de continuité. Ma volonté ne s'est point manifestée par un désordre inexplicable, mais par un ordre intelligible.

Revenant à l'exemple précédent, je me demande pourquoi, dans la première combinaison des cubes, j'ai suivi l'ordre: «gauche, milieu, droite,» plutôt que: «droite, milieu, gauche.» En comparant ces deux représentations, je m'aperçois que la seconde exige un peu plus d'effort que la première; mon regard intérieur, après avoir parcouru rapidement la ligne de gauche à droite, éprouve une certaine résistance en revenant de droite à gauche, comme quand on remonte un courant au lieu de le descendre. Cela doit être l'effet d'une habitude que je ne m'explique pas tout d'abord. Voici, après réflexion, ce qui m'en paraît être la cause: nous sommes habitués à lire de gauche à droite, et ce mouvement nous est devenu très familier. En voulant parcourir la ligne des cubes en sens opposé, je suis comme quelqu'un qui essayerait de lire à rebours. Cependant l'effort est ici minime, parce que les trois cubes sont similaires. De même, le lecteur aura peu d'effort à faire pour lire à rebours la formule suivante: a a a; il lui en faudra davantage pour lire à rebours le mot toi, qui devient i o t. Pour épeler à rebours a a a, je n'ai qu'à répéter trois fois le même effort; pour lire iot, j'ai trois efforts différents à faire. De plus, quand nous lisons, c'est l'œil gauche qui commence. Ma volonté a donc toujours suivi la loi de la moindre action ou d'économie.

Si je frappe la table de légers coups, plus ou moins rapides, je retombe toujours malgré moi dans la symétrie et je finis par produire des rythmes carrés de tambour. Cet ordre symétrique reparaît dès que je ne suis plus attentif au désordre arbitraire que je veux réaliser, et qui, au moment où je le veux, ne m'est point indifférent. L'indifférence, là où elle se trouve, fait immédiatement reprendre le dessus aux instincts et aux habitudes. Dans tout cela je cherche vainement cette 104 liberté d'équilibre qui se déterminerait sans aucune raison entre deux termes équipollents.

Les expériences pourront varier avec les individus et leurs habitudes, elles pourront offrir des détails inexpliqués et l'apparence d'un caprice absolu, mais elles n'en démontreront pas réellement l'existence. Il m'est impossible d'instituer une expérience telle qu'on puisse calculer exactement toutes les causes connues ou non connues, calcul qui permettrait seul d'affirmer un parfait équilibre suivi d'une action déterminée. L'hypothèse de Buridan est irréalisable. Voici pourtant une des expériences qui s'en rapprocheraient le plus. Soient deux points aussi voisins l'un de l'autre qu'il est possible, de manière à pouvoir être aperçus d'un même regard: · · Je tiens ma plume au-dessus de la page, à un pouce environ de ces points, et autant que possible à la même distance des deux. Il s'agit de savoir si je poserai ma plume sur le point à droite ou sur le point à gauche, ce qui actuellement m'est fort «égal.» Tant que je regarde à la fois les deux points, et que j'en maintiens les deux idées en balance pour qu'elles aient la même intensité, je me sens suspendu et en équilibre. Je ne puis rompre cet équilibre que de deux manières. Premièrement, je me résous à aller vers n'importe quel point, et pour cela à étendre la plume au hasard sans prévoir de quel côté elle se trouvera poussée. Par là je fais abstraction de la différence des deux points, qui se confondent pour moi, et il n'y a plus alors en présence que deux termes; ou repos, ou mouvement vers un point indéterminé. J'abandonne ensuite aux causes extérieures le soin de déterminer ce que j'avais laissé dans l'indétermination et de porter ma main à droite ou à gauche.—Voici la deuxième manière de rompre l'équilibre. La détermination précise du point, au lieu de suivre le mouvement de ma main, peut être faite par moi d'avance, c'est-à-dire que je puis la faire par la pensée. Mais alors il se produit la même chose que tout à l'heure, idéalement et non plus physiquement. Tant que je maintiens les deux idées sous un acte d'intelligence unique, et comme sous un unique regard intérieur, je me sens encore en suspens; ma volonté ne se pose pour ainsi dire sur aucun des deux points, mais plutôt sur les deux à la fois. Pour sortir de là il faut que je brise l'unité concrète de ma conception, et que je fasse abstraction d'un point pour faire attention à l'autre. Je puis alors passer successivement de la première idée à la seconde, et je produis comme un mouvement d'oscillation; après quoi, quand je me décide à agir, cette impulsion venant se surajouter à l'idée 105 qui se trouve alors plus intense comme objet de mon attention, la résultante est une décision dans ce sens. Les deux idées n'étaient donc plus en équilibre, et il y a eu une cause pour le choix final de l'une plutôt que de l'autre.

On remarquera qu'il est physiquement impossible ou très difficile, selon les physiologistes, de considérer à la fois, en les distinguant, deux points situés à une distance appréciable; la même difficulté se retrouve quand il s'agit de penser distinctement à deux choses à la fois, et il est probable que le parfait équilibre des deux images ou des deux idées ne saurait durer plus d'un instant sans faire place à une oscillation. L'hypothèse de l'indifférence n'en est que moins admissible, et tout porte à croire que cette indifférence n'existe plus au moment de la détermination.

La seule ressource des partisans de l'indifférence, c'est de replacer le même problème plus haut.—Soit, diront-ils; une fois prise la décision d'agir, il y a eu une raison d'aller vers tel point plutôt que vers tel autre; mais pourquoi vous êtes-vous décidé à marquer un des points, physiquement avec votre plume, idéalement avec votre pensée, plutôt que de vous abstenir?—Je réponds qu'une induction légitime nous permet d'assimiler ces deux nouveaux termes, abstention ou action vers un point, aux deux termes précédents: action vers le point à droite, ou action vers le point à gauche. Il n'est pas à croire que ma volonté, changeant tout d'un coup de méthode dans ce développement continu, en vienne à se déterminer sans raison; d'autant plus qu'agir ou ne pas agir sont rarement des choses indifférentes. En fait, la raison pour laquelle j'ai agi tout à l'heure n'est pas difficile à trouver: je voulais faire une expérience et vérifier l'exactitude de votre théorie. Je m'étais donc prédéterminé à agir, et la seule question était de savoir de quel côté je me dirigerais.

Cette analyse nous a découvert le procédé dont se sert la volonté pour déterminer sa direction finale: l'abstraction, qui remplace deux idées égales par une idée dominante. S'agit-il pour la volonté de faire de deux choses l'une, de prendre une détermination entre deux partis, pour cela la volonté abstrait par la pensée l'un des termes; car elle ne pourrait agir d'une manière une et exclusive sous deux pensées équivalentes en intensité et en intérêt. La loi du parallélogramme des forces s'applique aussi à la mécanique intellectuelle. Pour changer sa direction, la volonté doit donc abstraire l'une des deux forces en faisant attention à l'autre. Mais cette attention suppose une tendance persistante en un sens plutôt que dans 106 l'autre, de sorte que ce qui a lieu dans la pensée exprime une détermination antérieure de l'activité. Nous nous retrouvons donc toujours en présence d'une activité déterminée, soit qu'elle se détermine elle-même primitivement, ou qu'autre chose la détermine.


Les partisans de la liberté d'indifférence, laissant de côté les cas où la volonté se résoudrait sans raison, nous objecteront peut-être ceux où elle paraît se résoudre contre toute raison. «Vous me donnez à choisir entre vingt francs et quarante, je puis choisir vingt francs.»—Oui, pour affirmer votre pouvoir même de choisir. Votre acte n'est donc pas sans motif ni sans mobile: le motif est l'idée même que vous avez de votre puissance, le mobile est le désir de réaliser cette idée. L'idée de notre puissance sur nous-mêmes, dont nous avons montré toute l'importance, est encore le moyen-terme qui concilie, dans cette question, la liberté d'équilibre et le mécanisme. Les partisans de l'indifférence et leurs adversaires comprennent mal le problème en n'y introduisant comme motifs que des raisons objectives plus ou moins extrinsèques, qu'ils comparent entre elles (vingt francs et quarante francs); il y a toujours en outre une raison intrinsèque dont ils font abstraction, à savoir l'idée même de ma puissance. N'arrive-t-il pas à tout le monde de choisir le moins raisonnable, et jusqu'à l'absurde, uniquement pour faire l'essai et pour se donner le spectacle de sa puissance intérieure? Cet acte, qui serait complètement déraisonnable et inintelligible à ne considérer que les raisons extrinsèques et objectives, redevient raisonnable et intelligible par une raison subjective que je me suis faite moi-même. Les faits de caprice ou d'obstination invoqués par les partisans de l'indifférence sont donc réels, mais mal interprétés. L'indétermination dont on veut les faire précéder est toujours elle-même incomplète et partielle; allez plus loin et plus haut, vous trouverez des motifs déterminés, ne fût-ce que le motif d'éprouver votre libre puissance.


En définitive la liberté d'indifférence, étrangère à l'ordre moral, semble n'être que la faculté de faire incomplètement une action en abandonnant le reste aux faits de hasard ou de nécessité. Cette faculté est d'ailleurs précieuse, car nous ne pouvons pas toujours accomplir toute la besogne, ce qui exigerait une analyse sans fin. Appliquant alors le principe économique de la division du travail, la volonté partage son 107 œuvre avec la nécessité extérieure, à laquelle elle donne mandat pour lui venir en aide.

Les partisans de la liberté d'équilibre ou d'indifférence ont eu tort de chercher la vraie liberté dans cette sphère physique étrangère à la morale. Plus ils croyaient s'écarter de leurs adversaires en opposant au destin une sorte de hasard intérieur, plus ils se rapprochaient de la région du mécanisme, où l'équilibre et le mouvement de nos tendances subissent toutes les conditions de la quantité. Le mécanisme mental peut exécuter les mouvements les plus variés et en apparence les plus arbitraires; mais c'est toujours sous l'influence d'une idée directrice et explicative, ne fût-ce que l'idée même de la liberté d'indifférence, illusoire au fond, et cependant réalisable jusqu'à un certain point dans ses applications pratiques.

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CHAPITRE TROISIÈME

LA LIBERTÉ D'INDIFFÉRENCE ET LE LIBRE ARBITRE DANS L'INDÉTERMINISME SPIRITUALISTE

I. Quatre manières différentes de se représenter le rapport des motifs à la volition.

II. Examen des efforts du spiritualisme pour distinguer le libre arbitre de la liberté d'indifférence.—Avons-nous conscience du libre arbitre, soit comme fait, soit comme condition supérieure aux faits.—Artifice du clinamen infinitésimal qu'on pourrait imaginer. Son insuffisance.

I.—La liberté d'indifférence étant devenue insoutenable, tout l'effort des partisans du libre arbitre consiste à distinguer ce dernier de la liberté d'indifférence, c'est-à-dire de l'arbitraire, qui est lui-même ou moralement indifférent ou immoral. Échapper à l'indifférentisme sans admettre le déterminisme, tel est le but de tous les arguments psychologiques proposés soit par l'éclectisme spiritualiste, soit par le «criticisme phénoméniste.»

Le problème psychologique du libre arbitre, en effet, est tout entier dans la manière dont on se représente le rapport des motifs à la volition. Les motifs peuvent être conçus de quatre façons différentes. Pour l'indéterminisme spiritualiste, ce sont de simples objets de contemplation entre lesquels se détermine à son gré une volonté indéterminée en soi et résidant dans une substance spirituelle.—Pour l'indéterminisme phénoméniste (qui rejette les substances et les noumènes de Kant tout en croyant garder son «criticisme»), les motifs sont eux-mêmes des produits volontaires et même des créations spontanées; ce sont des phénomènes qui, commençant absolument et en dehors de toute substance, se produisent et se meuvent par eux-mêmes: les motifs sont alors «automotifs».—Pour le déterminisme matérialiste, les motifs sont, dans la conscience, d'inactifs symboles des forces profondes et seules actives qui, dans le cerveau, ont pour résultat le mouvement final: les faits de conscience ne sont alors ni contemplatifs 109 ni automotifs; ils sont de simples reflets, comme la lumière d'une locomotive qui n'influe en rien sur son mouvement. C'est l'hypothèse de Maudsley, de Tyndall, de Huxley, de tous ceux qui considèrent la conscience comme un simple «épiphénomène», au-dessous duquel les phénomènes cérébraux suivent leur cours de la même manière que si la pensée n'existait pas. La pensée n'est alors qu'un appareil enregistreur.—Il y a, selon nous, une quatrième hypothèse, celle des idées-forces, d'après laquelle les motifs conscients, enveloppant des tendances motrices, ne sont ni purement réflecteurs comme dans le mécanisme, ni purement contemplatifs comme dans la liberté d'indifférence, ni créateurs d'eux-mêmes et automotifs comme dans l'hypothèse des commencements absolus, mais réagissants et dirigeants. Par là, nous verrons plus loin qu'on échappe tout ensemble: 1o à l'indifférence qui est cachée sous le libre arbitre du spiritualisme; 2o aux commencements absolus et aux générations spontanées de phénomènes; 3o au mécanisme inerte et à «la torpeur» du matérialisme fataliste. Il faut assurer à la fois régularité et flexibilité indéfinie, action de la pensée sur soi et sur le dehors; pour cela, on ne peut admettre ni une machine brute, comme dans le matérialisme exclusif, ni une machine miraculeuse, comme dans le criticisme phénoméniste, ni une entité vide, comme dans le spiritualisme; nous voulons la vie avec son activité, avec ses lois, mais aussi avec son idéal, qui, nous le montrerons, peut devenir le facteur de sa propre réalisation.

Cette dernière solution nous semble la seule compatible avec la science au point de vue psychologique. Quant au point de vue métaphysique, il demeure à part. En ce moment, nous nous tiendrons dans le domaine de la pure psychologie; nous ferons voir la nécessaire évolution qui, de la liberté d'indifférence, entraîne la pensée à la liberté créatrice de motifs, puis de celle-ci, simple apparence provisoire, au déterminisme mécaniste, lequel à la fin a besoin d'être complété par un déterminisme dynamiste et vivant, synthèse du naturalisme et de l'idéalisme. Nous n'apercevons pas pour le psychologue de position possible en dehors de ces quatre hypothèses, auxquelles toutes les autres conceptions psychologiques viennent logiquement se réduire. La grande objection des partisans du libre arbitre aux déterministes est:—Vous paralysez la volonté; et la grande objection des déterministes aux partisans du libre arbitre est:—Vous paralysez l'intelligence.—Nous verrons qu'on peut maintenir 110 ensemble au point de vue psychologique l'intelligence et la volonté, la science et l'action. Au moyen de cette conception synthétique, on évitera à la fois l'argument per absurdum opposé par le déterminisme au libre arbitre, et l'argument paresseux qui fait le fond de toutes les objections au déterminisme.

II.—Commençons par examiner l'argumentation de l'éclectisme spiritualiste. Elle consiste à soutenir que le libre arbitre n'est point le pouvoir de se déterminer sans motifs, mais qu'il est le pouvoir de se déterminer entre plusieurs motifs, par exemple entre l'idée de l'intérêt présent ou celle de l'intérêt durable. Les motifs sont comme des conseillers intimes prononçant de beaux discours devant une Majesté qui se détermine ensuite selon son bon plaisir.—A quoi l'on peut répondre:—Ou bien cette détermination elle-même a un motif qui la détermine, et alors il y a déterminisme; ou elle n'en a pas, et en ce cas elle est réellement indifférente; ou enfin elle en a un, mais elle lui est contraire, et alors elle est pis qu'indifférente: elle est irrationnelle. Le comble de l'indifférence et de l'irrationalité en effet, c'est d'agir non seulement sans motifs, mais contre ses motifs; or, c'est précisément ce qui caractérise le libre arbitre du spiritualisme classique et éclectique. On en a proposé une bonne formule en caractérisant les motifs comme de simples objets de contemplation, de représentation, entre lesquels la volonté se décide par un effort propre[35]; tel le promeneur choisit entre deux rues dont chacune est éclairée. Ce sont des idées-spectacles, qui n'exercent qu'une action platonique, comme les étoiles brillant sur nos têtes, comme les astres qui ne «nécessitent» pas.—Mais, en croyant par là sauver la liberté, on fait ce qui est le plus propre à la compromettre, et on donne la main sans le savoir aux purs mécanistes. En effet, on réduit comme eux les idées à de simples reflets; l'action reste donc à expliquer tout entière: on n'a plus alors de refuge que dans une volonté indifférente, qu'on place entre deux idées comme entre deux fanaux. Aussi les matérialistes ont-ils le droit de dire:—Votre volonté indéterminée est un mythe, et vos motifs abstraits sont des symboles; le vrai fond, c'est le désir, face subjective des mouvements cérébraux: et ces désirs ne sont plus des motifs dilettantes: ils ne se contentent même pas 111 d'«incliner», comme dit Leibnitz, ils nécessitent. Votre volonté prétendue est une aiguille d'horloge mue par des ressorts qui sont les désirs, tout autour d'un cadran lumineux dont les idées sont les heures. L'intelligence vous apprend simplement quelle heure marque votre volonté, ou, pour parler plus clairement, votre organisme: la conscience n'est que la mesure et le symbole des forces cérébrales.

La vérité est qu'il n'y a pas d'idées contemplatives, sinon les idées très abstraites et indifférentes, qui se réduisent elles-mêmes à des mots et à un psittacisme, quand on ne les remplit pas d'images concrètes et par cela même de sentiments. Tout motif pratique est en même temps un mobile, par cela même une tendance, à laquelle répond une tension du cerveau.

S'il en est ainsi, que devient le libre arbitre de la philosophie traditionnelle? On définit ordinairement ce libre arbitre la faculté de se déterminer avec la conscience et la certitude qu'on pourrait réellement se déterminer d'une autre manière. Jusqu'à quel point cette possibilité des contraires est-elle effectivement vérifiable dans la conscience?

On fait appel au sens commun et à la conscience universelle pour soutenir qu'au moment même où nous voulons une chose, nous pourrions vouloir exactement le contraire. Mais ce qui fait du sens commun un témoin fort suspect, c'est qu'on l'amène facilement à se contredire lui-même sur ce point. Demandez au premier venu si, toutes les circonstances étant les mêmes, il aurait pu agir autrement qu'il n'a fait: sa réponse sera d'abord affirmative, surtout s'il s'agit d'une action qu'il regrette d'avoir commise. Mais, avec un peu d'attention, vous découvrirez qu'au lieu de se supposer exactement le même dans les mêmes circonstances, il projette son présent dans le passé, il se suppose dans les mêmes circonstances avec les idées ou les sentiments qu'il a aujourd'hui; en disant: «J'aurais pu faire le contraire», il sous-entend: «si j'avais pensé ce qu'aujourd'hui je pense».—Maintenant, changez son centre de perspective, et dites-lui: «Si vous étiez aujourd'hui exactement dans les mêmes dispositions qu'autrefois, sans l'expérience des choses que vous avez, avec les mêmes préjugés et les mêmes passions, feriez-vous la même chose qu'autrefois?—Sa réponse la plus spontanée sera: «Si c'était à refaire dans les mêmes circonstances et avec le même état d'esprit, je le referais.» C'est que, tout à l'heure, il projetait son présent dans son passé, et maintenant il projette son passé dans son présent. Ce simple changement de point de vue l'amène à se contredire. Comment se fier à ce bon sens 112 tant de fois invoqué par les écossais et par les éclectiques? Vous parviendrez difficilement à faire concevoir au bon sens deux cas absolument indiscernables; mais, si vous y arrivez, vous le verrez hésiter entre la croyance à la liberté, qui lui semble impliquer la possibilité des contraires, et la croyance aux causes, qui rend incompréhensible la production d'effets différents par une cause absolument identique.

Plaçons-nous donc sur le vrai terrain de la question, c'est-à-dire dans le moment présent. Quand nous nous déterminons, avons-nous la conscience que nous pourrions vouloir en réalité le contraire?—Lorsque la chose n'est pas logiquement contradictoire et qu'elle tombe sous ma puissance physique, je pourrais agir autrement si je voulais, et je pourrais vouloir si...? Là commence la difficulté. Assurément je pourrais vouloir le contraire, si je pensais et sentais autrement; en ce cas, la condition de la volonté autre serait dans d'autres idées et d'autres sentiments, c'est-à-dire dans une différence de direction et d'intensité de l'activité antécédente. Mais aurais-je pu vouloir autrement si le cours de mon activité et si ma passivité eussent été absolument identiques? En ce cas, la condition serait dans la volonté même: j'aurais pu vouloir autrement si j'avais voulu, et j'aurais pu le vouloir. Ce qui revient à répéter deux fois: j'aurais pu vouloir autrement. On admet donc alors une possibilité inconditionnelle.

Or, cette possibilité est d'abord invérifiable comme fait dans l'ordre des phénomènes, dans l'ordre du temps; car, pour la vérifier et la voir en action, il faudrait faire en un même instant deux choses contraires; ou, s'il y a une différence de temps, il faudrait que, sans aucune autre différence, nous fissions deux actes différents. Cette seconde expérience est irréalisable, et quand nous faisons successivement des choses opposées, sans autre différence apparente que celle du temps, un peu plus d'attention découvre d'autres différences. Au second instant, nous avons en plus le souvenir du premier; et ce souvenir de ce que nous avons fait est une raison de ne pas le refaire quand nous avons l'intention de montrer précisément notre pouvoir de réaliser les contraires. Aussi, nous l'avons vu, les expériences dans lesquelles on lève ou on abaisse le bras, et tous les faits de ce genre, impliquent une véritable diversité d'un moment à l'autre. Nous ne pouvons donc réaliser comme fait observable le pouvoir idéal que nous nous attribuons. La moindre différence dans les conditions suffit pour expliquer la différence des actes, comme le moindre écart de deux lignes qui coïncidaient d'abord suffit pour produire 113 un angle et une divergence indéfinie. Or nous ne sommes jamais absolument identiques dans deux moments différents; et d'autre part, en un seul et même instant, nous ne pouvons vouloir deux actes contraires à la fois. Si donc nous affirmons qu'au même instant nous pourrions vouloir le contraire, c'est ou une simple croyance ou une conscience de quelque chose qui n'est pas un fait proprement dit.

Dira-t-on que cette chose est une condition première, commune aux deux actes différents, comme le sommet de l'angle est commun aux deux lignes divergentes?—Ce qu'il y a de commun aux deux actes, c'est, semble-t-il, d'être pensés comme possibles pour la volonté; il faut même, pour que cette condition soit vraiment commune, qu'ils soient pensés comme également possibles sous tous les rapports; bien plus, il faudrait qu'ils fussent pensés en même temps. Mais la pensée simultanée de deux choses également possibles est irréalisable. A chaque moment notre pensée est plus sur un des côtés de l'angle que sur l'autre. Dans l'instant où je pense l'un des possibles, cette pensée est déjà un commencement d'exécution qui constitue un surplus actuel en sa faveur; et nous avons vu que, dans les cas d'équilibre, ce surplus peut suffire à motiver la direction finale de la volonté. Nous n'avons donc pas même conscience de penser au même instant deux possibles égaux, à plus forte raison de le pouvoir au même instant. D'ailleurs on a déjà vu ce qu'il faut penser de la prétendue conscience de notre puissance[36].

Essayons de diminuer la difficulté pour la mieux résoudre.—Les psychologues, pourrons-nous dire, mettent ordinairement en présence de la volonté des partis extrêmes et lui demandent si elle pourrait choisir l'un ou l'autre, par exemple, faire du bien à un ami ou le tuer. Par là ils établissent entre les choses un hiatus, une solution de continuité, qui obligerait la volonté à faire un saut énorme. Mais peut-être au contraire la volonté, tout en demeurant libre, pourrait-elle respecter la grande loi de la nature: natura non facit saltus. Si vous m'offrez le choix entre deux choses trop opposées, le choix me sera impossible; je serai obligé préalablement de les rapprocher dans une idée commune, de trouver un moyen terme qui les relie et diminue leurs différences: j'abstrairai les contrastes pour considérer les choses sous quelque rapport commun. Cette méthode semble un moyen de rétablir la continuité dans les choses. La volonté commence 114 par placer les objets trop distants l'un à côté de l'autre, comme si elle se sentait incapable de faire un bond subit et de passer d'un extrême à l'autre sans parcourir les intermédiaires. Eh bien, une fois les deux objets rapprochés, ne peut-elle passer de l'un à l'autre par une déviation infiniment petite? Un point qui se meut s'écarte infiniment peu de sa première position, puis infiniment peu de sa seconde; et ces écarts différentiels finissent pourtant par produire un écart sensible. Deux positions successives semblent à la fois indifférentes et différentes, comme deux points contigus semblent se confondre tout en se distinguant. La volonté n'aurait-elle point aussi un pouvoir de dévier, une liberté de choix entre des choses peu différentes? Ne pourrait-elle suivre ou la ligne droite ou une courbe qui s'en écarte d'abord très peu pour s'en éloigner ensuite de plus en plus? Je ne puis me mettre en opposition absolue avec le bien que j'aime; mais ne puis-je lui faire une légère opposition et comme une légère infidélité? Dans les cas où j'ai le choix entre plusieurs partis presque semblables, mais dont l'un me semble un peu meilleur que l'autre, ne puis-je choisir le moins bon comme plus agréable, et préférer ainsi un léger égoïsme à un léger désintéressement? On pourrait, dans cette hypothèse, comparer le bien à un ministre parlementaire qui propose une mesure au pouvoir délibératif: dans les cas graves, le ministre fait de la mesure proposée une question de cabinet, et un refus amènerait sa retraite définitive; une assemblée fidèle sera incapable de cette opposition extrême, mais elle pourra user de son libre arbitre sur les questions de détail et y montrer plus ou moins de bonne volonté. Dans l'ordre moral les questions de détail ont leur importance par le résultat qu'elles peuvent produire en s'accumulant. Si un grand nombre de fois j'ai préféré un léger acte de désintéressement à un léger acte d'égoïsme, j'accumule en moi une force d'affection qui, exercée d'abord dans les petites choses, pourra se manifester dans les grandes. L'amitié et l'amour vivent de petits soins, qui pourront rendre capable de grands dévouements. D'autre part, de petits actes d'égoïsme accumulés pourront rendre incapable de telle ou telle bonne action. Cette conception répond assurément à une méthode souvent suivie par l'homme; elle semble fournir un artifice pour sauver la continuité dans la discontinuité même. Nous pourrions alors faire, sinon le contraire de ce que nous faisons, du moins une chose très peu différente de notre action, mais capable en se continuant de produire à la longue un écart considérable; on pourrait même dire en 115 général que le contraire est toujours possible, mais par intermédiaires et par méthode. Après tout, la loi de continuité est la loi de l'action même: pour passer d'un lieu à un lieu différent, il faut en un certain sens rendre les deux points extrêmes indifférents, ce qui se fait en franchissant d'abord des points infiniment peu différents et en multipliant infiniment la même action. Ce mystère du mouvement continu, qu'il faut bien accepter sans le comprendre, a peut-être son analogue dans tous les changements en général, et en particulier dans les changements volontaires.—Telle est l'hypothèse qu'on pourrait proposer pour venir au secours du libre arbitre.

Mais la difficulté, pour être ainsi ramenée à des proportions infinitésimales, n'est cependant pas supprimée. L'explication que nous venons d'imaginer rappelle, par plusieurs points, la théorie épicurienne du clinamen: la raison veut que l'atome se meuve en ligne droite parce qu'il n'y a aucune raison pour dévier d'un côté plutôt que de l'autre; mais Epicure, ayant besoin d'une légère déviation, la suppose infiniment petite: cet écart est du reste déclaré sans raison, et attribué à une spontanéité qui ressemble fort au hasard et qui en prend même le nom. Le hasard serait aussi, dans l'hypothèse précédente, le caractère de la déviation libre par laquelle nous nous écarterions progressivement du bien. Mais voici ce qu'on peut objecter. Si nous dévions ainsi sans nous en apercevoir, notre acte sera une erreur involontaire; si nous nous apercevons de l'écart, mais qu'il nous semble très petit ou infiniment petit, la faute sera elle-même insignifiante; enfin, même dans ces limites, l'acte de libre arbitre préférant le moins au plus sera toujours inintelligible. Quelque petite que soit la différence entre la première position et la seconde, il y aura toujours sur quelque point contrariété absolue entre les deux actions qu'on suppose possibles: une petite différence est une contrariété resserrée dans d'étroites limites, mais qui subsiste dans ces limites; et c'est sur cette contrariété que doit porter le choix. On en reviendra donc toujours à se demander comment le libre arbitre peut opter entre des contraires, et entre des contraires inégaux. Cette décision de la volonté demeurera une bizarrerie, à moins qu'on ne l'explique par un mobile égoïste, ce qui replacera le sentiment du plus grand bien ou son apparence du côté où aura penché le libre arbitre. Enfin, dans les décisions vraiment morales il y a ordinairement une alternative tranchée, souvent violente, par exemple entre une trahison ou la mort, 116 entre une lâcheté ou une souffrance, entre un oui et un non sans milieu. L'artifice d'un clinamen infinitésimal serait donc ici stérile.


En résumé, la puissance de vouloir le contraire de ce qu'on fait, sans autre condition que de le vouloir, demeure à tous les points de vue problématique pour la conscience et incompréhensible pour la raison. La faculté de choisir, dont l'existence en nous semble si évidente à la conscience spontanée, recule et fuit devant la conscience réfléchie. La liberté de choix ou libre arbitre revient finalement à cette liberté d'indétermination que la conscience réfléchie ne peut parvenir à prendre sur le fait. Le choix, d'ailleurs, ne suppose-t-il pas deux partis? Si je choisis toujours celui auquel je suis porté par une inclination plus forte, le pouvoir de choisir n'ajoute rien à la force antérieure de l'inclination et n'est, dans le calcul, qu'un terme superflu: la prévalence de l'inclination la plus forte est toujours réelle en fait, et le pouvoir de faire le contraire demeure toujours virtuel. Nous nous attribuons idéalement ce pouvoir, mais nous ne pouvons jamais nous en servir; or une puissance qu'on a sous la condition de ne jamais s'en servir en fait, ressemble fort à de l'impuissance.—D'autre part, si on dit que je puis choisir l'objet de l'inclination la plus faible, cela revient à dire que je puis vouloir, non seulement sans raison, mais même contre toute raison. En opposant à l'inclination la plus forte la force de ma volonté, j'ai dû, avant de la dominer, la contrebalancer d'abord jusqu'à un parfait équilibre; pourquoi donc cet équilibre, une fois établi, s'est-il résolu en une action plutôt qu'en une autre? Voilà qui suppose toujours une détermination arbitraire. Le choix du libre arbitre, pour s'opposer à la résultante dynamique des inclinations et au jugement de préférence purement intellectuel, implique donc une volonté qui, par rapport aux inclinations et aux idées, serait indéterminée, fût-ce un seul instant, et qui sortirait de cette indétermination sans mobile sensible et sans motif intellectuel, par un acte absolument incompréhensible. Le libre arbitre des spiritualistes ne peut se distinguer de la liberté d'indifférence[37].

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CHAPITRE QUATRIÈME

LA LIBERTÉ D'INDIFFÉRENCE ET LE LIBRE ARBITRE DANS L'INDÉTERMINISME PHÉNOMÉNISTE

I. Cercle vicieux de l'indéterminisme phénoméniste.

II. Synthèse et analyse artificielles dans l'indéterminisme phénoméniste.

III. Conséquences psychologiques.—L'indéterminisme de la pensée et du jugement dans la délibération.—Prétendue impossibilité de la certitude dans le déterminisme.

Pour échapper à ces inconvénients, un nouvel éclectisme, qui se donne le nom de «criticisme phénoméniste,» s'est efforcé de juxtaposer le phénoménisme de Hume, les lois à priori de Kant et le libre arbitre sans lois du spiritualisme. Dans la question qui nous occupe, il a proposé des arguments en partie empruntés à Descartes, en partie nouveaux. La méthode de ce criticisme réduit aux phénomènes consiste, comme nous le verrons, soit à reporter la difficulté plus haut, soit à la répandre sur tous les points, soit enfin à la voiler par le moyen d'une fusion systématique entre les idées. Nous avons à examiner si ce n'est pas là simplement déplacer ou déguiser l'indifférence en croyant la supprimer.

I. Cercle vicieux de l'indéterminisme phénoméniste.—Jules Lequier commence par déclarer qu'il rejette absolument la liberté d'indifférence. «Si la liberté des résolutions humaines est réelle, dit-il, la liberté s'applique au dernier jugement qui motive l'acte libre, et non pas seulement à l'acte proprement dit d'une volonté; car il n'y a pas de volonté indifférente en matière d'actes réfléchis... Il faut que l'essence de la liberté remonte jusque-là[38].» Ainsi, c'est bien en faisant remonter 118 la difficulté que Lequier espère la résoudre. M. Renouvier, à son tour, admet que la volonté suit le dernier jugement, «que la volonté est conforme au motif sous la représentation duquel se produit l'acte[39]»; mais il nie «le caractère de nécessité des jugements qui s'enchaînent dans une délibération.» «Si l'acte n'est pas nécessaire... c'est que le dernier jugement n'est pas non plus nécessaire... En un mot, dans une vraie délibération où tout l'homme est en exercice, les jugements sont aussi des actions.»—«Admettons qu'un motif est toujours voulu, c'est-à-dire évoqué maintenant parmi d'autres motifs également possibles; et l'argumentation du déterminisme est à l'instant renversée.»

A l'instant nous semble un peu rapide: suffit-il de reculer la difficulté pour qu'elle soit à l'instant supprimée? On songe ici involontairement au raisonnement indien:—Qui soutient la terre dans l'espace?—Une tortue.—Mais qui soutient la tortue?... Les motifs expliquent la volonté, mais qui explique les motifs? De deux choses l'une: ou ces motifs auxquels la résolution se conforme toujours sont les résultats de lois mentales nécessaires, et alors la résolution même tombe sous ces lois; ou ils sont le résultat d'une détermination de la volonté; dans ce second cas, ils deviennent des actions comme d'autres, puisque «les jugements sont aussi des actions;» on peut donc leur appliquer le même raisonnement. Étant donné un certain ensemble de motifs et de mobiles, qui expriment l'état de l'agent à un moment donné, vous reconnaissez qu'il n'en peut sortir «qu'une seule action[40]»; de même, ajouterons-nous, il n'en peut sortir qu'un seul motif nouveau, puisque le motif est lui-même une action. Si on le nie, au cercle vicieux s'ajoute une contradiction.

Les motifs sont comme les côtés d'un parallélogramme de forces, l'action en est la diagonale; on nous concède que la diagonale est la résultante nécessaire des côtés, mais on soutient que les côtés eux-mêmes peuvent être libres et modifier spontanément leur direction. Soit; mais avez-vous montré que les côtés ne sont point eux-mêmes des diagonales et des résultantes d'un parallélogramme caché plus profondément, par cela même invisible?

Pour sortir de ce cercle, il ne suffit pas de recourir à l'image de l'«évocation», qui précisément ne représente qu'une fiction de l'esprit. La volonté, nous dit-on, se conforme toujours 119 à ses motifs, mais elle a le pouvoir d'«appeler», d'«évoquer» ces motifs mêmes; elle n'est donc pas indifférente, puisqu'elle agit selon ses motifs; et elle est libre, puisqu'elle se donne à elle-même ses motifs. «Le philosophe qui croit sérieusement à la liberté... prendra la volonté pour le nom donné à la propriété qu'a l'homme de créer, de faire sortir en certains cas, des mêmes précédents donnés, un fait ou le contraire de ce fait, ambigument, sans prévision possible, même imaginable; enfin de délibérer de manière à conférer à ses motifs, à ceux qu'il possède, à ceux qu'il repousse, à ceux qu'il évoque, des puissances inégales, imprévisibles... Voilà ce qu'on doit croire quand on croit à la liberté[41].» Nous doutons que la foi vienne de cette manière. On ne peut, en effet, sortir de ce dilemme:—Si la volonté a un motif pour «appeler» tel motif et non tel autre, ou pour le «repousser», ou pour le «maintenir», c'est le motif antécédent qui explique les motifs subséquents, et ainsi de suite jusqu'à ce que la succession des motifs et jugements, qui est la délibération, aboutisse à l'action finale. Si au contraire la volonté évoque sans motif un motif plutôt qu'un autre, nous voilà revenus à la liberté d'indifférence, avec cette aggravation qu'elle s'applique aux jugements mêmes, aux phénomènes intellectuels et passionnels, à la «raison et aux passions», c'est-à-dire aux choses les moins indifférentes qu'il y ait au monde. C'est la raison qui, après avoir suivi une série de raisons, se met tout d'un coup à dévier; c'est la passion qui, après avoir suivi une ligne de passions, se met tout d'un coup, pour ainsi dire, à dérailler: au lieu du clinamen de la volonté, on a le clinamen de la raison et de la passion. Or, s'il est difficile d'admettre une volonté irrationnelle, que sera-ce quand il faudra admettre une raison irrationnelle? La première hypothèse violait simplement le principe de causalité; la seconde violera le principe de contradiction. Au lieu de supprimer l'indifférence, l'indéterminisme phénoméniste la place au fond de la raison même et de la passion. «Le libre arbitre est la passion même, mais une passion qui se fait.» Les motifs «automotifs», ainsi que les passions, se mettent en mouvement par une puissance absolue et «commencent absolument» sans dériver ni d'un noumène, ni d'une substance, ni d'une loi. Cette puissance de s'évoquer eux-mêmes qui appartient aux motifs et aux mobiles, à de simples phénomènes, est une évocation magique encore plus étonnante que celle de Robert le Diable; ici, en effet, ce sont les motifs 120 qui s'appellent et se répondent du fond de leur non-être antérieur[42].

II. Synthèse et analyse artificielles dans l'indéterminisme phénoméniste.—Une difficulté reculée n'est pas une difficulté résolue. L'indéterminisme phénoméniste, il est vrai, ne se borne pas à reculer la difficulté: il l'enlève du point précis où l'on aurait pu la saisir et la répand sur l'ensemble des phénomènes internes en disant que la volonté libre est déjà dans tous les motifs et mobiles[43]. C'est ce qu'il appelle une synthèse naturelle, par opposition à l'analyse «artificielle» des indifférentistes et des déterministes, qui, à l'en croire, brisent également l'unité humaine.—Parler ainsi, répondrons-nous, c'est confondre l'analyse factice et fausse des Écossais ou des éclectiques, qui aboutit à des «facultés», avec l'analyse naturelle et scientifique des déterministes, qui aboutit à des lois. Dire avec les Écossais que l'intelligence conseille la volonté, c'est sans doute personnifier des abstractions; mais montrer, avec les déterministes, que les lois de la succession des désirs et idées sont identiques aux lois de la succession des actes et mouvements, ce n'est pas briser l'homme en «facultés». La direction suivie par un mobile a beau être une: le mécanicien n'en a pas moins le droit de décomposer les forces composantes qui l'entraînent; on ne l'accusera pas pour cela de séparer et de «personnifier» des forces inséparables. Vous refusez de considérer à part les éléments et les lois d'une volition, sous prétexte que c'est le «tout» qui est 121 libre; mais on aura toujours le droit d'opposer l'analyse à cet artifice de synthèse. Cette fusion trop voisine d'une confusion ne fait que déguiser la difficulté en mêlant les termes du problème. Supposons, pour prendre un exemple sensible, qu'il y ait dans un vase une couche d'eau et au-dessus une couche de vin plus légère qui surnage: un chimiste conclut, après analyse, que le vin ne peut provenir de l'eau, ayant une composition et des propriétés différentes, pas plus qu'un vrai libre arbitre ne peut venir de la passion ou de la raison. Son contradicteur, aussitôt, agite le vase et mêle intimement pour les yeux les deux liqueurs: de cette apparente «synthèse», aura-t-il bien le droit de conclure que le vin est déjà dans chaque particule d'eau et en est inséparable, comme le libre arbitre serait déjà dans les motifs?

C'est donc à tort que les criticistes infidèles à Kant croient trouver dans le déterminisme, soutenu par Kant lui-même, des personnifications mythologiques. Selon eux, la théorie de la liberté d'indifférence et la théorie des déterministes s'accorderaient à admettre «une volonté nue et séparée du jugement», avec cette seule distinction que, pour les indifférentistes, la volonté peut résister aux motifs, pour les déterministes, elle ne peut que leur obéir. Là une volonté rebelle, ici une volonté docile; mais, dans les deux cas, une volonté séparée de l'intelligence et des sentiments, une volonté «à part», une volonté au fond indifférente. «Ces deux doctrines s'accordent, dans le fond, à donner la volonté comme indifférente de sa nature; seulement l'indifférence est active ici (pour les partisans de la liberté indifférente) et là passive (pour les déterministes qui attribuent toute l'activité aux motifs)[44]»... «Nous avons vu l'indifférentisme imaginer une volonté séparée du jugement, séparée de l'homme raisonnable, hors-d'œuvre de la conscience réfléchie, impulsion gratuite, pouvoir insaisissable, cause absolue et chimérique introduite dans l'ordre de la réflexion et de la délibération. Mais, chose étrange! le déterminisme s'appuie sur une fiction pareille. Seulement, au lieu de faire la volonté se mouvoir d'elle-même, il suppose qu'elle est là pour céder à des mouvements communiqués, semblable à une balance dont les plateaux... j'omets le détail d'une comparaison consacrée[45].»—On pourrait répondre que cette fiction est tout entière de la façon des «criticistes» et n'appartient nullement aux déterministes. Oui, sans doute, les 122 partisans de la liberté d'indifférence admettent une volonté nue et séparée, qui peut résister aux motifs; mais les déterministes, eux, n'admettent aucune volonté nue; ils admettent, à tort ou à raison, une volonté nulle, ce qui est bien différent. Ils nient qu'il existe, en dehors de l'intelligence, de la sensibilité et de la motilité, en dehors des phénomènes intellectuels ou sensibles et de leurs lois, une «faculté» séparée, du nom de volonté, qui aurait une puissance propre. Où a-t-on vu le déterminisme imaginer une volonté différente de la passion et de l'idée, qui serait là uniquement pour leur céder, qui n'aurait d'autre charge que de n'en pas avoir, simple sinécure, simple passivité? C'est là un fantôme qu'on crée pour l'exorciser ensuite, ou plutôt on prête aux déterministes précisément la doctrine de leurs adversaires. Il ne s'agit pas de savoir si la volonté est passive ou active: il s'agit de savoir si nous avons ou non une volonté, une puissance libre différente des phénomènes intellectuels et des phénomènes sensibles. Il ne s'agit pas de savoir, par exemple, si les revenants sont actifs ou passifs, mais s'ils existent. Qu'on appelle la théorie des facultés une «dichotomie» artificielle, une «mythologie», rien de mieux; mais qu'on attribue cette théorie à ceux mêmes qui l'ont renversée, c'est là une sorte de contre-sens historique. La théorie des facultés n'est nullement impliquée dans la comparaison de la balance; cette comparaison est exacte et scientifique comme expression du parallélogramme des forces; seulement, dans le déterminisme, le plateau n'est pas une «volonté» inerte; il est le caractère, le cerveau sur lequel pèsent les inclinations dominantes: la volonté n'est que le nom abstrait donné à la résultante finale des forces inhérentes au cerveau et des forces inhérentes aux mobiles. Comment voir dans cette comparaison «un homme purement passif», recevant l'impulsion d'un «homme purement actif»[46]?

Cette dichotomie des deux hommes est au contraire le propre de toute théorie du libre arbitre, et non pas seulement de la théorie indifférentiste. C'est précisément le criticisme 123 phénoméniste qui oppose à la vraie synthèse scientifique une division arbitraire et même une séparation absolue entre la volonté et les autres faits intérieurs. Il admet tout le premier deux hommes ou, ce qui revient au même, deux séries de phénomènes absolument irréductibles qui se développent dans l'homme et le coupent en deux tronçons: 1o une série de phénomènes soumis aux lois du déterminisme; 2o des phénomènes non soumis à ces lois et se produisant spontanément, de manière à introduire en nous la discontinuité. Où y a-t-il une dualité, une dichotomie plus radicale qu'entre le nécessaire et le libre, entre l'homme nécessité et l'homme libre? Or ces deux hommes, selon le criticisme phénoméniste, sont en nous: l'homme présent peut se détacher de l'homme passé, au moins sur quelques points réservés à la nouveauté absolue, aux commencements absolus; il peut dire: «Toi et moi, nous sommes deux»; ce n'est pas seulement une dualité, mais une pluralité indéfinie qu'on place ainsi en nous: il y a en effet non pas deux, mais plusieurs commencements absolus; et, comme sous ces commencements le criticisme phénoméniste n'admet point la permanence d'une substance quelconque, il en résulte qu'il n'y a plus seulement un changement en moi, mais une vicissitude (au sens de Kant)[47], un «perpétuel devenir», une «suite continue» ou plutôt discontinue «de morts et de naissances», enfin une série de petites créations, qui brisent pour ainsi dire le moi en autant de fragments[48]. L'analyse des criticistes est donc aussi peu scientifique que leur synthèse: loin de montrer, comme ils l'espéraient, l'identité de l'indifférentisme avec le déterminisme, ils mettent en pleine lumière l'identité de l'indifférentisme avec le libre arbitre. C'est ce que va rendre encore plus évident l'examen des conséquences psychologiques et morales qui découlent de leur théorie.

III. Conséquences psychologiques.—L'indéterminisme de la pensée.—La première question que soulève le criticisme phénoméniste est celle des rapports de la pensée et du libre arbitre. Le jugement, acte essentiel de la pensée, peut-il être le produit d'un libre arbitre échappant d'une part aux lois 124 nécessaires de l'association des idées, de l'autre aux lois nécessaires des sentiments et des désirs?

Le déterminisme, dit-on, nous enlève le moyen de reconnaître la vérité. Si toutes nos opinions, si toutes nos «représentations» intérieures sont également nécessaires, dit M. Secrétan, à quoi reconnaître celles qui sont vraies? Vous ne pouvez sortir de vous-même pour comparer vos représentations avec les objets représentés: le critérium objectif vous manque; il est vrai qu'il nous manque aussi à nous-mêmes, partisans du libre arbitre; mais en revanche nous en avons un équivalent: «C'est le concert des esprits, obtenu par le sincère effort de chacun d'eux pour étendre et pour ordonner le champ de ses représentations.» Cet accord «s'obtient par la vérification, c'est-à-dire par la concordance des résultats d'une méthode avec ceux d'une autre, se reproduisant dans chaque esprit[49]

«Si tout est nécessaire, avait dit déjà M. Renouvier avec Jules Lequier, l'erreur est nécessaire aussi bien que la vérité, et leurs titres sont pareils, à cela près du nombre des hommes qui tiennent pour l'une ou pour l'autre, et qui demain peut changer. Le faux est donc vrai, comme nécessaire, et le vrai peut devenir faux... Il suit de là que la nécessité n'accorde point de moyens pour discerner le vrai du faux; chacun de nous pense et juge comme il doit penser et juger[50].»—«Nie-t-on la liberté, dit à son tour M. Delbœuf, il n'y a plus de bien ni de mal, de vérité ni d'erreur, partant plus de science; tout ce qui est fait et tout ce qui est passé est indifféremment légitime; l'opinion qui se pose comme le champion de la liberté vaut tout autant que celle qui la combat... Le fataliste est ainsi forcé de nier la science en même temps qu'il nie la liberté[51]

125 Les adversaires du déterminisme ne songent pas que nos opinions, fussent-elles nécessaires pour nous au moment même où nous les avons, ont toujours un double contrôle; les faits mêmes et les lois de la logique, en d'autres termes les nécessités du dehors et les nécessités fondamentales du dedans. Si j'ai prédit une éclipse pour telle heure et que l'éclipse n'ait pas lieu, j'aurai beau me dire que mon erreur a été produite par des causes nécessaires, je n'en reconnaîtrai pas moins que c'était la nécessité d'une erreur, non d'une vérité. De plus, si je vérifie mes calculs et que j'y découvre, par exemple, une faute d'addition, j'y reconnaîtrai fort bien une violation des nécessités fondamentales de la pensée, quoique cette violation ait été amenée par des nécessités accidentelles: distraction, confusion, fatigue cérébrale, etc.

«Une erreur nécessitée, répète-t-on, n'est pas une erreur; par exemple, si les anciens devaient fatalement juger la terre immobile, rien ne nous autorise à croire que, de leur temps, elle ne l'était pas: car pourquoi les lois de la nature changeraient-elles moins que celles de la pensée[52]?» Avec ce raisonnement, on pourrait croire aussi que le bâton qui me paraissait nécessairement courbé dans l'eau l'était en effet et s'est redressé dans l'intervalle, car «pourquoi les lois de la nature changeraient-elles moins que celles de la perception?» Mais nous ne savons pas où on a vu que les lois de la pensée soient changeantes pour le déterministe. N'est-ce pas au contraire le partisan du libre arbitre qui introduit le caprice dans la pensée et dans la science? Serons-nous plus assurés que la terre était immobile du temps des anciens, si c'est librement qu'il l'ont crue mobile? Ne connaissons-nous pas et les vraies lois qui font nécessairement tourner la terre, et les vraies lois qui produisent nécessairement l'apparence 126 du mouvement solaire, et les vraies lois qui ont rendu nécessaire la découverte de cette illusion? L'indéterminisme dans la pensée est le renversement de la pensée même. Si une volonté indifférente est inintelligible, une pensée indifférente est franchement absurde[53].

Bien plus, le critérium tout extérieur du consentement des intelligences, que revendiquent les partisans du libre arbitre, est au contraire la légitime propriété des partisans du déterminisme intellectuel. C'est précisément parce que nos diverses intelligences sont soumises aux mêmes lois, c'est-à-dire aux mêmes nécessités intérieures de la logique et aux mêmes nécessités extérieures de l'expérience, qu'on peut contrôler une intelligence par une autre, les calculs ou les observations d'un astronome par celles d'un autre astronome, comme la pesée d'une balance par celle d'une autre balance. Si au contraire les balances sont libres, comment se fier à leurs pesées et comment les contrôler entre elles? Mille baromètres construits sur le même plan s'accordent à marquer 10 degrés au-dessus de zéro, j'en conclus à la fois que 127 la température est en effet de 10 degrés et que tous les baromètres doivent être justes. Il est douteux qu'un physicien préférât s'en rapporter à des baromètres doués de libre arbitre. Voici deux miroirs dont l'un reproduit exactement l'objet et dont l'autre le déforme; sont-ils de même valeur, comme la vérité et l'erreur dont parle M. Delbœuf, sous prétexte qu'ils sont également nécessités l'un à reproduire l'objet, l'autre à ne pas le reproduire? Toutes les horloges sont-elles également bien réglées parce qu'aucune ne se règle librement, et M. Delbœuf se défie-t-il de sa montre marquant midi parce qu'elle n'est pas libre? La vérité est une harmonie: un piano n'a pas besoin d'être libre pour qu'on juge s'il est d'accord; tout au contraire. De même pour l'esprit. Si les accords ou «représentations» de mon esprit dépendent de ma volonté, si je puis me représenter rouge ce qui est bleu, égal à dix ce qui est égal à cinq, c'est alors que tout critérium sera enlevé à la science. Le jour où il suffirait à un astronome d'un acte de libre arbitre pour voir une nouvelle étoile au bout de sa lunette, l'astronomie n'existerait plus. Les partisans du libre arbitre frappent donc sur eux-mêmes en croyant frapper sur leurs adversaires; l'arme jetée en l'air retombe sur eux. L'intérêt de la science, disons mieux, les nécessités de la science impliquent, quoi qu'en disent MM. Secrétan, Renouvier et Delbœuf, le déterminisme dans les objets et le déterminisme dans les pensées.

Supposons que nous sommes dans le désert. Vous croyez voir une oasis; moi, placé à une certaine distance de vous, je ne la vois pas. En fait, il y a ou il n'y a pas une oasis réelle; les partisans du libre arbitre et ceux du déterminisme l'admettent également; mais la question est de savoir comment, dans chacune des deux hypothèses, on pourra établir une distinction de valeur entre les opinions. Selon le déterminisme, moi qui ne vois pas l'oasis et vous qui la voyez, nous sommes actuellement nécessités tous deux, moi à ne pas voir, vous à voir. Faut-il en conclure que nous n'ayons «aucun moyen de discerner le vrai du faux?»—Tant que nous en demeurerons là et que nous nous croiserons les bras, la distinction sera sans doute impossible; mais, dans l'hypothèse du libre arbitre, elle sera tout aussi impossible. Il ne suffira pas que vous disiez:—J'affirme librement l'oasis, il me plaît qu'elle soit—, pour que la distinction du vrai et du faux devienne possible; on distinguera simplement par là ce qui me plaît et ce qui ne me plaît pas. Jusqu'ici, nous sommes donc au même point. Maintenant, de deux choses l'une: ou la chose en litige est vérifiable, ou elle ne l'est pas. Si elle est vérifiable, nous 128 marcherons tous les deux vers l'oasis que vous croyez voir; le déterministe n'est pas plus paralysé que le partisan du libre arbitre. En arrivant devant une oasis réelle, la même nécessité qui m'empêchait tout à l'heure de la voir me déterminera maintenant à la voir; nous aurons donc corrigé une nécessité par une autre; si voir ou ne pas voir dépendait de notre libre arbitre, c'est alors que nous serions impuissants à distinguer le réel de l'imaginaire. Supposons maintenant que toute vérification soit impossible; ici encore, l'hypothèse se subdivise. Ou bien, en l'absence de vérification sensible, il y a des raisons soit logiques, soit scientifiques, soit métaphysiques, soit morales et sociales, pour établir des degrés de probabilité; ou bien il n'y en a pas. Dans le premier cas, vous pouvez, par exemple, me faire observer que vous n'êtes pas au même point que moi, que mes yeux sont moins bons, qu'il y a une vapeur entre moi et l'oasis, que j'ai un intérêt à prendre un autre chemin, tandis que vous êtes parfaitement désintéressé, etc. Vous pouvez ainsi arriver à me convaincre que les probabilités sont pour le chemin que vous voulez prendre. Ces probabilités me détermineront à prendre ce chemin, à moins que mon désir ou mon intérêt ne l'emportent sur mon intelligence. N'y a-t-il, au contraire, aucun moyen d'établir des probabilités, ni intellectuelles ni d'aucune sorte? En ce cas, toutes raisons ayant disparu, nous serons réduits à une sorte de pari, à un jeu de hasard. Mais qui empêche un déterministe de jouer et de parier tout comme un autre? Si nous sommes libres, nos paris contraires seront libres; et, faute de vérification possible, on ne pourra discerner quelle décision est ou n'est pas conforme à l'objet. Si nous sommes déterminés, nos deux décisions seront également déterminées, et, en l'absence de vérification possible ou d'appréciation possible des probabilités, on ne pourra non plus discerner leur conformité ou leur non-conformité à l'objet. On ne pourra ici se décider que pour des raisons subjectives à tous les points de vue. Donc, en somme, là où la distinction du vrai et du faux est possible, c'est précisément par le déterminisme intellectuel qu'elle se produit, et là où elle est impossible pour le déterminisme, elle l'est encore bien plus pour le libre arbitre; jouer à pile ou face sur une affirmation ou une négation, ce n'est pas s'éclairer sur ce qui était obscur; dans les cas mêmes où l'on prend inévitablement une décision pratique, cette décision, soit libre, soit déterminée par nos penchants, n'empêche pas les jugements contraires d'être aussi indiscernables qu'auparavant sous le rapport de l'objectivité.

129 Le «criticisme phénoméniste» représente toujours, suivant la méthode ancienne, l'homme déterminé comme un homme passif et inerte: c'est l'argument paresseux appliqué à l'intelligence. On oublie que, si l'intelligence est un miroir, elle n'est pas un miroir immobile et impuissant: c'est un miroir tournant sans cesse, qui, présentant ses diverses faces aux choses, reflète des tableaux divers et peut ainsi contrôler l'un par l'autre; bien plus, les objets eux-mêmes tournent autour de l'intelligence et lui offrent ainsi successivement leurs différentes faces, ce qui fournit un nouveau moyen de distinction. Outre ce premier paralogisme, on en fait un second en prétendant que l'esprit humain, dans l'hypothèse déterministe, est une intelligence pure uniquement déterminée par des raisons qui lui apparaissent, et qui elles-mêmes s'expliquent uniquement par l'objet inconnu; si bien que, quand les pures intelligences se contredisent, il n'y aurait plus de distinction possible à établir entre elles.—Mais, peut répondre le déterministe, nos opinions ont des raisons déterminantes ou antécédentes qui ne sont pas toujours des raisons intellectuelles et logiques, ni toujours logiquement valables. Donc, de ce que toute opinion est explicable par des raisons, il ne s'ensuit pas que, pour le déterminisme, toutes soient également fondées en raison. Il peut y avoir des raisons de déraisonner comme des raisons de bien raisonner. «Le vrai et le faux», dites-vous, «ont des titres égaux» parce qu'ils «sont également nécessaires». «C'est une manière d'être dans le vrai que de suivre une loi nécessaire en affirmant le faux des autres hommes[54].»—Mais un fou est nécessairement fou, un esprit sain est nécessairement sain, et la folie est en harmonie avec l'ensemble des lois de l'univers puisque certaines rencontres de ces lois la produisent; en résulte-t-il que la folie soit en harmonie avec les objets sur lesquels le fou porte des jugements faux? De ce que la folie «est vraie», comme compatible avec le grand tout, mal à propos appelé l'universelle vérité, il n'en résulte pas que les opinions du fou soient vraies comme harmoniques avec les objets particuliers auxquels elles s'appliquent, ni qu'il fasse jour quand le fou le déclare en plein minuit.

On objectera qu'il y a des questions insolubles où chacun se croit sage, sans qu'on puisse distinguer les vrais sages des fous.—Sans doute; mais, en ce cas, le libre arbitre n'est-il pas tout aussi impuissant que le déterminisme à faire la distinction? 130 Il ne peut que servir à accroître l'embarras, car chacun se jugera librement sage, et cela au moment même où il sera le plus fou. C'est encore le déterminisme qui peut fournir ici ou un critérium ou un succédané de critérium. Supposez, par exemple, qu'il s'agisse du vote d'une chambre de députés relativement à une mesure dont les effets futurs sont actuellement invérifiables et même, par hypothèse, impossibles à prévoir. En l'absence de toute certitude et même de toute probabilité tirée de l'objet, je pourrai encore me faire une probabilité tirée des motifs et mobiles qui ont déterminé le vote. Je penserai que les députés qui ont le plus de chance d'avoir raison sont ceux qui ont le moins cédé aux raisons subjectives, aux passions de parti, aux ambitions personnelles, aux intrigues corruptrices, etc. J'éliminerai autant que possible tout le subjectif, toutes les questions de personnalité, pour avoir une probabilité objective, la plus impersonnelle possible. Je pourrai dire:—Ce vote doit être absurde, parce qu'il a été une œuvre de passion, de légèreté, de haine, de corruption. Le critérium, en ce cas, est justement l'opposé de la méthode subjective que le criticisme phénoméniste préfère à la méthode objective. Si l'on vient me dire que les députés se sont fait librement leurs motifs et mobiles de vote, ma défiance ne fera que s'accroître, tout comme si l'on m'apprenait qu'ils ont voté à la courte paille. Donc, même au point de vue interne, est plus probable ce qui est plus dégagé des penchants subjectifs et des commencements absolus subjectifs. Donc encore, nous ne saurions admettre que l'incertitude produite par les résultats contradictoires des jugements humains «ne se peut lever qu'en reconnaissant que la certitude est un état psychique, résultat d'un acte libre, en une conscience responsable, et non point l'effet d'une nécessité qui se contredit en ses différents produits[55].»—Oui, la certitude, la croyance est un état psychique, mais l'hypothèse du libre arbitre n'est nullement la seule possible pour expliquer cet état psychique. On oublie les passions, les instincts, les sentiments, les «perceptions confuses», les mille causes grandes ou petites qui peuvent incliner le jugement, produire ou achever la croyance, alors même qu'il n'y aurait pas le moindre libre arbitre. Les criticistes font une «énumération incomplète» des hypothèses possibles. De ce qu'un objet n'est pas blanc, a-t-on immédiatement le droit d'en conclure qu'il soit noir? Il peut être rouge, 131 vert, etc. De même, de ce que la croyance n'est pas l'œuvre d'une nécessité purement logique ni d'une action nécessaire de la «chose en soi» ou de l'objet sur la pure pensée, il n'en résulte pas immédiatement que la croyance soit libre; elle peut être l'œuvre d'une nécessité passionnelle, sentimentale; elle peut résulter du caractère, des habitudes, de l'éducation, etc.[56]. Mais c'est alors, répète-t-on, que toutes les croyances seront indiscernables en tant que nécessaires.—Le fussent-elles sous ce rapport, elles ne le seraient pas pour cela sous tous les autres rapports. Les effets sont indiscernables en tant qu'ils ont tous des causes; il n'en résulte pas qu'ils soient indiscernables par ailleurs et qu'une maladie nécessaire soit indiscernable d'une santé nécessaire. Même en l'absence de toute vérification possible, nous avons vu que la méthode de discernement entre le vrai et le faux consiste à calculer, autant que faire se peut, la part du passionnel et du subjectif pour l'éliminer du problème, comme un astronome élimine de ses calculs l'équation personnelle. On peut ainsi dans la conscience même établir une hiérarchie, subordonner une nécessité à une autre moins individuelle, mesurer plus ou moins exactement des degrés de probabilité, comparer une croyance avec l'ensemble des vérités acquises et confirmées, continuer rationnellement le mouvement commencé, etc. Donc les criticistes phénoménistes, en passant de l'analogie d'un seul caractère des 132 jugements, le mode de génération dans la conscience, à l'identité de valeur pour la conscience, passent sans l'ombre d'une preuve d'un rapport à un autre tout différent.

On peut maintenant apprécier le syllogisme que M. Renouvier nous a opposé à nous-même et par lequel il a espéré acculer le déterminisme à l'impuissance. «La distinction du vrai et du faux, dans la conscience, est impossible, dit-il, en tant qu'on regarde des jugements contradictoires entre eux comme imposés par la nécessité.»—Après les explications qui précèdent, nous avons le droit de nier cette majeure, où on prend pour accordé ce qui est en question. De ce que les jugements sont tous également les effets nécessaires de leurs antécédents, il n'en résulte point que, dans la conscience, on ne puisse comparer un jugement avec un autre ou avec un ensemble de jugements, et établir ainsi, dans la conscience même, d'autres rapports aboutissant à une distinction de valeur. La conclusion n'est donc point contenue dans les prémisses: le second rapport, qui est celui du sujet à l'objet, ne se déduit pas du premier, qui est simplement le mode subjectif de formation des jugements. Conclure ainsi sans moyen terme de l'un à l'autre, ce peut être un acte de «libre arbitre»; mais la conclusion est inadmissible pour qui veut être logiquement «nécessité». Du reste, de cette majeure qui affirme précisément la chose à démontrer, M. Renouvier passe commodément à la conclusion: «Or, dit-il, la distinction du vrai et du faux, relativement à un objet externe, est impossible autrement qu'au moyen de la distinction comme vrais ou faux des jugements contradictoires entre eux, dans la conscience. Donc la distinction du vrai et du faux, relativement à un objet externe, est impossible dans la conscience en tant qu'on regarde les jugements contradictoires entre eux comme imposés par la nécessité.»—Remarquons la généralité de la conclusion; M. Renouvier ne fait ici aucune distinction entre les vérités scientifiques ou les vérités philosophiques; il parle d'un objet externe, ce qui peut signifier ou un objet de nos sens ou, plus universellement, un objet quelconque extérieur au sujet. Et en effet, si la majeure est exacte, elle doit s'appliquer à tout. Et c'est précisément parce qu'elle prouve trop qu'elle ne prouve rien.

Il y a plus. On peut retourner le syllogisme tout entier contre les criticistes eux-mêmes. Non seulement le déterminisme ne supprime pas dans la conscience tout moyen de discerner l'objectif du subjectif; mais c'est l'hypothèse même du libre arbitre dans les jugements qui supprime ce moyen.—La 133 distinction du vrai et du faux, dans la conscience, peut-on dire, est impossible en tant qu'on regarde des jugements contradictoires entre eux comme évoqués indépendamment de leurs antécédents par le libre arbitre de chacun, «sans prévision même imaginable.» Donc la distinction du vrai et du faux, relativement à un objet externe, est impossible, dans la conscience, en tant qu'on regarde des jugements contradictoires entre eux comme «également produits par le libre arbitre.» Cela est vrai pour les objets externes proprement dits: par exemple, pour l'accord d'un instrument par «l'accordeur» muni d'oreilles et de liberté, dont parle M. Renouvier. Si un accordeur juge, par un acte du libre arbitre, de la consonnance ou de la dissonance, ce n'est pas à lui que nous confierons le soin d'accorder un piano; nous préférons celui dont les oreilles et le jugement sont nécessités. Cela est vrai aussi pour les objets invérifiables de la métaphysique: en tant qu'invérifiables, égaux en probabilité intellectuelle et affirmés par un acte de libre arbitre, ils sont parfaitement «indiscernables comme vrais ou faux dans la conscience.» Votre affirmation ne porte plus alors sur ce qui est, mais sur ce que vous voulez librement ou nécessairement (car le problème subsiste toujours); vous voulez une chose ou vous en voulez une autre, voilà tout[57].

134 IV. L'attribution au moi dans le criticisme phénoméniste.—L'attribution au moi, psychologique ou morale, est encore plus inexplicable dans la doctrine des commencements absolus que dans l'indifférentisme. L'attribution, nous le verrons plus loin[58], suppose un lien entre moi et mes actes; elle suppose l'unité et la continuité du moi. Or, dans le criticisme phénoméniste, il y a des commencements encore plus absolus que dans l'indifférentisme. Comment les attribuer au moi, avec lequel ils ne sont pas liés? Ce sont des commencements absolus en moi, admettons-le; mais supposons des commencements absolus (réels ou apparents) dont je serais simplement le théâtre, par exemple une sensation imprévue; en quoi se distingueront-ils des commencements absolus dont je serais la cause? Puis-je même dire que moi j'en suis la cause? Moi, c'est «le groupe de phénomènes et de lois[59];» or les phénomènes commençant absolument n'ont leur cause ni dans les autres phénomènes antérieurs ou simultanés, ni dans les lois; ils ont leur cause en eux-mêmes ou, si l'on préfère, ils sont eux-mêmes causes.

Aussi l'attribution à la conscience est-elle impossible, et il n'y a point, selon le criticisme phénoméniste, «conscience de la liberté.» Mais alors s'élève une nouvelle et insurmontable difficulté: si la liberté est purement phénoménale et non, comme dans Kant, nouménale, on ne voit plus pourquoi elle n'aurait pas conscience de soi. Comment se fait-il qu'un commencement absolu de la conscience ne se saisisse lui-même ni comme commencement ni comme absolu? Dira-t-on que la liberté consiste précisément dans la discontinuité, dans la rupture, dans l'hiatus et le vide entre des séries de phénomènes?—En ce cas, il sera effectivement facile de comprendre qu'on n'ait point conscience d'une discontinuité, d'un vide; mais, que ce vide puisse constituer le libre arbitre, c'est ce qui sera plus difficile à saisir. Dans tous les cas, si le «groupe 135 de phénomènes et de lois» s'attribue les phénomènes qui jaillissent au beau milieu des phénomènes préexistants, c'est par pure hypothèse. Un Grec aurait pu tout aussi bien attribuer ces commencements absolus soit à la Fortune, soit à la Destinée. Un chrétien les attribuera vraisemblablement tantôt à son ange gardien, tantôt à un démon tentateur. En effet, l'apparition d'un motif ou d'un mobile nouveau dans la conscience est une véritable suggestion; de plus, elle est «imprévisible» pour moi tout comme pour autrui, car, si je pouvais prévoir sûrement ce que je vais vouloir, il n'y aurait plus commencement absolu et «liberté imprévisible.» L'idée ou le sentiment «automotifs» qui font subitement leur «apparition» ont donc tous les caractères de choses étrangères: comme je ne puis voir leur raison en moi et dans mes états antécédents, comme aussi le criticisme phénoméniste m'affirme que cette raison n'est pas dans mon cerveau et dans mon organisme, je puis parfaitement supposer un ange ou un démon qui m'inspire.

La faim, l'occasion, l'herbe tendre et, je pense,
Quelque diable aussi me poussant.

Jules Lequier, dans les «perspectives de sa mémoire», qu'il prolongeait des perspectives supposées de sa vie future, s'apparut à lui-même, nous dit-il, multiplié en une suite de personnages divers, dont le dernier, s'il se tournait vers eux un jour, à un moment suprême, en leur demandant pourquoi ils avaient agi de la sorte, pourquoi ils s'étaient arrêtés à telle pensée, «les entendrait de proche en proche en appeler sans fin les uns aux autres.»—Mais, peut-on répondre, prenons la série en sens inverse, et substituons au déterminisme une série de commencements absolus; ne verrons-nous pas se produire la même perspective? L'homme de chaque instant passé ne pourra-t-il pas rejeter la faute sur l'homme de l'instant suivant, sur «l'homme nouveau sorti de l'homme ancien» par un commencement absolu, et le long de cette nouvelle perspective n'entendrons-nous pas les personnages successifs, qu'aucun lien certain ne rattachait l'un à l'autre, en appeler aussi sans fin les uns aux autres? Tant il est vrai que, dans tous les systèmes, le problème de l'individuation et de la responsabilité offre des difficultés analogues: il faut un lien entre le moi d'aujourd'hui et celui d'hier, et cependant il faut que ce lien soit d'une flexibilité indéfinie pour permettre un continuel renouvellement dans une continuelle identité. 136 Si le lien paraît trop rigide dans le déterminisme ordinaire, en revanche il est supprimé dans un libre arbitre qui fait de la vie morale une suite d'épisodes.

V. Les limites intérieures de la liberté et de la solidarité.—Une dernière difficulté psychologique et morale, c'est celle des limites, conditions et variations intérieures de la liberté. Quelques auteurs ont admis à la fois le libre arbitre et la solidarité, qui n'est qu'un autre nom du déterminisme; ils sont allés jusqu'à croire: 1o que le libre arbitre est lui-même solidaire; 2o que, tout en s'exerçant dans le monde phénoménal et non dans le monde nouménal, il a «des manifestations phénoménales déterminées par les lois de la nature», comme la liberté nouménale de Kant; enfin qu'il y a des «degrés» et une simple «virtualité» dans le libre arbitre[60]. Ces assertions ne sont pas faciles à concilier. Aussi M. Renouvier lui-même les rejette; mais n'aboutit-il pas à son tour à l'antinomie du libre arbitre insolidaire et de la solidarité[61]? Pour lui, la puissance des contraires, dût-elle ne se présenter qu'une fois réellement et dans la vie d'un seul homme, «cette puissance-là passant à l'acte serait toujours un absolu sui generis, échappant à toute solidarité en tant qu'elle s'exerce.» Mais il ajoute que, si le libre arbitre est inconditionnel, il a cependant des «conditions d'existence» qui doivent être «données» et des «conditions d'exercice» qui sont «les éléments, les mobiles et les moyens.»—Que reste-t-il alors en propre à cet «absolu sui generis,» qu'on nous représentait tout à l'heure comme pouvant lui-même au moins se donner ses «mobiles et motifs?» Ce résultat semble d'ailleurs inévitable quand, avec le criticisme phénoméniste, on cherche une liberté inconditionnelle dans les phénomènes, qui sont par essence conditionnés.

On a beau répondre que l'acte libre est seulement celui qui n'est pas «entièrement prédéterminé,» entièrement solidaire, et que «le fait du commencement absolu,» de l'insolidarité, «est ici resserré dans d'étroites limites;» les limites qui entourent un mystère ne font rien à son énormité intrinsèque; une petite création spontanée sur un petit point de l'univers, un petit fiat lux ou un petit fiat motus est aussi incompréhensible que la création du monde entier; donnez-moi ce pouvoir dans des limites aussi étroites que vous voudrez, et je referai 137 le monde mieux qu'Archimède avec son point d'appui. De plus, nous demanderons de nouveau comment il peut y avoir des limites à un commencement absolu, une relation limitant l'absolu?

Le criticisme phénoméniste croit avoir supprimé le «noumène» en le plongeant dans le «phénomène;» il n'a fait que le mêler à son contraire; au lieu d'un seul noumène au-dessus du monde, on a une multitude de petits noumènes dans le monde, autant que d'actes libres et de commencements premiers: c'est une poussière de noumènes au lieu d'un lingot. Le criticisme phénoméniste rejette la chose en soi, mais il admet ce qui est beaucoup plus étrange: des phénomènes en soi et par soi. Il veut revenir à Hume en gardant Kant; et alors, au lieu de placer dans l'édifice le phénomène au rez-de-chaussée et le noumène à l'étage supérieur, il loge les deux contradictoires, aux prises l'un avec l'autre, sur le même plan: il fait commencer absolument des relations, il fait jaillir des phénomènes par soi, et il croit diminuer la difficulté (pour ne pas dire la contradiction) en ajoutant:—Cela ne se passe que sur un tout petit point, dans d'étroites limites: c'est un petit commencement premier; son exiguïté le rend plus portatif que l'absolu absolument absolu du noumène.—Au choix, nous aimerions mieux ce dernier qu'une philosophie d'hiatus, qui cherche vainement à se maintenir entre le phénoménisme exclusif de Hume et le phénoménisme surmonté du noumène de Kant. Éparpiller la difficulté, ce n'est pas la résoudre: c'est simplement la multiplier.

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CHAPITRE CINQUIÈME

L'INDÉTERMINISME MÉCANIQUE

I. Hypothèse d'une direction du mouvement dans l'espace sans création de force.

II. Hypothèse d'un équilibre et d'une bifurcation d'intégrales.

III. Hypothèse d'une rupture d'équilibre par une force infiniment petite.

IV. Hypothèse d'un emploi du temps laissant place à l'indétermination.

Il s'est produit à notre époque, parmi les moralistes qui se rattachent au spiritualisme ou au «criticisme,» une sorte de réaction antiscientifique dans l'intérêt de la morale, dont nous venons de voir des exemples. Les uns s'efforcent de montrer (chose facile) que la science ne sait pas tout et en concluent qu'ils ont le droit de remplir les lacunes de la science par l'affirmation d'un libre arbitre qui échappe aux lois scientifiques. Où la science se tait, ils se croient autorisés à parler comme bon leur semble et à admettre des miracles. D'autres s'efforcent de tourner la science même au profit du libre arbitre; ce qui s'accommode le moins de ce pouvoir miraculeux, c'est la logique et la mécanique; or ce sont précisément ces deux sciences qu'on a essayé de mettre sous la dépendance du libre arbitre: montrer que sans son secours elles ne sauraient subsister eût été un chef-d'œuvre de tactique. L'entreprise était séduisante et a séduit en effet plus d'un esprit. Ainsi s'introduisent, dans une question toute psychologique et morale, de véritables expédients logiques et mécaniques qui ont pour but de sauver le libre arbitre; ce sont, dans tous les sens du mot, des arguments ex machina. Il y a dans cette question de la liberté, comme dans celle de l'existence de Dieu, toute une nichée de sophismes, comme dirait Kant, et il suffit, pour la faire s'envoler, d'agiter un peu les broussailles logiques ou mathématiques derrière lesquelles ils se cachent.

Nous avons déjà examiné les expédients logiques tirés de la prétendue impossibilité d'établir la vérité scientifique ou métaphysique si tout est déterminé nécessairement. 139 Restent les expédients mécaniques. On peut en compter jusqu'à cinq en faveur du libre arbitre, par lesquels on espère rendre son action compatible avec la conservation de l'énergie: 1o direction possible des mouvements de translation par une force étrangère au mouvement; 2o transformation possible du mouvement moléculaire en mouvement de translation, et rupture possible d'équilibre par une action infiniment petite ou même nulle; 3o emploi du temps au profit de la liberté. Les deux premiers expédients reviennent à des manières de diriger le mouvement dans l'espace; le dernier est une manière de le gouverner dans le temps.

I. La direction possible des mouvements de translation par une force supérieure est, comme on sait, l'hypothèse cartésienne, que Leibnitz a réfutée et qu'a reprise Cournot. Cette thèse peut donner lieu à deux sortes d'objections, les unes tirées de ses conséquences, les autres tirées de ses principes. On connaît d'abord l'objection per absurdum proposée par Leibnitz. «Qui nous empêcherait, demandait-il à Descartes, de sauter jusqu'à la lune?»—Mais on peut contester cette conclusion de Leibnitz sur le pouvoir que nous conférerait le clinamen, et dire que ce pouvoir n'est pas nécessairement indéfini. On pourrait imaginer un certain quantum d'énergie à la disposition des êtres libres; on serait incapable, il est vrai, d'expliquer pourquoi une énergie toute spirituelle et soustraite aux lois de la matière a des bornes. Mais, une fois admise, cette énergie directrice des mouvements n'aurait pas un caractère aussi perturbateur que Leibnitz le suppose, car il faut tenir compte de ce que les mouvements se neutralisent à distance. Une direction nouvelle du mouvement pourrait être neutralisée à une certaine distance de son point de départ et ne rien changer ni à la somme totale des forces et des mouvements, ni même peut-être à la direction totale de l'ensemble. Le poisson qui se meut dans la mer à droite ou à gauche n'empêche pas la mer de se soulever et de s'abaisser selon une loi régulière; il y a compensation des petits effets les uns par les autres quand on considère la masse. Il n'est donc pas entièrement démontré que le pouvoir de diriger un mouvement dans des conditions déterminées et dans une sphère déterminée, comme celle de nos organes, nous donne nécessairement le pouvoir de tout faire et de sauter jusqu'à la lune. Notre action transitive, en un mot, pourrait être réelle, tout en étant limitée.—Voilà ce qu'on pourra objecter à Leibnitz.

140 Pourtant, il faut le reconnaître, les mouvements se tiennent toujours et sont solidaires. Le petit saut du poisson dans l'eau tient de loin aux mouvements du soleil et des étoiles; la moindre direction nouvelle, quelque limitée qu'elle fût, changerait la formule mathématique de l'univers. Si un seul homme ne pouvait sauter jusqu'à la lune et encore moins changer le centre de gravité du globe, tous les hommes et tous les animaux réunis, en les supposant doués du pouvoir imaginé par Descartes, seraient peut-être capables à la longue de modifier plus ou moins le centre de gravité terrestre et la durée du jour stellaire.

Telles sont les conséquences auxquelles aboutissent logiquement ceux qui admettent le pouvoir directeur; mais, quelque improbables que soient ces conséquences, elles ne suffisent pourtant pas à réfuter la théorie. C'est donc sur les principes mêmes de cette théorie qu'il faut porter l'examen. Ses partisans prétendent admettre à la fois le principe de la conservation de l'énergie et un pouvoir directeur du mouvement, qui, selon eux, n'impliquerait aucune création de force. Nous n'avons donc pas à examiner maintenant le théorème de la conservation de l'énergie ni les vraies raisons sur lesquelles il se fonde; la seule question en ce moment est de savoir si ce théorème, une fois admis, est compatible avec le pouvoir de diriger le mouvement. M. Delbœuf et M. Tannery sont pour la négative; M. Naville et d'autres sont pour l'affirmative. Il nous semble que, pour modifier mécaniquement la direction d'un mouvement et la résultante d'un parallélogramme de forces, il faut de toute nécessité ou détruire un des mouvements composants, ou introduire et créer un mouvement nouveau. Or, comment créer ou annuler du mouvement sans créer ou annuler de la force vive, par conséquent sans faire varier la somme d'énergie qu'on supposait constante? L'indétermination dans la direction du mouvement est contraire au principe de l'égalité entre l'action et la réaction, qui entraîne comme conséquences: 1o la conservation du mouvement du centre de gravité, 2o la constance de la quantité du mouvement, 3o le principe des aires[62]. Pour admettre avec Epicure et Descartes la possibilité d'un clinamen, il faut donc modifier les thèses fondamentales de la mécanique sur la conservation de l'énergie et attribuer à l'homme une création de force motrice.

141 Pour échapper à cette conséquence, M. Naville se réfugie dans une série d'hypothèses et d'analogies; son but est de montrer, contrairement au principe de la mécanique moderne, que toute cause modificatrice d'un mouvement n'est pas nécessairement un mouvement antérieur, ce qui rendrait impossible l'action directrice et libre de la volonté. La cause modificatrice du mouvement, selon lui, peut être une force qui agisse sans l'aide d'un mouvement antécédent et comme du sein de l'immobilité, de manière à n'augmenter et à ne diminuer en rien, par cette action, la somme du mouvement dans l'univers. Malheureusement, les raisons sur lesquelles M. Naville s'appuie pour démontrer cette possibilité sont empruntées, comme nous allons le voir, à de simples fictions mathématiques. Il assimile la volonté à une force qui agit sur le mouvement par sa présence seule, non par le mouvement. Même dans la nature, dit-il, l'explication des phénomènes du mouvement suppose la double base du mouvement et des obstacles qui le modifient; et «les obstacles sont la résistance opposée par des corps, à l'état de repos relatif, aux mouvements des autres corps... Il résulte de là qu'en physique ce n'est pas seulement le mouvement qui est force, mais aussi la présence des corps. Or la présence des corps peut être conçue comme une force qui change la direction du mouvement sans en changer la quantité. Supposons en effet un système de corps en mouvement, et plaçons-y par la pensée un corps considéré comme primitivement immobile; la direction des mouvements du système sera changée sans altération dans la quantité. Il va sans dire qu'il s'agit ici d'une conception purement théorique, puisqu'un corps ne peut pas être introduit sans que son introduction soit un mouvement; mais, en supposant l'apparition spontanée d'un corps dans un système donné, ou sa création proprement dite, ce corps changerait la direction des mouvements antécédents et non leur quantité[63].» Le corps immobile imaginé par M. Naville est évidemment une pure fiction géométrique; dans la réalité, tout corps est un système de mouvements, soit visibles, soit invisibles. Ce qui fait que la présence d'un corps modifie le mouvement des autres corps, c'est qu'il est lui-même un ensemble de mouvements. Il ne résiste au mouvement que par son mouvement propre et non par son immobilité, qui est toute «relative» et révèle un mouvement en sens contraire. Nous ne savons si un corps vraiment et absolument immobile ne serait pas indifférent à tout mouvement, et n'opposerait 142 pas une résistance nulle au mobile qui l'entraînerait. Comment donc arguer d'une fiction mathématique, d'une métaphore mathématique, pour démontrer la possibilité d'une action psychologique qui serait celle d'un pur esprit modifiant le mouvement par sa seule «présence», semblable aux anges que le moyen âge préposait au mouvement des astres? Pour démontrer la possibilité d'une chose, il faut, selon le précepte de Kant, s'appuyer sur des réalités, non sur fictions abstraites ni sur des symboles géométriques.

