Chignole (la guerre aerienne) Marcel Nadaud This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at http://www.gutenberg.org/license. Title: Project Gutenberg book of Chignole (la guerre aerienne) Author: Marcel Nadaud Release Date: February 02, 2011 [EBook #35150] Language: French Character set encoding: US-ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CHIGNOLE (LA GUERRE AERIENNE) *** Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net. _A Monsieur Georges Berthoulat,_ _qui a bien voulu etre le parrain de "Chignole",_ _en lui offrant les colonnes robustes de "La Liberte"_ _pour etayer sa silhouette legere._ _Avec toute ma reconnaissance._ ---- _M. N._ *CHIGNOLE* *DU MEME AUTEUR* *Coups de Griffes.... Pattes de Velours.* in-16 en couleurs. (A l'Office General d'Editions). *Tendresses.... Tristesses.* in-16 en couleurs. (A l'Office General d'Editions). *En plein vol.* (30e mille) Souvenirs de Guerre Aerienne (Chez Hachette et Cie) _EN PREPARATION_ *Les Derniers Mousquetaires.* *Les Petites Ailees.* *Ma P'tite Femme.* _Droits de traduction et de reproduction_ _reserves pour tous pays._ _Copyright by Albin Michel, 1917._ Marcel NADAUD LA GUERRE AERIENNE *CHIGNOLE* PARIS ALBIN MICHEL, Editeur 22, Rue Huyghens, 22 TABLE DES MATIERES - I--CHIGNOLE SE PRESENTE. - II--CHIGNOLE A UNE IDEE!... - III--CHIGNOLE SE DEBROUILLE. - IV--CHIGNOLE A DIT: CA GAZE!... - V--CHIGNOLE FAIT DE LA PHOTO. - VI--CHIGNOLE ECRIT A SA MAMAN. - VII--CHIGNOLE ET BOUDOU-BA-DABOU. - VIII--CHIGNOLE, ROI DES HIBOUX. - IX--CHIGNOLE SAUVE SON PATRON. - X--CHIGNOLE VEUT UNE SAUCISSE. - XI--CHIGNOLE A PARIS. - XII--CHIGNOLE FAIT DE LA POLITIQUE. - XIII--CHIGNOLE RAMASSE UNE BUCHE. - XIV--CHIGNOLE SE CROIT A WATERLOO. - XV--CHIGNOLE A DU CHAGRIN. - XVI--CHIGNOLE A SON BOCHE. - XVII--CHIGNOLE RECOIT DU MONDE. - XVIII--CHIGNOLE PREND UN BAIN. - XIX--CHIGNOLE FAIT UNE BETISE. - XX--CHIGNOLE S'EN VA. - XXI--CHIGNOLE ECRIT A VIEUX CHARLES. - XXII--CHIGNOLE DANS LA BIFFE. - XXIII--CHIGNOLE N'EST PLUS CHIGNOLE. CHIGNOLE I--CHIGNOLE SE PRESENTE. Au fond du parc, pres de l'etang tranquille, je suis profondement occupe a donner la pature aux carpes nonchalantes. Leurs museaux viennent affleurer a la surface de la nappe, bleutee par le soleil de midi; l'eau se ride de plis minuscules qui se prolongeant jusqu'aux bords, caressent, avant de disparaitre, des petites herbes fremissantes. Je renais peu a peu a la vie; a cette resurrection, j'eprouve des joies de gamin. Il semble que l'on fait la reeducation complete de ses sens. L'aspect des choses sur lequel vous etiez blase au point de l'indifference la plus absolue vous parait tout nouveau, tout neuf, et vous decouvrez le monde avec de grands yeux eblouis. Ah! la douceur de revivre, de sentir sa machine humaine fonctionner normalement, sans a-coups, le plaisir de ne plus souffrir, la joie de respirer librement, sans contrainte physique, le bonheur d'etre heureux parce qu'on a retrouve son appetit, son sommeil, sa sante. Finie, l'amertume des heures d'hopital longues, longues comme une journee grise, ou l'eau pleure sur les vitres; fini le desenchantement d'etre un inutile, un impotent, un _vide_, forme pale dans les vetements reglementaires, que soutiennent d'autres paleurs. Je vais retourner au front, je suis gueri. Ma cantine est deja dans ma chambre, et je considere mes vetements de _travail_, usages, salis, quelque peu rapieces, avec attendrissement. Bonjour copains!... Camarades de misere, d'infortune et d'un tout petit peu de gloire, vieux habits deformes, limes aux entournures, defroques des randonnees d'hier, vous qui avez connu mes enthousiasmes et mes craintes, je vous reprends joyeusement car vous personnifiez le passe enfin retrouve, la vie de la-haut, la bataille en plein ciel, le frisson de l'aile.... Bonjour copains!... ..... Dans l'allee, un pas presse, puis un cri bien connu de mes oreilles, sonore comme une fanfare, joyeux comme un cocorico. "T'soin! T'soin!!!..." "T'soin ... T'soin!!..." C'est Chignole qui me saute au cou: --Chignole!... soi-meme en personne naturelle!... Chignole qui a quitte Nancy ce matin avec une _perm_ de six jours et qui n'a pas voulu venir a _Panam_, sans _radiner_ en vitesse pour secouer les _cuillers_ de son patron!... Alors, ma vieille!... cette petite sante?... On prend le dessus.... Dis-donc ... c'est pas un hopital ou tu es ... c'est un chateau ... c'est un Palace!... Des fleurs ... de la _flotte_ a volonte ... de la verdure jusqu'a _perpete_ ... et avec ca des chaises longues, des _rockinges_.... On ne doit pas avoir l'esprit ouvrier dans ces meubles-la.... On doit y devenir nerveux comme une eponge ou un plat de nouilles. ... Chignole est mon premier mecanicien. Vingt ans; ne a Paris, bien entendu, et a Montmartre, naturellement. Son enfance s'est deroulee de la place Blanche a la place du Tertre; la rue Lepic et la rue des Saules ont connu ses glissades savantes ou resterent plus d'un fond de culotte, et Poulbot campa certainement d'apres lui ses premiers "gosses". Il a garde de son sejour sur la Butte Sacree une conversation imagee avec un accent particulierement savoureux. Sa philosophie se resume dans la puissante maxime "Ne pas s'en faire", aussi son humeur est-elle d'une egalite parfaite. Sur les bancs de la _laique_, le sport hanta son imagination; dans ses reves, il se voyait champion de la pedale, succombant sous les ovations des _populaires_ du Vel-d'Hiv. Mais son pere ayant eu le tort de mourir quand il etait encore dans les langes, sa mere, ouvriere de fabrique, ne pouvant lui offrir une bicyclette, il entra chez un serrurier, brocanteur, loueur de becanes. Un clou chasse l'autre, l'auto tua le velo; Chignole, jeune homme de progres, suivit le mouvement. Chez un constructeur d'automobiles de Puteaux, il gravit laborieusement la penible echelle qui mene de l'apprentissage a la mise au point. La mobilisation le surprit au retour du Grand Prix de l'A. C. F., ou mecanicien de l'un des champions francais, il l'avait accompagne dans une course "a tombeau ouvert". Engage volontaire dans l'aviation, ses precieuses qualites se firent jour rapidement, et j'eus la chance de me l'attacher comme premier _mecano._ Minutieux en paraissant desordonne, travailleur en affectant d'etre nonchalant, c'etait un _as_; il n'y avait personne pour lui damer le pion, quand il s'agissait de ramener une _magneto_ recalcitrante a une plus juste conception des lois de l'allumage. Son flair etait legendaire. Apres quelques aspirations de son nez en pied de marmite, pointe vers le ciel, il laissait tomber dedaigneusement ses previsions atmospheriques, rarement inexactes. --Aujourd'hui, vous serez _balances_.... S'agira de ne pas _cherrer_ ... _de ne pas faire les zouaves_.... En revenant, vous trouverez de la _crasse_ a 400 metres.... Vous en faites pas quand meme!... Ou bien: --Un temps pour demoiselle ... un vrai voyage de noces.... Ca _gazera_!... Vous en faites pas!... Sa virtuosite manuelle surprenait: ses doigts couraient sur le moteur, le caressaient, le chatouillaient; a tout moment, il criait a son second, un petit gars de la Beauce _pas tres a la page_: --_Grouille-toi_ ... depeche-toi.... Faut que ca saute!... Passe-moi la clef anglaise ... passe-moi la pince universelle ... passe-moi la _chignole_.... La _chignole_, dans notre argot, s'applique a un vilebrequin portatif. Mon premier mecano affectionnait particulierement cet outil qu'il n'abandonnait que pour le reclamer a son second affole, d'une voix imperative; d'ou son surnom qui avait assis sa popularite. ..... Les derniers potins de l'escadrille contes, Chignole prend un air serieux qui lui va mal, et en rougissant: --Mon vieux ... j'ai un grand service a te demander.... --Je t'ecoute.... --J'ose pas.... --Besoin d'argent? --Penses-tu.... Ca ne me generait pas de t'en demander.... Ca ne serait pas la premiere fois!... --Alors? --Voila.... Tu vas repartir au front.... Qui as-tu choisi pour remplacer ce pauvre V ...?... --Pas encore fixe. --Continueras-tu a prendre des observateurs a droite et a gauche?... --Rien de decide. --Parce que voila ce que je voudrais te proposer... Prends-moi comme observateur.... "... T'en fais pas ... je continuerais a soigner le _taxi_ ... mais comprends-tu ... ma vieille, j'en ai plein le dos d'etre un _reste-a-terre_, tandis que vous vous baladez dans le bleu.... Je me mange le _foie_.... Ca me ronge d'etre comme ca.... Alors tu veux bien me prendre avec toi?..." --Ecoute ... je ne demande pas mieux ... mais ta maman qui n'a plus que toi ... qu'est-ce qu'elle va dire?... Tu ne risquais pas ta vie, mais enfin tu faisais quand meme ton devoir.... Pourquoi chercher le danger .... Que va dire ta maman? --Maman!... Mais c'est elle-meme qui ne veut plus que je sois un embusque!... Il faut que son petit ait la Croix de guerre comme les autres ... car les types de Montmartre en ont fichu un coup.... Des _as_, quoi!... Alors ... tu veux bien...? dis que tu veux bien...? on va former equipe ... et quelle equipe!... On ne s'en fera pas une miette ... mais pour _gazer_ ... ca gazera!... Ca, je te le promets.... Sans parler, j'ai pris ses mains dans les miennes, ses mains rugueuses d'ouvrier, et dans le parc frivole, ou, le soir, l'ombre de la Pompadour vient roder dans une robe clair de lune, nous avons scelle un double pacte avec l'inconnu, le destin ... avec demain.... II--CHIGNOLE A UNE IDEE!... Ca y est!... Chignole vient d'etre designe comme "observateur en avion". Un homme de bien qui s'interesse a mon mecano a su triompher des resistances des bureaux. Mon camarade porte l'aile au bras gauche et la grenade au col; il appartient desormais au personnel navigant. C'en est _un_, et il en ressent quelque fierte: --On a beau etre soldat de 2e classe ... un simple _bibi_ ... pas meme un _premier jus_, rapport a ce que tu portes sur ta manche ... eh bien, mon vieux ... on a de la consideration pour toi!... Exemple: la _pipelette_ a maman qui, jusqu'a present, me disait "Bonjour Arthur" est restee ce matin completement _baba_ devant mon nouvel uniforme, et s'est ecriee: "Ah! comme vous etes beau, Monsieur Arthur!" T'as saisi.... Monsieur.... Elle dit Monsieur, maintenant.... C'est une nuance!... Et Chignole se regarde complaisamment dans la glace de mon cabinet de toilette. --A propos, vieux Charles!... (Chignole m'a toujours designe ainsi), je crois qu'il va etre temps de _mettre les batons_. Le commandant m'a dit hier soir de demander a mon pilote s'il comptait moisir jusqu'a la fin de la guerre a la Reserve Generale.... --Il y a seulement deux jours qu'on a pris livraison du _taxi_.... --Je ne te dis pas le contraire ... mais le _vieux_ ronchonne.... --Pour le calmer ... on ira ce matin faire un petit tour ... histoire de se remettre le _manche_ en mains ... et demain en route pour l'escadrille!... Je m'habille sans hate; je vais abandonner bientot et pour toujours peut-etre une atmosphere que j'aime, des objets redevenus familiers, aussi j'eprouve l'imperieux besoin de prolonger le moindre geste pour m'impregner de tout ce que je quitte.... ---- ... C'est la douceur de Paris en septembre ... un Paris tiede, heureux d'etre calme, les plus turbulents de ses habitants etant a la mer, a la montagne, n'importe ou.... Nous descendons les Champs-Elysees a toute allure dans ma torpedo grise ... une fidele amie que je vais laisser avec quelque regret. --_Ca gaze!..._ _Ca gaze!..._ Mais je t'en supplie ne va pas si vite ... que les gens aient le temps de bien nous voir ... je tiens a me montrer ... comprends-tu?... Et Chignole bombe la poitrine, en coulant des regards langoureux aux personnes du beau sexe qui s'arretent effrayees par la rapidite de notre vehicule.... Ah! Paris!... mon Paris merveilleux que j'aime comme une fiancee!... Apres tout, ne peut-on pas epouser une ville comme une femme, l'etudier, la comprendre, l'aimer dans les prunelles de ses passantes, dans le parfum de ses jardins et dans la couleur de son ciel!... --T'es tout pensif.... Tu dois combiner quelque blague ... je vois ca.... ... Un coin de la banlieue parisienne ... foret de cheminees ... batisses lepreuses ... une grande gare avec ses rails qui se nouent et se denouent comme les fils d'un gigantesque echeveau. Au milieu de tout cela, un terrain denude, des hangars: la Reserve Generale d'Aviation, la R. G. A. en termes techniques. Grand bazar de l'aviation militaire, c'est la que les appareils receptionnes sont a la disposition des pilotes pour les convoyer vers le front. ...--Ca colle!... Le _moulin_ n'a aucun rate.... Le _stabilo_, est bien regle.... T'as vu?... Les _commandes_ ne sont plus molles.... ... Nous rentrons d'un petit tour d'essai. --Ca va.... Assez pour aujourd'hui.... Demain ... au jour on decollera.... --Eh vieux Charles!... midi ... direction _Panam_.... Ca m'a creuse la hauteur.... --Well!... ... Nous nous dirigeons vers la porte de sortie; au moment ou nous en franchissons le seuil, nous nous trouvons nez a nez avec le commandant du Champ qui nous interpelle de sa voix la plus douce: --C'est tres bien mes enfants d'etre la.... Beau temps pour voyager.... --Mon commandant.... --Vous partirez dans une demi-heure ... je viens de signer votre ordre de route.... --Mon commandant ... nous n'avons pas dejeune.... --Vous dinerez mieux.... --Mon commandant.... --Vous pouvez disposer ... j'assisterai a votre depart.... Et le terrible commandant s'eloigne en souriant; nous sommes atterres. --Moi qui devais produire mon costume cet apres-midi aux copains de Montmartre.... Ah! quelle barbe!... En maugreant nous retournons au hangar: en rechignant, nous passons les combinaisons. Quelques ordres aux mecanos pour qu'ils fassent suivre les bagages, garent ma voiture et decommandent quelques rendez-vous.... ... Le commandant vient nous serrer la main. --Ravi que vous partiez par ce temps-la.... Vous arriverez a Nancy pour le the.... A bientot n'est-ce pas.... Quand vous aurez besoin d'un nouvel appareil.... Allons bon voyage!..." Et ses yeux gris petillent de malice. De rage, je pousse sur la manette des gaz.... Nous decollons et piquons droit sur Meaux laissant loin derriere nous Paris qui, peu a peu, s'efface dans une large tache grise. --Tu pourrais t'occuper des _cloches a huile_? --Ah! vieux Charles!... Je n'ai le coeur a rien.... Dire qu'en ce moment on devrait prendre un petit quelque chose sur les boulevards en regardant passer les autobus.... ... Nous suivons la bataille de la Marne, et, d'evoquer les combats passes, nous oublions deja notre deconvenue recente; notre pensee, precedant notre oiseau, est deja pres de la frontiere, pres du nid ou nous coucherons ce soir.... --Dis donc, vieux Charles?.... Ralentis un peu.... L'huile coule mal par les _cols de cygne_.... --Turellement.... Il me semblait bien aussi que le _moulin_ commencait a chauffer.... ... 800 tours.... Chignole, une clef anglaise en mains, visse, devisse.... --Alors? --Un tuyau est bouche. --Quelle guigne!... Je ne veux tout de meme pas _griller_ mon moteur.... --Plus qu'a descendre.... --Ah! la ... la.... ... Nous nous trouvons a peu pres a mi-chemin entre Epernay et Chalons: la Champagne pouilleuse; des champs immenses tout designes pour un facile atterrissage. ... Banale descente: deux spirales ... je redresse et je pose l'avion entre deux meules de paille comme un gros frelon entre deux ruches. Chignole s'est precipite immediatement sur le moteur, et apres une auscultation minutieuse laisse tomber son diagnostic aussi sechement qu'un Professeur de l'Academie de medecine. --Pompe a huile _grippee_ ... demonter toute la tuyauterie ... nettoyage a la seringue ... vidange de l'huile.... --Combien de temps pour tout ca?... --En s'y mettant tout de suite on ne pourra repartir que demain apres dejeuner.... ... Une petite sueur me coule entre les epaules.... --Nous voila propres!!... --Pourquoi?... En v'la t'y pas une affaire!... --T'as de l'argent sur toi?... --Ah! non! vieux Charles!... Comme on ne devait partir que demain ... je n'avais pas encore pris mes dispositions.... Je dois avoir dans les seize sous ... non ... dix-sept sous ... voila.... --Moi la meme chose!... Est-ce que je pouvais supposer ce depart precipite?... D'ailleurs je n'avais pas compte avec la panne. Arrives en escadrille nous etions sauves.... Je fais l'examen de mes nombreuses poches; en les raclant a fond j'arrive a constituer le capital de quarante-six sous qui joints a la "fortune" de Chignole, forment trois francs quinze centimes.... --Et il faut vivre jusqu'a demain; soit quatre repas et deux "couchages". Que faire?... As-tu une idee?... Chignole se gratte longuement la tete, puis laisse tomber: --Allons toujours dejeuner ... les idees viennent en mangeant.... ... Pour manger, nous avons bien mange; mais les idees ne sont pas venues; nous ne sommes pas plus avances qu'avant, sinon que nous avons deja un serieux passif a l'auberge du village ou l'on nous a traites comme des princes. --Faut commander ce qu'il y a de meilleur.... Ca donne confiance!... m'avait assure Chignole, et j'avais suivi son conseil. Sur le cafe, les solutions les plus saugrenues s'offrent a mon esprit en deroute, mais aucune n'est pratique. Tout a coup Chignole appelle l'aubergiste.... --Avez-vous une bicyclette? --Non Monsieur.... Il y en a une seule dans le pays.... C'est celle de Monsieur le Cure.... Il vous la pretera surement.... --J'y vais... J'ai trouve... J'ai une idee, me souffle-t-il a l'oreille, puis, en sortant, il me crie: --Avec la bicyclette de M. le Cure!... Et y en a qui disent que le clerge n'est pas dans le mouvement!!!... ... Vers quel destin roule