D'ailleurs, admettons qu'un mouvement puisse être produit par un changement n'ayant lieu que dans le temps et non dans l'espace; la difficulté serait reculée sans être résolue. Le déterminisme, en effet, s'applique aussi bien au temps qu'à l'espace. Nos idées se suivent dans le temps selon des lois, ainsi que nos désirs.

De plus, toute idée est en fait accompagnée d'un mouvement, est une action réfrénée. M. Naville admet lui-même que tout phénomène psychique a des conditions physiologiques et se traduit dans le cerveau; or cette assertion est en contradiction avec les hypothèses de M. Naville et de M. Renouvier sur une force qui produirait la direction du mouvement sans un autre mouvement antécédent. Concevoir dans notre pensée la direction nouvelle d'un mouvement, concevoir un clinamen, c'est déjà produire un autre mouvement, c'est même commencer déjà la neutralisation du mouvement antérieur par un mouvement en sens contraire; c'est commencer le clinamen. L'idée du mouvement nouveau est comme une main qui s'appuierait légèrement sur une boule en train de rouler et qui serait toute prête à la ramener en arrière. Tant que la main s'appuie légèrement, elle ne produit qu'une résistance insuffisante à arrêter la boule: c'est l'idée; une résistance plus forte est le désir. Quand la main se serre, saisit la boule et la ramène en arrière, quand l'idée présentement dominante contrebalance l'impulsion antérieure, c'est la volonté. Pour modifier un mouvement sans un autre mouvement, il faudrait donc le modifier sans y penser, sans avoir l'idée du mouvement voulu, lequel est déjà une image, conséquemment un système de mouvements cérébraux, premier stade du mouvement final.

II. La thèse de M. Naville présuppose celle de M. Boussinesq. En effet, changer la direction d'un mouvement sans mouvement antécédent et par l'intervention d'une force supérieure ne serait chose possible que s'il y avait un moment d'équilibre et d'indétermination. Il faut préalablement que la 143 balance soit en équilibre et que l'ensemble de forces qui agissent sur elle aboutisse à cet équilibre, à cette bifurcation de voies qui fait que la balance peut également s'incliner à droite et à gauche. MM. Bertrand, du Bois-Reymond, et plus récemment M. Delbœuf ont répondu avec raison qu'il n'y a pas dans la réalité d'indétermination vraie, et que les différentielles sont des abstractions. Mathématiquement, un cône peut se tenir sur sa pointe; physiquement, non, parce qu'il y a toujours d'un côté ou de l'autre quelque différence qui rompt l'équilibre. La volonté est comme ce cône. D'ailleurs, si l'équilibre était parfait, et si l'être était réellement en équilibre entre une «intégrale singulière» et une «intégrale générale» comme entre deux bottes de foin, il ne se produirait rien, car il n'y aurait pas de raison pour qu'un contraire se réalisât plutôt que l'autre. Ce serait donc une force supérieure qui romprait dans la réalité le prétendu équilibre de l'abstraction.

III.—Dira-t-on que la force mécanique qui rompt l'équilibre peut être infiniment petite et même égale à zéro?—C'est l'hypothèse de Cournot et de M. de Saint-Venant, que M. Renouvier a reproduite. Selon cette hypothèse, la loi de la conservation de l'énergie détermine bien la quantité de mouvement moléculaire qui peut résulter d'un mouvement de translation, ou inversement la quantité de force actuelle qui peut résulter d'une quantité donnée de force potentielle; mais elle ne détermine pas la transformation d'une des deux sortes de mouvement dans l'autre. «La question du déterminisme absolu, dit M. Renouvier, est toute de savoir comment ou par quelles forces s'opèrent les détentes par lesquelles des forces de tension passent à l'état de forces vives, actuelles, sensibles, accomplissant un travail mécanique... Il resterait à comprendre comment une détente, qui est de l'ordre mécanique, pourrait s'effectuer ainsi indépendamment de toute force définie mécaniquement ou, en d'autres termes, sans introduction d'aucun mouvement nouveau dans le système des mouvements donnés. La question se réduit donc maintenant à ce seul point. Elle se résout, croyons-nous, de la manière la plus simple..... La question se résout par la méthode des limites. Dès que la moindre force suffit pour rompre un état d'équilibre parfait ou mathématique et mettre en liberté, pour ainsi dire, une quantité quelconque de force vive et accomplir un travail aussi grand qu'on peut l'imaginer[64], il 144 s'ensuit que le rapport de la force causant la rupture à la force déployée par l'effet de la rupture peut être supposé aussi petit qu'on le veut, descendre au-dessous d'une quantité assignée, quelque petite qu'elle soit. On peut donc affirmer, passant à la limite, que la détente est possible sans qu'aucune force sensible, aucun mouvement sensible s'introduise dans le système mécanique. Donc enfin le principe de la conservation de la force mécanique peut être maintenu sans que l'on renonce à considérer la force psychique comme la cause du passage de certaines forces de tension de l'organisme à des forces actuelles[65]

Du Bois-Reymond et M. Delbœuf ont fait justice de cet expédient des limites appliqué par Cournot et M. de Saint-Venant à la question de la liberté. De quoi s'agit-il en effet? D'expliquer mécaniquement par la méthode des limites une rupture d'équilibre produite par une cause mentale. Or, mécaniquement, une force aussi petite qu'on veut n'est pas une force nulle. Ce serait trop commode, et on pourrait ainsi produire tous les effets possibles par une cause appropriée aussi petite que possible, c'est-à-dire nulle. Si l'infiniment petit égalait le nul, on pourrait produire l'avalanche non seulement par un mouvement aussi petit que possible et nul, mais même par un vouloir aussi petit que possible et nul. En se croisant les bras ou en dormant un somme, on pourrait «décrocher» la lune et les étoiles. C'est avec la même rigueur mathématique que le Père Gratry démontrait la création: «Zéro multiplié par l'infini égale une quantité quelconque; le néant multiplié par Dieu égale un objet quelconque.» En poussant plus loin l'artifice mathématique, on pourrait même se contenter, dans certains problèmes, d'un multiplicateur égal au néant, ce qui dispenserait de Dieu. Mais toutes ces spéculations sont illusoires. Il est essentiel, au «décrochement» et à la «détente», comme le remarque du Bois-Reymond, que la force qui décroche et la force décrochée soient indépendantes l'une de l'autre; il est donc inexact de dire d'une manière absolue que leur rapport tend à la limite zéro. «Loin de pouvoir descendre à zéro, la force déterminante ne peut pas descendre au-dessous d'un quantum déterminé[66].» Une impulsion déterminante égale à zéro 145 résoudrait du même coup, si elle était jamais admissible, l'énigme de l'origine du mouvement, «car une impulsion égale à zéro n'a jamais manqué.» On a beau répondre que «ceci n'est pas juste», que «le décrochement suppose des forces accumulées dont la distribution n'est due mécaniquement qu'à des mouvements antérieurs», qu'il est donc «inapplicable à une matière uniformément répartie dans laquelle le mouvement n'aurait pas encore commencé[67];» nous ne tenons pas au mot de décrochement; remplaçons-le par le mot plus exact de rupture d'équilibre, l'argument des limites, emprunté par M. Renouvier à Cournot et à M. de Saint-Venant, pourra se reproduire. La «chiquenaude» de Descartes, qui suffit à introduire le mouvement dans l'univers et à rompre l'équilibre de la matière uniformément répartie, des forces agissant en sens opposé, peut être aussi petite qu'on voudra; elle peut donc être nulle. Si on dit que l'équilibre est une neutralisation de mouvements qui présuppose le mouvement, on a raison; mais, si un excédent infiniment petit et nul suffit à rompre la neutralisation mutuelle des mouvements, il n'y a pas plus de difficulté à admettre qu'une action quelconque infiniment petite et nulle suffirait à produire un premier mouvement. Et alors un Dieu nul suffira pour le produire par une action nulle. Au reste, 146 M. Renouvier admet lui-même des commencements absolus, des espèces de créations ex nihilo per nihilum, avec un dieu nul. Dès lors, pour produire les ruptures soudaines d'équilibre dans notre organisme, pourquoi ne suffirait-il pas d'un commencement absolu qui permettrait de supposer un libre arbitre infiniment petit ou un libre arbitre nul?

En réalité, l'hypothèse de M. Renouvier et de Cournot est un miracle déguisé sous des formules mathématiques; elle revient à dire que les mouvements du corps se conforment à nos volitions comme si nos volitions agissaient mécaniquement, bien qu'elles n'agissent pas mécaniquement, disons plus, bien qu'elles n'agissent réellement d'aucune manière concevable. En effet, M. Renouvier n'admet pas plus que Leibnitz et les cartésiens l'action transitive de l'esprit sur le mécanisme corporel: avec la science moderne, il ne reconnaît entre les phénomènes de l'esprit et ceux du corps qu'une «correspondance,» une «harmonie,» un «ordre,» comme disait Leibnitz[68]. Rien de mieux; mais il se présente pour lui une difficulté toute particulière dans la question de l'efficacité du libre vouloir sur le mouvement. Rien n'est plus curieux que la position critique où M. Renouvier se trouve réduit. Un peu de réflexion nous la fera comprendre.

Le libre arbitre consiste, pour M. Renouvier, dans le pouvoir de produire un commencement absolu, échappant à toute prédétermination et conséquemment à toute prévision, même à la prescience divine[69]. Il en résulte que la série des états de l'esprit, particulièrement des volitions libres, ne saurait être préétablie, et en cela M. Renouvier s'écarte de Leibnitz. D'autre part, il faut que la série des mouvements ne soit pas davantage préétablie, puisque certains de ces mouvements seront l'effet de volitions encore indéterminées. Mais, en même temps, il faut qu'il y ait une correspondance, une 147 harmonie déterminée entre les changements intérieurs et les mouvements extérieurs. C'est donc cette harmonie seule que M. Renouvier retient du système de Leibnitz; avec Leibnitz et Hume, contre Maine de Biran, il dit que la volonté n'est pas cause transitive du mouvement corporel, cause vraiment motrice, et que cependant elle a pour compagnon constant et pour ombre fidèle le mouvement corporel.—C'est fort bien, mais nous demanderons comment, dans son système, peut s'expliquer cette constance? Il aboutit à cette merveille d'une volonté qui meut sans mouvoir, d'un commencement absolu dans l'ordre mental qui s'accompagne d'un commencement absolu dans la direction des mouvements physiques, sans que, d'une part, l'ordre mental ait une action mécanique sur l'ordre physique et sans que, d'autre part, il y ait aucune prédétermination ni dans la première série ni dans la seconde. C'est comme si, le soleil se mettant tout à coup à changer de route par un clinamen «imprévisible,» la terre se mettait aussi à changer de route de la même manière, sans qu'il y eût ni aucune action mécanique du soleil sur la terre, ni aucune prédétermination de leurs mouvements par un déterminisme universel. Pour opérer ce prodige il n'y a d'autre expédient que celui des limites mathématiques, par lequel on essaye de nous persuader qu'une action mécaniquement nulle peut produire un quantum mécanique d'effet. C'est toujours la «cause occasionnelle;» seulement il n'y a pas de Dieu pour pousser en nous le corps à l'occasion de la volonté: celle-ci change, et le corps change à point nommé. Le coup de pouce que je donne à ma montre fait mouvoir une aiguille sur une autre montre située loin de moi, par exemple dans Sirius, sans que ma montre agisse mécaniquement sur l'autre et sans qu'un horloger habile ait mis des ressorts qui produisent dans les deux, au moment convenable, les mêmes effets prévus. C'est le miracle élevé à sa seconde puissance qui nous est ici présenté comme une solution toute «simple.» C'est même plus qu'un miracle, et on frise la contradiction; il y a ici, en effet, deux commencements absolus qui sont cependant relatifs l'un à l'autre, deux hiatus qui sont cependant liés par une loi de continuité et d'harmonie[70].

148 Ceci nous amène à laisser les considérations mathématiques, pour embrasser le problème dans toute sa généralité philosophique. Il s'agit alors de savoir si des faits commençant absolument, comme doivent être les faits du libre arbitre, pourront se trouver en correspondance, en harmonie avec des phénomènes extérieurs, et cela sans que cette harmonie ait été préétablie ou soit, d'une manière quelconque, prédéterminée. La réponse est toujours la même que tout à l'heure. Qu'on tourne et retourne la question, un système phénoméniste qui admet le libre arbitre ne peut, encore une fois, expliquer l'action imprévisible de ce libre arbitre sur les mouvements du corps ni par une force transitive et occulte (que tout le monde aujourd'hui rejette) ni par une loi d'harmonie, seule hypothèse qui reste ouverte aux philosophes. Comment, en effet, expliquer au point de vue scientifique la correspondance des volitions et des mouvements par une loi d'harmonie, quand on professe que cette loi admet en son sein des hiatus et n'est pas un déterminisme embrassant tous les termes à mettre en consensus. Comment les deux «horloges,» l'une libre, l'autre soumise au déterminisme, peuvent-elles se trouver d'accord? Peu importe que la seconde, comme nous le supposions tout à l'heure, soit dans une étoile éloignée ou soit tout près de moi dans mon cerveau; la difficulté est la même. L'acte du libre arbitre, sur le petit point où il a lieu, échappe «à toute prévision même divine,» à toute loi qui le «prédéterminerait entièrement;» il a lieu dans les «interstices des lois constantes;» c'est un trou fait au réseau du déterminisme, nec regione loci certa nec tempore certo; c'est la rupture imprévue d'une chaîne phénoménale. Comment alors cette rupture peut-elle coïncider précisément avec le déroulement sans rupture d'une autre chaîne phénoménale? En un mot, comment l'exception à la loi peut-elle se trouver d'accord avec le cours régulier de la loi sur les autres points? comment le discontinu peut-il être en harmonie continue avec la continuité? Un musicien qui improvise une fantaisie peut-il se trouver d'accord avec tous les autres musiciens de l'orchestre qui suivent régulièrement la partition? On répond:—Il y a précisément «une loi de la nature» qui fait que, quand je veux mouvoir mon bras, il se meut au moment même;—mais une loi de la nature n'est telle que si elle 149 embrasse et lie les deux termes harmoniques. Or, ici, l'un des deux termes n'est pas lié; le second seul est lié. Une loi ne peut pas régir un commencement absolu d'une part et un mouvement relatif de l'autre: le commencement absolu, en tant que tel, lui échappe nécessairement; par cela même, elle ne peut mettre le mouvement relatif en relation constante avec le libre arbitre absolu, inconstant et imprévisible.

De plus, une loi de la nature n'est pas une chose isolée: elle se rattache à toutes les autres lois, elle n'en est qu'une application; à vrai dire, il n'y a qu'une seule loi dont la formule embrasse toutes les lois dérivées et tous les phénomènes soumis à des lois. Une loi isolée est une abstraction tout comme la force transitive; une loi dormitive n'est pas plus intelligible qu'une force dormitive; l'intelligibilité consiste dans une harmonie universelle. Dès que vous imaginez un phénomène commençant par soi absolument, sans loi qui détermine son commencement, vous ne pouvez plus parler d'harmonie ni de correspondance, c'est-à-dire au fond de déterminisme. L'exception ne saurait être en harmonie avec la loi, à moins d'être purement apparente. Comme d'autre part vous rejetez avec raison la force transitive et y substituez la loi, il ne vous reste plus d'explication possible. Voilà pourquoi nous donnons à un tel fait le nom de miracle, et effectivement il est plus facile de concevoir la résurrection de Lazare (en vertu peut-être de lois et de rapports supérieurs aux rapports connus et habituels) que de concevoir une relation harmonique déterminée entre un commencement absolu non déterminé et un mouvement relatif déterminé[71].

150 Essayerez-vous de mettre en relation deux commencements absolus au lieu d'un,—l'un qui serait un vouloir commençant absolument, l'autre un mouvement commençant absolument; il vous sera toujours impossible d'établir une relation entre eux, une loi. Donc, au lieu d'un simple mystère, on se heurte une fois de plus à la contradiction de l'absolu relatif.—Mais il est illogique, répond-on, d'appeler contradiction une chose qui se passe tous les jours.—Ce n'est pas dans la chose qui se passe tous les jours qu'est la contradiction; c'est dans l'explication qu'on en donne et dans la loi par laquelle on veut rattacher ensemble des commencements premiers qui, par définition, ne peuvent être attachés. Une loi entre deux exceptions ou une loi entre une exception et des lois, voilà les deux formules entre lesquelles vous avez le choix, et toutes les deux, bien examinées, sont inadmissibles. L'édifice de la causalité universelle, de l'universelle législation s'écroule aussi bien tout entier dès qu'on y fait une petite brèche que quand on en fait une énorme; la première est pour nous moins visible; voilà son seul avantage, ou plutôt son inconvénient.

Enfin, puisque le phénoménisme criticiste veut prendre de Leibnitz «l'harmonie sans la prédétermination» (ce qui revient à dire le déterminisme sans la détermination), et puisque d'autre part il remplace les forces par de simples lois entre les phénomènes, pourquoi s'arrête-t-il en si beau chemin? pourquoi ne rejette-t-il pas, avec Hume, outre la causalité transitive, la causalité immanente? Celle-ci n'est pas plus admissible que l'autre dans un phénoménisme où il n'y a que des phénomènes et des lois. L'objection de 151 Leibnitz et de Hume contre l'action à l'extérieur, on peut l'étendre à l'action d'un moment de la vie psychique sur le moment suivant, d'une représentation sur la représentation suivante, et dire que la causalité volontaire est un phénomène subjectif, illusoire, comme le prétendu effort de Maine de Biran. Il y aura au dedans de nous une série de phénomènes liés par des lois, tout comme au dehors; le libre arbitre, aussi bien que la force, deviendra un mot, un «symbole;» il y aura réellement sensations et harmonie, sensations et raison: voilà tout. Action et passion, cause et effet, redeviendront des expressions toutes relatives et subjectives; il n'y aura de vrai que principe et conséquence, antécédent et subséquent, en un mot déterminisme. Toute idée de causalité supra-phénoménale étant écartée, un phénomène causa sui est un monstrum métaphysique et logique.

Ainsi se révèle à nous ce qu'il y a d'intenable, d'inconséquent dans la position d'un «criticisme» qui veut conserver de Kant le phénoménisme sans les noumènes, et qui se flatte de ne pas retomber alors dans le phénoménisme pur et simple de Hume, dans le phénoménisme sans à priori, sans causalité, sans liberté, sans distinction de vie éternelle et de vie temporelle, sans impératif catégorique. Cette position moyenne et provisoire est un fait de transition curieux, qui se produit même actuellement chez quelques philosophes anglais, comme Hogdson et Watson. A nos yeux, ce nouvel éclectisme n'est pas viable: on ne peut rester suspendu entre le vrai phénoménisme et l'admission d'un noumène quelconque: dans un sens ou dans l'autre il faut aller jusqu'au bout. Et si l'on opte pour un principe inconnaissable supérieur à la science, au moins ne faudrait-il pas le disperser dans le domaine même de la science[72].

152 IV. Après les expédients mécaniques tirés d'un changement de direction qu'on prétend compatible avec la permanence de l'énergie, il ne reste plus qu'un artifice à employer: c'est de faire porter le pouvoir du libre arbitre sur le temps et non plus directement sur les déterminations de l'espace. Déjà M. Naville avait eu recours à ce moyen. La transformation de la force de tension en force de translation, la détente et pour ainsi dire le coup de pistolet intérieur tiré par le libre arbitre peut avoir lieu, selon M. Naville, «à des moments divers.» La puissance de l'action à l'extérieur, comme la poudre de l'arme à feu, peut être dépensée ou tenue en réserve sans changement dans sa quantité. «En raison de l'indifférence dynamique du temps, un mouvement moléculaire peut être transformé en un mouvement externe appréciable, à un moment ou à l'autre, sans que sa quantité soit changée. Une bougie renferme une certaine quantité de lumière possible: je l'éteins, sa combustion s'arrête et sa puissance d'éclairer demeure la même; le fait qu'elle brûle à un moment ou à l'autre est indifférent sous le rapport de la quantité. De même, en admettant que tous les mouvements externes de l'organisme humain soient des transformations d'un mouvement moléculaire interne, l'idée que la volonté peut actualiser à un moment ou à l'autre le pouvoir de l'organisme n'est contredite en rien par la théorie de la constance de la force[73].» M. Tannery est également porté à nous attribuer le pouvoir de disposer du temps; mais, plus fidèle aux mathématiques que M. Naville, il reconnaît que ce pouvoir est incompatible avec la thèse de constance de l'énergie et avec les hypothèses fondamentales de la mécanique, qui veulent que les forces d'un système varient avec la distance seule et non avec le temps[74]. La supposition de M. Naville a été reproduite par M. Delbœuf, qui l'a crue nouvelle. M. Delbœuf a intitulé son essai très intéressant: La liberté démontrée par la mécanique. Nous tiendrions donc enfin la démonstration qui coupera court aux discussions séculaires. La grande machine du monde, qui semblait devoir écraser la liberté sous ses roues, l'aura sauvée. M. Delbœuf 153 admet le principe mécanique de la conservation de l'énergie, et il se flatte cependant de concilier la liberté avec ce principe. Les tentatives malheureuses de ses devanciers, qu'il réfute excellemment, ne lui inspirent aucun doute sur la possibilité de mettre les intégrales et les différentielles au service de la liberté morale. Toutefois, comme il nous prémunit lui-même spirituellement contre cette pensée que des intégrales ne sauraient mentir, il encourage par cela même les profanes à regarder en face, non sans quelque défiance, les équations d'où va enfin sortir victorieux le libre arbitre. Si ces équations se trouvent vraies, non seulement c'est le libre arbitre de l'homme qui sera démontré, mais c'est aussi celui du poisson ou de l'infusoire dans l'eau, de l'oiseau dans l'air, du simple ver de terre qui, après s'être dirigé vers la droite, se tourne subitement vers la gauche. Le problème prend la simplicité d'un problème de géométrie. On décrit une ligne droite, puis on lève la main et on trace plus loin un arc de cercle, et la liberté est démontrée. Ou encore on commence un cercle, et on s'échappe tout d'un coup par la tangente; voilà une démonstration de la liberté par la tangente au cercle. C'est à peu près de la même manière que Reid démontrait la liberté en levant et abaissant le bras, en défiant son adversaire de lui dire s'il partira du pied droit ou du pied gauche pour sa promenade matinale. Pourquoi faut-il que les solutions trop faciles soient précisément les plus difficiles à admettre?

Nous concéderons généreusement au savant psychologue et mathématicien toutes les prémisses dont il part. Nous ne ferons actuellement porter nos doutes que sur la conformité des conséquences aux principes. Peut-on admettre à la fois la permanence de l'énergie, et un certain indéterminisme, dans le temps, des mouvements accomplis par les êtres vivants, oiseaux, poissons ou hommes? Là est toute la question.


M. Delbœuf commence par admettre que, si la loi de la conservation de l'énergie est vraie, il ne peut exister des forces capables de modifier soit leur propre intensité, soit leur direction, soit leur point d'application. C'est le temps seul qui, selon lui, sera le dieu sauveur. «Toute action sur les forces naturelles se réduit en dernière analyse à conduire vers la droite un mobile qui s'en allait vers la gauche. Ou l'homme a ce pouvoir, ou il n'est pas libre. Ce résultat, comment peut-il l'atteindre sans compromettre la loi de la conservation de 154 l'énergie? En disposant du temps[75].»—«Les êtres libres auraient la faculté de retarder ou d'avancer la transformation en force vive des forces de tension dont ils sont le support[76].» Si, par exemple, injurié par quelqu'un, j'ai le pouvoir de remettre à demain le mouvement de mon bras qui aurait produit un soufflet, il est clair qu'on ne pourra prévoir si je donnerai ou ne donnerai pas le soufflet au moment où l'on m'injurie. «Si les êtres libres disposent en cette manière du temps, toute prévision en ce qui les concerne devient impossible, et, par conséquent, nul ne peut prévoir tout l'avenir. Voici un tas de poudre: que vous l'enflammiez aujourd'hui ou demain, la grandeur de l'effet mécanique est la même; mais aujourd'hui l'explosion produira un travail utile; demain elle causera des morts par centaines. C'est que, dans l'intervalle, le temps a marché, entraînant avec lui tout ce qui est susceptible de changement.» Notre volonté aurait ainsi le pouvoir de «suspendre ou de précipiter le temps,» non sans doute le temps abstrait, mais «le temps réel,» comme Josué arrêta le soleil; O temps, suspends ton vol. N'y a-t-il point là un miracle aussi improbable que ceux de la Bible?

La vraie question est de savoir, non pas si l'explosion du tas de poudre de M. Delbœuf ou la combustion de la bougie de M. Naville est mécaniquement équivalente aux forces de tension, quel que soit le temps où l'explosion et la combustion se produiront, mais si je puis à mon gré, moi, laisser s'opérer aujourd'hui ou remettre à demain l'explosion de la colère dans mon cerveau, la transformation de mes forces de tension en force vive; et cela, sans qu'il y ait modification dans l'intensité, la direction ou le point d'application des forces, conséquemment sans création ou annihilation de force. Or, ce que MM. Naville et Delbœuf croient possible, nous le croyons impossible, du moins en vertu des principes admis par MM. Delbœuf et Naville.

En effet, dans les phénomènes mécaniques de la réalité concrète, ce ne sont pas seulement l'intensité, la direction et le point d'application des forces qui sont déterminés; c'est aussi le temps. Si un certain nombre de forces composantes sont données, la résultante est donnée à un point déterminé du temps comme de l'espace. La résultante ne peut pas dire: «Je ne suis pas prête, attendez.» Quand je mets le feu à la poudre, le mouvement expansif des gaz ne peut pas remettre ses 155 effets au lendemain. Si vous pressez la détente d'un fusil, la balle vous dira-t-elle: «Le changement de temps ne supposant pas un changement dans la quantité ou dans la direction des forces, je ne partirai que dans un quart d'heure?» La flèche que vous voulez lancer, laissant l'arc se détendre, vous dira-t-elle: «Repassez plus tard; d'ici là, je me reposerai?» Autant dire que, la majeure et la mineure étant données, la conclusion peut se reposer pendant huit jours et choisir son moment pour sortir des prémisses en disant, comme les étoiles à Dieu: «Me voilà!» Il ne suffit pas d'un veto abstrait ou d'un fiat abstrait pour suspendre ou pour produire la transformation des forces de tension en forces vives. Il faut pour cela opposer une force à une autre et introduire une nouvelle composante.

Nous ne saurions donc admettre la proposition de M. Delbœuf: «La suspension d'action, qui en soi n'est rien, ne peut être l'effet d'un mouvement moléculaire, qui en soi est quelque chose[77].» Ainsi, Néron menace de torture et de mort un philosophe stoïcien s'il ne révèle pas le nom d'un de ses complices; le silence, la suspension d'action et de parole n'est rien! Simple affaire de temps; Latéranus choisira son moment parmi les moments indifférents de la durée. Et cette suspension, qui n'est rien, ne pourra être l'effet d'un mouvement moléculaire, qui est quelque chose!—Il nous semble au contraire qu'il faudra, pendant la torture, une dépense énorme de mouvement moléculaire pour produire ce résultat en apparence négatif: le silence. Si l'on pouvait appliquer un thermomètre au cerveau de l'homme qui se tait en face de la mort, il est à croire qu'il marquerait une notable élévation de température. En effet, pour suspendre la résultante actuelle d'une composition de forces actuellement données, il faut que je les neutralise par une autre force, car, en vertu du «principe d'actualité,» quand les conditions d'une chose sont réunies, la chose est. Donc il faut, ou que je crée de la force, ou que je modifie l'intensité des forces existantes, ce qui serait encore créer de la force, ou que je modifie la direction et l'application des forces, ce qui est impossible selon M. Delbœuf, ou enfin que ma résistance aux forces qui me poussaient dans une direction soit elle-même une conséquence de la direction générale et préexistante des forces, y compris mon caractère, mes idées, mes motifs et mes mobiles. Pour être libre, répète M. Delbœuf, «il suffit que l'individu ait la faculté de suspendre son action, c'est-à-dire de ne pas 156 répondre immédiatement à l'excitation qui le sollicite, et de retarder le moment où il déploiera la force qui est en lui emmagasinée à l'état de tension. Par ce retard, il n'engendre évidemment pas de force; il laisse seulement l'univers marcher dans l'intervalle et se disposer autrement[78].» Rien que cela! En d'autres termes, il se soustrait à l'ensemble des forces de l'univers qui auraient abouti à lui faire accomplir tel mouvement; il ne répond pas actuellement à l'excitation qui sollicite actuellement tel effet déterminé; et, pour produire dans le monde un tel hiatus, on croit qu'il n'y a pas besoin «d'engendrer de la force!» Il faut seulement se mettre à part de l'univers et lui dire: Marche! moi, je reste immobile[79].

Si le principe de la conservation de l'énergie est vrai, on peut appliquer au changement de temps ce que M. Delbœuf dit lui-même contre le changement de direction imaginé par Descartes.—Pour passer d'une trajectoire à l'autre, dit M. Delbœuf, il est clair qu'il faudrait, au moment où le mobile est poussé sur la voie de droite, contrecarrer son action par une impulsion dirigée d'une certaine façon et ayant une certaine intensité. Le principe de la composition des forces nous donne et cette direction et cette intensité. Il faut, pour faire passer le mobile de droite à gauche, introduire une force égale à la résultante de la vitesse tangentielle qu'on veut lui donner, et d'une vitesse tangentielle égale et de signe contraire à celle qu'il a prise. La prétendue action du «principe directeur» admis par Descartes, par M. Naville, par M. Boussinesq (que M. Renouvier approuve), «a donc eu pour résultat de détruire cette résultante. En d'autres termes, la somme de l'énergie universelle n'est pas la même dans un cas et dans l'autre[80].»—Ce même argument peut se retourner contre M. Delbœuf. S'il tombe dans un précipice, il est clair qu'il ne pourra remettre à demain la continuation de sa chute sans créer une force capable de contrebalancer la pesanteur ou sans anéantir la force de la pesanteur. De même, si l'abîme où quelqu'un roule est celui dont parlent les moralistes quand ils parlent du vice et des passions de toute sorte, un changement 157 de temps impliquera une dépense de force et, pour être libre, une création ou une annihilation de force.

M. Delbœuf lui-même, dans des considérations ingénieuses et suggestives sur le temps, rend sa propre théorie impossible et contradictoire. Le passage d'une forme de la force à une autre forme, dit-il, «ne se fait pas sans qu'il y ait une résistance détruite. Et c'est l'ensemble de résistances détruites qui constitue le temps... Nulle transformation ne se fait sans peine,» donc, ajouterons-nous, sans dépense de force. «Le temps, continue M. Delbœuf non sans profondeur, c'est la série des résistances brisées. Si rien ne résistait au changement, il n'y aurait pas de temps. Tout ce qui doit être serait immédiatement[81].»—Dès lors, comment admettre qu'une suspension d'action ou une suspension de temps ne soit «rien» et qu'on puisse disposer du temps, c'est-à-dire de la série des résistances, sans disposer de la quantité, de la direction ou du point d'application des forces[82]?

Après avoir ainsi essayé de démontrer que l'homme peut disposer du temps sans modifier la quantité d'énergie universelle et que, conséquemment, la liberté est possible, M. Delbœuf entreprend ensuite de démontrer sa réalité. Pour cela il suffit, à l'en croire, de démontrer qu'il existe des mouvements discontinus, c'est-à-dire dont le caractère et les propriétés générales ne sont pas identiques en chaque point. Tel serait un arc de courbe continué par sa tangente. Le principe dont part M. Delbœuf est celui de Laplace (et de Leibnitz): «Laplace disait ceci:—Étant données les forces dont la nature (non libre) est animée et la situation respective des êtres qui la composent, une intelligence suffisamment vaste connaîtrait l'avenir et le passé aussi bien que le présent.—Je vais plus loin: Je dis que cette intelligence n'aurait besoin, si la nature est un mécanisme, que de considérer pendant un temps fini, si 158 court qu'il soit, la marche d'une portion de matière, aussi petite que l'on voudra, pour recréer par la pensée la nature entière dans son passé et dans son avenir.» M. Delbœuf soutient, en de belles pages, qu'une goutte d'eau (comme la monade de Leibnitz) reflète l'univers: la considération d'une seule de ses parties constitutives pendant un temps fini donne la forme intégrale du globe terrestre, dont elle suppose l'attraction; la terre donne le système solaire, le système solaire donne le monde entier, et le monde présent est gros de l'avenir comme du passé[83]. De ce principe M. Delbœuf croit pouvoir tirer cette conséquence importante, que la trajectoire d'aucun des points d'un système soumis à un ensemble de forces initiales et constantes (c'est l'hypothèse du mécanisme universel) ne peut se composer de parties de lignes d'équations différentes, ou en un mot ne peut être discontinue. Si, dans une certaine étendue finie, cette trajectoire est réellement et objectivement une ellipse, ou un cercle, ou une parabole, ou une droite, on peut être certain que la figure entière est une ellipse, ou un cercle, ou une parabole, ou une droite. M. Delbœuf appuie sa démonstration, au fond, sur le principe de raison suffisante. Ce point mobile que l'on considère décrit pendant un temps une ligne déterminée; les forces qui le déterminent se font donc équilibre d'une certaine façon, et sa trajectoire est la résultante de cette action; or, où serait la raison suffisante, «la cause d'un changement quelconque qui viendrait affecter la trajectoire après ce temps fini[84]?» Si donc le changement d'un arc de cercle réel en réelle ligne droite se produit, s'il y a des mouvements discontinus en vérité et en réalité, ce sera, selon M. Delbœuf, la preuve qu'une cause différente des causes initiales de l'univers est intervenue, et cette cause sera (disons plutôt pourra être) la liberté.

Il ne resterait donc plus, pour démontrer mécaniquement la réalité du libre arbitre, qu'à démontrer la réalité des mouvements discontinus. Ici, M. Delbœuf prend son crayon, et ce crayon va résoudre le problème sur lequel se sont consumés les métaphysiciens. «Voici: Je prends mon crayon, je trace 159 une ligne droite, je m'arrête; puis un peu plus loin je décris un arc de cercle. Ce tracé, il est de toute impossibilité de l'attribuer aux seules forces initiales qui ont dirigé ses premiers linéaments.» Seule, la liberté l'explique. M. Delbœuf remet même spirituellement la démonstration de la liberté à un personnage plus modeste qu'un géomètre; il n'a pas besoin d'un homme; un animal lui suffit, par exemple le célèbre hanneton de Toppffer. «Le hanneton, parvenu à l'extrémité du bec de la plume, trempe sa tarière dans l'encre. Vite un feuillet blanc; c'est l'instant de la plus grande attente... Voici d'admirables dessins... une série de points, un travail d'une délicatesse merveilleuse. D'autres fois, changeant d'idée, il se détourne, puis, changeant d'idée, il revient, c'est une S!...» Ce hanneton en remontre aux philosophes; on appellerait volontiers cette preuve la démonstration du libre arbitre par le hanneton de Toppffer.

Malheureusement, on pourrait charger de ce rôle un hanneton en papier ou un simple duvet d'oiseau dont l'extrémité serait trempée dans l'encre, et démontrer par là que le hanneton de papier ou le duvet est libre. En effet, que le vent vienne à souffler en diverses directions, et nous aurons de nouveau des «arabesques» merveilleuses, des mouvements discontinus (en apparence), ici un point, là une ligne, plus loin même une S, aussi belle que celle qui faisait l'admiration de Toppffer; bien plus, notre duvet rebroussera chemin brusquement et fera des angles, que sais-je? Ces mouvements ne paraîtront pas contenus dans l'équation primitive des forces initiales dont se compose l'univers; ils seront libres.

M. Delbœuf nous répondra que, dans le cas du hanneton vivant, la discontinuité de la trajectoire est réelle; dans le cas du hanneton de papier imaginé par nous, elle est apparente. Mais comment le sait-il? Comment peut-il distinguer sur le papier une trajectoire absolument continue au point de vue de l'univers et une trajectoire absolument discontinue ou en dehors de la formule universelle? Dans le cas du hanneton de papier, selon M. Delbœuf, la seule inspection d'une partie de ce hanneton permettrait à l'intelligence dont parle Laplace de prédire les mouvements que l'objet va opérer sous l'influence du vent; dans le cas du hanneton véritable, cette intelligence ne pourrait déduire sa trajectoire des forces combinées du hanneton, du vent, de la terre, du soleil et de l'univers.—Mais c'est là précisément ce qu'il faudrait démontrer, et ce que M. Delbœuf ne démontre pas. Si compliquée et irrégulière que soit une ligne en apparence, elle peut 160 toujours rentrer dans une équation non moins compliquée. Si le crayon de M. Delbœuf ou si la tarière de l'animal paraît décrire d'abord une droite, puis un arc de cercle, ce peut être une apparence, et M. Delbœuf reconnaît lui-même que «sa démonstration est schématique», mais, ajoute-t-il, «elle n'est pas moins probante.» C'est ce que nous ne saurions admettre: la démonstration scientifique, ici, ne prouve qu'une discontinuité apparente, et M. Delbœuf s'est engagé à nous démontrer une discontinuité réelle. Le schématisme n'est pas plus démonstratif dans une pareille question qu'une métaphore poétique.

«Une pierre roule de la montagne, et elle trace dans l'espace une certaine courbe,» poursuit M. Delbœuf, mais cette courbe «n'est continue que dans la supposition où les forces qui détachent la pierre sont les mêmes forces qui ont formé la montagne. Or il n'en est plus ainsi quand vous modifiez librement cette forme en ôtant un simple caillou[85].—Encore un coup, c'est précisément cette liberté qu'il faudrait démontrer, et nous tournons toujours dans un cercle vicieux. L'intelligence universelle de Laplace aurait pu, dans la pierre détachée, lire ma présence sous le rocher, parce que la pierre et moi nous sommes solidaires dans la gravitation universelle; elle aurait pu lire aussi ma crainte d'être blessé par la pierre et le mouvement de mon bâton pour l'écarter de ma tête, parce que les forces de mon cerveau et celles de la pierre sont solidaires. Bien plus, elle aurait pu lire tout cela même dans la pierre en repos. On connaît l'histoire plus ou moins authentique de ce préfet ignorant qui, ayant reçu du gouvernement des boulets de canon, se plaignit, sur le conseil d'un malin employé, de ce que le ministre avait oublié de joindre aux boulets les trajectoires. En fait, les trajectoires étaient déjà d'avance dans les boulets, et l'Intelligence universelle de Laplace ou de Leibnitz les y aurait aperçues. M. Delbœuf reconnaît que la bille d'un billard, tant que la liberté humaine n'intervient pas, donne les autres billes, les bandes du billard, le billard entier, la terre et les étoiles. Mais, dit-il, la discontinuité se manifeste «au moment où un joueur pousse une bille.» Et si c'est le vent, ici encore, qui la pousse, comment distinguerez-vous la trajectoire continue de la trajectoire discontinue, à moins que vous ne soyez l'Intelligence universelle?

Il est vrai que M. Delbœuf nous répondra: Le billard est lui-même l'œuvre de la liberté. «Une machine parfaite réalise 161 des mouvements discontinus,» par exemple celui du piston dans la machine à vapeur. «Si, tirant de ce fait un argument contre la liberté, un partisan du déterminisme... venait nous opposer l'un ou l'autre de ces ingénieux appareils construits par des mains humaines, nous sommes en droit de lui répondre: La liberté a passé par là.»—Mais supposez, dans une montagne, un cirque ou un trou à peu près rectangulaire ayant la forme d'un billard, et des cailloux arrondis qui y roulent et s'y choquent; la liberté aura-t-elle passé par là? Encore une fois, comment démontrerez-vous que le mouvement, ici, est continu, et que, dans le billard, quand c'est vous qui jouez, le même mouvement est discontinu? «Si la constitution matérielle des billes, dit M. Delbœuf, révèle la présence d'un joueur à une place déterminée, elle n'indique cependant pas, pour le cas où ce joueur aurait la faculté de choisir son moment pour intervenir, quel sera ce moment[86].»—Oui, mais la question est encore de savoir si cette faculté de choisir le moment est réelle; nous aurons beau regarder le billard, les boules, la main du joueur: nous n'en pourrons rien savoir. Si la quantité d'énergie est constante dans l'univers, le cerveau du joueur est dans un certain état déterminé de tension et de chaleur; il a telles idées déterminées, il aura à tel moment tels motifs d'agir, et il ne pourra «suspendre son action» que par un déploiement de force, non par une simple «disposition» platonique du temps. Tout cela est donc écrit dans la bille, si les principes posés par M. Delbœuf sont vrais.

Nous ne saurions, dès lors, adhérer à la conclusion trop confiante de M. Delbœuf: il est maintenant établi que ce simple dessin: une ligne droite, une lacune, une courbe,—je pourrais dire plus simplement encore une courbe et sa tangente,—ne peut émaner d'un système de forces initiales ayant agi dans son intégrité dès l'origine du tracé. On est donc forcé d'admettre l'existence d'un principe de discontinuité, d'un principe libre.» M. Delbœuf a tout au plus démontré que, s'il y avait des êtres libres, il y aurait des mouvements discontinus; il n'a même pas démontré que, s'il y avait des mouvements discontinus, il y aurait nécessairement des êtres libres[87]; 162 encore moins ses raisonnements et son crayon ont-ils pu démontrer qu'il existe en fait ou des mouvements discontinus, ou des êtres libres. Quant à la manière dont se concilierait cette liberté avec la conservation de l'énergie, par l'intermédiaire du temps, elle nous semble contradictoire. On peut rejeter le principe de la conservation de l'énergie, soit; mais, si on l'admet, le temps est déterminé autant que l'intensité, la direction et le point d'application des forces; quand deux et trois sont présents, cinq ne peut être ni absent, ni en retard; il n'a point à choisir son heure: il est, lui aussi, immédiatement présent.

En général, et pour conclure, il nous semble que chercher la démonstration de la liberté dans la mécanique, c'est poursuivre l'impossible et qu'il faut, dans cette question, s'élever au point de vue psychologique et métaphysique. Les mathématiques, d'ailleurs, ne s'appliquent qu'aux rapports extérieurs des choses, sans nous en révéler l'intérieur. Elles ressemblent à ces bouliers dont on se sert pour apprendre le calcul aux enfants: ceux-ci se bornent à compter les boules, sans se préoccuper de savoir si elles sont noires ou blanches, si elles sont en bois ou en fer. Tous les arguments mécaniques que nous avons passés en revue sont donc une série de paralogismes. On ne trouverait d'ailleurs dans cette voie que la liberté d'indifférence, c'est-à-dire le hasard, c'est-à-dire au fond la nécessité. Ce n'est pas en remuant le bras à droite ou à gauche, ni en dessinant des arabesques fantastiques, qu'on peut démontrer l'existence ou la non-existence d'un pouvoir tout moral. Ce n'est pas plus à la mécanique qu'à la logique et aux intérêts de la science qu'il faut demander la preuve de ce qui serait, par définition même, un miracle au point de vue de la mécanique comme de la logique: le libre arbitre.

Enfin, une considération générale sur laquelle nous avons déjà insisté condamne d'avance à la stérilité tout effort pour produire des changements dans l'espace par l'action d'une pure idée; c'est que toute idée, en fait, est accompagnée d'un mouvement et est une action refrénée, un mouvement suspendu et maintenu à l'état moléculaire: toute idée est en même temps une force.

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CHAPITRE SIXIÈME

L'INDÉTERMINISME MÉTAPHYSIQUE DANS L'ORDRE DU TEMPS

I. La contingence des futurs et sa prétendue vérification par les attentes égales dans les jeux de hasard.

II. La contingence des futurs et sa prétendue vérification par les lois de la statistique.

III. Critique de l'idée de contingence des possibles.

I.—La contingence des futurs dans les jeux de hasard

On a soutenu que la loi de causalité empirique, fondement de la science proprement dite, trouve une limite dans quelque indétermination antérieure, dans quelque contingence radicale et rebelle aux prises de la science.

Sur cette contingence s'appuie l'indéterminisme métaphysique dans l'ordre du temps. Pour établir objectivement l'indétermination des possibles et des futurs contingents, on a essayé de montrer, par l'observation et le calcul, que les actions humaines offrent à la science un élément d'indétermination. Presque tous les mathématiciens, avec Laplace, Buckle et Stuart Mill, ont vu dans le calcul des probabilités et dans la statistique un argument, soit déductif, soit inductif, en faveur du déterminisme; quelques-uns cependant ont essayé, comme Quételet, de réserver, à côté de ce déterminisme, une place possible à la liberté et à la contingence; enfin, d'autres ont poussé le paradoxe jusqu'à vouloir faire du calcul des chances une probabilité en faveur de la contingence des futurs, et même une sorte de vérification expérimentale du libre arbitre: en nous faisant tirer au sort «dans les loteries», on s'est flatté de «mettre la liberté en expérience autant que faire se peut[88].»—«Les possibles que l'ignorance fait égaux devant 164 l'attente, a-t-on dit, sont vérifiés égaux par le fait[89].»—Examinons s'il est vrai, comme on le soutient, que les lois des chances et des grands nombres ne soient pas compatibles avec le déterminisme, et qu'elles soient au contraire favorables à la liberté ou à la contingence.

Ce qui a ici donné lieu aux paradoxes et aux paralogismes, c'est la manière ambiguë et même inexacte dont Laplace a posé le principe du calcul des probabilités. Ce principe n'est point facile à bien établir, comme le prouvent les exemples de Laplace même, de Stuart Mill et de Cournot. «La théorie des hasards, dit Laplace, consiste à réduire tous les événements du même genre à un certain nombre de cas également possibles, c'est-à-dire tels que nous soyons également indécis sur leur existence, et à déterminer le nombre de cas favorables à l'événement dont on cherche la probabilité.» Cette définition ambiguë, qui semble identifier l'égale possibilité objective de deux choses avec notre égale incertitude devant ces deux choses, est une confusion au moins dans les mots. Supposons que je sois en présence de deux urnes contenant des boules noires et blanches et que j'ignore également, moi, la proportion des boules noires contenues dans la première urne, et la proportion des boules noires contenues dans la seconde, il n'en résultera pas que les chances de sorties pour les noires soient objectivement égales dans les deux urnes en vertu de mon égale ignorance; car la première urne peut se trouver contenir 1 noire seulement sur 100, et l'autre 99 noires sur 100. Il faut donc que notre égale indécision ne soit pas seulement fondée sur l'ignorance subjective, mais sur des raisons objectives d'égalité, soit à posteriori, soit à priori. Sans cela, on tombe sous les objections d'Auguste Comte et sous la définition humoristique du calcul des chances: un calcul qui consiste à regarder l'impossible comme probable et le nécessaire comme incertain. Aux yeux du déterminisme, tout est certain pour qui connaîtrait toutes les causes; quand donc Laplace dit que «les possibilités respectives des événements tendent à se développer», entendons simplement que les rapports respectifs certains des événements tendent à se développer, ou plutôt sont forcés de se développer et de se manifester à la longue, pour la raison bien simple que ces rapports sont constants et durables parmi d'autres moins constants. Si de plus c'est un rapport d'égalité et d'équilibre qui existe, il se manifestera un équilibre, que nous l'ayons attendu ou non.

165 Tout revient donc à chercher les raisons objectives qui nous permettent, dans certains cas, d'établir un rapport d'égalité entre des possibles.

C'est ici que nous retrouvons en présence les deux hypothèses de la contingence et de la nécessité. Les partisans de la causalité contingente disent:—Vous cherchez un fondement objectif à l'égalité des possibles; il est tout trouvé: ce fondement est l'ambiguïté des futurs, l'indétermination des futurs, qui va se vérifier dans l'indéterminisme de la volonté. Je tire des boules dans une urne où il y a 100 blanches et 100 noires, je les tire tantôt à un moment, tantôt à un autre, selon ma liberté imprédéterminée; tout est alors déterminé, «sauf le temps de l'extraction[90],» lequel dépend de mon libre arbitre. Les éléments du calcul sont en conséquence: 1o l'égalité des chances pour tirer une boule blanche ou une noire (toutes choses égales d'ailleurs), puisqu'il y a 100 blanches et 100 noires; 2o l'égalité des chances pour faire l'extraction à un moment ou à un autre, si le moment ne dépend que de ma liberté indéterminée. Or, ces principes posés, il se trouve qu'en fait les chances pour un moment ou pour l'autre se compensent, comme si les extractions étaient en chaque moment également possibles; donc elles le sont en fait; donc les divers temps d'extraction sont également possibles pour ma volonté; donc il est probable que je suis cause libre. «L'homme est alors une source première et instantanée d'actes variables sous des précédents identiques[91]

Une chose inquiète à la lecture de ce raisonnement, qui nous fait gagner à la loterie ce gros lot: la liberté. Un mannequin mû par une girouette qui tourne à tous les vents, et dont le mécanisme serait disposé pour faire sortir et tomber de l'urne une seule boule à la fois, nous apparaîtrait aussi comme «une source première et instantanée d'actes variables sous des précédents identiques», tranchons le mot, comme un créateur d'actes libres. Sans faire appel à un tel mécanisme, je puis moi-même rendre déterminé le seul élément du problème qui restait indéterminé (le moment de l'extraction), sans que 166 change pourtant ce résultat qui vous semblait contingent. Convenons, par exemple, que je tirerai une boule tous les matins au premier chant du coq, ou, si le coq semble lui-même suspect de libre arbitre, je tirerai la boule toutes les fois qu'une pierre roulera d'un roc voisin où les éboulements sont très fréquents. Mon libre arbitre sera ainsi, autant que possible, éliminé, et cependant le résultat sera le même.

C'est qu'à vrai dire tout est déterminé, même dans les cas de libre arbitre apparent, et, puisqu'on met les déterministes au «défi» d'expliquer cette détermination dans les jeux de hasard, essayons d'en rendre compte par le raisonnement et par l'expérience. Il y a ici une loi intéressante et méconnue, au moyen de laquelle on peut montrer que la poursuite de l'indétermination par la volonté produit précisément une détermination réelle. Quand je tire des boules dans une urne, par cela même que je veux tirer au hasard, j'avance la main tantôt plus à droite, tantôt plus à gauche, j'épuise dans les deux sens les principales positions possibles grosso modo, et en voulant agir d'une manière indéterminée, je détermine une balance de positions possibles. De même encore, dans une loterie où le temps seul est déterminé, j'essaye de varier les instants et par cela même je saute d'un intervalle à l'autre, d'un nombre a l'autre, entre deux limites plus ou moins distantes, de manière à produire un balancement de nombres. En ayant l'air ici de laisser le temps indéterminé et en le variant dans cette intention, je l'ai encore en réalité déterminé: j'ai voulu et déterminé une bipartition des intervalles de temps en longueurs plus grandes et en longueurs plus petites, mais entre des limites déterminées; j'ai voulu et déterminé un équilibre, une égalité, une compensation[92].

167 Concluons en proposant cette importante loi psychologique:—La prétendue indétermination est une détermination d'équilibre et d'équivalence, c'est-à-dire d'égalité et de bipartition; donc, tout est déterminé jusque dans la volonté en apparence indifférente, qui ne fait que ne pas se rendre compte de ce qu'elle veut déterminément. Plus nous prétendons varier nos volitions pour en montrer l'indéterminisme, plus nous déterminons le milieu et les points d'application, plus nous enserrons notre volonté même dans les lois de ce milieu et de ces points d'application; et ces lois finissent par devenir de plus en plus manifestes. En voulant agir sans rythme et sans symétrie, nous déterminons un rythme et une symétrie.—On voit combien il est faux de prétendre que l'hypothèse du déterminisme ne peut rendre compte de la répartition symétrique, de l'égale possibilité, de l'égale attente qui se manifestent dans les jeux de hasard ou dans les tirages au sort, et que d'ailleurs les mathématiciens ont mal expliquées[93].

Ce sont au contraire les partisans de la contingence qui ne peuvent rendre compte de l'attente égale répondant à des possibilités égales (comme celle d'extraire une boule blanche et celle d'extraire une noire). Voyons comment ils essayent, eux, de fonder le calcul des probabilités.—Puisque, disent-ils, la loi des grands nombres, qui suppose des possibilités égales, s'applique «aux probabilités des phénomènes soumis à la 168 volonté» dans les tirages au sort, «nous pouvons croire probablement que les phénomènes de cette classe ne sont pas en général prédéterminés[94].»—C'est là un paralogisme essentiel: de ce que les phénomènes ne sont pas prédéterminés en un seul sens, mais en deux sens entre lesquels ils se répartissent, on conclut indûment qu'ils ne sont prédéterminés en aucun sens. Mais prenons un exemple concret. De ce que les pluies qui tombent sur une ligne de partage des eaux ne sont pas prédéterminées à tomber en une seule direction et sur un seul versant, mais déterminées en deux sens et sur deux versants entre lesquels il est possible qu'elles se partagent également, il n'en résulte pas que les pluies ne soient prédéterminées à tomber en aucun sens, et que chaque goutte soit libre de choisir entre le versant de l'Océan ou le versant de la Méditerranée. Il est au contraire nécessaire: 1o que les gouttes tombent; 2o qu'elles tombent sur un versant ou sur l'autre; 3o que la moitié tombe sur le premier versant et l'autre moitié sur le second si la configuration du sol et la position des nuages entraînent cette répartition égale; 4o que celui qui connaît cette configuration du terrain et des nuages, mais qui ne connaît pas dans le détail la trajectoire des gouttes particulières, attende une chute également répartie à droite ou à gauche; 5o que cette attente de possibilités égales se vérifie sur les grands nombres par deux fleuves de grosseur sensiblement égale, mais dirigés sur des versants opposés. Si au contraire les gouttes d'eau étaient libres ou le nuage libre, c'est alors que nous ne pourrions plus savoir si le nuage lancera ses eaux vers l'Océan ou vers la Méditerranée; par conséquent, nous aurions beau connaître l'égalité matérielle des deux pentes et la répartition égale des nuages qui les dominent, nous ne pourrions pas conclure à une égale répartition des gouttes d'eau[95].

169 Non seulement la prédétermination n'exclut pas la répartition égale en deux sens, mais c'est l'imprédétermination qui l'exclut. Les partisans du libre arbitre et de la contingence ne se tirent ici d'affaire que par un second paralogisme. «L'intervention de l'indéterminé et de l'imprévoyable, prétendent-ils, ne peut avoir que des effets qui se détruisent mutuellement» et s'égalisent[96]; donc l'indétermination fonde seule les attentes égales.—Pétition de principe. Pourquoi les effets contingents et indéterminés du libre arbitre seraient-ils précisément déterminés selon un rapport d'égalité? Pourquoi la compensation serait-elle la loi constante, la détermination constante de ce que vous déclarez indéterminé? pourquoi l'équivalence ou la neutralisation mutuelle serait-elle la loi «prévoyable» d'un libre arbitre «qui agit en divers sens imprévoyables»? Si je suis absolument libre de remuer mon bras à droite ou à gauche, pouvez-vous savoir si je le porterai librement autant de fois à gauche qu'à droite?—Oui, dites-vous, puisque vous n'avez pas de raisons pour un côté plutôt que pour l'autre.—Mais l'absence de raisons n'entraîne pas l'égalité de raisons, et la confusion des deux choses est inadmissible. Si, en fait, quand je remue mon bras au hasard et mécaniquement, je finis par le remuer autant de fois à droite qu'à gauche, 170 ce n'est pas parce qu'il n'y a point de raisons, c'est au contraire parce qu'il y a juste autant de raisons nécessaires pour que le courant oscille tantôt à droite, tantôt à gauche, de manière à montrer ainsi sur les grands nombres et les moyennes la régularité mécanique (et non libre) d'un pendule ou d'une balance. Le balancement n'est pas l'absence de loi, c'est une loi rythmique aussi déterminée que le retour périodique de la terre au même point de son orbite. Est-ce que le rapport = n'est pas un rapport déterminé? De quel droit en fait-on l'expression de l'indéterminisme[97]?

Oui sans doute, «le tout, dans cette affaire, est de comprendre n'importe comment la neutralisation des causes qui n'entrent pas dans le calcul du probable; il ne faut rien de plus au mathématicien et il n'a le droit de rien demander au delà.» Mais précisément le libre arbitre sans loi peut empêcher la loi de neutralisation des causes.

II.—La contingence des futurs et sa prétendue vérification par les lois de la statistique

Dans la statistique, nous n'avons plus affaire à des possibilités égales, mais à des possibilités inégales, ou plutôt à des rapports respectifs certains d'inégalité, à une proportion constante entre deux séries de faits, par exemple la série des mariages et celle des non-mariages, la série des suicides et celle des morts involontaires, la série des naufrages et celle des traversées sans naufrage, etc.

Examinons successivement le problème au point de vue de la déduction et à celui de l'induction.

Certains déterministes, comme Lange, ont voulu conclure déductivement la détermination des actes particuliers du seul 171 fait que leur moyenne est déterminée; certains partisans du libre arbitre, au contraire, ont voulu déduire l'indétermination réelle et absolue des actes particuliers de ce fait qu'ils restent toujours indéterminés en une certaine mesure relativement aux moyennes statistiques. Ces deux opinions dépassent également les prémisses dont elles partent, et, en tant que déductions, elles ne peuvent être prouvées ni l'une ni l'autre. 1o D'une seule moyenne et même de plusieurs, tant qu'on reste dans la région des moyennes, on ne peut arriver déductivement à un cas particulier. 2o D'autre part, de ce que les généralités mathématiques ne peuvent s'étendre jusqu'aux actions individuelles, il n'en résulte nullement que ces actions soient libres en elles-mêmes: elles peuvent être simplement la résultante particulière d'une composition de lois naturelles, dont la statistique ne mesure que les effets généraux et moyens. Sur le premier point, Quételet a donc raison de dire:—La loi des grands nombres, ne régissant que le collectif, ne détermine pas chaque acte en particulier; «toutes les applications qu'on voudrait en faire à un homme en particulier seraient essentiellement fausses, de même que si l'on prétendait déterminer l'époque à laquelle une personne doit mourir en faisant usage des tables de mortalité.» On ne peut, en effet, appliquer à un individu déterminé, ni même à de petits nombres, la loi statistique qui, par définition est celle des grands nombres. Les lois statistiques ne font que formuler la résultante d'une foule de lois naturelles qui sont les vraies lois déterminantes des phénomènes: on ne meurt pas en vertu des lois de mortalité, mais en vertu des lois naturelles de l'organisme, dont les tables de mortalité enregistrent les résultantes moyennes. Mais, ce premier point accordé, il n'est pas moins faux de conclure à la réelle indétermination des cas particuliers. Par exemple, si vous ne pouvez prédire la mort de tel individu par les tables de mortalité, vous n'avez pas le droit d'en déduire que cette mort n'est point déterminée par un concours ou une composition de lois nécessaires, et que l'individu meurt librement.

Sans doute la loi des grands nombres, n'est qu'approximative, et même, en général, toutes les lois de la nature sont approximatives pour nous en tant qu'invérifiables dans leurs derniers détails; déductivement il reste donc dans le détail une place possible à la contingence. C'est ce qui a fait dire à Zeller:—«La science a seulement pour objet les lois générales, et la contingence peut ne porter que sur les faits particuliers.—Mais, inductivement, cette contingence est une 172 hypothèse gratuite. On pourrait, par des raisonnements comme ceux de Zeller et de M. Renouvier, laisser place jusque dans la loi d'Archimède à l'action des anges et des démons, car on ne peut vérifier la loi dans le menu détail, et, outre que toute loi est générale, elle semble toujours approximative. N'est-il pas cependant plus logique et plus probable d'expliquer les écarts apparents d'une loi dans les faits particuliers par sa composition avec une autre loi, comme on explique la déclinaison d'une pierre qui tombe par la rencontre d'un obstacle[98]? On ne peut prédire le temps que d'une manière approximative à l'aide des tables statistiques; mais, si on connaissait mieux toutes les lois particulières qui sont la trame de la statistique, on pourrait prédire tel orage pour tel jour, à telle heure. La statistique est une sorte d'artifice indirect, par cela même insuffisant, pour enserrer les choses dans des lois sans connaître ces lois; mais là où la statistique s'arrête, elle montre elle-même le chemin à l'induction.

Voyons donc quelles sont les inductions les plus légitimes sur la nature réelle de ce résidu qui demeure déductivement en dehors des moyennes statistiques?

1o Par économie d'hypothèses, toutes choses égales d'ailleurs, il est légitime de supposer dans ce résidu la continuation de l'empire des lois, loin d'y admettre avec M. Renouvier l'absence de lois. En effet, supposer le libre arbitre là où les autres lois peuvent suffire à l'explication, c'est faire une hypothèse scientifiquement gratuite, comme si, après avoir expliqué les gelées d'avril par les causes ordinaires, on 173 s'obstinait à maintenir par surcroît l'influence de la lune.

2o Par analogie, les cas de liberté et les cas sans liberté sont assimilables. Les aberrations de mémoire relevées dans la suscription des lettres ne peuvent pas plus être prévues dans le détail individuel que les suicides, quoiqu'elles soient aussi régulières en moyenne; il n'en résulte pas que les erreurs de suscription soient volontaires. De même, l'impossibilité de prévoir les suicides dans le détail n'autorise pas à les croire libres.

3o L'induction en faveur du déterminisme croît en probabilité à mesure qu'on resserre le libre arbitre dans un plus étroit espace: si ce resserrement peut être poussé aussi loin qu'on veut, l'induction deviendra de plus en plus voisine de la certitude.—Supposons, dit M. Renouvier, des boules prenant leur couleur elles-mêmes dans une urne; peu importe qu'elles l'aient d'avance ou la prennent au moment de l'extraction, «pourvu que la proportion du noir et du blanc subsiste.»—Sans doute; mais d'abord, si les boules prenaient réellement elles-mêmes leur couleur, la proportion pourrait-elle subsister? Si le libre arbitre était réel et agissant, il y aurait, ici encore, un point indéterminé, sans loi, qui suffirait peut-être à contrebalancer toutes les autres lois, et vous ne pourriez plus, par exemple, imposer certainement à priori aux boules d'une urne cette loi de proportion:—Sur mille tirages, vous serez dans la proportion de neuf cent quatre-vingt-dix-neuf blanches et une noire.—De plus, pour nous rapprocher des réalités particulières, il faut compliquer les données: supposons donc une urne où soient des boules de sept couleurs. La statistique m'apprend, je suppose, qu'il sort effectivement de l'urne 60 boules sur 100; vous dites alors:—Pourvu qu'il sorte 60 blanches, part nécessaire du déterminisme, les 40 boules restantes sont libres d'être bleues, jaunes, rouges, etc.—Par malheur, une seconde loi de statistique m'apprend qu'il sort 30 rouges sur 40 boules non blanches.—Mais alors il y a 10 boules qui peuvent choisir entre le vert, le jaune, etc.—Une troisième loi statistique m'apprend qu'il sort 6 boules vertes sur 10 boules non blanches et non rouges.—Alors, il y a quatre boules qui peuvent choisir entre le jaune et le bleu.—La statistique m'apprend qu'il sort 3 boules bleues sur les boules qui ne sont ni jaunes, ni vertes, ni rouges, ni blanches... Et ainsi de suite. Les lois statistiques vont ainsi s'entrecroisant et établissant des proportions de plus en plus déterminées. Elles ne pourront jamais, sans doute, comme les lois naturelles dont 174 elles ne sont que l'enveloppe, aboutir à une déduction individuelle; mais n'a-t-on pas le droit d'induire que, si nous connaissions toutes ces lois naturelles, nous les verrions produire par leur entrecroisement les faits particuliers, résidu de la statistique? Est-il probable que, toutes les proportions des diverses couleurs étant déterminées, les boules demeurent libres d'échanger indifféremment leurs rôles et de se dire entre elles: «Passez-moi la couleur rouge, vous aurez la couleur verte: pourvu qu'on trouve le compte final, nous pouvons nous passer l'une à l'autre nos couleurs.»—Enfin, le déterminisme statistique, quoique ne portant pas sur les derniers détails des choses, acquiert une valeur nouvelle quand il vient s'ajouter au déterminisme plus interne des lois sociologiques, psychologiques, biologiques, physico-chimiques, mécaniques. La liberté que les indéterministes maintiennent alors dans les détails rappelle trop la liberté laissée aux femmes par l'édit humoristique d'un prince d'Orient:—Art. I. Toutes les femmes sont libres de sortir à travers la ville. Art. II. Elles ne pourront sortir que voilées. Art. III. Quiconque aura fabriqué ou vendu des voiles sera puni de mort.—Pour parler sérieusement, la législation de la nature est en elle-même aussi rigide que celle des souverains absolus, et sa rigidité a des résultats trop souvent tragiques. Prenons un exemple. Supposons qu'il y ait un naufrage sur mille personnes qui s'embarquent; il faut, si nous sommes mille à nous embarquer, que l'un de nous fasse naufrage, non pas directement en vertu des lois statistiques, mais en vertu des lois dont la statistique compte et classe les effets. Qui décidera dans ce cas de la victime tributaire? Le concours des circonstances particulières, l'intersection des séries de lois que présuppose la statistique. Si donc je connaissais mieux le détail des circonstances, je pourrais savoir que c'est moi qui suis l'un sur mille, parce que je m'embarque sur une mer plus dangereuse, par un mauvais temps, sur un mauvais navire, dans telle circonstance fâcheuse, etc. Plus j'aurais de tables de statistiques variées à ma disposition, de manière à y faire rentrer toutes les circonstances particulières, plus, par ce moyen indirect, je pourrais me rapprocher, sans y atteindre, d'une prévision portant sur le particulier. Pareillement il faut qu'il y ait, je suppose, un assassin par jalousie sur cent mille jaloux; voici donc déjà, pour les jaloux, la liberté de ne pas assassiner resserrée dans les limites du nombre 999,999. Maintenant, il faut aussi, je suppose, qu'il y ait six cents jaloux sur mille amoureux, et deux cents jaloux jusqu'à la fureur, quatre 175 jusqu'à la folie, etc., etc. Nous resserrons de plus en plus le libre arbitre par une sorte de compression indéfinie. L'induction rend probable, par analogie avec l'autre exemple, que celui qui se trouvera dans des circonstances spéciales de tempérament, d'éducation, d'entraînement, etc., sera la victime prédestinée au minotaure du crime. Quelle différence, en effet, pourrait-on établir entre les deux cas, sinon artificiellement et tout hypothétiquement, quoique le naufrage soit involontaire et l'assassinat voulu? En combinant directement des lois naturelles avec des lois naturelles, on pourrait probablement, sur les mille individus, en éliminer neuf cent quatre-vingt-dix, et les dix restants pourraient dire:—L'un de nous sera assassin.—On pourrait encore pousser plus loin le calcul des circonstances, en éliminer huit. Alors se poserait pour les deux restants le dilemme tragique:—Il faut que l'un de nous tue.—Avec un peu plus de connaissance des causes, l'un des deux pourrait enfin s'écrier: «Celui qui doit tuer, c'est moi.»—L'induction et l'analogie n'amènent nullement à croire que cet homme tuerait ou ne tuerait pas en vertu du libre arbitre. Seulement, il lui resterait dans la pensée même de l'avenir une dernière ressource, et la réaction de l'idée sur le fait pourrait l'empêcher de commettre le meurtre.

Les réactions de l'intelligence, en effet, et toutes les autres, demeurent toujours possibles.—Les moyennes, comme le dit Quételet, s'altèrent avec le temps; or cette altération, quand les causes physiques restent les mêmes, ne peut être due «qu'à l'action perturbatrice de l'homme[99].»—Seulement on n'en peut conclure, avec Quételet, que les réactions individuelles soient dues à l'exercice d'un libre arbitre. Pourquoi ne seraient-elles pas aussi bien et mieux encore l'effet du progrès intellectuel, de l'adoucissement des mœurs, de l'évolution sociale? C'est par le perfectionnement de ses idées et de ses sentiments que l'homme «maîtrise les causes, modifie leurs effets et cherche à se rapprocher d'un état meilleur.» Les idées sont des forces directrices, perturbatrices, correctrices; on ne peut donc conclure, comme on prétend le faire, de la seule variabilité, de la seule individualité à la liberté[100]. Le nouveau peut être lié à l'ancien par un rapport qui exclue la possibilité 176 des contraires. La variété des effets n'est pas l'ambiguïté des causes. En un mot, loin d'exclure le devenir, le déterminisme est la loi du devenir. Causalité est fécondité sans doute, non stérilité, mais c'est une fécondité selon des lois. Notre espoir de progrès n'est donc pas un espoir en dehors du déterminisme, mais en dedans et par le moyen du déterminisme même.

En résumé, on ne peut pas faire de la statistique une preuve apodictique du déterminisme, comme l'ont prétendu certains savants trop pressés de conclure: la statistique se borne à compter le nombre de fois qu'un même dessin revient dans la tapisserie des événements; elle ne nous découvre pas directement les fils mêmes et les lois du tissage. Mais elle permet d'induire de la constance des dessins à la constance des lois qui les amènent. En outre, la connaissance directe et progressive de ces lois naturelles rend de plus en plus invraisemblable le libre arbitre attribué aux derniers éléments qu'elles régissent. Par les lois de la statistique et leur entrecroisement, le libre arbitre est resserré dans un domaine indéfiniment décroissant, et le déterminisme devient d'autant plus étendu qu'on pousse plus loin l'analyse.

III.—Critique de l'idée de contingence des possibles

Le libre arbitre, qui est l'indéterminisme dans le temps, ne peut se représenter que comme une sorte de puissance à double effet qui enveloppe en elle-même des contraires contingents; et alors on aboutit à toutes les difficultés métaphysiques que nous avons passées en revue. Aussi sommes-nous amené à conclure que l'opposition des contraires également possibles au même instant est une représentation toute logique, qui résulte d'abstractions et de combinaisons imaginaires. Cette représentation se produit tout naturellement sans exiger aucun effort de notre part, car elle provient de ce que nous ne faisons pas une analyse complète ni un complet calcul: elle provient de notre impuissance et de notre repos intellectuel. Les divers possibles nous paraissent alors coïncider dans la perspective intérieure, la pensée même de leur coïncidence tend effectivement à les rapprocher. Dans une immense allée d'arbres, les arbres lointains semblent se toucher, parce que nous demeurons en repos sans aller vérifier jusqu'au bout; que serait-ce s'il n'y avait point de bout?—Aussi la conscience n'a-t-elle pu nous 177 apprendre ni si nous sommes des causes libres, ni s'il existe une réelle puissance enveloppant des possibles, une réelle contingence dans les causes, par cela même une réelle indétermination des effets futurs. Passons donc du point de vue subjectif au point de vue des faits objectifs.

Pour établir véritablement la possibilité absolue et inconditionnelle ou contingence des contraires, il faudrait une science absolue des choses et de leurs rapports: telle n'est pas, évidemment, notre connaissance logique et discursive[101]. Une conception est pour nous logiquement possible lorsqu'elle ne se contredit point; mais cette conception, selon la remarque de Kant, peut néanmoins être réellement vaine, «si la réalité objective de la synthèse par laquelle le concept est produit n'est pas elle-même démontrée»; or, cette démonstration repose toujours «sur des principes de l'expérience possible, et non sur le principe de l'analyse ou principe de contradiction»[102]. Au reste, si l'on ne peut à priori établir la possibilité absolue d'une chose par un simple enchaînement de concepts, on ne peut pas davantage en établir à priori et de la même manière l'impossibilité absolue, à moins que la chose ne soit absolument contradictoire. Il en résulte qu'il y a toujours quelque chose de hasardeux dans les spéculations logiques sur la possibilité ou l'impossibilité des choses. Il est possible abstraitement que la fin du monde arrive demain, et, en général, il n'est pas d'extravagance qui ne soit possible par une combinaison de notions incomplètes. La possibilité, abstraction faite de la réalité concrète, n'est que la pure forme de l'identité avec soi. Mais précisément, comme l'a dit Hégel, dans tout contenu réel, dans toute existence concrète,—par exemple dans l'objet qui de noir devient blanc,—une détermination ou qualité particulière peut être considérée comme une «opposition déterminée» et, en conséquence, 178 comme impliquant une certaine contrariété. Ce qui est est, disait Parménide, tu ne sortiras jamais de cette pensée; mais cet axiome est stérile et il faut bien que la réalité, elle, sorte de cette pensée: sans cela, ce qui est actuellement serait toujours, et le changement, qui suppose une opposition, serait impossible. Jamais un objet blanc ne pourrait devenir noir s'il était réduit en quelque sorte à dire pendant toute l'éternité: «Ce qui est est; je suis blanc, donc je suis blanc; ce qui sort de l'identité logique étant impossible, je ne puis sortir de l'identité du blanc avec le blanc pour devenir noir.»—Hegel n'avait pas tort de dire que la philosophie doit éliminer toute recherche qui a pour objet d'établir abstraitement et en l'air que telle ou telle chose est possible ou, comme l'on dit, pensable: c'est là-dessus que la scolastique s'est consumée[103]. Plus on est ignorant, moins on embrasse les rapports déterminés de l'objet que l'on considère, et plus on est porté par cela même à se perdre dans toute espèce de possibilités vides. La pensée doit donc s'élever au-dessus de ces catégories logiques de possible ou d'impossible. Tout au moins ne peuvent-elles fournir qu'une représentation fallacieuse de la vraie liberté morale.

Revenons maintenant au point de vue expérimental et non plus logique; que deviendra l'idée de possibilité ou, plus proprement, de puissance?—Elle paraîtra bien moins exprimer la liberté morale de décision que la puissance exécutive ou la liberté physique, au sens le plus général de ce mot. En effet, nous ne pouvons guère nous représenter la puissance que comme s'appliquant à une résistance, selon la définition même des forces mécaniques; mais alors la puissance de deux contraires apparaît comme un surplus ou une quantité supérieure de puissance par rapport à deux résistances de directions opposées. Lever et abaisser le bras sont également possibles parce que les résistances que je rencontre, soit en levant, soit en abaissant le bras, sont toutes deux inférieures à la puissance dont je dispose. Les possibilités de contraires sont donc, ici encore, de simples relations et, qui plus est, des relations mécaniques.

En somme, nous appelons jusqu'ici possible soit ce qui n'implique pas logiquement contradiction, soit ce qui n'offre mécaniquement qu'une résistance inférieure à une puissance donnée; dans les deux cas nous n'avons qu'une représentation logique ou mécanique, inadéquate sans doute à la réalité 179 métaphysique et encore plus à l'ordre vraiment moral.

Si on laisse de côté les spéculations théoriques sur la possibilité ou l'impossibilité absolue, soit dans l'ordre logique soit dans l'ordre mécanique, on remarquera que, pratiquement et psychologiquement, le contraire d'un acte peut nous devenir possible sous la condition d'y penser suffisamment, de manière à susciter en nous l'émotion; et il devient d'autant plus possible que nous y pensons davantage. Or, dans toute question morale, le contraire de l'acte se présente toujours à la pensée: nous ne manquons jamais avec réflexion à notre devoir sans penser au devoir, sans apercevoir dans cette pensée même une puissance susceptible d'un accroissement indéfini, sans avoir conscience que notre nature est capable,—quoique non inconditionnellement et au même instant,—d'un acte infiniment supérieur à celui que nous accomplissons.


Passons du point de vue du la causalité à celui de la finalité. A ce point de vue, les possibilités diverses paraissent s'accroître pour nous à mesure que la fin poursuivie est moins immédiate et moins prochaine. C'est là un résultat du pouvoir d'abstraction et de construction qui appartient à l'intelligence. Dans la fatalité de la passion, le moment présent est tout, le moyen et la fin sont alors contigus. Entre la réalité de l'antécédent actuel, comme la fureur, et la nécessité de sa conséquence immédiate, comme un acte de violence, le possible n'a point de place. Dans la réflexion appliquée aux biens sensibles, c'est-à-dire dans le calcul de l'intérêt, la fin recule au loin dans le temps: par là elle laisse place à diverses séries de moyens possibles, à diverses lignes de conduite plus ou moins directes. Cependant le nombre des séries ou des possibles est encore limité, et le choix ne s'exerce que dans un cercle restreint. Dans l'acte moral, qui aspire à dépasser le déterminisme, la fin entrevue consiste en un idéal de liberté universelle, d'unité par l'amour. Dans cette sphère illimitée et indéterminée il est naturel que l'esprit s'attribue une plus grande liberté de mouvements. Là peut s'exercer en quelque sorte la spéculation à l'infini, par cela même un certain désintéressement.

Toutefois, même à ces divers points de vue de la finalité, le possible et l'impossible offrent toujours un caractère relatif et subjectif, qui empêche de les considérer comme l'expression absolue des choses. Ils sont seulement l'expression de notre liberté intellectuelle, c'est-à-dire de notre pouvoir de construire l'idéal et d'imaginer des possibilités idéales. Ces possibilités, sans 180 doute, peuvent devenir pratiquement objet de désir, ces idées peuvent devenir des forces directrices; mais il n'en résulte nullement que les contraires nous soient possibles au même instant. Le champ de la contingence abstraite recule en même temps que va plus avant notre connaissance de la réalité concrète. Les possibles semblent donc dépendre de la réalité, et non la réalité des possibles. «L'acte produit la puissance.»


S'ensuit-il, comme le soutient un déterminisme exclusif, que toute réalité soit nécessaire absolument et primitivement? Après avoir subordonné le possible et le contingent au réel, devons-nous subordonner le réel lui-même au nécessaire?—C'est ce qui nous reste à examiner.

181

CHAPITRE SEPTIÈME

LE PRINCIPE DU DÉTERMINISME ET SA LIMITE DANS L'IDÉE DE LIBERTÉ

I. Principe du déterminisme intellectualiste et mécaniste.—L'intelligibilité universelle et ses conditions: universalité des lois, permanence de la quantité de matière phénoménale, réciprocité universelle des phénomènes.—Réduction de ces trois principes à celui de la causalité phénoménale.—Comment un même principe, selon Kant, rend à la fois possible l'intellection dans le sujet pensant, l'intelligibilité dans l'objet pensé.—Insuffisance de ce principe pour expliquer la réalité du sujet et celle de l'objet.

II. Principe du déterminisme dynamiste.—L'équivalence mécanique n'exclut pas le progrès intérieur et psychique.—Idée de la causalité efficiente.—Que la notion de temps n'est plus aussi intimement liée à cette idée.—Comment nous tendons à la dépasser en nous élevant du successif au simultané et du simultané au permanent.

III. Limite du déterminisme.—Valeur relative et symbolique du déterminisme.—L'idée de «liberté supérieure au temps.»—Définition de cette idée.—Son caractère problématique.—Son identité avec celle d'absolu.

I.—L'intelligence a des fonctions analytiques et des fonctions synthétiques; les premières sont soumises au principe d'identité. On a voulu faire de la nécessité logique, fondée sur ce principe d'identité, la suprême explication des choses[104]. Mais cette nécessité n'offre, selon la remarque de Leibnitz, qu'un caractère relatif et hypothétique: car la nécessité pour une chose d'être identique à ce qu'elle est ne nous apprend pas ce qu'elle est, et présuppose la chose elle-même. Le principe d'identité, le syllogisme même, qui semblait d'abord ce qu'il y a de plus inconditionnel, est donc la forme du conditionnel et de l'hypothétique: supposé qu'une chose soit, elle est. Comme, en fait, toutes choses ne sont pas identiques sous tous les rapports, comme il existe des différences, des oppositions même dans la nature et dans l'esprit, il reste toujours à savoir quel est le lien qui unit en un ensemble harmonieux les choses les plus différentes. Ce lien, étant une synthèse, ne pourra 182 être exprimé par un axiome analytique, ni par un syllogisme, mais par des principes synthétiques.

On sait de quelle manière Kant a déterminé ces principes, qui sont les conditions de l'universelle intelligibilité. L'objet de la pensée ou de l'intellection, c'est une synthèse des phénomènes dans l'espace et surtout dans le temps. Or le temps a trois formes principales: permanence, succession et simultanéité. De là les trois relations fondamentales qui seules peuvent réduire en un système unique les phénomènes, pour en faire un objet de pensée et par là les rendre intelligibles.

Le premier principe régulateur qui sert à établir l'universelle synthèse des phénomènes, conséquemment l'universelle intelligibilité, est la permanence de la force et de la quantité de matière phénoménale. Ce principe est présenté par Kant non comme loi empirique, mais comme condition de la pensée scientifique. Nos sensations, en tant que telles, sont dans une vicissitude indéfinie; si l'on n'admettait que cette vicissitude sans la rapporter à quelque chose de permanent, l'existence phénoménale commençant et finissant sans cesse n'offrirait aucune quantité, aucune durée mesurable. Il n'y aurait pas même de vrai changement ni de phénomène perceptible à la conscience, car le vrai changement est une manière d'exister qui succède à une autre manière d'exister dans le même objet de conscience. L'être permanent en quantité seul change, malgré l'apparence de paradoxe, dit Kant; car les manières d'être qui naissent ou périssent dans l'être n'éprouvent pas, elles, un changement véritable: elles éprouvent seulement une vicissitude. Voilà pourquoi tout commencement est pensé comme relatif à quelque chose de permanent en quantité dans l'espace et dans le temps. Un commencement absolu qui ne se rattacherait à aucune chose préexistante et augmenterait la quantité d'existence, serait un monde à part des autres, à part de la pensée.—N'est-ce pas le même raisonnement que nous reconnaissons dans les Premiers principes de Spencer?

Cette universelle relation des phénomènes avec le substantiel, entendu d'ailleurs en un sens qui n'a rien de métaphysique[105], n'est encore selon Kant, et aussi selon Spencer, qu'une unité insuffisante pour la pensée, pour l'intellection. Il faut de plus que les phénomènes soient unis entre eux, non pas seulement avec leur matière permanente en quantité; il faut que 183 leur succession soit soumise à un principe synthétique. Autrement, il n'y aurait dans l'esprit qu'un jeu de représentations sans lien et sans objet intelligible. L'expérience n'est donc possible que dans la supposition suivante: tout événement est précédé de quelque autre événement qu'il suit d'après une loi déterminée. C'est là le principe de la causalité purement phénoménale, de la succession régulière, de la loi,—principe où il est facile de reconnaître la base du déterminisme.