Chignole?... Je l'ignore; toutes ces emotions m'ont brise, aussi je m'endors sur la table et dans un reve je vois Chignole juche sur le char de la Fortune, tenant dans ses bras des cornes d'abondance d'ou ruisselle une pluie d'or.... III--CHIGNOLE SE DEBROUILLE. --Un cigare, Monsieur l'aviateur?... L'aubergiste, cordial et deferent, me tend une boite entr'ouverte, d'ou s'epanche un parfum de tabac tout a fait "au point". Ma main a une hesitation. Dois-je prendre ce cigare?... Ce cigare que je ne suis pas certain de pouvoir payer?... --Vous pouvez y aller, Monsieur l'aviateur ... en confiance ... c'est ceux que je mets en reserve pour mon fiston qu'est la-bas ... dans les tranchees.... Il aime bien ceux qui ont des taches dessus.... Parait que ce sont les meilleurs.... Mes scrupules s'evanouissent dans la fumee legere qui s'envole vers les poutres du plafond, ou sechent d'opulentes saucisses. Que devient mon brave Chignole, parti a la conquete de l'or, ou plus exactement du modeste billet couleur d'azur qui nous aidera a sortir dignement d'une situation plutot embarrassee? Je fais d'ameres reflexions sur les vicissitudes de la Fortune, et mon pessimisme subit une forte hausse. D'autant que Chignole ne m'a rien dit quant a la duree de sa tentative; et cette incertitude ne fait qu'aggraver mon souci. --Un doigt de marc, Monsieur l'aviateur?... --Heu.... --Allons ... laissez-vous faire.... Je suis bien certain que vous m'en ferez des compliments...; je l'avais enterre quand les Boches sont venus.... C'est comme qui dirait un marc historique.... J'ai tente de noyer mon anxiete dans ce venerable alcool champenois, mais helas!... je ne suis arrive qu'a une recrudescence de tristesse et d'impatience; aussi, pour secouer mon inaction, je me suis mis dans la tete de demonter la _pompe a huile_, cause initiale de nos malheurs. Tout le village s'est transporte pres de notre _coucou_; au moment ou j'arrive, le cercle se transforme en une double haie de curieux, qui me considerent avec une satisfaction amusee qui n'est pas exempte d'un certain respect. En toute circonstance, je me serais beaucoup diverti a repondre a leurs questions souvent biscornues, mais le moment n'est pas a l'humour; sans une parole, le regard detache des humaines contingences, je me mets en devoir de reparer le moteur. Quelques minutes plus tard, les mains engluees d'un cambouis malodorant, je me debats dans le labyrinthe des canalisations d'huile. Ma pensee s'envole vers Chignole.... Chignole ... tout mon espoir!... En revenant de sa mysterieuse randonnee, aura-t-il le nez en l'air ou le nez en bas? Son nez est, en effet, un veritable barometre: il est doue d'une sorte d'elasticite, grace a laquelle il traduit spontanement les sentiments multiples qui agitent son proprietaire. Je l'ai vu, congestionne, raidi, splendide, inquietant le ciel les jours de victoire, d'expeditions "dont on parlait", puis exsangue, mou, navrant, rasant terre, les jours de mauvais temps, de guigne.... Comment sera ton appendice expressif, lorsque tu vas revenir, mon vieux Chignole?... Pour m'etourdir, je travaille avec une hate febrile; couche sur le dos, afin d'acceder plus facilement a des ecrous bizarrement places, je ne vois que le ciel, un ciel de septembre, d'un bleu transparent et pale, ou quelques petits nuages blancs trainent, comme oublies.... ... Et le soir vient peu a peu; les meules quittent leur capuchon dore pour une mante grise; une brume violette monte et s'enroule aux troncs lisses des pins comme une fumee d'encensoir aux colonnes des eglises, et les grillons redisent dans l'herbe emperlee de rosee l'eternelle chanson des soirs d'ete. --Ca ne va donc pas l'appetit, Monsieur l'aviateur?... Je dine, mais mon gosier, serre par une invisible main, ne laisse passer que difficilement la nourriture.... --Cependant on raconte que le travail ca creuse.... Pour ce qui est de travailler, on peut dire que vous ne vous etes pas amuse.... Il est repare maintenant, votre aero?... --Oui ... oui.... --Ou est-il donc passe, Monsieur votre mecanicien? --Je ne sais pas ... ou plutot si ... si ... je sais ... il est alle faire un petit tour ... un petit tour ... il avait des amis dans les environs.... Je mens avec assurance ... au point ou je me trouve!... Je suis d'autant plus bouleverse que mon hote a mis les grands plats dans les petits, c'est-a-dire qu'il a transforme son "gargotage" ordinaire en une cuisine soignee pour palais delicats, et mes dettes s'accumulent. Que faire?... Telegraphier?... Impossible, je suis dans la zone des armees. Chignole ne revient toujours pas!... Une auto stoppe devant la porte ... battements de coeur ... desillusion. Ce sont trois officiers, qui, tres courtoisement me saluent: --C'est vous l'aviateur en panne?... --Soi-meme. --Mes collegues et moi venons vous adresser une priere.... --Enchante.... --Voila.... Monsieur est officier gestionnaire d'une ambulance voisine; Monsieur, major a la meme ambulance ... et moi, commissaire a la gare regulatrice.... --Tres heureux.... --Nous sommes trois fervents joueurs de bridge ... mais, le croiriez-vous, nous n'avons jamais pu trouver un quatrieme.... Aussi des que nous avons su qu'un aviateur avait atterri dans les environs et ne repartait que le lendemain.... --Vous vous etes dit: "Voila le quatrieme". --C'est cela meme.... --C'est que.... J'hesite en tatant instinctivement dans ma poche les debris de la fortune de Chignole et de la mienne. --Voyons ... cher Monsieur ... vous ne pouvez pas nous refuser ... un petit jeu au demi-centime.... Tout de meme, si la chance m'etait favorable!... Ces officiers ne sont-ils pas envoyes par ma bonne etoile, et tels les rois mages, ne vont-ils pas me laisser--malgre eux--tous les presents dont ils sont charges.... ... Helas!... Ca n'est certainement pas mon etoile qui les a diriges sur ma route. Vers dix heures, apres des _sans atouts_ hardis, et quelques _contre_ irresistibles, je dois vingt-sept francs et des centimes. Afin de retarder l'heure des reglements de comptes, je fais monter quelques flacons poussiereux, et mes partenaires, extremement gais, ne tarissent pas d'eloges sur mon amabilite et ma science du jeu!... Mais tout a une fin; leur service les reclame; ils se levent pour partir et je vais passer pour le dernier des mufles, quand la porte s'ouvre et Chignole, un Chignole au nez conquerant, demesurement grandi, entre en criant: --Patron!... le Champagne!... et du meilleur!... Je lui saute au, cou, et l'aubergiste, emu en nous regardant, confie aux officiers: --Ah!... Comme ils sont unis dans l'aviation!... Quelle belle camaraderie!... Comme ils s'aiment!... Ca fait plaisir a voir!... ... Nous sablons le champagne ... je sens que Chignole me glisse quelque chose dans la main; c'est un billet bleu.... Sauves ... nous sommes sauves!... ---- ... Une demi-heure plus tard, dans une imposante chambre a deux lits, grande comme une salle de bal, ou une couronne de fleurs d'orangers dormait sous une cloche de verre, nous echangions nos impressions joyeuses. --Enfin ... ou as-tu trouve l'argent?... --Ca ... c'est mon affaire, vieux Charles. --Tout de meme.... --Eh bien ... voila ... je nie suis rappele que j'avais un parent a Chalons ... avec la _becane_ de M. le Cure j'y suis alle ... alors, il m'a rendu le service ... voila.... Je n'insiste pas.... --Demain au petit jour ... on decolle.... Tu verras mon brave Chignole que ton pilote s'est souvenu de ses debuts de mecano ... le _moulin_ est au point.... A propos ... prete-moi ta montre ... comme je me reveillerai surement avant toi ... la mienne est arretee.... --Ma montre!... et Chignole se trouble comme un enfant pris en faute.... --Ma montre ... mais je ne l'ai pas ... je l'ai laissee a Paris.... --Tu l'avais ce matin.... --Mais non ... et puis, avec un bon sourire: --Eh bien, oui ... je l'avais ... mais je ne l'ai plus la _toquante_ d'or au _paternel_, le vieil _oignon_ des familles!... On l'a mangee!... On l'a bue!... Qu'est-ce que tu veux ... fallait bien en sortir!... Alors, je l'ai vendue a Epernay.... Ca ete dur ... parce qu'un militaire, le _birbe_ ne voulait rien savoir.... Bah! elle devait finir comme ca.... Quand j'etais civil, le quinze du mois, elle allait chez ma _tante_ jusqu'au premier suivant ou je la retirais.... Ah! elle les a connus les coffre-forts du _clou_!... Ca n'etait pas glorieux, tandis qu'aujourd'hui, elle me quitte en soldat, elle meurt en service commande pour sauver l'honneur de l'aviation.... Eh bien! vieux Charles ... elle en a de la chance, c'est moi qui te le dis!... IV--CHIGNOLE A DIT: CA GAZE!... --Les uhlans!... Les uhlans!... Je me reveille en sursaut; mais au lieu des faces patibulaires des cavaliers boches qu'une pareille exclamation me laissait pressentir, j'ai devant moi le spectacle rejouissant de Chignole