Après avoir, au moyen de la loi ou succession uniforme d'antécédents et de conséquents, fait la synthèse de la diversité dans des temps successifs, nous devons, pour unifier entièrement la connaissance, faire la synthèse de la diversité dans le même temps. Cette synthèse est la relation de simultanéité et de réciprocité universelle. La place d'une chose dans le temps et dans l'espace doit pouvoir être assignée par rapport à celle de toutes les autres, et les séries de successions doivent former un système de simultanéités. Il doit y avoir quelque chose par quoi A détermine à B sa place dans le temps, et réciproquement B à A. Par conséquent, selon Kant, tout objet doit comprendre en soi la loi qui assigne à certaines déterminations leur place dans d'autres objets; et ceux-ci, à leur tour, doivent assigner à certaines déterminations leur place dans le premier. Par là les choses sont en une réciprocité universelle. Le consensus des choses fait que chacune influe sur toutes, et toutes sur chacune. C'est la réciprocité du déterminisme entre tous les êtres. Alors seulement l'intelligence a vraiment pour objet un univers intelligible, c'est-à-dire un tout lié et déterminé en toutes ses parties.

On reconnaît dans cette doctrine de Kant les trois lois que Leibnitz avait déjà imposées au monde: principe de la persistance de la force, principe de la raison suffisante, principe de l'harmonie préétablie. A vrai dire, Kant aurait dû ramener ces trois lois à une seule: la loi de causalité phénoménale. En effet, réciprocité des causes, c'est toujours causalité universelle; quant à la substance matérielle et phénoménale, nous ne la concevons que comme l'ensemble des choses qui se conditionnent dans l'espace et dans le temps selon la loi de causalité: c'est la totalité phénoménale et causale. Kant n'en a pas moins le mérite d'avoir montré dans les lois du monde un organisme où les parties et le tout s'impliquent mutuellement, et, dans cet organisme, l'expression de la pensée même ou les conditions de sa possibilité, c'est-à-dire de son unité consciente.

Ces conditions produisent un double résultat. En même 184 temps qu'elles rendent la pensée possible pour le sujet pensant, elles la rendent aussi objective, c'est-à-dire qu'elles lui donnent une portée, une valeur, une vérité. A quelles conditions, en effet, se demande Kant, devons-nous considérer le rapport des phénomènes et leur liaison comme ayant lieu dans la réalité, non pas seulement dans nos représentations[106]? «Les représentations ne sont toujours que des représentations, c'est-à-dire des déterminations intérieures de l'esprit dans tel ou tel rapport de temps. D'où vient donc que nous faisons de ces représentations un objet, ou qu'indépendamment de leur réalité subjective comme modifications, nous leur attribuons encore je ne sais quelle réalité objective? La valeur objective ne peut consister dans le rapport avec une autre représentation; car autrement reviendrait la question: comment cette représentation sort-elle d'elle-même et acquiert-elle une valeur objective, outre cette valeur subjective qui lui est propre comme détermination ou état de l'esprit?—Si nous cherchons quelle propriété nouvelle le rapport à un objet donne à nos représentations, et quelle importance elles en retirent, nous trouvons qu'il ne fait que rendre nécessaire une certaine liaison des représentations et la soumettre à une règle. Réciproquement, par cela seul qu'un certain ordre de nos représentations est nécessaire sous le rapport du temps, elles ont une valeur objective... comme si une règle servant de principe nous forçait à garder cet ordre de perceptions plutôt qu'un autre. Cette contrainte est proprement ce qui rend enfin possible la représentation d'une succession dans l'objet, et non plus seulement dans notre imagination. En premier lieu, je ne puis intervertir une série de choses objectives, comme les diverses positions d'un bateau sur un fleuve,—en mettant avant ce qui vient après. En second lieu, étant posé l'état antérieur, l'événement déterminé arrive immanquablement et nécessairement[107]

Ainsi donc, si le lien établi entre les sensations n'était qu'un lien momentané, nous ne pourrions vraiment objectiver: nous retomberions encore dans la confusion primitive où le subjectif et l'objectif sont indiscernables, où il n'y a point de pensée ni de vérité; voilà pourquoi Kant admet un ordre de succession invariable. De plus, il ajoute à la constance la nécessité; les choses, pour être vraies, doivent 185 être tellement liées par un déterminisme universel que nous n'en puissions concevoir la place changée; seul un tel ordre de choses, par sa nécessité, s'opposera au désordre de nos sensations ou à l'arbitraire de notre imagination, et acquerra ainsi une valeur objective, une vérité. Poussant sa thèse jusqu'au bout, Kant construit ainsi un déterminisme absolu et universel, où chaque chose est déterminée dans le temps et dans l'espace par tout ce qui la précède et par tout ce qui l'accompagne, en même temps qu'elle détermine pour sa part toutes les autres choses. Il ne se contente pas, comme l'école anglaise, d'une constance de fait, lien trop fragile et trop superficiel à ses yeux: il veut une nécessité intrinsèque, une loi universelle, qui est le principe de causalité phénoménale. Ce principe est la condition commune de toute intelligence et de toute intelligibilité.

Si la doctrine de Kant s'arrêtait à ce premier point de vue, qui est le déterminisme intellectualiste, on pourrait se poser cette question:—Faisons-nous nous-mêmes partie de ce déterminisme universel, ou sommes-nous en dehors? Si nous en faisons partie, tout étant nécessaire, tout est réellement inséparable; nous n'avons rien en nous qui puisse réellement se séparer de quoi que ce soit; on ne voit donc plus comment distinguer d'une manière réelle le subjectif de l'objectif: cette distinction n'aura qu'une vérité abstraite, non une réalité concrète. La nécessité, en effet, s'appliquant à tout, ne peut s'opposer à rien, et il n'y a plus réellement qu'un seul être, dans lequel tout est indissoluble. Si nos sensations offrent une apparence de désordre et d'arbitraire, qui fonde la distinction purement formelle du sujet et de l'objet, ce n'est là qu'une apparence, que la réflexion doit détruire; et la réflexion, au lieu de fournir une distinction réelle du moi et du non-moi, finira par la refuser. Dans l'universelle nécessité tout est un au fond, le divers n'est qu'à la surface. Aussi le point de vue du déterminisme intellectualiste, quand il est exclusif, aboutit à un système de choses indissoluble où le moi, le sujet, n'est vraiment qu'une forme.

Et l'objet, à son tour, c'est-à-dire le monde de la science, est-il autre chose qu'une forme? Les lois scientifiques sont les rapports des choses dans l'espace et dans le temps; par leur nécessité, elles constituent la vérité logique du monde ou son intelligibilité, mais non sa vivante réalité. Le déterminisme intellectualiste exprime l'ordre dans lequel s'enchaînent tous les anneaux des choses, il peut servir à découvrir les dessins que forme cette chaîne enroulée et nouée de mille manières; mais avec quoi est-elle faite?—Une telle question 186 dépasse le domaine du déterminisme. La nécessité est donc simplement l'ordre logique et mathématique des relations qui unissent les phénomènes dans le temps et dans l'espace.

C'est ce que rendra évident une considération plus approfondie de cet ordre nécessaire. Pour mériter vraiment son nom et pour être une véritable unité, l'ordre universel doit être tel que chacun des rapports dont il est l'ensemble puisse être connu par le moyen de tous les autres. En mathématiques, on trouve le quatrième membre d'une proportion par le moyen des trois autres membres donnés. Les rapports des quantités entre elles peuvent être déterminés d'avance par les lois des proportions ou de l'analogie mathématique, et cette analogie est une formule énonçant l'égalité de deux rapports de quantité (par exemple: 2/4 = 3/6). Comme il ne s'agit alors que de quantités, la connaissance de trois termes permet de déduire effectivement le quatrième ou de le construire d'après les règles d'une synthèse mathématique: par exemple l'égalité du rapport de 4 à 8 et du rapport de 3 à x me permet de construire le quatrième terme, 6, d'après la loi de formation des quantités extensives. De même nous pourrions, selon la remarque de Kant, construire et déterminer à priori la quantité intensive de la sensation produite par la lumière solaire, en ajoutant environ deux cent mille fois à elle-même celle de la lune[108]. Le déterminisme universel, lui aussi, au point de vue de la relation, unit toutes choses par un raisonnement analogique; seulement ce genre d'analogie n'énonce plus, comme en mathématiques, l'égalité de deux rapports de quantité, mais celle de deux rapports de qualité, par exemple lumière et chaleur. Dès lors, trois membres étant donnés, je ne puis plus déduire le quatrième membre lui-même, mais seulement un rapport à ce quatrième, savoir un rapport de temps, un mode de liaison et une place dans le temps: par exemple la concomitance entre la lumière d'une bougie et sa chaleur. Seule la sensation peut m'apprendre à posteriori ce que ce quatrième terme est en fait; je ne puis avoir à priori qu'une règle pour le chercher dans l'expérience et un signe auquel on peut le reconnaître. Voilà pour quelle raison la nécessité porte seulement sur les relations et sur les phénomènes, non sur les choses elles-mêmes: on ne saurait montrer à priori pourquoi, une chose A étant posée, par exemple des vibrations sonores, il est nécessaire qu'il en résulte une chose B toute différente en qualité, 187 par exemple la sensation de la note ut, et comment il serait contradictoire que l'effet ne résultât point de la cause, à laquelle il n'est pas identique.

Même sous sa forme mécanique, qui est plus concrète, la nécessité n'est encore, pourrait-on dire, que la limite commune de l'action réciproque par laquelle les êtres se conditionnent mutuellement; elle n'est, dans ce monde, que la mise en rapport et le conflit des forces, ainsi que des mouvements qui en dérivent. Son type sensible, c'est le choc; ses lois typiques dans le monde sensible, ce sont les lois du choc. Mais, si le choc se retrouve partout dans les objets de notre expérience sensible, il n'est jamais que le plus général des phénomènes physiques et ne peut être érigé en dernier mot de toutes choses. Il ne rend même pas compte de la sensation de choc qui lui correspond. Le physique et le mental s'accompagnent sans qu'on puisse les déduire l'un de l'autre.

Ajoutons que la proposition qui veut que toute causalité soit purement nécessaire devient antinomique si on la prend dans son universalité. Cette proposition était que rien n'arrive sans une raison suffisante et déterminée à priori; or, en remontant la série, on n'aboutit à rien qui suffise, on a une série de raisons insuffisantes; rien de réel ne se trouve vraiment déterminé à priori: la place de chaque terme dans l'espace et dans le temps se trouve seule déterminée par son antécédent. L'explication de la réalité devrait partir d'une donnée réelle qui s'expliquât d'elle-même; mais ici l'explication, qui n'est qu'une mise en ordre et en équation de réalités inconnues, recule et fuit, comme dirait Pascal, d'une fuite éternelle. Dès lors il n'y a plus aucune nécessité réellement primordiale: les choses n'étant conditionnantes qu'après avoir été conditionnées, il n'existe qu'une nécessité de rapports, subie de la part d'autrui et dérivée, non une nécessité en soi et pour soi[109]. Pourquoi donc les choses se succèdent-elles ainsi sans commencement et sans fin?—On ne peut plus répondre d'une manière intelligible à cette question par une raison de nécessité; d'autre part, le déterminisme exclusif ne peut invoquer une causalité supérieure et absolue. Il ne peut donc répondre que par le fait même; et encore le fait est invérifiable dans sa totalité. On arrive ainsi à cette conséquence: s'il n'y a rien que de nécessaire, rien n'est définitivement et foncièrement nécessaire. Le déterminisme universel et exclusif, conçu en vue de l'unité 188 intelligible, ne peut atteindre ni l'unité ni l'universalité; l'explication qu'il donne est toujours inachevée. La pensée cherchait quelque chose de fixe où elle pût se tenir en équilibre et elle croyait le trouver dans la nécessité; mais cette nécessité, avec sa série de commencements sans commencement, entraîne la pensée dans un mouvement sans fin.


En résumé, la nécessité, moyen en vue de l'unité, ne saurait suffire à elle seule pour achever l'entière unité de la pensée. Si la nécessité a une valeur scientifiquement incontestable quand on en fait une partie de la réalité et une condition de la science, elle n'a plus métaphysiquement la même valeur quand on en veut faire le tout de la réalité. Le déterminisme, qu'il soit à priori comme chez Kant ou à posteriori comme chez Stuart Mill, est un formalisme intellectualiste. Ce formalisme est inévitable et vrai sans doute, mais il ne rend pas compte de la réalité. Nous avons vu qu'il absorbe notre réalité comme sujets individuels dans le grand tout, dont nous ne sommes plus qu'une des formes. Ce tout lui-même, cet objet, il n'en présente encore que la forme et le plan nécessaire, non le fond vivant et agissant. Dès lors, il n'y a plus de tous côtés que des rapports sans termes.

Leibnitz n'avait donc pas tort de dire que le déterminisme logique, mathématique et mécanique de Descartes est la face extérieure de la réalité, dont la face intérieure doit être plus ou moins analogue à ce que nous trouvons en nous-mêmes. La conscience, en effet, ne semble plus être un extérieur, mais un intérieur, et le seul que nous connaissions; du moins doit-elle nous placer à un point de vue plus central, d'où le mécanisme nous apparaît comme externe. En somme, peut-on dire, c'est avec nos sensations ou nos pré-sensations que nous sommes obligés de construire et d'imaginer le monde mécanique lui-même, et c'est avec notre intelligence que nous concevons ses lois. Tout dépend donc de notre conscience même et de sa constitution.

On voit que Kant a eu raison de faire remonter le principe du déterminisme jusqu'aux conditions de la conscience. Seulement, dans la conscience, il a surtout considéré la pensée et le déterminisme intellectuel; or l'intellectualisme est, tout comme le mécanisme, un aspect de surface. Kant s'en est trop tenu à un à priori intellectuel, à des formes constitutives de la pensée, à des cadres logiques. Le mécanisme et l'intellectualisme se ramènent en définitive à de la sensibilité et à de l'activité. Ce qui est à priori pour la conscience, ce n'est pas 189 le penser, c'est le sentir et l'agir. Les principes universels de Kant ne sont que l'extension au dehors de notre constitution intime. Façonné par le macrocosme, le microcosme en réagissant exprime le grand monde, et même le reconstruit en soi à son tour.

II.—A ce point de vue intérieur de la sensibilité et de la volonté ou, en général des faits de conscience concrets, cherchons ce que vont devenir les formules de l'identité logique ou de l'équivalence mécanique, où nous avons reconnu les thèses fondamentales du déterminisme extérieur.—Il y a dans notre vivante conscience, à côté de l'identique, du changement et du progrès. Peut-on nier qu'aux divers degrés de l'évolution physique aient répondu, dans l'évolution mentale, soit des sentiments nouveaux, soit des idées nouvelles, soit des volitions nouvelles? L'identité mécanique, mathématique et logique, est donc réellement compatible avec une perpétuelle nouveauté dans l'ordre mental. Vous combinez différemment des rayons de lumière, et au lieu d'avoir la sensation du blanc, j'ai la sensation du rouge; il n'y a là, dites-vous, qu'une autre direction du mouvement;—objectivement, peut-être; subjectivement, non. La sensation nouvelle est, dans ma conscience, une chose qu'on ne saurait déclarer identique aux autres sensations. Qu'importe que l'être en qui naissent des sentiments, des pensées, des volitions nouvelles, pèse toujours le même poids dans une balance? S'il n'y a aucune création mécanique, comme aussi aucune annihilation, il y a une rénovation mentale ou morale. C'est là encore, sans doute, la production d'une forme nouvelle, non d'une existence telle que les métaphysiciens l'entendent; mais, si cette forme est un plaisir qui n'existait pas auparavant, une joie, un bonheur, et un bonheur plus ou moins durable, n'est-ce pas une chose suffisamment réelle, quoique vous l'appeliez une forme? En tout cas elle est plus réelle que les formes logiques, mathématiques ou mécaniques. Tout à l'heure je souffrais ou j'étais indifférent, maintenant je jouis: les deux états peuvent être équivalents pour la balance et pour la mécanique; soutiendra-t-on qu'ils sont équivalents pour moi ou pour ma conscience? Et si, par hypothèse, cette joie était la première qu'un être vivant eût éprouvée d'une manière distincte, ne marquerait-elle pas, dans le vieil univers, l'apparition d'un bien qui, à lui seul, serait comme un univers nouveau? De même, une pensée nouvelle dans la conscience n'est-elle pas un nouveau monde, alors que, dans la 190 balance de la nature physique, elle ne produirait pas la moindre oscillation, le moindre dérangement à l'éternel équilibre des plateaux? Et si vous supposez que dans la conscience ces grandes nouveautés peuvent se produire,—sentiment et pensée,—peut-être surgira-t-il par leur intermédiaire une nouveauté supérieure encore, un monde plus beau et meilleur, une réalisation progressive de la liberté idéale. Par là sans doute nous n'entendons pas une liberté capable de bouleverser ce que Gœthe appelait le budget de la nature: celle-ci, en additionnant ses unités de force mécanique, trouvera toujours le même compte; mais que de richesses nouvelles sur le livre des idées, des sentiments et des volontés! Simple changement de forme, répétez-vous. Si ce ne sont là que des apparences et des modifications superficielles, où placer alors le fond et les choses mêmes? Les vraies réalités ne sont-elles pas ce dont j'ai ou pourrais avoir conscience? L'identité pour la balance n'est, après tout, que l'identité d'un phénomène. Bien plus, la foi à la balance suppose elle-même l'unité des forces de gravitation, qui suppose à son tour que la quantité d'énergie reste la même; et ce dernier principe, on ne peut plus lui assigner une origine uniquement extérieure. C'est à l'identité de la conscience qu'il en faut revenir. Mais qu'est-ce alors que la persistance dont on parle, sinon l'expression de ce fait: nous avons conscience d'une multitude de réalités nouvelles qui ont pour caractère commun et persistant que nous en avons conscience? Somme toute, si c'est la conscience que l'on consulte, elle se voit changeante en même temps qu'identique, et l'expression de la réalité pour elle n'est pas permanence, mais évolution; elle ne connaît pas ce substratum immobile et mort dont quelques-uns ont voulu faire la «substance durable» et l'unique réalité. La réalité pour elle, c'est ce qu'elle est; or, elle est évolution, elle est progrès. Il faut donc que l'identité des lois mécaniques laisse place à quelque chose de nouveau dans l'ordre esthétique des sentiments, dans l'ordre intellectuel des idées, dans l'ordre moral et social des volitions. Cette nouveauté ne sera vraiment une équivalence que dans la série mécanique; elle pourra être une prévalence ou un profit dans la série des états de conscience. On a beau vouloir ramener entièrement le nouveau à l'ancien, le nouveau est un fait indéniable pour la conscience et dans la conscience; or le nouveau suppose une certaine fécondité capable d'un changement régulier, d'une évolution qui peut devenir progrès. Peut-être le stable même n'est-il que la condition du progressif. Parménide, après avoir 191 écrit un livre sur l'être, en a écrit un autre sur l'apparence. L'apparence est nouvelle, cela suffit. Il faut donc dans l'être même un principe d'apparence nouvelle et de changement.

C'est ce principe qu'on a exprimé sous le nom plus ou moins symbolique de la force intérieure, de l'activité, de la δυναμις. A ce point de vue dynamiste et psychique, le principe de causalité prend un sens nouveau et moins formel, dont Kant ne s'est pas assez occupé: ce n'est plus la simple loi de succession et d'ordre entre les antécédents et les conséquents, c'est l'activité efficace de la cause proprement dite. Ce n'est plus la simple projection au dehors de notre intelligence sous forme d'universelle intelligibilité, c'est la projection au dehors de notre volonté même, de notre pouvoir d'agir ou de réagir, de désirer, de faire effort, projection qui a lieu sous la forme d'universelle causalité efficiente[110]. Par là, nous sortons déjà du domaine purement scientifique pour entrer dans le domaine métaphysique: nous franchissons les lois pour essayer de nous représenter les causes.

Sommes-nous ainsi délivrés du déterminisme?—Non; car la fécondité et le progrès n'excluent pas une loi de détermination qui en relie les degrés. Le déterminisme, en devenant dynamiste, est seulement plus concret, plus vivant et moins superficiel. De plus, sous cette forme, il aboutit à nous faire concevoir quelque chose qui le dépasserait; de l'idée des causes relatives il va nous élever à la conception problématique d'une cause absolue, supérieure peut-être au temps même et à ses parties successives. C'est ce mouvement ascendant que nous devons maintenant faire comprendre.


Le déterminisme, sous sa forme mécaniste et intellectualiste, nous a paru exprimer, en dernière analyse, un ordre de choses dans le temps; or, l'introduction du temps ne semble plus un élément aussi essentiel quand on se place, comme nous le faisons maintenant, au point de vue de la causalité efficiente et vraiment active. Lorsque j'attribue un fait à l'action d'une cause, cette attribution est primitivement indépendante de toute considération de temps: il n'y a pas encore d'avant ni d'après, de succession ni de simultanéité; il y a simplement, pour parler comme Malebranche, l'agent et l'agi, le voulant et le voulu, la cause indépendante et l'effet 192 dépendant. L'enfant place derrière tout ce qu'il voit une volonté, d'abord prochaine et immédiate, puis plus ou moins lointaine. La feuille que le vent pousse est pour lui animée. Puis il s'aperçoit que la cause n'est pas là, mais dans le vent; il conçoit alors le vent comme un être animé. Plus tard, il reculera encore la cause agissante, mais, ce qu'il placera toujours comme à l'extrémité de cette perspective de plus en plus lointaine, ce sera quelque volonté. A l'origine, il semble que le temps n'existe pas encore pour lui: il n'en a qu'un sentiment vague et il en confond presque toutes les parties. Avenir, passé, présent, sont trois points de vue qui s'entremêlent dans sa pensée et qu'il prend assez souvent l'un pour l'autre. Même confusion des temps chez les peuples primitifs: les événements, pour eux, se raccourcissent ou s'allongent, se concentrent ou se répandent, passent de l'avenir même au présent et du présent au passé, ou suivent l'ordre inverse, comme si tout procédait de causes supérieures à l'histoire et au temps. C'est que le temps est un ordre de déterminations et de conditions; il exprime moins l'activité ou la liberté idéale de la cause que les conditions réellement subies par elle et les nécessités qui lui viennent du dehors. Le premier élan de la volonté ne semble point connaître le temps: l'expérience seule nous apprend à compter avec cette série de moyens et d'intermédiaires qui sépare le vouloir initial de l'effet final. Alors seulement se développe et s'organise l'idée de succession. Comme le dit Kant, «la succession des effets tient seulement à ce que la cause ne peut opérer en un clin d'œil son effet tout entier[111].» La succession a donc son origine non dans la vraie et positive puissance de la cause, mais dans son impuissance ou dans les résistances qu'elle rencontre; non dans ce qui la fait vraiment cause, mais dans ce qui lui fait subir la limitation des autres causes, dans ce qui la rend effet par rapport à elles: elle n'exprime pas la liberté, mais la nécessité. En un mot, la succession est certainement la loi des effets, mais elle n'est peut-être pas la loi d'une cause digne de ce nom.

Il est vrai que, si les effets ont une loi, la cause, indirectement et partiellement, devra subir cette loi, à moins qu'elle ne la fasse elle-même. Encore ne pourra-t-elle la faire que pour les choses qui lui seront absolument intérieures: dès qu'elle agira sur des objets étrangers, elle devra subir la loi qui préside à la génération des effets. La loi de succession et 193 son déterminisme résultent donc de ce que la cause exerce son action au sein d'une multiplicité d'autres causes. Pour agir dans cette sphère, la cause est soumise à un certain ordre; car, là où se trouve la multiplicité se trouvent aussi les éléments de l'ordre: la multiplicité a besoin de l'ordre, et l'ordre à son tour suppose la multiplicité. La forme la plus générale de cette multiplicité est le temps, et l'ordre qui y est introduit consiste, nous l'avons dit, dans les rapports mêmes du temps: succession, simultanéité, permanence. Nous allons de nouveau les examiner et les interpréter au point de vue de leur portée dynamique et métaphysique. Nous complèterons ainsi la théorie de Kant.

Quel est notre procédé pour trouver les causes empiriques d'un phénomène, c'est-à-dire les phénomènes antécédents? C'est la succession, car nous faisons se suivre les choses de diverses manières pour voir ce qui se produira. Mais ce que nous cherchons au delà de la succession, c'est la simultanéité; par une méthode d'abstraction et d'élimination, nous dégageons le simultané du successif. Nous disons par exemple: à la nuit succède le jour quand le soleil est présent, donc le soleil et le jour sont réellement simultanés, donc c'est le soleil qui doit contenir la condition ou les conditions principales du jour. De même que les polygones inscrits dans le cercle sont un moyen de découvrir l'aire du cercle, parce qu'ils permettent d'éliminer progressivement toutes les valeurs qui ne sont pas cette aire même, ainsi la succession est un moyen d'arriver par élimination à la simultanéité, bien que l'une ne soit pas l'autre, ou plutôt précisément parce que l'une n'est pas l'autre. Si ensuite nous transportons dans la simultanéité même une succession idéale, c'est par un élan de l'imagination analogue à celui qui fait transporter dans le cercle les côtés infiniment petits du polygone: à vrai dire, ces côtés n'y subsistent pas, ou n'y subsistent qu'éminemment et sous une tout autre forme. Ainsi la durée ne semble plus exister que d'une manière éminente dans le rapport vraiment dynamique de la cause avec l'effet. Toutes les successions physiques manifestent et annoncent extérieurement l'action intime et métaphysique des causes; mais cette action n'est peut-être pas elle-même une succession dans le temps, quoiqu'elle doive rendre possible le temps et en envelopper le premier germe.

La réciprocité dans la succession est le moyen pratique par lequel nous arrivons à découvrir la simultanéité objective. Quand je regarde la terre, puis la lune, et que, recommençant dans un autre ordre, je me retrouve toujours en 194 présence des mêmes termes, je distingue fort bien le changement produit par ma volonté et la nature constante des sensations qui lui sont imposées. Il n'en serait pas de même si je suivais un bateau descendant un fleuve: je ne pourrais intervertir ses positions successives. La simultanéité de la terre et de la lune est alors l'hypothèse la plus naturelle que je puisse faire pour concilier les séries contraires de mes sensations; et je sens très bien que ce qu'il y a eu de contraire vient de moi, que ce sont les mouvements voulus par moi qui ont changé, non pas les choses elles-mêmes. Supposer que la lune et la terre s'anéantissent et renaissent au gré de ma volonté, ce serait substituer l'hypothèse la plus compliquée à l'hypothèse la plus simple, ce serait dépenser plus de travail pour arriver au même résultat, ce serait violer la loi de la moindre dépense ou de la moindre action. La ligne la plus droite que puisse suivre la volonté, en demeurant le plus identique possible à elle-même, c'est d'expliquer les changements produits dans l'intuition sensible par les changements qu'elle-même a voulus, et, au contraire, d'expliquer la partie constante ou pour ainsi dire résistante par l'action constante de forces étrangères sur elle-même. Quant à l'action de ces forces les unes sur les autres, c'est une conception ultérieure à laquelle on arrive très tard, quand on y arrive; car le déterminisme réciproque et universel décrit par Kant n'a point été conçu, ce semble, par tous les esprits; c'est une construction de la pensée qui n'est inévitable que pour toute pensée réfléchie et assez consciente de soi, et Kant a eu le tort d'y mettre trop d'à priori.

De même que la succession et surtout la réciprocité de succession sont un moyen de découvrir la simultanéité, celle-ci, à son tour, n'est qu'un moyen pour nous de rattacher les choses au permanent. Mais, si nous remontons ainsi de la succession à la simultanéité et de la simultanéité à la permanence, c'est que le permanent nous semble plus voisin de l'indépendant. Commencement, c'est dépendance et relation; commencement et cause absolue sont donc en ce sens incompatibles, et tout commencement, au point de vue dynamique, nous paraît dépendre du permanent.

Ainsi la marche de l'esprit consiste à s'élever de plus en plus au-dessus de la succession dans le temps par la réduction du successif au simultané, du simultané au permanent, du permanent à l'indépendant. Cette marche nous semble plus voisine de la réalité vivante et concrète que la construction trop abstraite de Kant, dont nous ne nions pas d'ailleurs la valeur relative.

195 III.—Arrivé à ce point, il est naturel de se demander, avec Kant lui-même, si le déterminisme dans le temps, mécaniste ou dynamiste, ne serait pas un cadre où nous sommes obligés de ranger les séries d'effets, un procédé intérieur de figuration et de coordination analogue aux monogrammes des mathématiques, en un mot, le principe de ce que Kant appelait le schématisme de l'entendement, «art caché dans les profondeurs de l'esprit et dont il est difficile de surprendre les secrets[112].» La succession régulière et constante de choses diverses dans le temps peut être seulement le schème ou le procédé représentatif de ce que serait la vraie causalité active; de même, la persistance dans le temps peut être la représentation de ce que serait la vraie substance; de même encore la simultanéité des phénomènes dans le temps, selon une règle générale, peut représenter l'action réciproque des causes. Toutes ces représentations et tous les schèmes en général ne sont que des déterminations du temps d'après des règles. Et ces règles, dit Kant, ont pour objet la série du temps, qui répond à la quantité; la matière du temps, qui répond à la qualité; l'ordre du temps, qui répond à la relation; enfin l'ensemble du temps, qui répond aux modes de la possibilité, de l'actualité et de la nécessité. Le temps, dans cette doctrine, est l'intermédiaire à la fois sensible et intellectuel par lequel devient possible l'application de la pensée aux phénomènes, conséquemment la réduction de leur diversité à l'unité.

Ce qui est vrai indépendamment des spéculations sur les schèmes, c'est que le déterminisme, en définitive, est un 196 symbolisme. La nécessité est une pensée déterminée, liée, ayant une constitution qui s'impose à elle en même temps qu'à son objet; c'est une pensée mélangée de passivité et dépendante, mais il ne faut pas prendre les verres qui encadrent et protègent une lumière pour la lumière même. Le temps exprime la condition que rencontre une cause qui, obligée d'agir sur l'extérieur, perd en partie son activité au moment même où elle la manifeste. L'espace même semble n'être qu'un mode du temps, le mode de la simultanéité ou de la coexistence. Nous arrivons donc par ce nouvel ordre de considérations à la même conclusion que tout à l'heure:—Le symbolisme du temps et de l'espace ne saurait être toute la vérité, et surtout toute la réalité. On est obligé, sans doute, d'admettre la nécessité comme loi des effets ou des moyens, c'est-à-dire d'admettre que les effets sont déterminés par la cause, que les moyens sont déterminés par la fin, quand il y a une fin; mais cette conception des effets et des moyens comme conditionnés ou nécessités, chacun par rapport aux autres et tous par rapport à la cause, ne porte pas sur la cause métaphysique, qui demeure x. Aussi le vrai fatalisme n'est-il pas celui qui soumet les effets empiriques à la nécessité, mais celui qui, par une conception toute métaphysique, soumet à la nécessité les causes elles-mêmes, ou plutôt la cause.


Les métaphysiciens peuvent donc poser au déterminisme une limite au moins idéale. Ils s'appuient sur ce principe même que toutes les réalités purement partielles et visibles sont nécessaires d'une nécessité hypothétique: telle chose devra suivre si telle autre chose s'est déjà produite. Toutes ces choses se conditionnent les unes les autres, et chacune n'existe qu'autant qu'une autre existe déjà; supposé que cette autre n'existât point, elle n'existerait pas non plus. Mais la réalité dernière et radicale, X, s'il y en a une, est conçue comme différente de ces réalités partielles: c'est elle qui doit en faire le lien et l'unité, c'est elle qui doit les produire en se communiquant à toutes. L'unification produite par la nécessité n'atteint, comme la science, que les formes des choses; elle n'est donc, tout comme la possibilité, qu'un rapport entre des termes déjà donnés, et ces termes, nous pouvons les concevoir donnés par un terme supérieur qui, en tant qu'indépendant, serait libre. En ce cas, le caractère propre de la réalité fondamentale serait l'indépendance, sans laquelle n'existeraient ni ces dépendances qu'on nomme possibilités, ni ces dépendances qu'on nomme nécessités ou impossibilités. 197 D'une part, les possibilités et les nécessités dérivent des réalités; d'autre part, on ne peut pas montrer à priori de contradiction entre la réalité ultime et la liberté; l'activité et le progrès ne semblent même possibles qu'au moyen d'un principe supérieur tout ensemble à ce qui est actuellement déterminé par autre chose ou à ce qui est actuellement indéterminé. Si ce principe n'était adéquat qu'à ce qui est déterminé, il s'y tiendrait à jamais, et tout serait immobile; s'il s'épuisait tout entier dans l'indétermination, il serait encore à jamais immobile dans cet abîme insaisissable.—C'est par cette suite de raisonnements que le métaphysicien est amené à élever, au-dessus de l'existence déterminée et de l'existence indéterminée, un principe déterminant qui les relie et les domine. Ce pouvoir n'est plus proprement nécessité, c'est-à-dire purement déterminé; il n'est plus indifférence arbitraire, c'est-à-dire purement indéterminé: il doit être conçu comme quelque chose d'indépendant qui se détermine.

Ainsi se construit l'idée «problématique,» de liberté absolue.

La notion de liberté, ainsi conçue, ne peut rentrer dans une définition trop étroite; car la vraie liberté idéale consiste précisément dans une puissance hypothétiquement délivrée de toute limite, et qu'on ne saurait conséquemment restreindre à telle ou telle application particulière. La liberté, sous ses divers aspects, est identique à l'indépendance, soit dans l'ordre physique, soit dans l'ordre intellectuel, soit dans l'ordre moral. On peut donc dire, d'une manière générale, que la liberté serait le pouvoir de causer ses propres déterminations, avec la conscience et la certitude de sa réelle indépendance par rapport à toute cause étrangère. Ce n'est là du reste qu'une explication, et non une définition logique.

En premier lieu, l'indépendance entraîne l'absolu. Jusque dans le langage vulgaire, libre, indépendant et absolu (ab solutus) sont synonymes. En effet, l'absolu, qui ne peut être d'ailleurs conçu que d'une manière négative et détournée, ne saurait être représenté comme nécessité: car, s'il était nécessité par quelque chose d'autre que lui, il serait relatif à un pouvoir supérieur; s'il était nécessité par lui-même, il serait une cause ayant dans sa nature propre une relation nécessaire avec son effet.

En second lieu, l'indépendance dans l'ordre de la causalité semble entraîner encore l'infinité ou l'indépendance dans l'ordre de la quantité, car les relations dans l'espace et dans le temps seraient des dépendances.

En troisième lieu, une entière liberté ou indépendance 198 entraînerait sans doute l'absence de limites dans l'ordre de la qualité, ou la perfection. L'idée de la liberté pure, ainsi développée, n'est autre chose que la «catégorie de l'idéal et du divin.»

La complète indépendance ou la liberté, en tant que telle, serait une chose réellement inexplicable et incompréhensible pour nous; expliquer, c'est montrer comment une chose dépend d'une autre qui en est la cause ou la raison, et on ne peut montrer de quoi dépendrait une indépendance complète par hypothèse. Ce n'est pas à dire pourtant que la liberté soit pour nous de tout point inconcevable. On peut en effet, en s'aidant de l'expérience, concevoir une chose de deux manières, soit comme chose qui dépend d'une autre, soit comme chose dont une autre dépend. Par abstraction, nous pensons la suprême indépendance comme ce dont tout le reste dépendrait. Sans doute cette pensée enveloppe encore une relation, comme toute pensée humaine; mais ce n'est pas la relation de l'indépendance aux autres choses, c'est celle des autres choses à l'indépendance.

Ce qui réduit la liberté absolue au rôle d'idée problématique, c'est qu'on peut toujours retourner contre la réalité et la liberté de l'absolu sa manifestation. Si, en définitive, tout est nécessaire dans les phénomènes, le principe quelconque de la nécessité ne se manifeste que par cette nécessité même: la réalité absolue est-elle donc astreinte à ne poser que des relations, à ne s'incarner que dans la relativité? Telle est la suprême antinomie entre la conception d'une liberté absolue et l'expérience certaine du relatif. C'est ce qui fait que la liberté absolue demeure pour nous une pure idée, dont on peut montrer l'influence régulatrice sur notre pensée et sur notre conduite, mais nullement la valeur constitutive et objective.

On peut cependant essayer une solution, au moins approximative, de cette grande antinomie entre la liberté et la nécessité. Et ici s'ouvrent deux voies. L'une aboutit à la conception théorique et à l'affirmation pratique d'une liberté transcendante, qui existerait dans un monde intemporel dont le monde temporel est la manifestation sous les formes du déterminisme. C'est la voie que Kant a suivie. L'autre voie aboutit à rapprocher le déterminisme et la liberté dans l'ordre temporel, par la conception d'une certaine liberté immanente au déterminisme même, sous la forme de l'idée, du désir et de la volition morale. C'est la voie que nous essaierons de suivre, après avoir montré d'abord ce qu'il y a d'insuffisant dans la théorie de Kant.

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CHAPITRE HUITIÈME

L'INDÉTERMINISME MÉTAPHYSIQUE DANS LE MONDE INTEMPOREL

I. La liberté dans le monde intemporel, selon Kant.

II. Critique de la liberté intemporelle et transcendante admise par Kant et Schopenhauer.

III. Conclusion. Nécessité d'une synthèse de la liberté et du déterminisme dans l'ordre immanent.

I.—Le grand ennemi de la liberté, aux yeux de Kant, c'est le temps: toute sa doctrine a pour but de nous en affranchir. Dans l'ordre du temps, ce sont les antécédents des actions qui les déterminent; or le nom même d'antécédent indique une chose passée qui n'est plus «en notre pouvoir,» et dont nous ne pouvons plus changer les effets[113]. Seul, en quelque sorte, le phénomène antécédent l'aurait pu; mais il est déjà passé à tout jamais. On pourrait rendre sensible la pensée de Kant en disant que le présent est comme un testament que le mort seul pourrait changer, mais qu'il ne peut changer parce qu'il est mort.

A ce point de vue du temps et de son ordre régulier, si nous pouvions pénétrer l'âme d'un homme, telle qu'elle se révèle par des actes internes ou externes, connaître tous ses mobiles, même les plus légers, et tenir compte en même temps de toutes les influences extérieures, nous pourrions calculer la conduite future de cet homme avec autant de certitude qu'une éclipse de lune ou de soleil[114].

C'est que, empiriquement, toutes les actions et passions sont liées selon les règles de l'expérience. Il en résulte une série ou trame continue de phénomènes, qui est l'histoire ou la biographie de l'individu. De cette série, éliminez la part des circonstances et des objets extérieurs, ne laissez que les mobiles et les motifs moraux: ce reste représentera le caractère propre 200 de l'individu, la part non plus des objets extérieurs, mais du sujet même, ou «les principes subjectifs de son arbitre»[115]. C'est ce que Kant appelle le caractère empirique, qui seul tombe sous l'observation.

Mais, une fois qu'on a expliqué les actions par le caractère empirique préalablement donné, tout n'est pas expliqué encore. Il reste à savoir ce qui donne ce caractère, ce qui le produit, en un mot sa vraie cause. La vie d'un homme peut être considérée comme un seul et même phénomène total, dont le caractère empirique est la règle ou la loi. D'où vient donc cette règle, cette loi qui imprime une unité de direction à tous les phénomènes, et qui a pour conséquence un degré plus ou moins grand de bonté ou de méchanceté, une plus ou moins grande intensité dans l'inclination au bien?

Ce terme supérieur, cette vraie cause de notre caractère, ce n'est point dans la série des phénomènes qu'il faut la chercher. Le caractère empirique, comme tout ce qui se manifeste dans le temps, n'est qu'une représentation de ce que la chose est en soi. L'homme, tel qu'il apparaît aux autres et tel qu'il s'apparaît dans le sens intime, n'est que «le phénomène de lui-même»[116]. Sa réalité absolue, c'est son caractère intelligible, qui n'est soumis à aucune condition de temps, et dans lequel «ne naît ni ne passe aucune action»[117].

Comme cause intelligible, l'homme peut commencer spontanément et de lui-même ses effets dans le monde sensible, sans que l'action commence en lui. Aussi n'est-il pas soumis à la loi de toutes les déterminations de temps, à la loi nécessaire de tout ce qui change et se meut. Dans cette sphère, il est conçu libre de toute influence sensible et de toute détermination phénoménale[118].

Quand nous avons expliqué un mensonge par toutes les conditions antécédentes, cette explication nous empêche-t-elle de blâmer le menteur? Non, répond Kant. Nous 201 attribuons donc à la raison un pouvoir indépendant de la sensibilité et transcendant, pouvoir dont elle aurait pu faire usage et dont elle n'a point fait usage. Mais il ne faut pas entendre par là que la raison aurait pu dans le temps, après toutes ses actions antérieures et dans les mêmes circonstances, produire exactement le phénomène contraire, par la décision particulière d'une liberté d'indifférence. Si tel homme n'avait pas menti à tel moment, il n'aurait pas fait telle chose auparavant, ni telle autre chose; toute la série de ses actions phénoménales et tout son caractère empirique auraient été changés; ce changement dans la direction visible ou dans la règle de la conduite empirique supposerait un autre caractère intelligible: l'homme n'aurait donc pu ne pas mentir qu'en ayant un autre caractère intelligible. Mais précisément, rien n'empêche de croire, ajoute Kant, qu'il aurait pu avoir cet autre caractère; car le caractère intelligible est indépendant de la série totale des phénomènes, qu'il produit selon une règle et dans une direction dont il est l'auteur. En d'autres termes, chaque action, considérée par rapport aux antécédents chronologiques, n'aurait jamais pu être autrement; mais, par rapport à son antécédent métaphysique, à la puissance intelligible de l'être raisonnable, elle aurait toujours pu être autrement, parce que l'être raisonnable aurait toujours pu, comme chose en soi et dans le monde intelligible, déterminer autrement la totalité de la série empirique, en se donnant à lui-même un caractère moral différent[119].

Notre vie entière ne fait que dérouler dans sa variété ce que 202 notre caractère intelligible enveloppe dans son unité. Tels nous nous faisons dans l'ordre intemporel de la réalité absolue, tels nous apparaissons dans le temps, image mobile de l'immobile liberté. Tels nous nous faisons, avons-nous dit, et non pas: tels nous nous sommes faits. On ne peut dire en effet que nous soyons aujourd'hui les esclaves du caractère que nous nous sommes donné dans le passé, car pour la liberté intelligible il n'y a point de passé. La liberté est toujours actuelle, sans être à proprement parler ni présente, ni passée, ni à venir. Dire:—J'agis aujourd'hui et j'agirai demain en vertu du caractère que je me suis donné dans le passé,—ce serait transporter la fatalité du temps, avec son ordre successif, dans la réalité intelligible. La liberté étant pour ainsi dire, dans la pensée de Kant, omniprésente et simultanée à toutes nos actions, il faut dire plutôt:—J'agis en vertu du caractère que je me donne librement,—sans entendre par là un acte de liberté qui descendrait présentement dans la série phénoménale. De même encore, nous ne devons pas croire l'avenir prédéterminé par le présent, sinon dans l'ordre chronologique; à considérer l'ordre métaphysique, l'avenir sera dans le temps ce que je le détermine à être du haut de ma volonté intemporelle.

C'est dans cette indépendance de la volonté raisonnable par rapport au temps que Kant voit le fondement et la justification du repentir. Que signifie ce sentiment douloureux produit par la condamnation de nous-mêmes? Au point de vue de la pure expérience, il est «pratiquement vide, en ce sens qu'il ne peut empêcher ce qui a été fait de l'avoir été.» Mais le repentir, comme douleur, est parfaitement légitime; car la raison, quand il s'agit de la loi intelligible, de la loi morale, ne reconnaît aucune distinction de temps. «Elle ne demande qu'une chose: le fait nous appartient-il comme action? et, dans ce cas, que cette action soit depuis longtemps passée, la raison y lie toujours moralement le même sentiment.» Voilà l'explication de cette actualité perpétuelle qui s'attache à nos actes, même les plus lointains; en vain le cours du temps semble les avoir emportés et effacés: la volonté raisonnable les retient à jamais sous son regard, elle les juge comme ses œuvres impérissables, et si ce sont des œuvres de lâcheté ou d'égoïsme, elle ne peut voir sans douleur le mal enfanté par elle: qu'il soit passé, présent, à venir, qu'importe? c'est le mal[120].

203 Le caractère intelligible semble donc être, dans la pensée de Kant, une sorte d'élan libre vers le bien, élan d'une intensité plus ou moins grande, que la volonté raisonnable s'imprimerait à elle-même par un acte supérieur au temps. De là une certaine force morale, une certaine énergie morale qui est ma volonté telle qu'elle se fait, et qui par conséquent est moi-même. Cette force, une en soi, est d'ailleurs soumise à la nécessité de ne produire ses effets que dans la diversité du temps; elle se réfracte alors dans ce milieu selon la variété des forces concomitantes, se divise, se multiplie, s'étale en une image qui est le spectre d'elle-même: c'est le caractère empirique. La résultante finale de ce concours entre la cause libre et les influences extérieures est la vie sensible en sa totalité. Tel le rayon de lumière unique à son origine, en traversant un milieu inégal, se colore de mille nuances et s'épanouit en un cône, dont les parties sont multiples comme celles du temps ou de l'espace. Une fois le rayon donné avec le milieu, on pourra calculer le cône et toutes ses parties, mais encore faut-il que ce rayon soit donné; dans l'ordre intelligible, il se donne lui-même, il se fait lui-même plus ou moins brillant et plus ou moins ardent.


Ici une question se présente. Une fois donné le caractère empirique, ou le degré visible d'amour pour le bien et de courage dans le bien, tout se déduit de cette force et des forces physiques concomitantes; mais le caractère empirique pourrait-il lui-même se déduire des forces physiques antécédentes, ou résulte-t-il seulement de l'intervention imprévue et imprévisible du moi libre, se manifestant à partir de la naissance jusqu'à la mort? En d'autres termes, étant donné l'état physique de l'univers à tel moment, pourrait-on en déduire tous ses états ultérieurs, y compris les actions des volontés libres, qui ne semblent pas encore exister dans le temps ou ne s'y manifestent pas encore? Si la chose est impossible, l'unité mécanique de l'univers est brisée: un commencement absolu 204 a lieu même dans la série empirique, l'ensemble des choses phénoménales subit une addition qu'aucun calcul n'aurait pu déduire de la somme antécédente. La difficulté première reparaît alors, simplement reculée, non résolue.

Aussi Kant n'admet point ce commencement imprévu, produit par l'intervention de la liberté à un moment précis du temps et de l'histoire du monde. Mon caractère empirique est, selon lui, une simple continuation de la série physique antécédente.—Mais alors, comment peut-il être en même temps l'œuvre de ma liberté? Supprimons celle-ci, l'ensemble des causes antécédentes eût produit le même caractère empirique. A quoi bon ce personnage toujours absent, sans lequel tout se passe et s'explique?—Kant eût répondu sans doute: Vous parlez comme si le temps était une réalité, et vous en appliquez les lois à la liberté transcendante. La substance intelligible du moi, où la liberté réside, ne commence pas à notre naissance, ne tombe pas du ciel ou du néant à un point déterminé de la durée. Toutes les substances existent au-dessus du temps et, sous ce rapport, coexistent. Nous étions donc ou sommes déjà présents, quoique non temporellement, à l'ensemble des choses, avant notre apparition sous une forme humaine. Dans la réalité intelligible, il y a un ordre intemporel des choses en soi dont la succession chronologique est l'image, il y a une coexistence des choses en soi dont la simultanéité chronologique est l'image, il y a une action réciproque des choses en soi dont l'harmonie chronologique est l'image. Le monde intelligible de Kant rappelle celui de Platon; mais les idées, ici, sont des êtres en soi, des causes, des raisons, des libertés. L'ensemble de ces libertés, avec leur évolution idéale, avec leur idéale coexistence, avec leur idéale réciprocité, se projette dans le temps et dans l'espace; et la mutuelle influence des libertés intelligibles se traduit par la détermination réciproque de tous les phénomènes visibles, dans le passé, dans le présent, dans l'avenir. C'est aussi quelque chose d'analogue à l'harmonie préétablie de Leibnitz. Avant mon apparition sous la forme humaine, tout conspirait à produire le caractère empirique qui devait exactement correspondre à mon caractère intelligible: c'est que nous tous, les volontés libres, qui semblons être les effets, nous sommes réellement les causes, et l'ordre du temps ne fait que se conformer à l'ordre intemporel du monde intelligible, qui lui est supérieur. La complète connaissance d'un état mécanique et psychique de l'univers permettrait donc de calculer tous les autres, parce que l'ensemble des phénomènes résulte 205 non pas d'une partie des causes intelligibles, mais de toutes ces causes, y compris moi-même, sans considération de temps. Par une conception analogue, Leibnitz voyait en chaque chose la représentation ou le miroir de l'univers, et il attribuait à l'intelligence divine la solution éternelle de ce problème: «Étant donné l'état présent d'un être, calculer le passé, le présent et l'avenir de tous les autres.» En un mot, il n'y a prédétermination que dans la série des antécédents chronologiques. Dans leur rapport avec leurs causes, les effets ne sont plus prédéterminés, mot emprunté à la langue du temps; ils sont déterminés par leurs causes déterminantes, dont je fais partie.

Ainsi, nous nous sommes tous entendus ou plutôt nous nous entendons tous entre nous, au-dessus du temps et derrière la scène, pour produire l'univers que le temps déroule sur la scène. Mais, si les rapports que j'ai avec l'ensemble de l'univers ne détruisent point ma liberté selon Kant, mes rapports avec Dieu ne la détruiront-ils pas?—Ils la détruiraient en effet, répond Kant, si on admettait le temps et l'espace comme des conditions de la réalité en soi; non, si on y voit seulement des conditions subjectives de notre sensibilité propre. Le temps et l'espace sont-ils, comme le veut le vulgaire, des conditions à priori de la réalité même et de la chose en soi; Dieu alors ne peut plus créer de réalités que sous ces conditions, et par conséquent il les subit dans son acte créateur; que devient son indépendance? Il faut alors être logique comme Spinoza, qui fait du temps et de l'espace des attributs de Dieu même. Mais le Dieu de Spinoza ne crée pas des êtres en soi, mais seulement des êtres en lui, c'est-à-dire des manières d'être; il ne crée pas des noumènes, mais seulement des phénomènes. A vrai dire, il ne crée rien, il ne fait que se déployer dans la série de ses modes selon l'invincible fatalité de sa nature géométrique, et il produit directement, immédiatement le mécanisme des phénomènes, sans laisser aucune place à la liberté d'êtres qui ne seraient ni lui ni ces phénomènes. Pour sauver la liberté il faut, selon Kant, dire que Dieu ne produit pas les phénomènes, mais crée les êtres en soi, c'est-à-dire les causes dont ces phénomènes sont les effets et les actions; et il crée des causes libres. Mais pour cela, il faut que Dieu leur donne une existence supérieure au temps; car, s'il était obligé, pour créer des êtres, de les créer inférieurs au temps, il ne pourrait plus par cela même créer qu'une série de phénomènes fatals. L'ordre des réalités intemporelles, au contraire, pourra être un ordre de libertés; et alors seulement 206 Dieu aura produit un monde vraiment digne de ce nom, un monde de réalités et non d'apparences, de vie véritable et non de fantasmagorie. Pour la même raison, les difficultés relatives à la prescience divine semblent à Kant levées en partie: car le rapport de l'être éternel avec des êtres intemporels ne peut plus s'appeler ni prescience ni prédétermination, mots encore empruntés à la langue du temps. C'est un rapport mystérieux, dont on peut dire au moins, selon Kant, qu'il ne détruit pas la liberté, quand même on n'en pourrait dire autre chose[121].

Pour toutes ces raisons, Kant soustrait au temps la liberté: que l'aveugle Saturne dévore ses enfants et se nourrisse de la matière brute, la libre intelligence n'a rien à craindre, car le temps, loin d'être le père de l'intelligence, n'en est que le produit, ou plutôt l'ombre et le fantôme.

Par là Kant ne prétend pas expliquer la liberté, ou dire comment elle est possible; car nous ne pouvons déterminer à priori, «par de simples concepts, la possibilité d'aucun principe réel et d'aucune causalité.» Il ne veut pas non plus prouver la réalité de la liberté; car «nous ne pouvons jamais conclure de l'expérience à quelque chose qui ne doit pas être conçu suivant les lois de l'expérience.» La liberté transcendante et intelligible n'est pas impossible ni contradictoire, elle n'implique pas, et elle pourrait subsister avec le mécanisme de la nature: voilà, selon Kant, tout ce que la théorie permet de conclure.

Si nous affirmons la liberté comme réelle, ce ne peut être, selon Kant, que pour des raisons pratiques. En acceptant le fait du devoir (factum), nous acceptons sa condition, la liberté. Ainsi, c'est le devoir qui nous ouvre les portes du monde intelligible: si nous y entrons, c'est seulement par un acte de volonté morale.

II.—Telle est, autant que nous avons pu la repenser, la pensée de Kant. Elle a trop de grandeur et même de beauté pour ne pas avoir sa part de vérité. Pourtant on ne peut 207 s'empêcher de croire que Kant, tout en se défendant de montrer la possibilité de la liberté, a fait une construction métaphysique qui n'est pas sans analogie avec les subtiles spéculations des théologiens du moyen âge.

La première objection qu'on peut faire, c'est qu'on ne sait pas, en définitive, ce qu'est dans ce système la liberté. Kant désigne par ce mot deux choses distinctes et, quel que soit le sens qu'on préfère, la difficulté du problème subsiste. Tantôt la liberté désigne la causalité de la chose en soi, du noumène, c'est-à-dire le pouvoir, indépendant du mécanisme physique, par lequel la chose en soi produit ses manifestations. Elle est alors la puissance d'agir tantôt bien, tantôt mal; elle est l'existence transcendante du sujet, le fond absolu et substantiel du moi, soit qu'il se soumette au devoir, soit qu'il préfère les biens sensibles. En ce sens, la liberté est faillible et, en fait, a péché; aussi Kant dit-il que l'origine du péché radical est dans le noumène, dans la cause en soi[122]. Tel est le sens ordinaire de la liberté dans la Critique de la raison pure.

Dans la Critique de la raison pratique, au contraire, et surtout dans la Métaphysique des mœurs, la liberté désigne non plus l'activité transcendante du sujet, qui peut être morale ou non, mais la moralité effective ou tout au moins la moralité idéale. La liberté est en effet, «au sens positif,» la détermination de l'activité par la loi du devoir. Elle n'est donc plus seulement la détermination de l'action par «l'homme en soi» sous la loi du devoir, tantôt en conformité, tantôt en opposition avec cette loi. Elle est en somme la raison même, la raison pure pratique: «Liberté et loi pratique absolue sont des concepts corrélatifs; je ne cherche pas ici si ce sont des choses réellement distinctes, ou si plutôt une loi absolue n'est pas entièrement identique à la conscience d'une raison pure pratique et celle-ci au concept positif de la liberté[123].» Même théorie dans la 208 Doctrine du droit, avec cette conséquence que la liberté exclut la possibilité de violer la loi morale, parce que «cette possibilité est une impuissance[124]

Ainsi la causalité de la raison pure ne peut être rationnellement déterminée que par un principe d'action indépendant de toute condition sensible. Et cependant, elle a été en fait déterminée par un principe d'action dépendant du monde sensible, puisqu'elle a péché et pèche encore. La liberté est donc, pour Kant, tantôt ce qui permet au «moi-noumène» de bien faire en lui permettant aussi de mal faire, tantôt l'immédiate et certaine actualité de la loi morale. Kant n'a point concilié ces deux notions antinomiques, qui aboutissent, l'une à la possibilité de pécher, l'autre à l'impossibilité de pécher.


L'antinomie va reparaître et développer ses conséquences dans les deux théories kantiennes de l'obligation et de la responsabilité.

L'obligation tient, selon Kant, à ce que la liberté intemporelle est cependant astreinte à la condition d'agir dans le temps et d'y agir selon une loi universelle.—Mais d'abord, demanderons-nous, comment la liberté peut-elle être nécessitée à agir dans le monde du temps? Puis, comment peut-elle être obligée dans ce monde? En tant que vraiment libres au sein du noumène, nous ne pouvons avoir d'obligation relativement à la totalité des phénomènes, car il n'y a rien qui puisse obliger une liberté absolue, et d'ailleurs il n'existe aucune raison pour qu'une liberté absolue fasse le mal. Nous ne pouvons donc être obligés que par rapport à l'ensemble de nos phénomènes, de notre caractère empirique. Mais précisément ce qui spécifie notre caractère, ce qui détermine l'ensemble particulier de nos phénomènes, c'est le tout, c'est une nécessité universelle, et nous ne pouvons être obligés par rapport à cette nécessité: nous ne pouvons être que prédestinés par la puissance d'où sort le tout. Donc, notre liberté individuelle dans le monde intelligible est prédestination et nécessité. Nous ne pourrions être libres que d'une liberté universelle; nous ne pourrions être obligés que par rapport à l'univers, que comme créateurs de l'univers, que comme Dieu; par malheur, Kant nous dit que l'obligation n'a plus de sens pour Dieu, pas plus que le péché. On ne voit donc nulle part sur quelle liberté fonder une obligation quelconque ni par rapport à quoi la fonder.

209 La responsabilité n'est pas plus intelligible que l'obligation si on accepte l'idée de la liberté nouménale. Le péché de notre moi-noumène, en effet, ne peut être produit par les conditions seules de son existence phénoménale, qui ne dépendent pas de lui; ce péché doit donc être produit encore par un mauvais vouloir transcendant, non explicable par les conditions de l'existence phénoménale. Mais ce mauvais vouloir est, en somme, absolument inexplicable pour nous, pour nous qui sommes cependant les auteurs responsables de ce péché. Dès lors, cet acte de liberté morale n'est toujours qu'un acte de liberté d'indifférence transporté au sein de l'absolu: c'est un hasard nouménal, qui pourrait bien recouvrir un destin nouménal. En d'autres termes, pourquoi le moi-noumène n'est-il pas immédiatement saint et éternellement pur? Comment la «raison» peut-elle, par exemple, ainsi que le soutient Kant, se résoudre à un «mensonge?» Comment peut-elle montrer de la «négligence»? Comment, avec sa portée universelle, peut-elle produire des actions sans maximes universalisables? Comment, en un mot, la raison peut-elle ne pas être absolument raisonnable, puisqu'elle n'a pas de raisons, mais des déraisons pour vouloir être autre chose?—Il faut évidemment supposer ici, comme condition du péché et du devoir dont il est la violation, un noumène imparfait, car Kant nous a formellement dit qu'il n'y a pas de devoir pour Dieu; mais en quoi peut consister l'imperfection d'un noumène et la différence du créé avec le créateur? En ce que le noumène,—même intemporel, même créé par Dieu «en dehors du temps» et comme «être en soi»,—est cependant soumis à de certaines conditions, sinon de temps et d'espace, du moins de multiplicité, d'action réciproque, de causalité transitive et de passivité. Donc, il n'est tel noumène qu'à condition d'être déjà engagé dans le phénomène; il n'est telle liberté, tel moi libre, qu'à la condition d'être enveloppé de nécessités. Kant lui-même vient de nous dire que Dieu ne crée pas les êtres dans le temps, sans quoi, d'une part, son acte subirait la condition du temps, et d'autre part, les êtres eux-mêmes ne seraient plus des êtres en soi, mais des phénomènes; or, on peut appliquer son propre argument aux autres conditions de multiplicité, d'action réciproque et de passivité qu'il admet. Si c'est Dieu qui subit ces conditions, Dieu n'est plus libre et vraiment créateur; si ce sont ses créatures, elles ne sont plus libres ni vraiment des êtres en soi. On ne peut donc pas leur imputer la faute si elles tombent dans le phénomène et dans le mal. C'est la volonté absolue et universelle, et non le moi individuel 210 qui a commis la faute de déchoir, au lieu de rester dans son insondable abîme: elle est seule responsable de cette faute. Toutes les difficultés reparaissent ainsi avec les deux sens de la liberté entre lesquels nous avons vu flotter la pensée de Kant: 1o causalité du noumène, pouvant être morale ou immorale; 2o moralité. Ou ces deux sens sont au fond identiques,—ce qui supprime le péché du noumène,—ou ils sont différents, ce qui supprime la liberté et la responsabilité du noumène. Entre le noumène pur et le phénomène, entre l'éternel et le temporel, nous voyons toujours un hiatus infranchissable. L'intemporel doit être tellement libre que le phénomène y disparaisse, et le phénomène est toujours tellement nécessité que le noumène y disparaît.

Admettons cependant le péché radical et la responsabilité du moi-noumène, une nouvelle difficulté se présente: comment l'homme réel peut-il connaître ce péché accompli dans un monde inconnaissable? On répondra peut-être:—«Parce que l'homme réel, par sa raison pure, a conscience de la loi morale, sous laquelle le noumène doit produire tel phénomène[125];» en d'autres termes, nous trouvons que les phénomènes ne répondent pas en nous à la loi idéale par nous conçue.—Soit, mais comment savons-nous que c'est notre faute à nous, le résultat de notre causalité nouménale, qui précisément est pour nous inconnaissable? D'une part, dans le monde phénoménal, notre action est expliquée par la totalité des phénomènes, par l'univers; d'autre part la causalité nouménale, qui a produit notre action, nous échappe; comment donc, encore une fois, connaître un péché accompli dans un monde inconnaissable par une cause inconnue que rien ne prouve être nous, plutôt que la cause universelle?—Nous ne pouvons vraiment savoir s'il existe des êtres responsables et si nous sommes du nombre. Nous savons qu'il y a des êtres sans raison et des êtres doués de raison, voilà tout. Chez ces derniers, la raison élèvera sans doute son idéal au-dessus du fait, elle souffrira de se voir méconnue, elle jugera et condamnera le mal, et cela sans se préoccuper de savoir si ce mal est présent, passé ou à venir; mais elle ne s'attribuera pas à elle-même, dans la conscience, la cause du désaccord entre l'idéal et la réalité. Je ne me connais pas comme moi en soi, comme cause en soi; je ne connais donc pas ma responsabilité, et, si je l'accepte pratiquement en acceptant pour moi la loi du devoir, cette acceptation, en tant 211 que personnelle, est tout hypothétique. Le moi que je connais est déterminé, le moi que je ne connais pas est seul libre; dès lors, plus de marque pour distinguer, dans la série de mes actions, ce qui est l'œuvre de ma liberté, de mon moi transcendantal, et ce qui provient des causes étrangères. Comment, en effet, discerner le mal que j'ai fait avec une «intention» libre, de celui que j'ai fait sans intention? La véritable intention doit «appartenir au caractère intelligible» et ce caractère intelligible «ne peut être connu de nous...»—«La moralité propre des actions (le mérite et le démérite), celle même de notre propre conduite, nous est donc profondément cachée,» avoue Kant. «Nos imputations ne peuvent se rapporter qu'au caractère empirique.»—Mais précisément le caractère empirique n'est pas responsable; nos imputations tombent donc à faux.—«Personne ne peut faire la juste part de la liberté, celle de la simple nature, celle du tempérament involontairement mauvais ou bon (merito fortunæ), ni par conséquent juger avec une parfaite justice[126].»—Nous ne devons point sans doute prétendre faire la juste part; mais comment, dans une série tout entière déterminée, faire pratiquement une part quelconque à la liberté et distinguer les actes de responsabilité morale d'avec les actes sans responsabilité morale? Quand nous nous croyons bons ou méchants, quand nous nous croyons responsables, en fait nous n'en savons rien. Nous ne devrions donc éprouver qu'un remords platonique et général, non personnel, sans rien juger de notre responsabilité propre, car nous ne voyons pas plus clair dans notre conscience individuelle que dans celle d'autrui.


Le problème de la responsabilité personnelle aboutit, comme on le voit, à la question de savoir si nous avons ou non conscience de notre liberté, et c'est en agissant que nous aurions besoin de sentir notre pouvoir libre et responsable; mais l'examen de notre conscience est impuissant à nous révéler ce pouvoir, car, selon Kant lui-même, la conscience ne saisit que des phénomènes, tout comme les sens. «L'homme, dit-il, d'après la connaissance qu'il a de lui-même par le sentiment intérieur, ne peut se flatter de se connaître tel qu'il est en soi; car, comme il ne se produit pas lui-même, et que le concept qu'il a de lui-même n'est pas à priori, mais qu'il le reçoit de l'expérience ou du sens intime, il est clair qu'il ne connaît sa nature que comme phénomène, c'est-à-dire par la 212 manière dont sa conscience est affectée[127].» Voilà précisément le point capital; si je suis libre, je dois connaître à priori ce que je produis moi-même. Qu'est-ce qu'une liberté qui ne sait pas ce qu'elle fait et qui est obligée d'attendre que l'expérience le lui apprenne comme du dehors? Selon Kant, je me détermine d'une manière absolue dans le noumène; ma vie phénoménale ne sera que le visible reflet de cette détermination dans les eaux mobiles du temps; et néanmoins je suis obligé, comme Narcisse, de me pencher sur ce miroir, pour savoir si ma détermination est belle ou laide! Est-ce donc bien là mon moi, et cet acte aveugle est-il un acte libre? «Au-dessus, continue Kant, de cette collection de purs phénomènes que l'homme trouve en son propre sujet, il doit nécessairement admettre quelque autre chose qui leur sert de fondement, c'est-à-dire son moi, quelle que puisse être sa nature intime.»—Pourquoi dois-je admettre cette autre chose qui est moi, et qui ne devrait pas paraître autre ou étrangère à ma conscience? C'est là un moi de raison, un moi inconnu et transcendant, qui est bien loin de la vraie liberté.

Dans les lignes qui suivent, il est vrai, Kant semble nous rendre une certaine conscience de notre activité propre: «Toutes les représentations, dit-il, que nous recevons passivement (comme celles des sens) ne nous font connaître les objets que comme ils nous affectent, ce qui ne nous apprend pas du tout ce qu'ils peuvent être en soi; par conséquent, par cette espèce de représentations, quelque attention que leur donne et quelque clarté qu'y ajoute l'entendement, nous ne pouvons arriver qu'à la connaissance des phénomènes, jamais à celle des choses en soi. Dès qu'on fait cette distinction (et il suffit pour cela de remarquer la différence des représentations qui nous viennent du dehors, où nous sommes passifs, et de celles que nous produisons de nous-mêmes, où nous montrons notre activité), il s'ensuit nécessairement qu'on doit admettre derrière les phénomènes quelque chose encore qui n'est pas phénomène, c'est-à-dire les choses en soi; quoiqu'il faille bien avouer que nous ne pouvons les connaître que par la manière dont elles nous affectent, et non pas comme elles sont[128].» Toute cette doctrine est fort obscure; si nous avons conscience, d'une manière quelconque, de représentations que nous produisons nous-mêmes par notre activité, nous les connaissons dans leur cause, à priori; nous 213 pouvons donc les connaître telles qu'elles sont en elles-mêmes, et nous pouvons ainsi avoir une conscience de notre liberté par le dedans, non par le dehors, une conscience active et non passive de notre activité. Seulement, cette activité n'est plus, chez Kant, que celle de la raison. Nous voilà donc revenus à la liberté purement rationnelle, conséquemment impeccable. Quant à la conscience que j'ai de moi-même comme être individuel agissant dans le temps, loin de me révéler ma liberté, elle n'est possible elle-même, selon Kant, que sous la condition de la nécessité empirique. C'est donc bien à la raison universelle, et à elle seule, que Kant accorde la spontanéité absolue. Dès lors, on cherche vainement dans sa doctrine la part du moi et de la conscience véritable, non de celle qui se verrait passivement affectée, mais de celle qui, en agissant, se verrait agir. Nous demeurons toujours en présence de deux mondes, l'un intelligible et intemporel, celui de la raison, l'autre sensible et temporel, celui des phénomènes; mais nous n'avons aucun moyen terme entre la liberté universelle du premier et la nécessité universelle du second: les deux sont également impersonnelles.


Toutes les considérations précédentes peuvent se résumer en une objection fondamentale. Kant, pour sauver la liberté, a cru qu'il suffisait de l'élever au-dessus du temps, et il nous en a donné ce motif un peu trop élémentaire que, le passé n'étant point en notre pouvoir et le présent dépendant du passé, rien de ce qui est dans le temps ne se trouve en notre pouvoir.—Mais, comme nous croyons l'avoir montré, le temps n'est pas l'unique ennemi de la liberté: là où subsistent la pluralité des individus, leur causalité réciproque, la relation d'agent et de patient, le déterminisme mutuel demeure[129]. Dans le 214 monde intemporel subsiste tout l'ordre temporel, toutes les choses relatives et nécessaires, mais réduites pour nous à l'état d'ombres métaphysiques. L'ombre de notre moi, placée par une loi inexplicable devant l'ombre des fruits défendus, commet avec une ombre de responsabilité un péché inexplicable; et il en résulte qu'elle éprouve dans la vie temporelle des souffrances qui, elles, ne sont pas des ombres de souffrance. La métaphysique transcendante se borne à projeter le monde immanent dans une sorte de vide élyséen: elle concentre le temps dans l'éternité, mais elle ne change rien aux relations véritables des choses, ni à leurs lois nécessaires. L'antinomie que nous avons signalée entre les deux conceptions de la liberté s'y retrouve à son maximum: si la liberté y est raison et moralité, elle est toujours nécessité; si elle est libre arbitre, elle est toujours hasard. Ces deux sens du mot restent d'ailleurs également insoutenables et inconciliables; ni péché ni impossibilité de pécher ne se comprennent. La liberté personnelle vient donc finalement, dans le monde prétendu intelligible, se confondre avec la nécessité universelle d'où dérive le torrent des choses.


Veut-on voir comme en une image agrandie les défauts et le caractère trop mythique de la liberté extemporelle, c'est dans Schopenhauer qu'il faut la considérer.

«Les opérations dérivent de la nature même de l'être: operari sequitur esse,» disaient les scolastiques; Schopenhauer le répète après eux.—«La conduite d'un homme, son operari, est déterminée extérieurement par les motifs, intérieurement par son caractère, et cela d'une façon nécessaire; chacun de ses actes est donc un événement nécessaire; mais c'est dans son être, dans son esse, que se retrouve la liberté. Il pourrait être autre; et tout ce en quoi il est 215 coupable ou méritant, c'est d'être ce qu'il est... Dans la réalité des choses, chaque homme le sait bien, l'acte contraire à celui qu'il a fait était possible, et il aurait eu lieu, si seulement lui, il avait été autre qu'il n'est[130].» Ainsi nous sommes libres dans l'éternité d'être ou de ne pas être, de choisir un caractère bon ou un caractère méchant, courageux ou lâche. Mais, d'autre part, nous ne pouvons connaître a priori le caractère choisi par nous. «Nous n'apprenons, dit Schopenhauer, à nous connaître nous-mêmes et les autres, que par expérience; nous n'avons pas de notre caractère une notion a priori.» Pourtant, demanderons-nous de nouveau, pour qu'un choix soit vraiment libre, ne faut-il pas qu'on ait conscience a priori et du pouvoir de choisir et des raisons de choisir? Si je prends sans le savoir une mauvaise nature au lieu d'une bonne, mon erreur est involontaire, non libre. C'est une sorte de colin-maillard transporté dans la vie intemporelle, où chacun poursuit un caractère et une destinée qu'il saisit sans les voir, comme dans le mythe de Platon. Aussi, en dernière analyse, la responsabilité et la liberté finissent, selon Schopenhauer, par ne porter ni sur l'«operari» ni sur l'«esse», mais sur une troisième chose, le «fieri», c'est-à-dire sur le devenir, sur le fait d'avoir préféré l'existence et son devenir à la non-existence et à son immobilité.—Si tu es, tu seras bête brute, et si tu es bête brute, tu agiras en bête brute, mais tu peux ne pas devenir, ne point passer de l'être intelligible à l'existence sensible.—Cette nouvelle distinction de l'esse et du fieri ne nous avance pas plus que celle de l'esse et de l'operari; car, l'être ne révélant sa nature que par ses opérations, en voulant éternellement devenir tel être, je ne sais pas ce que je veux devenir, homme, ange ou bête; le fieri ne m'est donc pas plus imputable que le reste. J'en suis toujours réduit par delà le temps à tirer un billet de loterie dans une urne où je ne vois rien, à moins qu'on ne dise que la faute primitive est de vouloir tirer un lot quelconque, de vouloir devenir n'importe quel être, au lieu de rester dans le non-être. Mais cette incompréhensible et aveugle détermination à devenir, sans savoir ce qu'on devient ou deviendra, ne fonde pas une responsabilité plus réelle que toutes les autres. La doctrine de Schopenhauer place notre responsabilité là où personne ne l'a jamais placée, dans le fait de l'existence. On pourrait, du reste, poser à Schopenhauer une question préalable:—Comment sait-il ce qu'il nous apprend? Ce ne peut 216 être ni a posteriori, puisque sa liberté est antérieure à l'expérience, ni a priori, puisqu'elle est inconsciente et qu'elle ne devient «intelligente» que quand elle a un «cerveau.»

Une autre objection consiste à demander comment nous pouvons nous donner un caractère individuel en dehors du temps et de l'espace, alors que, selon Schopenhauer, la distinction des individus, l'individuation, n'est fondée que sur le temps et l'espace. Schopenhauer distingue vainement ici l'individualité, qui aurait sa racine dans le monde intelligible, et l'individuation, ou projection de l'individualité dans la lanterne magique du monde sensible. Si le «caractère» appartient vraiment au monde intelligible, c'est-à-dire au monde de l'éternité et de l'unité, comment peut-il être réellement individuel, et d'où peut provenir cette éternelle distinction des individus? Si elle vient de Dieu, je ne suis plus libre; si elle vient de moi, c'est moi qui suis mon créateur; bien plus, un monisme conséquent (par exemple celui de Hartmann) ne peut plus distinguer de moi ni de non-moi dans le domaine de l'éternelle unité: je suis donc le créateur de tous les autres êtres, sans m'en douter.

Par cela même que le monisme doit supprimer l'individualité dans la sphère de la liberté absolue ou de la «volonté absolue,» il est obligé de supprimer aussi tout l'intellectuel, comme trompeur et illusoire. Dès lors, par une élimination progressive, Schopenhauer aboutit à placer le fond prétendu libre et moral de l'homme dans une absolue indétermination, à laquelle tendait déjà le noumène de Kant. En premier lieu, la volonté et le moral de l'homme ne peut être pour Schopenhauer la détermination éclairée par des motifs, car ces motifs sont intellectuels, donc plus ou moins matériels et «cérébraux.» La volonté absolue ne peut être non plus simplement le désir, la tendance à vivre, à jouir, la détermination à une fin: le désir n'est point l'absolu, car il enveloppe une évidente relativité. S'il nous paraît plus voisin du fond des choses, c'est simplement parce qu'il est chronologiquement antérieur à l'intelligence développée, parce qu'il est plus général parmi les êtres que l'intelligence même, à laquelle il sert comme de matière; mais suffit-il qu'une chose soit la matière d'une autre et son antécédent pour avoir le droit d'être érigée en absolu? De plus, le désir lui-même, par la fin qu'il suppose, enveloppe encore plus ou moins implicitement de la pensée, car comment désirer s'il n'y a pas un objet désiré et une conscience plus ou moins obscure de cet objet? Enfin la volonté radicale n'est pas non plus ce que les physiciens 217 appellent la force, et c'est au contraire la force, nous dit Schopenhauer, qui doit se ramener à la volonté. Et en effet, au point de vue scientifique, la force n'est qu'un symbole abstrait du mouvement; au point de vue psychologique et métaphysique, elle n'est qu'une forme de nos sensations de pression et de tact, c'est-à-dire la chose la plus relative du monde. Mais que reste-t-il alors dans la volonté après cette élimination successive des motifs, des désirs, des fins conçues ou senties, des forces déployées, etc.? Il ne reste qu'une idée vague et générale d'activité. Peut-on même dire que cette idée reste? Toute activité à nous connue est déterminée, saisissable à la conscience et par cela même à l'intelligence, d'autant plus active et forte qu'elle se connaît mieux et qu'elle est plus pénétrée de lumière. La prétendue liberté de Schopenhauer est la nuit absolue. Aussi Schopenhauer conclut son traité par le mot de Malebranche: «La liberté est un mystère;» si bien que l'action libre, au lieu d'être faite «en connaissance de cause», est ce qu'il y a de plus mystérieux, de plus inconnu et de plus inconnaissable. La liberté ainsi entendue, Schopenhauer lui donne lui-même son nom véritable: X. Et telle est en effet la seule liberté qu'on puisse concevoir, ou plutôt cesser de concevoir, quand on veut la mettre toute hors du temps et la réduire à un noumène.

III.—En somme, une hypothèse ne se justifie qu'en tant qu'elle explique des faits. L'hypothèse d'un dieu et d'une providence, par exemple, ne se justifie qu'en tant qu'elle prétend expliquer l'existence du monde et sa conservation. Si elle ne l'explique pas, elle est inutile; il en est ainsi de toute autre hypothèse. Une hypothèse ne doit pas être en quelque sorte une superposition à la réalité, mais une explication de cette réalité. Or, l'hypothèse de la liberté intemporelle et individuelle tout ensemble est la traduction de la difficulté même en termes nouveaux et incompréhensibles. Nous n'avons donc pas le droit de dire immédiatement: «La liberté est un mystère;» il faut dire: «Il y a au fond des choses un mystère, et nous ne savons pas s'il faut l'appeler liberté plutôt que de tout autre nom.» Le mystère porte sur ce fond innommable de la réalité; quant à la liberté, elle est pour nous un idéal, et nous ne savons pas si elle fait le fond de la réalité même. Le vrai problème est donc de chercher, à un point de vue immanent, comment nous pouvons nous rapprocher de cet idéal, comment le progrès est possible dans la sphère du temps, et possible par cette idée même de liberté.

218 Dans cette recherche, l'accord peut exister entre les diverses doctrines, et sur le point de départ et sur le but à atteindre. Les déterministes eux-mêmes, nous l'avons vu, doivent se ranger parmi les partisans, sinon de la liberté déjà réalisée, du moins de l'indépendance idéale sous toutes ses formes, de la liberté idéale en tant qu'elle est réalisable; comme Pythagore, qui ne se croyait pas sage, mais ami de la sagesse, ils ne se croiront pas libres, mais du moins amis de la liberté. La vraie liberté étant pour tous le but à atteindre, les déterministes pourront lui appliquer ce qu'on a dit de l'Éden: elle est devant nous, et non pas derrière nous; nous n'en venons pas, mais nous y allons, et peut être nous est-il permis de nous en rapprocher sans cesse.

C'est là, dans le déterminisme, le commencement d'une évolution dont nous avons déjà mesuré l'importance et les limites dans la pratique. Le moment est venu de la poursuivre dans l'ordre théorique et d'en déterminer aussi la limite à ce point de vue. Nous ne pouvons nous arrêter à moitié chemin dans une voie où le déterminisme lui-même commence à entrer de nos jours, et où la nécessité semble se diriger dans le sens de la liberté idéale. Nous avons reconnu que, quand nous croyons l'idéal de la liberté déjà réalisé en nous partiellement et réalisable progressivement, cette croyance nous confère sur nous-mêmes un pouvoir pratique, une liberté d'action apparente que les déterministes eux-mêmes peuvent admettre. Mais, de cette nouvelle position où nous avons amené le déterminisme, l'homme aspire encore à quelque chose de plus élevé; partis de la liberté apparente, ne pourrions-nous nous rapprocher de la liberté réelle? Nous avons poussé la conciliation des doctrines jusqu'à un centre intérieur sur la nature duquel le désaccord demeure possible: tout se passe comme si, dans ce centre, était en germe une réelle liberté, et cependant ce n'en est peut-être que le semblant. Tel est le doute final.

Ce doute n'intéresse-t-il que la spéculation, et pouvons-nous, même dans la pratique, laisser le problème irrésolu?—Beaucoup d'hommes, sans doute, agissent sous l'idée de la liberté et de leur liberté sans se demander s'il y a là autre chose qu'une simple idée et une simple apparence de réalisation. Leur pratique semble alors indépendante de la théorie; mais c'est qu'en réalité les deux choses demeurent à leurs yeux confondues dans une synthèse spontanée et obscure. Pour eux, l'idée est la chose, et ils n'en demandent pas davantage. Mais, pour quiconque réfléchit et en vient par la 219 réflexion à séparer le subjectif et l'objectif, l'incertitude de la solution, tant qu'elle subsiste, exerce une influence sur la pratique même. Du moins l'exerce-t-elle dans l'ordre moral, car, sous toutes les autres formes pratiques, l'idée de liberté et la croyance à sa réalité en nous équivalent de fait à la liberté réelle. Mais, en morale, si nous doutons de notre liberté objective, surtout si nous la nions, nous diminuons par cela même notre énergie morale, nous subissons, au lieu d'une influence excitatrice de l'idée, l'influence paralysante de l'idée sur l'action, qui a été plus haut analysée. Il y a assurément une morale pour ainsi dire impersonnelle et théorique dont nous avons reconnu la possibilité dans les écoles déterministes. Cette morale toute nécessitaire se concilie avec l'autre tant qu'on n'est pas arrivé à l'acte même de la moralité, à la détermination morale ou aux faits qui en sont la plus immédiate expression: sentiment d'obligation et de responsabilité, remords ou satisfaction intérieure; mais le côté proprement moral de ces faits subit une évidente altération dans le déterminisme traditionnel et exclusif. C'est que non seulement on n'y admet pas la liberté, mais l'idée même de liberté en est absente. Il en résulte dans les choses comme un notable changement de couleur, produit par l'absence d'une de ces couleurs élémentaires auxquelles nous avons comparé les éléments de nos notions morales; non seulement se trouve supprimée la réalité des faits moraux, mais nous n'en retrouvons plus l'apparence exacte en nous. Ce sont des nuances toutes nouvelles, auxquelles on donne par analogie le même nom qu'aux anciennes. Ce n'est pas là, encore une fois, la dernière position que le déterminisme peut et doit prendre. Parmi les éléments du problème il doit rétablir: 1o l'idée de la liberté comme fin concevable et désirable, 2o l'idée de notre liberté comme apparente réalisation de cet idéal en nous-même. En fait, après avoir conçu ce que Stuart Mill appelle le pouvoir de modifier notre caractère si nous le voulons, nous concevons tous, au moins comme idéal, un pouvoir que Stuart Mill ne nous accorde pas, celui de vouloir modifier notre caractère[131]. Nous concevons une puissance sur nous-mêmes qui ne serait pas seulement «intermédiaire», 220 comme dit Mill, mais première et radicale. Cette idée, chimérique ou non, nous l'avons tous; tous nous désirons la réaliser, tous nous la reconnaissons douée d'une certaine efficacité, tous à de certaines heures nous croyons la voir réalisée en nous. Cette illusion, si c'en est une, ne peut être détruite que par les plus subtils raisonnements; encore ces raisonnements ne détruisent-ils pas l'apparence intérieure, mais seulement la croyance à la valeur objective de cette apparence. Nous ressemblons alors à un homme que l'on convaincrait d'être en proie à une hallucination, mais qui, tout en reconnaissant la fausseté des apparences, n'en continuerait pas moins à les voir. Il ne pourrait pas exclure ces apparences de sa propre psychologie sous prétexte qu'elles sont sans objet; il devrait, au contraire, en étudier avec soin la nature, l'influence, les combinaisons diverses avec les autres apparences plus véridiques. Si même il reconnaissait qu'il y a dans ses illusions quelque chose de bon, il se demanderait s'il n'y a pas aussi en elles quelque chose de vrai et si on ne pourrait pas, tout au moins, les rendre plus vraies à l'avenir: la perception et la mémoire ne sont-elles pas elles-mêmes, en définitive, des «hallucinations vraies?»

Recommençons donc cette sorte de voyage à la recherche de la liberté qui résume le progrès de la pensée même et de la volonté humaine. Il importe de déterminer avec précision l'étendue et la valeur théoriques de cette efficacité pratique qui appartient à l'idée et à la persuasion de notre liberté. Ce pouvoir conféré par l'idée, déjà réel comme pouvoir, peut-il être aussi réel comme pouvoir libre, et jusqu'à quel point? C'est là une dernière question que le déterminisme même doit s'adresser, une dernière position qu'il doit prendre. Plus ambitieux que Pyrrhus, après avoir conquis la terre, il faut que l'homme s'essaie à y faire descendre le ciel même avec la liberté idéale.

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LIVRE DEUXIÈME


RECHERCHE D'UNE SYNTHÈSE THÉORIQUE

CHAPITRE PREMIER

FORCE EFFICACE DE L'IDÉE DE LIBERTÉ SELON LA THÉORIE DES IDÉES-FORCES

I. Notion synthétique de la liberté psychologique.—Recherche de la notion où pourraient coïncider, dans ce qu'ils ont de positif, le système de la détermination et celui de l'indifférence.

II. Idéal métaphysique de l'acte libre.—L'acte libre doit avoir la liberté et pour fin et pour cause.—Mécanisme et organisme de la liberté, que nous cherchons à réaliser.

III. L'évolution vers la liberté et ses trois moments.—Evolution nécessaire pour arriver à produire des actes ayant comme fin l'idée de liberté.

IV. L'idée-force de liberté comme complément du naturalisme.—Objections et réponses.—L'idée de liberté, équivalent et substitut de la liberté dans l'ordre logique, mathématique et mécanique.

V. L'idée-force de liberté comme complément de l'idéalisme.—Introduction d'un nouvel élément dans les théories de Leibnitz et de Kant.

VI. L'idée de liberté et l'idée de l'avenir.—Influence des idées du temps et de l'avenir sur le déterminisme. Réaction de l'idée sur le fait et de la prévision sur l'action.

I. Notion synthétique de la liberté psychologique.—Nous entendons par liberté, on s'en souvient, l'indépendance sous toutes ses formes et à tous ses degrés. Des analyses que nous avons faites précédemment il résulte que, dans l'idée ordinaire de la liberté, il y a de l'impossible et du possible. La liberté d'indifférence est impossible: le libre arbitre, qui s'y ramène, est impossible en tant que puissance de vouloir au même instant, dans les mêmes conditions, deux choses contraires: une telle puissance n'est conçue que par l'abstraction des réelles conditions de la volonté. Et cette abstraction, on s'en souvient, s'opère en quelque sorte toute seule par le seul effet de l'ignorance. Il en résulte une illusion, d'ailleurs partiellement utile dans la pratique par la réaction qu'elle produit; 222 car la réaction de l'idée sur le fait a une si grande force de réalisation que, même sous ces deux formes inférieures et paradoxales de l'indifférentisme et du libre arbitre, je puis encore réaliser approximativement la liberté. Ce qui n'est pas illusoire et faux dans l'idée de liberté, c'est d'abord le côté négatif de cette idée, qui est l'indépendance de l'être intelligent à l'égard du dehors; puis le fond positif de l'idée, qui est la plénitude de la puissance et notamment de la puissance intelligente ou consciente. Cette puissance n'a rien d'illusoire. L'idée de liberté, dans son fond le plus empirique, renferme donc tout au moins un élément indéniable et vrai: l'idée de la force des idées, de quelque manière qu'on conçoive cette force. N'y eût-il rien de plus, ce serait déjà quelque chose, et l'idée de liberté ne ressemblerait pas à l'utopie du mouvement perpétuel.

Mais ce n'est pas là tout ce que renferme cette notion. Parmi ces idées-forces qui ont une incontestable puissance, il y en a deux dominantes en nous: celle du moi et celle de l'universel. L'indépendance du moi, voilà déjà une notion plus concrète de la liberté. Et cette indépendance même, nous le verrons, ne se manifeste jamais mieux que quand le moi agit pour un motif universel. De là dérive la notion de liberté supérieure et morale, qui manifeste l'indépendance du moi par rapport aux limites de sa propre individualité bornée. Cette liberté est la condition du vrai désintéressement et de l'amour d'autrui.

En abstrayant ainsi toutes les dépendances, toutes les limites, nous finissons par concevoir, d'une conception indirecte, une indépendance absolue, une cause qui serait indépendante sous tous les rapports: c'est ce que les métaphysiciens appellent l'absolu. C'est là, à nos yeux, la forme tout idéale de la liberté, conçue au point de vue métaphysique[132].

On le voit, vouloir renfermer la liberté dans les bornes d'une définition étroite, c'est en contredire la notion même, qui exclut précisément toutes les bornes. Cependant, nous ne pouvons ici considérer la liberté à la fois sous tous ses aspects. Nous serons donc obligé de procéder dialectiquement, comme eût dit Platon, ou, pour parler le langage moderne, d'établir un processus et une évolution qui nous fasse passer d'un degré à l'autre, d'une forme d'indépendance à une autre supérieure et plus complète.

223 Il est naturel, au début de notre recherche, de considérer d'abord la liberté psychologique, la liberté du moi. Nous n'entendons point par cette liberté psychologique une détermination qu'on ne saurait trop comment qualifier, qui aurait lieu abstraction faite de toute appréciation des choses, de toute considération des buts offerts, une détermination de libre arbitre sans motif et sans mobile, en un mot sans raison. La liberté humaine nous semble, à son premier degré, le pouvoir de faire équilibre aux raisons tirées de la nature intrinsèque des choses par une raison tirée de l'idée que le moi a de son indépendance. Si la valeur intrinsèque des choses, telle que mon intelligence la conçoit, déterminait seule mon action, cette valeur des choses étant impersonnelle et conçue en vertu de lois impersonnelles, je n'aurais aucune liberté; mais, si je trouve dans la conscience même de mon individualité (réelle ou formelle), du sujet qui est moi, un motif et un mobile capable de contre-balancer les raisons qui procèdent des objets, il y aura une certaine attribution de l'acte à moi-même et non plus seulement au non-moi. La liberté est donc, sous cette première forme, le sujet se posant en face de l'objet comme une force capable de résister avec la conscience de sa résistance; c'est le moi trouvant dans le moi une raison d'agir qu'il se fait à lui-même au lieu de la recevoir du dehors. Nous admettons toujours une raison d'agir, mais elle est tantôt dans la conscience du sujet, tantôt dans la perception des objets.

Nous avons vu le fort et le faible des deux théories relatives à la liberté: il faut maintenant essayer de les concilier dans une notion plus large et plus compréhensive de la liberté psychologique. Selon le déterminisme, nous nous déterminons pour tels ou tels motifs; et ces motifs sont des pensées actuelles qui, étant donnée notre constitution psychologique, devaient nécessairement amener notre détermination. Dès lors, l'idée de notre liberté ne serait plus qu'une forme vide s'appliquant indifféremment à tous nos actes; le contenu positif de ces actes serait déterminé réellement et exclusivement par les motifs actuels et par toute la série d'états de conscience antécédents.—Selon la doctrine vulgaire de la liberté d'indifférence, au contraire, nous nous déterminons parce que nous le voulons; ce qui revient à dire que nous nous déterminons ainsi parce que nous nous déterminons à nous déterminer ainsi. C'est là un acte absolu et indépendant de tout le reste. Comment alors expliquer le contenu positif et déterminé de ses effets? Comment cette suprême indifférence 224 a-t-elle pu aboutir à telles et telles différences, par exemple à un acte de pardon ou à un acte de vengeance?—Voilà les notions contraires de la liberté que se font les déterministes et les indéterministes.

Maintenant, il y a deux manières de concilier des notions. On peut les combiner dans ce qu'elles ont de positif pour arriver à une troisième idée, distincte et une, qui en est la synthèse; c'est là, ce semble, la vraie méthode. On peut aussi juxtaposer simplement les notions contraires et, pour éviter la contradiction, en éliminer les caractères spécifiques ou différentiels; mais on n'arrive ainsi qu'à une identité vide et sans contenu déterminé, ou, si on laisse subsister la moindre différence, l'opposition éclate bientôt au sein même de l'apparente conciliation et réclame en vain une conciliation nouvelle[133]. L'abstrait, et conséquemment l'incomplet, voilà le défaut ordinaire des systèmes relatifs à la liberté. «Nous nous déterminons pour tels ou tels motifs;» mais alors les motifs sont tout sans la volonté, et le mot «nous nous déterminons» n'a plus de sens. «Nous nous déterminons pour nous déterminer, nous voulons pour vouloir; mais alors la volonté demeure abstraite et sans motif, comme une forme sans contenu.» Toutes ces doctrines, après avoir brisé la vivante unité du vouloir, s'efforcent vainement de la reconstruire. Nous devons d'abord rétablir la réalité psychologique des faits, avant de passer aux considérations métaphysiques.

En premier lieu, relativement au motif de nos actes, l'observation intérieure nous a montré que les systèmes adverses sont également incomplets.—Je puis vouloir pour vouloir, disent les partisans de la liberté indifférente.—Oui, leur avons-nous répondu; mais vous avez alors un motif intérieur, qui est d'exercer la puissance même que vous concevez.—Alors, disent à leur tour les déterministes, je veux pour une raison, et en vue de quelque chose?—Oui; seulement cette raison, ce quelque chose que vous avez en vue comme idéal, est le vouloir même et le vouloir libre.—En ce cas, ma volition est déterminée par le motif, et je ne suis pas libre.—Votre volition est déterminée par le motif, et comme ce motif est précisément d'être libre, la question que vous ne devez pas préjuger est de savoir si vous ne réalisez pas effectivement, dans quelque mesure, une certaine liberté en vous-mêmes. Reconnaissez tout au moins que la question doit être mieux posée qu'elle ne l'a été.

225 Voici donc, relativement au motif de nos actions, les deux extrêmes et la notion synthétique, fournie par l'expérience intérieure, qui les concilie dans ce qu'ils ont de positif.—Je ne puis vouloir pour vouloir et sans raison, disait Leibnitz.—Je puis vouloir sans raison et pour vouloir, disait Reid.—La vérité psychologique est que je puis vouloir pour la raison de vouloir, et alors je veux tout à la fois pour une raison et sans raison: pour une raison subjective (l'idée de ma puissance), et sans raison objective (tirée de la nature des choses que je veux, ou des fins externes). Dans ce cas, nous expliquons notre acte en disant: «Parce que je veux». Cette expression ne désigne pas seulement l'agent ou la volonté, mais aussi un objet de pensée ou un motif que la volonté se pose à elle-même: ce n'est donc pas, comme on le croit, une tautologie. Lorsque la volonté, entre deux biens, choisit un bien moindre ou égal parce qu'elle le veut, ce mot est pris dans un sens original, et sert à rendre raison du choix ainsi fait: il ne désigne plus la volonté en général, mais la volonté se prenant elle-même spécialement pour motif et pour fin, par un acte de réflexion. Quand nous préférons le plus grand bien extérieur, mille francs plutôt qu'un franc, nous croyons inutile d'ajouter que nous le voulons pour vouloir: la valeur du motif extrinsèque suffit alors pour expliquer la détermination de la volonté; mais, dans le choix d'un moindre bien ou d'un bien égal, si on nous interroge sur le motif, nous donnons pour raison: parce que je veux. La volonté devient alors pour elle-même un vrai motif, car elle s'objective et se pose en face d'elle-même: Sit pro ratione voluntas.—Reid n'a vu que le côté extrinsèque des choses; il n'a pas vu la raison intrinsèque qui détruit en nous l'indifférence: à savoir l'idée de l'indépendance même, à laquelle nous sommes loin d'être indifférents. D'autre part, les déterministes ont négligé à tort l'idée de la volonté libre parmi les motifs de détermination.

La même insuffisance des doctrines opposées se retrouve à propos du mobile de nos déterminations, qui n'est que le motif par nous senti et désiré. Ici encore les faits psychologiques semblent avoir été mal analysés.

Selon les déterministes, non seulement il n'y a point d'acte sans raison ou sans motif, mais encore la raison d'agir ne peut être que quelque bien senti ou représenté: on ne peut vouloir que pour un bien, et tout motif devient ainsi un mobile.—Je puis vouloir pour vouloir et sans mobile, disent au contraire les partisans de la liberté d'indifférence.—Mais, répondrons-nous aux deux systèmes adverses, si la volonté libre est elle-même 226 un bien, les contraires ne sont plus aussi inconciliables: je puis vouloir pour le bien de vouloir. Ici encore les partis dissidents font à tort abstraction de l'idée de liberté; celle-ci nous apparaît toujours, à ses degrés différents, comme l'idée d'un bien réalisable dans le moi; et conséquemment, de même qu'elle est un motif, elle est un mobile.

—Ce n'est pas un bien, objectera-t-on, de lever le bras ou de l'abaisser; et cependant je lève librement le bras pour le lever, je l'abaisse librement pour l'abaisser.—Analyse incomplète. Quand vous faites ces mouvements avec réflexion, vous les faites pour montrer aux autres votre liberté, ou pour vous la montrer à vous-même; et cette sorte de triomphe que vous remportez sur le simple possible en le rendant actuel est assurément un bien, dont vous avez la notion plus ou moins confuse et le sentiment plus ou moins vif: il y a ici un mobile, ne fût-ce que le plaisir d'agir, de se mouvoir, de se sentir maître de ses mouvements, de se sentir vivre.

De même, vous me proposez le choix entre deux biens extérieurs, l'un beaucoup plus grand que l'autre, et je choisis le moindre: ma détermination est-elle sans mobile? Non. Je veux vous prouver ou me prouver à moi-même que je ne suis pas esclave d'une influence extérieure, je veux affirmer et, en une certaine mesure, réaliser ma personnalité, mon moi, ma liberté et ma dignité, en préférant le moindre bien au plus grand. Cette affirmation et réalisation de ma puissance personnelle est un bien à mes yeux, et je préfère ma liberté aux choses extérieures. Les déterministes ont donc raison: quoi que je fasse, je ne puis vouloir qu'un bien; mais ce bien peut être précisément la liberté. En concevant la liberté, je la conçois comme bonne, je l'aime, et je suis excité ainsi à la réaliser; l'être raisonnable, qui se créait tout à l'heure à lui-même un motif par la conception de la liberté, se crée aussi un mobile et une fin: le moi trouve en lui-même une raison de vouloir et un intérêt à vouloir. Que cette idée et ce désir de la liberté aillent croissant par l'attention et la réflexion, ils produiront des effets en analogie avec eux-mêmes, indépendants de la valeur des autres motifs ou des autres mobiles. Voilà, ce semble, la réalité psychologique. Le grand tort du déterminisme est donc de n'avoir pas vu que, si l'homme veut toujours en vue d'un bien, il peut vouloir en vue d'un bien qui soit sa volonté même. Cette conception de la volonté libre comme bonne en soi se mêle à tous nos actes réfléchis; elle constitue un motif et un mobile inhérent au moi, et dont l'intervention modifie tous les autres motifs et tous les autres mobiles empreints 227 de passivité extérieure. C'est proprement la part du moi et de son idée dans l'acte accompli; aussi est-ce là ce que le moi croit pouvoir s'attribuer à lui-même.

En résumé, l'idée du vouloir qui semble la plus synthétique et la plus conforme à l'expérience psychologique est la suivante: nous voulons pour telles ou telles raisons, pour tels ou tels biens, et de plus, et surtout, pour la raison et le bien de vouloir.

II. Idéal métaphysique de l'acte libre.—C'est là aussi ce qui répond le mieux, ce semble, à la notion métaphysique de la vraie liberté individuelle. D'une part, en effet, pour être entièrement libre, la volonté ne doit pas, en se portant vers tels et tels objets, s'y porter exclusivement pour eux; elle ne doit pas s'absorber dans la matière sur laquelle elle s'exerce: il faut qu'elle veuille encore avec le but d'être libre, avec le but de vouloir librement. D'autre part, elle ne peut vouloir à vide, dans une indifférence qui exclurait tout contenu déterminé. La réalité concrète, c'est de vouloir librement telle chose 1o pour vouloir cette chose-là et non une autre, 2o pour la vouloir librement et non d'une autre manière.

La liberté individuelle doit donc remplir deux conditions pour réaliser son idéal: elle doit donner à son acte la forme de la liberté, non une forme tout extérieure, mais, s'il est possible, cette forme réelle et constitutive qu'Aristote appelait «l'essence»; en même temps elle doit donner à cet acte, de forme libre, un contenu déterminé.

La forme essentielle de la liberté du moi c'est de vouloir pour vouloir, de se déterminer par soi-même pour se déterminer par soi-même. Vouloir ainsi pour vouloir, d'après nos explications précédentes, n'est pas une identité vide posée par l'entendement, au moyen de laquelle on se dispenserait de toute explication en répondant à la question par la question même. Le premier vouloir n'est pas la même chose que le second; ce sont deux éléments à la fois identiques et différents, dont l'unité concrète forme un tout, parce que le premier a sa raison dans le second et le second sa raison dans le premier. Comment ce cercle peut-il se produire sans constituer un cercle vicieux?—C'est que, quand je veux pour vouloir, le premier terme est le vouloir actuel, et le second un vouloir possible, raison finale et idéale du premier. Si ces deux vouloirs pouvaient se suffire l'un à l'autre indépendamment de tout le reste, il en résulterait que l'acte libre, composé de deux vouloirs inséparables, à la fois identiques 228 dans leur forme et différents parce que l'un est moyen, l'autre fin, subsisterait dans leur unité ou plutôt serait lui-même cette unité.

En ce qui concerne le premier point, il n'y a pas de difficulté à admettre que le vouloir libre devienne une fin pour notre activité présente. La liberté est indépendance; de plus, en son sens le plus positif et au plus haut degré de son évolution, nous verrons qu'elle se confond avec la volonté de l'universel, avec la moralité. On conçoit donc très bien la possibilité de se proposer à soi-même comme raison finale un acte libre,—sinon un acte libre abstrait, notion sans contenu, du moins un acte libre particulier, enveloppé dans un ensemble de circonstances données. Je veux faire telle chose et non telle autre, et je veux la faire librement; c'est-à-dire que je veux, tout en la faisant, être indépendant de ce que je fais, ne pas y épuiser une puissance qui me paraît contenir en elle des choses opposées. En fait, c'est là l'idée dont nous nous proposons à chaque instant la réalisation dans la pratique: nous voulons, par exemple, faire un acte de désintéressement pour le faire et aussi pour manifester, pour réaliser notre liberté, qui est en même temps notre indépendance individuelle et notre volontaire union à l'universel; nous ne voulons pas être libres sans agir et sans faire passer notre liberté dans un acte particulier, ni accomplir un acte particulier sans y mettre notre liberté. La liberté se trouve donc toujours dans l'idée de l'acte proposé et en est la forme essentielle: nous agissons en vue de la liberté.

Bien plus, pour que le contenu déterminé de l'acte libre ne soit pas en contradiction avec la forme essentielle, nous voulons imprimer cette forme à tous les éléments dont l'acte se compose, et conséquemment à cet ensemble de circonstances où nous nous trouvons engagés. Or, pour ne pas être déterminé par ces circonstances, il faut les connaître, sinon dans leur nature intime, du moins dans leur rapport avec moi. Si je ne les connaissais pas et qu'elles me déterminassent à mon insu, il se trouverait dans l'acte accompli des choses dont je ne verrais pas la raison en moi-même. Voilà pourquoi je pénètre par la réflexion dans les moindres détails de l'acte (tel que l'exercice d'une fonction à moi confiée) et du milieu où il se produit, loin de m'y mouvoir sans y porter la lumière. Ce que je connais, je l'ai, dans une certaine mesure, ramené à moi et mis sous ma dépendance; ce que je connais, je le tiens. Aussi, plus mon vouloir est libre, plus il est raisonné, réfléchi, et par suite concret. Mon premier vouloir se subdivise 229 en autant de vouloirs particuliers qu'il y a de conditions à remplir pour que l'acte produit soit, et ait la forme de la liberté. Et tous ces vouloirs ont leur raison dans la fin à atteindre, c'est-à-dire dans l'acte libre idéal dont ils sont les moyens; comme d'autre part l'acte libre, qui ne sera que le dernier de ces vouloirs, aura son principe dans les vouloirs antécédents dont il doit être la conséquence. Une fois que toutes les conditions seront ainsi déterminées, je saurai complètement ce que je veux, je pourrai vouloir toutes ces choses connues de moi, et me vouloir moi-même avec ma liberté dans ces choses ou plutôt au-dessus de ces choses. L'acte concret que je veux est comme une ligne à parcourir, dont il faudrait déterminer tous les points par la pensée afin de les vouloir tous. C'est là un idéal impossible à réaliser entièrement. Dans la pratique on se contente de déterminer le plus grand nombre de points possible, comme quand on divise une ligne en un grand nombre de parties; puis, ces points de repère déterminés, on se meut de l'un à l'autre par un mouvement continu, en laissant les intervalles dans l'indétermination et l'indifférence. Voilà pourquoi la liberté doit être en raison inverse et non en raison directe de l'indétermination. Plus mon vouloir sera déterminé et concret, plus sa réalisation d'un point à l'autre paraîtra nécessaire, et plus cependant il pourra être raisonnable et libre, au vrai sens de ce mot.

D'après ce qui précède, c'est tout d'abord dans un mécanisme que l'acte idéal de liberté doit se réaliser.

L'acte libre, que nous nous proposons comme fin, a besoin en effet d'une série d'actions liées par la loi mécanique des conditions suffisantes; car l'effet que la liberté veut produire doit être sous sa dépendance absolue, et conséquemment soumis à des conditions qui le rendront nécessaire. Sans cette nécessité des effets, il n'y aurait plus de certitude pour la liberté intelligente: en attirant à elle un anneau de la chaîne des choses pour atteindre un autre anneau plus ou moins éloigné, la volonté ne serait point sûre de ne pas voir la chaîne se briser entre ses mains, et les anneaux détachés se perdre dans le vide. La liberté doit donc réaliser un mécanisme d'effets soumis à la nécessité, c'est-à-dire à cette loi mécanique des effets que l'on confond trop souvent avec la notion métaphysique de cause efficiente.

Dans tout mécanisme apparaît une direction principale, déterminée par le point de départ et par le point d'arrivée. Au sein de la conscience l'idée directrice sera celle même de la liberté. Cette idée sera d'abord la force impulsive qui domine 230 et meut tout le système, car toute idée a une intensité et une force proportionnelle à cette intensité. En outre, l'idée de liberté imprimera aux autres forces une direction vers elle-même; c'est elle-même qu'elle prendra pour but dernier, tout en se réalisant dans un système concret d'actions intermédiaires. En conséquence, elle devra se maintenir d'un bout à l'autre de la ligne suivie, comme un mobile présent à chaque point parcouru et qui conserve toujours sa tendance au mouvement. Bien plus, le résultat dynamique obtenu par l'idée de liberté ne sera pas seulement la conservation d'elle-même, mais son accroissement. Chaque mouvement intérieur étant réfléchi sur ce moteur qui ramène tout à lui et ayant en outre pour effet de diminuer progressivement les forces opposantes, quelles qu'elles soient, la force principale, c'est-à-dire l'idée de liberté, accroîtra sans cesse son effet de tout ce qu'auront perdu les autres forces. Elle aura ainsi réussi à agir en vue d'elle-même sur elle-même, et à produire la réflexion du mouvement sur le moteur.

Un mécanisme circulaire est précisément ce qui constitue un organisme. On sait que, selon la formule de Kant, l'organisme est un système dont toutes les parties sont tour à tour cause et effet; il se résume dans une réciprocité principale: celle de la force dominante et des forces auxiliaires, de la vie et des organes. La vie produit les organes, qui à leur tour produisent, maintiennent, accroissent la vie. Mais, dans les organismes inférieurs, la vie s'ignore et ignore les moyens qu'elle emploie: elle est instinctive. Au contraire, la vie supérieure, que tend à créer l'idée de liberté, serait une vie consciente d'elle-même et de ses moyens, transparente pour elle-même dans tous ses organes, se voyant fonctionner et voyant se ramener à elle toutes les autres fonctions mentales. Pour cela l'idée de liberté doit être présente, comme fin et comme cause, à tous ses organes intérieurs ou psychiques; et de plus elle doit être son organe à elle-même.

III. L'évolution vers la liberté et ses trois moments.—La volonté ne peut réaliser l'idéal de l'acte libre sans passer par trois moments dont l'évolution constitue un véritable progrès. Si, par hypothèse, nous considérons le moi avant qu'il ait produit aucun acte sous l'idée de liberté (comme chez les enfants), nous le trouvons déterminé principalement par le dehors et par ce qui ne vient pas de lui-même; il est tout entier esclave de la conformation du cerveau. C'est là le premier moment, où les déterminations du moi intelligent sont posées par des 231 forces étrangères,—hérédité, milieu, excitations du dehors,—plutôt qu'il ne les pose et ne les affirme lui-même en sa conscience. Son activité ne s'est exercée encore que par des réactions purement réflexes (non réfléchies), en raison composée des actions de l'extérieur et des forces emmagasinées dans le système nerveux. Ces réactions réflexes étaient comme la traduction exacte du dehors par le dedans, du physique par le mental. Ce n'était pas cependant une complète fatalité, c'est-à-dire une complète passivité, puisqu'il y avait déjà réaction et conscience confuse de réagir; mais cette réaction était moins individuelle que due à l'espèce; de plus, elle était analogue à l'élasticité des corps. Aussi est-elle restée soumise aux lois de la pure dynamique, jusqu'à ce que la force qui réagissait sous forme simplement réflexe se fût développée par l'action même, fût arrivée à une conscience réfléchie, se fût posée dans son unité en face de la multiplicité extérieure. Tout le travail de la volonté pendant l'enfance consiste à se ressaisir par une réflexion progressive, dans le chaos des sensations disparates, qu'elle réduit peu à peu à l'unité formelle d'une même conscience.

Nous arrivons au second moment, que l'analyse sépare du premier, mais qui peut se confondre avec lui dans le développement continu et synthétique de la nature humaine. Le moi, aspirant à la liberté idéale, c'est-à-dire à l'affirmation de soi par des actes propres, travaille à détruire en lui ces déterminations qui n'y ont pas été posées par lui-même. Notre volonté imparfaite semble d'abord contenir tout plutôt que soi: le cerveau, résultat de l'hérédité dans la famille et dans l'espèce, est tout entier sous la dépendance du dehors; pour que la volonté s'affirme, il faut donc qu'elle commence par nier le reste, en un certain sens, c'est-à-dire par résister aux impulsions immédiates du dehors, et cela au moyen d'une réaction individuelle. Quand nous nous saisissons par la conscience, nous nous trouvons mis en mouvement ou modifiés dans notre mouvement par mille moteurs divers et étrangers. Avant donc de faire effort pour nous imprimer un élan qui vienne entièrement de nous-mêmes, il faut d'abord que nous arrêtions tous les autres mouvements et fassions en nous le repos. Au point de vue physiologique, ce second stade de la volonté, tout préparatoire, est ce qu'on a nommé le pouvoir d'inhibition ou d'arrêt; il se manifeste par un équilibre des impulsions nerveuses en divers sens. C'est comme un phénomène d'interférence. C'est aussi le second moment de l'évolution psychologique, qui enveloppe une sorte de dialectique vivante; c'est 232 le moment de la négation, par où doit passer ce moi que Platon définissait «un moteur qui se meut lui-même». Le moi se fait alors immobile relativement au dehors; c'est-à-dire que, parmi toutes les déterminations possibles, il n'en regarde aucune comme capable d'absorber ou d'épuiser son idée de liberté en le contraignant à telle ou telle action. Cette situation du moi à l'égard des choses extérieures, sous l'idée de liberté, est celle de l'indépendance et même de la séparation; il tend en effet à se séparer de tous ses mobiles, de toutes ses inclinations, de toutes ses habitudes: il conçoit tout cela comme incapable de produire un acte tel qu'il se le représente, c'est-à-dire un acte vraiment libre. Dès lors, tout devient petit et presque indifférent devant cette idée d'une entière indépendance. Sous ce rapport, le moi en suspens et en équilibre est indéterminé; mais, nous l'avons vu déjà, c'est une indétermination partielle dont il est lui-même l'auteur au moyen de sa pensée. Par cet arrêt, par cet équilibre, le moi est déterminé à se déterminer soi-même. Il arrive à ce troisième et décisif moment où la nécessité intelligente, réfléchie sur soi, doit s'efforcer de se dépasser et de se contredire, par une sorte de métamorphose psychologique qui est l'apparition de l'être moral. Il y a là un passage que l'intelligence aspire à franchir, comme si la nécessité, après l'avoir conduite jusqu'à ce point, lui montrant au delà de l'obstacle la terre promise de la liberté idéale, la chargeait d'achever l'œuvre commencée.

En fait, quand nous agissons sous l'idée de liberté, nous nous efforçons de réaliser le mécanisme automoteur précédemment décrit, qui a la liberté pour fin directrice. L'idée de liberté montre sa valeur, comme le mouvement, en marchant. En prenant la liberté pour but nous ne poursuivons pas un idéal de tout point chimérique et illusoire: l'acte que nous nous proposons d'accomplir librement, nous l'accomplissons comme s'il était libre en une certaine façon et soumis à notre pouvoir. Nous réalisons donc tout au moins le contenu de cet acte. Si on peut nous contester le succès complet, c'est relativement à ce principe de liberté que nous lui attribuons, à cette forme essentielle (au sens aristotélique du mot) que nous aurions voulu aussi lui donner. La contestation ne peut plus porter, à vrai dire, que sur le degré de notre succès dans cette tentative d'affranchissement et dans cette évolution progressive; mais on ne saurait nier les effets réels de ce coefficient négligé par tous les déterministes. Rétablissons-le donc d'abord dans le déterminisme naturaliste, puis dans le déterminisme idéaliste.

233 «Des faits, disent les naturalistes, tout s'explique par des faits.» Mais l'idée de liberté est aussi un fait qui doit produire comme les autres un résultat original.—«Des idées, disent les idéalistes, tout s'explique par des idées.» Mais la liberté est aussi une idée, qui doit avoir sa part dans la génération des choses par les idées mêmes.—Les systèmes arrivent donc par diverses voies à poser une idée-force ou une force-idée. Nous devons examiner successivement ces deux points de vue.

IV. L'idée-force comme complément du naturalisme.—Les plus récentes observations de l'école empirique et naturaliste s'accordent avec les spéculations des idéalistes sur l'identité fondamentale de la pensée et de l'action. Selon MM. Bain et Spencer, et aussi selon Müller, l'idée d'un objet absent et la perception d'un objet présent sont des actes qui ne diffèrent pas en nature, mais seulement en degré; l'idée, en général, est le commencement d'une action. Le phénomène fondamental du mécanisme nerveux est l'acte réflexe; par conséquent, c'est une transmission de mouvement. Le mouvement communiqué aux centres cérébraux se restitue nécessairement au dehors et se transmet sous une forme ou sous l'autre. Toute pensée suppose une réception et une transmission de mouvement, par conséquent une continuation de mouvement, une tendance, une force motrice au sens mécanique[134].

La tendance qu'a l'idée d'une action à la produire montre que l'idée est déjà l'action elle-même sous une forme 234 plus faible. Au souvenir de quelque action énergique, par exemple d'un combat, il nous est très difficile de nous empêcher de répéter partiellement cette action. Une sorte de courant causé par l'émotion se précipite dans les mêmes voies et s'empare des mêmes muscles, au point de leur imposer une répétition réelle. Un enfant ne peut rendre compte d'une scène à laquelle il a pris part qu'en la reproduisant avec tous les détails. Remarquons en passant que c'est ce qui donne naissance au langage d'action; c'est aussi ce qui le rend si facilement intelligible pour les enfants eux-mêmes: nous interprétons rapidement les signes parce qu'ils sont le commencement des actes qu'ils représentent.—En pensant des mots ou une phrase, on sent une sorte d'impulsion et de mouvement se communiquer à la langue et aux autres organes de l'articulation, qui sont alors sensiblement excités. «L'articulation, dit M. Bain, est la seule différence qu'il y ait entre la représentation purement intellectuelle d'une idée et son expression vocale... Penser, c'est se retenir de parler ou d'agir.» Nous sentons à chaque instant combien il est facile de convertir nos idées en paroles; il suffit d'y ajouter une force mécanique presque insensible, de faire entendre un faible chuchotement. Il y a des gens qui sont si peu maîtres de leurs organes qu'ils articulent ou murmurent toutes leurs pensées; il en est d'autres qui, dans certains moments d'excitation, ne peuvent s'empêcher de se parler à eux-mêmes. L'idée seule du bâillement le provoque: «le frein qui accompagne ordinairement les idées d'action et qui les empêche de se traduire en mouvements, est trop faible dans ce cas; en conséquence l'idée devient à elle seule l'expression complète de la réalité.» Ce frein résulte du mécanisme des forces: les mouvements commencés dans le cerveau tendent à se répandre et à se réaliser dans les muscles, mais ils rencontrent des mouvements déjà réalisés qui peuvent les contenir, ou d'autres courants nerveux qui les neutralisent. Les ondes produites par une pierre dans l'eau vont plus ou moins loin et sont neutralisées plus ou moins vite, selon la force du choc initial; de même il est en nous des tendances et des mouvements qui ne rayonnent pas jusqu'à la sphère visible de l'activité extérieure, mais qui n'en sont pas moins déjà l'action elle-même et le mouvement lui-même au premier degré.

Si l'idée peut exercer une action jusque sur des mouvements de nature réflexe, de manière à les exciter ou à les modérer, on comprend combien elle doit être plus puissante sur les 235 mouvements qui dépendent immédiatement d'elle-même. Et parmi ces idées, qui tendent à se réaliser, à s'exprimer par des actes, nous savons qu'il faut placer au premier rang l'idée de liberté, dont l'action est tantôt modératrice, tantôt excitatrice. Cette idée est un ressort dont l'action a été négligée par l'école physiologique et naturaliste.

Le tort de cette école, en général, c'est le peu d'importance qu'elle accorde à la conscience et aux idées. Nous avons vu qu'elle en fait de simples reflets d'un mouvement accompli sans elles, de simples «phénomènes lumineux» sans action et sans réelle influence. Les choses se passent dans le cerveau tantôt avec conscience, tantôt sans conscience, et dans le premier cas elles se passent comme si la conscience même n'existait pas: le courant suit l'arc nerveux de la même manière, soit qu'il y ait conscience au centre, soit qu'il y ait inconscience. Ce rôle effacé, ou plutôt cette absence de toute action efficace attribuée aux idées, nous paraît une exagération des naturalistes contemporains, que nous avons déjà signalée[135]. Leur erreur est de croire que les actes, connus ou non de nous, demeurent toujours les mêmes, semblables au fleuve qui coule de la même manière, soit qu'on regarde ou qu'on ne regarde pas les flots qui se suivent.

Sans doute il y a des combinaisons d'idées qui ne tendent pas à se réaliser parce qu'elles n'enveloppent en elles-mêmes aucune tendance capable de satisfaire l'être qui les conçoit; parfois même elles enveloppent une tendance répulsive plutôt qu'attractive. L'idée d'imbécillité, par exemple, ou celle de fatalité, n'incline pas à sa réalisation. Encore ne faudrait-il pas qu'une intelligence fût tout envahie et absorbée par des idées de ce genre, car alors elles tendraient à s'exprimer tantôt par une sorte de fascination, tantôt par une passivité inerte, etc. Une représentation dominante et exclusive, fût-elle chimérique ou terrible, exerce déjà par elle-même une fascination qui peut susciter les mouvements élémentaires correspondants. Une idée n'est oisive et inactive que dans deux cas: 1o quand elle est contrebalancée et refrénée par d'autres; 2o quand, étant seule, elle est tout à fait abstraite ou tout à fait impossible. Si je conçois, par exemple, la négation de toutes mes conditions d'existence, cette idée purement négative et irreprésentable n'entraîne d'autres mouvements élémentaires que ceux des mots qui l'expriment. Si la liberté n'était qu'une idée de ce genre, elle n'agirait pas. Mais, dans l'idée d'indépendance, 236 surtout par rapport aux mobiles sensibles et à l'égoïsme, dans l'idée d'une possession de soi par soi-même, dans l'idée d'une expansion vers l'universel, dans l'idée de perfectibilité et de progrès, il y a des éléments intelligibles et désirables, conséquemment excitateurs et moteurs. C'est donc, de la part des naturalistes, une inconséquence que de méconnaître, en ce sens, la force des idées et surtout de l'idéal de la liberté.


Cherchons maintenant jusqu'où peut aller l'efficacité finale de l'idée de liberté tant qu'on s'en tient au point de vue exclusif du déterminisme naturaliste. Si ce point de vue exprimait le fond des choses, les déterministes auraient le droit de dire:—Nous avions sans doute négligé un chiffre dans nos calculs et vous avez raison de le rétablir; mais nous n'aurons désormais qu'à mesurer la valeur de l'idée de liberté; après l'avoir calculée une fois pour toutes, nous commencerons nos tables des motifs par ce premier facteur invariable, après lequel nous écrirons, comme nous le faisions auparavant, les motifs variables. La loi de nos actions sera trouvée.

On peut répondre, d'abord, que l'idée de liberté n'est pas un facteur d'une valeur constante.—Cette idée, quoique toujours présente plus ou moins implicitement à toute action réfléchie et délibérée, n'est pas toujours également développée, claire et intense: il y a donc des intermittences et des degrés dans notre conception réfléchie de la liberté.

—Mais, dira-t-on, constante ou variable, sa force ne modifie pas la résultante du mécanisme interne: elle s'ajoute toujours aux motifs antérieurement dominants, tantôt égoïstes, tantôt désintéressés, et se borne à en accélérer l'action.—Cela n'est vrai que quand nous agissons sans penser au contraire de notre acte; dans ce cas, l'idée de notre puissance accroît en effet notre confiance et accélère notre mouvement. Mais, quand il s'agit d'une chose où le bon et le mauvais se mêlent, l'association des idées par contraste nous fait concevoir toujours le parti opposé; et ce parti nous apparaît, lui aussi, comme un mélange de bon et de mauvais. Si nous n'avions aucune idée de notre liberté possible, nous accepterions simplement et passivement l'état présent de nos tendances, sans concevoir la possibilité de rendre dominante la tendance actuellement la plus faible; mais il n'en est pas ainsi, et l'idée de liberté, loin d'accélérer la tendance dominante, la retarde ordinairement en faveur de la plus faible. C'est quelque chose d'analogue à ce qui se passe quand nous sommes témoins d'une lutte entre 237 deux adversaires dont l'un est plus fort que l'autre: nous sommes inclinés à prendre parti pour le plus faible afin de rétablir l'égalité; au besoin, nous lui portons secours. Et pourquoi voulons-nous rétablir l'égalité? Pour laisser libre jeu à une puissance supérieure, par exemple celle de l'intelligence, plus intime, plus personnelle que la force physique, quoique en même temps plus impersonnelle par son objet. Mais, devant une trop grande inégalité d'intelligence, nous sommes encore portés à rétablir l'égalité, comme pour donner place de nouveau à une puissance supérieure, comme pour en appeler d'un tribunal provisoire à un jugement sans appel. Nous voulons moins la victoire du plus intelligent que du meilleur, et moins celle du meilleur en lui-même que de celui qui serait meilleur par lui-même ou librement aimant. Le moi, avec son idéal d'indépendance personnelle et de volontaire impersonnalité, est la grande force décisive que, dans cette lutte, nous voudrions voir donner. Quand il s'agit d'une lutte intérieure dans notre conscience, la même tendance à intervenir pour le plus faible se produit: l'idée même de notre liberté surgit et se réserve le dernier mot, au lieu de laisser la décision à des puissances inférieures. Cette idée tend donc à équilibrer les motifs et à les rendre par là indifférents devant elle, plutôt qu'à se précipiter du côté de la force dominante. Au lieu d'accélérer, elle suspend d'abord, elle arrête; elle produit, avec ce que les physiologistes appellent l'inhibition à son plus haut degré, ce que les moralistes appellent la possession de soi: le moi, au lieu d'être absorbé par les tendances particulières et les objets extérieurs, se recueille dans la réflexion et se pose. Le moi fût-il toujours une simple idée, cette idée devient, au point de vue même du naturalisme, une puissance capable en fait de contrebalancer les autres, elle est une idée-force.

En outre, ce n'est pas une puissance fixe, mais quelque chose d'analogue à ces variables des mathématiciens qui tendent vers une limite plus grande que toute quantité donnée. L'idée de la liberté, en effet, est l'idée d'une force capable de se multiplier elle-même par la réflexion, d'une force variable et virtuellement indéfinie. Tels deux miroirs se renvoient l'un à l'autre une même image; et l'idée de la liberté, au lieu de s'affaiblir dans cette réflexion du sujet moi sur l'objet moi, va grandissant. Le déterminisme mécaniste parle toujours des idées comme de valeurs stables, comme d'unités fixes; mais il faut admettre des idées dont la valeur et la force impulsive soient capables de s'accroître, et qui deviennent multiples 238 de soi par la réflexion. Le cerveau, disent eux-mêmes les physiologistes, est un organe multiplicateur et condensateur.

Ainsi se produit un phénomène mental de haute importance, qui résulte du pouvoir que nous avons de réfléchir sur notre moi: du moment où nous réfléchissons, il y a le moi actuel donné à notre réflexion, et le moi possible, qui, en se concevant, peut se réaliser différent du moi donné. De là deux termes et une multiplication possible de l'un par l'autre. Une seconde réflexion peut multiplier encore la puissance de l'idée par elle-même. Nous avons ainsi un multiplicateur qui s'élève à des puissances successives. L'idée de liberté est précisément l'idée de cette multiplication toujours possible, de cette variabilité sans limites précises.

Les symboles arithmétiques sont, du reste, bien loin de suffire à l'explication de tout ce que contiennent les faits de liberté apparente ou réelle: aux considérations de quantité doivent se joindre celles de qualité. Les faits physiques eux-mêmes ne trouvent pas leur unique explication dans des variations de quantité purement mathématiques et mécaniques; il existe des combinaisons où le tout est autre chose que la somme numérique de ses éléments: ce sont les combinaisons chimiques. De même, dans l'esprit, se produisent ces faits que l'école naturaliste appelle une sorte de chimie mentale, comme quand les sensations élémentaires des sept couleurs engendrent, par leur synthèse, une sensation toute différente en qualité, celle du blanc. Les naturalistes seront donc forcés de reconnaître que l'idée de liberté, en s'ajoutant à un motif, n'en doit pas modifier simplement l'intensité quantitative, mais encore la qualité spécifique et surtout la qualité «morale.» Si, par exemple, je conçois un tort fait à autrui comme pouvant être libre, ce n'est pas seulement un tort plus grand que je conçois, mais un mal d'un nouveau genre et pour ainsi dire d'une tout autre couleur, l'injustice volontaire. De même, le bonheur d'autrui produit par le sacrifice de mon intérêt devient, en se combinant avec l'idée de liberté, cette merveille idéale qui ne ressemble à aucun autre objet: la libre bonté. Le bien conçu sous l'idée de liberté cesse donc d'être neutre et impersonnel pour apparaître comme bien «moral,» en même temps que le mal apparaît comme mal moral. Ou plutôt, auparavant, nous ne concevions que le plaisir ou la douleur; le bien comme tel, ou la moralité, n'a pu être conçu que grâce à l'idée, vraie ou fausse, de liberté. Celle-ci introduit donc des motifs tout nouveaux et sui generis, c'est-à-dire les motifs 239 moraux, impliquant un certain degré de croyance à la liberté: ce que je veux, c'est un bien libre, une réelle bonté. Or, la persuasion de ma liberté me permet d'agir en vue de cette réelle bonté, et c'est là une évolution intérieure d'où peut sortir progressivement un monde nouveau. Quand même ces hautes notions morales ne seraient qu'un idéal, la seule conception de cet idéal n'en introduit pas moins en nous une lumière toute nouvelle. Si nous agissons sous la pensée et le désir de la libre bonté, n'aurons-nous pas lieu de croire avec Platon qu'on peut devenir, en une certaine mesure, semblable à l'objet de sa contemplation et, qui plus est, de son action? J'ai une arme dans les mains; vous prétendez que c'est une ombre et non une réalité; mais, puisque avec cette arme je triomphe des forces ennemies, comment ne finirais-je pas par me demander si c'est simplement une ombre, ou au moins si l'ombre ne prend pas corps?


Est-ce à dire que nous prétendions, sans sortir du point de vue même auquel se placent les naturalistes, introduire dans le déterminisme une liberté radicalement différente de ce déterminisme même?—Non; nous voulons seulement, à ce premier point de vue, qui n'est pas le dernier et le plus haut, élargir le déterminisme et l'orienter vers la liberté idéale. Nous voulons montrer que l'être intelligent, si déterminé qu'il soit, n'attend point que les choses se fassent ou ne se fassent pas: le croire, c'est là un faux déterminisme. Le vrai déterminisme n'est pas fait passivement, il se fait lui-même, il se modifie lui-même par lui-même. Le but que nous nous proposons dans ce livre, c'est de rendre le déterminisme aussi large, aussi ouvert, aussi infini, conséquemment aussi flexible et vivant, aussi modifiable, aussi variable et progressif que cela est compatible avec un ordre intelligible, avec une continuité sans hiatus, avec une loi sans exception, qui est pourtant une loi de vie et non d'inertie. Pour cela le déterminisme ne doit pas être réduit exclusivement aux lois mécaniques, car ces lois sont une enveloppe trop extérieure; il ne doit pas être réduit aux lois physiques et physiologiques, qui n'épuisent pas tout; au moins faut-il y ajouter les lois psychiques, et principalement celles de la pensée; puis, après avoir ainsi égalé le déterminisme à tout ce que nous pouvons connaître, il est encore permis de se demander si tout est pour nous connaissable. On laisse ainsi subsister l'x problématique au fond des choses. Tout déterminisme qui s'arrête à moitié chemin est un déterminisme 240 paresseux; d'autre part, les objections adressées à un déterminisme incomplet sont des objections paresseuses.

Le déterminisme naturaliste et mécaniste est de ceux qui s'arrêtent à moitié chemin. Il voit les choses du dehors, il voit simplement le réseau qui les enserre, et encore il ne se rend pas un compte exact de la nature des mailles. Ces mailles, en effet, ne sont pas purement mécaniques et physiques, elles sont encore psychiques. De plus, dans le domaine psychique, il y a un facteur capital qui intervient, la conscience de soi, dont l'idée n'est qu'une forme supérieure. Répéter que la conscience est simplement un reflet, c'est dogmatiser, c'est faire de la métaphysique matérialiste. A vrai dire, nous ne savons pas si la conscience, au lieu de refléter le dehors, ne nous révèle point précisément le dedans de l'être et la vraie cause active, dont les lois mécaniques, physiologiques, sociologiques, statistiques, ne sont que les expressions et traductions diverses. La conception des idées ou, plus généralement des états de conscience comme simples empreintes des choses extérieures, est un reste du préjugé vulgaire, qui prend au sérieux la métaphore contenue dans l'étymologie même du mot idée. C'est en même temps un reste de substantialisme: on trouve que l'état mental, l'état de conscience, l'idée au sens large du mot, a besoin d'un substratum, et il en résulte que la conscience peut recouvrir un fond substantiel, soumis à une nécessité absolue. C'est là une pure hypothèse matérialiste. Nous ne savons pas ce qu'est le fond de la conscience: nous n'avons donc pas le droit de traiter d'illusoire l'action que la conscience, par la réflexion, croit exercer sur elle-même, l'action que l'idée croit exercer sur sa propre réalisation. La possibilité de l'idéalisme subsiste toujours à côté et au-dessus du naturalisme.

Si l'idée de liberté, par sa seule action efficiente et mécanique, ne suffit pas à changer absolument et objectivement la nature des choses, si elle ne donne pas tout d'un coup une entière liberté morale à un être qui, par hypothèse, serait exclusivement soumis aux lois physiques, il n'en est pas moins vrai que cette idée, entre le mécanisme et la liberté, offre un moyen terme nécessaire. C'est là ce que nous pouvons conclure de toutes les considérations qui précèdent, et par là se produit une première rencontre des doctrines. En effet, supposons que la liberté existe; elle n'existera qu'à la condition d'avoir conscience d'elle-même, et elle n'aura conscience d'elle-même qu'à la condition de devenir l'idée d'elle-même. Or, toute idée étant une force 241 capable de produire le mouvement, la liberté devra toucher par là au mécanisme. D'autre part, si c'est le mécanisme qui existe tout d'abord et qui, dans les systèmes particuliers de mouvements et de forces appelés individus intelligents, arrive à concevoir l'idée de la liberté, le mécanisme pourra, en se conformant à cette idée, se rapprocher progressivement de la liberté idéale. L'idée de la liberté est donc bien un terrain commun et en quelque sorte neutre, où peut se préparer un rapprochement entre les opinions opposées. Si la liberté n'existe pas, le mécanisme que nous avons décrit sera ce qui peut le mieux la suppléer dans l'ordre mécanique. Si elle existe, elle devra, pour agir dans l'ordre mécanique, réaliser précisément ce mécanisme. Nous avons donc, soit le substitut, soit l'instrument de la liberté.

Ce substitut ou cet instrument pourrait être appelé, par simple analogie, l'équivalent de la liberté au sein du mécanisme. La chaleur, l'électricité, le magnétisme ont leur équivalent mécanique, qui exprime la quantité de mouvement dans laquelle ils doivent se transformer pour produire tel ou tel effet. La liberté, devant produire ses effets dans l'ordre mécanique, a dans cet ordre un autre genre d'équivalent, moins sous le rapport de la quantité que sous le rapport de la qualité: la notion de liberté est un équivalent logique et intellectuel de la liberté, et la force impulsive inhérente à cette idée en est, si on peut parler ainsi, une sorte d'équivalent mécanique. Seulement, il ne faut pas oublier l'extrême variabilité de cette force susceptible d'accroissement et de diminution. Nous ne voulons d'ailleurs indiquer ici que des analogies.

Nous avons déjà rappelé comment Leibnitz s'est efforcé de rendre les quantités discontinues adéquates à la quantité continue: par le rapport constant des variables, il découvre le rapport de leurs limites idéales; on substitue ainsi aux choses des séries indéfinies dont elles sont la limite. Ces séries pourraient s'appeler des substituts mathématiques; elles sont, en d'autres termes, un moyen d'approximation indéfinie. De même, nous avons cherché au sein du déterminisme mécanique un moyen d'approximation indéfinie par rapport à la liberté idéale, ou son substitut mathématique, mécanique et logique tout à la fois. C'est l'idée de liberté qui nous permet d'intercaler une série indéfinie de moyens termes entre le mécanisme physique et la parfaite liberté morale. Étant donné un système de forces, quelque grand qu'il soit, l'idée de liberté, toujours présente en moi, me fait concevoir une force encore supérieure; et si je mets cette idée à l'essai, je puis réussir. 242 J'arrive donc à concevoir une série de forces de plus en plus grandes. Sans doute aucune de ces forces ne doit être considérée comme adéquate à la liberté parfaite; mais, pour cette raison même, je puis toujours dépasser la force présente par ma pensée; je puis toujours, grâce à l'idée de liberté, passer d'une force à une autre plus grande; je n'aurai donc qu'à continuer ce mouvement pour obtenir le degré de force nécessaire à chaque action. J'obtiens par là non une puissance infinie, mais une puissance pratiquement indéfinie, qui en est le symbole mathématique et le substitut mécanique.

V. L'idée-force de liberté comme complément de l'idéalisme.—Si, du point de vue naturaliste, nous passons au point de vue idéaliste, l'idée de liberté nous apparaîtra encore comme un moyen de rectification et de conciliation progressive. La théorie platonicienne des idées prendrait un sens plausible si, au lieu de ne considérer les idées que dans un monde intelligible où on les suppose éternellement réalisées, on les faisait descendre et agir au sein du monde sensible, par une influence observable et déterminable. Au lieu d'une dialectique purement formelle et logique, on aurait ainsi une dialectique vivante et réelle, comme celle dont Hegel voulait établir les lois et dont il n'a écrit que le roman fantastique.

Leibnitz, en introduisant dans l'idéalisme platonicien des conceptions plus réalistes et même mécanistes, essaie d'expliquer la production des choses par une sorte de «mécanisme métaphysique», par une «mathématique» éternelle. Dans ses spéculations aventureuses et cependant profondes, il s'efforce de montrer comment du vrai métaphysique, ou des possibilités idéales, procède le vrai physique, c'est-à-dire les réalités actuelles. La possibilité ou l'essence implique un effort vers l'existence: chaque possible, en vertu d'une loi vivante, tend à devenir réel, et il serait réel s'il ne rencontrait pas quelque obstacle qui le rend impossible, soit provisoirement, soit définitivement, auquel cas il n'est réellement pas possible. Tous les possibles ne peuvent se réaliser à la fois: il en est qui s'excluent et se contredisent; de là une sorte de lutte entre des prétentions rivales. Ces prétentions ne peuvent toutes être satisfaites, mais il en résulte toujours, dans la réalité, la combinaison par laquelle peut exister le plus grand nombre de choses[136]. On voit que c'est le parallélogramme 243 des forces transporté dans le principe d'où dérive l'univers. Cette évolution des possibles qui sont en même temps des puissances, des forces, des causes de mouvement, explique tout, selon Leibnitz, par une dialectique idéale et réelle. Le mécanisme intelligible, d'ailleurs, n'exclut pas dans le principe des choses la liberté, dont il est l'instrument.

Si cette lutte des possibles imaginée par Leibnitz dans l'activité primordiale est une pure hypothèse, elle devient la vérité dans notre activité intelligente. Il n'y a pas en nous de dialectique purement formelle comme celle des métaphysiciens, car toute dialectique de la pensée enveloppe une mécanique qui aboutit à l'action et au mouvement; aussi notre pensée est-elle toujours accompagnée de quelque action.

L'idée directrice de toutes les autres, celle de liberté, ne saurait donc rester abstraite. La liberté, pour parler le langage de Leibnitz, est un possible qui doit, lui aussi, prétendre et tendre à l'existence en nous, par une sorte de prétention idéale et de tendance réelle ou active. La conception de cette puissance supérieure ne saurait rester en nous à l'état d'une simple possibilité logique; elle s'accompagne nécessairement de quelque tendance à l'action, elle commence sa réalisation et ne se conçoit qu'en se réalisant déjà: car, selon la parole d'Aristote, savoir c'est faire, et faire c'est savoir.

«L'intelligence est comme l'âme de la liberté,» disait Leibnitz. Seulement, mesurant encore mal la puissance des idées, Leibnitz 244 ne voit toujours dans cette intelligence, dans cette conscience, qu'une réflexion par laquelle le développement interne de l'âme devient pour l'âme un spectacle. Il ne pousse pas jusqu'au bout l'analyse, il ne s'aperçoit pas que le spectateur même va transformer le drame. L'introduction du spectateur, au lieu de laisser passivement le drame se développer suivant son plan primitif, y entre comme élément, fait partie du plan et du drame même. Il n'y a pas, comme dans nos théâtres, l'acteur qui joue son rôle, et un spectateur passif; c'est l'acteur même qui est spectateur. Et quand il devient spectateur, il ne joue plus de la même manière qu'auparavant. Le spectacle modifie donc le drame; la contemplation modifie l'objet contemplé. C'est une vision qui agit sur la chose vue, c'est un miroir qui transforme les objets; bien plus, ce vivant miroir arrive à produire lui-même toute une série d'objets qui, sans lui, n'eussent pas existé.


Dans l'idéalisme de Kant, non moins que dans celui de Leibnitz, l'idée de liberté pourra être introduite comme un moyen terme entre le phénomène et le noumène. L'idée de liberté étant en même temps une puissance, par cette idée l'homme est en possession actuelle de sa raison, qui descend alors, en quelque sorte, dans la série des phénomènes; par cette idée la «raison» est en même temps «nature». Il n'y a pas d'un côté le sensus sans l'intellectus, et de l'autre l'intellectus sans le sensus: les deux mondes, intelligible et sensible, semblent coïncider dans la conscience que l'être raisonnable a de lui-même et de son pouvoir, dans son idée active de l'activité même.

Tout, dans le mensonge, «est expliqué et déterminé par les antécédents du menteur»,—dit Kant; mais dans ces antécédents mêmes, ajouterons-nous, il faut compter l'idée de la liberté et l'action motrice de cette idée, dont l'intervention peut suspendre ou faire dévier le cours antérieur des causes naturelles. Pour prédire les actions par leurs conditions phénoménales, il faut donc aussi calculer l'intensité de cette idée.

Si le tort des naturalistes est de ne pas voir que, parmi les forces naturelles, se trouve l'idée de liberté, le vrai tort des idéalistes n'est pas de croire à la puissance des idées, mais au contraire de n'y pas croire encore suffisamment. En refusant à l'idée de liberté la puissance de produire un effet de plus en plus conforme à elle-même, de se réaliser au moins partiellement et progressivement comme les autres idées, 245 ils s'arrêtent à moitié chemin dans leur idéalisme. Kant a admirablement défini la volonté en l'appelant: la propriété d'être cause par ses idées de la réalité des objets de ces idées mêmes. Dans cette définition, il semble avoir en vue la puissance déterminante des idées, qui réalisent leurs objets dans la conduite. Allons jusqu'au bout de cette définition et nous pourrons dire aux idéalistes:—Puisque j'ai, selon vous, la propriété de produire par mes idées les objets de ces idées, je dois avoir la propriété de produire, par l'idée subjective de ma puissance libre, la réalité au moins partielle de cette puissance même. Donc, du déterminisme la liberté tend à surgir; donc, de votre point de départ subjectif il n'est pas absolument impossible de passer à un effet objectif; donc, de ce que vous appelez la raison sort la volonté, et c'est surtout en ce sens qu'on peut parler avec Kant d'une raison pratique par elle-même.

VI. L'idée-force de liberté et l'idée de l'avenir.—Nous avons vu que le problème du libre arbitre vient se concentrer peu à peu dans la considération du temps. Les uns cherchent au libre arbitre un refuge dans le temps même; les autres, comme Kant, placent au contraire la liberté hors du temps. Nous savons ce qu'il y a de hasardeux dans cette dernière ressource. Quant au refuge du temps pour le libre arbitre, on peut le considérer au point de vue mécanique et au point de vue psychologique. Nous avons montré combien il est peu sûr au point de vue mécanique. Dans les questions mécaniques, le temps est ce qu'il y a de plus dépendant; on le traite comme une pure conséquence qui est donnée et fixe quand les principes sont donnés: le temps d'une éclipse, par exemple, n'offre aucun élément de variation. On considère donc le temps en son abstraction comme sans efficace par lui-même, comme une pure forme, dirait Kant, et cette forme est par excellence celle du déterminisme. Il n'en est pas de même de la distance, parce que, l'espace étant plein, la distance répond à un nombre plus ou moins grand de forces, à une quantité plus ou moins grande de matière: si l'espace est plein, le temps, en un certain sens, est vide, la quantité de matière et de force n'y croissant point. Supposez un glacier absolument immobile: un kilomètre carré de glace contiendra plus de matière et plus de force qu'un mètre carré; mais une année, pour ce glacier immobile par hypothèse, ne contiendra rien de plus qu'un jour: des données identiques en des temps différents sont toujours des données identiques, et la différence du temps est 246 objectivement indifférente. L'accroissement du temps n'est une expression et une première image du progrès que pour l'esprit qui le calcule, et il ne devient un progrès réel que s'il recouvre un progrès de l'activité, de l'intelligence, de la sensibilité. Chercher le libre arbitre dans le temps, au point de vue mécanique—et cela, en voulant garder le principe de la conservation de la force,—c'est donc précisément, comme nous l'avons fait voir, chercher le libre arbitre dans le domaine de la plus grande détermination et de la plus grande passivité.

Mais il n'en est plus de même au point de vue psychologique. L'idée du temps, ici, peut commencer à nous affranchir; elle peut produire dans le déterminisme même ce que nous avons appelé une première approximation de la liberté. La supériorité du déterminisme humain sur les pures machines (auxquelles voudraient l'assimiler des théories grossièrement mécanistes), consiste précisément en ce que l'intelligence conçoit le temps. Il y a donc un problème très intéressant de psychologie:—Quelle influence l'idée de temps exerce-t-elle dans le déterminisme de nos actions?—Elle y peut produire des phénomènes de suspension et de direction nouvelle, comme si nous disposions du temps en une certaine mesure par l'idée même que nous avons d'un tel pouvoir. Et c'est là une confirmation nouvelle de notre doctrine sur la force efficace des idées. Quand, dans l'emportement tout mécanique de la passion, surgit l'idée de l'avenir, cette idée produit un phénomène d'arrêt. Ce qui distingue l'action purement réflexe de l'action plus ou moins volontaire, c'est la conscience, et la conscience suppose un certain temps intercalé entre l'excitation et la décharge. Eh bien, placez dans cette conscience l'idée du temps même, et vous avez une complication de la plus haute importance. L'être conscient vivra par anticipation dans l'avenir, et il y aura comme une réaction de l'avenir anticipé sur le présent,—réaction soumise à des lois déterminées et qui pourtant nous rapproche d'un idéal de liberté. Cette approximation est d'autant plus grande que nous faisons entrer un espace de temps plus vaste dans notre calcul. Que sera-ce si j'essaie, tant bien que mal, de concevoir les choses sub specie æterni? Ce sera alors l'idée de ce qu'il y a de plus durable qui tendra à se réaliser dans ma conduite: je m'efforcerai, comme si j'étais la providence, d'agir pour l'éternité, et aussi pour l'immensité, pour l'universalité des êtres. Je me désintéresserai de mon moi, peut-être périssable, pour considérer la durée infinie des siècles, l'intérêt permanent de l'humanité, l'intérêt éternel du monde, tel que 247 je me le figure symboliquement dans ma pensée. L'action toute mécanique sans considération de temps, c'est la passion pure; l'action avec considération de temps limité, c'est l'intérêt proprement dit; l'action sub specie æterni, ou universi, c'est le désintéressement et la moralité idéale; c'est en même temps la plus grande approximation possible de la liberté au sein du déterminisme. L'idée du temps et de l'éternité est donc un élément capital du problème psychologique; dans cette sorte de tempête intérieure qui est la passion, elle produit le même effet qu'une large main qui, au moment où les vagues se soulèvent et vont tout submerger, les aplanirait en les refoulant et les ferait s'étendre, équilibrées, apaisées, sur un espace indéfini.

Concluons qu'au point de vue psychologique, c'est par l'idée du temps que nous disposons du temps et semblons le «suspendre», ce n'est pas par une sorte de miracle mécanique, comme celui que quelques philosophes ont proposé. L'idée permet d'asservir le mécanisme, mais comme Bacon veut que nous asservissions la nature: parendo. Pour produire un effet mécanique sans une action mécanique, nous avons vu qu'il faudrait produire cet effet sans y penser, sans se le représenter dans sa pensée, et conséquemment sans l'avoir déjà commencé par cette pensée. Nous ne pourrions échapper tout à fait au mécanisme que par une idée qui n'aurait absolument plus rien ni de mécanique ni de sensible, une νοησις ανευ φαντασιας, une pensée sans manifestation cérébrale, comme celle que s'attribuent un peu généreusement les spiritualistes. Du moins y a-t-il des idées qui se rapprochent de ce pur idéal, sans l'atteindre, et parmi lesquelles nous placerions volontiers l'idée de l'éternité. C'est en agissant sous l'influence de ces idées que nous tendons le plus directement vers notre idéal de liberté. L'idée de ce qui serait hors du temps agit alors dans le temps même. De là encore une théorie synthétique, où peuvent se rencontrer les adorateurs du temps et les adorateurs de l'éternité.


Il résulte des considérations qui précèdent que, loin d'exclure la réaction de l'idée sur le fait à venir, le déterminisme tel que nous l'avons rectifié présuppose cette réaction. Et il faut la concevoir comme capable d'une énergie et d'une flexibilité dont les bornes nous sont inconnues. Le possible et le probable ont beau n'être au fond que des idées, auxquelles répondent primitivement dans les objets des rapports réels et certains, ces idées réagissent secondairement sur la 248 nécessité aveugle. L'idéale indétermination de l'avenir pénètre dans le déterminisme même sous cette forme d'idée, et d'idée directrice.

Est-ce là une indétermination absolue?—«Si nous pouvions tenir compte de tout ce qui agit dans l'âme d'un homme, disait Kant, nous pourrions calculer sa conduite future.» On a essayé, dans cette question, de retourner contre Kant le principe même dont il est parti, à savoir que les phénomènes, ou cela seul qui est objet de représentation, tombent sous le déterminisme. Et qu'est-ce qui est objet de représentation? Des faits; or, selon certains néo-kantiens ou criticistes, les faits ne peuvent être que ce qui est accompli déjà; le passé, selon eux, est donc seul soumis aux lois nécessaires. Il serait contradictoire, ajoutent-ils, de nous dire que l'avenir peut nous être représenté et plus évidemment encore de dire qu'il peut nous être présenté:—«Cet avenir prétendu n'est qu'un passé décoré du nom de futur. L'avenir ne peut donc être déterminé[137].»—Dans ce passé, a-t-on dit encore, qui a été et qui est, avec le présent, la seule réalité achevée ou s'achevant, il y a sans doute une nécessité; «mais le futur est encore dans le néant; on ne peut pas dire qu'il soit nécessité, car il n'est pas[138].» Nous ne saurions admettre ce raisonnement. Le déterminisme ne porte pas seulement sur les phénomènes et sur les faits accomplis, mais sur leurs lois de succession. Or, si le phénomène est passé, la loi peut et doit être toujours présente. Ce n'est donc pas seulement «le passé qui est soumis aux lois nécessaires»; par cela même que nous concevons des lois et encore mieux des lois nécessaires, ces lois sont indépendantes du temps et des termes mêmes qu'elles relient. Donc encore, si nous nous représentons ou présentons l'avenir, ce n'est pas seulement en nous représentant des phénomènes passés, mais en concevant des rapports présents et futurs; il n'y a là rien de contradictoire. L'avenir n'est pas un simple passé décoré du nom de futur: c'est le passé, plus une loi qui est toujours actuelle. Donc enfin «l'avenir peut être déterminé».—D'ailleurs, l'argument qu'on vient de lire prouverait trop et s'appliquerait même aux lois physiques et astronomiques; on ne pourrait plus prédire une éclipse, pour cette raison qu'elle est un passé décoré du nom de futur ou qu'une éclipse à venir ne peut être nécessitée puisqu'elle n'est pas. La vraie question n'est point de savoir si 249 les phénomènes futurs peuvent être présents, mais si leur loi et leurs conditions ou causes peuvent être présentes et relier les divers moments de la durée.

Loin de croire ainsi qu'il soit impossible et même contradictoire de se représenter l'avenir dans la pensée, nous croyons que c'est seulement en nous représentant notre avenir qu'il nous est possible, à nous, de le faire exister par nous. Laplace, supposant une intelligence universelle, capable de soumettre toutes les forces de la nature à l'analyse mathématique, lui faisait résoudre ce problème déjà indiqué par Leibnitz et Kant:—Étant donné l'état présent du monde, en déduire le passé et le futur.—Peut-être, remarquerons-nous d'abord, un tel calcul est-il de fait impossible au sens mathématique, si les phénomènes et les êtres constituent une multiplicité infinie en tous sens, qui ne se laisserait pas mettre en équation régulière: l'infinité actuelle échappe peut-être au calcul même de Leibnitz. A cause de cela même, elle peut devenir pour nous un espoir de délivrance, sinon une raison de liberté immédiate: il semble que l'infinité se concilie mieux avec la flexibilité, avec la variabilité, avec le progrès. Si les combinaisons possibles des choses sont en quantité infinie, au lieu d'être bornées à tels ou tels effets monotones, nous pouvons mieux espérer, du sein de cette infinité, l'avènement progressif d'un monde nouveau, surtout quand nous arrivons à concevoir cette infinité et à agir sous cette idée directrice. En un mot, l'infinité dans le déterminisme et dans la pensée, c'est la fécondité dans le déterminisme même. Supposons cependant possible le calcul de Laplace, il y a un second problème qui rentre dans la question générale de l'influence des idées: c'est de savoir si l'individu ne pourrait pas faire lui-même, non pour un autre, mais pour soi, le calcul de la conduite à venir. Il ne s'agit plus ici d'un monde qui m'est pour ainsi dire extérieur et étranger, et qui va son chemin sans se douter que je détermine en ce moment à priori la trajectoire qu'il va suivre; il s'agit de cet individu qui est en moi, qui est moi-même, et dont je veux prédire toutes les démarches à venir[139]. Supposons-nous donc capables de faire ce calcul avec toute la compétence requise, comme l'intelligence universelle dont parlent Laplace et du Bois-Reymond.

250 «Cette vue entière de l'avenir, a dit un partisan du fatalisme, serait le plus cruel des supplices[140],» parce que nous nous sentirions «aussi impuissants à agir qu'à modifier le cours des astres; si l'esprit doué de cette prescience, prophète clairvoyant, «ne savait d'avance combien seraient vains les vœux qu'on pourrait former, il en formerait un seul, celui de perdre toute sa science de l'avenir.» Il aimerait mieux recommencer à vivre dans un monde comme le nôtre, où l'immense majorité des hommes ne pensent pas, où la foule inconsciente semble avoir compris la profondeur du conseil donné à Faust par son conseiller railleur: traverser le monde sans rien approfondir.—Selon nous, il y a dans ce découragement un fatalisme excessif, où se glisse encore un souvenir du λογος αργος. L'analyse du problème n'est pas poussée assez loin. Soit ma conduite à venir complètement déterminée ou tout au moins partiellement déterminée dans toutes ses circonstances importantes; me voilà en possession du tracé de la trajectoire que je vais décrire, et il s'agit de savoir si l'avenir vérifiera ma prévision. Mais voici ce qui va se produire, en vertu même de la réflexion de la conscience sur soi. Si tout ce qui arrive dans le présent a une cause dans le passé, tout ce qui arrive dans le présent est aussi une cause pour l'avenir: ces deux propositions réciproques sont le fondement même du déterminisme. Par suite, outre les causes qui constituent mon état présent et dont j'ai calculé les effets, il y a une autre cause qui doit aussi exercer son influence sur l'avenir: à savoir le résultat de mon calcul ou ma prévision elle-même, qui, étant comme une expérience anticipée, a pour modifier la conduite la même propriété qu'aurait l'expérience. L'avenir, en tant qu'il est pensé et produit par moi-même, est donc un avenir modifiable pour moi-même. En d'autres termes, connaître l'avenir, c'est connaître tous les effets des causes actuellement ou prochainement agissantes; mais, parmi ces causes, une des principales, une de celles qui peuvent et doivent modifier les effets de toutes les autres, c'est précisément la connaissance même et l'idée de tous ces effets, ou de l'avenir; dès lors, il ne faut plus poser comme entièrement déterminé indépendamment de ma connaissance ce qui n'est déterminé en partie que par cette connaissance. Quoi qu'il fasse, l'être pensant ne peut se considérer lui-même comme un mécanisme inerte et passif. La prévision n'est pas une simple prescience contemplative qui verrait d'avance s'écouler sans elle le fleuve des choses: 251 elle modifie et produit en partie ce qu'elle prévoit; elle est pour ainsi dire une prémotion.

Aussi nous concevons-nous plutôt dans l'avenir sous la forme de la liberté, tandis que nous arrivons par la réflexion et l'analyse à déterminer pourquoi nous avons agi de telle manière dans le passé. Avoir conscience d'un futur possible, c'est avoir conscience de la première et essentielle condition de sa réalité, puisque cette condition est ma pensée même; il n'est donc pas étonnant que je me voie libre en une certaine mesure de commencer la réalisation de l'avenir, puisque effectivement je tiens le premier anneau et n'ai qu'à tirer vers moi les autres. L'intelligence est à la fois le pouvoir de lier et celui de délier: en pensant les choses du dehors, nous les lions, et la science même consiste dans cette liaison; en les pensant du dedans et en nous, en nous pensant nous-mêmes, nous pouvons nous délier en une certaine mesure par rapport à l'extérieur, mais en nous reliant toujours à quelque motif intérieur ou supérieur. L'idée de l'avenir indéterminé tend ainsi à déterminer dans le cours des choses, par une sorte d'interférence, une certaine indétermination partielle et relative, ou plutôt un certain équilibre. Cet équilibre peut amener la partielle dépendance des choses par rapport à notre pensée agissante, non plus seulement voyante ou expectante. C'est dans cette mesure que nous pouvons dire comme le Dieu de Bossuet:—Je ne pense pas les choses à venir uniquement parce qu'elles seront, mais elles seront en partie parce que je les pense.

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CHAPITRE DEUXIÈME

PUISSANCE EFFICACE DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ.—I. LIBERTÉ ET SÉLECTION NATURELLE.—II. LIBERTÉ ET FINALITÉ IMMANENTE

I. Liberté et sélection naturelle. Application des théories de Lamarck et de Darwin.

II. Liberté et finalité. Substitution du déterminisme des causes finales au déterminisme des causes efficientes. Organisme produit par le désir de liberté.

III. Caractère relatif du mécanisme et de la finalité.—Leur impuissance à exprimer le fond de l'activité universelle.—Félicité et liberté.

I.—Liberté et sélection naturelle.

Les théories de Lamarck et de Darwin, sur le jeu des fonctions physiologiques et sur les lois fondamentales de l'organisation, nous semblent propres à répandre quelque lumière sur cette fonction supérieure que nous tendons à réaliser en nous: la liberté, qui serait la vie à sa plus haute puissance. Selon Lamarck, la tendance à la fonction crée l'organe quand elle s'exerce dans un milieu qui en fournit les éléments. Platon disait poétiquement que le désir fait croître les ailes de l'âme; Lamarck et Darwin diraient presque, en un sens scientifique, que le désir de voler, joint aux matériaux nécessaires, est ce qui donna aux oiseaux leurs ailes. Les circonstances développent chez l'animal un besoin par l'obstacle même qu'elles opposent à une fonction; le besoin n'est donc que la fonction tendant à s'affranchir des obstacles. Par là la fonction tend à s'accroître en intensité et à se perfectionner sous le rapport de la qualité, pour s'approprier au milieu tout en le soumettant à sa dépendance. Il en résulte une série d'actions et de réactions, par lesquelles se transforment à la fois et la fonction et ce milieu le plus immédiat qui constitue l'organe. La tendance à la fonction, force supérieure, agit sur les forces inférieures, et se sert de leur résistance même comme 253 d'un moyen, semblable à l'architecte qui tourne les obstacles au profit de son œuvre en les faisant entrer dans son plan. Le rudiment de la fonction agit sur le rudiment de l'organe, qui réagit à son tour sur la fonction; et de ces actes répétés naissent des habitudes, c'est-à-dire un accroissement des puissances par la diminution des résistances. Par l'hérédité se transmettront ensuite et les tendances instinctives et des organes plus dociles à leur action; les générations successives, en perfectionnant la machine organisée, aplaniront peu à peu les obstacles devant le désir, qui trouvera à son service des instruments plus parfaits. L'existence d'un besoin prouve physiologiquement l'existence au moins rudimentaire d'un organe qui, en se développant, pourrait le satisfaire; et d'autre part, la tendance à satisfaire le besoin développe l'organe même. On ne désire pas ce qu'on ne fait pas déjà à quelque degré; s'il est vrai de dire qu'il n'y a aucun désir de l'inconnu, c'est que la connaissance est déjà l'action. L'action, en se révélant elle-même, est aussi la révélation d'une puissance capable de progrès; c'est une ouverture sur un horizon dont on ne voit pas les bornes. Aussi Platon disait-il encore, dans sa poésie métaphysique, que le désir est fils de la richesse et de la pauvreté. L'être qui constamment désire des ailes et en porte le premier germe transmettra ce germe avec ce désir à ceux qui le suivront, et un jour viendra peut-être où, grâce aux efforts accumulés des générations, les derniers venus verront devant eux s'ouvrir l'espace.

Les mêmes lois se retrouvent dans la vie intérieure. Si notre désir dominant est celui de la liberté, c'est que déjà peut-être nous portons en nous un moyen quelconque de libération progressive. Ce moyen, cet organe est l'intelligence même, «âme de la liberté», et la tendance à la fonction suffit pour le produire au jour. Ici en effet la tendance agit dans un milieu plus voisin d'elle-même. Entre le désir de voler et les ailes, quelle distance et que de moyens termes à franchir! Cependant ils ont été franchis. Mais les organes de la volonté tendant à la liberté sont ce qu'il y a de plus voisin d'elle: la pensée, le sentiment, l'action; bien plus, la liberté complète et idéale serait à elle-même son organe, elle serait la fonction exercée sans intermédiaire, l'action qui pour se poser n'aurait besoin que de soi, la puissance qui se rendrait actuelle elle-même: ce serait l'aile toujours déployée qui plane au-dessus de toutes choses.

Les lois physiologiques et psychologiques aboutissent donc à une même induction; l'idée de la liberté, qui en est aussi le 254 désir, doit peu à peu s'approprier et s'adapter tous les penchants de l'être sensible et raisonnable. S'il est une tendance qui ait existé toujours dans l'humanité, c'est la tendance à accomplir cette suprême fonction de la vie psychique: croire qu'elle ne peut se satisfaire en aucune façon, ce serait croire que l'humanité, ou la pensée consciente, a travaillé en vain, quand la nature même, ou la pensée obscure, est plus ou moins parvenue à produire ce que cherchait son instinct à la fois aveugle et infaillible.

Ici intervient le maître des maîtres, le temps, qui agit en accumulant, en thésaurisant, sous la forme de l'hérédité et de la sélection naturelle. L'être qui, grâce à quelque circonstance heureuse, se trouve avoir un avantage matériel ou intellectuel sur les autres tend à transmettre sa supériorité de génération en génération; or, l'idée de liberté est une supériorité intellectuelle et morale. L'être qui s'abandonne passivement et auquel fait défaut ce que les physiologistes appellent la réaction personnelle, ce que les psychologues appellent la volonté, cet être manque de résistance et tend à s'effacer dans la lutte pour la vie. Au contraire, un organisme assez perfectionné pour arriver à se diriger lui-même, ne fût-ce que par la seule idée de sa direction possible, un organisme qui réussit à réagir par la seule pensée d'une réaction possible et désirable, un tel organisme est supérieur aux autres comme l'intelligence est supérieure à l'instinct de la brute. Il ressemble à un banquier qui trouverait moyen d'augmenter son trésor par des idées intérieures et par un désir intérieur, portant ainsi en lui-même une mine d'or inépuisable. L'être qui parvient à dire moi, à poser son moi sous forme de réaction et d'action en face des choses, marque donc un progrès dans l'évolution de la nature. Ce progrès, il le transmet par hérédité, et la sélection assure le triomphe aux volontés les plus énergiques, soit chez les individus, soit chez les peuples. C'est pour cette raison que les nations trop fatalistes finissent par s'immobiliser et par disparaître; les nations individualistes, au contraire, qui sont aussi les nations libérales et qui favorisent le développement de la volonté personnelle, ont de plus en plus devant elles l'avenir. C'est à la condition, pourtant, que leur individualisme n'exclue pas l'esprit de communauté et de libre association, l'idée et l'instinct de l'universel, forme supérieure de liberté.

De ces lois darwiniennes résulte une transmission héréditaire et un progrès de l'idée de liberté à travers les âges. L'idée de liberté est la forme héréditaire de la conscience humaine, le désir de la liberté est l'instinct humain par excellence.

255

II.—Liberté et finalité immanente

Si nous passons du point de vue expérimental au point de vue métaphysique, nous aboutissons à des conclusions analogues. Mettons-nous, pour un instant, au centre de perspective que préfèrent ceux qui voient sous le mouvement le désir et, sous la cause mécanique, une certaine finalité en action.