qui, en chemise, banniere au vent, execute un pas anglais en sifflotant la _Marche Lorraine_. --Comme c'est drole!... Tu as trouve tout ca pour me faire lever!... --On fait ce qu'on peut.... Et puis, tu n'es pas honteux d'etre au _plumard_ a neuf _plombes_ et quelques _broquilles_!... Alors, tu te prends pour un rentier!... Ces fortes paroles, ponctuees de gestes vehements, m'ont rendu a la juste appreciation des choses d'ici-bas, et dans un superbe effort je me jette au pied de mon lit, non sans ebranler serieusement le plancher. --Ah! vieux Charles!... T'as un demarrage epatant! --Depechons!... Depechons!... Pas de phrases!... Pas de phrases!... On devrait deja etre partis!... --Partis!... Par ce temps!... Mais c'est la _flotte_ que je te dis ... les grandes eaux!... Rien a faire ... meme pas a pleurer, car ca ferait deborder la Marne!... ... Dehors, c'est la campagne mouillee, les toits rouges laves et la vigne vierge de notre fenetre voit poindre a l'extremite de chacune de ses vrilles une goutte de diamant. --Notre _coucou_ doit etre en train de prendre quelque chose pour son rhume!... --On va lui dire un petit bonjour? ... Toilette rapide; toutefois Chignole apporte le plus grand soin dans l'enroulement de ses bandes molletieres qui dessinent une musculature harmonieuse. --Vois-tu, mon fils, si le style c'est l'homme, comme l'a explique jadis un type de la haute ... la jambe, c'est le soldat!... Un cafe au lait, flanque d'epaisses tartines beurrees, nous attend dans la salle commune; l'aubergiste s'informe de notre sante et nous consulte sur notre menu du dejeuner. Puis, sous nos caoutchoucs hermetiques, nous allons a travers champs. La douche continue aussi dense; notre appareil, cloue entre deux meules, la recoit tristement. Par instants, le vent secoue ses ailes; il prend alors le pauvre air malheureux de l'oiseau surpris hors de son nid et qui grelotte dans ses plumes frisees par la pluie. --Ca se levera-t-il?... Chignole pointe son nez vers les nuages tres bas qui courent rapides dans le ciel brumeux, aspire l'air longuement puis, sentencieux comme un oracle: --M'est avis que le temps est bien _pris_ ... beaucoup de _crasse_!... Sur le soir ... ca pourra s'arranger.... --Autrement dit, s'il ne pleut pas, il fera beau!... L'automne a deja marque les choses de son empreinte; les arbres ont echange leur manteau vert pour un manteau dore, et les ornieres du chemin creux se comblent peu a peu des feuilles tombees. --J'en tiens un! Chignole brandit victorieusement entre le pouce et l'index un monstrueux escargot. --Fiche-moi cette salete-la en l'air!... --Une salete!... Appelez ca une salete!... Ah! vieux Charles! Faut pas mepriser ainsi les biens du bon Dieu!... En chasse au contraire! La pluie les fait sortir et la recolte sera fructueuse.... Une heure apres, Chignole rapportait precieusement dans son mouchoir un cent d'escargots deniches dans les buissons. ---- --Les jours se suivent et ne se ressemblent pas!... --Hier la puree.... Aujourd'hui l'opulence.... Nous achevons de dejeuner, et, sur le cigare, nous echangeons quelques reflexions resolument optimistes. --Je me doutais bien qu'avec un pilote comme toi, un observateur ne devait pas s'embeter!... --Trop aimable, cher ami!... Mais ton pilote aurait ete rudement plus heureux de t'amener directement a Nancy ... sans escale.... --Le passe est le passe.... --Tu pourrais dire: Le passif est le passif!... Je ne puis oublier que mon camarade a vendu hier sa montre pour nous eviter le deshonneur. --Notre equipe commencant par planter un _drapeau_!... Joli debut!... Les nuages s'eclaircissent; dans leur transparence, on devine deja le fond bleu d'un ciel apaise. --_Ca gaze_!... D'ici deux heures, on pourra s'envoler.... --Je crains que ca ne soit un peu juste pour aller jusque la-bas.... La nuit vient vite.... --T'en fais pas!... _Laisse flotter les rubans_.... Preparatifs: reglement de comptes sur le ton de la parfaite courtoisie. Chignole jette sur le _coucou_ des yeux fureteurs et fait ranger les curieux afin qu'ils ne genent pas notre depart. --Tache de faire un decollage _maous_.... Faut qu'ils aient une bonne opinion, si jamais on revenait.... Une gamine nous offre un bouquet rustique. Chignole remercie, plus emu qu'il ne voudrait le paraitre, et fixe les fleurs dans la _carlingue_, ainsi que le petit panier ou ses escargots font d'innocentes montagnes russes. Nous partons et nous grimpons tres vite, car j'apprehende les remous; je me guide sur la riviere, en continuant a prendre de la hauteur, car nous _encaissons_ quelques coups durs. --Vent dans le dos.... Le voyage ne sera pas long!... --Regarde un peu devant! Je designe a Chignole une nappe qui barre l'horizon.... --Il serait plus sage de chercher un terrain.... --Atterrir? --Dans ces nuages, jamais on ne s'en sortira.... --Tant pis!... Mais je ne descends pas.... On sera ce soir a Nancy coute que coute.... On dirait que nous le faisons expres.... Assez de pannes.... Ca deviendrait une specialite.... --Comme tu voudras.... Les nuages sont si epais que nous marchons absolument a l'aveuglette, en nous dirigeant uniquement a la boussole.... Volons-nous? Roulons-nous? Nageons-nous? On ne saurait rien affirmer, car c'est un nouvel element qui est le notre desormais. C'est l'air, naturellement, mais qui revet une forme palpable, puisque nous le voyons tout autour de nous, sous forme de paquets ou d'echarpes; c'est egalement de l'eau si nous en jugeons par nos combinaisons ruisselantes. --Gentil un moment ... mais si ca doit durer!... --Allume-moi donc une cigarette au lieu de gueuler dans le vide.... L'atmosphere s'assombrit.... Notre montre marque six heures; c'est la nuit a n'en pas douter. Chignole avait raison; il aurait ete prudent de se poser. --La nuit.... --Oui ... et pas d'eclairage.... --Alors? --Descente.... --Pas trop vite, mes escargots auraient le mal de mer.... Je pique prudemment ... 1.500 metres. ... --Ou se trouve-t-on? --Sans la derive, on doit etre dans la bonne direction a la hauteur de Saint-Mihiel.... --Oui ... mais avec la derive!... 1.000 metres.... Rien.... Chignole, la tete penchee en dehors, _prend_ le vent comme un limier.... 500 metres ... les nuees s'eclairent.... Je pousse sur le _manche_ et a 200 metres nous sortons enfin de la brume comme d'un tunnel. --On n'est pas loin du front.... Regarde les tranchees. Chignole me designe des sinuosites pales, pretes a s'effacer dans le soir.... --Il etait temps de s'arreter.... Je n'ai pas acheve la phrase qu'a cent metres devant nous un globe blanc caracteristique, suivi de plusieurs autres, arrive a notre hauteur. --En pleine _poire_! --Ca y est ... on est chez les Boches!.... --On va se faire _sonner_.... --_Ca gaze_!... --T'es pas difficile!... --Qu'est-ce que tu veux? On debute comme on peut!... Je tire sur le _manche_ et nous regrimpons vers l'inconnu, suivis par les eclatements qui nous serrent de plus en plus.... --Ouf! J'ai eu chaud! --Tant mieux. Maintenant y peuvent toujours tirer, leurs _artiflos_!... --La situation n'en est guere, meilleure.... --N'y a qu'a marcher jusqu'au bout.... --Jusqu'a la derniere goutte! --Ca se chante! --Ca se boit aussi ... mais pas en ce moment.... Nos pensees ne sont pas extremement folichonnes.... Dans une heure, le reservoir sera vide, d'ou l'obligation de descendre en pleine nuit, sur une maison, dans une riviere, sur une foret, au hasard de la veine ... et, par-dessus le marche, tres vraisemblablement chez les Boches, car j'ai beau essayer de corriger la derive, il est incontestable que nous sommes deportes dans une proportion impossible a definir. Chignole doit faire, lui aussi, de tres ameres reflexions et je n'ose pas me retourner. Tout a coup, il me frappe sur l'epaule: --Ah! les cochons!... Ils f ... le camp!... --Quoi? --Mes escargots qui se _barrent_!... Dans le chahutage que nous subissons, leur panier s'est entr'ouvert, et les pensionnaires de mon compagnon se promenent tres a leur aise sur le plancher de la _carlingue_. --Tache de nous reperer, au lieu de m'embeter avec tes animaux!... --Ca, vieux Charles! la route je m'en contre f ..., je m'en _tamponne le coquillard_! mes escargots c'est sacre!... Je n'veux pas qu'ils m'abandonnent! Au moins, si on couche ce soir chez les Boches, on aura de quoi _bouffer_!... Le moteur bafouille, reprend, s'arrete.... --Plus de _coco_!... Descente que je m'applique a faire la plus lente possible, afin de prolonger le plane.... --Des qu'on sera au sol, si je ne _loupe_ rien, je saute de l'appareil ... et me rends compte si on est chez les Boches ... si oui ... je siffle et tu mets le feu.... --_Ca gaze!