Selon Aristote, Leibnitz et Kant, la série mécanique des conditions efficientes, prise en sens inverse, peut devenir une série de moyens, quand un être doué d'intelligence ou de désir tend à une fin. Le tout, en se concevant lui-même, détermine alors l'existence des parties qui doivent le produire comme effet, ou au moins l'achever, le perfectionner; ce qui ne semblait du dehors qu'un pur mécanisme apparaît alors comme étant par dedans un organisme. Et c'est en cela que consiste la vie. Les mouvements de l'être vivant, outre qu'ils sont dérivés du passé, semblent en même temps les anticipations de l'avenir. La résultante y est une attente, l'impulsion une attraction; en d'autres termes, les mouvements sont psychologiquement des tendances, et, leur objet étant des biens sentis ou pressentis, ces tendances ne peuvent être, selon la pensée d'Aristote, que des désirs[141]. Ce serait donc quelque chose d'analogue à l'appétit qui serait le principe interne et le fond psychologique du mouvement. L'appétit est ce qui produit et anime tout organisme; il est la vie même. Mais la loi de l'appétit est d'aller au plus grand bien réel ou apparent; il tend à la jouissance et au bonheur. La certitude de cette détermination au plus grand bien constitue donc encore un déterminisme, supérieur sans doute au déterminisme purement mécanique, et qui pourtant nous présente les mêmes choses dans un ordre contraire. Toutefois, ce changement de point de vue peut entraîner d'importantes conséquences. En premier lieu, la tendance des moyens à la fin ne semble plus offrir un caractère de contrainte brutale, mais de «spontanéité intime» qui n'en demeure pas moins une certitude et une détermination; les moyens semblent se disposer d'eux-mêmes en vue de la fin, du moins dans la «finalité interne», qui est la vraie et qui caractérise les êtres vivants. Le désir ne subit de contrainte véritable que de la part des obstacles qui le 256 contrarient; mais en lui-même, dans ce qu'il a de positif, on peut supposer qu'il part d'une mystérieuse spontanéité, d'une volonté plus ou moins affranchie et déjà en possession d'un certain bien, dont elle jouit librement, dont elle veut continuer de jouir. Ce qui, selon les partisans de la finalité vivante, nous empêche souvent de comprendre et d'admettre cette spontanéité dans l'élan des moyens vers la fin, c'est la confusion vulgaire de la finalité externe avec la finalité interne et immanente. Nous ne devons pas juger la nature vivante, qui travaille par le dedans et est ouvrière de son propre progrès, comme nous jugeons les œuvres que l'homme travaille et perfectionne par le dehors. Selon Aristote, selon Leibnitz et surtout Kant, c'est là une erreur de l'imagination vulgaire et un des plus grands obstacles à la conception de la liberté, parce qu'elle en supprime la première condition, c'est-à-dire la spontanéité radicale. Nous nous figurons des substances inertes, mal à propos nommées causes, et une fin qui agit sur elles extérieurement ou mécaniquement. Nous ne pouvons plus alors concevoir qu'un mécanisme externe, incompatible avec la spontanéité, quand il faudrait concevoir un mécanisme automoteur, conséquemment un «dynamisme», conséquemment encore une évolution spontanée, quoique certaine et infaillible, de là pensée et du désir. Il importe donc, nous disent Aristote et Leibnitz, de ne pas retomber dans la conception même d'où l'on voudrait sortir, celle du mécanisme extérieur, et de ne pas raisonner sur la surface concave ou mentale des choses, qui est tournée vers le centre, comme s'il s'agissait encore de la surface convexe et physique, qui s'offre à l'action de tous les autres êtres. Les lois mécaniques et extérieures étant une fois reconnues comme la traduction et l'effet au dehors de lois intérieures et psychiques, on n'a plus le droit de se figurer des substances inertes en repos, puis des causes actives en mouvement qui viennent pousser les substances inertes et leur donner la chiquenaude dont se moquait Pascal.—Telle est, si nous ne nous trompons, la pensée qu'on retrouve obscurément exprimée dans l'harmonie préétablie de Leibnitz. Malheureusement, l'exemple des horloges, que Leibnitz répétait comme plus populaire, figurait tout le contraire de sa pensée et substituait dans l'être organisé l'harmonie par le dehors à l'harmonie par le dedans. Leibnitz rendait bien mieux sa propre idée quand il comparait l'univers, où tout vit et vibre, à un chœur de musiciens: dans ce chœur, chacun fait sa partie en tâchant de s'accorder avec tous les autres, mais sans exercer sur eux aucune action 257 proprement matérielle et impulsive; il agit par la seule influence d'une communauté de sentiment ou d'obscure pensée, par le seul attrait d'un bien commun et d'une commune existence, par le seul pressentiment d'un commun idéal et d'un progrès vers cet idéal. Si les monades n'ont point de fenêtres sur le dehors, c'est qu'elles s'accordent, se perçoivent et en un certain sens se pénètrent par le dedans; le bien et l'être, dont la jouissance plus ou moins complète est comme centre partout et comme circonférence nulle part, n'est le moteur de leur activité que parce qu'il en est le mobile; il n'est pas en dehors d'elles: en lui elles existent, vivent et se meuvent. Le dehors et l'étendue ne sont que des relations et des symboles de l'imagination: tout, au fond, est interne, conséquemment vivant, sentant, agissant et spontané.—Nul n'a mieux développé la pensée de Leibnitz que Schelling: il a essayé de montrer comment, dans la nature et dans l'art, ce que nous appelons les moyens s'organisent d'eux-mêmes en vue de leur fin. Dans la nature vivante, comme dans le génie artistique, l'idée directrice, qui est en réalité désir organisateur, fait surgir en elle ou autour d'elle, sans même le savoir, des forces auxiliaires dont elle devient la dominante. Dans le germe animé, avec la vie s'éveille et se sent l'appétit; puis les organes propres à satisfaire cet appétit semblent se disposer d'eux-mêmes et se coordonner en vue du résultat final. L'être animé désire-t-il se mouvoir dans l'espace; aussitôt, comme l'a dit M. Ravaisson, de tous ses organes «émergent des mouvements élémentaires qui répondent d'eux-mêmes à son appel». Ces mouvements, tout mécaniques pour le physicien, sont pour le psychologue des désirs plus ou moins psychiques. L'être vivant désire-t-il changer et se mouvoir dans le temps; les changements auxiliaires, pensées et tendances secondaires, convergent encore au but proposé. Chaque désir de l'être vivant est comme l'astre central qui, en se mouvant, entraîne avec lui tous ses satellites. Dans l'inspiration du génie, même attraction de l'idée et du sentiment dominateurs sur les idées et sentiments secondaires. L'artiste aspire à la réalisation d'un idéal: aussitôt, par un travail dont il n'a pas même conscience, les idées et les sentiments se groupent pour former comme un organisme plus ou moins conforme au type conçu et désiré; les mots eux-mêmes suivent les idées et s'y approprient, de telle sorte que l'organisme principal se produit et s'achève par le concours d'une multitude indéfinie d'organismes secondaires.

Les considérations métaphysiques de ce genre, sur le rôle 258 du désir dans l'univers, peuvent sans doute être contestées: on peut se demander jusqu'à quel point il est légitime d'étendre au dehors ce que l'être intelligent aperçoit en lui-même. Mais, que la finalité existe ou n'existe pas sous une forme quelconque dans le monde extérieur, toujours est-il que le désir existe en nous,—désir conscient qui, sous le nom de volonté, tend à une fin préconçue ou pressentie: nous réalisons en nous la finalité. Or, puisque le désir est le grand ressort de notre vie psychologique, le désir de la liberté devra exercer aussi son influence, selon cette loi d'attraction intérieure qui est propre aux idéaux conçus par la pensée et pressentis par la sensibilité. De plus, quand le désir de la liberté acquiert une énergie inaccoutumée, nous devrons voir vraiment ici les moyens se disposer en vue de la fin et la série mécanique se changer en une série organique.


Comment se représenter, dans ce cas, le type que tend à réaliser cette sorte d'organisation intérieure qui n'est pas sans analogie avec l'inspiration artistique?

La vraie liberté, identique au fond à l'activité sans limites, est une chose sans forme sensible, qui n'offre point par elle-même de prise à l'imagination, comme en offre le type d'une œuvre de la nature ou d'une œuvre de l'art. Pour se conformer à ce qui est précisément sans forme, toutes les formes sensibles, toutes les représentations de biens matériels et de jouissances brutales devront donc tendre à s'affaiblir et à s'évanouir; toute sensation grossière, toute image trop vive qui pourrait opposer ses contours définis au type idéal de la liberté absolue reculera peu à peu, pour se confondre dans une perspective lointaine avec les autres objets des sens. Le premier effet du désir de la liberté sera ainsi une action répulsive par rapport à tous les désirs sensibles: les réalités matérielles, se dispersant pour ainsi dire à l'apparition de cette lumière supérieure que Platon appelait intelligible, sembleront des ombres prêtes à rentrer dans la nuit.

La représentation des objets matériels, qui ne sont après tout que des mouvements, est un mouvement elle-même; le désir de la liberté devra donc d'abord tendre à une sorte de repos. Ce qui était, au point de vue mécanique, une neutralisation mutuelle des courants nerveux, devient, au point de vue de la conscience, un équilibre des désirs inférieurs sous l'influence d'un désir supérieur. Ne nous représentons pas ce repos comme le calme de l'inertie; c'est plutôt le calme de la force: c'est le moi prenant possession de lui-même. 259 L'aspiration à l'indépendance et à la liberté «intelligible», qui n'offre point l'agitation propre aux passions sensibles, produira peu à peu l'apaisement des désirs brutaux et des appétits, loin de produire en nous le trouble. Du reste, cet apaisement moral n'est pas instantané; il se manifeste, comme dans une masse agitée, par des ondulations de moins en moins irrégulières, qui se produisent à la fin d'une manière égale et dans tous les sens autour du centre; et ici, le centre est l'idée du moi ou de la volonté personnelle.

En même temps qu'une influence répulsive sur les parties inférieures de notre être, le désir de la liberté exerce une influence attractive sur toutes les parties de ce «monde intelligible» que chacun de nous porte dans son intelligence. Les idées du bien, du désintéressement, d'universelle raison, d'universel amour, d'un règne universel des libertés, se présentent à notre pensée comme les naturels organes de cette liberté même que nous désirons. Par eux il semble que nous vivrons le plus en nous, et aussi le plus dans les autres. Rendus à nous-mêmes et tout ensemble ravis à nous-mêmes, quelque chose se produit en notre esprit qui rappelle l'inspiration de l'art: nous inventons, nous suscitons un ordre de perfections nouvelles; par une fécondité dont le secret intérieur nous échappe, nous créons dans notre pensée un nouvel univers, un monde idéal.

Selon Kant et Schelling, l'invention serait «libre» dans la nature vivante comme dans l'art. Elle l'est en effet, peut-on dire, en ce sens que, sans rien produire de nouveau au point de vue mécanique, elle crée sans cesse du nouveau au point de vue mental. Le mécanisme est toujours le même, les organismes sont toujours différents et en progrès; les conditions élémentaires de l'existence se suivent dans l'espace et dans le temps selon les mêmes lois de la nécessité mécanique, mais dans la pensée et dans le sentiment s'organisent les idées et les désirs, que transforme sans cesse un progrès nécessaire par le dehors et spontané par le dedans: le mécanisme, à vrai dire, n'avance pas; l'organisation, la vie, la pensée, avance toujours.

Le caractère de liberté, c'est-à-dire au fond de progressivité et d'affranchissement, dans cette évolution, doit être attribué surtout à ce qu'on pourrait appeler l'invention morale, qui conçoit et réalise des types nouveaux de beauté morale. Cette invention, dont tous sont capables, peut s'exalter chez quelques-uns jusqu'au génie, et ces derniers sont comme les poètes du bien.

Pourtant, on ne saurait encore reconnaître dans cette 260 liberté purement téléologique et esthétique, dans cette «finalité immanente» dont se sont contentés beaucoup de philosophes allemands, une liberté vraie et absolue: c'est encore un déterminisme des désirs parallèle au déterminisme des mouvements. La liberté est ici une liberté d'invention, puis d'exécution, plutôt que de volition. Nous sommes libres, à ce, point de vue, ou nous nous croyons libres, quand notre type idéal et notre désir sont tout-puissants sur les moyens de les réaliser et quand ils les produisent nécessairement; il n'y a pas de différence essentielle entré cette liberté artistique et la liberté physique. Mon désir de mouvoir mes membres détermine sans doute en eux tous les mouvements qui doivent le réaliser, et je me trouve alors physiquement libre, mais mon désir, lui, est-il libre? Non, car il n'a pas en lui-même le vrai principe des mouvements qu'il communique; il est la face interne d'un mouvement déjà commencé. Je désire réaliser un idéal de beauté, et ce désir exerce une influence nécessitante sur tous les moyens de sa réalisation, mais c'est toujours là une sorte de liberté naturelle, non morale, même quand il s'agit d'une beauté morale à réaliser; car mon désir ne semble pas alors d'une autre nature que le fond interne de tous les mouvements qui agitent l'univers; il est la conscience d'un ensemble de mouvements convergents, concentrée en un cerveau. Aussi, par cet ordre d'idées, arrive-t-on à conclure avec Hegel que la liberté est la conscience de la nécessité même[142].

Cette sorte de liberté téléologique et esthétique n'en est pas moins, selon nous, un moyen terme entre la nécessité mécanique et l'idéal de la vraie liberté morale. De plus, pour compléter la conception de la liberté à ce point de vue de la finalité immanente, notre théorie des idées-forces permet encore d'introduire un moyen terme nouveau. Nous avons vu, en effet, que la liberté peut se prendre pour fin elle-même; or, si on admet que la fin détermine nécessairement l'existence des moyens qui doivent déterminer la sienne, on arrivera à dire que la liberté, en devenant la fin du désir, tend à déterminer l'existence des moyens propres à déterminer son existence même. On aura ainsi, par un mouvement circulaire, une nécessité descendante, qui a pour principe l'idée de la liberté, puis une nécessité en quelque sorte remontante, qui tend à réaliser la liberté. Un doute légitime 261 restera toujours sur le résultat final; mais nous obtiendrons, ici encore, par ce mouvement circulaire, une approximation indéfinie. L'équivalent progressif de la liberté dans l'ordre des désirs, ou, s'il est permis de le dire, son équivalent téléologique et esthétique, c'est donc le désir de la liberté.

III. Caractère relatif du mécanisme et de la finalité.

Dans le mécanisme et la finalité, ces deux grands domaines du déterminisme, nous avons rétabli successivement l'idée et le désir de la liberté; si maintenant nous poussons plus loin l'analyse métaphysique, le mécanisme et la finalité nous apparaîtront comme deux aspects des choses entièrement relatifs à la nature de notre intelligence discursive, que Platon appelait διανοια. Il importe de mettre cette relativité en lumière, puisqu'elle a pour conséquence de limiter les affirmations du déterminisme et d'ouvrir à la liberté une perspective plus étendue.

En ce qui concerne la série mécanique des choses dans le temps et dans l'espace, nous avons reconnu déjà qu'elle est une représentation successive, un mouvement de la pensée qui ne s'explique pas par lui-même et paraît appeler un principe supérieur; car enfin, pourquoi le mouvement et la succession[143]? Il faut bien qu'il y ait quelque chose de donné et d'immédiat, condition de tout le reste,—que ce soit matière, esprit, ou ni l'un ni l'autre. Pour les partisans d'un mécanisme absolu et exclusif, ce sont les parties qui expliquent le tout, mais comment expliquer les parties mêmes? Pour les partisans des causes finales, d'autre part, c'est l'idée du tout qui explique les parties; mais comment expliquer et faire agir cette idée même? Dans la réalité dernière, il n'y a probablement ni succession mécanique ni succession téléologique, mais immédiation: le principe du tout, des parties et de leur évolution est immédiatement donné. Pour notre entendement, dit Kant, «un tout réel de la nature est le résultat du concours entre les forces motrices des parties, tandis que, pour un entendement intuitif, intellectus archetypus (terme emprunté par Kant aux Platoniciens), ce serait le tout[144] qui serait donné par lui-même et déterminerait les parties. Si donc, au lieu de concevoir le tout 262 dépendant des parties, comme le fait notre entendement discursif, nous voulons, selon l'idée d'une intelligence intuitive, nous représenter les parties comme dépendantes du tout, et quant à leurs formes et quant à leurs rapports, cela ne nous est possible, encore d'après la nature de notre entendement, qu'autant que nous considérons non le tout lui-même comme déterminant les parties (ce qui impliquerait, eu égard à l'entendement discursif), mais l'idée d'un tout comme la raison de sa possibilité et de la liaison de ses parties. Or, dans ce cas, le tout serait un effet dont une idée serait regardée comme la cause; il serait une fin par conséquent[145].» Mais ce mode de représentation discursive, qui fait le fond des systèmes cause-finaliers, ne peut être lui-même la vérité absolue; c'est un expédient qui repose toujours sur des considérations mécaniques de temps et de quantité. Concevoir la fin comme une idée qui est la cause d'une série d'effets, c'est revenir au Démiurge du Timée, qui travaille mécaniquement la matière tout en contemplant l'idéal; en d'autres termes, on change la prétendue fin en cause efficiente et mécanique, on lui fait précéder chronologiquement ses effets, et on retombe dans le mécanisme même d'où on avait voulu sortir.

C'est précisément ce qui rend si inintelligible la liberté du spiritualisme traditionnel. Les spiritualistes se représentent d'abord une cause efficiente et neutre par elle-même, la volonté, puis des motifs ou idées qui semblent agir sur elle par impulsion, comme des moteurs étrangers. L'imagination fait tous les frais de cette conception inexacte et contradictoire, qui n'est qu'un machinisme de fantaisie: la finalité, ici, est du mécanisme à rebours. D'autre part, quand l'entendement discursif veut se représenter un mode d'action autre que l'impulsion mécanique, un mode plus conforme à la nature d'une cause qui, par hypothèse, serait première et métaphysique, il est toujours tenté de substituer à l'impulsion l'attraction, laquelle n'est elle-même qu'un aveu d'ignorance: il imagine alors une cause finale comme une beauté qui, du sein de son repos, meut les choses par son attrait. Cette conception d'Aristote qui semble d'abord plus compatible avec la spontanéité, n'est cependant encore qu'une représentation incomplète et métaphorique.

La vérité est que le fond impénétrable des choses est au-dessus de toutes ces combinaisons d'une pensée humaine. 263 Ce qui en nous paraît le plus s'en rapprocher, c'est la jouissance immédiate de l'existence et de l'action, dont le bonheur serait l'idéal achèvement. Il y a un point où nous sentons immédiatement notre existence, où la vie en s'exerçant jouit d'elle-même. Là il n'y a plus, semble-t-il, une simple impulsion mécanique exercée par l'extérieur: c'est un dedans et non un dehors, c'est le côté psychique, non mécanique. D'autre part, il n'y a pas là non plus une conception abstraite d'un bien à venir, d'une fin proprement dite: il y a possession concrète et sans intermédiaire d'une existence qui se sent précisément agir, il y a bonheur élémentaire. C'est quelque chose d'analogue, peut-être, à l'ενεργεια à l'εντελεχεια d'Aristote. La résistance à ce bien-être immédiatement inhérent à l'être et à la vie, voilà sans doute ce qui produit l'effort; quand l'effort est conscient de ses moyens de satisfaction et les conçoit d'avance, il devient tendance à une fin. L'effort intérieur, à son tour, se manifeste par le mouvement extérieur. Le mouvement ne serait ainsi que la surface de l'effort, qui lui-même ne serait que le bien-être élémentaire luttant pour se maintenir. Or, là où il y a être et bien-être immédiat, il doit y avoir quelque chose de ce que nous nommons affranchissement des obstacles, délivrance, activité en possession de soi, liberté. Le bien-être élémentaire peut être appelé une liberté élémentaire; le bonheur parfait serait parfaite liberté: il impliquerait une existence ou une activité vraiment absolue, ab soluta, c'est-à-dire ne rencontrant au dehors de soi rien qui pût lui faire obstacle.

Nous ne nous dissimulons pas le caractère hypothétique de ces spéculations sur le fond des choses. Sous ce rapport comme sous tous les autres, l'idée de liberté est essentiellement problématique, ainsi que celle de l'absolu avec laquelle elle vient toujours se confondre; mais elle n'en est pas moins le foyer idéal vers lequel semblent converger nos deux conceptions du mécanisme extérieur et du désir intérieur. Ces deux perspectives différentes tendent vers un même centre, qui serait le bien-être immédiat, non plus une série médiate de déplacements dans l'espace ou de moyens échelonnés dans le temps en vue d'une fin préconçue. Devant ces questions, le métaphysicien se trouve dans le même embarras que le physicien auquel on demande si le mouvement a lieu par choc au contact ou par action à distance: ces deux modes de communication du mouvement sont également incompréhensibles, et il est probable qu'ils sont également faux. De même, le métaphysicien n'a que deux manières de se 264 figurer l'action: tantôt il se la figure comme un mécanisme qu'on pousse en quelque sorte par derrière; alors toute activité devient extérieure et le fond universel est inerte,—mystère incompréhensible; tantôt il se figure l'action comme une recherche de fins ou un attrait, et alors toute activité redevient intérieure sans qu'on puisse concevoir d'action extérieure;—autre mystère, où s'est perdue la pensée de Leibnitz. Pourtant, l'homme croit entrevoir au plus profond de lui-même l'immédiat; est-ce illusion? La joie du moins n'est pas illusoire, et il semble bien que la joie, la jouissance, le bien-être suppose une possession actuelle, immédiate, de l'être par l'être, de l'action par l'action, de la vie par la vie, de la pensée par la pensée. C'est ainsi que le métaphysicien arrive à pressentir, par des conceptions éminemment problématiques, une sorte de liberté comme condition de toute félicité.

Si ce n'est point là la réalité actuelle, c'est du moins l'idéal que nous arrivons à nous proposer, à désirer, à réaliser progressivement par le désir même que nous en avons. Le terme du désir, n'est-ce pas en effet d'être affranchi du désir même, c'est-à-dire de l'effort, pour jouir librement de la félicité? Et d'autre part, n'avons-nous pas vu que le désir, qui se retrouve au fond de l'idée, tend à réaliser son objet en le concevant?

265

CHAPITRE TROISIÈME

RÔLE DE L'IDÉE ET DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS LA FORMATION DE LA CONNAISSANCE.—THÉORIE DE LA PROJECTION DU MOI

I. Les fonctions intellectuelles, au point de vue subjectif.—En tendant à l'universalité, elles tendent à satisfaire le désir de liberté.—Abstraction, généralisation, affirmation, induction et croyance.

II. Explication du passage à l'objectif, puis du passage à l'universel, par un développement du désir et du vouloir.—Projection du moi.

La tendance du désir à sa propre satisfaction, et à cette satisfaction totale de l'être qui supposerait la liberté, fait le fond de toute notre vie mentale. Cette tendance organise le déterminisme même en vue de la liberté. Suivons-la donc dans les diverses manifestations de la vie mentale: la connaissance, l'art, l'amour, enfin la moralité.

Nous allons d'abord montrer le rôle du désir de la liberté dans la formation de la connaissance.

I.—Penser, selon nous, n'est autre chose que sentir, désirer, vouloir, mouvoir, avec le sentiment de son action et des bornes qu'elle rencontre. Supposez un courant qui se sentirait et se verrait lui-même marcher, par une conscience permanente de son action ou par une sorte de transparence intérieure, et qui en même temps aurait la conscience de ses propres limites ou de ses propres rives, vous aurez l'image du désir devenu intelligence.

En se concentrant dans une direction déterminée, la force consciente renferme sa réaction dans des limites: l'abstraction n'est que la conscience de cette direction exclusive du désir.

Quant à la généralisation, la chose à laquelle elle correspond, par exemple la couleur en général, ne peut se représenter 266 comme objet et matériellement. Rien de moins général que le mot couleur, abstrait parmi les sons et extrait de leur nombre; rien aussi de moins général que l'image du bleu ou du blanc, extraite et abstraite parmi les autres; mais ce qui est général et relativement illimité, c'est moi qui abstrais, et j'ai d'autant mieux conscience de mon pouvoir indéfini que je réduis à une plus grande simplicité l'objet de ma représentation. Plus je vide cet objet et le dépouille, plus j'ajoute à la plénitude de mon pouvoir intellectuel. Quoi de plus vide en soi que le mot couleur? C'est le son cou et le son leur, voilà tout. J'applique ce mot à l'image du blanc, du bleu, du rouge: que lui importe? il n'est que ce que je le fais, et je le fais mobile, changeant, passif; je le traiterai à merci sans qu'il résiste, et ma puissance gagnera tout ce que je lui aurai enlevé. Avec son aide je passerai aisément d'une couleur à l'autre, d'autant plus léger que mon bagage sera moins lourd. Il n'en serait pas de même si je voulais appliquer l'image du bleu à celle du rouge: la première, ayant encore trop de choses qui lui appartiennent en propre, me résisterait comme par une force opposée à la mienne. Aussi je tâche de ne retenir des sensations et des images que ce qui est strictement nécessaire pour empêcher ma pensée d'être complètement subjective; je les dépouille le plus possible, je les appauvris, je les efface: en les diminuant, je diminue l'action de l'extérieur sur moi ou ma passivité au profit de mon activité, et plus je me débarrasse ainsi des entraves, plus le champ est libre pour ma pensée. La généralité que je crois voir alors dans l'objet est simplement la liberté intellectuelle que je me suis donnée à moi-même. Un boulet de mille kilogrammes, auquel je suis attaché par une chaîne, exclut toute généralité en me retenant à un point fixe; un boulet de vingt kilogrammes est en quelque sorte plus général, parce que je puis le traîner avec moi en divers lieux, non sans effort; un boulet d'un kilogramme est bien plus général encore, et plus encore celui de quelques centigrammes. A vrai dire, ce n'est pas le poids que je traîne qui est général, c'est ma puissance de me mouvoir; le poids est au contraire une limite à l'extension de cette puissance. Voilà pourquoi je m'allège autant qu'il est possible, changeant les sensations en images, les images en mots, les mots en chiffres ou en lettres; je ne retiens que la quantité de contre-poids nécessaire pour maintenir en équilibre ma pensée.

L'élan par lequel je tends à persévérer dans une direction quelconque, à maintenir et à continuer mon action intelligente diffère-t-il de ce qu'on appelle l'affirmation? Dès que j'agis 267 avec le sentiment ou la conscience de mon acte et des modifications qu'il subit, on peut dire déjà que j'affirme; car mon action, en même temps qu'elle est faite et sentie, est pour moi affirmée. Nous ne franchissons pas encore le subjectif: à ce point de vue, affirmer et agir avec la conscience de son acte sont même chose.

En fait, toute action passe aux organes et devient mouvement; les limites apparaissent alors avec la résistance, dans le sentiment complexe de l'effort. Moins mon expérience est grande, c'est-à-dire moins j'ai senti d'obstacles, et plus j'ai le sentiment de ma primitive énergie, de mon réservoir de force. Aussi ma volonté va-t-elle de l'avant avec audace et presque toujours trop vite; elle anticipe, elle induit, elle croit, en se fondant sur le sentiment de sa propre activité et de sa vitesse acquise. C'est ce qui fait que l'enfant et le jeune homme croient en eux-mêmes et, d'une manière dérivée, croient dans la persistance des autres choses encore peu nombreuses qu'ils connaissent.

Les logiciens attribuent d'ordinaire la force de l'induction à la multiplicité des expériences; mais il faut ici distinguer le point de vue objectif du point de vue subjectif. Autre chose est l'énergie subjective de l'acte par lequel nous induisons, autre chose la valeur objective de cet acte ou sa conformité avec les objets extérieurs; nous n'en sommes encore qu'au premier point de vue, et alors la force de notre élan dans l'induction ou dans l'affirmation n'est nullement proportionnelle au nombre des expériences. Une seule expérience suffit pour me faire induire. Je me vois capable alors de continuer ma volonté et je me crois capable d'en continuer l'exécution, parce que je ne suppose encore aucun changement dans les causes qui concourent à cette exécution. La volonté et le désir ressemblent à la force d'un courant, la croyance inductive ressemble à sa vitesse. L'une engendre l'autre: croire, au fond, c'est sentir sa puissance de vouloir et son désir d'agir, c'est en faire à la fois l'exertion et l'assertion, c'est avoir la conscience d'une certaine activité intérieure qui ne se manque pas à elle-même et se traduit par le mouvement. Aussi la croyance accompagne l'action et peut précéder en ce sens l'expérience extérieure. Quant à la répétition des expériences, elle fortifie et surtout justifie la croyance en un cours particulier de choses, en une certaine résultante de mouvements; elle nous instruit sur les limites extérieures de notre volonté et nous en trace pour ainsi dire le dessin. L'expérience détermine et endigue le courant du vouloir primitif, qui ne demandait qu'à s'épandre indéfiniment 268 et qui garde la conscience permanente de son effort.

Quand notre volonté ne rencontrd aucune raison de douter, en d'autres termes quand elle se meut dans une voie sans rencontrer d'obstacle, cette faculté d'exercer sans échec sa puissance répond à ce que Descartes nomme l'évidence, qu'il n'a point définie suffisamment. L'évidence, après tout, se réduit pour nous à notre énergie ou conviction intérieure. «Je suis certain de telle chose,» ou «telle chose est évidente,» équivaut à dire: «Je veux et me meus librement dans cette direction, je marche dans une voie entièrement libre.» Traduire en paroles ses pensées et convictions, c'est simplement traduire ses actions et ses mouvements; et il semble que toutes nos démonstrations finissent par se réduire à celle de Diogène, qui affirmait le mouvement en marchant. Les choses évidentes sont les voies dans lesquelles je n'ai jamais trouvé d'obstacle; quand j'ajoute que je n'en trouverai jamais dans l'avenir, je n'affirme point une chose que je sais (mot qui conviendrait seulement à une immédiate et parfaite conscience), mais j'affirme une chose que je crois et induis, c'est-à-dire un mouvement que je continue, une direction dans laquelle je persévère. Le savoir a un fond pratique dont il est la formule. Ce fond pratique n'est pas le libre arbitre, la volonté indifférente qui choisirait entre des affirmations contraires; mais il est le désir, l'action, le vouloir tel que nous l'avons défini plus haut, comme tendance radicale à dépasser toutes bornes.

Quand nous prononçons un jugement sur des choses qui ne dépendent pas de nous, plus sera grande dans leur réalisation la part des antécédents extérieurs, plus nous serons exposés aux échecs et aux erreurs de toutes sortes. Une proposition certaine est donc celle qui porte sur des choses que nous pouvons réaliser; or les choses que nous pouvons réaliser sont celles qui dépendent le plus de nous, ou même exclusivement de nous, par conséquent les choses les plus dépendantes de notre volonté. «Je désire, je veux» est la chose la plus certaine, parce qu'elle exprime simplement ma volonté même, mon désir dominant et sa direction intérieure. «Le soleil est chaud,» exprimera une chose certaine, s'il dépend de moi de me mettre en présence du soleil par une série de mouvements et de déterminer occasionnellement la sensation de chaleur; mais, comme ici tout n'est pas déterminé par mon désir, la part de l'incertitude se montre: il faut que l'action et les mouvements du soleil achèvent mon action et mes mouvements 269 propres, il faut que le soleil d'hier reparaisse demain, il faut que j'y croie préalablement avant de dire «le soleil est chaud». Si tout pouvait dépendre de moi, je tiendrais pour ainsi dire à ma disposition la vérité des choses avec leur réalité; mais les jugements que je porte sur l'extérieur sont toujours conditionnels au point de vue objectif, parce qu'ils n'ont pas leur condition unique dans ma subjectivité. Néanmoins il dépend de moi, en augmentant la part de mon action propre, d'augmenter aussi ma certitude; plus j'agis et me meus, plus je sais, et Aristote avait raison de dire: «Savoir, c'est faire.» On peut dire encore:—Savoir de science absolue, ce serait être idéalement libre; car je n'aurais le droit d'affirmer absolument que ce qui dépendrait absolument de ma liberté. Là se trouverait le seul véritable à priori, puisque la liberté serait antérieure à ses actes et ne dépendrait que d'elle-même. C'est là un type pour nous irréalisable, et pourtant, ainsi entendue, l'idéale liberté est au bout du déterminisme même, qui est le propre domaine de la science.

II.—Maintenant, comment passons-nous à l'objectif, à l'affirmation d'autres êtres, d'autres causes, et même de l'universelle existence, des causes? Ce passage, objet de tant de controverses, a lieu, selon nous, en vertu d'un déploiement du désir et de l'activité volontaire, où se retrouve la tendance à la liberté, et à l'indépendance. La volonté, en s'exerçant, a conscience de choses voulues par elle ou, si l'on préfère, désirées par elle, et d'autres choses qu'elle n'a pas voulues ou désirées. Si, par exemple, j'éprouve une douleur, ma volonté a conscience d'une limite à son développement, et d'une limite qu'elle n'a pas voulue. Voici donc, sur la première partie de la ligne que ma volonté suit, des modifications avec la volonté, ou actions; sur la seconde, des modifications sans la volonté, ou passions, et même des passions douloureuses. L'exécution n'est point adéquate à la volition et au désir: ce qui avait été voulu se trouve en fait empêché et limité. Mais la volonté ne s'arrêtera pas à la limite que rencontre ainsi son exécution; elle la franchira par une loi de conservation analogue à celle de la vitesse acquise, et cette loi prend ici la forme d'un élan spontané. Par là la volonté se projettera elle-même en quelque sorte sur les modifications autres que ce qu'elle avait voulu ou désiré. Il en résulte une sorte de système à quatre termes, ainsi conçus: d'un côté une volonté restant la même et produisant toujours les mêmes modifications agréables, désirées par elles; de l'autre côté 270 la même volonté se prolongeant avec d'autres modifications désagréables:

PREMIER MOMENT

Même vouloir où même désir.
|
Mêmes modifications, agréables.

DEUXIÈME MOMENT

Même vouloir.
|
Autres modifications, désagréables.

La volonté ne s'arrêtera pas à ce système comme s'il était suffisant et satisfaisant. En effet, c'est une loi du désir, comme de toute force, de tendre naturellement à maintenir son identité et sa direction. Or, dans ce système, il y a une sorte de contradiction: la même volonté consciente, après avoir coexisté avec les mêmes modifications, voit, tout en restant la même, se produire d'autres modifications; ce qui lui donne la conscience du même et de l'autre. En fait, le contraste de ces modifications,—plaisir d'abord, puis douleur,—est complet; et je ne vois pas l'antécédent de ce changement dans ma volonté demeurée la même. Ma volonté sentante et mouvante, qui tend, comme toute force, à se rétablir avec la moindre altération possible, continue alors à se concevoir: dans l'échec que lui fait subir l'obstacle, elle le franchit en se plaçant derrière l'obstacle même par la pensée et par l'association des idées. Seulement, elle est obligée de changer en quelque sorte le signe positif en signe négatif, le signe moi en signe non-moi, l'identité en différence. Elle était d'ailleurs en possession préalable de ces signes, car, avant même de s'objectiver, elle avait acquis déjà le sentiment de la différence dans la différence de ses modifications: il lui suffit maintenant de combiner les notions de différence, de modification et de volonté pour concevoir, derrière les modifications différentes, une volonté différente. L'enfant ne tarde pas à projeter ainsi un autre moi derrière les modifications qui lui sont contraires, à construire en se dédoublant d'autres volontés opposées à la sienne; il prolonge le vouloir au delà du pouvoir et ramène le passif à l'actif. C'est le seul moyen de rétablir l'harmonie dans le système dont nous avons donné le tableau. Ce système devient alors le suivant:

271

PREMIER MOMENT

Même volonté ou même désir.
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Mêmes modifications.

DEUXIÈME MOMENT

Même volonté.
|
Autres modifications (ce qui produit dans la conscience la distinction du même et de l'autre).

SOLUTION ET TROISIÈME MOMENT

Autres modifications.
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Autre volonté.

Ce troisième moment est l'application de la distinction du même et de l'autre, et le rétablissement de la volonté sentante et motrice avec la moindre altération possible. Ainsi s'opère le dédoublement qui permet à la volonté de se maintenir d'accord avec soi tout en s'opposant à soi; de sorte que, par un phénomène singulier d'optique intérieure, la volonté consciente ne se divise que pour maintenir son unité; elle ne conçoit une volonté autre que pour pouvoir le plus possible se concevoir la même. Telle est, semble-t-il, exprimée en formules nécessairement abstraites, la construction psychologique de l'objectivité au sein même du subjectif; et c'est, à notre avis, le seul mode d'objectivité qui soit possible, puisqu'en fait nous ne pouvons réellement sortir de nous-mêmes et de notre conscience. Encore une fois, quand ma volonté en exertion motrice vient se heurter à un obstacle, outre qu'elle tend à le surmonter réellement, elle tend encore à le surmonter idéalement, en se prolongeant par la pensée au delà des bornes où expire son action effective; le vide que le désir trouvait à la limite de son action réelle, il le comble avec une volonté idéale qu'il s'oppose et qui pourtant, en dernière analyse, est encore lui-même multiplié par soi. Car, après tout, quand moi je vous conçois, je suis obligé de vous construire, et de vous construire avec moi-même: vous me donnez ou m'imposez certaines modifications et sensations que je ressens, je vous prête mon moi en vous créant pour ainsi dire à mon image et à ma ressemblance[146].

272 D'après ce qui précède, la conception d'un autre moi, d'une autre existence, d'une autre volonté, comme celle que l'enfant place dans sa mère ou dans son père et jusque dans l'objet matériel qui lui a fait mal, semble être une simple thèse, la plus élémentaire de toutes. La volonté et le désir,—comme la nature, dont le désir ou quelque chose d'analogue semble aussi faire le fond,—«agit par les voies les plus simples,» c'est-à-dire les plus faciles, les plus agréables et, en ce sens, les plus indépendantes et les plus libres.

—Mais, dira-t-on, je n'ai encore en face de moi qu'une seconde volonté (pouvoir de sensibilité et de motricité), une seconde cause, et à l'état d'hypothèse. Comment en venir à concevoir une infinité de causes, de mouvements et même de sensations plus ou moins affaiblies dans ce «non-moi» qui, au premier abord, est un?—Il faut pour cela se placer soi-même dans chaque être, et, s'y étant placé, répéter de quelque manière en lui et pour lui l'acte de «discrimination» que nous avons accompli pour nous-mêmes. Non seulement notre volonté, en se concevant double, suit la loi de la moindre action, mais encore elle fait suivre cette loi à la volonté extérieure, à la force extérieure qu'elle suppose et se représente: elle la fait se diviser à l'infini. Je répète la même hypothèse d'une volonté autre que la mienne, d'une tendance différente de la mienne, toutes les fois que ma volonté subit une modification passive et reçoit le mouvement au lieu de le transmettre: il y a en moi une certaine sensation quand je transmets le mouvement et une sensation différente quand je le reçois; j'accole la première à la seconde. Ainsi j'acquiers la notion d'une pluralité de causes et de forces motrices. Les objets extérieurs servent simplement de miroir et, par un jeu de réflexion, en arrêtant ma volonté m'en renvoient l'image, qui ensuite se multiplie à l'infini dans une perspective sans fond.

Après avoir conçu une pluralité de causes et d'existences, je n'ai donc qu'à continuer le mouvement commencé pour en concevoir une infinité. Nous avons déjà vu comment nous généralisons et induisons, c'est-à-dire comment nous élevons d'une certaine manière les choses à l'infini. Objectiver, c'est supposer une autre volonté; quand j'ai accompli une fois et mille fois cet acte, j'ai conscience d'une tendance identique à l'accomplir encore. En objectivant cette tendance, cette puissance indéfinie qui est en moi et qui demeure indépendante, je suppose une possibilité indéfinie de causes ou de volontés et j'arrive, par l'abstraction des limites, à une supposition 273 universelle, à une totalité de causes pour la totalité des effets.—Ce n'est toujours, direz-vous, qu'une hypothèse.—Je l'accorde; le principe de causalité métaphysique (qu'on pourrait aussi bien appeler causalité psychique, pour le distinguer du principe des conditions ou lois scientifiques), n'est réellement que la première et la plus élémentaire, par cela même aussi la plus générale des hypothèses, qui permet à notre volonté de se maintenir le plus intacte, en concevant un monde de volontés et de forces. C'est même mieux qu'une hypothèse intellectuelle: c'est une thèse sans raisonnement, une position naturelle; ou plutôt c'est une marche naturelle, une continuation d'action qui se ramène à une continuation de désir. En définitive, avez-vous vraiment conscience de l'universalité des causes efficientes, de manière à admettre cette universalité par une nécessité immédiate? Non; vous posez idéalement d'autres volontés, et vous partez de là pour marcher en tous sens; votre succès vous fait alors croire à une action du dehors, quoiqu'il vienne d'un élan intérieur et d'une réaction du dedans. C'est le désir d'indépendance et d'indétermination qui nous fait précisément déterminer toutes choses par la pensée, dans la mesure compatible avec le maximum d'indépendance et le minimum d'effort.

Les disciples de Victor Cousin nous objecteront que l'universel ne saurait procéder de notre causalité particulière, de notre moi, de notre volonté individuelle.—Pourtant il faut bien que nous portions en nous de quelque manière ce qu'on nomme l'universel; il faut que nous trouvions ainsi en nous le pouvoir de nous dépasser. Pour Victor Cousin, ce pouvoir était une faculté particulière, la raison, mais une faculté n'explique rien; même dans la doctrine de Cousin, nous ne pouvons pas avoir deux «âmes,» et il faut bien qu'en définitive volonté et raison s'identifient dans la conscience. La «raison,» sans la sensation et la volonté, est une pure abstraction, comme l'objet même qu'on lui donne, qui serait je ne sais quel infini indéterminé; la raison n'est vivante et concrète que dans le vouloir et le désir. Quant aux idées d'individualité et d'universalité, elles semblent toutes relatives: la conscience proprement dite les domine. Là je vois ce qu'il y a de plus individuel, puisque ma volonté est moi-même; mais là aussi je trouve la source de l'universel, parce que ma volonté tend précisément à franchir toute borne et à réaliser un mouvement perpétuel: elle est une marche perpétuelle en avant, une induction perpétuelle. Ce que j'appelle moi, qu'il soit réel ou formel, n'est-ce pas une force emmagasinée qui paraît ne 274 se faire jamais défaut à elle-même et dépasse toujours ses manifestations présentes dans le temps ou dans l'espace? Qui dit force et puissance motrice, nous l'avons vu, dit quelque chose de virtuellement général, non d'une généralité abstraite, mais en ce sens que ce qui est agissant et mouvant aspire à dépasser ses bornes. Cette puissance de vouloir et de mouvoir, les physiciens pourront la comparer à l'expansion indéfinie des gaz, qui tend à franchir toute sphère limitée. Outre la perception présente, comme le disait Leibnitz, nous avons encore une tendance à passer d'une perception aux autres, et cette tendance est l'appétition. Physiologiquement, nous ne pouvons pas ne point restituer le mouvement reçu, au moyen du mouvement par nous transmis. Nos opérations intellectuelles, principalement la généralisation et l'induction, nous les avons vues s'expliquer par cette réaction que le sensualisme a eu le tort de ne pas assez étudier; or, ce pouvoir de réagir, une fois admis, paraît suffire pour expliquer tout ensemble la volonté et la «raison.» L'objet conçu par la conscience et l'objet conçu par ce qu'on nomme la raison ne différent pas en espèce, mais en degré: dans les deux cas, en effet, il s'agit d'une puissance que nous concevons comme plus ou moins indépendante par rapport à son milieu. Ce qu'on appelle perfection ou infinité n'est qu'une puissance supposée sans obstacle. «Perfection de l'intelligence» signifie «puissance absolue de penser»; et «absolu» veut dire «indépendant des obstacles» ou, en définitive, «libre». De même pour les autres perfections. Toutes les fois que nous croyons (illusion ou réalité) avoir conscience d'un vouloir libre et jouissant de son objet, nous avons le sentiment d'une perfection en nous, de quelque chose de complet, d'achevé en son genre; nous n'avons besoin que de généraliser, de multiplier pour ainsi dire la notion par elle-même, pour imaginer une perfection idéale, parfaitement parfaite en tout genre, qui nous paraît alors supposer une liberté infiniment libre: c'est simplement notre idée de liberté se multipliant et s'élevant à une nouvelle puissance.

On a vu tout à l'heure comment notre volonté s'objective, conséquemment se double et se multiplie, par le pouvoir qu'elle a de franchir ses bornes actuelles; la même tendance en avant lui permet de s'objectiver sous une forme absolue et de concevoir, en abstrayant tout obstacle, une activité dégagée de passivité, un vouloir adéquat à ce qu'il produit, un désir immédiatement satisfait et jouissant de son objet. La «personne-Dieu,» comme les autres personnes, est ainsi une projection 275 de notre propre personnalité; mais, tandis que notre construction des autres personnes humaines est vérifiée par l'expérience, vérifiée par leur réponse même à notre action, la personne-Dieu demeure une construction idéale, sans vérification possible. C'est lui-même, en sa pureté, que le moi conçoit en concevant l'absolu; ce n'est sans doute pas lui-même dans son état présent, mais dans sa tendance et dans ce qu'il veut être; car nous sommes essentiellement, semble-t-il, désir tendant à la complète satisfaction, volonté tendant à la complète liberté, et non seulement au bonheur personnel, mais encore au bonheur universel.


En résumé, ce que nous avons de plus intime, je veux dire la conscience, est aussi ce qui nous permet de pénétrer dans l'extérieur. C'est de ce centre que nous pouvons rayonner; c'est par ce qu'il a de plus essentiel que le sujet qui veut et désire peut s'objectiver; c'est par ce qu'il a de plus personnel qu'il peut pénétrer dans l'impersonnel ou l'admettre en lui-même. Cette pénétrabilité de ce qui nous est le plus propre et de ce qui semble sous un autre rapport le plus impénétrable, est le fait dernier que ne peut guère analyser la pensée logique. A ce point semble s'évanouir cette apparence d'individualité fermée qui semblait d'abord essentielle à la conscience et qui en réalité ne lui est pas essentielle, puisqu'en fait nous concevons autrui, nous concevons même l'univers. Le «monisme» fondamental se laisse entrevoir au fond de la volonté consciente; le principe de la causalité universelle, en son sens métaphysique, n'en est que la formule abstraite, et l'idée de cause par excellence est identique à celle de liberté. Cette idée est ce qu'on peut appeler avec Kant l'idéal problématique de la raison; mais si un tel idéal est problématique en lui-même, dans son existence transcendante, il a du moins une première réalisation dans notre pensée et dans notre désir.

276

CHAPITRE QUATRIÈME

RÔLE DE L'IDÉE ET DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS LE SENTIMENT DU BEAU

I. Le sentiment du beau. Caractère désintéressé du jugement et du sentiment esthétiques.

II. Apparence de la liberté dans la beauté même.—Théories de Plotin et de Kant.

III. La grâce comme symbole de la liberté.—Insuffisance du point de vue esthétique pour établir la réalité de la liberté.

I.—Le jugement et le sentiment esthétiques semblent essentiellement désintéressés, et Kant a même cru pouvoir dire qu'en ce sens ils sont libres. N'entendons pas par là une liberté d'indifférence et d'indétermination, qui serait incompatible avec la réelle détermination de notre esprit en face du beau; le sentiment esthétique n'est libre qu'en ce sens qu'il paraît indépendant de toute contrainte mécanique et de tout intérêt sensible; en cela il ressemble au sentiment moral. Quand une chose affecte agréablement mes sens, elle ne me laisse pas désintéressé: elle excite nécessairement en moi un effort pour la posséder ou posséder des objets de même nature, pour continuer ou renouveler mon plaisir: de là naît l'appétit, ce mouvement de notre sensibilité qui nous porte vers l'agréable. Il n'en est pas ainsi, selon Kant, devant la beauté: en sa présence, je tends à me délivrer de tout appétit, de toute contrainte sensible. Je tends aussi à être libre de tout calcul d'utilité personnelle et même d'utilité générale: en jugeant cette seconde sorte d'utilité, j'attacherais encore un intérêt à l'existence matérielle de l'objet, ma volonté, serait encore «liée» dans ses sentiments et dans ses jugements, et ceux-ci envelopperaient, avec cette finalité, une certaine nécessité. Enfin, d'après Kant, en présence du beau, la volonté semble se dégager non seulement de la nécessité mécanique et téléologique, mais même de cette 277 nécessité morale qu'on se fait à soi-même en se liant au bien par une finalité volontaire. Le sentiment esthétique est le seul où la volonté se maintienne, comme en une région intermédiaire, libre des nécessités matérielles sans s'être encore liée par des nécessités morales. Voilà pourquoi, selon Kant et Schiller,—dont Spencer a reproduit la pensée,—le plaisir du beau serait une sorte de jeu supérieur: on agit pour agir, on pense pour penser, on sent pour sentir, on se meut pour se mouvoir; en un mot, on exerce ses facultés sans autre but que d'en sentir le jeu facile, le développement harmonieux, la vie débordante et sans obstacles, l'exercice en pleine liberté.

Dans cette théorie, Kant et Schiller ont certainement exagéré le caractère contemplatif et, en quelque sorte, platonique de notre amour pour le beau. Le sentiment esthétique a pour caractère d'intéresser notre être tout entier, les sens et l'intelligence aussi bien que la volonté, en un mot toutes les fonctions de la vie. On peut cependant accorder à Kant que le sentiment du beau, au milieu même du plaisir sensible, est un commencement de désintéressement intellectuel et volontaire, une sorte de libération par rapport aux besoins et aux désirs inférieurs. C'est ce qui fait la moralité de ce sentiment, quoique en lui-même il n'ait pas pour objet quelque chose de moral.

II.—Pour produire en nous ce sentiment complexe, qui est une des formes de la félicité, la beauté même doit avoir en elle quelque image de ces trois choses en dehors desquelles la pensée ne peut rien concevoir: la nécessité mécanique, la finalité, la liberté idéale. Selon l'école platonicienne et surtout Plotin, la beauté offre d'abord une matière, c'est-à-dire une diversité soumise aux lois de la nécessité mécanique, puis une forme qui domine la matière et l'organise, comme la vie organise le corps qu'elle anime. Aussi, dans toute beauté sensible, l'être vivant, sentant et conscient, reconnaît quelque chose d'intime et de sympathique à sa propre nature: il semble qu'il se retrouve dans les objets extérieurs et prenne par là conscience de tout ce qu'il contenait. Les harmonies que font les voix, dit Plotin, donnent à l'intelligence le sentiment des harmonies qui sont en elle: lorsqu'elle entend ces harmonies au dehors, la beauté du dedans lui devient plus sensible. «Quand les sens aperçoivent dans un objet la forme qui enchaîne, unit et maîtrise une substance sans forme et par conséquent d'une nature contraire à la 278 sienne, alors l'esprit, réunissant ces éléments simples, les rapproche, les compare à la forme indivisible qu'il porte en lui-même, et prononce leur accord, leur affinité, leur sympathie avec ce type intérieur[147].»—Kant admet également que la beauté, outre sa matière, suppose une forme contemplée par nous; de plus, pour être vraiment et objectivement belle, il faut que cette forme paraisse indépendante de celui qui juge ou des autres individus. Il faut en outre qu'elle soit considérée indépendamment: 1o de toute la causalité mécanique qui sert à la produire; 2o de tout rapport avec une fin extérieure ou intérieure. En effet, la causalité mécanique est nécessité; or la beauté vraie, la beauté vivante disparaît pour nous quand nous ne voyons plus dans un objet qu'une machine mue par des ressorts, qui pourrait être démontée sous nos yeux. Quant à la finalité extérieure ou utilité, elle imprime encore à l'objet un caractère de nécessité. La finalité intérieure elle-même, ou la perfection, a encore quelque chose de nécessaire: pour juger de la perfection d'une chose, il faut que j'aie préalablement l'idée de ce que doit être cette chose, et que je compare ensuite ce qu'elle est avec ce qu'elle doit être, sa «réalité sensible» avec sa «nécessité intelligible.» Par exemple, sachant ce que doit être un octogone, je déclare parfaite géométriquement toute figure qui, dans son ordre intérieur, me paraît remplir les conditions exigées par la définition même; au contraire, selon Kant, dans la forme que je juge belle il y a bien une concordance des parties entre elles et avec le tout, mais cette concordance ne semble pas avoir été déterminée par la conception raisonnée et abstraite de la chose même: elle n'offre pas un caractère réfléchi et intentionnel, mais un caractère en apparence spontané et inspiré. Aussi, quoique la forme de la finalité se trouve dans l'objet beau et que tout y semble à la réflexion organisé en vue d'une fin, cette fin, néanmoins, ne semble pas avoir été conçue abstraitement, pour être ensuite réalisée: elle semble avoir été atteinte par une spontanéité de la nature et, dans les œuvres d'art, par une vive inspiration, où Schelling voit la synthèse de la volonté aveugle et de la volonté réfléchie. La beauté «pure»,—la seule proprement belle et sans mélange d'éléments étrangers,—ne paraissant soumise à aucune condition «mécanique» ou «téléologique,» exprime donc quelque chose qui semble échapper tout ensemble à la nécessité physique et à la nécessité 279 finale: voilà pourquoi Kant l'appelle la beauté libre. Toute beauté qui, au contraire, dépend de certaines conditions imposées d'avance, soit par la nature physique ou logique, soit par la destination finale de la chose en qui elle réside, est une beauté liée et comme attachée à autre chose qu'elle-même.

Dans cette théorie, Kant a sans doute exagéré le caractère «libre» de la beauté, en voulant l'élever trop complètement au-dessus de toute finalité, comme il a élevé le sentiment du beau au-dessus de tout désir. Le beau n'est réellement séparé ni de l'agréable ni du bon. Dans son esthétique comme dans sa morale, Kant est trop formaliste; ce qui fait le fond de la vraie beauté, c'est la vie, et la vie n'est pas une pure forme où se jouerait l'intelligence: elle est avant tout sensibilité et volonté. Ce n'est pas à dire qu'il n'y ait point dans la beauté véritable une certaine apparence de liberté; mais, pour bien comprendre en quoi cette liberté consiste, il faut considérer l'élément le plus caractéristique du beau, qui, selon nous, est la grâce.

III.—Au point de vue mécanique, la grâce suppose le mouvement facilement accompli et facilement perçu, les lignes flexibles, continues, arrondies, sans secousse et sans rudesse, la plus grande exertion de force avec le moins de perte et de dépense possible. Au point de vue physiologique, elle exclut tout ce qui sent l'effort, le labeur de la réflexion, la sujétion de la volonté; elle exige l'aisance naturelle, le plus grand effet avec les moindres moyens, en un mot, l'inspiration en apparence spontanée qui trouve sans chercher. La grâce est la surabondance d'une activité qui a plus qu'il ne lui est nécessaire pour réaliser un mouvement ou pour atteindre une fin, et qui semble vouloir se répandre au delà de toutes limites. Il y a par cela même dans la grâce une image de l'infini et de l'absolu, et c'est ce qui fait qu'on la nomme «divine.» Au point de vue moral, la liberté étant le principe de la libéralité, la grâce est un don, et un don désintéressé: le gracieux est gratuit. Enfin la gratuité, la surabondance et la fécondité créatrice étant le propre de l'amour, la grâce est aimante ou paraît aimer, selon la pensée de Schelling; et c'est là ce qui la rend aimable[148]. Kant disait que la beauté est la représentation symbolique de la moralité; on peut dire plus particulièrement de la grâce qu'elle est, au point de vue moral, le symbole de la bonté aimante.

280 La grâce, que les anciens appelaient χαρις et qu'ils ne séparaient point de l'amour, est ce qui, au sein même d'un mécanisme réellement nécessaire et d'un organisme où les parties dépendent réellement du tout, exprime et fait entrevoir, comme dans un songe, un principe affranchi de toute nécessité matérielle ou formelle: la grâce est, selon nous, l'expression esthétique de l'idéale liberté.

Nous retrouvons ainsi, avec l'école platonicienne, le bien dans le beau: «le bien donne aux choses aimées les grâces, et à ce qui les aime les amours». Ce n'est pas par elle seule que la forme belle a le pouvoir d'exciter l'amour: tandis que le regard de l'intelligence embrasse cette forme, la volonté en franchit les limites et place derrière la forme, comme le fond dont elle dérive, une volonté vivante, qui aspire à agir, à s'épanouir, à aimer.

La beauté et surtout la grâce, «plus belle encore que la beauté», nous invite donc déjà à concevoir un principe d'action et de détermination spontanée qui serait supérieur aux fatalités mécaniques; elle est l'intermédiaire entre le monde matériel et le monde moral. Elle paraît figurer la liberté idéale de la volonté au moment où celle-ci jouirait d'elle-même, avant de s'imposer une loi et une règle nécessaire, une limite et un sacrifice: par cela même la beauté est une expression de la «vie heureuse», de la félicité. Lorsque plus tard, par un dernier effort, la liberté semble s'être élevée au-dessus de toute limite et de tout sacrifice, dans la plénitude et l'infinité de l'amour d'autrui, elle réunit en soi la sublimité morale et la grâce morale. S'il y a grâce et beauté dans l'expansion spontanée de l'innocence, il y a grâce et sublimité dans le désintéressement sans effort de la charité.


Le déterminisme scientifique et mécanique, en détruisant l'illusion de la liberté, tend à détruire le charme moral du beau et enlève à la beauté de son prix. Cependant, une fois complété par l'idée de liberté et par le désir qu'elle excite, le déterminisme moral peut suffire à la rigueur dans le domaine de l'esthétique. Si l'art, qui est surtout de nature contemplative, nous fait pressentir une lointaine liberté dont la grâce est comme un rayon, il ne saurait la montrer dans son foyer même, ni fournir une raison suffisante pour nous faire affirmer son existence.

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CHAPITRE CINQUIÈME

L'IDÉE ET LE DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS L'AMOUR D'AUTRUI

I. Idéal de l'amour.—1o Le sujet aimant nous apparaît comme devant être doué de volonté et même de volonté libre. 2o L'objet aimé nous apparaît comme devant être doué de volonté libre. Conclusion: l'amour idéal serait une union de libertés.

II. Réalité de l'amour.—L'amour réel, en nous, est d'abord un amour nécessaire; mais nous concevons et désirons un amour libre, et nous agissons sous cette idée, dont la réalisation absolue demeure invérifiable. Nécessité de passer au point de vue moral.

Il est quelque chose de moins contemplatif que l'art, c'est l'amour d'autrui, quelle que soit la forme qu'il prenne. Élevons-nous donc à ce nouveau point de vue. Illusoire ou vraie, l'idée de liberté fait-elle le fond de ce que nous nous représentons comme un amour désintéressé?

I.—L'amour réel est d'abord un amour nécessaire. Il est l'harmonie des sensibilités, la «sympathie» dont parle l'école anglaise. Dans cette sorte de contre-coup que les joies ou les peines d'autrui trouvent en nous-mêmes, la part de la passivité et de la fatalité est dominante; aussi la sympathie, sous son air de désintéressement, cache-t-elle encore une sorte d'intérêt élargi. Deux cours qui battent malgré eux d'un même battement sympathisent, ils n'aiment pas encore. Cependant, comme le plaisir ou la douleur résultent d'un vouloir satisfait ou contrarié, l'union des sensibilités semble annoncer déjà une union générale et naturelle des volontés. Supprimez ce commencement de volonté ou d'activité dans le plaisir même, et vous réduirez la sympathie à un accord de sensations brutes.

L'harmonie des intelligences est la préparation de l'amour, 282 elle n'est pas encore l'amour même; mais déjà l'union des désirs et des volontés y est plus évidente. Penser en commun la vérité, c'est la vouloir en commun, c'est aimer un même objet qui sera entre les volontés un trait d'union.

Ce qui constitue essentiellement l'amour, c'est l'union des volontés; non pas seulement leur union avec un objet conçu et poursuivi en commun, mais leur union entre elles, qui fait qu'elles se veulent mutuellement. Aimer quelqu'un, c'est le vouloir, lui, et non autre chose.

Maintenant, jusqu'à quel point cette idée de l'amour est-elle compatible avec la notion de fatalité? Pour répondre à cette question, examinons successivement le sujet et l'objet de l'amour.

En premier lieu, les écoles fatalistes ne peuvent concevoir, semble-t-il, que cette image incomplète de l'amour qu'Auguste Comte nommait l'altruisme. L'égoïsme est une inclination fatale vers le moi comme centre, l'altruisme est une inclination fatale vers autrui comme centre; mais l'altruisme, au fond et absolument, n'est pas plus désintéressé que l'égoïsme, auquel l'école anglaise le ramène. Qu'importe qu'un mouvement soit un mouvement d'expansion ou de concentration, s'il exprime toujours la nécessité d'un désir cherchant à se satisfaire? Deux corps qui s'attirent ne s'aiment pas plus que deux corps qui se repoussent. C'est pour cela que nous ne pouvons confondre l'amour avec le besoin. Si je n'aime que par besoin et que ce dont j'ai besoin, je n'aime que moi-même; mon prétendu amour est égoïsme, mon désintéressement est intérêt. Pour que je vous aime, vous, et non pas moi, il faut que je n'aie pas absolument besoin de vous, que je ne sois pas poussé fatalement vers vous par un intérêt comme celui que je prends à ma nourriture et à ma santé. Quel gré pourriez-vous me savoir pour cette affection prétendue? Aurais-je le droit de dire que je suis un être aimant, que je vous aime, que je vous donne mon affection? Le don qu'arrache la nécessité est un don qu'on se fait à soi-même; et s'il en était toujours ainsi; loin d'être aimants, nous ne pourrions jamais aimer. Si l'amour vrai existe, il ne peut commencer qu'avec le consentement de la volonté et là où cesse la fatalité du besoin; il doit se montrer avec la liberté d'une nature qui donne parce qu'elle est riche, et non parce qu'elle est pauvre. Si le désir est «fils de la Pauvreté et de la Richesse», l'amour en sa pureté idéale est la Richesse même[149]. Dans le fait, l'être le meilleur en 283 soi et qui a le moins besoin d'autrui est cependant le meilleur pour les autres; c'est celui qui donne le plus et qui demande le moins. En nous, à mesure que le besoin et le désir diminuent, l'amour semble grandir; avec le progrès vers la liberté croît la libéralité. Le besoin n'est donc que le point de départ et la condition première dont l'amour aspire à se dégager de plus en plus comme d'un obstacle. L'enfant n'aime d'abord sa mère que par besoin; mais déjà, avec son premier sourire, semble se révéler le premier don d'un amour désintéressé, la première grâce d'une âme volontairement bonne. C'est ce qui fait la beauté et le charme du sourire, aurore de l'intelligence, de la volonté et de l'amour; c'est ce qui en fait aussi l'irrésistible puissance. Le sourire est le symbole de l'idéale et parfaite bonté, souverainement libre de tout besoin et par cela même souverainement libérale, qui, pour appeler toutes choses à l'existence et à la vie, n'aurait qu'à laisser entrevoir à travers l'infini sa grâce radieuse. Tel, selon Platon et Plotin, le Bien en soi engendre l'univers par son rayonnement, Dieu crée le monde par son éternel sourire.

Ce don de l'amour qui nous paraît volontaire, nous aimons nous-mêmes à le faire, et si de plus nous parvenons à nous le faire rendre, nous nous jugeons ainsi tout à la fois auteurs de l'amour donné et de l'amour rendu. Par là nous nous sentons plus actifs, par là aussi plus heureux. Créer l'amour en soi et hors de soi, c'est créer ce qui seul a une valeur infinie et un prix inestimable: l'amour volontaire.


La volonté, en effet, est ce qui rend l'objet vraiment aimable, comme elle rend le sujet aimant; la liberté, seule capable d'aimer par elle-même ou, en un mot, d'aimer,—car aime-t-on véritablement si on n'aime pas par soi-même?—paraît aussi seule digne d'être aimée pour soi.

Ce n'est donc pas le bien en général, comme l'a cru Platon, que j'aime en vous, c'est la bonté personnelle que je vous attribue. La théorie platonicienne aboutit à des conséquences que Pascal a exprimées sous cette forme originale: «Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir? Non, car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime une personne à cause de sa beauté, l'aime-t-il? Non, car la petite vérole, qui ôtera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour 284 mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre, moi. Où donc est ce moi, s'il n'est ni dans le corps ni dans l'âme? Et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables? Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.» Quoi qu'en dise Pascal avec Platon, l'amour s'adresse toujours non à des qualités générales, mais à des individus, ou à des choses qu'on individualise et qu'on personnifie, fût-ce par une simple illusion d'optique. La parole de Montaigne est le contre-pied de la pensée de Pascal: «Si l'on m'eût demandé pourquoi je l'aimais, j'aurais répondu:—Parce que c'était lui;—et si on lui eût demandé pourquoi il m'aimait, il aurait répondu:—Parce que c'était moi.» Et en effet, l'amour suppose dans son objet l'élément personnel, la forme de l'individualité: quand vous aurez énuméré et analysé scientifiquement toutes les qualités de la personne aimée, vous aurez énuméré les conditions rationnelles de l'amour, mais vous n'aurez pas montré la cause réelle et concrète, l'unité synthétique du caractère, la vie individuelle supérieure à toutes les abstractions logiques.

Où Pascal est dans le vrai, c'est quand il dit: si je n'aime une personne que pour sa beauté physique, je n'aime pas cette personne.—Fragile amour que celui qu'emporterait une maladie! La beauté extérieure n'est aimable que par la beauté intérieure qu'elle me laisse entrevoir. Sous l'enveloppe matérielle, mon esprit cherche l'esprit; séduit surtout par le regard, où plus qu'ailleurs la pensée brille et se fait visible, il monte comme dans un rayon de lumière vers l'invisible foyer qui l'attire. Mais, dans l'esprit même, est-ce à la mémoire, est-ce au jugement, est-ce à la pure intelligence que s'attache mon amour? Non, dit Pascal, et il a encore raison. Ces qualités, il est aussi des maladies qui les enlèvent. Votre mobile amour disparaîtra-t-il donc avec elles? n'est-il pas allé plus loin et plus haut se fixer dans quelque centre indestructible où rien ne lui semble plus pouvoir l'atteindre? Ce centre, qui n'est pas la pure intelligence, n'est pas non plus la pure puissance; car cette dernière, par elle-même, peut aussi bien être terrible qu'aimable. Même quand elle s'unit à l'intelligence, quand elle est ordre et harmonie, la puissance semble encore une manifestation extérieure de quelque principe plus 285 intime et plus profond. Quel est donc enfin ce principe dans lequel seul pourrait se reposer l'amour? Platon l'appelle le bien; mais ce n'est pas encore assez dire: pour qu'en aimant le bien en vous, je vous aime, il faut que ce bien puisse vous être attribué et qu'en définitive il soit vous; il faut donc qu'à tort ou à raison il m'apparaisse comme un bien volontaire et conscient, comme un bien qui se veut lui-même, et qui ne se veut pas seulement pour soi, mais pour les autres et pour moi. Ce que j'aime en vous, c'est la volonté consciente du bien, dont le vrai nom est la bonté. Là je place la personne, là je crois deviner l'unité vivante où le bien devient vous-même et où vous-même devenez le bien. Je ne pourrais aimer en vous une liberté indifférente, abstraction faite du bien, une volonté indéterminée ou une pure puissance; je ne pourrais non plus aimer en vous un bien abstrait et neutre, passif et fatal, non voulu par vous, non accepté par vous, un bien qui ne me semblerait pas vous-même. C'est donc réellement la volonté du bien ou le bien voulu qui est pour nous aimable. Mais la volonté du bien, où s'unissent les deux termes dans une vivante unité, qu'est-ce autre chose que l'amour même? Donc, en dernière analyse, ce qui est aimable, c'est ce qui est aimant. Ce que mon amour cherche par-delà l'organisme visible et, dans la conscience même, par-delà la pure puissance, par-delà la pure intelligence, c'est le foyer d'amour où le bien, s'unissant à la volonté, devient bonté. Moi aussi je veux être voulu par cette bonté, pour le bien que je puis avoir en moi-même; je veux être aimé d'elle comme je la veux et comme je l'aime. Je veux qu'elle soit non seulement volonté du bien, mais volonté de mon bien. Dans cet échange de l'amour, je n'aperçois plus, même là où elle pourrait subsister, la fatalité physique, ni la nécessité logique ou mathématique, encore moins une liberté d'indifférence et d'indétermination; l'amour, s'il est réalisé quelque part en sa vérité, doit être ce qu'il y a à la fois de moins indifférent et de plus libre. Aussi la volonté du bien, là où je crois l'apercevoir, m'inspire la plus parfaite certitude, comme si elle était la plus sûre des déterminations; et cependant, c'est ce qui me semble le plus éloigné de la fatalité physique ou logique. Si je suis certain de celui qui m'aime, c'est que je crois sa liberté trop maîtresse de soi pour être détournée par des accidents extérieurs. J'aime, je suis aimé; c'est pour la bonté que j'aime, et c'est pour ma bonté que je suis aimé; dès lors, emporté dans un monde idéal, je ne songe plus ni à la matière, ni à l'espace, ni à la mort, 286 et je me repose avec bonheur dans l'éternité de l'amour.

Ainsi le véritable amour, considéré dans son type intelligible, ne peut s'adresser qu'à des personnes, et de plus, c'est la liberté réelle ou apparente de la personne qui fait à nos yeux tout le prix de l'amour; en aimant, nous désirons être aimé, et dans ce retour de bienveillance de la part d'un être que nous supposons libre, mais nullement indifférent et indéterminé, nous croyons voir comme une grâce qu'il nous fait. Aussi la première et la plus précieuse des qualités chez l'être aimé, c'est qu'il nous aime. Que ne pardonne-t-on pas à celui qui est aimant? Une foule de petits défauts, qui choqueraient dans un inconnu, peuvent sembler charmants dans la personne aimée et aimante. Pourtant, si on n'aimait dans cette personne que les qualités abstraites et l'esthétique, non la bonne volonté, ces défauts devraient sembler aussi laids chez elle que chez d'autres. Quand même quelqu'un que nous aimons perdrait toutes ses qualités, en conservant cette seule qualité de nous aimer, ne l'aimerions-nous pas encore? Peut-être même l'aimerions-nous davantage, parce que nous espérerions le ramener au bien; car on semble aimer davantage quelqu'un lorsqu'il a besoin de vous, et l'amour, cette source de vie surabondante, préfère donner que recevoir. Enfin un être incorrigible, mais qui vous aimerait, serait encore aimable, au moins pour vous. Telle une mère aime le fils qui lui cause de la tristesse et même du désespoir. Il n'est point de laideur matérielle ni même morale que ne transfigure le sourire divin de l'amour. Donc, non seulement je puis aimer un être qui veut le bien, mais encore qui l'a voulu, qui le voudra peut-être, et même ne le veut pas, surtout s'il m'aime. Mon amour cherche l'amour et, encore une fois, non pas tant un amour qui veuille le bien en général qu'un amour qui me veuille, moi. Ce n'est point là à mes yeux de l'égoïsme: c'est la conviction du prix inestimable qui appartient à l'amour et qui lui vient principalement du don de soi-même. Nous pressentons vaguement que le vrai fond de l'être, c'est la volonté aimante, et que ce qui est le plus nous-mêmes est aussi ce que nous pouvons le plus donner à autrui. Pascal a beau dire qu'il serait injuste d'aimer la personne, quelques qualités qui y fussent, l'être aimant a toujours quelque chose d'aimable; et s'il m'aime, moi, c'est surtout pour moi qu'il est aimable. C'est en ne l'aimant pas que je serais injuste, non en l'aimant, car toute grâce appelle gratitude.

Supprimez cet idéal de la liberté dans l'amour, ramenez-le 287 à une nécessité brute, à une fatalité matérielle ou intellectuelle, vous aurez détruit l'objet de l'affection. Ce qui est fatal en vous, c'est ce qui est produit par autre chose que vous-même, c'est ce qui est vraiment autre que vous. Si je n'aime en vous que ces choses étrangères, je ne vous aime pas vous-même; pour que ma volonté vous veuille, il faut qu'elle veuille votre volonté; il faut de plus que votre volonté soit vraiment la vôtre, comme ma volonté est la mienne. Quelle reconnaissance aurais-je pour un automate dont l'amour serait la résultante d'un mécanisme, et même pour un «automate spirituel?» Il aurait beau me suivre partout et graviter autour de moi, je ne lui en saurais aucun gré et je ne le payerais d'aucun retour. Je pourrais encore moins l'aimer le premier, faire vers lui les premiers pas. Dans cette machine, rien, absolument rien ne m'attirerait. Elle pourrait avoir toutes les qualités géométriques, mécaniques, physiques; il lui manquerait toujours la vie, l'activité, une personnalité plus ou moins ébauchée, un moi enfin, de quelque nature qu'il soit, auquel mon amour puisse se prendre, et dont il puisse recevoir un retour qui ne lui semble pas purement fatal.

Quand l'objet de mon affection n'est pas une personne douée de raison et de volonté, il faut au moins qu'il soit à mes yeux un individu. J'aime dans l'animal une personnalité encore incomplète, mais qui fait effort pour se développer, une personnalité à demi virtuelle, à demi réelle. Le chien que j'aime et qui m'aime n'est pas un automate; en l'aimant, je lui fais une sorte de grâce consciente, quoique non arbitraire, puisque ses qualités motivent mon affection; et en m'aimant, il me semble qu'il me fait aussi une grâce, quelque étrange que la chose paraisse. Il y a en lui spontanéité et un commencement d'indépendance; il sait qu'il m'aime et il veut m'aimer,—science et volonté qui n'ont pas besoin de se formuler nettement pour être réelles. De même, dans la plante, je vois une individualité qui fait effort pour se développer, une ébauche de l'animal, qui est lui-même une ébauche de l'homme. Je m'intéresse à cet être qui veut vivre, qui veut agir, qui semble chercher à sentir et à penser, qui paraît même quelquefois sensible. Je l'aime parce qu'il est lui, parce qu'il possède un moi en germe, et je ne saurais demeurer complètement indifférent à son sort. S'il dépendait de moi de le faire arriver à cette vie plus complète, à cette sensibilité, à cette pensée, à ce bien qu'il désire d'un désir vague et inconscient, je le ferais. C'est donc encore la volonté du bien que j'aime en lui. Quand j'ai 288 donné mes soins à la plante et que je l'ai aidée dans son développement, quand elle a ensuite prodigué ses fruits et ses fleurs comme un retour à mes soins, je l'aime véritablement. Que les esprits superficiels sourient, je crois voir dans les fleurs qu'elle m'a données une certaine grâce qu'elle m'a faite. Un matérialisme exclusif aura beau dire: «fatalité, pur choc d'atomes, pur automate,» il doit y avoir là autre chose que la nécessité brute; il y a là au moins ce principe inexpliqué, la vie, qui enveloppe dans ses puissances une pensée et une volonté; il y a là une dialectique en action, un enfantement laborieux qui semble vouloir produire la personnalité. Aussi j'aime la fleur d'un réel amour; le poète qui lui prête une âme, la femme qui s'éprend comme le poète pour une fleur, ont, après tout, une idée plus vraie de la vie universelle que le partisan du mécanisme exclusif, qui la croit semblable aux rouages inertes d'une machine. Que le savant combine ses molécules et place l'une à droite, l'autre à gauche, la nature intime de ces molécules lui sera toujours inconnue; qu'il démontre ses théorèmes, la partie vraiment démonstrative de sa science ne roulera toujours que sur des rapports extérieurs et se jouera autour des choses; c'est à lui, s'il croit avoir tout expliqué et trouvé le dernier mot de la vie, c'est à lui, dis-je, et non au poète, qu'on pourra demander:—Qu'est-ce que cela prouve?

Si donc la sympathie humaine peut s'étendre à tous les êtres, c'est que tous les êtres nous semblent des volontés, au moins en puissance, enveloppant quelque chose d'indéfini, des forces grosses de la vie, de la pensée et de l'amour.—Mysticisme, dira-t-on. Qu'importe? L'humanité tout entière est mystique à ce compte. Est-ce que le sentiment universel, dont la vraie poésie n'est que l'expression sublime, a jamais vu en toutes choses des théorèmes ou des automates?

De même, ce que le croyant aime en son Dieu, ce n'est pas seulement une collection abstraite de qualités et de perfections. Tant qu'il conçoit Dieu de cette manière, comme une abstraction idéale ou comme une formule, il ne l'aime pas; ou, s'il l'aime, c'est qu'il conçoit la perfection comme une virtualité réalisable et en voie de réalisation dans le monde: le panthéiste aimera le Dieu qui se développe dans le temps et dans l'espace vers l'idéal inaccessible; il aimera le Dieu vivant, qui sera pour lui l'univers. Quand cet amour de l'homme pour le divin atteint-il son plus haut degré? N'est-ce pas lorsqu'il se représente son Dieu comme la liberté souveraine et souverainement aimante, qui lui a donné l'être 289 sans y être forcée, et qui se donne perpétuellement à tous?

C'est le bien volontaire, en un mot, que nous aimons toujours; ce qui ne veut pas dire le bien arbitraire, agissant avec indifférence, sans raison intelligible et bonne pour prendre un parti plutôt qu'un autre. Le bien en soi, dont Platon élève l'idée au-dessus de tout, doit être conscient et libre, bon pour soi et par soi, bon aussi pour les autres. Platon l'a entrevu; mais le terme de Bien qu'il employait, το αγαθον, n'indiquait pas assez le côté personnel de la perfection morale, dont le vrai nom est bonté. La bonté est ce qui concentre en soi le plus de choses et ce qui en répand le plus au dehors: une bonté achevée serait la liberté même. L'acte de bonté ou de désintéressement libre, idéal moral que l'homme se propose et qui est le «suprême aimable,» πρωτον φιλον offre ce double caractère d'individualité et d'universalité: il est à la fois ce qu'il y a de plus personnel, puisqu'il vient du moi, et de plus impersonnel, puisqu'il est le don de soi à autrui.

On croit que ce qui constitue le plus essentiellement un être est aussi le plus incommunicable aux autres; et néanmoins, nous l'avons vu, en aimant quelqu'un, c'est lui-même que nous voulons: notre affection, franchissant tout ce qui est extérieur et étranger, sans s'arrêter même à l'intelligence, va jusqu'à cette volonté personnelle qui est proprement le moi. En vous aimant, c'est quelque chose de moi que je donne, c'est moi-même que je voudrais donner tout entier, et c'est aussi vous-même que je veux. Je sens qu'il est des obstacles, matériels et même intellectuels, qui empêchent mon individualité de se confondre avec une autre individualité, et pourtant c'est là ce que je voudrais. Je ne dis pas que je voudrais cesser d'être moi pour devenir une autre personne, ou qu'elle cessât d'être soi pour devenir moi; mais je voudrais être moi et elle tout ensemble, je voudrais être deux et un: en un mot, me donner tout entier et me retrouver tout entier.

Est-ce là une illusion de l'amour, un vœu chimérique contre lequel doivent à jamais prévaloir les lois de l'impénétrabilité physique, ou de la pluralité mathématique, ou de l'opposition logique? Quelle vaine chose alors que l'amour! Comme il serait faux de dire qu'on aime! Car, encore une fois, on n'aime que si on donne, et on ne donne véritablement que si on donne une chose qui ne vous est pas étrangère, une chose qui vous appartient réellement; on ne donne donc que si on donne quelque chose de soi et, en dernière analyse, que si on se donne soi-même. Tout don de choses extérieures au moi ne suffit ni à l'aimant ni à l'aimé. Même quand je donne un 290 objet extérieur, encore faut-il que j'aie fait à son égard quelque acte de bonne volonté qui vienne de moi; et à vrai dire, c'est cet acte que je donne. L'objet qui passe de ma main dans la vôtre n'en est que le signe matériel et le visible symbole; il perdrait tout son prix s'il ne représentait pas ma volonté intime et un don de moi-même. Si vous me rendez froidement le même objet, sans y rien mettre de votre cœur, nous sommes quittes sans doute, selon l'expression vulgaire; mais cela veut dire que nous restons à part l'un de l'autre, chacun dans son moi, sans aucune union affectueuse. Si nous nous étions aimés véritablement, nous ne serions jamais quittes: la dette de l'amour ne s'acquitte pas, elle se paye avec de l'amour et par là ne fait que s'accroître encore.

Aussi le véritable amour est-il un don qui ne pourra jamais se reprendre, parce qu'il ne le voudra jamais. Donner n'est pas prêter; donner enveloppe en son idée quelque chose d'absolu: l'amour vrai ne peut donc être conçu que sous l'idée de l'éternité. Quelle profanation du nom sacré de l'amour, si l'on disait à quelqu'un: je vous aime pour une année, pour un jour, pour une heure! Peut-on à la fois se donner et se retenir, en marquant d'avance le terme où ce don prétendu gratuit réclamera sa dette intéressée? Égoïsme qui se pare des couleurs du désintéressement, esclavage qui usurpe le rang de la liberté. Non, aimer,—s'il y a quelque chose de tel en ce monde,—c'est faire effort pour s'affranchir du temps et pour créer un ordre moral supérieur à la vicissitude des choses matérielles. Si donc le véritable désintéressement est à la portée de l'homme qui le conçoit et qui y aspire, il doit constituer la suprême liberté: aimer, selon la pensée profonde d'un poète arabe, c'est mourir à la vie égoïste pour vivre de la vie universelle, qui est seule vraiment libre.

C'est un bien que la mort mette un terme aux nécessités de la vie,
Et cependant la vie tremble devant la mort;
C'est ainsi qu'un cœur tremble devant l'amour,
Comme s'il avait devant lui la menace de la mort:
Car où s'éveille l'amour, meurt
Le moi, ce sombre despote;
Tu le laisses expirer dans la nuit,
Et libre tu respires dans la lumière du matin[150].

291 II.—L'amour désintéressé que nous venons de décrire n'est peut-être qu'un haut idéal dont l'actuelle réalisation est impossible à vérifier. Toutefois, l'amour existe au moins en idée, et est-ce là un mode si méprisable d'existence? Faut-il répéter que l'idée n'est pas quelque chose de mort et de stérile? Elle est un motif, mieux que cela, une action déjà réelle d'un être intelligent, une démarche, un mouvement. L'idée de l'amour désintéressé ne se contente pas d'un rôle passif: ambitieuse, elle voudrait être tout dans l'homme et même dans l'univers. Nous pensons qu'il serait meilleur d'aimer conformément à l'idéal que nous concevons, et nous aspirons à aimer de cette manière; par cela même nous nous dirigeons déjà en quelque façon vers l'idéal. En concevant l'amour désintéressé, le pur égoïsme a honte de soi, il se revêt d'autres couleurs, il n'est plus le même qu'auparavant: il s'est embelli de la pensée de ce qu'il désire. Ce n'est encore, sans doute, qu'une transformation extérieure; mais le progrès ne s'arrête pas là. Il nous arrive d'agir réellement sous l'idée de l'amour d'autrui: il y a des êtres qui se dévouent ou semblent se dévouer; il y a de nobles actions que nous n'oserions traiter d'égoïstes, et qui, quand nous en sommes l'objet, nous inspirent une vive reconnaissance; il y a donc des actes conformes, au moins en apparence, à l'idéal de l'amour.

On peut se demander, il est vrai, si ces actions qui semblent désintéressées ne sont pas toujours des modifications de l'égoïsme. Le même objet peut être envisagé sous deux aspects contraires: comme dit Jean-Paul, la mer est sublime ou ridicule selon ce que le spectateur lui oppose dans son esprit. Vous pouvez croire que le désintéressement est la forme la plus raffinée de l'égoïsme, ou au contraire que l'égoïsme renferme en lui un germe de désintéressement qui s'ignore[151]. De là résulte pour le philosophe cette alternative: ou placer au fond de l'égoïsme le désintéressement,—ou placer au fond du désintéressement l'égoïsme. Nous voilà amenés devant la grande question métaphysique, qui porte non seulement sur des faits, mais encore sur l'essence même de notre volonté. Et on ne pourra la résoudre entièrement par la seule analyse psychologique. Une telle analyse ne saurait établir la certitude du désintéressement; car, êtres imparfaits que nous sommes, nous pouvons et devons toujours nous défier de nous-mêmes et nous dire:—Suis-je bien sûr d'aimer? suis-je bien sûr d'être aussi complètement 292 désintéressé que je voudrais l'être?—Nous demeurerons donc toujours en face de ce doute final:—Peut-être mon désintéressement est-il encore un intérêt inconscient. Doute salutaire d'ailleurs, car il oblige la volonté à agir sans cesse, à aller toujours plus loin et plus haut. Se trouvant toujours inférieure à l'idée qu'elle porte en soi, elle fait effort pour l'égaler et tend ainsi à se développer d'une manière indéfinie.