_.... Nous ne parlons plus; les nerfs tendus, je m'efforce de dechiffrer le mystere de l'ombre.... Il fait extremement froid, cependant la sueur coule sur mon front. Ah! cette glissade dans un puits noir n'ayant pour seule indication que celles de l'altimetre eclaire par la lueur fugitive d'une allumette. --Vingt metres.... --Cramponne-toi ... je vais asseoir le _zinc_.... --Dix metres.... ... Je cabre ... les commandes deviennent molles; c'est la perte de vitesse cherchee. Nous partons sur l'aile gauche.... Un choc.... Allons-nous capoter?... Non.... Une roue est fauchee ... mais l'appareil est sauf. Je saute; c'est un champ ... une ligne d'arbres assez proche. Peut-etre une route?... J'y cours en trebuchant dans les sillons. C'est bien une route; en tatonnant je cherche une borne. En voici une.... Allumettes ... les rosses ne veulent pas prendre.... France?... Allemagne?... Le sang afflue a mes tempes a les briser.... Lumiere ... je lis: DEPARTEMENT DE MEURTHE-ET-MOSELLE NANCY.--18 _kilometres_ V--CHIGNOLE FAIT DE LA PHOTO. Depuis notre arrivee en escadrille, la chance ne nous a pas favorises. Une pluie continue retient les appareils aux hangars strictement clos. Le vent d'est, deja rude, arrache violemment leurs dernieres feuilles aux arbres en bordure du plateau, et les collines environnantes portent sur leurs croupes le lourd manteau brun de l'automne. Cette inaction forcee rend Chignole nerveux, car il attend impatiemment son premier raid. Un temps, il put tromper son attente par une serie de courses organisees avec le gracieux concours des escargots rapportes de Champagne, mais ses pensionnaires, engourdis par le froid, restent desormais cloitres dans leurs coquilles; il a beau leur presenter des feuilles de salade, d'une fraicheur incontestable, ils ne veulent plus rien savoir. Chignole, en combinaison fourree depuis le reveil, etudie sur la carte pour la vingtieme fois peut-etre le trajet a effectuer. Mon ancien mecanicien en second, le doux Racine, nomme premier depuis que Chignole fait partie du personnel navigant, est completement submerge sous le flux d'ordres et de contre-ordres que son _patron_ lui jette avec forces gestes. --Allons Racine ... _grouille-toi_!... Non mais, tu prends racine!... Je t'ai dit de mettre un peu de glycerine dans les radiateurs. Et ma pince?... Ou est ma pince coupante?... Alors avec quoi est-ce que je couperai les freins de mes bombes?... Avec mes dents!... Et se tournant vers moi, il ajoute avec pitie: --Ces gens de la campagne ... c'est pas de la mauvaise volonte, mais pas d'idees ... pas d'idees ... voila le malheur.... Ah! je me fais un sang de navet avec toutes ces histoires-la.... Racine recoit la douche stoiquement, en homme de la terre, en paysan qui ne craint pas les averses. ---- Le rassemblement a ete commande pour deux heures; en tenue de vol, nous sommes au pied des _coucous_. --J'ai pris un appareil photo.... Si on voit quelque chose d'interessant.... Clac.... Ca y est!... Et Chignole fixe son casque par-dessus le passe-montagne. Attente.... Les nuages sont toujours bas, mais, par une large dechirure, on apercoit un coin du ciel bleu. ... Arrivee du capitaine. --Temps trop incertain.... Le raid est remis.... Messieurs vous etes libres!... --Ah! c'est la barbe! ne peut s'empecher de s'exclamer mon camarade. --C'est egalement mon avis ... mon brave Chignole ... je sais que vous avez hate d'aller la-bas.... Resignez-vous ... il faut attendre.... Pour vous distraire, faites un vol d'essai ... j'autorise votre pilote.... ... Nous partons, un peu remues. --Tu aurais pu enlever les bombes ... le _zinc_ serait plus maniable.... --Je n'y ai pas pense.... T'en fais pas ... ca _gazera_!... ... Vent debout, nous montons rapidement vers le trou bleu qui dans le bandeau noir du _plafond_ nous hypnotise. --C'est idiot d'avoir contremande le bombardement ... on y voit tres bien!... ... En effet, le soleil luit chez les Boches et les nuages sont la-bas beaucoup moins epais. --Oui ... on aurait pu le faire.... --Il ne tient qu'a nous d'y aller!... Les dragees sont la ... et il me designe les bombes avec leurs percuteurs soigneusement visses. --Je comprends maintenant que tu ne les aies pas fait decharger.... Monsieur avait son idee.... --Ce que tu es malin tout de meme!... --Y aller seuls ... qu'est-ce que les Boches vont nous envoyer. D'autant qu'au retour, le capitaine pourra bien nous _ramasser_ pour avoir enfreint ses ordres. --Il nous dira quelque chose pour le principe ... au fond il sera tres heureux.... D'ailleurs il n'est pas prouve qu'on en revienne.... --Evidemment.... --Alors, si on n'en revient pas ... on ne sera pas _ramasse_.... On aura tout de meme fait quelque chose de chic!... Qu'est-ce que tu decides mon gros? ... 1.400 tours ... plein regime ... nous passons les lignes.... Broum!... Trois boules blanches.... --Je crois qu'ils nous ont vus!... ... Broum!... Nous sommes environnes d'eclatements. --On dirait qu'ils _installent_ un peu!... ... Nous montons et disparaissons ainsi dans la brume. --On est juste dans la bonne direction et vent debout ... aucune derive.... Ca va _gazer_!... ... Dans les nuages, la sensation est identique a celle eprouvee en bateau par gros temps; roulis, tangage et paquets de mer.... --Oh! cette brume! --C'est une brume qui m'a charme!... chantonne Chignole.... ... Les minutes passent ... longues ... longues. Je ne vois meme pas l'extremite des ailes, et la position de notre biplan doit etre plutot baroque. --On n'est pas loin de l'objectif.... ... Descente rapide.... Eclaircie ... la terre se dessine comme un visage derriere une voilette.... --Tu te reperes? --Oui ... un peu sur la gauche ... la gare ... ... Nous sommes bien sur le point a bombarder; de nouveaux eclatements nous le confirment. --Descendez ... on vous demande! ... Chignole declenche les bombes qui en dessous de nous decrivent de grandes circonferences avant de trouver leur perpendiculaire. Demi-tour et vent dans le dos, nous fuyons vers la France. Les nuages se sont eleves, et voila bien notre guigne, nous allons revenir dans un ciel d'une limpidite parfaite. --Ne t'endors pas! --J'ouvre l'oeil, Vieux Charles.... --En voila un.... ... A travers la glace du plancher, j'observe un fokker qui monte vers nous.... --Heureusement on a le vent!... ... Leurs canons se sont tus; l'oiseau aux croix noires se rapproche ... et nos lignes sont encore a dix kilometres.... Nous sommes obliges d'accepter le combat, dans des conditions defavorables, puisque c'est un avion de chasse. Je pense a mon compagnon dont ce sont les debuts. Comment va-t-il affronter le Boche? Comment va-t-il nous defendre? Une main a la bande, l'autre a la crosse de la mitrailleuse, les yeux fixes sur l'agresseur, Chignole me parait faire bonne figure. L'ennemi est a notre hauteur; il vire brusquement et pique pour nous prendre en dessous; je fais la meme manoeuvre en sens inverse et nous nous trouvons nez a nez pendant quelques secondes. Sa mitrailleuse crepite.... Tac ... tac ... tac ... tac ... je n'entends pas la notre.... --Tire ... tire.... --Enrayage!... --Ta carabine!... --On a oublie les chargeurs!... ... Un cri de rage.... Je plonge pour donner au Boche l'impression qu'il nous a descendus; mais c'est un vieux du metier, il connait le truc, car il nous accompagne dans la chute. Son appareil colle litteralement au notre, tout en continuant son implacable tir. --Chignole!!... Chignole!!!... -- ... -- ... --Es-tu blesse? Reponds-moi?... Il a du etre touche ... et git sans doute ecroule au fond de la _carlingue_. Cramponne au manche, pousse a fond, je me retourne: Chignole debout, le sourire aux levres, la poitrine offerte aux balles et le Kodak au poing, photographie le Boche a bout portant. VI--CHIGNOLE ECRIT A SA MAMAN. Aux Armees... octobre 1916. Ma bonne vieille, Tu dois penser que ton aviateur t'oublie; a part les cartes postales forcement breves que tu as sans doute recues, tu n'as encore aucune nouvelle detaillee de lui. Ca n'est pas ma faute tu sais? D'abord notre panne en Champagne ou je me suis fait pas mal de cheveux; ensuite, notre arrivee en escadrille, il y a une quinzaine. Quand on s'amene quelque part, faut le temps de s'acclimater, de voir clair; enfin, avant de t'ecrire, je voulais que mon premier bombardement ait eu lieu, pour que tu te rendes bien compte que je ne suis pas un "feignant", un propre a rien! Premierement et avant tout, sois bien persuadee que je suis heureux, tres heureux; mon plus cher desir a ete exauce, du jour ou j'ai ete nomme observateur. Je ne suis plus un "ras-terre"!... Ah! je ne _crosse_ pas ... va, maman!... ca n'est pas dans ma nature. Hier encore j'etais mecano, je ne l'oublie pas; j'en suis fier, et ca ne m'est pas inutile. Tu comprends, c'est pas avec moi que les mecanos affectes a notre _coucou_ le feront a l'influence. Ils pourront me repeter: "Il _gaze_ ton moteur!..." Si je leur reponds: "Il ne _gaze_ pas ..." ils n'auront plus qu'a la _boucler_ et a turbiner