En même temps que le problème est métaphysique, il est moral; on peut même dire qu'il est, par excellence, le problème moral. Aussi est-ce au point de vue de la moralité que nous devons enfin nous placer pour chercher si l'amour idéal est réalisable. Dans l'ordre moral, aimer n'est plus seulement une joie et un bonheur, c'est une nécessité sans laquelle il n'y aurait ni vraie justice, ni vraie fraternité. La question, ici, prend donc un caractère plus impérieux et appelle une solution plus pratique.

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CHAPITRE SIXIÈME

PART DE L'IDÉE DE LIBERTÉ DANS LA CONCEPTION DE LA MORALITÉ. CONSTRUCTION DES IDÉES DIRECTRICES DE LA MORALE

I. Introduction de l'idée de liberté dans l'idéal moral.—La liberté comme fond de l'idéal moral ou fin de la moralité. Identité de la liberté et du désintéressement. Conciliation du platonisme, du christianisme et du kantisme.

II. La liberté comme forme de la moralité et condition nécessaire pour la réalisation de l'idéal moral.

III. Construction des idées directrices de la morale. Substitution de l'idéal persuasif à l'impératif catégorique.

I.—Essayons d'abord de construire l'idéal moral comme nous avons construit celui de l'amour désintéressé, sans nous demander si la réalité répond à l'idée.

Nous avons vu comment Socrate, Platon, les Stoïciens, les Alexandrins, accordèrent à l'amour du bien une puissance irrésistible. On retrouve une théorie analogue dans les spéculations des théologiens sur la grâce, sur l'amour de Dieu inspiré par Dieu même. C'est la forme supérieure du déterminisme. Dans cette forme, comme dans toutes les autres, nous avons déjà rétabli l'idée de la liberté[152]. Dès lors, au lieu de prendre pour idéal moral un bien abstrait, plutôt vrai et beau que bon, το αγαθεν, l'homme aspire à réaliser un bien actif et personnel, une bonté vraiment libre.

La tendance des moralistes modernes est, en effet, de considérer la liberté comme faisant partie de la fin suprême, comme exprimant non pas la forme du bien, mais le fond même du bien et ce qu'il renferme de meilleur. C'est ce que les stoïciens avaient déjà entrevu; c'est ce que le christianisme a enseigné plus ou moins explicitement. Avec Kant, dans la conception de la moralité idéale, le rôle de l'idée de liberté devient dominant. Mais Kant a fait de la liberté une forme 294 plus négative que positive, et de la loi morale une loi également trop négative et trop formelle: Kant est formaliste à l'excès[153]. L'universalité de la loi est une catégorie rationnelle à laquelle on n'arrive qu'après des abstractions successives. A vrai dire, ce n'est pas l'universel qui est le premier objet de la volonté morale, mais plutôt la personnalité: le problème moral se pose véritablement en posant face à face deux moi, deux volontés, la nôtre et celle d'autrui. Il ne s'agit pas d'une loi abstraite, mais de personnes vivantes, et à vrai dire d'individualités que nous nous figurons libres. Sans doute, comme nous le verrons tout à l'heure, la conduite d'une personne à l'égard d'une autre peut renfermer virtuellement et en germe une loi d'universalité: la maxime de cette conduite, abstraite des deux termes individuels, peut devenir une loi universelle; il importe cependant de ne pas confondre la conséquence avec le principe. Dire tout d'abord que le bien est l'universel, ce serait se contenter d'un cadre vide et d'une considération toute formelle de quantité. Kant a beau nous affirmer ensuite que le cadre enveloppe quelque chose de réel et même la réalité suprême, comment le savoir? Si nous le croyons, c'est que nous avons rempli préalablement ce cadre par quelque idée plus concrète et plus vivante. L'universalité n'a de valeur que par ce qu'elle contient.

Quel est donc ce contenu de la moralité? Est-ce un bien renfermé en soi ou est-ce un bien qui soit bon pour tous? Est-ce l'universalité de l'égoïsme ou est-ce l'universalité de l'amour? Pour répondre, il faut examiner tout ce qu'implique la liberté, car, nous l'avons vu, l'idéal est liberté; c'est de là que nous devons partir dans notre déduction.

La liberté apparaît d'abord comme l'indépendance à l'égard de ceci et de cela, comme un pouvoir de choisir entre n'importe quels objets, comme une indétermination relativement à tels et tels motifs déterminés. De là le côté négatif de la liberté, qu'on a cherché à ériger en absolu sous le nom de libre arbitre. Mais ce n'est là, évidemment, qu'un moyen pour la volonté de s'opposer à tout le reste, de se replier sur elle-même et d'emmagasiner sa force propre, afin de ne pas dépendre purement et simplement des motifs extérieurs. On ne saurait admettre que l'idéal de la liberté consiste dans cette indépendance toute négative et dans cette sorte d'indéterminisme qui se mettrait 295 au-dessus des raisons. La vraie liberté agit selon des raisons. L'indépendance positive, et non pas seulement négative, doit elle-même avoir un contenu positif. Elle ne doit être indéterminée que par rapport à tels ou tels motifs inférieurs et extérieurs; mais, en elle-même, elle doit être la détermination par un motif supérieur et intérieur: elle doit porter en soi, avoir sa raison d'être, sa propre lumière.

L'unique question est donc de savoir comment la volonté se délivre des mobiles asservissants, pour se déterminer par ceux qui sont conformes à sa direction normale. Or, la volonté peut être déterminée par une idée plus ou moins étroite ou large. Par exemple, elle peut céder à l'impulsion du moment présent ou embrasser l'avenir, et on a toujours considéré comme plus libre la volonté qui sait se maîtriser dans le présent en vue du bien futur: suî compos. La volonté peut même, nous l'avons vu, agir en une certaine mesure «sous l'idée de l'éternité,» c'est-à-dire avec l'intention d'atteindre un bien qui ne soit pas borné à tel ou tel temps: elle peut se proposer, par exemple, une affection éternelle, soit qu'en fait la nature même des choses comporte, soit qu'elle ne comporte pas la réalisation de ce haut idéal. Tous les philosophes ont regardé comme un affranchissement pour la volonté de s'élever au-dessus des considérations de temps. Parmi les dimensions mêmes du temps, il en est une dont nous essayons principalement de nous affranchir par la pensée et par la volonté: c'est le passé. Nous tendons à ne pas répéter simplement ce qui a été, à ne pas dépendre entièrement de ce que nous avons fait, à trouver dans l'idée même de l'avenir une force de réaction contre le passé, en un mot, à réaliser un véritable progrès qui ne soit pas une simple imitation de soi-même. A défaut d'une création ex nihilo, nous tentons une création par l'idée. En un mot, nous ne voulons pas être épuisés par ce qui fut et par ce qui est, nous voulons dominer le temps écoulé pour faire exister le temps futur. C'est là encore pour nous une des figurations de la liberté; il est même des philosophes qui ont vu la liberté tout entière dans ce pouvoir de rompre en quelque sorte avec le passé. Quelle que soit la mesure dans laquelle nous pouvons réaliser cette idée, toujours est-il que, dans les occasions où il faut prendre l'initiative, elle devient une de nos idées directrices.

Nous tendons à nous affranchir des considérations de lieu comme des considérations de temps. Tout en agissant sur un certain point de l'étendue, l'homme peut cependant se proposer une action qui soit indépendante des bornes de l'espace et qui 296 s'étende au monde entier: il peut vouloir, selon la parole stoïque, se faire citoyen du monde, civis totius mundi. Nous concevons l'immensité de l'univers, donc nous pouvons agir sous cette idée et la faire entrer parmi les idées directrices de nos actes: c'est là encore une sorte de libération que l'humanité a toujours rêvée sous des formes plus ou moins symboliques.

Outre les bornes du temps et de l'espace, nous tendons à dépasser les bornes plus concrètes et plus réelles de notre propre corps et des corps qui nous entourent. La «matière», avec son déterminisme mécanique, a toujours semblé un obstacle à l'idéale liberté. Quoiqu'il ne faille pas se figurer un bouleversement possible des lois mécaniques du monde, on peut cependant concevoir qu'un déterminisme encore inférieur et extérieur soit subordonné à un déterminisme plus intime et plus vivant. C'est déjà une libération que de s'affranchir d'une nécessité par une autre qui surpasse la première: un être déterminé par ses mobiles intérieurs sera toujours considéré comme plus libre qu'une machine déterminée par des ressorts extérieurs; et de même, un être intelligent déterminé par des idées, par des motifs réfléchis, sera toujours considéré comme plus libre que la brute déterminée par ses appétits instinctifs. Agir pour une fin consciente, quelque explicable d'ailleurs que soit un tel acte par ses raisons, c'est être plus libre que d'agir aveuglément et mécaniquement. Aussi l'humanité entière a-t-elle vu dans la recherche des fins une forme de liberté.

Parmi les fins elles-mêmes, celles qui ont toujours paru les plus conformes à la liberté idéale, ce sont les fins intellectuelles, les idées, et parmi ces fins, les plus universelles. D'abord, l'idée la plus large et la plus universelle correspond au plus grand nombre possible de déterminations particulières: elle les résume en quelque sorte, comme un symbole algébrique, grâce à sa généralité supérieure, résume une bien plus grande quantité de choses ou de rapports qu'une formule arithmétique. Agir en vue d'une loi universelle, comme le veut Kant, c'est donc certainement faire preuve d'une liberté plus grande et d'une activité moins bornée que d'agir uniquement pour le particulier, sous l'immédiate influence de la sensation. Toutefois, ne l'oublions point, ce n'est pas comme pure forme que vaut alors la loi, c'est comme exprimant le fond à la fois le plus vaste et le plus concret possible, qui n'est autre que la totalité des individus auxquels la loi est applicable. Agir pour tous les individus, voilà la véritable 297 liberté; car, c'est celle qui implique la plus grande indépendance par rapport à toutes les bornes de l'espace, du temps, du corps et de l'individualité même.

Comme, d'ailleurs, nous ne pouvons pas directement atteindre tous les individus, la question se particularise de fait entre plusieurs individus ou entre plusieurs groupes: humanité, patrie, famille. Le plus souvent, c'est une relation entre deux personnes, ou entre une personne et un groupe. Mais, quelque particuliers que soient les termes de la relation, l'être intelligent peut agir à la fois selon les particularités et indépendamment de ces particularités; il tient compte des circonstances, et cependant il se propose un bien universel qui n'est pas tout entier dépendant de ces circonstances.

Pour qu'une telle action soit possible, il faut qu'en une certaine façon nous puissions franchir la sphère de notre individualité propre, de notre moi égoïste. Or, on l'a vu, nous la franchissons d'abord par la pensée, puisqu'en fait nous arrivons à concevoir autrui. Il y a donc dans notre «monade» des fenêtres sur le dehors, malgré le mot de Leibnitz. En second lieu, notre existence n'est pas plus séparée du tout que notre pensée. Il y a en nous-mêmes quelque chose qui ne semble pas uniquement borné à nous-mêmes et dont les métaphysiciens ont proposé des formules symboliques sous le nom d'essence universelle, d'être présent à chacun et à tous. Peut-être comprendra-t-on que la contradiction entre le moi et le tous n'est qu'apparente, si on réfléchit qu'en fait nous coexistons: nous ne sommes pas des atomes séparés par un vide, puisque nous communiquons ensemble. L'égoïsme métaphysique, consistant à croire que je suis le seul être et la seule conscience qui existe, est aussi absurde qu'il est logiquement irréfutable. Enfin, en troisième lieu, si nous avons des points communs par notre pensée et par notre être, il n'est pas irrationnel d'admettre que ma volonté radicale touche aussi par son centre à votre volonté radicale, et qu'il y a une union possible des volontés. Dès lors, l'égoïsme moral n'est pas une nécessité démontrée. La plus grande approximation de la liberté serait précisément l'acte opposé à l'égoïsme, l'acte qui, tout en sortant du fond même de notre individualité, aurait pour fin l'universalité des individus et dépasserait ainsi infiniment par son objet les bornes de notre individuation proprement dite. Cet idéal, il convient de lui donner le nom que la philosophie moderne a adopté: liberté morale. L'idée d'une telle liberté, en se concevant elle-même avec une force de plus en plus grande, peut devenir réellement 298 supérieure à n'importe quelle force particulière et déterminante, à n'importe quoi autre motif ou mobile moins profond, parce qu'elle est la réflexion de la conscience portant tout ensemble sur le fond du moi et sur le fond de tous, en un mot sur ce qu'il y a de plus personnel et de plus impersonnel. Par rapport à une telle idée, quelque incomplète d'ailleurs qu'elle demeure chez l'homme, tout peut prendre pratiquement une valeur inférieure, tout peut s'anéantir en quelque sorte comme le fini devant l'infini. Le progrès de cette idée et du sentiment qui l'accompagne, c'est le progrès de la moralité, qui est identique au progrès de la liberté.

La liberté ne se réalise donc que dans la détermination par l'idée d'un bien de plus en plus universel; la liberté est le désintéressement.

Mais, qu'est-ce que se désintéresser,—si on veut appeler la chose d'un nom encore plus positif et plus vivant,—sinon aimer? Nous l'avons vu, en effet, tant que la volonté est renfermée dans la sphère du moi, tant qu'elle reste égoïste à quelque degré, tant qu'elle n'aime pas, son activité est dépendante de certaines limites, et cette dépendance ne peut s'expliquer que par la domination des penchants sensibles et des besoins matériels sur la volonté. Celle-ci, en sa liberté idéale, n'aurait pas plus de raison pour être égoïste et «jalouse» que le dieu de Platon: αγαθω δε ουδεις περι ουδενος εγγινεται ψθονος Aussi, loin d'être envieuse, une volonté entièrement libre voudrait le bien d'autrui, et par conséquent serait tout aimante. La pleine liberté et la pleine libéralité du vouloir, si elle était possible quelque part, voilà le fond de l'infinité réelle, de l'infinité morale, dont l'infinité mathématique ou même métaphysique n'est que l'image.

Ainsi conçu, l'idéal de la liberté n'est plus une idée neutre; c'est ce que Platon appelait «l'universelle essence,» et par là il n'entendait point une abstraction, mais l'unité fondamentale des êtres, inséparable de la variété vivante des êtres. L'objet idéal qu'une volonté vraiment libre prendrait pour fin de ses actes, encore une fois, c'est tous les êtres dans leur unité. Dès lors, nous pouvons dire que la liberté est l'amour d'autrui s'étendant à tous. Et l'amour de quoi dans autrui? L'amour de cette même volonté, capable à son tour de désintéressement, d'amour, de liberté. Ainsi, le vrai fond qui peut remplir la notion trop vide de l'universel, c'est une certaine union des personnes qui n'est autre que l'union de l'amour.

Kant a trop partagé l'opinion selon laquelle l'amour d'autrui est un sentiment tout fatal, une inclination qui n'enveloppe 299 rien de proprement moral ou de volontaire, une inclination purement passionnelle ou «pathologique». Aussi la morale, selon lui, ne peut nous ordonner d'aimer nos semblables, d'aimer le bien même, mais seulement d'agir comme si nous aimions; la justice extérieure est seule, pour Kant, un devoir catégorique, et la charité ne devient un objet de vraie obligation que dans sa manifestation extérieure, non dans son intime foyer.—«Aime Dieu par-dessus tout et ton prochain comme toi-même.—Ce précepte, dit Kant, exige, à titre d'ordre, du respect pour une loi qui commande l'amour et qui ne laisse pas à notre choix le soin d'en faire ou de n'en pas faire notre principe de conduite. Mais l'amour de Dieu est impossible comme inclination, comme amour pathologique, car Dieu n'est pas un objet des sens. Quant à l'amour des hommes, il est sans doute possible à ce point de vue, mais il ne peut être ordonné, car il n'est au pouvoir d'aucun homme d'aimer quelqu'un par ordre. Dans ce noyau de toutes les lois il ne peut donc être question que de l'amour pratique[154].» Kant ne semble pas avoir saisi dans toute son étendue l'idéal de la fraternité morale. «Les désirs, dit-il, et les inclinations, reposent sur des causes physiques[155]; mais l'amour n'est-il conçu par nous, en son idée, que comme une inclination nécessaire et un désir?—Nous l'ayons vu, si l'amour idéal exclut l'indifférence et cette liberté d'indétermination que Descartes appelait le plus bas degré de la liberté, il n'exclut pas cette liberté supérieure qui consisterait à se déterminer soi-même, quoique non indifféremment: loin de là, la libre union des volontés constituerait, au-dessus du rapport des sensibilités, au-dessus du rapport des intelligences, la vraie et seule réalisation de cet idéal qu'on appelle l'amour.

Telle est aussi la véritable universalité; entendue en un sens plus que logique et plus que quantitatif, l'universalité est la perfection de la liberté même; la liberté ne pourrait être parfaite que si elle était universellement réalisée chez tous les êtres. Voilà pourquoi je ne m'estime pas vraiment et complètement libre tant que les autres ne le sont pas, tant qu'il reste une servitude devant moi: Pour que je sois parfaitement libre, il faut que tous le soient. Et de même, pour que je sois parfaitement heureux, il faut que tous le soient. C'est en ce sens que ma liberté personnelle est universelle. En d'autres termes, il y aurait identité des libertés de tous dans la parfaite liberté 300 d'un seul. C'est dire encore que la plénitude de la liberté serait l'amour pleinement satisfait.

On arrive à la même conséquence, si on considère quelle est la nature du déterminisme. Le déterminisme est une réciprocité d'action entre tous les êtres, qui fait que l'un dépend de l'autre et est solidaire de l'autre; le déterminisme est donc universel. Par cela même, un entier affranchissement du déterminisme ne serait pas seulement une liberté bornée à un individu; car, en vertu du déterminisme universellement réciproque, une liberté tout ensemble isolée et complète est chose impossible. La libération de l'une est donc liée à celle des autres. Un seul être ne peut entièrement se délivrer du déterminisme, tous les êtres à la fois pourraient s'en délivrer. La liberté idéale, qui est comme la limite commune à laquelle tendent toutes les libérations partielles, apparaît ainsi de nouveau comme une liberté universelle, conséquemment comme une fraternité universelle.

Concluons. L'amour étant la fin que la moralité se propose et le fond du bien moral,—dont l'universalité des préceptes n'est que la forme logique,—on peut dire que la liberté, au sens positif du mot et non plus au sens négatif, fait le fond même du bien, car elle se réalise dans l'amour et ne fait qu'un avec l'amour même. La liberté n'est donc pas seulement la forme de la moralité, elle en est l'essence, elle est la moralité même.

II.—Maintenant, la fin étant posée,—fraternité universelle et liberté universelle,—par quel moyen cette fin pourra-t-elle être atteinte?

La méthode morale, comme la méthode de la science et comme celle de l'art, tend à l'unité. Mais notre science, on s'en souvient, ne réussit qu'à unir les choses par des lois tout extérieures dans le temps et dans l'espace, lois dont le mouvement est la réalisation visible: la science n'obtient ainsi qu'une identité de séquences ou de concomitances entre des choses qui demeurent absolument diverses. Quant à la méthode de l'art naturel, que nous plaçons au fond des choses par une conception de finalité en grande partie subjective, elle produit l'organisation avec la vie, et semble relier une variété de moyens à une fin intérieure plus ou moins pressentie; c'est donc un lien supérieur au précédent, qui donne à la variété, sans la détruire, la forme de l'individualité. Cependant les individus, une fois posés l'un en face de l'autre, forment encore comme autant de mondes distincts. L'unité vraie et parfaite 301 est si peu réalisée par le déterminisme intérieur de la vie,—comme par le déterminisme extérieur du mouvement,—que l'histoire de la vie est celle d'un combat dans lequel le plus fort l'emporte sur les autres et subsiste à leurs dépens. La lutte pour la vie et la sélection naturelle assurent le triomphe à l'organisme qui a réalisé intérieurement la plus grande somme de désirs et de puissances prenant la forme de la spontanéité. Ce mode de sélection se poursuit jusque dans les sociétés humaines, tant qu'on demeure au point de vue de l'utilité. Les lois de la science utilitaire par excellence, de l'économie politique, nous montrent la même lutte pour la vie que l'histoire naturelle. Il se produit des antagonismes naturels entre l'accroissement de la population et les subsistances, selon la loi de Malthus; des antagonismes entre la rente du sol et le travail, selon la loi de Ricardo; des antagonismes entre le travail du passé ou la violence du passé, emmagasinés dans le capital, et le travail présent, réduit parfois à l'alternative de, l'asservissement ou de la faim. Les harmonies économiques, opposées par Bastiat aux contradictions économiques de Proudhon, sont des harmonies idéales, que la justice humaine peut seule réaliser, mais que la mécanique et la vie ne sauraient réaliser par elles-mêmes. La mécanique naturelle ne connaît que les lois générales, les genres et les espèces; elle ne connaît pas les individus, qu'elle sacrifie à son fonctionnement régulier et aveugle. Quant à la vie, elle subordonne, elle aussi, les membres au corps, et les membres du corps social au corps lui-même. Pouvons-nous donc nous contenter des lois de la causalité mécanique ou de la finalité sensible, et nous abandonner à leur jeu fatal pour réaliser entièrement l'idéal de la fraternité?—Que ces lois préparent le rapprochement des êtres intelligents et sentants, qu'elles réalisent même ce rapprochement sur un nombre croissant de points, c'est ce qui est incontestable; mais il est certain aussi que, ni dans le présent ni dans l'avenir, une complète réconciliation des intérêts n'est possible par cette voie entre les hommes. Il y aura toujours des circonstances où se posera ce problème:—Mon bonheur et le bonheur d'autrui étant contraires, comment agir? comment trouver dans les lois de l'intérêt une raison déterminante du désintéressement? Socrate aura beau répéter que nous ne devons jamais mettre notre bonheur en opposition avec celui des autres, parce qu'en réalité tous les biens ne font qu'un dans le bien suprême, et que bien pour moi, bien pour vous, bien en soi, sont dans le fond une seule et même chose.—On 302 pourra toujours répondre que cette unité est un simple idéal: au point de vue de la réalité présente elle est fausse; au point de vue de la réalité future, elle est invérifiable par l'expérience et indémontrable par la raison.

A quels principes, en effet, à quelles lois essayerez-vous d'emprunter cette démonstration? Est-ce aux lois du mécanisme physique? Démontrez donc, apodictiquement, que la série de nécessités mécaniques qui aboutirait à mon propre bonheur et celle qui aboutirait au vôtre finissent par se rencontrer au même point. Démontrez que le mécanisme de la nature ne peut satisfaire mon intérêt final que si j'identifie mon intérêt avec le vôtre. Démontrez par exemple que, si j'ai le choix entre la mort et une trahison, le mécanisme de la nature fait de la mort mon plus grand intérêt. Pour cela, il faudrait prouver mécaniquement l'immortalité de mon mécanisme et son harmonie finale avec le vôtre, ce qui est chimérique. Nous ne connaissons pas tous les éléments et toutes les lois de la nature: nous ne savons pas en définitive si la machine du monde peut fonctionner sans écraser les uns entre ses rouages au profit des autres. Aussi le fatalisme purement matérialiste et mécaniste ne pourra-t-il jamais considérer l'acte de désintéressement que comme une sublime folie, comme une manière de satisfaire sa nature plus rare, mais peut-être moins sensée que celle du vulgaire.

Puisque vous ne pouvez démontrer par la causalité mécanique l'identité des bonheurs, invoquerez-vous l'ordre des causes finales? Assurément, au point de vue spéculatif, l'unité de tous les biens dans le bien est le «suprême désirable;» mais, pour qu'une chose reste pratiquement le suprême désirable, encore faut-il qu'elle soit possible; or nous ignorons si cette unité de tous les biens dans le bien est réalisable, et à plus forte raison si elle est réelle. Le certain, c'est mon intérêt; l'incertain, c'est l'identité finale de mon intérêt avec le vôtre. Si cette identité se trouve être chimérique, le vrai désirable sera mon bonheur personnel. Sans doute mon bonheur pourra encore avoir pour condition le vôtre; mais ce sera par la prédominance en moi des penchants métaphysiques et rationnels, ou des penchants sympathiques et sociaux, ou des penchants esthétiques. En satisfaisant à votre profit ma nature de logicien et d'artiste, je n'aurai pas fait un acte de réel désintéressement ou de réelle moralité.

Ainsi, entre la série de moyens qui a pour fin mon bonheur et la série de moyens qui a pour fin le vôtre, il reste un intervalle et une solution de continuité; comme leur coïncidence 303 finale m'est inconnue et qu'elles sont actuellement divergentes, le seul moyen de les faire coïncider dès à présent serait un acte vraiment gratuit et désintéressé. Vous ne démontrerez jamais que vous et moi et tous les autres nous sommes un; je ne puis donc être uni à vous que par moi-même[156]. Il faut pour cela que l'ordre des termes soit renversé et que je puisse dire: votre bien devient mon bien parce que je le veux, et non pas: je veux votre bien parce qu'il est mon bien. En d'autres termes, il faut que ce qui change votre bien en mon bien soit l'initiative de ma volonté libre, et non la conséquence d'un rapport nécessaire, soit de causalité mécanique, soit de finalité sensible. Je ne puis confondre mon bien avec le vôtre que par un acte d'amour qui n'est ni forcé ni purement logique, mais inspiré par l'idée même de la liberté comme fond de la moralité. Dans cet acte, c'est une idée supérieure au déterminisme qui tend à se réaliser et, en une certaine mesure, se réalise.

L'amour, on le voit, ne peut avoir d'autre moyen que l'amour même; la liberté, en tant qu'essentiellement identique à l'amour volontaire, est donc à elle-même son moyen comme sa fin. Les conditions diverses de la liberté sont des degrés divers de la liberté. C'est en commençant à aimer qu'on devient capable d'aimer davantage; c'est par une première délivrance qu'on devient capable de se délivrer entièrement; c'est le bien déjà accompli qui est l'instrument du bien à accomplir. Tout ce qui nous élève au-dessus du moi, tout ce qui nous en détache à quelque degré, tout ce qui nous désintéresse, depuis la simple pensée d'autrui et du bien d'autrui jusqu'à la volonté effective du bien d'autrui, est un moyen de la liberté morale.

Dès lors, la morale se trouve tout entière suspendue à la possibilité d'un désintéressement progressif, c'est-à-dire d'un dégagement de la liberté au sein du déterminisme même. Elle suppose que la liberté n'est pas en essentielle opposition avec la nature, que le vrai désintéressement n'est pas impossible à réaliser de plus en plus, que l'égoïsme n'est pas l'unique fond de l'activité et l'essence de la volonté même. En un mot, une certaine liberté en puissance, comme pouvoir de désintéressement graduel, voilà la condition et le moyen nécessaire pour réaliser un idéal véritablement moral.

III.—L'union idéale de tous les êtres, qui réclame un lien 304 supérieur au mécanisme des forces et des intérêts, prend pour notre esprit deux formes principales, selon qu'elle est plus ou moins complète. Nous voudrions d'abord être égaux, puis nous voudrions être frères. La nature ignore l'égalité: elle est fondée tout entière sur le rapport du plus au moins, de la supériorité à l'infériorité. Le mouvement suppose l'excès d'une force sur une autre. La vie suppose aussi la domination d'une force centrale sur les autres, dont cette force se sert instinctivement comme d'organes pour elle-même. Dans le mécanisme brut, tyrannie absolue; dans l'organisme vivant, monarchie plus ou moins constitutionnelle; nulle part la nature n'est républicaine. Nos intelligences sont inégales; nos bonheurs ne sont égaux et équivalents qu'à un point de vue abstrait; dans la réalité concrète, il y aura toujours cette inégalité énorme, que votre bonheur est le vôtre et non pas le mien. Pour établir entre nous le rapport d'égal à égal, il faut donc que je vous conçoive, ainsi que moi, par rapport à une même fin idéale, sous l'idée de liberté. C'est seulement dans cette idée et par cette idée que la substitution de ma personne à la vôtre est possible et que je puis dire: «Ne fais pas à un autre ce que tu ne voudrais pas qu'il te fit.» Cette réciprocité des volontés, conçues comme tendant au même idéal de liberté, constitue la justice, dont la proportion mathématique n'est que le symbole abstrait: je veux relativement à vous ce que vous voulez relativement à moi. En dehors de cette idéale égalité des libertés, le droit n'est plus qu'une force majeure, un intérêt majeur, une sagesse majeure, toujours un rapport de supériorité, jamais un rapport d'égalité[157].

Mais l'égalité du droit est encore un rapport trop extérieur entre les hommes: elle laisse subsister une certaine opposition des individualités, elle ne réalise ou ne protège que la liberté individuelle. L'acte de fraternité, au contraire, tend à réaliser la liberté universelle. Par cet acte, s'il était possible, je voudrais être un avec vous; je ne me contenterais plus de poser votre liberté égale à la mienne; je les unirais toutes deux en les subordonnant, sans les détruire, à un troisième terme qui est leur commun idéal: la société universelle des libertés, au sein de laquelle disparaîtraient tout antagonisme, tout égoïsme, toute servitude.

Il y a d'ailleurs de la fraternité dans le droit même et de l'amour dans le respect; mais le droit n'est qu'un commencement 305 d'union par l'égalité: la fraternité seule pourrait consommer l'unité morale de tous les êtres.


De ce point de vue supérieur apparaissent sous un jour nouveau les principes de la morale, dont le dernier fondement devient la notion de libre fraternité.

La traduction en langage réfléchi du vouloir spontané qui est notre fonction essentielle et notre direction normale serait la formule suivante:—Je veux la libre union de tous les êtres, l'universelle bonté et l'universel bonheur.

Quand notre volonté arrive, par la réflexion, à la conscience claire d'elle-même et de sa direction normale, la formule qui exprime le mieux cet état est la suivante:—L'universelle bonté devant être une union libre, je veux la vouloir librement.

C'est là ce qu'on désigne, en termes plus ou moins impropres, sous les noms d'obligation morale ou de loi morale; mais, par cette loi, il ne faut pas entendre une nécessité imposée du dehors: c'est une nécessité que nous nous imposons, expression détournée d'une liberté qui se prendrait elle-même pour objet. On caractérise donc mal la moralité en disant que nous sommes obligés; il faudrait dire que nous nous obligeons. Nous ne trouvons pas une loi toute faite, nous nous en faisons une nous-mêmes. Kant, tout en enseignant l'autonomie de la volonté, ou plutôt de la raison, ne paraît pas donner une exacte notion du bien moral quand il l'appelle l'impératif catégorique et qu'il lui prête un caractère de nécessité rationnelle. Une loi qui n'apparaîtrait que comme impérative, sans rien de plus, ne serait encore qu'une règle négative et limitative de la liberté, un joug propre à lui imposer une mesure et des bornes, propre à réaliser un ordre mathématique et logique plutôt qu'un ordre vraiment moral. Le côté par lequel la perfection idéale se manifeste comme règle ou loi ne répond pas à notre idée d'une vraie infinité, qui pénétrerait en toutes choses sans les limiter et sans être limitée par elles. Pour que je conçoive et accepte sans réserve un bien idéalement infini, il faut qu'il m'apparaisse non seulement comme impératif, mais comme persuasif: le bien doit être pour moi non seulement suprême loi ou justice, mais suprême amour ou charité. Si je ne voyais rien de positivement bon et d'aimable dans le bien dont je fais mon idéal, si je n'y voyais pas le règne universel de la bonté libre, je n'y verrais rien non plus de respectable. Respecter, c'est encore aimer; commander, c'est encore persuader. Ce qu'on n'aime absolument pas, ce en quoi on ne trouve pas l'attrait de quelque bonté positive 306 et personnelle, de quelque libre amour, le respecte-t-on? Et ce qui, tout en commandant, ne persuade point, ne demeure-t-il pas extérieur, étranger, comme une nécessité gênante et inintelligible? A vrai dire, il n'y aurait qu'un commandement catégorique et sans réplique possible, c'est celui qu'un amour vraiment libre se ferait à lui-même, à l'appel de l'objet aimé. Nous sommes nous-mêmes le pouvoir législatif, et c'est par un libre suffrage que nous changeons l'idéal en loi. Une obligation morale doit donc être d'abord érigée librement en obligation; c'est là son essence, méconnue d'ordinaire et transformée en nécessité. L'idéale bonté doit se faire aimer librement des êtres bons: elle n'est pas simplement la limite morale qui défend à mon intérêt d'aller plus loin; elle est l'illimité qui m'invite à franchir toutes limites, y compris celles du moi, par mon intelligence, par ma volonté et mon amour[158].

La libre adhésion à cette idéale société d'êtres libres, égaux et frères, qui pourrait seule fonder ce qu'on nomme l'obligation morale, fonderait aussi la seule sanction vraiment morale. Si le bien en soi, comme dit Platon, n'était pas bon pour nous, et nous laissait en dehors de lui-même, comment répondrait-il à notre idée d'infinité? Il y a là une contradiction que nous ne pouvons lever qu'en nous représentant et en désirant un triomphe final du bien dans l'univers. Sans cet accomplissement, qui n'est que la bonté et la fraternité victorieuses de toutes les limites, la «loi», règle intellectuelle et restrictive, resterait étrangère à nous-mêmes, autre que nous, semblable à ce sublime terrible dont parle Kant. Elle se poserait en face de nous, s'opposerait à nous, et nous limiterait pour jamais par un sacrifice sans compensation. De notre côté, nous pourrions nous poser en face d'elle, nous opposer même à elle, comme une puissance capable d'arrêter la sienne. Ce ne serait plus là le bien vraiment idéal et complet, même pour la raison, qui conçoit quelque chose au-delà, franchit ces limites et va à l'infini. Dans la société idéale des êtres il faudrait qu'il y eût partout amour et retour, réponse à l'amour par l'amour même. Alors l'universelle bonté produirait l'universel bonheur. Ainsi conçu, le bien suprême devient pour moi non l'impératif, mais le persuasif. Toute puissance qui triomphe en me limitant et malgré moi, se limite par là elle-même, car cette victoire de nécessité suppose résistance dans l'objet et effort dans le sujet: c'est encore le domaine de la limitation mutuelle des forces. Mais la vraie et définitive victoire 307 serait consentie, voulue par le vaincu lui-même. Alors, il y aurait liberté pure des deux côtés: la liberté de l'un, loin d'empêcher la parfaite liberté de l'autre, la réclamerait au contraire. Supposez réalisée une société d'êtres vraiment libres et aimants, les amours se limiteront-ils, se détruiront-ils? Non, la grandeur de l'un appellera la grandeur de l'autre. Ce seront deux termes d'autant plus réels et distincts qu'ils seront plus unis, deux puissances qui agiront dans le même sens, d'autant plus harmonieuses que chacune sera plus forte, plus libre, plus réelle en son individualité. On aura mieux le droit de dire alors qu'elles sont deux, puisque chacune se manifeste par une activité plus énergique; et d'autre part on aura mieux le droit de dire qu'elles ne sont qu'un, puisqu'elles se confondent en s'aimant. Tel serait le vrai règne de la liberté, qui échapperait aux oppositions ou aux antinomies de la matière et de son mécanisme. Nous voyons maintenant comment pourrait être atteinte cette parfaite unité que poursuivent également la science, l'art et la morale. Platon l'a dit: «La seule chose qui lie tout le reste, c'est le bien;» mais le bien idéal, pour être le vrai bien, devrait se réaliser en tous les êtres par amour et liberté.


La théorie qui rétablit ainsi la liberté dans le bien idéal et dans l'amour de ce bien est le complément naturel des doctrines de Socrate, de Platon, d'Aristote et du christianisme sur l'attrait du Bien suprême. Selon Platon, c'est la réminiscence et l'amour du divin qui fait naître les ailes de l'âme; selon Aristote, c'est l'amour du divin qui meut le monde entier: le divin attire à lui toutes choses par persuasion[159]. De même, selon le christianisme primitif, l'attrait du bien est la vraie grâce morale: cette grâce, au lieu de détruire tout d'abord ma liberté, me fait au contraire désirer d'être libre, parce que je conçois l'absolue liberté comme un caractère du bien et que je tends à réaliser en moi un bien digne de ce nom. Si, lorsque j'aime, le bien faisait tout sans moi, je ne serais plus rien, pas même un pur effet ou un pur instrument, car il n'y a pas de pur instrument: tout moyen est aussi un agent, et toute passion est une action. Le bien doit donc être déterminant en ce sens qu'il propose le but de l'acte; mais mon activité doit être aussi déterminante pour sa part, en ce qu'elle produit l'acte lui-même. Tel serait, en effet, le règne de la bonté 308 universelle et de la fraternité réciproque. Si cet idéal était jamais réalisé, il y aurait partout comme un appel de l'amour et une réponse de l'amour: la réponse serait partout sûre, certaine, infaillible; l'appel ayant lieu partout, il serait certain que la réponse aurait lieu. Mais cette certitude ne reposerait pas sur un seul des termes; ce ne serait pas l'appel de l'un qui ferait complètement et absolument la réponse de l'autre, car alors il ne ferait que se répondre à lui-même ou, pour mieux dire, il n'y aurait que lui. Son appel n'aurait pas de sens; il serait un appel dans le vide, un appel à rien. Donc, l'infaillible certitude de la réponse n'enlèverait pas à celle-ci sa valeur propre et son initiative. L'impuissance de répondre produite par les nécessités extérieures ayant disparu, il serait certain que la réponse de l'amour aurait lieu. Cela serait certain non parce que cela serait forcé, ou par une nécessité logique, mais parce que cela serait raisonnable et bon. L'être aimant qui appellerait serait bon, la réponse de l'autre être serait bonne: ces deux biens, ainsi mis comme en présence l'un de l'autre, se répondraient l'un à l'autre par une certitude de bonté. De ce que vous pouvez aimer, on ne saurait logiquement conclure que vous voudrez et aimerez en effet; car la conclusion dépasserait les prémisses. On ne peut pas non plus l'affirmer en vertu d'une coaction physique qui vous laisserait tout passif, car alors le second terme s'absorberait dans le premier. Si pourtant nous croyons que l'amour, au cas où il serait dégagé de tout obstacle, répondrait aussitôt à l'amour, cette croyance n'a plus son fondement que dans la bonté de l'amour même, que dans la liberté supposée parfaite chez tous les êtres.

Ainsi, à tous les points de vue, semblent coïncider l'amour de la parfaite liberté et la liberté même. Entre l'idée de la liberté et la liberté, entre le désir de la liberté et la liberté, une différence subsistait toujours, mais l'amour moral ne peut s'accommoder de cette différence: la liberté est le fond, la forme et la condition de la charité vraie. Ou l'amour moral est une illusion, ou il est une réalité; et, dans ce dernier cas, croire à la réalité de son amour, c'est s'attribuer un pouvoir de liberté. Cette croyance implicite à la présence d'un germe de liberté au sein même du déterminisme, nous la retrouvons au fond de tout acte moral, de tout acte de justice et principalement de tout acte de fraternité.

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CHAPITRE SEPTIÈME

LES ANTINOMIES DE LA RESPONSABILITÉ.—LA LIBERTÉ EST-ELLE CONCILIABLE AVEC LE DÉTERMINISME? 1o DANS LA RÉALISATION DU BIEN IDÉAL; 2o DANS LA RÉALISATION DU MAL

I. Les antinomies de la responsabilité.—De l'imputabilité ou attribution des actes au moi.—Nécessité d'un lien entre le moi et ses actes. Absence de ce lien dans l'indéterminisme.—Nécessité d'un lien entre le moi et la cause universelle.—L'idéal moral doit être supérieur aux idées d'indéterminisme et de déterminisme.

II. La liberté est-elle conciliable avec le déterminisme dans la réalisation du bien idéal.—Pour qu'il y ait liberté dans l'amour du bien, est-il nécessaire qu'il y ait un réel indéterminisme dans la volonté.—La multiplicité des objets de vouloir contraires augmente-t-elle ou diminue-t-elle par le progrès de la liberté.—Comment la puissance du plus fonde la puissance du moins et en détruit en même temps l'exercice.—Comparaison entre l'impossibilité d'une action par manque de puissance et son impossibilité par excès de puissance.

Déterminisme moral de Socrate et de Platon.—La science du souverain bien, admise par eux, n'est qu'un idéal.—Part de l'opinion et de l'amour dans l'accomplissement du bien.—Conclusion: la détermination morale et la liberté.

III. La liberté est-elle conciliable avec le déterminisme dans la réalisation du mal moral.

Examen de la doctrine qui admet à la fois la liberté dans le bien et l'absence de liberté dans le mal.—Raisons en faveur de cette doctrine.—Ses conséquences: suppression du mal absolu, de la haine, du démérite absolu, de la punition expiatoire, de la damnation.

Raisons défavorables à la doctrine précédente: excuse qu'elle fournit à l'individu pour ses propres fautes. Conclusion: nature relative de nos idées sur l'individualité et l'universel.—Règles pratiques qui en dérivent.

I.—Les antinomies de la responsabilité morale.

La responsabilité est l'attribution des actes au moi, attribution non plus seulement logique, mais morale. D'une part, dans l'hypothèse de la nécessité il n'y a pas de vrai moi, pas de réelle individualité; l'attribution des actes à un moi responsable semble donc incompatible avec la thèse des nécessitaires. D'autre part, elle n'est pas moins incompatible avec l'antithèse de la liberté d'indétermination ou du libre arbitre. 310 D'abord, l'état d'indifférence est chimérique, surtout en face de cette suprême alternative: dévouement ou égoïsme, bien ou mal. Tout pour moi ou tout pour les autres, être tout ou n'être rien: voilà la terrible question dont Hamlet n'apercevait qu'un faible symbole quand il s'interrogeait avec inquiétude sur la vie et sur la mort. Qu'est-ce que la vie physique ou la mort physique devant le problème moral qui se pose au sein des consciences? Mais, quand même la liberté d'indifférence serait possible, elle ne produirait pas une suffisante attribution au moi. En effet, si chaque moi est en lui-même une volonté indifférente, en quoi se distinguera-t-il des autres moi, volontés également indifférentes, de manière à devenir le sujet d'un attribut propre? Toute distinction est une détermination; quelle distinction déterminée peut-il y avoir entre une chose indéterminée et une autre qui l'est également, entre un x et un x? L'attribution au moi responsable, cette sorte d'individuation morale, ne commencera qu'avec les déterminations différentes qui sortiront de ces volontés indifférentes. Mais, si ces déterminations sont elles-mêmes arbitraires, si elles sont un hasard inexplicable qui peut être suivi d'autres hasards également inexplicables, qu'y aura-t-il dans cette suite incohérente de déterminations qui puisse constituer une individualité distincte des autres et moralement responsable de son choix personnel?

L'idée même du choix, qui est l'acte essentiel d'un moi libre et responsable, apparaît comme incompatible tout ensemble avec les notions opposées de volonté indéterminée et de volonté déterminée. D'une part, il est vrai, pour nous représenter le choix, nous sommes obligés de nous figurer deux choses possibles à la volonté individuelle qui se détermine; car si, en dernière analyse, nous affirmons qu'une seule ligne de conduite est possible, le choix volontaire semblera simplement une sélection dynamique par le triomphe de l'inclination la plus forte, ou une sélection intellectuelle par la prévalence de l'idée du plus grand bien; et comme les idées elles-mêmes correspondent à des forces, le théorème du parallélogramme des forces sera l'unique et suffisante explication du phénomène.—Mais, d'autre part, supposons deux choses également possibles, et une volonté qui se détermine pour l'une plutôt que pour l'autre indépendamment des inclinations et des idées, ou contrairement aux inclinations et aux idées. Pour avoir la part du choix et de la responsabilité il faudra, semble-t-il, mettre de côté tout ce qui pourrait s'expliquer par l'influence de ces inclinations et de ces idées; il faudra supposer qu'une chose contraire est possible par le choix d'une puissance supérieure, 311 qui n'est plus ni l'intelligence, ni la sensibilité, et qui constitue le moi ou la personne. Mais alors ce choix a lieu dans une sorte de région obscure où les divers possibles, perdant leur spécification sensible et intellectuelle, deviennent indifférents, neutres et même impersonnels. Les déterminations imprévues qui sortent ensuite de cette indétermination peuvent-elles bien s'appeler choix? L'idée de choix ou d'arbitre n'enveloppe-t-elle pas celle de comparaison intellectuelle et de conformité finale au résultat de cette comparaison? Si la fatalité n'est pas un choix, le hasard n'en est pas un, et le passage de deux contraires possibles à un acte déterminé apparaît comme un coup de hasard dès qu'on abstrait les raisons tirées des inclinations et des idées. Choisir indifféremment, choisir arbitrairement, choisir autrement que selon ses motifs, ses mobiles et son caractère, c'est choisir sans choix. La thèse et l'antithèse semblent ici équivalentes au fond et également inadmissibles. Un dévouement arbitraire ne se comprend pas plus qu'un dévouement mécanique. Ainsi, quand nous voulons définir le choix personnel, d'où résulte la responsabilité, nous trouvons que la puissance d'un seul contraire et celle de plusieurs contraires sont des notions inadéquates.

C'est qu'à vrai dire l'imputabilité suppose un lien de mon action avec moi-même, et il n'y a point de lien, semble-t-il, entre une chose déterminée et une chose indéterminée; or, la liberté d'indifférence et le libre arbitre laissent bien subsister des conséquents déterminés, qui sont les effets appréciables de la volonté, et ils admettent même des antécédents déterminés, qui sont les motifs de la volonté; mais à ces antécédents ne se lie pas telle action plutôt que telle autre. Dès lors l'action qui se produit, considérée dans son principe, n'est plus reliée à rien; la liberté arbitraire et pour ainsi dire ambiguë à laquelle on la relie aurait pu tout aussi bien produire le contraire. Le lien semble, par une de ses extrémités, attaché au vide; c'est-à-dire qu'au fond, il n'est point attaché. Nous arrivons ainsi à cette antinomie nouvelle: l'action liée de toutes parts ne paraît plus action, mais passion, et n'est plus imputable; d'autre part, si l'un des bouts n'est pas lié, l'action, par ce côté-là, abstraction faite de tout le reste, n'est pas plus ceci que cela et paraît s'évanouir dans l'indétermination.

Aussi Leibnitz disait-il, en donnant d'ailleurs une forme trop logique à sa pensée psychologique, qu'il doit toujours y avoir un lien de l'attribut, fût-il le plus accidentel en apparence, avec le sujet auquel il appartient. Appartenir, c'est être la propriété, le propre d'un sujet; l'acte libre ne fait pas 312 partie de l'«essence», et pourtant il doit être, sous quelque rapport, propre à l'être qui l'accomplit; sans cela je ne pourrais dire que mon acte est mien. «Dans toute proposition affirmative véritable,—nécessaire ou contingente, universelle ou singulière,—la notion du prédicat est comprise en quelque façon dans celle du sujet: prædicatum inest subjecto; ou bien je ne sais ce que c'est que la vérité[160].» Serait-il vrai, par exemple, que j'accomplis tel voyage, si ce voyage était un accident entièrement détaché de ma personne? L'action ne me serait pas plus imputable et attribuable, à moi, que le mouvement d'un corps n'est attribuable à l'espace où il se meut et avec lequel il n'a qu'un rapport accidentel, extrinsèque, passager. De plus, quand je passerais d'une action à l'autre, ou plutôt, quand en moi une action succéderait à l'autre, comme en un réceptacle indifférent, on n'aurait aucune raison de dire que c'est le même moi, et non un autre moi, qui fait l'action[161].


Outre la nécessité de quelque relation qui unisse mes actes à moi-même comme cause pour fonder l'imputabilité, il faut aussi admettre une relation qui les unisse au tout. Ce lien est plus indispensable encore dans l'hypothèse théiste: c'est le problème des rapports de la liberté responsable avec la cause omnipotente et avec la providence des théologiens ou des spiritualistes. Il est clair que ceux-ci n'ont jamais pu trouver une chaîne ininterrompue capable de relier les deux termes, c'est-à-dire la diversité des personnes libres et l'unité féconde de la 313 cause première d'où ils les font sortir. Mais ce qu'on peut dire, c'est que, dans n'importe quel système, on doit admettre un lien quelconque entre les êtres et l'Être. Pour le moraliste, ce lien ne doit pas être une fatalité qui détruirait de fait le second terme en lui enlevant, avec l'activité et l'imputabilité, toute existence propre: si d'ailleurs la cause première faisait tout, elle ne ferait rien. Mais d'autre part, l'indétermination du libre arbitre suspendu entre les possibles détacherait entièrement le second terme du premier et supprimerait toute liaison avec l'univers. Ici encore, il faudrait une relation capable de fonder la «certitude» et la «vérité métaphysique» sans détruire l'imputabilité morale. C'est pour cela que Leibnitz déclarait nécessaire un lien entre la cause universelle et le moi, comme entre le moi et ses actions imputables; mais Leibnitz s'est représenté ce lien d'une manière trop intellectuelle: il semble considérer l'individualité, et aussi l'univers, comme une notion logique qui se développe en ses conséquences. C'est un lien plus que logique sans doute, plus même qu'intellectuel, qui serait ici nécessaire pour fonder l'unité d'un monde vraiment moral.


Nous venons de voir que l'acte imputable, considéré dans son rapport avec la cause individuelle et la cause universelle, exclut également la nécessité et la liberté d'indifférence ou même le libre arbitre. Considérez-le maintenant dans son rapport avec sa fin, il vous apparaîtra de nouveau comme devant être supérieur à ces deux contraires.

Ce que nous blâmons ou louons moralement dans un acte et ce qui fonde à nos yeux la responsabilité morale, c'est l'intention. Or l'intention est la fin poursuivie, et la fin est tout à la fois une idée et un sentiment, un motif et un mobile. Si cette fin agit avec une nécessité mécanique, elle est moins une fin qu'une cause qui vous pousse par derrière, et il n'y a pas de responsabilité. D'autre part, supprimez toute raison intentionnelle, faites sortir l'action comme un coup de foudre d'une nuit impénétrable, et vous pourrez encore constater que cet accident, sans but comme sans loi, vous est utile ou nuisible, mais vous ne pourrez plus lui donner aucune qualification morale. Je suis devant vous, vous m'êtes parfaitement indifférent, je ne vous aime ni ne vous déteste, je suis aussi indéterminé par rapport au bien et au mal, soit que je puisse choisir sans raison (liberté d'indifférence) ou choisir contre les raisons (libre arbitre); et voilà que, tout d'un coup, de ma complète indétermination jaillit cette détermination étrange: vous tuer. Je ne le fais pas par une intention égoïste, ce qui serait une 314 raison et une fin; ni pour me donner à moi-même une émotion nouvelle et bizarre, ce qui serait une raison; ni pour me donner le spectacle de ma liberté ou de mon arbitraire, ce qui serait encore une raison. Non; alors que j'aurais pu faire aussi bien mille autres choses indifférentes, ou une autre chose que je jugeais et sentais meilleure dans ma délibération, je tire du néant cette action imprévue et que personne n'aurait pu prévoir. Assurément, c'est là pour vous chose fâcheuse; mais qu'y a-t-il dans mon action de moral ou d'immoral que vous puissiez m'imputer? On me traitera de fou, non d'homme méchant; encore le fou agit-il sous l'influence des passions dominantes, ou sous des impulsions physiques qui expliquent ses actes. Quant à moi, je serai un vivant mystère, insondable et irresponsable comme les décrets de Jéhovah, et pourquoi pas adorable comme eux?

De même, si, au lieu d'être dans un état d'indifférence absolue à votre égard, je suis en parfait équilibre entre mon affection pour vous et ma haine pour vous, et si de cette mutuelle neutralisation des mobiles sort, sans intention et sans fin déterminable, un acte de violence, cet acte incompréhensible, considéré en lui-même, aura-t-il moins de valeur morale qu'un acte de bonté absolument arbitraire? Malheureux hasard! pourrez-vous dire; et non pas: Méchant homme!

Si nous louons un individu, c'est pour avoir l'idée dominante du bien, l'amour dominant du bien, le plaisir dominant du bien, en un mot la détermination au bien comme fin. Quand un acte a été accompli, nous demandons tout d'abord, pour pouvoir le juger, quels en ont été les motifs, les intentions, et quel était le caractère de l'individu; s'il n'y a pas d'explication, notre jugement d'imputabilité n'a plus de prise. Un homme agissant sans motifs, ou contre ses motifs, ou faisant sortir du néant ses motifs par un commencement absolu, échappe à l'appréciation morale, comme une valeur indéterminée échappe à l'appréciation mathématique. Tous ses actes se valent en eux-mêmes et ne se distinguent que par leurs conséquences agréables ou désagréables; chacun d'eux est absolu, il se suffit, il se refuse à votre jugement, il vous impose le silence.

Les jugements sociaux s'évanouiraient avec les jugements moraux, s'ils s'adressaient à ce terme indéterminable: la volonté arbitraire, ou encore l'intelligence arbitraire se créant des motifs imprévus et faisant jaillir en quelque sorte des volitions sans source intérieure. Vivant en bonne amitié avec un homme de ce genre, vous ne pourriez jamais savoir s'il ne se 315 livrera pas, dans les effusions mêmes de l'amitié, aux plus surprenantes et aux plus dangereuses fantaisies, s'il ne se créera pas à lui-même des motifs et des mobiles imprévus et imprévisibles, soit qu'il exerce sa toute-puissance sur la décision, soit qu'il l'exerce sur la délibération: il serait exactement dans le même cas que ces maniaques qui raisonnent, parlent et agissent comme tout le monde, sauf à éprouver de temps en temps des accès imprévus de folie furieuse: ils vous feront des promesses, signeront des contrats, vous donneront mille preuves d'amitié et de sagesse, mais vous ferez bien d'être toujours sur vos gardes et de ne compter sur rien. Croit-on les fous plus responsables que les sages parce qu'ils peuvent agir sans motifs ou contre leurs motifs, ou encore se fabriquer des motifs inattendus?

Le droit, qui est comme la garantie sociale de la responsabilité individuelle, ne saurait se fonder sur le respect d'une pareille puissance, plus propre à justifier la crainte et les moyens de défense légitime que tout autre sentiment à son égard. L'éducation de la famille et les lois de l'État n'auraient pour but que de faire reculer le plus loin possible cette puissance fantasque et redoutable, afin de lui substituer une volonté régulière ou une intelligence régulière, qui se manifestât par des déterminations rationnelles et conséquemment imputables. A celui qui posséderait cette liberté arbitraire, on conseillerait de la laisser dormir dans le coin le plus reculé de son être, et de ne jamais s'en servir.


D'une part, donc, il n'y a de moral et d'imputable au moi dans l'action que ce qui semble indépendant de la puissance intrinsèque des motifs ou des penchants; d'autre part, ce qui est indépendant de la puissance des motifs semble une puissance qui échappe en soi à toute qualification morale et à toute imputabilité. Ce qui vient de mon caractère et de ma nature déterminée paraît venir d'une nécessité que je subis; et ce qui n'est pas lié à mon caractère, paraît un accident ou un hasard sans moralité. Toutes les difficultés qui précèdent viennent donc se résumer, en dernière analyse, dans cette alternative vraiment terrible pour la pensée:—Un acte ne pourrait être vraiment moral qu'en tant qu'il serait libre et conséquemment absolu en lui-même: sic volo; voilà, à ce qu'il semble, la condition de la responsabilité personnelle; eh bien, s'il est absolu, son caractère moral semble aussitôt s'évanouir, et on ne voit pas comment serait responsable une volonté qui peut dire: «Je veux ce que je veux, je suis ce que je suis.» La moralité semble 316 une relation, une loi, un rapport incompatible avec l'acte de volonté absolue.

Métaphysiquement, la question de la responsabilité morale vient se confondre avec cette question:—Quel est le fond de l'individualité? Quel est son lien de causalité et son lien de finalité avec l'universel, avec le principe absolu d'où tout dérive?—Le passage volontaire du moi au non-moi, de l'égoïsme au désintéressement, de l'individu à l'universel, postulat d'un ordre vraiment moral, a son analogue dans le passage du subjectif à l'objectif que présuppose l'ordre intellectuel. La connaissance suppose que, demeurant en nous-mêmes, nous sortons cependant de nous-mêmes par la pensée; l'impossibilité d'expliquer ce passage à l'objectif et à l'universel ne saurait en justifier la négation[162]. L'action transitive d'une force sur une autre suppose encore un passage analogue, parfaitement inexplicable, et dont néanmoins le mouvement nous offre la visible réalisation. Le déterminisme, admettant que ce qui a lieu dans une chose est déterminé par ce qui a lieu dans une autre et même dans toutes les autres, suppose un passage quelconque de l'une aux autres; il n'échappe donc pas à la difficulté et fait le même postulat sous une autre forme. Enfin, le passage de la cause radicale et universelle,—qu'elle soit transcendante ou immanente,—à tous les effets qui composent le monde, semble réclamer le même pouvoir de se communiquer, de se donner sans se perdre.

Sans prétendre résoudre entièrement des antinomies qui tiennent à la relativité de nos notions sur le fond même de l'activité individuelle, nous devons cependant chercher jusqu'à quel point le déterminisme et la liberté peuvent, sans contradiction, être conçus comme conciliables, d'abord dans la réalisation du bien, puis dans celle du mal. Dans l'ordre moral comme dans l'ordre métaphysique, peut-on admettre un lien qui enchaîne et unisse sans confondre? Peut-on éviter à la fois ce qui n'est que déterminé et ce qui n'est qu'indéterminé, pour subordonner ces deux choses à la notion plus compréhensive d'un pouvoir déterminant et, en ce sens, responsable, qui, dans son idéal, serait dégagé des relations et fins inférieures, mais poserait volontairement les relations et fins supérieures?

317

II.—Le déterminisme et ta liberté sont-ils conciliables dans la réalisation du bien moral.

Tant que l'être n'a pas de raison pour ne point répondre à cette sorte d'appel que lui adresse le bien idéal, la réponse affirmative de la volonté est certaine. Cette certitude empêche-t-elle: 1o la liberté, 2o la responsabilité? En un mot, pour qu'il y ait indépendance et imputabilité du bien, est-il nécessaire qu'il y ait au fond de la volonté un indéterminisme réel et absolu?

I. Selon nous, il y a deux sortes de certitudes, l'une fondée sur l'effet calculable de la contrainte extérieure ou de la nécessité proprement dite; l'autre fondée sur l'effet attendu de la spontanéité intérieure en l'absence de raisons capables de s'opposer au développement de cette spontanéité. Dans ce dernier cas on pourrait compter sur la liberté, sans qu'elle fût cependant nécessitée par rien. La liberté, idéal d'indépendance et de détermination par soi, n'est une indétermination que relativement à certaines nécessités inférieures; en elle-même elle comporte, à mesure qu'elle se réalise, une plus grande certitude et une plus grande unité de direction. Le progrès de la moralité est un progrès dans l'indépendance de la volonté à l'égard des antécédents particuliers, parce que la dépendance de la volonté à l'égard de l'idée du tout s'accroît: par cela même diminue le libre arbitre comme pouvoir de choisir indéterminable. La doctrine vulgaire du libre arbitre prend pour l'essentiel de la liberté ce qui n'en est que l'accidentel, à savoir la multiplicité des objets de vouloir réellement possibles; elle croit que, plus on peut vouloir de choses opposées, plus on est libre; mais c'est là une illusion d'optique. Si le sage ajoute à la force de sa volonté en l'exerçant, en la perfectionnant, il ajoute aussi à son unité et à sa certitude; il a tout à la fois plus de liberté et plus de détermination au bien.

Les partisans de l'indéterminisme nous feront l'objection suivante:—Le sage ne peut, il est vrai, exercer son libre arbitre que dans la région du bien, mais, parce qu'il ne saurait retomber dans les régions inférieures, il n'en résulte pas que, à la hauteur où il se tient, il n'ait pas une plus grande liberté des contraires. Si les crimes sont exclus de son choix, il reste, dans le domaine des bonnes actions, un champ assez large pour son libre arbitre. Au lieu de s'exercer entre des contraires très 318 opposés l'un à l'autre, dévouement ou trahison, sincérité ou parjure, le choix s'exercera entre des degrés ou des nuances du bien. En un mot, le nombre des objets de choix s'accroîtra, bien que parmi ces objets ceux de l'ordre inférieur aient disparu. A mesure que l'intelligence s'agrandit, elle connaît plus de choses et plus de différences entre les choses; ce qui se confondait en un point, s'allonge en une ligne dont les diverses parties sont discernables. Il doit en résulter une sphère d'action plus large pour la liberté de choix entre les contraires, bien que cette liberté se soit enlevé à elle-même le pouvoir de choisir certains actes inférieurs.—

Nous répondrons que cette conception du libre arbitre confond la connaissance d'un grand nombre d'objets avec la connaissance de leur valeur. Le progrès intellectuel me fait connaître, il est vrai, plus de choses; mais, en même temps, il me les fait ramener de plus en plus à l'unité du bien. Les points plus nombreux que ma vue embrasse sont loin d'avoir tous la même valeur: connaissant plus de choses différentes et contraires intellectuellement, je connais moins de choses indifférentes par rapport au bien; je vois mieux ce qui est comparativement meilleur et superlativement le meilleur. Or, le superlatif implique la notion d'unité: dans une grande multiplicité d'objets, le meilleur ne peut pas être lui-même multiple, il est un. Dès lors, à mesure que mon pouvoir libre augmente d'intensité, le nombre d'objets que je puis effectivement vouloir diminue; lorsque la liberté sera à son maximum, il n'y aura plus qu'un seul objet de vouloir possible, et conséquemment il n'y aura plus de libre arbitre proprement dit. Choisir, c'est ramener les choses à une unité supérieure, c'est prendre une chose entre plusieurs, c'est de plusieurs en faire une. Au point où il n'y a plus qu'une chose, toute nouvelle réduction à l'unité est impossible, précisément parce que la puissance de réduire à l'unité y a atteint son maximum et son point de repos.

De cette manière, l'impuissance résulterait de la puissance même, et la détermination augmenterait avec l'intensité de l'action. Par exemple, il m'est impossible de vouloir la mort d'un de mes amis; mais cette impossibilité tient à un accroissement, non à une diminution de ma puissance. Au lieu de chercher la liberté idéale dans le pouvoir de faire plusieurs choses, qui est le libre arbitre traditionnel, il faudrait appeler libre celui qui se rend à lui-même impossible le contraire de ce qu'il fait. La vraie liberté consiste à avoir assez de puissance pour pouvoir tout faire, assez d'intelligence 319 et assez d'amour pour ne pouvoir faire qu'une chose: la meilleure. Si les obstacles qui nous empêchent de voir distinctement le bien disparaissent, notre spontanéité, admise par hypothèse, se dirigera vers le bien en droite ligne; les lignes autres que la ligne droite ne résultent donc point de la spontanéité, mais d'une contrainte produite par des obstacles intérieurs ou extérieurs. De même, quand un mobile matériel dévie de la ligne droite, cette déviation est la résultante de deux causes, d'abord de son mouvement propre, spontané peut-être, puis d'une action étrangère. On voit que la puissance du plus fonde et détruit tout ensemble la puissance du moins. En un sens, celui qui peut faire mieux est capable aussi de faire moins bien, comme celui qui peut soulever un lourd fardeau peut en soulever un moindre; la puissance du plus fonde donc la puissance du moins. Mais en même temps elle la détruit; car, en fait, la puissance de faire mieux, une fois tout obstacle disparu, se réalisera seule, et l'acte inférieur demeurera une simple possibilité. En effet, il n'y aura, par hypothèse, aucune raison pour que celui qui peut faire le meilleur fasse le moins bon, et il y aura au contraire une raison pour faire le meilleur, à savoir le bien même: c'est donc certainement le meilleur qui sera réalisé. A ce nouveau point de vue, le moins deviendra impossible, et la puissance du moins sera annulée. Mais autre chose est l'impuissance réelle qui dérive de ce qu'on ne peut atteindre un but, et autre chose l'impossibilité rationnelle qui dérive de ce qu'on peut le dépasser; l'une vient d'un manque de force, l'autre d'un excédent de force. A vrai dire, la première seule est une impuissance, la seconde est une puissance supérieure; c'est par une réelle impuissance que je ne puis voir les étoiles trop éloignées de moi, ou que je ne puis résoudre un problème trop difficile; c'est par une puissance supérieure que je ne puis faire telle action vile ou ridicule. Là l'objet dépasse ma puissance, ici c'est ma puissance qui dépasse l'objet. Dans le premier cas, je subis évidemment une nécessité; pourquoi, dans le second cas, cette puissance qui domine un objet inférieur ne serait-elle pas la liberté même, conciliable avec la détermination certaine? A coup sûr, si c'est là une nécessité, ce ne sera plus une nécessité du même genre que l'autre, physique ou logique; ce sera une nécessité morale qui viendra de ce que la puissance du bien et de l'amour, n'ayant rien qui la neutralise, passe par elle-même à l'acte, avec une certitude qu'elle produit elle-même et qu'elle ne subit pas. C'est là cette certitude de bonté dont nous avons 320 parlé déjà, et que l'on confond à tort avec la nécessité.

Entre l'impossibilité d'une action par manque de puissance et son impossibilité par excès de puissance, il y a encore une différence essentielle. Quand le moins existe, le plus n'existe pas par cela même, car il n'est aucunement contenu dans le moins; mais celui qui réalise le plus, ou le meilleur, réalise d'une certaine manière le moins, parce que le moins est contenu dans le plus. Ce qu'il y a de positif dans le degré inférieur d'une chose, ne disparaît pas dans le degré supérieur, mais, selon les expressions de l'école platonicienne, y subsiste éminemment. Cela est clair d'abord dans le domaine de la quantité. Si je réalise cent, je réalise cinquante; mais je le réalise deux fois et non une seule; au lieu de le réaliser à part et exclusivement, je l'enveloppe dans un surplus. Si je fais cent pas dans l'espace, j'en fais par cela même d'abord cinquante, puis cinquante en outre. Ici la puissance du moins devient palpable, parce qu'elle se réalise à part, et qu'elle est un des moments de l'action totale: j'ai fait à un certain moment cinquante pas, ni plus ni moins, avant d'achever la somme des cent pas que je voulais faire. Mais si, ma puissance augmentant, je puis d'un seul bond franchir les cent pas qui me sont proposés, le nombre cinquante ne sera qu'un moment fugitif et insaisissable de l'action intégrale. Pourtant, comme on ne peut occuper à la fois plusieurs points, la réalisation, séparée de la moitié existera encore avant la réalisation du tout. Supposez enfin qu'en un instant indivisible je pusse franchir un espace divisible: les éléments du tout ne seraient plus séparés; ils n'en existeraient pas moins dans le tout, distincts pour l'intelligence quoique indivisibles dans le temps. Passez maintenant de la quantité à l'intensité et à la force proprement dite: les différents degrés de la faiblesse, qui n'est qu'une force limitée, ne trouvent-ils pas leur réalisation positive, quoique non exclusive et négative, dans la force supérieure qui a sa limite plus loin, et bien mieux encore dans la force suprême qui, par hypothèse, n'aurait pas de limite? Enfin l'amour d'un bien supérieur ne renferme-t-il pas tout ce qu'aurait de réel l'amour d'un bien inférieur? Si je vous aime assez pour sauver votre vie par la mienne, vous direz que je ne puis pas me contenter de vous donner un faible secours, voisin de l'indifférence, que je suis incapable d'assister presque passif au malheur qui vous menace. Mais est-ce là impuissance en moi; ou plutôt mon amour d'autrui, par cela même qu'il réalise la plénitude du dévouement, ne réalise-t-il pas tout ce qui se trouverait dans un dévouement inférieur et 321 partiel? Vous pouvez bien alors me mettre au défi d'éprouver pour vous un amour faible et vulgaire; mais à vrai dire, en vous donnant le tout, je vous donne la partie; dans ma libéralité qui ne s'arrête pas aux limites d'une demi-affection, ne reconnaîtrez-vous pas la surabondance d'un pouvoir indépendant que j'ai le droit d'appeler liberté?

On dit qu'un jour Apollon défia Jupiter au jeu de l'arc. Faisant placer le but à une grande distance, il l'atteignit du premier coup avec une merveilleuse adresse; puis il passa son arc à Jupiter. Les dieux sourirent, pensant que pour Jupiter même la victoire allait être difficile. Mais le Père du monde, se levant, fit un pas: et ce pas gigantesque l'avait porté bien au delà du but. «Eh quoi! comment veux-tu que je lance une flèche contre un but si rapproché? Un seul pas me suffit pour l'atteindre.»


Dans le déterminisme moral, tel que Socrate et Platon l'ont entendu, on explique la direction vers le bien, direction à la fois déterminée et libre, par des considérations qui ne sont pas sans analogie avec celles que nous proposions tout à l'heure, mais qui, comme celles de Leibnitz, sont trop purement intellectuelles[163]. Selon Socrate et Platon, l'action se mesure à la puissance, la puissance à la science, et on vaut par ce qu'on sait. Seulement, l'acte, la puissance, la science et le bien même peuvent être «ambigus», ou de double usage, quand ils se trouvent parmi les genres inférieurs de la dialectique, non dans le genre suprême ou dans la suprême fin. S'il est des sciences et des arts dont on peut faire un mauvais usage, c'est que les biens qui en sont l'objet peuvent être subordonnés à un bien supérieur, réel ou imaginaire. Mais quand on est parvenu, dans l'échelle dialectique des moyens et des fins, jusqu'au sommet où réside la connaissance du bien suprême, on voit s'évanouir cette duplicité et cette ambiguïté qui, sur les degrés inférieurs, permettait un double usage, tantôt bon, tantôt mauvais.—Pourtant, dira-t-on, l'homme injuste préfère par la volonté son bien propre au souverain bien qu'il connaît.—C'est qu'alors, répond Socrate, il juge son bien propre meilleur que le souverain bien, c'est-à-dire que ce qu'il y a de meilleur: donc, ou il ignore que le souverain bien est ce qu'il y a de meilleur, et alors vous lui attribuez faussement la science du souverain bien; ou il sait que c'est vraiment là le meilleur, et alors il ne peut rien penser ni faire de meilleur. 322 La série des biens, des connaissances, des puissances et des actes, forme un angle dont les côtés demeurent doubles, jusqu'à ce qu'on soit parvenu à ce sommet où la connaissance une du souverain bien, qui est un, ne laisse plus qu'une seule manière d'agir.

Telle est la doctrine de Socrate. Ce dernier a le mérite d'avoir conçu plus fortement que tout autre l'idéal du bien universel comme étant la parfaite unité de tous les biens sans restriction, y compris mon bien même, et il ajoute avec raison que celui pour qui ce bien universel serait un objet de science absolue ne pourrait pas ne pas l'aimer, ne pas le vouloir. Mais il oublie que, en fait, le souverain bien n'est jamais pour nous qu'une idée, dont la réalité ne peut être un objet de science. J'entrevois la grandeur et la beauté de cette idée, et s'il n'y avait pas d'autres raisons pour entrer en balance, je n'hésiterais point à la suivre; mais souvent il faut sacrifier ce qui est certain à ce qui me semble incertain, la réalité présente à une conception qui ne sera peut-être jamais réalisée, le moi à un idéal mystérieux, qui n'est peut-être qu'une création de ma pensée. C'est alors que le moi se pose, avec son bien individuel, en face du bien universel, et il doute. Cette unité de la pensée et de l'être, de l'idéal et du réel, que Socrate et Platon affirmaient avec une si noble énergie, c'est précisément ce qu'on est réduit à aimer et à vouloir sans le voir. En vain la «raison» affirme que cette unité des biens dans l'absolu est nécessaire et qu'elle doit être. Elle doit être, oui; mais sera-t-elle?—Voilà le doute suprême que la pensée de l'homme peut toujours élever sur le triomphe final de son objet dans la réalité. Les vérités réductibles à quelque chose de fini et de déterminé, que ma pensée circonscrit et embrasse par voie de déduction, ne laissent aucune prise au doute; mais les vérités relatives au triomphe du bien dans le temps indéfini ou à la réalité actuelle du bien dans quelque existence infinie, sont des inductions transcendantes où il y a toujours du mystère. Pour notre logique, le fini seul est un objet mesurable et déterminable de tout point.

Par conséquent, dans cette idée de Socrate et de Platon: unité des biens au sein du bien universel, il y a une part à l'opinion, à la δοξα, en même temps qu'à la science, à l'επιστημη. C'est ce que Socrate et Platon n'ont pas vu. Ils méprisent la croyance et ne s'aperçoivent pas que, logiquement inférieure à la science, elle peut lui être moralement supérieure, comme expression de notre caractère personnel. Dans la croyance, en effet, il y a quelque chose qui vient de notre moi, de notre 323 individualité même: l'entendement n'est plus seul, la sensibilité et la volonté interviennent. Quand ce grand dilemme se pose: le bien idéal sera-t-il ou ne sera-t-il pas?—il faut que ma volonté et mon désir joignent leur action à celle de l'intelligence. L'idéal semble dire à chacun de nous:—Ta raison me conçoit et croit m'entrevoir en même temps que la nature me cache et me voile; y a-t-il en toi assez d'amour du bien pour venir vers moi sans être sûr de m'atteindre?—Une bonne action est toujours un acte d'amour et une spéculation rationnellement risquée; c'est une adhésion au bien idéal toute différente de celle qui nous est arrachée par un axiome de géométrie: elle semble accordée par nous plutôt qu'imposée par son objet. Nous ne disons pas: Je sais que mon bien est dans le bien universel; nous disons: je crois. Parfois nous ajoutons: Je crois de toutes les forces de mon âme; expression profonde dans sa simplicité. Je ne crois pas à un axiome de géométrie de toutes mes forces, mais plutôt par la force des choses: je subis la vérité géométrique, il semble que je fais en partie ma croyance au bien. Si donc les Socratiques disent: Ce que vous croyez le vrai bien, vous l'accomplissez; on peut leur répondre qu'il faut déjà aimer et vouloir le vrai bien pour y croire.

Il n'en résulte pas que cette part de l'opinion et de l'amour dans le bien soit une part de libre arbitre proprement dit, comme l'ont soutenu les criticistes français et des cartésiens plus ou moins fidèles à Descartes. S'il y a indétermination partielle dans l'intelligence de celui qui croit, parce que l'objet de sa croyance n'est pas objet de science positive, il n'y a pas pour cela indétermination dans sa volonté.


Mais d'autre part, cette détermination intérieure n'est pas absolument inconciliable avec une certaine liberté. Une volonté qui va certainement et infailliblement à l'universel, une volonté qui aime universellement, est libre en ce sens qu'elle ne dépend plus du moi égoïste: désintéressée, elle est aussi livrée. Si, par hypothèse, le fond des choses est précisément la tendance à un vouloir universel, il en résultera que, quand nous voulons et aimons universellement, nous manifestons notre radicale unité avec cette volonté qui est la racine commune de toute existence.

C'est là une supposition métaphysique, à coup sûr; mais précisément nous sommes dans la région des hypothèses, non de la science comme l'entendait Socrate, et on peut dire que l'acte de moralité est lui-même une hypothèse en action, 324 la plus généreuse de toutes parce qu'elle est la plus aléatoire[164].

Concluons que la détermination morale et la liberté, au vrai sens du mot, sont conciliables dans la moralité et dans l'amour de l'individu pour l'universel. L'idéal de la liberté est absolument identique à l'idéal de la moralité. Cet idéal sera-t-il jamais pleinement réalisé dans une action humaine, c'est un problème; mais, ce qui est incontestable, c'est que nous pouvons nous rapprocher de cet idéal, et que le progrès moral consiste dans ce rapprochement même.

II.—La liberté ainsi entendue est parfaitement compatible avec l'imputabilité du bien,—nous ne parlons pas encore du mal. Quand l'idée de l'universel, l'idée du tout, l'idée du principe qui agit éternellement au fond de tous les êtres, devient mon idée directrice, mon idée-force, mon moteur, je ne vois pas pourquoi vous ne m'appelleriez pas bon, moi, dis-je, et pourquoi vous me refuseriez la dose d'imputabilité, de responsabilité, de dignité à laquelle j'ai raisonnablement droit. Sans doute, tout en faisant la part de mon moi, je ne dois pas la faire trop grande, ni exclusive, ni prendre tout pour moi. Car, précisément, mon activité personnelle se trouve ici, par hypothèse, unifiée avec l'activité universelle: on peut donc dire que c'est l'idée du tout ou, si l'on préfère, l'action du tout qui se manifeste en moi; je suis lui, il est moi dans l'acte de moralité pure (je ne sais si quelqu'un aura l'orgueil de prétendre l'avoir réalisé). Rêver une liberté plus grande que celle-là, c'est demander le moins en croyant demander le plus: c'est vouloir mettre un moi absolument individuel à la place du principe universel qui se déploie réellement en vous comme en moi; c'est s'ériger en une sorte de petit dieu, s'attribuant son acte de bonté par un fiat absolu et absolument inexplicable.

Aussi, quoique les symboles religieux ne soient pas des raisons philosophiques, on peut pourtant reconnaître, jusque dans des mystères souvent absurdes, le vague pressentiment d'une idée vraie au point de vue psychologique ou métaphysique. Or, toutes les religions, ou à peu près, en louant l'homme de bien, ont mis une restriction à l'imputabilité absolue et individuelle qu'il pourrait réclamer; toutes ont vu là un orgueil insoutenable, un réel égoïsme au moment même où on se prétend désintéressé. Toutes ont fait, avec Platon, 325 dans la bonté du sage ou du saint, 1o la part des heureuses circonstances extérieures, de la chance, de la fortune, τυχη; 2o la part d'une action intérieure qui, tout en étant l'action de l'individu, n'est cependant pas exclusivement son acte, mais est encore attribuée à l'influence d'un principe universel, immanent à l'univers: qu'on l'appelle l'Unité, le Tout-un, le grand Tout, la Raison universelle, la Volonté universelle, le Noumène, Dieu, ou de tout autre nom. C'est ce qu'on retrouve symbolisé jusque dans le dogme choquant de la grâce;—si ce dogme est choquant, ce n'est point parce qu'il attribue le bon vouloir de l'individu à un bon vouloir qui lui serait tout ensemble supérieur et intérieur; c'est parce qu'on représente ce bon vouloir lui-même comme je ne sais quoi d'arbitraire, comme une élection, comme un libre arbitre. D'où une double inconséquence: 1o on veut éviter l'arbitraire de la volonté humaine, et on ne fait que le déplacer en le transportant en Dieu; 2o cette élection arbitraire, qui de plus n'est que l'élection «d'un petit nombre d'élus,» se trouve être une limitation de la bonté chez un être auquel on attribue une bonté illimitée: contradiction manifeste qu'aucune subtilité théologique ne pourra lever. Tout cela vient de ce qu'on prête au bien idéal une existence transcendante et une réalisation éternelle, ce qui rend inexplicable l'imperfection manifeste du monde. Supposez au contraire une volonté du bien immanente à l'univers, mais non absolument réalisée et satisfaite, une volonté en action et en progrès dans le monde, vous pourrez admettre que l'homme est libre quand il agit et veut dans le sens de la volonté radicale, dans le sens universel; alors, en vertu du monisme essentiel, ce qu'il veut est son vouloir et est, en même temps, le vouloir universel; pour parler mythologiquement, sa liberté est grâce. Il mérite donc d'être loué et aimé, sans pourtant avoir le droit de prétendre à un mérite absolu et exclusivement individuel. C'est là sans doute, encore une fois, une supposition métaphysique; mais, c'est aussi la traduction exacte, croyons-nous, de la pensée directrice des actes moraux.

Ainsi comprise en un sens supérieur, la liberté redevient la conscience de la nécessité morale suprême, non d'une nécessité extérieure et mécanique, mais d'un vouloir immanent, intelligible dans son évolution et cependant spontané en sa source. Cette conception est comme le résidu de tous les grands systèmes métaphysiques, de toutes les grandes religions et de toutes les grandes doctrines morales; c'est la figuration en langage humain du dernier et impénétrable 326 fond des choses. Si l'univers n'est pas un ensemble de petits cailloux inertes qui se choquent mécaniquement, s'il y a au-dessous ou au-dessus de la multiplicité infinie une unité quelconque, X, la seule formule symbolique qui semble pouvoir nous donner une valeur approchée de cet X, c'est l'identité finale de la vraie liberté d'un seul avec la vraie liberté de tous, l'unité finale des volontés dans une volonté universelle, en un mot, l'amour universalisé. Cette formule est en même temps une conciliation approximative (peut-il y en avoir d'autres pour nous?) de la liberté morale et de la nécessité morale.

III.—La liberté est-elle conciliable avec le déterminisme dans la réalisation du mal moral

Le doute sur la réconciliation finale de tous les biens, y compris mon bien propre, dans un bien universel, tel est le terme de la spéculation intellectuelle. Pratiquement, ce doute qui est dans la pensée se résout en une décision de fait, en une affirmation ou en une négation symbolisant ma croyance. Si je préfère le moi et la certitude du bien présent à l'idée problématique du bien universel, je retire à l'idéal le concours de ma volonté, et au lieu de dire: L'univers avant moi, je dis: Moi avant l'univers.—Le doute de l'intelligence résolu par la volonté en une négation pratique, est ce qu'on nomme le mal moral.

Y a-t-il là un mal complet? Non. Après tout, en voulant mon bien et mon bonheur, je veux encore quelque chose de bon. Le moi que j'affirme et que je préfère, il a aussi sa valeur; il a même, peut-être, une valeur inestimable; il réalise déjà en partie l'idée d'absolu, et l'action égoïste est un effort pour la réaliser davantage: je veux me suffire à moi-même, trouver tout mon bien en moi-même; je veux être comme un dieu. C'est encore une certaine perfection que je veux. Il y a donc quelque chose de raisonnable et de bon dans l'acte même de celui qui affirme son moi et le préfère à tout le reste, car il préfère le certain à l'incertain, et ce qu'il s'efforce de réaliser ainsi, c'est toujours l'idée de liberté, mais sous sa forme immédiate, individuelle et passagère. Il ferme, pour ainsi dire, la main sur la portion d'être et de jouissance puisée au grand océan, et qui, comme l'eau, va s'échapper entre ses doigts.

327 Maintenant se présente la plus grande difficulté que renferme la «métaphysique des mœurs.» Quand un homme réalise le moins bon et s'y arrête, n'est-ce pas qu'il n'a pu réaliser le mieux, ni aller plus loin? Et cette impuissance n'est plus l'expression détournée d'un excès de puissance, comme lorsque nous disions: celui qui peut le mieux, peut physiquement et logiquement le moins bon, mais est incapable moralement de l'accomplir et, en fait, ne l'accomplit jamais. Celui qui a réellement fait le mal, n'a-t-il pas dû être dans la réelle impuissance de bien faire?

C'est cette considération qui donne lieu à une dernière forme du déterminisme, qu'on pourrait appeler le déterminisme du mal. On aurait tort de confondre ce système avec ceux qui ne laissent aucune place possible à la liberté ni pour le bien, ni pour le mal, au sein de la nécessité universelle. Cherchons d'abord les raisons favorables, puis les raisons défavorables à ce déterminisme du mal.

On peut dire que le mal, contraire du bien, doit être aussi le contraire de la liberté: il doit venir d'un obstacle interposé entre la liberté et son but, entre l'amour et son objet. Nous attribuons le bien à l'amour, et nous plaçons dans cet amour la vraie liberté; mais en quoi est-il nécessaire de donner pour pendant à l'amour la haine, au mérite le démérite, à l'admiration pour les bons la colère contre les méchants? Qu'est-ce que la haine, sinon un amour contrarié, un amour trahi et trompé, semblable à ces Grecs qui, selon Platon, prenaient le fantôme d'Hélène pour l'Hélène véritable? La haine est une maladie où nous subissons quelque fatalité et dont le paroxysme est une folie furieuse; l'amour, cette santé, cette sagesse de l'âme, est seul vraiment libre. Une force, considérée en soi, a telle direction, et pourtant elle dévie; si c'est sa force propre qui explique sa direction normale, c'est une force étrangère qui la fait dévier. Pareillement, la haine peut être la déviation fatale d'un amour libre en lui-même, qui, si l'obstacle venait à disparaître, manifesterait de nouveau sa liberté. En quoi consisterait la véritable méchanceté? A vouloir le mal uniquement pour le mal et en tant que mal; or, encore une fois, le mal n'est tel que relativement à un bien supérieur, et on ne peut rien vouloir qui soit un mal absolu. Le mal n'est voulu que comme moyen de quelque bien, qui est sur le moment même l'objet d'un désir dominant. La méchanceté d'autrui, par une illusion d'optique, nous semble libre; nous accusons alors la personne, nous la haïssons; mais, loin d'être haïssable, le vrai moi est essentiellement aimable, parce qu'il est essentiellement volonté et 328 sans doute, par cela même, volonté du bien. Si vous alliez au fond de ce cœur qui vous semble mériter la haine, vous y verriez, avec la vie, palpiter encore la bonne volonté. Votre haine se changerait alors en pitié, parce qu'au lieu d'une volonté à la fois libre et mauvaise, comme celle que vous imaginiez, vous ne trouveriez qu'une volonté malade, entravée, esclave, et pourtant amoureuse de la liberté; dans votre haine aveugle, vous confondiez le prisonnier avec la prison. La pitié même n'est plus assez à l'égard de celui qui tout à l'heure vous paraissait à la fois haineux et haïssable; vous lui devez l'amour. «Aimez ceux qui vous haïssent.» Voilà le vrai précepte. Mais pourriez-vous les aimer s'ils n'avaient rien en eux d'aimable? et seraient-ils aimables s'ils n'étaient pas aimants, loin d'être ces hommes haineux que vous vous étiez d'abord représentés? Au lieu de les accuser, prenez-vous-en plutôt à vous-même et dites:—Je ne suis pas encore assez bon ni assez aimant, puisque je ne suis pas encore assez aimé.

Dans cette doctrine, avec la réalité de la méchanceté et de la haine semble disparaître la réalité du démérite, c'est-à-dire de cette liberté responsable attribuée au mal, qui produit l'indignation. Il n'y a plus démérite positif, mais seulement absence de mérite dans la mesure même où la volonté est restreinte et asservie. Cela n'empêche pas le mérite inhérent au bien de subsister, puisque, par hypothèse, le bien est toujours libre et que la bonne volonté appelle un retour de la bonne volonté.

Dire que l'homme vertueux mérite, c'est dire que la bonne volonté lui veut du bien en retour du bien qu'il a voulu. Le mérite n'est pas ce rapport abstrait qu'imagine une morale vulgaire; c'est un rapport de volonté à volonté, de personne à personne, un rapport de reconnaissance et conséquemment d'amour moral, qui consiste en ce que celui qui aime doit être aimé. Le bonheur, prix de l'amour, doit en être la satisfaction; or, l'amour n'est satisfait que s'il produit chez les autres un amour égal à lui-même; l'amour ne peut donc se payer qu'avec de l'amour: voilà le prix qu'il mérite. Cette conception du mérite ne fait que reproduire l'idée d'où découle toute la morale de la liberté: c'est qu'une liberté placée, par hypothèse, en face d'une autre liberté, une bonne volonté placée en face d'une bonne volonté, l'aimera certainement, et néanmoins librement.

Quant au démérite, peut-on admettre la doctrine qui en fait une sorte de droit à la malveillance et au malheur? Le bien appelle le bien; mais le mal, ce bien inférieur, appelle aussi le 329 bien. Si la bonne volonté est nécessaire à l'égard des meilleurs, elle est encore plus nécessaire à l'égard des moins bons. Le démérite est donc la nécessité d'un bien, et non d'un mal, pour l'homme vicieux; ou, si le mal est alors nécessaire, ce n'est que comme moyen d'un bien, à défaut d'un moyen meilleur. Tel, dit Platon, le médecin cause parfois de la douleur au malade en vue de sa guérison. Mais le mal n'appelle pas pour compensation le mal, selon la loi barbare du talion que l'humanité prête encore à Dieu même sous le nom d'expiation ou de vengeance divine. Il n'y a pas d'expiation, ni même de punition proprement dite; on ne neutralise pas le mal en ajoutant un second mal au premier, mais on triomphe du mal à force de bien. Toute douleur infligée, toute répression qui n'est pas un bienfait et un acte de bonne volonté, devient blâmable. La force ne peut être employée que comme moyen de défense personnelle; croire à un Dieu qui emploie la force, lui qui ne devrait pas avoir besoin de se défendre, c'est se faire une idole à l'image de l'homme.

Avec la réalité de la mauvaise volonté disparaît toute possibilité de damnation. Celui qui éprouverait véritablement, comme l'imaginent les théologiens, la «haine de Dieu» et ferait librement le mal pour le mal, celui-là, tant que durerait cet état, semblerait réaliser la conception théologique du dam; et si, par une hypothèse absurde, une volonté libre dans le mal s'obstinait éternellement à vouloir le mal, elle réaliserait le Satan de la Bible. Mais, peut-on dire aux théologiens, pour que votre Dieu soit possible, faut-il donc que Satan le soit? faut-il que Dieu même, pour être libre, puisse être à son choix Satan ou Dieu? faut-il enfin que nous, pour être libres, nous puissions être aussi, à notre choix, divins ou sataniques? L'attribution de la liberté au mal, que vous donnez pour pendant à la liberté du bien, est un reste de ce long culte des contraires et de ce dualisme qui produisit Ormudz et Ahrimane, Dieu et Satan, la bonne volonté éternelle et la mauvaise volonté éternelle. De nos jours, Satan détrôné doit emporter dans sa chute toutes les conceptions de haine, de méchanceté libre, de démérite positif, de vengeance, d'expiation, de damnation. Vous tenez à conserver Dieu, soit; mais vous ne devez pas tenir à l'existence d'un ennemi qui s'opposerait à sa bonté. Vous voulez que l'amour subsiste avec toute sa liberté, sa beauté, sa dignité, son mérite, sa récompense d'amour; mais, si la haine ou la malice libre n'est qu'une apparence, regretterez-vous de voir se changer votre colère en pitié?

330 Tels sont les arguments favorables à la doctrine qui admet tout ensemble la liberté dans le bien et l'absence de liberté dans le mal.

La preuve que cette doctrine est vraie en grande partie, c'est qu'elle est celle que nous devons appliquer au jugement des autres: n'est-ce pas à ce point de vue élevé que les grandes âmes se sont toujours placées pour apprécier les actions d'autrui? Voici maintenant la contre-partie de cette doctrine.


Si l'indulgence est légitime envers nos semblables, elle est dangereuse à l'égard de nous-mêmes. Le juste, quand il s'agit de peser ses propres actions, change entièrement de poids et de mesure, et semble raisonner d'après des principes absolument contraires aux précédents: le bien qu'il a fait, il refuse de se l'attribuer, et il s'attribue le mal. S'il a bien fait, à l'en croire, il n'a aucun mérite, il n'a fait que suivre une heureuse inspiration, un élan de la «nature» ou un élan de la «grâce.» Comme il s'accuse, au contraire, quand il a mal fait! Avec quelle énergie il réclame sa part de liberté et de responsabilité! Il ne veut pas être irresponsable du mal, il en appelle sur sa tête toutes les conséquences, il veut le remords, il veut l'expiation. C'est un sentiment que nous avons tous éprouvé après avoir mal agi: nous ne voulons pas que l'on nous excuse, nous ne voulons pas que l'on nous plaigne en nous disant que nous n'avons point été libres et que nous n'aurions pu agir autrement. N'avoir pas assez aimé! voilà ce que nous nous reprochons avec une indicible amertume, comme s'il avait dépendu de nous d'aimer davantage. Nous ne pouvons pas nous pardonner, et nous nous condamnons en quelque sorte nous-mêmes à un éternel remords, que nous diminuerons indéfiniment à force d'amour sans cependant l'effacer jamais. Sans doute nous ne nous attribuons pas alors une liberté d'indifférence proprement dite: nous ne croyons pas que nous aurions pu agir autrement si nous n'avions éprouvé que le même degré d'amour; mais nous nous persuadons que ce degré aurait pu être supérieur, nous raisonnons comme si l'amour était une force indéfiniment et librement expansible, une puissance spontanée qui, en limitant son acte, peut placer la limite plus ou moins loin, au prix d'un effort plus ou moins grand, mais toujours possible. L'amour, à ce point de vue, serait responsable de ses propres défaillances, provoquées sans doute, mais non imposées par les fatalités extérieures.

Jusqu'à quel point ces sentiments naturels et instinctifs seraient-ils 331 justifiables dans l'hypothèse d'un déterminisme absolu?—Nous l'avons déjà fait voir, le remords n'est pas détruit entièrement par l'hypothèse du déterminisme, et les paradoxes de Spinoza, qui condamne ce sentiment, sont des exagérations même dans sa théorie fataliste. Le remords, en effet, est toujours utile pour nous faire prendre conscience du désordre où notre âme s'est trouvée: les maladies morales se distinguent des autres en ce qu'on les guérit d'autant mieux qu'on les connaît plus et qu'on en souffre davantage. En outre, quand on rétablit dans la question l'élément négligé par les fatalistes,—la persuasion de la liberté,—on obtient une combinaison d'idées plus voisine encore de la réalité même. Un homme a-t-il mal agi avec la persuasion qu'il aurait pu bien agir, il ne saurait trop déplorer un tel genre de maladie, qui offre toutes les apparences de la malice proprement dite ou du mal moral. Le déterminisme peut même aller plus loin encore. L'idée de la liberté tendant à réaliser son objet, et la persuasion engendrant la force, celui qui a fait le mal en se croyant libre de faire le bien avait réellement dans la main le premier anneau d'une série d'actes opposés à ceux qu'il a choisis: c'est là une raison de plus pour qu'il déplore son acte.

Mais le déterminisme, arrivé à ce point, semble parvenu à l'extrême limite qu'il peut atteindre. Ses adversaires lui objecteront que celui qui a mal fait avait les moyens de bien faire, excepté un cependant, dont l'absence a tout fait manquer. Or, ajouteront-ils, ce moyen dépendait-il, oui ou non, de l'agent moral? S'il en dépendait, celui qui a mal fait avait tous les moyens de bien faire. S'il n'en dépendait pas, l'impossibilité de faire autrement était en soi complète, malgré la présence de toutes les autres conditions secondaires. Bien plus, cette impossibilité subsiste et subsistera tant que quelque heureux retour de la fortune n'aura pas rétabli la volonté égarée dans une direction meilleure. Peu importe, disaient les stoïciens, qu'un chien se noie au fond de l'eau ou près de la surface, s'il se noie; et ils en concluaient l'égalité de tous les vices. De même, que celui qui est dans le mal soit près du bien ou en soit loin, toujours est-il que, selon le déterminisme du mal, il ne pouvait pas faire le bien et n'est absolument pas responsable de sa faute. Sans doute il vaut mieux être près du bord et le savoir, car cette pensée même peut augmenter le courage et la force de celui qui se noie; mais si, en dernière analyse, son effort est impuissant en vertu de quelque condition qui ne dépende pas de lui, il n'y a point de responsabilité vraie, et le remords n'est plus que le regret de l'inévitable. Or, s'il est conforme 332 à la «charité» socratique et évangélique de dégager le plus possible la responsabilité des autres, est-il conforme à la moralité personnelle de dégager sa propre responsabilité et d'admettre une doctrine qui semble, en définitive, nous déclarer innocents dans les actes où nous nous croyons coupables?

Le déterminisme vient donc se heurter de nouveau contre le sentiment, vrai ou faux, de la responsabilité morale: il ne suffit pas, semble-t-il, que nous soyons responsables en aimant le bien, il faudrait aussi que nous fussions responsables en n'aimant pas assez le bien. Si le positif de l'amour vient de nous et si les obstacles à l'amour viennent du dehors, il faudrait pourtant que la mesure établie entre les deux fût en quelque façon notre œuvre, et que l'obstacle pût être plus ou moins reculé par nous.


La raison de toutes ces antinomies relatives à la responsabilité du bien et du mal, c'est que nous ignorons la nature dernière de l'individualité, et conséquemment sa vraie puissance. Si l'individualité est un simple phénomène, nous ignorons assurément la nature de ce phénomène et, en général, du phénomène; nous ignorons pourquoi et comment il y a plusieurs phénomènes, plusieurs êtres au moins apparents, au lieu de l'unité, pourquoi il y a changement au lieu de l'immobilité. A plus forte raison, si l'individualité a un fond original et substantiel, si la distinction des êtres a une valeur plus qu'illusoire, nous ignorons ce qui individualise l'être, jusqu'à quel point chacun s'oppose à tous, sans cependant se séparer de tous, enfin quelles sont les limites de notre puissance morale: Quid nequeas, quid non.

De là deux conceptions rivales de la liberté: l'une qui en fait un attribut de l'individuel, l'autre qui en fait un attribut de l'universel. Toutes deux ont leurs raisons et probablement leur vérité relative. D'une part, si nous sommes libres, c'est, semble-t-il, en tant que notre action individuelle ne s'abîme pas dans celle de l'univers et que, relativement au tout, nous conservons une certaine indépendance qui constitue notre être propre. D'autre part, la science nous montre tellement dépendants de l'univers, que notre liberté se trouve à la fin solidaire de la liberté des autres et que, pour être réelle, elle impliquerait l'universelle liberté. De cette antinomie, à laquelle se ramènent toutes celles qui concernent la responsabilité, on peut conclure que la vraie liberté n'est probablement ni un attribut de la seule individualité ni un attribut de la seule totalité, mais un pouvoir qui, s'il existe, a sa racine au delà de 333 chacun et de tous dans quelque principe commun de l'individualité et de l'universalité. Or, un tel principe est pour nous ce qu'il y a de plus indéterminable. A tous les points de vue, la nature de l'individualité et son rapport à l'universel restent donc indéterminés pour la pensée humaine.

S'il y a là un sujet de modestie intellectuelle, il y a aussi un sujet de confiance morale. En effet, c'est le rapport seul de l'individuel à l'universel qui, s'il était connu comme nécessaire, nous riverait définitivement à un déterminisme inflexible; puisque, au contraire, ce rapport reste indéterminé pour notre pensée, il rend concevable, par voie détournée, une certaine spontanéité radicale du moi individuel. Nous ne pouvons savoir si cette spontanéité existe réellement, ni comment elle existe, mais enfin nous la concevons comme possible ou, si l'on préfère, comme non impossible. Dès lors, le déterminisme voit de nouveau se poser devant lui la limite idéale et problématique que nous lui avons mainte fois assignée; sous sa forme dernière, qui est la fatalité du mal, il aboutit au même point d'interrogation que sous ses autres formes. Notre ignorance invincible du rapport entre l'individuel et l'universel fonde théoriquement la valeur pratique de l'idée de liberté, en nous empêchant de considérer cette idée comme certainement illusoire et comme déguisant une fatalité certaine. Les doctrines adverses se trouvent alors réconciliées à la fois dans l'ignorance métaphysique du fond dernier des choses et dans la connaissance des effets pratiques produits par l'idée de liberté. Si nous ne comprenons pas comment le dernier fond des êtres pourrait être une spontanéité radicale, nous ne comprenons pas davantage comment il serait une nécessité radicale, car qu'est-ce que la nécessité, sinon un rapport, et comment un rapport peut-il être je ne sais quoi de dernier et d'absolu? Nous ne pouvons donc savoir s'il ne reste point, au delà de tout ce qui est, un idéal non réalisé et cependant réalisable, un principe de devenir et de progrès, une sorte de fond auquel la réalité actuelle peut puiser ce qui deviendra la réalité future. Le temps même, nous l'avons vu, ne se conçoit pas dans l'hypothèse d'une pure répétition, d'une pure identité, stérile comme l'être de Parménide. Si l'individu n'est pas une pure apparence, s'il touche par quelque point au fond même de la réalité, si enfin ce fond est plus riche que ses formes actuelles, s'il peut donner plus que la réalité n'a encore pris, peut-être l'individu n'est-il pas incapable de contribuer à modifier pour sa part l'état de l'univers, tel que cet état résulte des phénomènes antécédents; peut-être en s'appuyant 334 sur l'idée même de liberté, l'individu n'est-il pas incapable de prendre un élan pour aller au bien idéal, par cela même pour sortir du mal réel; peut-être ainsi l'individualité consciente renferme-t-elle une spontanéité radicale, quoique réglée en son évolution, qui échapperait en sa source à tous les calculs fondés uniquement sur le déterminisme mécanique. Peut-être même, si l'infinité existe en toutes choses, le calcul est-il par essence impuissant à saisir autre chose que des limites plus ou moins artificiellement déterminées au sein de ce qui est réellement illimité et indéterminable. Nous ne savons donc pas ce qui nous est définitivement possible ou impossible, ni ce qui aurait été possible ou impossible dans telle circonstance donnée.

Quand on s'élève jusqu'à cette idée d'une puissance radicale enveloppant l'infini,—idée par rapport à laquelle les autres deviennent comme des asymptotes incapables d'atteindre ce dont elles se rapprochent,—on ne s'étonne plus des fluctuations perpétuelles de nos jugements humains sur la responsabilité du bien et du mal et sur le pouvoir des contraires. Si nous nous attribuons l'honneur du bien accompli par nous, c'est, semble-t-il, en tant que nous nous concevons, par notre fond, identiques à l'être universel, identiques au tout dont nous sommes les membres. Si nous nous attribuons le déshonneur du mal accompli par nous, c'est en tant que nous nous concevons comme une partie plus ou moins distincte du tout, comme une individualité plus ou moins différente des autres et divisée d'avec l'universel. Nous plaçons en nous deux moi, l'un individuel, l'autre universel, l'un qui constitue tel homme en tel temps et en tel lieu, l'autre qui embrasse l'univers dans tous les temps et dans tous les lieux: c'est tantôt à l'un, tantôt à l'autre que nous rapportons le mérite ou le démérite d'une action. Le rapport caché de l'un et du multiple, de l'universel et de l'individuel, est ce qui a suscité tous les symboles métaphysiques et tous les dogmes religieux. Symboles et dogmes ne sont point des solutions: ils ne sont que la traduction de la difficulté en formules nouvelles, les unes abstraites, les autres sensibles et mythiques. A vrai dire, notre notion de l'individualité est toujours relative et inadéquate: elle se relie nécessairement à celle d'universalité. Il y a donc présomption pour l'homme à vouloir marquer exactement dans sa pensée la part qui revient à l'individu, à vouloir ainsi exercer une sorte de justice distributive. Nous ne pouvons juger absolument ni les autres personnes, ni notre propre personne, car nous ne pouvons ni descendre dans la conscience d'autrui, ni même descendre 335 jusqu'au dernier fond de notre propre conscience pour mesurer notre force de volonté. Pourquoi donc tant discuter sur le moi et le toi, sur le mien et le tien, sur mon mérite ou votre mérite? C'est là une sorte d'égoïsme quand il s'agit de nous, une sorte d'orgueil quand il s'agit des autres.


Scientifiquement et pratiquement, nous sommes obligés, dans un problème insondable pour la métaphysique, de substituer à la réalité inconnaissable les idées et leur force, qui sont connaissables, mais qui n'en sont, pour ainsi dire, que des équivalents indéfiniment extensibles. Traduits dans le langage des idées-forces, la responsabilité morale et le remords ont un sens intelligible. La responsabilité apparaît comme une idée qui tend à se réaliser elle-même: elle est l'idéal conçu, désiré, aimé, qui s'attribue une force efficace et qui, en conséquence, n'accepte pas sa propre défaillance pratique comme absolument et définitivement nécessaire, cette défaillance fût-elle explicable par des nécessités physiques et mentales, d'ailleurs relatives. Le jugement moral est une sorte de négation jetée par l'idée au fait, un non que la pensée de l'idéal oppose à toute réalité qui la contredit. C'est à ce point de vue qu'il devient vrai de dire, avec Kant, que la considération du temps perd sa valeur pour celui qui juge moralement une action. Quand nous concevons l'universel, le tout, notre pensée tend à devenir indépendante du temps: cette indépendance est un des fondements du repentir. On se souvient de ce que dit Kant à ce sujet. Le repentir, ne pouvant empêcher ce qui a été fait de l'avoir été, est pratiquement vide, et cependant il est moralement légitime, car la pensée, quand il s'agit du bien universel et idéal, ne demande qu'une chose: le fait nous appartient-il comme action? et, dans ce cas, que cette action soit depuis longtemps passée, il n'importe; la raison y lie toujours moralement la même douleur.—Nous irons plus loin encore que Kant et nous dirons:—Quand la pensée se place au point de vue universel et tend ainsi à dépasser la sphère du temps, elle n'a même pas besoin de se demander «si le fait nous appartient comme action,» ni si nous aurions pu, nous, faire le contraire; elle ne s'arrête pas à la question d'individualité ni même de liberté individuelle; elle laisse de côté les spéculations sur le possible et l'impossible. Elle condamne le fait comme contraire à l'idéal, quel que soit celui qui l'a accompli et à quelque nécessité qu'il ait cédé, parce qu'elle s'attribue à elle-même la suprématie et l'indépendance: c'est cette indépendance de la pensée, même devant le fait fatal, 336 qui commence la liberté pratique. La pensée est un germe de liberté, en ce sens qu'elle conçoit l'universel amour au milieu même de la mêlée qui entrechoque les égoïsmes individuels, et que cette idée, n'étant pas sans force efficace, tend à nous rendre indépendants de fait et à nous faire régler nos actions conformément à elle-même. La question des individualités disparaît à cette hauteur: que ce soit vous ou moi qui fassiez mal, qu'importe?—«J'ai mal à votre poitrine,» j'ai mal à votre conscience. J'accepte jusqu'à un certain point la solidarité du mal fait par vous, comme j'accepte la responsabilité du mal que j'ai fait, et cela, malgré les nécessités apparentes ou réelles auxquelles nous avons cédé: le mal nécessaire est toujours le mal, le mal passé est toujours actuel, le mal individuel est toujours universel.

Le sentiment de responsabilité et de solidarité n'en prend pas moins une vivacité supérieure quand c'est en moi et par moi que s'est produit le mal moral. Alors, c'est le même sujet intelligent qui conçoit l'idéal et qui se voit réellement en contradiction avec cet idéal. De plus, il se demande s'il n'aurait pas pu, par l'intermédiaire de l'idée et de l'amour, trouver en soi un moyen de réaliser le mieux. La force de l'idée devient ainsi force de résistance, révolte contre soi-même; et l'effort contre soi, n'est-ce pas la suprême douleur?

Maintenant, si, au lieu d'avoir présente à l'esprit une action passée, vous avez présente à l'esprit une action à venir, l'antinomie est moins éloignée de sa solution, au moins dans l'ordre scientifique et pratique. En effet, ce n'est plus une chose inutile et «vide» que de songer à l'avenir et de s'y attribuer la responsabilité du mal comme du bien, car ici la pensée de ma responsabilité dans le mal peut empêcher le mal d'être fait. Cette idée n'est pas pratiquement illusoire, puisqu'elle agit. Elle ne l'est pas non plus scientifiquement, puisque la force des idées et de l'amour est pour nous incalculable, progressive, indéfiniment susceptible d'accroissement. Enfin, au point de vue métaphysique, ne pouvant savoir ce qu'est notre individualité et son rapport avec l'universel, nous avons le droit d'admettre qu'il n'existe pas une antinomie insoluble entre la réalité fondamentale et cette responsabilité que nous prenons, que nous voulons avoir, que nous nous imposons; c'est un fardeau que nous mettons sur nos épaules, toujours glorieux alors même que nous succombons parfois sous le faix.

De là dérivent pour nous, en quelque sorte, trois règles de conduite morale et intellectuelle qui résument tout ce qui précède. 337 1o Il faut pratiquement agir comme si nous étions responsables du bien et aussi du mal. 2o Il faut scientifiquement soutenir que cette idée de notre responsabilité tend à se réaliser elle-même. 3o Il faut métaphysiquement soutenir qu'il n'y a pas contradiction démontrée entre cette idée active de notre responsabilité morale et la réalité dernière, où notre individualité s'unit à toutes les autres individualités, et où nous devenons, pour notre part, solidaires du monde entier. C'est parce que nous sommes un avec l'univers et cependant distincts des autres que nous pouvons être responsables dans notre volonté radicale. L'idée de liberté est l'expression connaissable de l'inconnaissable fondement du moi, du toi et du tous. Cette idée, jointe à l'impossibilité d'en démontrer théoriquement la contradiction avec le réel, sert de fondement à notre liberté pratique, par la force qu'elle développe en nous et qui modifie la direction primitive du déterminisme. Les antinomies spéculatives auxquelles donne lieu la notion de responsabilité expriment notre ignorance du rapport qui relie l'individu à l'universel. Notre pensée, à sa manière, s'élève au-dessus de cette opposition, puisqu'elle conçoit à la fois l'individu et l'univers; notre volonté doit aussi la dépasser et, dans le jugement moral comme dans l'acte moral, elle doit, en une certaine mesure, faire abstraction des personnes; elle doit se désintéresser de la question des individualités et des imputabilités, non par dédain de l'individu, mais, au contraire, par respect de l'individualité et par conscience des limites imposées à notre science. Pour nous en tenir à ce qui est certain, condamnons et repoussons le mal partout où il se manifeste, mais surtout en nous, où il devient plus présent, plus immédiat, où il devient nous-même; aimons le bien partout où il se montre, mais surtout chez les autres, où il est un bien vivant et un objet d'amour personnel.

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CONCLUSION

I. Mouvement de la philosophie moderne en Allemagne, en Angleterre et en France.

II. Résumé de la méthode suivie pour la recherche d'une conciliation. Moyens-termes scientifiques intercalés entre les doctrines adverses.

III. Inductions métaphysiques.—Problème final et nécessité de le résoudre moralement par l'action.

I.—L'accord progressif des doctrines doit se faire moins par la destruction des systèmes que par leur superposition en un plus vaste édifice, dont les diverses assises se soutiennent au lieu de se nuire. Ces diverses assises ne sont, en somme, que nos propres puissances intérieures projetées à l'origine des choses: intelligence, sensibilité, volonté. Les systèmes métaphysiques ont beau chercher à connaître ce qui est réellement et indépendamment de nous, nous ne pouvons nous représenter ce qui est que d'après ce que nous sommes. De là la philosophie de l'intelligence, la philosophie de la sensibilité, la philosophie de la volonté, l'une intellectualiste, l'autre esthétique au sens étymologique du mot, l'autre morale.

La première assise de l'édifice philosophique est formée par tout ce que le matérialisme contient de positif sur les conditions nécessaires des choses, que Socrate et Platon appelaient μηχαναι αιτιαι αναγκαιαι. La liaison mécanique des phénomènes, d'où résulte la stabilité de l'univers, est l'objet même de l'intelligence ou de la science. Nous ne connaissons et comprenons que ce que nous expliquons par la logique appliquée à la quantité et au mouvement, c'est-à-dire par la mathématique universelle et le mécanisme universel. Mais n'y a-t-il rien de plus? C'est ce que soutiennent les purs matérialistes. Pour eux, l'explication de l'univers est toute simple: c'est comme un vaste jeu de dés ou de dominos qui, en s'ajustant par leurs bouts similaires, selon des combinaisons mathématiques, forment des dessins de toute sorte. Il reste à savoir ce que sont en eux-mêmes les dés, les molécules, les atomes. Ce jeu de surfaces satisfait l'intelligence abstraite, mais il 339 n'explique même pas le fait de sentir, la simple sensation. Or, il faut bien qu'il y ait sous l'intellectuel du sensible proprement dit, sous le formel du réel. Et cette réalité, nous ne pouvons la comprendre que par analogie avec ce que nous appelons sentir, désirer. De là la tendance à placer dans les choses, comme face interne et vraiment psychique, non plus physique, quelque chose d'analogue à nos sensations, à nos plaisirs, à nos douleurs, à nos désirs. «Le mouvement est un désir,» disaient Aristote et Platon.

La seconde assise de la construction philosophique, c'est donc le sensible, dont le mécanique ou, ce qui revient au même, l'intellectuel pur n'est que le dehors. Cette assise fut ajoutée par Socrate, Platon, Aristote, mais ils ne purent s'empêcher de se figurer encore le sensible sous forme intellectuelle, comme tendance à une fin plus ou moins entrevue par une intelligence, comme finalité proprement dite. S'appuyant sur ce que le plaisir, fond de la sensation, semble la conscience d'une harmonie, ils ont cru que l'harmonie était un concours de moyens vers une fin. Cette finalité n'était, nous l'avons fait voir, que du mécanisme retourné,—conception encore plus subjective que le mécanisme pur. C'était une sorte d'art humain placé dans les choses et ajouté à la science. Mais, quelque contestable que soit le mode de représentation finaliste et esthétique, quand on le transporte ainsi dans l'univers, ce qui demeure incontestable, c'est qu'on ne peut pas faire du réel avec du logique pur ou du mécanique pur, parce qu'alors il n'y aurait plus que des rapports abstraits sans termes concrets; et le concret, c'est ce que nous saisissons en le sentant. Il n'y a pas d'autre moyen pour nous d'entrer en possession du réel que de sentir: c'est ce que Kant a parfaitement montré, et c'est ce que les anciens ou, parmi les modernes, les cartésiens avaient trop oublié.

Une fois rétablie la sensation au dedans du réel, que l'intelligence parcourt du dehors, il reste encore un point de vue qui paraît supérieur aux précédents: c'est celui de l'activité primitive, de la volonté radicale, fond de nos idées de cause, d'inconditionnel, d'absolu, de liberté. C'est vers ce point de vue que tend à s'élever la morale proprement dite, car la morale a pour objet la volonté même et le but le plus haut que la volonté puisse poursuivre.

Les anciens, cependant, firent toujours rentrer la morale dans la science ou dans l'art, sans assigner à la moralité une sphère qui lui fût absolument propre. L'éthique était pour eux la science du bien ou l'art du bien; et par ce bien, nous 340 l'avons vu, ils entendaient quelque chose d'impersonnel ou de neutre, qui était la vérité, l'utilité, la beauté, sans être encore proprement la bonté. Or, la vérité n'est que la nécessité logique; l'utilité n'est que la nécessité en quelque sorte sensible, vitale et, si l'on veut, «finale». Quant à la beauté et à la grâce, elles ne font encore qu'éveiller l'idée d'un principe supérieur à la nécessité et dominant l'organisme visible. La vraie liberté idéale, qui serait l'absolu même, et la vraie moralité idéale, qui ne serait plus un bien abstrait, mais une bonté vivante, furent cependant entrevues par Platon et par les Alexandrins, comme par l'Inde, par la Perse, par la Judée. Avec le christianisme, elle s'éleva au rang d'une idée directrice et rénovatrice. Ce principe, obscurci et mutilé par la théologie romaine, rétabli dans l'ordre social par la France, proposé par elle comme idéal au monde sous les noms de liberté, d'égalité et de fraternité, semble enfin arriver de nos jours à la conscience de lui-même dans l'ordre philosophique. Kant et ses successeurs ont tous conçu la philosophie comme l'explication des choses à un triple point de vue, celui de la connaissance, celui de la sensibilité et celui de la volonté. Le mécanisme universel, tel que Descartes l'avait représenté, tel que Leibnitz l'avait accepté comme loi de la connaissance scientifique, fut l'objet propre de la Critique de la raison pure: l'organisation vivante et les lois internes du désir furent celui de la Critique du jugement téléologique et esthétique; enfin, Kant ajouta à ces deux premiers objets l'idéal nouveau d'une moralité qui serait vraiment à elle-même sa raison, sans recevoir sa loi ni des nécessités logiques et mécaniques, ni des nécessités sensibles et esthétiques. Par là, au lieu de subordonner la volonté à l'utile, à l'agréable, ou même à un bien abstrait, Kant voulut faire procéder le bien réel de la volonté même, qui, étant autonome, serait enfin libre. Mais Kant fit encore de la liberté un principe trop abstrait, la raison universelle; il fit de la loi une catégorie trop abstraite, trop logique, trop formelle, celle de l'universalité; il rejeta au second rang l'amour ou la charité, dont il semblait encore confondre l'idée typique avec le désir et le sentiment fatal. Malgré son formalisme excessif, il n'en a pas moins fait voir que l'idéale liberté doit être introduite au sommet de la philosophie comme une notion à part, dont la logique et l'art, la pensée et le sentiment ne sauraient remplir entièrement le contenu, et qui symbolise pour nous le suprême principe de l'action. Après Kant, la philosophie allemande maintint à la fois ces trois catégories de la nécessité, de la finalité immanente et de la liberté idéale. Déjà Leibnitz, 341 avec Platon et Aristote, avait remarqué que les causes efficientes et les causes finales, les mouvements et les appétitions sont la même série prise en deux sens inverses; l'école de Kant n'eut qu'à développer cette conception pour réduire en un seul système l'universelle logique et l'art universel de la nature, où elle vit la double expression d'un principe un et inconditionnel. Hegel lui-même maintint la liberté idéale au troisième moment de l'évolution métaphysique, mais seulement comme l'unité finale du grand Tout. Schelling, dans sa dernière philosophie, et après lui Schopenhauer, placèrent au-dessus du logique et au-dessus du sensible la volonté comme principe des choses. En cette volonté Schopenhauer reconnut la liberté nouménale, où son pessimisme voudrait nous faire rentrer par l'anéantissement de toute existence matérielle et intellectuelle. Enfin les disciples de Schopenhauer ont donné à la volonté supra-consciente le nom de l'Inconscient, et ils en ont fait dériver le mécanisme et la finalité universelle, avec la perspective d'une délivrance finale par le nirvâna.

En France, à l'école sensualiste, tout entière absorbée dans le mécanisme des sensations, succéda Maine de Biran, qui rétablit dans l'homme et dans la nature le dynamisme de la vie, mais sous la forme douteuse de la force motrice. Maine de Biran rêva, lui aussi, au-dessus de la logique et de l'art, une sphère de liberté idéale, dont il n'eut qu'un sentiment trop mystique. L'influence de ses idées, d'abord mutilées par Victor Cousin, reparut ensuite: plus d'un philosophe français s'est accordé avec Maine de Biran et avec la philosophie allemande pour supposer, au-dessus du mécanisme logique et de la réalité sensible, une région de liberté qui serait en même temps celle de l'amour compris en son vrai sens. Par là, tout en s'inspirant de la philosophie évangélique et de la philosophie germanique, la philosophie française ne faisait pourtant que revenir à la tradition cartésienne. Descartes, en effet, avait déjà élevé au-dessus du mécanisme matériel une pensée qui, elle-même, lui semblait subordonnée à la liberté. Descartes avait même fait consister cette liberté dans une volonté indéterminée et indéterminable. La subordination de la pensée à la volonté, selon lui, existait non seulement dans l'homme, mais en Dieu même. Pascal, à son tour, admit trois ordres: l'un où tout est mouvement, l'autre où tout est pensée, l'autre où règne la «charité.» Enfin l'idée non plus mystique, mais pratique, de la liberté individuelle, avec celle du droit qui s'y rattache, puis l'idée de fraternité universelle, avec celle d'association qui en dérive, devinrent les conceptions dominantes 342 de la philosophie française au dix-huitième siècle, de la Révolution française et des écoles politiques de notre époque qui ont développé les principes de la Révolution. C'est aux Français que Kant et Fichte empruntèrent, en grande partie, leur métaphysique du droit et leur philosophie de la liberté dans l'ordre social. Si on songe de plus à l'influence jadis exercée par Descartes sur Leibnitz, on reconnaîtra que la France n'avait qu'à conserver et à développer, dans l'ordre philosophique, sa propre tradition, pour s'accorder sur plus d'un point capital avec les écoles allemandes. On peut ajouter que l'idée directrice de la France, étant celle de liberté et par cela même de fraternité, est l'idée directrice de l'humanité même: notre idée nationale est précisément l'idée humaine[165]. La philosophie allemande, au contraire, s'en est tenue de préférence, dans le domaine social et politique, aux catégories de la nécessité logique et mécanique, de la science et de la force. Abandonnant à la sphère mystique de la religion la liberté idéale et «intelligible,» elle a cherché surtout son modèle pratique dans le mécanisme de la matière ou dans les lois de l'organisme vivant. L'unité qu'elle semble aujourd'hui poursuivre dans l'ordre social est celle qui subordonne les moyens aux fins comme les effets aux causes, les parties au tout, l'individu à l'État, les États faibles aux États forts, les races prétendues inférieures aux races supérieures: la science et l'art y priment la morale. Si un peuple vaut surtout par son idée directrice, et si l'idée de liberté ou de fraternité est la vraie puissance à laquelle appartient l'avenir, quelles que soient, dans le présent, les apparences contraires, ce n'est pas à l'Allemagne, c'est à la France qu'appartiendra sans doute la plus haute victoire.

L'Angleterre, dans l'ordre philosophique, a surtout étudié jusqu'ici le mécanisme des phénomènes ou des sensations. Cependant, ses plus récents philosophes admettent, sous l'enveloppe extérieure des choses, un dynamisme interne, dont la forme expérimentale est l'énergie musculaire; c'est là une conception qui n'est pas sans analogie avec la doctrine de Biran. En même temps, les penseurs anglais qui s'élèvent à des vues systématiques représentent l'universelle évolution, à la fois mécanique par l'extérieur et psychique par l'intérieur, comme le «symbole» d'une réalité absolue et inconditionnelle, qui est pour nous l'Inconnaissable. Il n'est pas difficile de 343 reconnaître dans ce principe le noumène de Kant. Tel est, selon M. Spencer, l'indestructible fondement des spéculations qui se retrouvent dans toutes les philosophies et dans toutes les religions. Le nom que M. Spencer donne à la réalité persistante et éternelle, c'est la Force,—non la force à nous connue, mais la force inconnue et inconnaissable. Il n'y a pas grande différence entre cette Force universelle et la Volonté universelle de Schopenhauer; comme, de plus, elle est «absolue» et «inconditionnée,» tout en étant «conditionnante,» on pourrait lui donner sans inconvénient, avec la philosophie allemande, le nom également symbolique de liberté, qui exprime simplement en langage humain l'antithèse de l'activité primitive avec le conditionné et le nécessité. Mais les Anglais n'aiment pas ce mot, du moins en métaphysique et en morale. Dans leur physique des mœurs, ils ne font même pas figurer la liberté comme idéal, comme puissance de désintéressement et de vouloir universel. A l'exemple des Anciens, ils ramènent la morale tout entière à la science ou à l'art, sans se demander si elle n'exprimerait pas, au moins «symboliquement», quelque idéal supérieur. Il en résulte que, dans l'ordre social, la liberté demeure pour eux un moyen, non une fin: elle n'a de valeur que comme le plus utile instrument du bien-être individuel ou collectif. C'est au fond l'idée de l'utile qui est pour eux, dans la pratique, l'idée directrice. Malgré leur libéralisme si sincère, ils ne comprennent guère l'idéal moral d'une liberté absolument désintéressée, qui serait par elle-même sacrée et aimable. La notion de la moralité proprement dite disparaît à leurs yeux comme principe à part et original; l'éthique n'est plus qu'une science ou un art analogue aux autres, simple extension de la physiologie, de l'hygiène et de la sociologie.

Le défaut commun des divers systèmes métaphysiques dont nous venons de faire l'esquisse rapide, c'est, si nous ne nous trompons, le vide ou l'hiatus qu'ils laissent subsister entre la réalité et l'idéal, entre le relatif et l'«absolu,» entre le phénomène et le «noumène,» entre le connaissable et l'«inconnaissable.» La région de l'idéal demeure, soit un domaine mystique et transcendant, livré aux rêves de la foi, soit une nuit impénétrable dont ne peut nous venir rien d'utile pour la connaissance ou pour l'action. La liberté intelligible des Allemands est aussi oisive que les dieux d'Epicure; elle n'est que la totalité de l'univers ou l'unité dont le tout dérive, et on ne voit pas comment elle peut descendre dans l'homme. De même, l'inconnaissable et l'inconditionnel des Anglais est un X dont 344 il n'y a plus à s'occuper, même en morale, une fois qu'on l'a placé, énigme insoluble, au commencement du livre de la science. Le déterminisme règne, exclusivement et sans restriction, sur la pratique comme sur la théorie. Seule, la philosophie française de nos jours s'efforce de maintenir, surtout en morale, une liberté plus pratique et moins transcendante, mais elle la représente sous la forme antiscientifique du libre arbitre. De là, entre la morale et la science, une opposition inconciliable.

Un problème se pose donc à notre époque: ne pourrait-on conserver la liberté, au moins comme idéal, dans la théorie, et donner à cet idéal un rôle actif, humain, individuel, de manière à réconcilier, sur le plus vaste terrain possible, le déterminisme et la liberté?—C'est pour contribuer à cette conciliation progressive que nous avons cherché, dans le livre qu'on vient de lire, à rapprocher peu à peu les systèmes adverses.

II.—Toutes les doctrines métaphysiques relatives à la nature de l'activité aboutissent également à quelque notion ultime et incompréhensible à laquelle elles subordonnent le reste. Si on abstrait ce que les notions dernières des systèmes ont de différent, on aura peut-être un résidu commun. Or, dans la question qui nous occupe, les éléments ultimes des systèmes nous ont paru être la notion d'une activité indéterminée, celle d'une activité déterminée et celle d'une activité déterminante; en d'autres termes, l'indifférence, la nécessité, la liberté. Mais l'indéterminé n'est qu'une notion secondaire, qui suppose une notion supérieure: nous l'avons vu, une cause n'est indéterminée que par rapport aux causes étrangères, ou par rapport aux effets qu'elle produit, en ce sens qu'elle n'est pas déterminée par eux; elle n'est pas pour cela en elle-même indétermination absolue. Le système de l'indifférence a donc pour résidu l'idée d'une puissance qui ne serait pas déterminée, mais déterminerait ses propres actes, c'est-à-dire, au fond, l'idée de l'indépendance, de la liberté. Quant au système de la nécessité, il faut savoir d'abord s'il s'agit une nécessité relative et empirique, ou d'une nécessité absolue et métaphysique. Rien n'empêche, nous l'avons vu, d'admettre la nécessité comme loi des effets ou des moyens, c'est-à-dire d'admettre que les effets sont déterminés par une cause supérieure, et que les moyens sont déterminés par la fin: cette conception des effets et des moyens comme conditionnés ou nécessités, chacun par rapport aux autres et tous par rapport à une cause supérieure, n'exclut pas la 345 possibilité de la liberté dans la cause même. Bien plus, si par hypothèse la cause est libre, il faudra précisément que cette dépendance complète existe dans les effets. Le vrai fatalisme est celui qui soutient que le dernier mot des choses n'est pas seulement une nécessité relative, laquelle pourrait dépendre encore de quelque liberté radicale, mais une nécessité absolue et radicale elle-même. Or, ce principe suprême dont les fatalistes font la loi et l'unité de l'univers, est une puissance nécessitante, déterminante, sorte de destin qui nous offre encore pour résidu un je ne sais quoi dont dépend tout le reste. Ainsi, la nécessité ne peut exclure toute liberté que si elle s'érige en absolu, et elle ne peut s'ériger en absolu que si elle se confond pour nous avec l'indépendance. En un mot, le déterminé et le non-déterminé semblent avoir pour principe le déterminant. Une idée plus ou moins vague d'indépendance et de liberté, idée problématique d'ailleurs et comme parabolique, se trouve être ainsi l'élément dernier des systèmes. On devait s'y attendre, puisque cette idée est le produit dernier de notre pensée même: le principe de causalité métaphysique n'en est que l'expression abstraite.

L'idée de liberté, comme elle nous a paru être au fond de ce qu'on nomme la «raison», nous a paru être aussi au fond de la conscience. A ce point de vue, elle est déjà moins abstraite et moins négative: elle est ce que nous désignons par le mot moi, marque de notre personnalité en face des choses extérieures, en face de l'univers. Par une intuition naturelle ou par une illusion naturelle, nous nous représentons notre activité propre sous l'idée de liberté: il nous semble qu'il y a en nous une indépendance individuelle qui consiste, non pas à exclure toute dépendance sous quelque rapport que ce soit, mais à s'affranchir progressivement de toutes les dépendances; c'est une puissance indéfinie, sinon infinie, qui nous semble pouvoir surmonter successivement tous les obstacles.

Cette idée de liberté, où coïncident la «raison» et la «conscience» mal à propos séparées par tant de psychologues, est-elle finalement démentie ou vérifiée par l'observation et par les lois de la nature, soit physiques, soit psychologiques?—Telle est la question fondamentale où se concentre tout le débat entre les systèmes adverses.

Nous avons rétabli d'abord, dans le domaine même des faits psychologiques, un élément essentiel dont l'oubli rendait suspects d'erreur tous les raisonnements des déterministes: l'influence exercée par l'idée même de la liberté. Cette idée, entre la liberté et la nécessité, est évidemment un intermédiaire. 346 Quelle qu'en soit la valeur objective, qu'on y voie le plus sublime produit de la nécessité ou l'obscure conscience d'une liberté réelle, il est incontestable que cette idée existe et agit dans tous les esprits: elle offre donc aux déterministes et à leurs adversaires un terrain commun où ils peuvent déjà se rencontrer. Et ce terrain est celui des faits ou de l'expérience, de ce qu'on appelle la connaissance positive, qui exprime les relations vérifiables des choses, non leur essence absolue.

Dans cette sphère de l'expérience, la notion de liberté nous a paru en premier lieu une idée-force, qui produit son effet sur le mécanisme même de nos actes, selon la loi de causalité empirique.

Cette loi,—qui est plutôt la loi des effets que celle des causes,—est un rapport de détermination universelle et réciproque, qui fait que la détermination d'une chose dépend de la détermination de toutes les autres. Dans le déterminisme universel, il n'y a aucun vide, aucune solution de continuité, rien de fluide: tout est solide, plein, résistant. Enserrés dans ce monde, nous sommes attachés de toutes parts comme par les «clous de la nécessité»; nous ne paraissons pas seulement emprisonnés, mais comprimés et écrasés entre les murs de notre prison; nous ne pouvons faire un mouvement que si notre prison même, c'est-à-dire l'univers entier, se meut avec nous et nous entraîne avec le reste. A cette condition seulement tout est un, parce que tout se tient; à cette condition seulement le monde peut devenir l'objet d'une pensée une. Il semble donc que la pensée, avec l'universel déterminisme, ait imposé aux choses la loi tyrannique de la fatalité. Tel est le premier moment de la dialectique. Pourtant, malgré la prison qui m'écrase, je trouve une force de résistance dans l'idée même de liberté. Quand j'agis sous cette idée, avec la persuasion que les murs de ma prison peuvent reculer et me permettre un mouvement, ils reculent en effet. Il est vrai que je les retrouve plus loin, mais, là encore, ils semblent de nouveau être mobiles et céder à la force de l'idée. Cette idée de liberté fait donc reculer devant elle les obstacles, et on ne saurait d'avance indiquer, dans l'expérience, une limite intérieure que je ne puisse franchir par la réaction de l'idée sur cette limite même. Bien plus, quand j'accomplis certains actes, je me figure que les murs de la prison intérieure tombent et que l'espace s'ouvre devant moi.

—Illusion, diront les déterministes; les murs existent encore.—Peut-être, mais il en est de cette question comme du 347 problème relatif à l'infinité du monde. Quelqu'un pourrait soutenir que, si j'allais assez loin, je rencontrerais les «murailles du monde»; mais si, en fait, je ne les rencontre jamais, les choses se passent pratiquement comme si ces bornes n'existaient pas.

Par là nous obtenons une liberté relative qui peut se concilier avec le déterminisme relatif. N'est-ce encore simplement qu'une nécessité prenant la forme de la liberté, ou est-ce la liberté prenant la forme de la nécessité?—Question qui concerne l'absolu des choses, et qui doit être réservée jusqu'au moment des spéculations métaphysiques. Tant que, dans l'ordre même de la pratique, il ne deviendra pas nécessaire de prendre un parti sur la nature absolue des objets, nous pourrons admettre d'un commun accord une certaine liberté de fait due à l'idée même de la liberté. En d'autres termes, le déterminisme intellectuel se change inévitablement en une sorte de liberté intellectuelle sous l'idée directrice de liberté[166].

La liberté nous a paru, en second lieu, un objet de désir, conséquemment une fin directrice dont l'influence s'exerce sur nos actes, les règle, y introduit l'harmonie. A ce point de vue, nous avons obtenu une sorte de liberté sensible et esthétique: l'évolution de nos désirs prend, elle aussi, la forme de la liberté quand nous désirons la liberté même. Ici l'indépendance psychologique compatible avec le déterminisme se rapproche davantage d'une liberté vraie, parce que le dynamisme intérieur des désirs et des sentiments enveloppe une plus évidente spontanéité que le mécanisme extérieur. La détermination mécanique n'est que le prolongement du passé; la détermination finaliste a lieu par l'idée et le désir d'une fin à venir. Il ne faut pas croire pour cela, ni qu'elle fasse éclater le mécanisme par une rupture intérieure, ni qu'elle se développe en dehors. Non, elle se développe du dedans même: l'«appétition» se révèle peu à peu comme le fond du mécanisme devenu conscient de son propre ressort et de sa propre direction. La finalité est la sensibilité et l'activité réfléchies sur elles-mêmes par l'intermédiaire de l'intelligence; elle est la pensée et le désir d'un état à venir, qui, ainsi, «devient»; mais cette pensée et ce désir d'un état futur sont actuels; ils sont produits eux-mêmes par la conscience de l'état présent, qui, à son tour, sort du passé. Il n'en est pas moins vrai qu'il y a un progrès du point de vue mécaniste au point de vue finaliste. Dans le déterminisme exclusivement 348 mécaniste et matérialiste, chaque phénomène est l'expression nécessaire de tous les faits extérieurs ou mouvements qui ont été, rien de plus; dans le déterminisme finaliste, le phénomène est l'expression d'un certain principe intérieur toujours présent, qui a fait être le passé et produira l'avenir par la conscience même qu'il acquiert de soi. Le passé, en tant que série de phénomènes mécaniques, n'est plus alors l'expression adéquate du principe qui l'a produit, et l'avenir n'est plus simplement la reproduction mécanique du passé: il y a, dans l'avenir et dans le présent même, quelque chose de plus que dans les phénomènes extérieurs et mouvements du passé; il y a un fond interne qui ne s'est pas épuisé dans les formes antécédentes et qui enveloppe, non un passé toujours répété, mais un avenir vraiment à venir, conséquemment progressif. Quoi qu'il en soit de la finalité hors de nous, il demeure incontestable que, dans notre conscience au moins, le désir de la liberté réalise une sorte de finalité immanente, supérieure au mécanisme brut comme la vie est supérieure à ses propres organes[167].

En troisième lieu, la liberté nous a paru un objet d'amour moral. Ici, le sujet et l'objet ne semblent plus séparés par une aussi grande distance qu'aux autres moments de l'évolution intérieure. L'idée abstraite de liberté semblait trop éloignée d'une liberté réelle; le désir actif de la liberté, quoique plus voisin, semblait encore loin de son objet; dans l'amour de la liberté, le sujet et l'objet tendent à se confondre. En étudiant la notion morale de l'amour désintéressé et universel, nous avons trouvé que l'amour d'autrui ne serait réel qu'autant qu'il serait libre. Maintenant, l'amour vrai, le vrai désintéressement est-il réel en nous? On ne peut le démontrer. Mais à coup sûr, si le déterminisme subsiste encore dans notre amour du bien universel, du moins y a-t-il pris tellement la forme de la liberté que nous pouvons à peine distinguer cette forme du fond même[168].

Considérée dans ce triple rôle, l'idée de liberté nous a fourni une méthode d'approximation indéfinie vers la liberté réelle. Et cette méthode peut être acceptée même par les partisans de la nécessité. Nous y avons trouvé quelque chose d'analogue, en son genre, à la méthode infinitésimale de Leibnitz, qui fournit aux mathématiciens une approximation indéfinie, parce qu'elle permet de diminuer indéfiniment, au-dessous de 349 toute quantité donnée, la différence de la variable et de sa limite.

La vraie et complète liberté envelopperait quelque chose d'absolu, et l'absolu, étant inexplicable, ne peut être l'objet d'une connaissance proprement dite. Donc, la liberté fût-elle certaine, on ne pourrait l'expliquer en elle-même, mais seulement dans ses effets. D'autre part, si ces effets sont explicables, c'est que, étant déterminés les uns par les autres et par leur cause supérieure, ils forment un mécanisme ou un organisme, dont on peut déterminer les ressorts ou les fonctions; ils forment conséquemment un déterminisme. C'est à ce point de vue que nous avons essayé une explication scientifique des formes communes de la liberté et du déterminisme. Cette explication remplit une lacune considérable dans les deux systèmes adverses. La doctrine de la nécessité, en effet, avait besoin de se compléter en montrant comment le déterminisme arrive à prendre l'apparence de la liberté; la doctrine de la liberté, à son tour, devait se compléter en montrant comment la liberté prend l'apparence du déterminisme: par là les deux systèmes devaient aller au-devant l'un de l'autre.

Résumons en un tableau les différents degrés que nous avons parcourus dans cette conciliation progressive, opérée sur le domaine de la science proprement dite.

I. Point de départ métaphysique (et invérifiable) des doctrines nécessitaires:
Nécessité absolue au fond des choses.

II. Développement scientifique du déterminisme, dans le domaine de la nécessité relative.

1o Déterminisme mécaniste et intellectualiste, fondé sur l'influence nécessitante des idées et des mouvements qui y correspondent. (Démocrite, Hobbes, Spinoza, Leibnitz, etc.)

2o Déterminisme finaliste, fondé sur l'influence nécessitante des désirs. (Platon, les stoïciens, Leibnitz, etc.)

3o Déterminisme moral, fondé sur l'influence nécessitante de l'amour du bien. (Socrate, Platon, les stoïciens, Leibnitz, Spinoza.)

Point culminant atteint jusqu'ici par le déterminisme dans son développement historique: La nécessité morale, telle que l'ont admise les platoniciens, les stoïciens, les spinozistes, les théologiens de la grâce.

III.—Progrès nouveaux que nous avons fait faire au déterminisme, et nouveaux moyens-termes que nous y avons introduits:

1o Rectification du déterminisme mécaniste et intellectualiste par l'introduction de l'idée de liberté et de son influence.—L'idée de liberté est l'équivalent de la liberté dans l'ordre mécanique.

2o Rectification du déterminisme finaliste par le désir de la liberté.—Le désir de la liberté est l'équivalent de la liberté dans l'ordre téléologique et esthétique.

3o Rectification du déterminisme moral par l'amour de la liberté.—L'amour de la liberté est l'équivalent de la liberté dans l'ordre moral.

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Point culminant vers lequel nous avons dirigé le déterminisme:

Idéal d'une liberté vraiment morale, qui serait pour l'individu un pouvoir absolu de se déterminer d'une manière désintéressée en vue de l'universel. La liberté morale serait ainsi identique à l'amour moral.

Cette série, reprise en sens inverse, représente les rectifications successives que nous avons introduites dans la doctrine qui admet tout d'abord, au fond de l'être, la liberté.

I. Point de départ métaphysique (et invérifiable) des partisans de la liberté:
Liberté absolue en elle-même et absolument déterminante.

II. Développement scientifique du système et transformations que nous lui avons fait subir:

1o Liberté se déterminant par l'amour de la liberté universelle. Elle prend alors la forme du déterminisme moral, tel que nous l'avons rectifié en introduisant la liberté parmi les objets d'amour.

2o Liberté se déterminant par le désir de la liberté. Elle produit intérieurement un organisme de moyens en vue d'une fin; c'est l'équivalent de la nécessité téléologique, telle que nous l'avons rectifiée en introduisant la liberté parmi les objets de désir.

3o Liberté se déterminant par l'idée de la liberté. Elle produit intérieurement un mécanisme d'idées et de mouvements. Ce mécanisme équivaut à la nécessité physique et intellectuelle, telle que nous l'avons rectifiée en introduisant parmi les idées et les forces l'idée-force de liberté.

III. Effets de la liberté:

1o Actes d'amour, ayant la forme du déterminisme moral non rectifié, tel que l'ont soutenu Socrate, Platon, etc.

2o Désirs, ayant la forme du déterminisme téléologique ordinaire.

3o Idées, ayant la forme du déterminisme mécaniste ou intellectualiste ordinaire.

Terme final auquel doit tendre la doctrine de la liberté pour se réconcilier avec la science:—Déterminisme universel des phénomènes, objet de la science.

Grâce à l'intercalation de ces moyens-termes successifs, on voit que les deux systèmes adverses coïncident dans toute la partie vraiment scientifique qui s'étend entre ces deux extrêmes: nécessité absolue et liberté absolue.

III.—Si maintenant nous nous élevons au point de vue métaphysique, quelles sont les conclusions qui semblent ressortir de la précédente analyse? A ce point de vue supérieur, le déterminisme mécanique, le déterminisme physiologique et le déterminisme sociologique apparaissent comme les simples formes ou les enveloppes d'une évolution qui doit avoir un principe plus intime. Ne voir que ces formes externes du déterminisme, c'est se mettre dans l'impossibilité d'expliquer tout le contenu de l'action mentale et morale, car 351 la conscience est, en elle-même, plus que mécanique, plus que physiologique, plus que sociologique. Il faut tout au moins, comme nous l'avons fait, s'élever à un déterminisme idéaliste ou, si l'on préfère, idéel: il faut accorder une certaine force efficace aux idées, non plus seulement à ces relations changeantes dans le temps et dans l'espace que nous appelons mouvements. Dans ce déterminisme idéel, l'idée du moi passible, en prenant conscience de soi par une réflexion progressive, étend de plus en plus profondément son influence: elle rend le moi actuel de plus en plus indépendant de ce monde dont il fut d'abord une expression particulière et une résultante[169]. Nécessaire d'abord sous tous les rapports, la détermination humaine paraît alors s'affranchir à l'égard des nécessités mécaniques, physiologiques, sociales, pour se rattacher à des nécessités supérieures, qui elles-mêmes sont plus voisines d'un idéal de liberté et de moralité. Ainsi se réalise un indéterminisme relatif, compatible avec le déterminisme: le tissu des choses offre la flexibilité de la vie intérieure, non plus la rigidité d'une machine où les rouages sont tous extérieurs. Le déterminisme s'assouplit indéfiniment; il s'amincit en une relation d'idées à idées, encore déterminée sans doute, mais pourtant subtile et fluide: c'est d'abord la relation de l'idée du moi donné à l'idée du moi possible, puis la relation de ces deux idées à celle de l'universel. Vue du dehors, cette relation tout intellectuelle apparaît comme une solution de continuité: elle semble produire une déchirure dans le tissu matériel de l'action, en tant que ce tissu est considéré mécaniquement comme une énergie qui se conserve (mv2), ou physiologiquement comme une quantité de force nerveuse qui circule, ou sociologiquement comme une rencontre particulière de lois générales et sociales. Mais au dedans, l'harmonie subsiste entre toutes les formes de l'existence: tout est régulier et concordant; seulement, le grand ressort est devenu intellectuel au lieu de rester physique.

Ce déterminisme des idées, à son tour, quelque profond qu'il soit, n'est pas encore, pour le métaphysicien, adéquat au fond de la réalité, parce que l'idée est encore une forme de la conscience. Cette forme doit recouvrir quelque chose de plus fondamental qu'elle-même; elle suppose une énergie primitive, dont nous avons l'obscur sentiment dans le désir et dans le vouloir.

352 Le fond de la conscience, le psychique, voilà ce qui est vraiment irréductible au mécanisme physique, physiologique, sociologique. L'idée de liberté, c'est précisément la réflexion de la conscience sur soi par laquelle elle se conçoit comme dépassant, en son fond, toutes ses formes particulières. Dès lors la question métaphysique vient se concentrer sur ce point:—Est-ce dans le conscient et le mental qu'il faut placer l'action et la réalité, dont les forces mécaniques et physiologiques seraient elles-mêmes des dérivés et des manifestations inférieures; ou faut-il, au contraire, faire du mental une pure fantasmagorie, un «reflet,» une ombre du physique? Tout change évidemment selon l'orientation qu'on donne au courant des phénomènes et à leur déterminisme: les uns placent l'origine de ce courant dans le matériel et le mécanique, les autres la placent dans le mental. En ce dernier cas, le pôle prétendu négatif devient le pôle positif. Les deux systèmes diversement orientés coïncident par le milieu; mais la divergence se produit quand il s'agit de savoir si c'est le mécanique qui est positif et le mental négatif, ou si c'est le contraire.


Selon nous, dans ce dernier problème, l'avantage reste au mental. En premier lieu, sans le mental nous ne concevrions même pas le physique, dont la représentation est faite d'états de conscience. En second lieu, le déterminisme mental lui-même, a sa limite dans la conscience, dont il ne parvient pas à expliquer le fond et dont il explique seulement les formes ou les relations extérieures. En troisième lieu, une limite analogue et toute mentale s'impose à la science de la nature, qui n'atteint que les phénomènes et leurs rapports, non l'être et l'action. Cette limite apparaît d'abord dans l'ordre de la causalité. Précisément parce que les liens de cause à effet établis par la science ont un caractère de nécessité, ils expriment non l'absolu, mais des relations, et ils sont eux-mêmes relatifs; les lois nécessaires de la science sont les lois nécessaires de ce qu'on a justement appelé la relativité de notre connaissance; les modernes confondent à tort ce que les anciens avaient soin de séparer, le nécessaire et l'absolu: le nécessaire est le déterminisme même, l'absolu en est la limite idéale. Si donc nous déclarons tout nécessaire et relatif dans notre connaissance, c'est que nous concevons par antithèse une réalité qui ne serait plus ni relative, ni déterminée, mais absolue et déterminante dans l'ordre de la causalité: cette réalité serait la vraie cause, qui ne peut se concevoir sans 353 une forme physique et qui ne ferait qu'un avec la liberté[170]. De même, dans l'ordre de la finalité, les nécessités sont encore relatives: nous les subordonnons à l'idée d'une réalité qui suffirait au reste et se suffirait à elle-même: ce serait la «fin absolue», identique encore à la liberté[171]. Enfin, dans l'ordre moral, la vraie moralité serait la puissance (plus que physique) de se déterminer en vue de l'universel, d'une manière désintéressée, avec la conscience de son indépendance par rapport à toute cause étrangère. La pensée aboutit donc par toutes les voies à un même idéal; elle impose une même limite à toutes les formes du déterminisme, et l'«au delà» qu'elle conçoit, elle ne peut se le représenter que comme l'affranchissement de cette activité mentale qui semble faire le fond de toute conscience. A ces divers points de vue, le moral est supérieur au physique.

Ce n'est pas tout. Puisque l'idéal moral peut être ainsi conçu par la réalité, puisque de plus cet idéal, en se concevant lui-même, se réalise progressivement et pénètre en nous, le métaphysicien peut en induire qu'il n'est pas une pure chimère. La réalité n'est pas en contradiction absolue avec une liberté progressive: elle enveloppe une puissance de liberté, c'est-à-dire d'union consciente avec le tout et d'affranchissement moral. Le vrai vouloir, dès qu'il n'est plus empêché, entravé par les fatalités du dehors, se manifeste comme désir d'union, d'équilibre, de paix, ou, si l'on veut, d'amour mutuel et de mutuel bonheur. Par cela même, c'est un bon vouloir, ou tout au moins c'en est le germe.

Si un matérialisme brut et un fatalisme absolu au fond des choses étaient pour le métaphysicien vérité démontrée, la perspective ouverte par l'idée de liberté deviendrait illusoire en tant qu'indéfinie et illimitée; il ne resterait que la perspective d'un déterminisme de plus en plus mobile, automoteur par la conscience de soi-même, sorte d'image et de substitut de la liberté. Mais le matérialisme absolu n'est pas démontré; la simple possibilité d'une liberté supérieure, le simple «peut-être,» suffit déjà à rendre la personne humaine sacrée pour soi, sacrée pour autrui, jusqu'au jour problématique où le matérialisme aura prouvé qu'il connaît le fond absolu des choses, qu'il est la science absolue[172]. Si une telle science est impossible, il reste permis de croire que le fond des choses est une activité tendant vers la liberté, vers l'amour, vers le 354 bonheur. Le métaphysicien ne peut se représenter cette activité sous les formes passives de la matière extérieure; il ne peut non plus concevoir la liberté à laquelle elle tend comme une chose qu'on trouverait toute faite et toute déterminée; il est donc obligé de se représenter la volonté comme un principe vivant qui se fait et se détermine lui-même par la pensée, par le désir, par l'amour, et qui est tout entier dans l'action: «Au commencement, dit Goethe, était l'action.»


Nous arrivons au vrai et dernier problème métaphysique. Nous avons montré que, par le progrès de la liaison des faits entre eux, puis des faits avec les idées, puis des idées entre elles, puis des idées particulières avec l'idée de l'univers et de son unité, l'homme pouvait réaliser une liberté croissante; mais l'unité de l'univers, fin du vouloir, est-elle dès à présent une réalité? est-elle un principe transcendant antérieur à l'évolution même du monde et qui la règle, qui la détermine d'avance, qui produit par cela même une prédétermination, une prédestination universelle, comme la providence des théologiens? Ou, au contraire, l'unité de l'univers est-elle seulement un idéal, c'est-à-dire le résultat imparfait encore et progressivement réalisable des destinées individuelles? En un mot, la volonté universelle est-elle déjà faite, ou se fait-elle? et, si elle n'est pas faite, est-il certain qu'elle se fera?

Selon nous, l'unité du monde est un idéal, et un idéal problématique. Réaliser la liberté absolue hors de la nature, dans une divinité transcendante, c'est déplacer le problème sans le résoudre, c'est doubler l'être, comme Platon, pour l'expliquer, et c'est aussi doubler la difficulté. Bien plus, c'est, semble-t-il, la rendre insoluble par les termes mêmes: car, si la liberté absolue était déjà réalisée quelque part, elle le serait partout et en tout, elle n'aurait plus rien à faire: une liberté absolue, réelle et parfaite à la fois, ne pourrait trouver ni en soi ni hors de soi aucune borne à son action, à son entier épanouissement[173]. La catégorie de l'existence réelle ne semble donc point convenir à l'idée de la liberté: celle-ci ne peut être conçue par nous, en sa perfection, que sous la catégorie de l'idéal, en son imperfection, que sous celle du devenir. Autant est inintelligible une bonne volonté parfaite et parfaitement puissante, qui cependant n'arrive pas à réaliser ce qu'elle veut, autant il est plausible d'admettre au fond de la nature une bonne volonté soumise au temps, 355 et qui ne peut réaliser que progressivement ce à quoi elle aspire.

Puisque l'unité du monde n'est qu'un idéal, il n'est pas certain que cet idéal soit jamais réalisé. Il y a, aux yeux de l'homme, possibilité de progrès pour les êtres qui composent le monde, parce que la réalité actuelle ne lui paraît pas adéquate à toute la réalité possible, ni à la réalité que lui-même conçoit; mais il n'y a pas certitude de progrès. Le sort du monde est donc incertain pour l'homme; celui-ci ne saurait assigner d'avance jusqu'à la fin la courbe de la destinée universelle, d'autant que cette courbe est réellement sans fin et que l'infinité échappe à ses calculs.—Cette incertitude existe-t-elle non seulement pour l'homme, mais pour n'importe quelle intelligence, fût-ce l'intelligence universelle?—Peut-être, si l'intelligence n'embrasse pas tout, n'épuise pas l'infinité et vient, en quelque sorte, se heurter à un fond inconnaissable qui la dépassera toujours.—Mais ce fond, en admettant qu'il existe, est-il lui-même indéterminé ou déterminé?—Comment répondre, puisque l'intelligence ne saisit que la détermination et conçoit l'indéterminé par une voie toute négative, indirecte, bâtarde, comme une sorte de négation d'elle-même? Un tel problème est insoluble en vertu même des lois de l'intelligence, et l'intelligence ne le pose que pour se poser une limite à elle-même. Cette limite hypothétique est pratiquement utile, parce qu'elle laisse concevoir, au delà du réel, une possibilité problématique qui peut être une possibilité de progrès indéfini. Dans cette incertitude, soit relative à nous, soit absolue, nous n'avons que deux partis à prendre: nous contenter du réel ou essayer de réaliser l'idéal, à nos risques et périls, avec l'espoir que la nature pourra fournir autant et plus que notre pensée peut concevoir.

Dans cette dernière hypothèse, le monde serait une vaste société, une république universelle en voie de formation. Au début, guerre universelle des forces, fatalité brutale, mêlée infinie des êtres s'entrechoquant sans se connaître, par une sorte de malentendu et d'aveuglement; puis organisation progressive, qui permet le dégagement des consciences et par cela même des volontés; union progressive des êtres se reconnaissant peu à peu pour frères. La mauvaise volonté serait transitoire et naîtrait, soit des nécessités mécaniques, soit de l'ignorance intellectuelle; la bonne volonté, au contraire, serait permanente, radicale, normale, et viendrait du fond même de l'être. La dégager en soi, ce serait s'affranchir 356 du passager et de l'individuel au profit du permanent et de l'universel. Ce serait devenir vraiment libre et par cela même ce serait devenir aimant. La lutte pour la vie est la formule de la nature, l'union pour la vie est la formule de l'idéal, mais l'une n'est peut-être que le premier moment d'une évolution dont l'autre est le dernier. Je suis au milieu de nécessités sans nombre: mais enfin, si par quelque côté je suis, c'est sans doute que, par ce côté, je domine les nécessités extérieures. Je ressemble à un homme qui, au milieu des flots qui le ballottent, parvient cependant à lever la tête au-dessus des vagues; s'il surnage, il vit; s'il est englouti, il est mort. Je surnage par l'idée et le désir de l'universelle liberté.


Le problème relatif à la nature absolue de l'être,—liberté ou nécessité,—n'intéresserait que la spéculation métaphysique si la science et l'art pouvaient absorber en eux toute la morale. La science «positive,» en effet, se réduit à la science relative: si donc elle était tout, parler de liberté serait chose absurde. Quant à la pratique, «positive,» lorsqu'elle n'a pour objet que l'utile, elle nous laisse encore en pleine relativité, et la liberté absolue est ici ce qu'il y a de plus inutile. C'est seulement dans l'ordre moral que le doute spéculatif relativement à la nature dernière de l'activité devient un objet de trouble et d'inquiétude: car, en vertu même de notre théorie sur l'influence des idées, la pratique morale devra changer selon l'idée spéculative de la liberté morale. Quand, pour constituer la science, l'esprit a lié les choses par une relation nécessaire, le monde semble achevé et tout y paraît réduit à l'unité; mais, dès que la question morale se pose et que notre intérêt se trouve en formelle contradiction avec l'intérêt d'autrui, cette apparente unité du monde de la science se divise, se dissout, laisse apercevoir un abîme entre les intérêts individuels. L'unité physique n'empêche pas la division morale de subsister, la combinaison mécanique des molécules est encore une collision de forces, le concert organique des êtres vivants est encore une lutte pour la vie. Une dernière unité manque au système de l'univers: c'est celle que les êtres seuls pourraient produire en s'unissant l'un à l'autre et en identifiant leur intérêt personnel avec le bien universel[174]. Dans tout problème vraiment moral, là où l'utilitarisme cesse de fournir la solution de l'antinomie entre notre bonheur et le bonheur de tous, nous sommes mis en demeure de prendre parti pour 357 l'unité physique ou pour l'unité morale du monde, pour le règne de la force ou pour le règne du droit et de la fraternité, qui serait aussi le règne de la liberté. Il faut agir alors comme si la liberté était réalisable ou comme si elle était irréalisable; il faut faire une affirmation ou une négation pratique et symbolique de la liberté.

Pour que l'affirmation pratique de la liberté fût elle-même conforme à ce que son objet exige, il faudrait qu'elle fût libre. L'affirmation certaine de la liberté, en effet, supposerait une conscience certaine de la liberté; cette conscience, à son tour, n'existerait que dans un acte certain de désintéressement ou de vraie «charité,» seule réalisation complète de la liberté véritable. La charité ne peut se prouver que par ses œuvres, la liberté ne peut se prouver que par l'action, où elle se réalise en se concevant, où elle se conçoit en se réalisant. Toute démonstration purement logique irait contre son objet en voulant faire dépendre l'indépendance de quelque autre chose, en voulant rendre nécessaire la liberté. Et de même, si on voulait démontrer par quelle nécessité j'aime autrui, on aurait démontré par quelle nécessité je n'aime pas. Les clartés de la logique abstraite ou de la mécanique, tournées vers le dehors, seraient ici des obscurités. L'amour désintéressé, s'il existe, ne pourra se voir et s'affirmer lui-même qu'en se voulant et en se créant lui-même. Prends garde, ô Psyché trop curieuse! la lampe que tes mains tiennent, alimentée par les choses extérieures, n'a qu'une flamme propre à éclairer l'extérieur: devant elle l'amour s'évanouit; si tu veux voir l'amour, regarde dans ton cœur.

Aussi, tant que notre volonté n'aime pas, tant qu'elle n'existe que pour elle-même, elle peut douter d'elle-même, par une sorte de faiblesse apparente qui contient peut-être le secret de sa force morale; en voulant se poser seule, dans un isolement égoïste, il semble que la liberté arrive à se détruire: c'est peut-être qu'elle est, par essence, universelle. Mais notre confiance croît dans notre liberté quand elle devient nécessaire pour les autres, nécessaire pour le dévouement, nécessaire pour l'amour. C'est alors, c'est en se donnant à autrui, que la liberté se trouve le mieux elle-même. Par une étonnante union des contraires dans la sphère morale, le seul acte où je pourrais vraiment prendre possession de ma personnalité, ce serait celui où je me rendrais le plus impersonnel; l'acte où je serais le plus libre, ce serait celui où je m'attacherais à autrui: c'est seulement si je puis renoncer à moi-même que je serai enfin moi-même. 358 L'individualité la plus haute serait, ainsi la plus haute universalité, et la suprême exaltation des personnes serait la suprême union des personnes. Par l'acte moral de dévouement, nous travaillons à cette union progressive, à cette pénétration mutuelle des volontés, à cette sorte de république où tous seraient libres, égaux et frères. Avons-nous la certitude que notre dévouement ne sera pas vain? Avons-nous même la certitude que notre désintéressement est réel, ou réellement libre? Non; cependant nous agissons, et cette action dans l'incertitude est peut-être elle-même une forme supérieure du désintéressement. La plus problématique des idées spéculatives, celle de liberté, vient se confondre avec l'acte le plus pratique de la moralité. Où cesse la science doit commencer la métaphysique, et surtout cette métaphysique en action, plus profonde peut-être que la métaphysique abstraite, cette poésie de la vie, plus inspirée peut-être que la science: vertu, dévouement, amour d'autrui.


En définitive, plus les écoles positivistes et utilitaires de notre époque nous montrent dans toutes les actions la part de l'instinctif égoïsme, même sous les formes supérieures de l'«altruisme,» plus éclate le contraste de la réalité mieux connue avec l'idéal vraiment moral que l'humanité s'obstine à poursuivre. Cet idéal existe tout au moins dans l'intelligence, et nous avons maintenant le droit de dire que, de là, il peut passer dans les actes. Le philosophe antique qui fut le plus épris du monde des idées, Platon, n'avait donc pas tort d'opposer à la Nécessité l'Intelligence, et de croire qu'on devient peu à peu semblable à l'idéal que l'on contemple.

Prométhée semble fixé pour jamais au dur rocher de la matière: les liens de la Nécessité l'enveloppent de toutes parts; il regarde autour de lui et ne voit rien qui puisse faire tomber ses chaînes; sa première pensée est une pensée de découragement, ses premières paroles sont des plaintes: «Éther immense, vents à l'aile rapide, sources des fleuves, innombrables ondulations des flots de la mer, voyez comment les dieux traitent un dieu!» Il semble que le jour qui doit terminer ce supplice ne se lèvera jamais.—Pourtant, dans ce corps captif une pensée habite qui ne connaît point de bornes, qui soumet toutes choses, même l'avenir, à ses propres lois, qui pénètre les secrets de la nécessité même, qui domine le temps, l'espace et le nombre, séjour de servitude, et qui entrevoit l'infini, sphère de liberté. L'idée de liberté est l'étincelle inextinguible ravie au foyer des dieux. A 359 cette idée répond un désir que rien de borné ne peut satisfaire; mais ce désir insatiable, qui l'ait le supplice de Prométhée, prépare aussi sa délivrance: le dieu esclave porte déjà la liberté dans sa pensée et dans son cœur. La nécessité, du jour où elle a été comprise par l'intelligence, commence à être vaincue: savoir comment les liens sont noués, c'est savoir aussi comment on peut les dénouer. L'un après l'autre, en effet, Prométhée les dénoue: par la science, par les arts, il semble rendre ses chaînes plus flexibles et recouvrer peu à peu la liberté de ses mouvements. Néanmoins, ses liens ont beau devenir de plus en plus ténus et presque invisibles, il les retrouve par la réflexion, il les retrouve toujours. En même temps qu'il s'y voit enveloppé, il y voit aussi tous les autres hommes: il voit s'agiter, il voit souffrir ceux qui ont reçu le feu du ciel; il entend autour de lui non pas seulement les gémissements de la nature, mais ceux de l'humanité, océan dont les plaintes répondent aux siennes; il s'oublie en entendant la voix de ses frères; en apercevant les chaînes où ils se débattent, il ne voit plus celles dont il est lui-même entouré; sa pensée et son cœur volent vers eux: il voudrait les secourir. Un dernier et inflexible lien le retient encore; un infranchissable obstacle le sépare de ceux qu'il voudrait sauver par son propre sacrifice. Pourtant, la merveille que la pensée et le désir cherchaient en vain, un suprême élan de l'amour paraît l'avoir accomplie: en voulant faire tomber les chaînes de ses frères, Prométhée a fait tomber les siennes; il est près d'eux, il est à eux, il est en eux: autant qu'il est possible à l'homme, il est libre.