sur le _moulin_. Et puis mon pilote n'y connait rien en mecanique. Surtout il serait embete de se salir les mains, alors il ne s'en occupe pas.... Pour etre tranquille, j'ai quitte la popote ou L ..., dit "Fil de Fer", a cause de sa maigreur, joue en ce moment du piano avec les pieds; je me suis refugie dans le hangar; dans la _carlingue_, assis a la place du pilote, mon bloc-notes sur les genoux, je suis tout seul avec toi, et je puis ainsi bien te parler. Je vais te presenter mes camarades, tous des types a la hauteur. D'abord mon patron: un gros, tres amusant; par exemple, toujours habille en noir, sans doute ca l'amincit!... On l'a surnomme "l'aviateur noir". Il ne s'en fait jamais, plus on est canonne, plus il rigole ... il rit aux eclats! Puis le vicomte de P ..., proprietaire d'une ecurie de courses. Au dernier meeting de Moulins, ses _canards_ ont decroche plusieurs prix; alors l'escadrille a bu le champagne huit jours de suite. W ... Americain engage au service de la France, ca c'est chic!... Wisky est son surnom, en raison d'un faible non dissimule pour cette boisson qui sent la punaise. Il a fait venir un outillage complique pour confectionner des cocktails; seulement la glace est introuvable; il attend la neige avec impatience. Ah! c'est un _as_!... L'autre jour, il reussit une mission speciale; le capitaine lui demande: --W ... Que voulez-vous comme recompense? --Vingt-quatre heures pour Paris.... --Pourquoi?... --Pour faire un tour a "mon petit mise a pied".... Etonnement.... Au bout d'un quart d'heure d'explications assez embrouillees, on comprit qu'il designait ainsi sa garconniere, son pied-a-terre. C. ... le fils d'un peintre fameux, celui qui voit tout en vert. Sa devise serait: "En vert ... et contre tous!" Son tableau celebre, _La Femme verte_ est au Luxembourg. Si le papa voit la vie en vert, lui la voit en rose. Avec mon pilote, ce sont les deux boute-en-train de l'escadrille.... Ils passent leur temps a combiner des blagues et a monter des bateaux formidables. Hier, il faisait tres mauvais temps: tout vol etant impossible, les officiers sont autorises a descendre en ville. Sur le coup de minuit, C. ... se leve, ainsi que mon patron: froidement ils vont tirer des fusees d'alarme. Quelques minutes plus tard, une dizaine d'autos ramenaient les officiers arraches a leur sommeil ... ou a leur plaisir!... Nous buvions du petit lait.... Quand je me suis trouve dans la compagnie de tout ce monde chic, je me suis dit: "Mon fils, tache de te tenir.... Faut pas les effaroucher. S'agit de savoir _nager_, de se faufiler en douce ... de se faire bien voir!..." A mon pilote, je fais des compliments; c'est un type qui veut bien qu'on pense du mal de lui ... mais pas qu'on en dise!... J'assure la correspondance du vicomte de P. ... Il recoit un courrier comme un ministre; mais le plus souvent il classait les lettres dans ses poches sans les decacheter; j'ai mis un peu d'ordre dans tout ca. Je suis le meilleur ami de Wisky; j'ai decouvert dans l'arriere-boutique d'une epicerie quelques vieilles bouteilles de Blakenweit, et les lui ai portees. Il a pleure d'attendrissement. Quant a C. ..., du moment que je suis a sa disposition pour machiner une blague ... ca va!... Qu'est-ce que ca f ... pourvu qu'on rigole! Toute la journee, j'entends: "Chignole par ci ... Chignole par la ..." Je suis gate, choye, chouchoute.. On s'm'arrache que je te dis!!... Pour te donner une idee s'ils me gobent. Avant mon arrivee, ils jouaient le poker, le bridge, le bac ... des jeux de princes! Je n'aurais jamais pu tenir le coup. Eh bien! Pour que je ne reste pas en carafe, ils m'ont demande de leur apprendre la manille, celle de Montmartre, des bistros de la rue des Abbesses. Tu peux voir tous les jours (c'est une facon de parler) Chignole faire la _manoche_ avec le vicomte de P..... Ce sont des relations pour plus tard. Si j'en reviens, ma bonne vieille, grace a eux, je trouverai un _boulot_ interessant. Je serai _plein aux as_ et t'auras plus besoin de t'en faire!... Ca sera bien ton tour. Je t'envoie inclus une photo assez interessante: a mon premier bombardement--il y a huit jours--nous avons ete pris en chasse par un fokker; ma mitrailleuse s'est enrayee aux premiers coups; le Boche qui ne nous lachait pas nous assaisonnait ... heureusement il tirait comme feu pied ... Ca devenait monotone ... alors, pour passer le temps, je l'ai photographie a 10 metres.... Mon pilote a tenu a consigner la chose dans son rapport.... Ca en a fait un bruit! J'ai recu autant de compliments que si je l'avais abattu.... Les photos ont ete versees au Livre d'or de l'escadrille.... Beaucoup de _chichis_ pour rien!... Tu le vois, je n'ai guere le temps de m'embeter.... N'empeche ... je pense souvent a toi ... a Montmartre ... a _Panam_! Le soir surtout: il est une heure ou le ciel a des reflets.... Ah! c'est epatant.... Je voudrais posseder l'instruction pour t'ecrire ce que je ressens alors.... Il y a de l'or, du rouge, du mauve ... toutes les couleurs qu'on connait ... d'autres aussi qu'on a jamais vues et qu'on ne reverra jamais ... car tous les soirs elles changent. Au meme moment, dans la petite cuisine de notre logement de la rue des Saules, tu prepares ton repas du soir sur la lampe a petrole; je te vois tourner lentement ton tapioca pour qu'il cuise bien. Par la fenetre, le Moulin de la Galette grimace dans le ciel, et les cheminees sous la lune ont des silhouettes tristes de Pierrots en deuil. Ah! maman!... je suis certain que ta pensee est bien lointaine ... elle n'est pas a ce que tu fais.... Elle vient pres de moi, et ses ailes rencontrent les miennes. Maman!... ton petit est quelqu'un desormais.... Le gamin de Paris, l'ancien mecano, l'apprenti en cotte est devenu, par la guerre, le rival des plus grands. Il a eprouve des sensations que des beaux messieurs, riches et savants, ne connaitrons jamais.... Monter dans le ciel par un matin superbe, avec le soleil en pleine figure qui vous rentre par les yeux, par le nez, par la bouche, qui vous impregne tout entier.... Monter toujours ... comme un Dieu ... et vers Dieu!... En dessous, la terre n'est plus rien ... un panorama pour la visite duquel on ne paierait pas dix ronds d'entree.... Avancer dans l'inconnu, avec le danger qui vous environne, que meme vous portez.... Redescendre, saoule de lumiere, avec dans le coeur du bleu pour toute la vie ... et revenir au sol en s'eveillant comme d'un conte de fees ... Si tu savais!... Si tu savais!... Soignes-toi, ma pauvre vieille.... Vieille...? tu ne l'es pas!... Seulement, faut pas t'ennuyer de moi.... Faut pas qu'il neige sur tes cheveux ... tes cheveux que tu tires beaucoup trop sous ta coiffe de veuve. Tu serais si jolie si tu voulais ne pas etre triste!... Maman ... ce soir, comme autrefois, je grimpe sur tes genoux en me cramponnant a ta robe, j'entoure ton cou de mes bras, et je te dis tout bas a l'oreille: "Tu peux bien m'embrasser maman.... Aujourd'hui, j'ai ete bien sage!..." VII--CHIGNOLE ET BOUDOU-BA-DABOU. --Je parie sur le bleu.... --Deux _ronds_ sur le vert! --Moi je vais jusqu'a dix sous sur le rouge.... Il me parait tout a fait en forme.... Apres diner, autour de la table de la popote, nous nous employons febrilement aux derniers preparatifs d'une course d'escargots, organisee par Chignole. Chaque partant porte sur sa coquille une marque distinctive en couleur, ce qui permet de suivre la lutte, dans toutes ses peripeties. Jusqu'a present, ces manifestations sportives comprenaient exclusivement des courses plates; Mais notre camarade de P ... est un fervent du steeple-chase; aussi pour contenter ce turfiste celebre, ce soir nous donnons une course d'obstacles. La grosse difficulte pour nos "poulains" sera le passage de la riviere, constituee par une boite en fer blanc, remplie d'eau, encastree dans la table. Ce passage de la riviere mettra fin a une interminable discussion qui occupa plusieurs repas; elle solutionnera egalement de nombreux paris. Nous sommes, en effet, divises en deux clans, depuis que la question "riviere" est a l'ordre du jour. --C'est tres indique de faire une riviere dans notre steeple ... mais les escargots nagent-ils? ... La-dessus conciliabules, palabres, echanges de vues, interpellations ... tumultueux debats ... et, enfin, enjeux.... ... L'instant est solennel: les champions sont places sur la ligne de depart; le Paris-Mutuel est ferme; Chignole, auquel les fonctions de starter ont ete confiees, prend un revolver d'ordonnance, et tire un coup.... Ca y est!... Ils sont partis ... doucement. Le premier ne passera pas avant une heure le poteau d'arrivee, c'est-a-dire la feuille de salade tentatrice, attractive. Aussi, a part quelques camarades fanatiques qui n'abandonneront pas la piste, les autres cherchent en attendant une autre distraction. Chignole et moi, nous sortons et nous dirigeons vers le hangar. Chaque jour, a la meme heure, instinctivement, nous allons jusqu'a notre biplan, comme pour lui souhaiter une bonne nuit. D'ailleurs Chignole a toujours des observations le plus souvent justes a faire a Racine, notre _mecano_; et les ordres sont donnes sur un ton qui n'admet pas la replique. --Pourquoi y a-t-il un chiffon par terre?... --Mais.... --Et ces gouttes d'huile?... Ta pompe fuit, triple gourde!... T'as donc pas la force de serrer les ecrous?!... --Mais.... Monsieur!... --Monsieur!... Il m'appelle Monsieur! C'est-y qu'il se f ... de moi!... T'entends bien ... si jamais je retrouve de l'huile sur les plans ... je te la fais lecher!... ... Ce soir, Chignole n'est pas satisfait; il a beau tourner autour de l'appareil, il ne trouve rien a dire a Racine, impressionne par ce silence inaccoutume. Chignole plonge dans la _carlingue_ son nez fureteur et pousse un rugissement: --C'etait trop beau pour durer!... Je me doutais bien que j'allais decouvrir quelque chose de pas ordinaire!... --Quoi!... Quoi!... bafouille Racine, en roulant ses gros yeux de faience bleue. --Je n'en veux plus d'un mecano a la _manque_!... Regarde ce que tu as laisse la ... contre le siege.... Et il designe une sorte de paquet brun, que dans l'ombre on distingue mal. Racine s'arc-boute aux montants, disparait a mi-corps et ramene au bout de son bras ... un chien.... Le paquet etait un chien qui avait pris pour niche notre _carlingue_. Une tete de bull-terrier, ridee, camuse, un corps de fox, et pour completer, une queue d'epagneul, panache disproportionne. Bref un ensemble imprevu, ridicule, monstrueux, s'il n'etait comique. --Tu parles d'un _klebs_.... --Il porte en lui au moins trente races.... --Pige cette gueule de Senegalais!... --Faut le baptiser. --Eh bien!.... Boudou-Ba-Dabou.... --C'est bien long!... On en a pour une journee a dire ce nom-la. --On l'appellera Boudou, tout court.... Et puis je me charge de son education.... Avec un precepteur comme _sa pomme_.... Ah! vieux Charles!... Il va _gazer_ le _cabot_!... ... Boudou a ete adopte d'enthousiasme. Nanti d'un collier portant la marque distinctive de l'escadrille, il est des notres. Independant, frondeur, il ne parait temoigner d'affection qu'a Chignole; quand il le regarde, son museau fremit, son panache balaie l'espace et ses yeux prennent une expression singuliere de bonte, de reconnaissance. Il fait une cour assidue a Diane, dite Didy, superbe chienne de berger belge, dont son maitre, de P ..., est justement fier. Mais elle, souple, fine, longue, n'accorde qu'une attention distraite au manege de cet obscur pretendant. --Ah! c'est bien une chienne de vicomte.... Vois-tu mon pauvre Boudou ... les ancetres ont eu beau renverser la _Bastoche_ ... les _aristos_ seront toujours les _aristos_.... Tu penses que Didy devrait elle aussi sacrifier a l'union sacree ... Faut pas demander l'impossible aux femmes!... Et puis, pourquoi qu't'as des visions de grandeur?... Elle se fiche pas mal de toi! ... de tes graces.... Ce qu'elle doit _rigoler_ tout de meme.... T'es jeune ... t'aimes flirter ... je vois ca ... mais ca te passera ... va, mon vieux ... comme ca a passe a Chignole ... et t'aimeras mieux les autres ... d'avoir perdu ton temps avec celle-la!... Chignole continue son monologue devant Boudou qui, bien assis, les oreilles fremissantes, semble tres interesse, parait comprendre et souffrir.... ---- Dans le bureau du capitaine. --Vous voila, mes enfants ... j'ai besoin de vous. Depuis deux jours, une ou plusieurs pieces a longue portee bombardent Nancy. Les saucisses et les avions de reglage n'ont pu arriver a les reperer. L'etat-major de l'armee demande des volontaires pour tenter de prendre des photographies au moment ou ces batteries tireront.... J'ai pense a vous, Chignole ... qui etes un specialiste de la photo aerienne depuis celle de votre boche.... Ca vous interesse?... --Et comment, mon capitaine!... --Partez quand vous voudrez.... ... Travail de choix et tout a fait personnel; mon camarade ne peut retenir un pas de gigue en signe d'allegresse. Nous brusquons les preparatifs. --Ca colle?... --Ca _gaze_!... Le biplan commence a rouler, quand "Plouf!" Boudou saute dans la _carlingue_. --Arrete.... Arrete.... --Trop tard mon vieux ... Je suis au bout du champ ... je n'ai plus le temps de _couper_ et je ne marche pas pour virer a vingt metres!... --On ne peut tout de meme pas l'emmener!... --Tant pis!... Garde-le ton roquet.... Tiens le bien sur tes genoux.... --N'y a qu'a nous qu'arrivent des blagues comme ca!... Boudou n'est nullement emu; il prend le vent, renifle, tremble un peu, mais uniquement de froid, car le chien de Chignole ne saurait avoir peur. ... Les lignes; premiers eclatements. Je fais le point, le plus exactement possible, d'apres les indications du capitaine. La, au pied de ce coteau, les pieces doivent etre placees sous un serieux camouflage; mais impossible de rien distinguer a la hauteur ou nous sommes. --Tu vois quelque chose? --Rien.... Boudou non plus ... et mon chien a de bons yeux ... t'sais!... Je pique: plus nous descendons, plus le tir des boches devient precis; aux remous que nous subissons, nous sentons que les coups se rapprochent. --Ca doit etre un joli spectacle pour ceux qui nous zieutent!... --Que tu dis!... Et maintenant les mitrailleuses.... --Le grand jeu alors! ... Tres a son aise, Chignole prend forces cliches; Boudou s'est endormi. Un remous brusque; nous penchons ... glissons ... et j'entends nettement malgre le ronflement du moteur un craquement sinistre; des eclats de bois sautent a l'avant. Je baisse la tete; Chignole se couche sur mes epaules.... Je retablis a grand'peine.... --Alors?... Touche?... --J'sais pas.... J'crois pas!... Je vire, et, plein gaz, je pousse a fond vers nos lignes, accompagne par la rafale des obus et le crepitement des mitrailleuses. Enfin, nous franchissons nos tranchees; le calme. Content, je me retourne; mon sourire se fige devant la figure decomposee de Chignole. --Regarde.... Regarde.... Boudou est blesse!... Des convulsions secouent son pauvre petit corps crispe; ses pattes se raidissent; sa tete, a l'abandon, roule lamentable a chaque mouvement du biplan; de son ventre, le sang coule lentement.... ---- Boudou va mourir. Nous l'avons etendu sur l'herbe. Autour de lui, nous formons cercle, comme pour un ami. --Je pouvais l'aimer mon _cabot_ ... murmure Chignole.... C'est lui qui a pris l'eclat d'obus a ma place.... Mon Boudou!... Mon Boudou!... ... Ses paupieres se ferment sur ses yeux deja vitreux. Mais voila que Didy se faufile parmi nous. Elle s'arrete devant le camarade dont elle avait meprise les avances.... Elle le flaire un instant, puis doucement le leche. Boudou a rouvert les yeux sous la chaude caresse; il enveloppe _sa_ Didy d'un long regard heureux, presque humain, et meurt en commencant un reve. ... Au bout du plateau, dans le bois tranquille, ou les pins, sous le vent, font le bruit de la mer, il y a un petit tertre couvert de mousse. Dessus, une pancarte: Escadrille V. B... BOUDOU--BA--DABOU --CHIEN-- _Mort en service commande_ (10 novembre 1916) VIII--CHIGNOLE, ROI DES HIBOUX. Ce matin, au rapport, on demande des volontaires pour les vols de nuit. --Qu'est-ce que t'en penses de faire les hiboux? --Ceux que l'annee derniere j'ai entrepris avec V. se sont regulierement termines par des rhumes sensationnels. Plutot malsains les vols de nuit, en cette saison, mon petit Chignole!... --Je me cotiserai pour t'offrir de la jujube.... --Alors ... ca te chante?... --Tout nouveau ... tout beau ... et puis j'ai idee que ca sera du _boulot_ interessant.... Tu comprends, de jour, quand tu bombardes, n'y a pas meche pour descendre aussi bas que tu le voudrais a cause des canons, des fokkers; par suite, la visee ne peut etre epatante!... Mais, de nuit, nous, on s'amenera sur l'objectif a deux cents metres ... et la ... en plein dans le mille ... lachez-les ... valse lente!... Enfin, tu dis souvent que je suis un vilain moineau, eh bien! je veux etre un hibou ... le Roi des Hiboux!... ... Chignole surveille les modifications qu'on apporte a notre biplan, en vue de sa nouvelle adaptation. Il revise soigneusement les canalisations electriques qui distribuent la lumiere produite par une petite dynamo, aux phares et aux lampes de bord. --T'entends bien ce que je te dis, Racine?... Je veux que tu enroules les fils dans de la gutta ... double isolement ... ca n'est pas de trop!... Tu nous vois-en l'air avec un court-circuit.... Ca serait du propre!... Pendant ce temps, tu serais dans ton _pieu_, tranquille comme Baptiste, et nous, la-haut, sans lumiere, on se preparerait a se casser la g ... tout simplement!... ---- ... Deux heures du matin.... Les autos viennent de nous