FIN

361

TABLE DES MATIÈRES

Préface v
PREMIÈRE PARTIE
RECHERCHE D'UNE CONCILIATION PRATIQUE ET DE SES LIMITES
CHAPITRE PREMIER
L'IDÉE DE LIBERTÉ, MOYEN TERME PRATIQUE ENTRE LES DOCTRINES CONTRAIRES.—GENÈSE DE L'IDÉE DE LIBERTÉ
I. Genèse de l'idée de liberté.  
II. Puissance pratique créée en nous par l'idée de liberté et par la persuasion que nous sommes pratiquement libres.—Evolution à laquelle le déterminisme est ainsi amené dans la pratique. 1
CHAPITRE DEUXIÈME
LE DESTIN ABSOLU ET SON IDENTITÉ PRATIQUE AVEC LE HASARD ABSOLU.—PREMIÈRE INFLUENCE DE L'IDÉE DE LIBERTÉ
Le destin absolu, première idée d'une liberté inconditionnelle. Résultats pratiques de cette idée. Critique du sophisme paresseux.—Le hasard absolu.—Résultats moraux du fatalisme absolu. 19
CHAPITRE TROISIÈME
JUSQU'OÙ PEUT ALLER LA CONCILIATION DU DÉTERMINISME ET DE LA LIBERTÉ DANS L'ORDRE PHYSIQUE ET DANS L'ORDRE SOCIAL  
I. Rapports de l'homme avec la nature extérieure.—Conduite de l'automate spirituel devant la nature.  
II. Rapports de l'homme avec la vérité conçue par son intelligence. L'automate spirituel pourrait-il chercher le vrai et délibérer sur le meilleur?  
III. Rapports de l'homme avec ses semblables. Comment les automates spirituels se conduiraient-ils les uns à l'égard des autres?—Valeur des preuves de la liberté qu'on prétend tirer des menaces et des prières, des conseils et des ordres.—Argument du pari.—Arguments tirés de la confiance que nous avons dans la liberté de nos semblables. Analyse des idées de promesse et de contrat.  
IV. L'ordre social dans le déterminisme et dans la doctrine de la liberté. Le contrat social. Valeur des preuves du libre arbitre tirées de l'existence des lois sociales et de leur sanction. Responsabilité et imputabilité légales.  
V. Le droit social dans le déterminisme. 24
CHAPITRE QUATRIÈME
RECHERCHE D'UNE CONCILIATION DU DÉTERMINISME ET DE LA LIBERTÉ DANS L'ORDRE MORAL. LIMITES DE CETTE CONCILIATION
I. Possibilité d'un accord sur les séries de moyens et de fins secondaires par lesquels peut être atteinte la fin morale.  
II. Jusqu'à quel point la conception de la fin suprême ou du bien est-elle modifiée par les différentes manières de concevoir la volonté?  
III. La morale idéale, une fois construite, peut-elle être réalisée par la volonté dans l'hypothèse déterministe? 47
DEUXIÈME PARTIE
RECHERCHE D'UNE CONCILIATION THÉORIQUE ET DE SES LIMITES
LIVRE PREMIER
Examen critique de l'indéterminisme et du déterminisme.
CHAPITRE PREMIER
AVONS-NOUS CONSCIENCE DE L'ACTIVITÉ ET DE LA LIBERTÉ
I. Avons-nous conscience de l'action, dans son contraste avec la passion.  
II. Avons-nous conscience de la puissance, dans son contraste avec les actes particuliers.  
III. Avons-nous conscience du moi, comme centre commun de l'action et de la puissance. 67
CHAPITRE DEUXIÈME
L'INDÉTERMINISME PSYCHOLOGIQUE.—LA LIBERTÉ D'INDIFFÉRENCE
I. L'indétermination partielle dans la sensibilité et dans l'intelligence. Équilibre artificiel et prévalence artificielle des idées.  
II. L'indétermination dans la volonté. Critique de Reid.  
III. Comment la détermination succède à l'indétermination.—Peut-on choisir avec réflexion entre deux choses indifférentes, et où finit la part de la liberté dans ce choix? Expériences psychologiques. Analyse des faits de caprice et d'obstination. 93
CHAPITRE TROISIÈME
LA LIBERTÉ D'INDIFFÉRENCE ET LE LIBRE ARBITRE DANS L'INDÉTERMINISME SPIRITUALISTE
I. Quatre manières différentes de se représenter le rapport des motifs à la volition.  
II. Examen des efforts du spiritualisme pour distinguer le libre arbitre de la liberté d'indifférence.—Avons-nous conscience du libre arbitre, soit comme fait, soit comme condition supérieure aux faits.—Artifice du clinamen infinitésimal qu'on pourrait imaginer. Son insuffisance. 107
CHAPITRE QUATRIÈME
LA LIBERTÉ D'INDIFFÉRENCE ET LE LIBRE ARBITRE DANS L'INDÉTERMINISME PHÉNOMÉNISTE
I. Cercle vicieux de l'indéterminisme phénoméniste.
II. Synthèse et analyse artificielles dans l'indéterminisme phénoméniste.
III. Conséquences psychologiques.—L'indéterminisme de la pensée et du jugement dans la délibération.—Prétendue impossibilité de la certitude dans le déterminisme. 117
CHAPITRE CINQUIÈME
L'INDÉTERMINISME MÉCANIQUE
I. Hypothèse d'une direction du mouvement dans l'espace sans création de force.  
II. Hypothèse d'un équilibre et d'une bifurcation d'intégrales.
III. Hypothèse d'une rupture d'équilibre par une force infiniment petite.
IV. Hypothèse d'un emploi du temps laissant place à l'indétermination. 138
CHAPITRE SIXIÈME
L'INDÉTERMINISME MÉTAPHYSIQUE DANS L'ORDRE DU TEMPS
I. La contingence des futurs et sa prétendue vérification par les attentes égales dans les jeux de hasard.  
II. La contingence des futurs et sa prétendue vérification par les lois de la statistique.  
III. Critique de l'idée de contingence des possibles. 163
CHAPITRE SEPTIÈME
LE PRINCIPE DU DÉTERMINISME ET SA LIMITE DANS L'IDÉE DE LIBERTÉ
I. Principe du déterminisme intellectualiste et mécaniste.—L'intelligibilité universelle et ses conditions: universalité des lois, permanence de la quantité de matière phénoménale, réciprocité universelle des phénomènes.—Réduction de ces trois principes à celui de la causalité phénoménale.—Comment un même principe, selon Kant, rend à la fois possible l'intellection dans le sujet pensant, l'intelligibilité dans l'objet pensé.—Insuffisance de ce principe pour expliquer la réalité du sujet et celle de l'objet.  
II. Principe du déterminisme dynamiste.—L'équivalence mécanique n'exclut pas le progrès intérieur et psychique.—Idée de la causalité efficiente.—Que la notion de temps n'est plus aussi intimement liée à cette idée.—Comment nous tendons à la dépasser en nous élevant du successif au simultané et du simultané au permanent.  
III. Limite du déterminisme.—Valeur relative et symbolique du déterminisme.—L'idée de «liberté supérieure au temps.»—Définition de cette idée.—Son caractère problématique.—Son identité avec celle d'absolu. 181
CHAPITRE HUITIÈME
L'INDÉTERMINISME MÉTAPHYSIQUE DANS LE MONDE INTEMPOREL
I. La liberté dans le monde intemporel, selon Kant.  
II. Critique de la liberté intemporelle et transcendante admise par Kant et Schopenhauer.  
III. Conclusion. Nécessité d'une synthèse de la liberté et du déterminisme dans l'ordre immanent. 199
LIVRE DEUXIÈME
Recherche d'une synthèse théorique.
CHAPITRE PREMIER
FORCE EFFICACE DE L'IDÉE DE LIBERTÉ SELON LA THÉORIE DES IDÉES-FORCES
I. Notion synthétique de la liberté psychologique.—Recherche de la notion où pourraient coïncider, dans ce qu'ils ont de positif, le système de la détermination et celui de l'indifférence.
II. Idéal métaphysique de l'acte libre.—L'acte libre doit avoir la liberté et pour fin et pour cause.—Mécanisme et organisme de la liberté, que nous cherchons à réaliser.  
III. L'évolution vers la liberté et ses trois moments.—Evolution nécessaire pour arriver à produire des actes ayant comme fin l'idée de liberté.  
IV. L'idée-force de liberté comme complément du naturalisme.—Objections et réponses.—L'idée de liberté, équivalent et substitut de la liberté dans l'ordre logique, mathématique et mécanique.  
V. L'idée-force de liberté comme complément de l'idéalisme.—Introduction d'un nouvel élément dans les théories de Leibnitz et de Kant.  
VI. L'idée de liberté et l'idée de l'avenir.—Influence des idées du temps et de l'avenir sur le déterminisme. Réaction de l'idée sur le fait et de la prévision sur l'action. 221
CHAPITRE DEUXIÈME
PUISSANCE EFFICACE DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ.—I. LIBERTÉ ET SÉLECTION NATURELLE.—II. LIBERTÉ ET FINALITÉ IMMANENTE
I. Liberté et sélection naturelle. Application des théories de Lamarck et de Darwin.  
II. Liberté et finalité. Substitution du déterminisme des causes finales au déterminisme des causes efficientes. Organisme produit par le désir de liberté.  
III. Caractère relatif du mécanisme et de la finalité.—Leur impuissance à exprimer le fond de l'activité universelle.—Félicité et liberté. 252
CHAPITRE TROISIÈME
RÔLE DE L'IDÉE ET DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS LA FORMATION DE LA CONNAISSANCE.—THÉORIE DE LA PROJECTION DU MOI
I. Les fonctions intellectuelles, au point de vue subjectif.—En tendant à l'universalité, elles tendent à satisfaire le désir de liberté. Abstraction, généralisation, affirmation, induction et croyance.  
II. Explication du passage à l'objectif, puis du passage à l'universel, par un développement du désir et du vouloir.—Théorie de la projection du moi. 265
CHAPITRE QUATRIÈME
RÔLE DE L'IDÉE ET DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS LE SENTIMENT DU BEAU
I. Le sentiment du beau. Caractère désintéressé du jugement et du sentiment esthétiques.
II. Apparence de la liberté dans la beauté même.—Théories de Plotin et de Kant.
III. La grâce comme symbole de la liberté.—Insuffisance du point de vue esthétique pour établir la réalité de la liberté. 276
CHAPITRE CINQUIÈME
ET LE DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS L'AMOUR D'AUTRUI
I. Idéal de l'amour.—1o Le sujet aimant nous apparaît comme devant être doué de volonté et même de volonté libre. 2o L'objet aimé nous apparaît comme devant être doué de volonté libre. Conclusion: l'amour idéal serait une union de libertés.  
II. Réalité de l'amour.—L'amour réel, en nous, est d'abord un amour nécessaire; mais nous concevons et désirons un amour libre, et nous agissons sous cette idée, dont la réalisation absolue demeure invérifiable. Nécessité de passer au point de vue moral. 281
CHAPITRE SIXIÈME
PART DE L'IDÉE DE LIBERTÉ DANS LA CONCEPTION DE LA MORALITÉ; CONSTRUCTION DES IDÉES DIRECTRICES DE LA MORALE
I. Introduction de l'idée de liberté dans l'idéal moral. La liberté comme fond de l'idéal moral ou fin de la moralité. Identité de la liberté et du désintéressement. Conciliation du platonisme, du christianisme et du kantisme.  
II. La liberté comme forme de la moralité et condition nécessaire pour la réalisation de l'idéal moral.  
III. Construction des idées directrices de la morale. Substitution de l'idéal persuasif à l'impératif catégorique. 293  
CHAPITRE SEPTIÈME
LES ANTINOMIES DE LA RESPONSABILITÉ.—LA LIBERTÉ EST-ELLE CONCILIABLE AVEC LE DÉTERMINISME? 1o DANS LA RÉALISATION DU BIEN IDÉAL; 2o DANS LA RÉALISATION DU MAL
I. Les antinomies de la responsabilité.—De l'imputabilité ou attribution des actes au moi.—Nécessité d'un lien entre le moi et ses actes. Absence de ce lien dans l'indéterminisme.—Nécessité d'un lien entre le moi et la cause universelle.—L'idéal moral doit être supérieur aux idées d'indéterminisme et de déterminisme.  
II. La liberté est-elle conciliable avec le déterminisme dans la réalisation du bien idéal?—Pour qu'il y ait liberté dans l'amour du bien, est-il nécessaire qu'il y ait un réel indéterminisme dans la volonté.—Là multiplicité des objets de vouloir contraires augmente-t-elle ou diminue-t-elle par le progrès de la liberté.—Comment la puissance du plus fonde la puissance du moins et en détruit en même temps l'exercice.—Comparaison entre l'impossibilité d'une action par manque de puissance et son impossibilité par excès de puissance.  
Déterminisme moral de Socrate et de Platon.—La science du souverain bien, admise par eux, n'est qu'un idéal.—Part de l'opinion et l'amour dans l'accomplissement du bien.—Conclusion.—La détermination morale et la liberté.  
III. La liberté est-elle conciliable avec le déterminisme dans la réalisation du mal moral.  
Examen de la doctrine qui admet à la fois la liberté dans le bien et l'absence de liberté dans le mal.—Raisons en faveur de cette doctrine.—Ses conséquences: suppression du mal absolu, de la haine, du démérite absolu, de là punition expiatoire, de la damnation.  
Raisons défavorables à la doctrine précédente: excuse qu'elle fournit à l'individu pour ses propres fautes.  
Conclusion: nature relative de nos idées sur l'individualité et l'universel.—Règles pratiques qui en dérivent. 300
CONCLUSION
I. Mouvement de la philosophie moderne en Allemagne, en Angleterre et en France.
II. Résumé de la méthode suivie pour la recherche d'une conciliation. Moyens-termes scientifiques intercalés entre les doctrines adverses.
III. Inductions métaphysiques.—Problème final et nécessité de le résoudre moralement par l'action. 338

NOTES:

[1] Voir notre Critique des systèmes de morale, conclusion.

[2] La genèse que nous venons d'indiquer, dans l'individu et dans l'espèce, nous permet de répondre à une question souvent posée: «Si l'idée de liberté, dit M. Naville, ne procède pas de l'observation de la conscience, d'où vient-elle?» (Rev. ph., La physique et la morale, p. 276.)—«Comment ce qui n'est pas libre, demande M. Delbœuf, peut-il avoir l'idée de la liberté?»—L'argument est classique; il n'en est pas plus probant. L'idée d'une indépendance relative est, comme nous l'avons vu, un objet d'expérience; celle d'une indépendance complète est une construction de la pensée. Les formes sous lesquelles je me représente cette indépendance, formes en partie illusoires et en partie réalisables, sont aussi des constructions possibles de la pensée, et nous en étudierons plus tard le développement. L'expérience m'apprend, par exemple, que deux actions contraires sont réalisables et ont lieu effectivement; elle ne m'apprend pas qu'elles soient possibles en même temps, sans doute; mais il ne m'est pas difficile d'imaginer cette possibilité simultanée par une simple combinaison de notions. Ainsi naît l'idée du libre arbitre.

[3] «Le déterminisme, dit M. Secrétan, supprime la délibération; il enlève tout motif pour différer l'action et pour se demander: Que dois-je faire?... Convaincu théoriquement que son action sera conforme à la raison la plus forte, l'homme cherchera-t-il quelle est cette raison?... Certain qu'il ne peut penser que ce qu'il pense, il ne demanderait plus ce qu'il doit penser. Il obéirait à la première impulsion venue, sans la discuter.» (Revue philosophique, février 1882, p. 31.)—Cet argument revient à dire: Si nous sommes convaincus que l'action résultera de ses causes,—qui sont les raisons et motifs,—ne jugerons-nous pas superflu de modifier les causes pour modifier les effets? Les poids entraîneront nécessairement le plateau; donc il ne sert à rien d'introduire des poids, c'est-à-dire des idées, dans la balance intérieure. La délibération exerce une influence nécessaire sur la détermination; donc il faut obéir à la première impulsion venue, comme si la délibération n'avait aucune influence; en un mot, la délibération est utile, donc elle est inutile.

[4] M. Secrétan, ibid., p. 38.

[5] Même paralogisme chez M. Renouvier et chez M. Delbœuf. «Dans le fond de leur cœur, dit ce dernier, et en dépit de leur système, nul d'entre les savants ne réduit la science à ce rôle contemplatif; aucun n'accepte d'être en tout un instrument entre les mains de l'impérieuse fatalité; tous ils ont la prétention d'entrer en lutte avec la nature, de la soumettre, de la plier à leurs desseins.»—Oui, sans doute, répondrons-nous, de la soumettre par la pensée et par la force même que les idées exercent. «S'ils tiennent tous à lui arracher le secret de la puissance, c'est pour la dompter avec ses propres armes;» donc, par les lois de la pensée et en se servant du déterminisme même pour obtenir un effet déterminé par des moyens déterminés en vue d'un but déterminé. «Mais n'insistons pas davantage, continue M. Delbœuf, sur l'inconséquence que commet le déterministe quand il reconnaît à la science une valeur pratique.» (Rev. ph., p. 609.) Cette inconséquence est purement imaginaire; croire au déterminisme, c'est précisément croire à la valeur pratique, à l'efficacité de la science et des idées, en nous comme hors de nous. Les partisans du libre arbitre, au contraire, interposent entre la science et l'action un pouvoir mystérieux et ambigu, qui seul rend la science pratique, s'il lui plaît. C'est pour eux que la science est purement contemplative, et non pratique par elle-même.

[6] Les paralogismes précédents se retrouvent dans M. Naville: «Les conseils d'hygiène et de régime supposent; aussi bien que les directions de la plus haute morale, l'existence d'une volonté raisonnable et libre à laquelle on s'adresse. On repare des machines lorsqu'elles ont quelque défaut; on ne leur donne pas de conseils.» (Rev. phil., 1879.)—On ne donne pas de conseils à une machine, encore une fois, parce qu'elle n'a ni oreilles ni intelligence; on en donne aux hommes sur leur santé et leur régime, parce qu'ils sont intelligents; mais il est inutile pour cela qu'ils soient libres, et même, si on donne des conseils, c'est-à-dire au fond des raisons et, quand la chose est possible, des démonstrations, c'est que l'on compte sur l'efficacité des idées scientifiques et des motifs d'intérêt personnel. C'est précisément à une liberté arbitraire qu'il serait inutile de donner des conseils. M. Naville oublie dans son objection que les moyens doivent être en rapport avec les fins: l'argumentum baculinum est un bon moyen pour les animaux; l'argumentum logicum est un bon moyen pour l'homme.

[7] Arrien, Dissertations, II, 19.

[8] Voir ces objections reproduites par Jouffroy, Cours de droit naturel, t. Ier, et même par des contemporains, comme MM. Secrétan, Delbœuf et Naville, etc.

[9] Platon prête à Protagoras ces paroles fort raisonnables: «Personne ne châtie ceux qui se sont rendus coupables d'injustice par la seule raison qu'ils ont commis une injustice, à moins qu'on ne punisse d'une manière brutale et déraisonnable. Mais lorsqu'on fait usage de sa raison dans les peines qu'on inflige, on ne châtie pas à cause de la faute passée, car on ne saurait empêcher que ce qui est fait ne soit fait; mais à cause de la faute à venir, afin que le coupable n'y retombe plus et que son châtiment retienne ceux qui en seront témoins.»

[10] Voir notre Philosophie de Platon, t. I, p. 407 et suiv., et l'interprétation que nous avons donnée de plusieurs passages des Lois, qui avaient semblé contradictoires. Voir aussi l'analyse étendue de la pénalité dans notre Science sociale contemporaine, livre V.

[11] Pourquoi, demande Victor Cousin, ne punissons-nous pas aussi bien ceux qui agissent sans connaissance de cause, que ceux qui savent ce qu'ils font?—Remarquons-le d'abord, l'ignorance n'est pas toujours une excuse aux yeux de nos juges; par exemple, l'ignorance de la loi n'est prise que pour une circonstance atténuante: on veut par là exciter les citoyens à se tenir au courant de ce qui les concerne. Quant à cette ignorance complète qui consiste à ne pas même savoir ce qu'on fait, à agir sans aucune connaissance de cause, elle enlève en effet la responsabilité légale, pour le déterministe comme pour le partisan de la liberté. Punir un homme pour un acte accompli dans de telles conditions, serait perdre son temps et ressembler à l'enfant qui bat la porte où il s'est heurté; ce serait en outre choquer et corrompre la raison publique, en ne distinguant point un dommage inconscient et passager d'un dommage prémédité et tendant à se reproduire, un accident sans portée d'une maladie ou perversion qui atteint le fond même du caractère. Non que la préméditation du mal implique la liberté pour le déterministe; loin de là, c'est une servitude, et une servitude bien plus dangereuse pour autrui que celle de l'ignorance pure et simple; mais le danger même appelle ici des précautions appropriées. Pour des raisons semblables, la folie se distingue de l'injustice et doit être traitée autrement par le législateur. Les châtiments ne serviraient à rien pour un fou, et ne l'empêcheraient pas de retourner à sa manie; encore se sert-on de corrections envers les fous comme envers les animaux.—Au contraire, pour cet autre genre de désordre dans les penchants, qui pousse au meurtre ou au vol, la punition peut être efficace: on peut corriger l'individu, soit en l'intimidant, soit, ce qui vaudrait mieux encore, en l'instruisant quand cela est possible. La peine est en même temps un moyen d'intimidation pour les autres hommes. L'emploi de la force matérielle et de la persuasion intellectuelle comme moyens répressifs, et la diffusion de l'instruction dans toutes les classes de la société comme moyen préventif, sont donc rationnels dans l'hypothèse du déterminisme non moins que dans celle de la liberté; ici encore la conciliation est possible.

[12] Logique, II, 559.

[13] A cette transformation du droit par l'introduction de l'idée de liberté nous avons consacré un ouvrage entier: l'Idée moderne du droit, 2e édition.

[14] Voir notre Idée moderne du droit, 2e édit., livre III.

[15] Voir, sur ce point, notre Critique des systèmes de morale contemporains.

[16] Emotions and Will, p. 297.

[17] «Ceux qui ont étudié, dit-il, les écrits des psychologues associationnistes ont vu, avec défaveur, que dans leurs expositions analytiques il y avait une absence presque totale d'éléments actifs ou de spontanéité appartenant à l'esprit lui-même... Cette apparence de passivité absolue a contribué à aliéner de la théorie de l'association de bons esprits qui l'avaient réellement étudiée (tels que Coleridge)... En France, on a souvent cité le progrès qui se fit de Condillac à Laromiguière: le premier faisant d'un phénomène passif, la sensation, la base de son système; le second y substituant un phénomène actif, l'attention. La théorie de M. Bain est dans le même rapport avec la théorie de Hartley que celle de Laromiguière avec celle de Condillac.» (Dissertations et discussions, t. III, 197-152, article Bain).

[18] Premiers principes, p. 162.

[19] Philosophie de Hamilton, p. 551.

[20] Première partie, chap. premier.

[21] Emotions and Will, p. 509.

[22] Philosophie de Hamilton, tr. Cazelles, p. 250, 252.

[23] Premiers principes, p. 68.

[24] p. 544.

[25] Raison pure, t. II, p. 13.

[26] Voir M. Taine, l'Intelligence, II, p. 191.

[27] Voir Taine, l'Intelligence, II, p. 199.

[28] Voir, sur ce point et sur le caractère de la conscience, notre chapitre relatif à la conscience sociale dans la Science sociale contemporaine.

[29] Raison pure, II, p. 11.

[30] «Les spiritualistes, avons-nous dit ailleurs (Critique des systèmes de morale, p. 287), distinguent entre la création complète de soi-même, qui est l'existence absolue, et la création de ses actes, qu'on nomme liberté; ils supposent donc que nous avons reçu l'être nécessairement, mais que nous donnons l'être librement à nos volitions. Selon nous, si on examinait la chose avec plus d'attention, on reconnaîtrait qu'elle est contradictoire. S'il y a en moi une nature toute faite que j'ai reçue, une existence dont je ne suis pas la cause, il y a par cela même en moi un fond déterminé, nécessité, impénétrable à ma conscience parce qu'il n'est pas le résultat de mon action consciente. Dès lors, je pourrai toujours me demander si l'action qui paraît venir de ma conscience ne vient pas de ce fond inconscient, si je ne suis pas en réalité, comme dit Plotin, «esclave de mon essence,» c'est-à-dire de la nature propre et de l'existence que j'ai reçues de mon créateur. Par conséquent, pour être certain d'être libre, il faudrait que je fusse entièrement l'auteur de moi-même, de mon être comme de mes manières d'être et que j'en eusse l'entière conscience a priori. En d'autres termes, il faudrait que j'eusse l'existence absolue comme la conscience absolue, il faudrait que je fusse Dieu. Si les spiritualistes veulent bien approfondir la notion de la vraie liberté, ils verront qu'elle aboutit à cette conséquence, qui, pour n'en avoir point encore été ouvertement déduite, n'en est pas moins nécessaire...» «Qu'il y ait en nous une existence reçue d'ailleurs et par cela même inconsciente, la volonté, qui ne sera plus qu'une détermination superficielle de cette existence, ne pourra plus être consciente et sûre de sa liberté, c'est-à-dire de son indépendance par rapport à tous les autres êtres de l'univers.»

[31] Voir livre premier, chap. premier.

[32] Voir notre Critique des systèmes de morale (ibid.), où nous avons traité cette question avec détail.

[33] Reid, trad. Jouffroy. t. II, 212.

[34] Notes à Reid, p. 608 de l'édition anglaise.

[35] M. Janet, Morale.—Voir notre appréciation détaillée dans notre Critique des systèmes du morale: La morale spiritualiste.

[36] Voir Ire partie,chap. Ier, et IIe partie , chap. Ier.

[37] Comparez ce que nous avons dit sur le même sujet dans notre Idée moderne du droit, livre IV, et dans notre Critique des systèmes de morale contemporains.

[38] Voyez les fragments de Lequier dans M. Renouvier, Essais de critique générale (Psychologie), t. II, p. 411.

[39] Voir la réponse de M. Renouvier à nos objections contenues dans l'Idée moderne du droit (Critique phil., 1879, no 31).

[40] Id., p. 148.—Ibid., p. 119.—Essais de psych., II, ibid., p. 71.

[41] Critique phil., 25 septembre 1873, p. 124.

[42] M. Lachelier a avancé, lui aussi, que dans la nature, hors de nous comme en nous, la production des idées «est libre dans le sens le plus rigoureux du mot, puisque chaque idée est, en elle-même, absolument indépendante de celle qui la précède, et naît de rien, comme un monde.» (L'induction, page 109.) Sans doute, M. Lachelier ne se plaçait qu'au point de vue des causes finales: il considérait seulement les formes nouvelles que prend un mécanisme toujours soumis aux mêmes lois de causalité. Supposez un kaléidoscope que l'on tourne: les images qui se succèdent seront chacune, en ce sens, une création formelle, une forme indépendante de celle qui la précède; pourtant ce seront toujours les mêmes lois mécaniques et géométriques qui produiront ces formes changeantes. Telle semble cette liberté que M. Lachelier représente, non sans exagération, comme un monde né de rien et absolument indépendant, comme une liberté «au sens le plus rigoureux du mot;» si c'est là une liberté, ce ne peut être, selon nous, qu'au sens le plus large. Bien plus étonnante est la liberté dont parle M. Renouvier: c'est une création d'idées sous le rapport de la causalité même et non pas seulement de la finalité. J'avais en moi tels et tels motifs ou passions en conflit: tout à coup jaillit spontanément un nouveau motif, une nouvelle passion, une image de kaléidoscope non seulement nouvelle en sa forme, mais indépendante en son origine du mouvement qui fait tourner le kaléidoscope, des lois géométriques de ses images.

[43] «Contestons qu'au delà des impressions reçues et passives il se pose jamais, dans la délibération proprement dite, un motif où ce qu'on appelle volonté n'entre déjà comme élément.» (Renouvier, Essais, ibid., p. 71.)

[44] M. Renouvier, id., p. 71.

[45] M. Renouvier, Essais, p. 68.

[46] En général, nous trouvons légitime en philosophie l'emploi de la comparaison scientifique; si elle ne constitue pas, comme on a dit, «une double raison» parce qu'elle montre une double vérité, du moins peut-elle être une raison, pour ce motif bien simple que toute raison est elle-même une comparaison. La métaphore (le mot l'indique) ressemble à l'induction, qui transporte d'un objet à l'autre une relation semblable. Aussi les anciens appelaient-ils les figures expressives les lumières des pensées, lumina sententiarum. La science elle-même, qui n'atteint que les relations des choses, est un tissu de comparaisons, une métaphore perpétuelle et réglée. C'est ce qui fait que certaines images scientifiques, comme celle de la balance, ont fini par être «consacrées,» et que les images mythologiques, comme celles de l'«évocation,» sont inadmissibles.

[47] «On peut (remarque Kant) dire, au risque d'employer une expression en apparence quelque peu paradoxale, que seul le permanent, la substance change, et que le variable n'éprouve pas de changement, mais une vicissitude, puisque certaines déterminations cessent et que d'autres commencent.» (Raison pure, trad. Barni, I, 248.)

[48] Jules Lequier, dans M. Renouvier, Essais, ib., p. 377.

[49] Revue philosophique, janv. 1882, page 38.

[50] Renouvier, Essais de critique générale (psychologie), t. II, p. 58 et 343.

[51] Revue philosophique, nov. 1881, p. 519. «Faire avancer la science, a dit encore M. Secrétan, c'est amener l'uniformité des représentations. Maintenant, comment les opinions divergentes pourraient-elles se modifier et se rapprocher si chacune d'elles était nécessaire? Comment puis-je proposer à quelqu'un de changer d'avis, s'il est vrai que chacun de nous ne puisse penser que ce qu'il pense?»—Remarquons en passant ce nouvel exemple du λογος αργος dont la philosophie ne parvient pas à se délivrer. C'est comme si l'on disait:—A quoi bon rapprocher des yeux de quelqu'un un objet cubique qu'il prend de loin pour une sphère, s'il est vrai que chacun de nous ne puisse voir que ce qu'il voit?—Dans une leçon de M. Penjon, publiée par la Critique philosophique du 10 mars 1883, on lit: «Il n'y a rien à objecter à celui qui tient tout pour nécessaire: il vous dirait que vous ne pouvez pas ne pas lui adresser vos critiques et qu'il ne peut pas vous répliquer lui-même autrement qu'il ne fait.» L'auteur met ainsi au compte des déterministes un paralogisme qui est tout entier de l'invention des indéterministes. «Ce que nous disons de l'espèce, continue M. Secrétan, et de la science objective, universelle, il faut le dire également de l'esprit individuel et des croyances personnelles... Quoi qu'il en soit du déterminisme pris en lui-même, la croyance au déterminisme intellectuel briserait évidemment le nerf de l'esprit. Les fatalistes du système ne sont point d'accord avec eux-mêmes, et ils le savent. Ils oublient leur philosophie et se dirigent suivant la doctrine opposée dans leur cabinet d'étude et dans la discussion savante, aussi bien que dans les affaires et dans la société.» (Revue philosophique, janvier 1882, p. 37.) M. Victor Egger, dans un travail sur la certitude scientifique, publié par les Annales de la faculté de Bordeaux, dit à son tour en s'inspirant de M. Renouvier: «La pensée et le sentiment réunis facilitent l'œuvre de la liberté; mais, sans la liberté, il n'est point de certitude scientifique. (P. 9.)—M. Brochard dit dans sa thèse sur l'Erreur: «L'homme n'est capable de science que parce qu'il est libre; c'est aussi parce qu'il est libre qu'il est sujet à l'erreur.» (P. 47.)—M. Renouvier et Jules Lequier avaient dit: «La thèse de la nécessité, si elle est admise, interdit d'aspirer à la possession d'un critère de la certitude.»

[52] M. Delbœuf, page 611.

[53] M. Delbœuf appelle jugements récurrents ceux qui peuvent être à eux-mêmes leur propre objet, par exemple: Il n'y a pas de règle sans exception. Parmi les jugements récurrents, selon M. Delbœuf, quelques-uns peuvent être vrais, d'autres n'ont pas de sens, d'autres sont nécessairement faux. Dans cette dernière catégorie rentre ce jugement qu'il n'y a pas de règle sans exception, car ce jugement est lui-même une règle et à ce titre devrait être sujet à exception. Ceci posé, M. Delbœuf prétend que «la proposition l'esprit n'est pas libre forme, elle aussi, un jugement récurrent nécessairement faux. Car, lorsque l'esprit affirme le contraire, il n'est encore en cela que l'écho de la fatalité. La fataliste est ainsi forcé de nier la science en même temps que la liberté.» (Revue philosophique, déc. 1876 et nov. 1881.) Ce nouvel expédient logique ne nous semble pas plus heureux que les autres, car il n'y a aucune contradiction à dire: L'esprit est nécessité, tantôt à se croire libre sous certaines conditions, tantôt à se reconnaître nécessité.—Mais, quand l'esprit affirme sa liberté, il n'est encore, dit M. Delbœuf, «que l'écho de la fatalité.» Soit; de ce que tous les états subjectifs sont soumis à des lois nécessaires, peut-on en conclure qu'ils soient tous également conformes à la réalité objective et qu'il n'y ait plus de science? Fatalité n'est pas nécessairement vérité. Le dormeur dort fatalement, et l'homme éveillé est fatalement éveillé; il n'en résulte pas que tous les deux se vaillent au point de vue de l'adaptation des idées aux objets extérieurs. Une hallucination nécessaire et une vision nécessairement exacte ne sont pas pour cela scientifiquement équivalentes. M. Delbœuf aurait donc pu laisser à Jules Lequier et à M. Renouvier leur argument logique en faveur du libre arbitre qui est un pur paralogisme: «Si tout est nécessaire, les erreurs aussi sont nécessaires, inévitables et indiscernibles.» Ainsi, de ce que le myope ne voit pas les étoiles que voit l'homme doué de bons yeux, il en résulte que leurs deux états sont, comme dit M. Renouvier, «indiscernibles.» «La distinction du vrai et du faux manque de fondement, continue M. Renouvier, puisque l'affirmation du faux est aussi nécessaire que celle du vrai.» Par exemple, deux photographies dont l'une est ressemblante et dont l'autre ne l'est pas se valent, puisque l'une et l'autre sont l'œuvre des mêmes lois nécessaires de l'optique. «L'affirmation que tout est nécessaire, conclut M. Renouvier d'après Jules Lequier (et on reconnaît là le jugement récurrent de M. Delbœuf), est elle-même impossible, n'y ayant point de moyen de la distinguer de sa contradictoire, en tant que donnée par la nécessité.»

[54] M. Renouvier, Essais, id., III, 302.

[55] M. Renouvier, Critique philosophique, 1883, id.

[56] M. V. Egger, remarquant que, dans l'induction scientifique, nous affirmons au delà de ce que peut atteindre la «démonstration complète,» en conclut que la certitude n'est obtenue qu'à l'aide d'une «force irrationnelle,» qui achève ce que la raison a commencé. Jusque-là, l'opinion peut se soutenir, quoiqu'il n'y ait rien d'irrationnel à admettre que, si j'ai vérifié la loi de Mariotte pour 2, 3, 5, 6, 7 atmosphères, elle ne doit pas cesser brusquement dans l'intervalle de 2 atmosphères à 3 ou de 4 à 5. Admettons pourtant une force irrationnelle; pourquoi ne serait-ce pas simplement la vitesse acquise, comme quand on dépasse le but en s'élançant avec énergie? pourquoi ne serait-ce pas le besoin de conclure, de prendre un parti, etc.? ou plutôt, au lieu d'une force irrationnelle, pourquoi ne serait-ce pas une application rationnelle soit de la loi de continuité, soit de la loi d'économie, etc.? M. Egger, lui, conclut à la liberté. «L'esprit se résout, dit-il, à négliger les dernières objections qu'il conçoit encore: il ne veut plus les considérer.»—Soit; mais se résout-il librement? Veut-il librement? C'est ce qu'il faudrait démontrer. «La certitude en matière de science inductive, ajoute M. Egger, n'est jamais que la limite préconçue et préadoptée de la probabilité croissante.» Définition ingénieuse, mais d'où ne résulte pas que, pour passer à cette limite, qui n'est point donnée objectivement, la seule force objective et psychique soit un acte de libre arbitre. Dans toute cette discussion, on ne sort pas du λογος αργος qui prétend nous réduire à l'inertie intellectuelle. M. Egger répond que les mobiles, comme le besoin de repos et l'amour de l'ordre, seraient insuffisants à asseoir l'esprit dans la certitude, tandis que la liberté peut seule anéantir l'objection en n'y pensant plus. Le procédé est trop expéditif. Il ne suffit pas à un général de fermer les yeux devant une armée d'adversaires pour l'anéantir. La foi seule, et surtout la foi aveugle, se cache la tête, comme l'autruche dans le sable, pour ne pas voir ce qui la menace; qu'on appelle cette méthode foi, nous y consentons; mais nous ne pouvons voir là «la certitude scientifique.»

[57] L'indéterminisme phénoméniste retombe donc sous toutes les objections qu'il adresse à Clarke. Il lui objecte qu'une volonté indifférente «détache l'acte de tout motif» et par suite de tout «facteur intelligible» (Critiq. philos., 25 sept. 1879, p. 123); mais Clarke, en revanche, pourrait répondre:—Selon vous, la volonté détache un motif de tout motif, un jugement de tous les autres, ce qui est encore moins intelligible.—«Vous mettez un intervalle incompréhensible et une solution de continuité entre le dernier jugement et les volitions!» (Critiq. philos., id., p. 118.)—Et vous, un intervalle encore plus incompréhensible entre un jugement et un jugement consécutif sur les mêmes objets.—«Dès que la volonté, principe indifférent, produit des actes déterminés, c'est au hasard qu'elle les détermine.»—C'est aussi au hasard que vous déterminez vos jugements.—«Dès que l'homme agit différemment dans les cas où son jugement est identique, ou identiquement dans ceux où son jugement varie, l'homme n'est plus un être raisonnable.»—Est-il un être raisonnable quand il juge différemment avec des données et des passions identiques ou identiquement avec des données et passions différentes? Ce que l'homme ne peut nier, selon vous, c'est seulement la vérité de ce qu'en même temps il juge vrai; mais vous admettez qu'il peut nier la vérité de ce qu'à l'instant précèdent il a jugé vrai. Un tel pouvoir serait précisément ce qu'on est convenu d'appeler inconséquence et déraison. Un homme qui a perdu la raison ne nie pas et n'affirme pas en même temps; seulement, après avoir affirmé qu'il fait jour, il crée et fait sortir de «précédents» identiques cette négation: il fait nuit. Les moments successifs de son raisonnement ne sont pas plus enchaînés que ne le sont, selon vous, les moments successifs d'une délibération; il appelle tour à tour la représentation du jour et celle de la nuit. A chaque instant, il est d'accord avec soi; il ne se contredit que d'un instant à l'autre; la folie est une raison discontinue. Bref, vous reprochez aux partisans de la liberté indifférente que, «le jugement rendu, la volonté reste, qui, étrangère à tous ces motifs et cause non causée, peut aussi bien casser ce jugement que l'exécuter, et agir d'elle-même sans raison et contre la raison» (p. 64); mais vous, vous admettez que, le jugement rendu, la volonté peut aussi bien, «cause non causée,» maintenir ce jugement ou le changer en son contraire, et juger ainsi arbitrairement «sans raison et contre la raison.» Répondre que la volonté se crée un motif de juger et de vouloir différent avec des motifs précédents identiques et que par conséquent elle ne juge ou ne veut jamais sans motif, c'est doubler la difficulté au lieu de la résoudre; car alors de motifs identiques sort non seulement une volition différente, mais encore un motif et un jugement différent, comme si d'une majeure et d'une mineure identiques sortait tout d'un coup une conclusion différente. C'est l'arbitraire installé non seulement en pleine volonté, mais en pleine intelligence, là où précisément sont le plus inévitables toutes les lois soit de la cérébration inconsciente, soit de la pensée consciente.

[58] Voir IIIe partie.

[59] Renouvier, Essais, id., p. 360.

[60] Voir la Solidarité morale, par M. Marion.—Cf. M. Secrétan, loc. cit.

[61] Id., 14 oct. 1880, p. 169, 172.

[62] Voir M. Tannery, La théorie de la connaissance mathématique (Revue phil., 1879, t. II, 482). Voir aussi l'étude de M. Delbœuf: Déterminisme et liberté, 1er article, 1862.

[63] Ibid., p. 280.

[64] Par exemple produire une avalanche et écraser un village par un petit mouvement du doigt qui détache une boule de neige.

[65] Critique philosophique, 17 oct. 1878.

[66]—Mais, dit M. Renouvier, nous nous appuyons sur ce que la «détente» des nerfs ou décrochement nerveux peut être produite par une force mécanique aussi petite qu'on veut, «pour conclure, passant à la limite, qu'elle peut être conçue comme n'exigeant aucune force mécanique, si d'ailleurs on peut lui supposer une cause d'un autre genre, une cause mentale. Nous répondons:—C'est déplacer la question ou plutôt c'est la fuir. La méthode des limites n'a pas pour but de substituer à une cause appropriée une cause étrangère, mais d'expliquer comment la cause appropriée peut être diminuée indéfiniment, sans cependant être vraiment nulle. Je puis, dites-vous, produire une avalanche avec une boule de neige infiniment petite, ou même nulle, si d'ailleurs il y a une autre cause, par exemple un petit mouvement de mon pied.—A la bonne heure! Et maintenant, vous allez pouvoir aussi employer un mouvement de pied infiniment petit et même nul, à condition, d'ailleurs, d'y substituer un petit mouvement de doigt,—et à celui-ci un autre. C'est une prestidigitation et une fuite. Mais, de ce que les mouvements peuvent se substituer indéfiniment l'un à l'autre, il n'en résulte pas que, passant encore à la limite, vous puissiez substituer à tout mouvement, quel qu'il soit, pour rompre l'équilibre, une cause d'un autre genre qui ne serait plus un mouvement. C'est là un nouvel escamotage. Il s'agit, en effet, de savoir si une chose est mécaniquement compréhensible et vous faites intervenir «une cause non mécanique;» à quoi alors sert votre argument mécanique? Supposez-vous que votre cause mentale produit son effet dans le mécanisme nerveux par une action qui elle-même n'est en rien mécanique et qui n'est pas un quantum quelconque de force mécanique ou de mouvement; alors vous n'avez pas besoin de nous faire illusion en invoquant l'artifice mécanique des limites: dites simplement que le fiat intérieur de la volonté suffit, comme celui de Dieu, et ne mettez plus en avant une prétendue explication mécanique de la possibilité du libre arbitre, mais avouez que son action sur l'organisme est mécaniquement exceptionnelle et incompréhensible, car elle suppose une création de mouvement. Produire un décrochement, une avalanche nerveuse par une force mécanique très grande ou infiniment petite, c'est toujours le même miracle mécanique, puisque la force mécanique infiniment petite ne peut être posée comme mécaniquement nulle.

[67] M. Renouvier, Id., 27 mai 1882.

[68] Crit. phil., 8 août 1878. Cf. Essais de critique générale, 3e essai: «Le fait universel de la communication causale des êtres est identique à l'harmonie des phénomènes dans le temps; elle est l'un des aspects et l'un des noms de l'ordre du monde.»

[69] «Le problème du libre arbitre se réduit à savoir si, parmi tous les états psychiques, il y en a qui mériteraient le nom d'actes purs, en ce sens que l'arrêt de la conscience en une certaine représentation de préférence à toute autre ne se trouverait pas entièrement prédéterminé par les états antécédents et par les circonstances. De tels actes, s'ils existent, étant suivis d'effets organiques et physiques conformément à la loi de correspondance, on peut dire qu'ils donnent lieu à des faits de commencement absolu, soit que la somme des forces mécaniques demeure ou non constante, attendu qu'en tout cas il se produit des mouvements sensibles qui sans cela eussent été retenus ou se fussent produits différemment, et qui, entraînant une suite indéfinie de conséquences, modifient plus ou moins la marche des choses.» (Crit. phil., 17 oct. 1878, p. 186.)

[70] Admettons néanmoins ces commencements absolus de direction nouvelle dans le corps et ces commencements absolus de volitions nouvelles dans l'esprit, il resterait à demander ce qu'ils peuvent offrir de moral. Une volition et un changement correspondant sortent tout d'un coup du néant par une création du moi, sans lien réel avec mon caractère, avec mon moi; comment les qualifier, sinon comme effets agréables ou désagréables, utiles ou nuisibles, semblables aux boules enflammées qui sortent inopinément d'une pièce d'artifice, et qui tantôt sont inoffensives, tantôt peuvent incendier? C'est là un genre de liberté encore plus impossible à qualifier moralement que la liberté d'indifférence. Le clinamen d'Epicure n'est pas plus moral que la liberté d'équilibre de Reid ou de Clarke (Voir IIIe partie.)

[71] «Il est absurde, nous a répondu M. Renouvier, de traiter de miracle un rapport, supposé réel, en correspondance d'une idée (le libre arbitre) qui m'est à ce point naturelle et qui en est l'affirmation constante.»—Mais, 1o le caractère naturel et populaire d'une croyance ne l'empêche pas toujours d'être illusoire et d'impliquer pour le savant un vrai miracle (ex.: la croyance au hasard, à la chance, aux mauvais présages, aux sorts, aux talismans, à l'efficacité des prières pour le beau temps, etc.); 2o M. Renouvier définit lui-même le miracle «un fait supposé qui ne s'explique point parce qu'il est en opposition avec les lois connues ou ordinaires de la nature.» (Id., p. 397.) Or, le fait du libre arbitre, tel que M. Renouvier l'admet, est précisément un fait supposé, inexplicable et «en opposition» non seulement avec les lois «connues ou ordinaires de la nature,» mais encore avec l'idée même de loi, puisqu'il consiste à échapper aux lois sur un point, quelque minime qu'il soit; de plus, le libre arbitre est en opposition avec la loi même de la pensée, qui veut une raison et une condition particulière pour tout fait particulier. Si enfin on songe qu'il s'agit d'un fait «commençant absolument,» d'un fait de création spontanée, le mot de miracle paraîtra encore bien insuffisant pour caractériser une telle supposition dans un système phénoméniste.—Mais, ajoute M. Renouvier, «il n'est pas d'une argumentation sérieuse de prétendre que le libre arbitre échapperait aux lois scientifiques, alors que ses partisans le tiennent certainement pour conditionné par toutes sortes de faits et de lois de la nature, en son exercice.»—Encore est-il que les partisans du libre arbitre ne le tiennent pas pour totalement conditionné en lui-même, au point précis où il existe; donc, en ce petit point, qui est tout dans la question, le libre arbitre n'est pas conditionné par les lois de la nature; il y a à la fois dans nos volitions quelque chose d'absolument déterminé et quelque chose d'absolument indéterminé. La quantité du miracle ne fait rien à l'affaire; un miracle microscopique, un miracle bénin est aussi grand qu'un gros. De même, si l'on disait: «J'admets la continuité, puisque j'admets de tout petits vides entourés d'un grand plein, serait-ce «une argumentation sérieuse» ou un faux fuyant? Quand un problème porte sur un point, il ne faut pas se jeter à côté: là où le libre arbitre existerait comme commencement inconditionné, fût-il un atome imperceptible conditionné par tout le reste de l'univers, il serait lui-même un univers indépendant, un tout dans le tout, un miracle dans la nature.—M. Vallier, dans sa thèse sur l'Intention morale, admet aussi une intervention de la liberté dans le cours des phénomènes; mais il dit, lui, avec une louable franchise: «Il ne faut pas se le dissimuler, cette intervention est absurde.» (P. 59.) Et il ajoute que ce n'est pas une raison pour n'y point croire.—Tertullien aurait même dit que c'est une raison pour y croire. A la bonne heure! il ne faut faire illusion ni au lecteur ni à soi-même.

[72] M. Renouvier demande spirituellement qu'on lui présente cette personne: la Science. Et nous ne songeons nullement à la lui présenter, car elle n'est pas faite; mais on peut lui présenter le principe de la science, ou plutôt ce principe est déjà présent à tous les esprits: c'est celui des lois. C'est en pensant ce principe que chacun devient «la raison impersonnelle en personne.» Quand on dit qu'une hypothèse est contraire à la géométrie ou à la physique, cela signifie simplement qu'elle est contraire aux lois de la géométrie et de la physique reconnues par tous les savants; cela ne veut pas dire qu'on fasse de la géométrie une personne. Quand on dit qu'une hypothèse est contraire à la science, cela signifie plus généralement qu'elle est contraire au principe même de la science, qui est que tout phénomène a des lois et peut être pensé, c'est-à-dire conditionné. Au-dessus des phénomènes, des lois et de la science, on peut sans doute et on doit peut-être supposer un mystère; mais, si l'on répand pour ainsi dire au milieu même des phénomènes la monnaie du mystère, alors on a autant de miracles. Le miracle, c'est du mystère en gros sous; ce n'est pas seulement de la création éternelle ou continuée, c'est de la création intermittente; c'est l'intervention de Dieu, des anges ou du libre arbitre au beau milieu du cours des choses; multiplier ainsi les mystères et les créations «præter necessitatem,» voilà précisément ce que nous appelons une réaction contre l'esprit de la science. Or la pensée ne remontera pas le courant, parce que ce courant constitue la pensée même, la possibilité de la pensée. Au reste, nous reviendrons sur le principe de causalité dans un chapitre ultérieur.

[73] Revue phil., 1879, I, 284.

[74] On sait que le principe de la conservation de l'énergie se démontre par le calcul et en dehors de l'expérience, pour tous les cas du mouvement de points matériels libres, sous l'influence de leurs forces attractives et répulsives, dont les intensités ne dépendent que de leurs distances. (Voir Helmholtz.)

[75] P. 480.

[76] P. 618.

[77] P. 635.

[78] Ibid.

[79] «Le repos, dit encore M. Delbœuf, n'exige à coup sûr aucune dépense de force locomotrice.» Oui, mais la force se dépense d'une autre manière. «Quand je ne marche pas, je ne me fatigue pas à marcher.» Non; mais vous vous fatiguez à penser, peut-être à vouloir; si par exemple vous restez assis en face d'un ennemi qui vous menace, vous vous fatiguez plus à rester en apparence immobile qu'à marcher. En aucun cas l'inaction n'est complète et n'est un rien.

[80] P. 477.

[81] P. 622.

[82] «La destruction de la résistance dont il est ici question, dit M. Delbœuf, ne réclame l'intervention d'aucune autre force que le temps.» (P. 534.)—Le temps est-il donc un personnage réel, un Saturne véritable? C'est là réaliser une abstraction. De plus, s'il n'y a besoin d'aucune autre force que le temps pour briser une résistance, à quoi bon notre volonté, notre liberté? Nous n'aurons, à la lettre, qu'à laisser faire le temps. Mais, si effectivement le temps aplanit bien des obstacles, ce n'est pas par lui-même, c'est par la combinaison des mouvements dont il n'est que la forme et l'ordre de succession.—«La chute d'un corps, même dans le vide, objecte M. Delbœuf, demande du temps; il y a donc des résistances détruites.»—Où est ce vide absolu? Où est l'endroit de l'univers sans matière? En outre, ce qui détruit les résistances à la chute d'un corps n'est pas le temps seul, mais bien le corps lui-même; c'est un mouvement qui se compose avec d'autres mouvements et qui, pour cela, a besoin du temps comme de l'espace. Une «série de résistances brisées» n'est pas une force destructive de résistance, et on s'étonne que, pour M. Delbœuf, le temps puisse être à la fois force et série.

[83] Ici encore, il y aurait bien des doutes à élever. Est-il certain que la résultante suffise toujours à révéler les forces composantes? 20 peut être le produit de 10 + 10, de 5 + 15, de 18 + 2; qui me dira laquelle de ces solutions est celle de la réalité? Peut-être y a-t-il plusieurs combinaisons possibles dont le monde actuel est le résultat possible.—Toutefois, nous savons qu'il faut se défier des spéculations sur les possibles et sur les indéterminés; probablement, la réalité concrète n'admet pas plusieurs formules possibles ni des indéterminations; tout cela est un résultat de notre ignorance et de nos abstractions mathématiques.

[84] M. Delbœuf oublie ici l'efficacité dont il a plus haut doté le temps.

[85] P. 684.

[86] P. 635.

[87] L'hypothèse de forces variant brusquement avec la distance suffirait en effet à expliquer ces mouvements discontinus.

«Donnons un exemple: un point matériel, attiré par un centre fixe en raison inverse du carré des distances, décrit une section conique. Qu'un suppose la loi d'attraction vraie seulement au delà d'une certaine distance, tandis qu'en deçà l'action serait nulle; si les conditions initiales du mouvement sont telles que le point mobile arrive à se rapprocher du centre fixe jusqu'à la distance donnée, à partir de ce moment il quittera la section conique pour suivre la tangente, puis, lorsqu'il sera revenu à la même distance, il quittera la tangente pour se mouvoir encore sur une conique.» (M. Tannery, Lettre à la Revue philosophique, au sujet de notre étude sur le mécanisme et la liberté, 1883.—Cf. déc. 1883.)

[88] M. Renouvier, Psych., II, 105, 94 et 95; Logique, II, 384-386.

[89] Id., Logique, 386.

[90] M. Renouvier, Id., 97.

[91] Ibid. Dans la nature entière, et non pas seulement dans l'homme, on s'est demandé s'il n'y avait pas également place pour une contingence analogue des effets. Et la question est logique; si l'homme est libre, le germe de la liberté doit se retrouver chez tous les êtres vivants, peut-être même, comme le croyait Epicure, jusque dans le pouvoir de clinamen qui appartient à l'atome. (Voir, dans la Morale d'Epicure de M. Guyau, le chapitre sur la contingence.)—Est-on bien sûr, a-t-on demandé, qu'il soit possible, même pour une intelligence universelle, de prédire tous les mouvements de la queue d'un chien? (M. Renouvier, Essais de psychologie, II, p. 4.)

[92] Voici une expérience que nous avons faite: nous avons essayé d'écrire au hasard des séries de chiffres pris indifféremment parmi les 10 chiffres 0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9. En additionnant par groupes de dix les chiffres ainsi sortis, nous avons obtenu pour chaque groupe de dix chiffres des valeurs plus ou moins voisines de 45, qui est précisément la somme des 10 chiffres de la numération. Ex.: 1, 6, 5, 4, 8, 9, 7, 3, 2, 0 (total 45); 1, 4, 6, 8, 2, 9, 1, 4, 5, 7 (= 47); 9, 3, 5, 6, 7, 9, 1, 0, 2, 4 (= 46); 5, 6, 7, 9, 8, 0, 3, 4, 1, 6 (= 49); 8, 9, 0, 6, 1, 3, 5, 6, 8, 9 (= 55); 7, 8, 7, 0, 9, 1, 3, 1, 0, 2 (= 38). Ces totaux successifs: 45, 47, 46, 49, 55, 38, ont pour moyenne 46. En additionnant deux groupes à la fois formant vingt chiffres, nous obtenions plus régulièrement encore des valeurs voisines de la somme 90. Pourquoi ces résultats? Parce que, pour agir d'une manière indéterminée en apparence, nous avions inconsciemment déterminé ce premier point:—Je varierai les chiffres.—Ce qui entraîne cette seconde détermination:—Je les écrirai tous.—Ce qui entraîne cette troisième détermination:—J'écrirai des chiffres ayant pour total 45, puisque l'ordre des chiffres dans l'addition n'influe pas sur la somme. Si bien qu'en voulant laisser un point indéterminé, je l'avais précisément déterminé. Par là, j'étais rentré dans les conditions entrevues par le géomètre Lambert et par Cournot, qui ont remarqué que, dans le rapport de la circonférence au diamètre, les totaux de chaque dizaine de chiffres diffèrent peu de 45, «comme si les chiffres étaient amenés successivement, par un tirage au sort, dans une urne les renfermant en proportions égales.» Nous avons expérimenté sur plusieurs quotients de nombres quelconques, et nous avons remarqué une régularité analogue. Par exemple, la division de 145 par 21 donne 6, plus la fraction décimale périodique 9, 0, 4, 7, 6, 1, 9, 0, 4, 7 (= 47); 6, 1, 9, 0, 4, 7, 6, 1, 9, 0 (= 43); 4, 7, 6, 1, 9, 0, 4, 7, 6, 1 (= 45); etc.; les trois premières dizaines ont exactement pour moyenne 45. D'autres fractions non périodiques ont la même moyenne approximative; d'autres ont une moyenne supérieure ou inférieure, mais toujours régulière; par exemple 918 divisé par 421 amène une fraction qui, de 10 chiffres en 10 chiffres, donne pour totaux des nombres voisins de 37. Cela tient à des lois inconnues qui tantôt amènent tous les chiffres, tantôt en excluent certains.

[93] En quoi, pourrait-on demander aux adversaires du déterminisme, le rapport d'égalité, le rapport de 100 à 100 par exemple, serait-il incompatible avec la nécessité et la certitude? Est-ce qu'il est défendu à la nécessité de produire des effets qui s'équilibrent, comme la puissance et la résistance d'un levier? Est-ce qu'il n'y a pas des effets de neutralisation mutuelle jusque dans les rayons lumineux? Rien de plus compatible avec le déterminisme que l'égalité. Quand on joue à pile ou face (et vous pourriez confier à une machine le soin de jeter les pièces en l'air, comme aux machines dont on se sert aujourd'hui dans les grandes loteries), il est théoriquement certain que la relation d'équilibre et d'égalité s'établira à la longue, et, dans le cas particulier, il est pratiquement logique, eu égard non seulement à notre ignorance subjective du cas particulier, mais encore et surtout à notre connaissance objective du rapport général et constant, d'agir en nous réglant sur cette relation d'égalité qui est la seule chose connue. Nous pourrons nous tromper pour un, deux, trois cas, non pour dix mille.

[94] Voir, par exemple, Renouvier, ibid., p. 96.

[95] Le premier paralogisme auquel nous venons de répondre pourrait être invoqué et l'a été de fait en faveur des miracles divins, tout comme pour le miracle intérieur du libre arbitre. «J'admets,—dit Joseph de Maistre pour justifier les prières en faveur de la pluie,—que dans chaque année il doive tomber dans chaque pays précisément la même quantité d'eau: ce sera la loi invariable; mais la distribution de cette eau sera, s'il est permis de s'exprimer ainsi, la partie flexible de la loi. Ainsi, vous voyez qu'avec vos lois invariables nous pourrons fort bien encore avoir des inondations et des sécheresses, des pluies générales pour le monde, et des pluies d'exception pour ceux qui ont su les demander... Déjà, dans les temps anciens, certains raisonneurs embarrassaient aussi les croyants de leur époque en leur demandant pourquoi Jupiter s'amusait à foudroyer les rochers du Caucase et les forêts inhabitées de la Germanie... Mais le tonnerre, quoiqu'il tue, n'est cependant point établi pour tuer; et nous demandons précisément à Dieu qu'il daigne, dans sa bonté, envoyer ses foudres sur les rochers et sur les déserts, ce qui suffit sans doute à l'accomplissement des lois physiques.» L'auteur d'un Essai sur les lois du hasard, M. de Courcy, dit que tout au moins Dieu peut nous envoyer une pensée qui nous détourne de l'endroit où va tomber soit la foudre, soit une pierre. «Que le lieu et l'instant où tombe la pierre, dit-il, soient précisément le lieu et l'instant où passait un homme qui la reçoit et en est écrasé, voilà certainement une coïncidence fortuite, à laquelle on ne peut ni assigner ni même comprendre aucune cause(!)... Sans violer les lois naturelles, sans les interrompre, Dieu ne pourra-t-il pas m'inspirer la pensée de ralentir librement mes pas ou d'en changer la direction? Et, si la prière de ma mère n'est venue éveiller sa sollicitude qu'au moment où j'étais arrêté déjà sur le lieu menacé, ne pourra-t-il pas influencer ma volonté toujours libre, de manière que je m'éloigne avant la catastrophe? Ainsi toutes les lois seront observées: celles de la nature physique ne recevront aucune atteinte; ma liberté sera entière, et c'est par un acte libre que je me serai éloigné si à propos. Dieu aura seulement influencé ma volonté sans l'asservir, de la manière propre à sa providence.» On a demandé avec raison à M. de Courcy, «assureur émérite,» s'il ne devrait pas, en assurant quelqu'un contre les accidents, mettre comme clause principale de la police d'assurances l'obligation de prier, puisque les hommes religieux sont moins exposés aux accidents que les impies. Nous lui demanderons à notre tour si ce ne serait pas un bon calcul pour une compagnie d'assurances de faire dire des prières pour ses assurés: ce serait tout profit pour ces derniers comme pour la compagnie. Peut-être alors la statistique constaterait-elle une différence édifiante entre la proportion des accidents ou de la mortalité dans les compagnies religieuses et dans les compagnies non religieuses.—On le voit, avec de petites exceptions, de petits «interstices dans les lois de la nature» comme ceux de M. Renouvier, ou même avec de simples petites ambiguïtés, comme celles qui existent dans les bifurcations d'intégrales de M. Boussinesq, on peut assurer à l'intervention miraculeuse de Dieu un domaine fort respectable et concilier (en apparence) la contingence avec la mécanique elle-même.

[96] M. Renouvier, Crit. phil., 5 août 1880, p. 36.

[97] On insiste et on dit:—L'égalité est, sinon la loi des faits supposés libres, au moins celle de notre attente devant les actes libres.—Parler ainsi, c'est revenir à l'erreur de Laplace, qui confond l'attente dans l'ignorance avec l'attente fondée sur l'égalité connue des chances; la loi de notre attente, devant des actes de libre arbitre, n'est pas 1/2; elle est x. Si, en fait, notre attente est 1/2, c'est précisément parce que nous éliminons toute hypothèse de liberté subjective pour considérer seulement les rapports objectifs des chances, qui nous apparaissent dans ce cas aboutir à un rapport nécessaire d'égalité. Ce rapport d'égalité, loin de se fonder sur la présence de la liberté, se fonde au contraire sur son absence. S'il y avait réellement libre arbitre, il pourrait y avoir un point, ne fût-ce qu'un seul, un point absolument indéterminé, sans loi, qui suffirait à contre-balancer toutes les autres lois, à les frapper d'inexactitude, et qui en particulier permettrait, toutes choses étant égales d'ailleurs, de produire cependant des effets non égaux en nombre, par exemple des mouvements à gauche plus nombreux que les mouvements à droite, en dépit de l'équilibre des muscles et de l'équilibre des courants cérébraux.

[98] «Toute constatation expérimentale, a dit excellemment M. Boutroux, se réduit en définitive à resserrer la valeur de l'élément mesurable des phénomènes entre des limites aussi rapprochées que possible. Jamais on n'atteint le point précis où le phénomène commence et finit réellement... Ainsi nous ne voyons en quelque sorte que les contenants des choses, non les choses elles-mêmes.» Mais M. Boutroux ajoute:—«Nous ne savons pas si les choses occupent dans leurs contenants une place assignable. A supposer que les phénomènes fussent indéterminés, mais dans une certaine mesure seulement, laquelle pourrait dépasser invinciblement la portée de nos grossiers moyens d'évaluation, les apparences n'en seraient pas moins exactement telles que nous les voyons. On prête donc aux choses une détermination purement hypothétique, sinon inintelligible, quand on prend au pied de la lettre le principe suivant lequel tel phénomène est lié à tel autre phénomène» (p. 28).—Il nous semble que l'ingénieux métaphysicien se place ici au contre-pied de la vérité, et qu'on pourrait lui dire:—C'est précisément votre hypothèse de l'indétermination qui est: «1o inintelligible, 2o purement hypothétique, 3o contraire à toute induction.» En effet, si je puis, même expérimentalement, «resserrer la valeur» de l'élément prétendu indéterminé entre des limites aussi rapprochées qu'il est possible, c'est le cas de passer à la limite en disant que l'indétermination supposée est comme si elle n'existait pas; de même, si je vérifie une loi de physique entre des limites indéfiniment rapprochées, il ne me viendra jamais à l'esprit de supposer qu'en allant plus loin la loi cesse, à moins qu'elle ne se compose avec une autre loi.

[99] Physique sociale, t. Ier, 18.

[100] «Est-il un homme dont le caractère soit réellement invariable? Est-il une nation dont l'histoire entière soit l'expression d'une seule et même idée?... Ainsi la variabilité se retrouve jusque dans les profondeurs les plus reculées de la nature humaine.» (M. Boutroux, id., 138, 142.)

[101] «Que l'on nous montre à priori, a dit M. Janet (Traité de philos., p. 318), en quoi ce que nous appelons le possible est impossible.»—Mais, d'abord, on peut encore bien moins démontrer à priori que ce que nous appelons possible est réellement possible. Il ne suffit pas de dire: démontrez-moi à priori que ce que nous appelons la possibilité d'une chute de la lune sur la terre est impossible pour montrer que cette chute est possible effectivement. De plus, à priori, on peut raisonner ainsi:—Au possible manque quelque chose pour être réel, sans quoi il serait déjà réel; donc le possible, sans cette condition, est impossible. Et cette condition elle-même, elle a dû avoir sa condition de réalité, car sans cela elle eût été aussi immédiatement réelle et non pas simplement possible; elle était donc vraiment impossible sans cette condition, et ainsi de suite. On peut ainsi soutenir à priori que ce que nous appelons possible, comme tel, est identique à l'impossible, et qu'il n'y a de vérité que dans la réalité. On ne sortira pas de ce labyrinthe par des spéculations abstraites sur le possible et l'impossible.

[102] Raison pure, t. II, p. 296.

[103] Voir Hegel, Logique, § 143.

[104] Voir M. Taine, l'Intelligence, t. II.

[105] Il ne s'agit nullement, en effet, de la substance des métaphysiciens, mais de celle des physiciens et des mécaniciens, qui se réduit à une quantité permanente de matière et de force motrice.

[106] Critique de la raison pure, p. 217, 218. Tr. Tissot.

[107] Critique de la raison pure, p. 322.

[108] Il ne s'agit, bien entendu, que de la quantité, et non de la qualité particulière qui peut appartenir à la sensation.

[109] Voir notre Philosophie de Platon, t. II, p. 923, 635.

[110] Nous verrons, dans le livre suivant, comment a lieu cette projection.

[111] Critique de la Raison pure, I, 226.

[112] La notion de cause métaphysique est, selon Kant, un concept pur, que nous appliquons aux intuitions sensibles. Mais, pour qu'il soit possible d'appliquer le concept à l'intuition, il faut une certaine homogénéité entre ces deux termes. Or, cette homogénéité n'existe pas tout d'abord. La pensée est donc obligée de chercher un moyen terme qui soit homogène tout à la fois avec le concept pur et avec les phénomènes, qui soit en même temps sensible et intellectuel. C'est ce terme moyen, produit d'une sorte d'imagination transcendantale, que Kant appelle le schème; ce n'est pas une image proprement dite, mais c'est la condition au moyen de laquelle seulement les images deviennent possibles; c'est le procédé général que doit employer l'imagination pour ramener à l'unité la variété donnée dans l'intuition sensible. La quantité pure, par exemple, n'est pas le nombre, car elle est continue et le nombre est discret; et pourtant, quand nous voulons nous représenter la quantité, nous sommes obligés d'employer le nombre, c'est-à-dire l'addition successive, une par une, des choses de même espèce. Le nombre est la figuration pure ou le schème de la quantité. Le schème est si près de la chose que nous le confondons avec la chose même; pourtant il n'est déjà plus cette chose, il en commence la représentation et en est le plus pur symbole. Comme il la représente dans autre chose qu'elle-même, il l'altère et la contredit. Les mathématiciens, et surtout Leibnitz, avaient bien compris cette imperfection de nos procédés de représentation inadéquats aux choses; on sait par quel artifice de méthode Leibnitz s'efforça de rendre le nombre discret adéquat à la quantité concrète: il compléta le nombre par l'idée d'infinité, qui semble le contredire, et arriva ainsi à une expression exacte ou, si on veut, à un schématisme parfait de la quantité.

[113] Raison pratique, p. 296.

[114] Raison pratique, p. 289.

[115] Raison pure, p. 249.

[116] Erscheinung seiner selbst.Raison pratique, p. 117.

[117] Raison pure, p. 339.

[118] «Et comme rien n'arrive en lui en tant qu'il est noumène, comme il n'y a en lui aucun changement qui exige une détermination dynamique de temps, et par conséquent aucune dépendance par rapport à des phénomènes comme causes, cet être actif, en tant qu'affranchi dans ses actions de toute nécessité naturelle telle qu'elle se présente dans le monde sensible, est indépendant et libre; on dirait très bien de lui qu'il commence de lui-même et spontanément ses effets dans le monde sensible, sans que l'action commence en lui... Ainsi donc, liberté et nature, chacune dans son sens complet, se trouvent en même temps et sans contradiction dans les mêmes actions, suivant qu'on les compare avec leur cause intelligible ou avec leur condition sensible.» (Raison pure, p. 240.)

[119] «Le blâme se fonde sur une loi de la raison dans laquelle on regarde cette raison comme une cause qui, sans aucun égard aux autres conditions empiriques, a pu et déterminer autrement le fait de la volonté. Et l'on n'envisage pas même la causalité de la raison comme un simple concours, mais comme complète, parfaite en elle-même, quoique les mobiles sensibles, loin de lui avoir été favorables, lui aient été contraires. L'action de l'homme est attribuée à son caractère intelligible; au moment où il ment, il a complétement tort: par conséquent la raison, sans égard à toutes les conditions empiriques du fait, était parfaitement libre, et ce fait doit être entièrement attribué à sa négligence... La raison est présente, et la même, à toutes les actions de l'homme, dans tous les temps, dans toutes les circonstances de temps, sans tomber dans un état nouveau qui n'aurait pas d'abord été le sien; elle y est déterminante, mais non déterminable. On ne peut donc pas demander pourquoi la raison ne s'est pas déterminée autrement, mais seulement pourquoi elle n'a pas déterminé autrement les phénomènes par sa causalité. Mais à cela pas de réponse possible; car un autre caractère intelligible aurait donné un autre caractère empirique; et quand nous disons, sans égard à la vie qu'il a menée jusqu'à ce temps, que l'agent aurait cependant pu éviter de mentir, cela signifie seulement que le mensonge est immédiatement soumis à la puissance de la raison, et que la raison, dans sa causalité, n'est soumise à aucune condition du phénomène ni du cours du temps; la différence du temps constitue à la vérité une différence principale des phénomènes entre eux, puisqu'ils ne sont pas des choses, par conséquent non plus des causes en eux-mêmes, mais elle ne peut faire aucune différence de l'action par rapport à la raison.» (Raison pure, p. 240.)

[120] Raison pratique, p. 289. «La vie sensible a donc, relativement à la conscience intelligible de l'existence, ou à la liberté, l'unité absolue d'un phénomène qui, en tant simplement qu'il contient des phénomènes d'intention morale, ne doit pas être jugé d'après la nécessité physique, sous laquelle il rentre comme phénomène, mais d'après l'absolue spontanéité de la liberté... Tout ce qui est un effet de la volonté de l'homme (comme sont certainement toutes les actions faites avec intention), a pour principe une causalité libre, qui, dès la première jeunesse, exprime son caractère par des phénomènes (par des actions) qui lui sont propres. Ceux-ci, à cause de l'uniformité de leur conduite, forment un enchaînement naturel, mais cet enchaînement ne rend pas nécessaire la méchanceté de la volonté; il est au contraire la conséquence du choix volontaire de mauvais principes devenus immuables, et, par conséquent, il n'en est que plus coupable et plus digne de punition.»

[121] Raison pratique, p. 295. «S'il est possible (en regardant l'existence dans le temps comme une condition qui ne s'applique qu'aux phénomènes, et ne s'applique pas aux choses en soi), d'affirmer la liberté malgré le mécanisme naturel des actions considérées comme phénomènes, cette circonstance que les êtres agissants sont des créatures ne peut apporter ici le moindre changement, puisque la création concerne leur existence intelligible, mais non leur existence sensible, et que, par conséquent, elle ne peut être regardée comme la cause déterminante des phénomènes. Il en serait tout autrement si les êtres du monde existaient dans le temps comme choses en soi, car alors le créateur de la substance serait en même temps l'auteur de tout le mécanisme de cette substance.»

[122] C'est l'interprétation d'un très pénétrant critique, M. Darlu, et nous la croyons vraie. (Voir Religion dans les limites de la raison, art. 36.)

[123] Raison pratique, p. 172. La raison seule étant «absolument spontanée,» est libre; «car l'indépendance par rapport aux causes déterminantes du monde sensible, indépendance que doit toujours s'attribuer la raison, est la liberté.» (R. p., 108.) S'il n'y avait rien de plus, «si je n'appartenais qu'au monde intelligible, toutes mes actions seraient toujours conformes à l'autonomie de la volonté; mais comme je me vois en même temps membre du monde sensible, je dis seulement qu'elles doivent être conformes à ce principe.» (Ibid., p. 111.) «L'homme, comme membre d'un monde intelligible veut nécessairement ce qu'il doit moralement,» nécessité rationnelle et morale qui, selon Kant, est la liberté même; «et l'homme ne distingue le devoir du vouloir qu'autant qu'il se considère comme faisant partie du monde sensible.» (Ibid., p. 112.)

[124] Introd. tr. Barni, p. 38.

[125] M. Darlu.

[126] Raison pure, p. 251, note.

[127] Raison pratique, p. 106.

[128] Raison pratique, p. 105.

[129] Voir notre Critique des systèmes de morale, conclusion: «Ce qui n'est pas en notre pouvoir, c'est ce qui n'est pas nous et n'est pas un effet de notre action propre; la question de temps ne fait rien à l'affaire. La logique et la géométrie sont en dehors du temps, elles n'en sont que plus nécessaires. Fussions-nous dans la vie éternelle, si nous n'y sommes pas seuls, si nous sommes en relation avec d'autres volontés, s'il y a causalité réciproque, cette causalité fût-elle extemporelle, sans avant et sans après, il y aura toujours détermination mutuelle, il y aura déterminisme. Que l'agneau soit mangé par le loup en plusieurs temps ou en dehors du temps, peu importe, s'il est mangé et si la relation de loup à agneau subsiste éminemment. Une charge en douze temps que je subis dans la durée n'est pas plus nécessitante qu'une charge en un seul temps ou même intemporelle que je subirais dans un univers supérieur à la durée: il y aurait toujours violence exercée et violence subie, volontés en présence, volontés en lutte. Ce n'est pas le temps qui est le père de la guerre: c'est la pluralité et la distinction des individus...

«Kant, en supprimant tout d'un coup le temps et l'espace, n'avance pas la question d'un seul pas. On pourrait le comparer aux astronomes qui imaginaient un ciel de cristal pour soutenir les astres et en laisser passer la lumière, et qui étaient obligés d'ajouter un second ciel de cristal au premier, un troisième au second. Toute l'évolution du monde immobilisée et cristallisée dans le septième ciel, que Kant appelle le monde intelligible, n'en perd pas pour cela un seul de ses caractères, une seule de ses antinomies, une seule de ses nécessités brutales: la vie éternelle elle-même n'est donc pas un refuge pour la liberté. Kant n'a fait que substituer à la servitude mobile et changeante du temps une servitude éternelle et immuable, une sorte de damnation de la liberté. En effet, en nous enlevant le temps, Kant nous a précisément enlevé le seul espoir positif et pratique de délivrance ou de progrès. Si nous avons un caractère intelligible qui, une fois pour toutes, se fait bon ou méchant en dehors de la durée, tout notre progrès apparent ne consistera plus qu'à analyser et dérouler en ce monde sensible la synthèse du monde intelligible. Notre destinée, nous la dictons en dehors du temps, et le temps ne fait que tourner les pages du livre en les épelant, sans y pouvoir changer un mot.»

[130] Fondement de la morale, p. 84.

[131] «La volonté de modifier notre caractère est un résultat non de nos propres efforts, mais de circonstances que nous ne pouvons empêcher; si nous l'avons, elle ne peut venir en nous que de causes extérieures.» (Logique, t. II, p. 424.) On ne voit guère alors comment Stuart Mill croit pouvoir ajouter: «Nous sommes moralement obligés de travailler au perfectionnement de notre caractère. A la vérité nous ne le ferons que si nous venons à désirer de nous perfectionner.» Et il se trouve en dernière analyse que ce désir ne dépend pas de nous. En d'autres termes, devant une table vide, j'aurais la faculté et même l'obligation de faire un excellent festin, si elle était pleine; mais d'autres que moi peuvent seuls la remplir. Notre puissance n'est telle que quand on ne remonte pas assez haut, et elle finit par se résoudre en une réelle impuissance.

[132] Voir plus haut, sur l'idéal de liberté métaphysique et d'indépendance absolue, chap. VII, § 3.

[133] Voir, sur notre méthode, l'Introduction à notre Histoire de la philosophie, 4e édition.

[134] Nous trouvons la théorie des idées-forces de plus en plus confirmée par les travaux des physiologistes et psychologues contemporains. Selon les remarques ajoutées par M. Taine à sa dernière édition de l'Intelligence, «quand l'image devient très lumineuse, elle se change en impulsion motrice; on peut donc supposer que, s'il y a dans l'écorce cérébrale des points où l'image devient plus lumineuse, ces points se rencontrent là où les extrémités terminales de l'appareil intellectuel s'abouchent avec les extrémités initiales de l'appareil moteur... D'innombrables courants intellectuels cheminent ainsi dans notre intelligence et notre cerveau, sans que nous en ayons conscience, et ordinairement ils n'apparaissent à la conscience qu'au moment où, devenant moteurs, ils entrent dans un autre lit.» (L'intelligence, 3e édit., I, 482.)

Le substratum physique de l'esprit, disent Carpenter et Laycock, n'est pas seulement les nerfs efférents avec leurs centres, ce sont aussi les nerfs afférents, «ce sont les processus sensori-moteurs.»—«Il doit y avoir un élément moteur aussi bien qu'un élément sensoriel dans le substratum anatomique dont la faible décharge correspond à ce que nous appelons penser un objet. Cette notion peut paraître singulière. Quoi de commun, dira-t-on, entre un mouvement et une idée, l'un étant un processus physique, l'autre un processus mental? Je le répète, le mouvement entre comme élément non dans les idées, mais dans le substratum anatomique des idées.» (Huglings Jackson, Clinical and physiological researches on the nervous system: I, on the localisation of movement in the brain, p. 18, et sq.) Pour la théorie des centres psycho-moteurs, qui sont comme les centres des idées-forces, voir les travaux de Ferrier, de Bastian, de Maudsley et les pages substantielles de M. Ribot, dans la Revue philosophique de juillet 1882.

[135] Voir principalement Maudsley, Herzen, M. Taine et M. Ribot.—Cf. p. 109.

[136] «Omne possibile exigit existere, et proinde existeret, nisi aliud impediret, quod etiam existere exigit et priori incompatibile est; unde sequitur semper eam existere rerum combinationem qua existunt quam plurima.» (De verit. primis, Erdm., p. 99.) «Omnia possibilia pari jure ad essentiam (l. existentiam) tendere pro quantitate essentiæ, seu realitatis, vel pro gradu perfectionis quem involvunt.—Et ut possibilitas est principium essentiæ, ita perfectio seu essentiæ gradus (per quem plurima sunt compossibilia) principium est existentiæ. Ex his jam mirifice intelligitur quomodo, in ipsa originatione rerum, mathesis quædam divina seu mecanismus metaphysicus exerceatur.» (De rerum originat. rad., Erdm., p. 148.)—«Tous les possibles prétendent à l'existence dans l'entendement de Dieu à proportion de leur perfection. Le résultat de toutes ces tendances doit être le monde actuel le plus parfait qui soit possible.» (Dutens, II, II, p. 36.)

«Feignons, dit Théophile, qu'il y ait des êtres possibles, A, B, C, D, E, F, G, également parfaits et prétendant à l'existence, dont il y a d'incompatibles A avec B, et B avec D, et G avec C. Je dis qu'on pourrait les faire exister deux ensemble de quinze façons: AC, AD, etc.; ou bien trois ensemble, des manières suivantes: ACD, ACE, etc.; ou bien quatre ensemble de cette seule suite: ACDE, laquelle sera choisie parmi toutes les autres, parce que par là on obtient le plus qu'on peut; et, par conséquent, ces quatre A, C, D, E, existeront préférablement aux autres, B, F, G. Donc, s'il y avait quelque puissance dans les choses possibles pour se mettre en existence et pour se faire jour à travers les autres, alors ces quatre l'emporteraient incontestablement; car, dans ce combat, la nécessité même ferait le meilleur choix possible, comme nous voyons dans les machines, où la nature choisit toujours le parti le plus avantageux pour faire descendre le centre de gravité de toute la masse autant qu'il se peut.—Mais les choses possibles, n'ayant point d'existence, n'ont point de puissance pour se faire exister, et par conséquent il faut chercher le choix et la cause de leur existence dans un être dont l'existence est déjà fixe et, par conséquent, nécessaire d'elle-même.»

[137] Expressions de M. Burdeau dans un compte-rendu consacré à M. Renouvier.

[138] M. Penjon, dans la Critique philosophique du 10 mars 1883.

[139] Sous cette forme le problème nous a été posé jadis à nous-même, comme application immédiate de notre théorie sur la liberté et le déterminisme, par notre ancien élève M. Émile Boirac.

[140] Le docteur Le Bon, L'homme et les sociétés, I, 455.

[141] Aristote, De animâ, III, x: Ἡ κινησις ορεξις τις εστιν ἡ ενεργεια

[142] Au point de vue de la finalité, «ce qu'on appelle notre liberté est précisément la conscience de la nécessité en vertu de laquelle une fin conçue par notre esprit détermine, dans la série de nos actions, l'existence des moyens qui doivent à leur tour déterminer la sienne.» (J. Lachelier, Du principe de l'induction, 111.)

[143] Voir le dernier chapitre du livre précédent.

[144] Il vaudrait mieux dire, selon nous, le principe du tout.

[145] Critique du jugement, § 77.

[146] Ce n'est donc pas, comme l'a soutenu Clifford, en vous rejetant de ma conscience que je vous conçois (comme éjet); c'est au contraire en prolongeant ma conscience jusqu'en vous. Objets et éjets ne sont toujours que le sujet prolongé et projeté.—Il n'y a pas là non plus une loi nécessaire à priori, une forme comme celle de Kant, ni une application d'un principe universel de la raison, comme dans Victor Cousin. Notre théorie nous semble plus scientifique, parce qu'elle s'appuie sur la persistance de l'action et du mouvement commencé, laquelle devient, dans la conscience, une tendance à la liberté et à l'indépendance.

[147] Plotin, Ennéades, I, VI, 3.

[148] Voir sur ce sujet M. Ravaisson, La philosophie en France.

[149] Voir notre Philosophie de Platon, t. II, page 575.

[150] Dschelaleddin, cité par Hegel, à la fin de la Philosophie de l'esprit.

[151] Voir, sur ce sujet, notre Critique des systèmes de morale contemporains.

[152] Voir la première partie, chap. IV.

[153] Voir la critique de la théorie Kantienne dans nos Systèmes de morale contemporains.

[154] Raison pratique, p. 263.

[155] Ibid., p. 265.

[156] Voir notre Idée moderne du droit, 2e édition, livre II.

[157] Voir la Science sociale contemporaine, livres IV et VI.

[158] Voir la Philosophie de Platon, Études platoniciennes, II, 612.

[159] V. Ravaisson, Rapport sur la philosophie au dix-neuvième siècle, conclusion.

[160] Leibnitz, Lettre à Arnauld, du 14 juillet.

[161] «Il faut donc qu'il y ait une raison à priori, indépendante de mon expérience, qui fasse qu'on dit véritablement que c'est moi qui ai été à Paris, et que c'est encore moi, et non un autre, qui suis maintenant en Allemagne; et par conséquent il faut que la notion du moi lie ou comprenne ces différents états. Autrement on pourrait dire que ce n'est pas le même individu, quoiqu'il paraisse l'être. Et en effet, quelques philosophes qui n'ont pas assez connu la nature de la substance et des êtres invisibles ou êtres per se, ont cru que rien ne demeurait véritablement le même. Et c'est pour cela entre autres que je juge que les corps ne seraient pas des substances s'il n'y avait en eux que l'étendue.» (Leibnitz, Lettre à Arnauld.)

«Je demeure d'accord, continue Leibnitz, que la collection des événements, quoiqu'elle soit certaine, n'est pas nécessaire, et qu'il m'est libre de faire ou de ne pas faire ce voyage; car, quoiqu'il soit enfermé dans ma notion que je le ferai, il y est enfermé aussi que je le ferai librement. Et il n'y a rien en moi de tout ce qui peut se concevoir sub ratione generalitatis seu essentiæ, seu notionis specificæ sive incompletæ, dont on puisse tirer que je le ferai nécessairement; au lieu que de ce que je suis homme, on peut conclure que je suis capable de penser; et par conséquent, si je ne fais pas ce voyage, cela ne combattra aucune vérité éternelle ou nécessaire. Cependant, puisqu'il est certain que je le ferai, il faut bien qu'il y ait quelque connexion entre moi qui suis le sujet, et l'exécution du voyage, qui est le prédicat, semper enim notio prædicati inest subjecto in propositione vera. Il y aurait donc une fausseté si je ne le faisais pas, qui détruirait ma notion individuelle ou complète

[162] Voir plus haut, même livre, ch. III.

[163] Voir notre travail sur le Second Hippias de Platon.

[164] Voir notre Critique des systèmes de morale, dernier livre.

[165] C'est ce que nous avons essayé de mettre en lumière dans notre Idée moderne du droit.

[166] Voir p. 221 et suiv.

[167] V. p. 252 et suiv.

[168] Voir p. 281 et suiv.

[169] Voir plus haut, p. 238.

[170] Voir p. 281 et suiv.

[171] Voir p. 261 et suiv.

[172] Voir notre Idée moderne du droit, livre IV.

[173] Voir notre Critique des systèmes de morale contemporains, liv. VII.

[174] Voir plus haut, p. 300 et suiv.







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1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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