amener de la popote, ou nous avons trompe l'attente dans une manille aux phases homeriques, tandis que Chignole, en contemplation devant une carte, tracait methodiquement notre itineraire. Deux equipes, seulement, sont commandees pour ce raid: la premiere, Chignole et moi, la deuxieme, de P. et Wisky, mais nos camarades ont tous tenu a assister au depart. --Etes-vous prets? --Oui, mon capitaine. --Vous avez bien marque les points qui vous serviront de reperes?... Je viens de telephoner afin que les terrains d'atterrissage auxiliaires pres des lignes restent eclaires jusqu'au jour. Par suite, en cas de panne, inutile d'essayer de revenir ici.... Avez-vous des lampes de poche? Bien.... Alors partez a un quart d'heure d'intervalle ... l'equipe Wisky a deux heures trente, l'equipe Chignole a deux heures quarante-cinq. Attention hein?... Le vent est plein est ... vous etes obliges de decoller assez vite ... face au petit bois.... Mefiez-vous de ne pas vous _emboutir_.... ... Nous passons une derniere inspection. --Combien d'essence? --200. J'ai fait remettre une heure de plus. Si l'on est pris par la _crasse_ ... on pourra aller jusqu'au jour.... --Ca _gaze_?... --T'soin!... T'soin!... clame Chignole, le nez en bataille. --Fais tourner.... On restera au ralenti.... Je prefere que le moteur soit chaud. --S'agit pas qu'il nous lache! ... Racine cale les roues et lance l'helice; nous n'avons plus qu'a attendre. --A tout a l'heure sur D .... --En revenant, un chic coktail!... De P. et Wisky partent et en passant, nous interpellent joyeusement. Ils decollent, puis virent pour prendre de la hauteur au-dessus du terrain. Ils s'elevent normalement, quand le ronflement de leur moteur devient irregulier. --Il a des _rates_ leur _moulin_! --Ils descendent.... Ils font bien.... ... Ils amorcent un large virage et s'appretent a piquer pour atterrir, quand un coup de vent les deporte sur le petit bois a quelques metres a peine de la cime des pins. --Passeront-ils?... --Mais oui.... --Ca sera juste!... --Vas-y ... tire sur le _manche_, crie Chignole comme si Wisky pouvait l'entendre.... ... Il cabre en effet desesperement et va reussir a franchir l'obstacle, lorsque la queue accroche la tete d'un arbre. ... Cris d'horreur ... quelques secondes d'angoisse ... un bruit sinistre d'ecrasement.... --Pauvres vieux!... Pauvres vieux!... ... Une longue flamme jaillit brusquement. --Le reservoir a pris feu!... --Les malheureux!... Les malh.... ... Une explosion coupe le mot; au contact du feu, les bombes ont explose. Ils ont saute avec leur cargaison. Nous restons seuls, toute l'escadrille s'etant precipitee sur les lieux de l'accident. Nous voudrions parler, crier, pleurer, courir avec nos camarades vers le sinistre, et nous restons stupides, les yeux fixes sur les pins dont les silhouettes greles, se detachant sur le rougeoiement de l'incendie, prennent un aspect fantastique. --C'est notre tour.... ... Chignole me designe les aiguilles de la montre du bord. J'ai un sursaut; j'imagine la scene qui se deroule la-bas, la recherche des corps, disputes au feu; malgre moi, je ne puis arriver a refrener l'apprehension qui me trouble, m'etreint. --Une minute de retard.... ... Mes mains tremblent a la direction.... --Il le faut!... Il le faut, vieux Charles!... Ses traits, volontairement, rageusement tendus, son regard fixe, disent le Devoir malgre la douleur, le Devoir quand meme!... Ah! mon brave compagnon ... ton coeur simple, degage de sensibilite vaine, a percu mieux et plus vite la voix de la Conscience. Les cales sont enlevees ... depart: le bois se rapproche ... je tire ... l'appareil obeit. Nous montons.... L'horreur de la terre nous abandonne.... Nous montons.... La faucille de la lune a fait au champ du ciel une moisson d'etoiles. Nous montons.... Aldebaran est un enorme rubis, Orion est fier de sa Betelgeuse, Fomalhaut parait lointaine. Nous montons.... La-bas, au bout de l'horizon il y a deux etoiles que je ne connais pas.... Serait-ce les ames de mes camarades qui vont entrer chez Dieu?... ---- --L'usine.... Surement c'est elle.... ... Des serpents de flammes rampent a terre ... des lueurs.... --Les hauts-fourneaux?... --Oui.... Envoie le paquet. --Gy! ... Je vire pour le retour.... --Une bombe qu'est pas tombee!... --Comment? --Elle est restee coincee dans sa case.... --Pousse dessus a fond.... _Grouille-toi_ puisqu'elle est amorcee.... Pousse.... --J'peux pas davantage! --Alors, amene-la a toi ... et _balance-la_ par-dessus.... ... Un projecteur, qui depuis longtemps nous cherchait, nous saisit; par de brusques manoeuvres, j'essaye de lui echapper ... --Eh bien! La bombe?... ... Des vapeurs nitrees me saisissent a la gorge. La bombe etant amorcee, la reaction chimique des liquides qui la composent doit commencer. Je me retourne; Chignole est evanoui; sa tete pend en dehors, et il tient le projectile dans ses bras croises. Lachant le _manche_, je me precipite et le lui arrache; au meme moment, un remous fait pencher l'appareil; je tombe a la renverse au fond de la _carlingue_; les gaz s'echappent d'abondance; une invisible main m'etrangle; je me raidis.... --Chignole!... A moi!... ... Le biplan, livre a lui-meme, _s'engage_; j'etouffe ... mes oreilles tintent.... Pitie!... je ne veux pas mourir!... Des images passent ... rapides ... rapides.... C'est fini.... Je ne sais pas ... je ne sais plus.... IX--CHIGNOLE SAUVE SON PATRON. --Vieux Charles!... Vieux Charles!... Reveille-toi ... mais reveille-toi donc!... Ces mots m'arrivent indistincts, tres lointains, comme au cours d'un reve. Je sens que mes paupieres sont ouvertes, neanmoins, je ne vois rien.... Mes membres, engourdis refusent d'obeir. J'essaye de comprendre, de retrouver le fil de mes idees, mais je ne puis arriver a coordonner mes pensees.... --Leve-toi.... Remue-toi!... Nous sommes fichus!... La voix se precise; je la reconnais. C'est celle de Chignole. Soudain, la notion exacte des choses reparait dans mon esprit obscurci.... La bombe qui ne tombe pas.... Chignole l'arrachant de son alveole pour la jeter par-dessus bord ... le melange des liquides deja commence ... les gaz suffocants qui s'echappent ... mon compagnon inerte, mort peut-etre?... Moi essayant de nous debarrasser de l'engin ... a mon tour saisi par les exhalaisons nocives ... l'etouffement ... l'avion livre a lui-meme ... puis, la nuit. L'horreur du tableau qui a precede mon evanouissement, ressuscite dans tous ses details, l'instinct de la conservation, me donnent un sursaut d'energie et j'arrive a me dresser sur les genoux. Mais il me semble porter sur mes epaules un manteau de plomb. Jamais ... non jamais ... je n'arriverai a me relever. --Un petit effort, mon gros.... ... Une main me saisit par le cou, me tire, et je me retrouve a moitie assis, coince entre le siege du pilote et le bord de la _carlingue._ L'air m'arrive en pleine figure, sa fraicheur me fait du bien. --Allons ... prends le _manche_ ... retablis ... Regarde l'altimetre ... cinquante metres ... depeche-toi.... Vas-y ... vas-y, mon vieux ... il est encore temps!... ... Machinalement, je saisis la direction, mes pieds retrouvent le _palonnier_; par la force de l'habitude, par mouvements reflexes, j'arrive a rendre a l'appareil sa stabilite. Nous remontons, et Chignole, serre contre moi, son visage presque colle au mien, parle d'une voix hachee: --Je me reveille.... Je te vois au fond, la bombe entre les _pattes_.... Je la saisis et hop!... disparaissez.... Ce qui m'a sauve, c'est que j'etais tombe la tete en dehors de la _carlingue_.... --Le courant d'air t'a remis.... --Tandis que toi, t'avais respire tous les gaz.... Quelle prise mon prince!... Mais je n'avais pas le temps de m'occuper de ta petite sante.... Le _taxi_ sans cocher pirouettait comme une folle ... un vrai tango!... Alors, j'ai quitte mon siege, j'ai passe sur le tien.... Je t'ai tasse du mieux que j'ai pu.... Entre parentheses, ce que tu as de grandes jambes, il serait urgent d'en rogner un bout ... et je me suis employe a remettre de l'ordre.... Voila.... Seulement on piquait ferme et je laissais descendre ... je ne voulais pas m'amuser a tirer sur le _manche_ pour risquer une perte de vitesse ... la glissade ... et le _gadin_ final.... --Ou est-on? --Tu en demandes trop.... Encore heureux qu'on ait bombarde d'un peu haut.... --Sans ca, on arrivait au sol avant d'avoir rouvert les yeux.... --C'est-a-dire qu'on ne les aurait jamais rouverts!... ... Je cherche a fixer notre position d'apres les etoiles et la boussole. --Plein sud ... et tant que ca peut!... ... Chignole, par une habile gymnastique, regagne son siege derriere moi. Brusquement nos lampes s'eteignent. --Pas veinards ce soir! --Plus de _loupiotes_! --Rien d'etonnant.... Dans tout ce chahutage, les fils ont ete pinces, cisailles ... et le court-circuit.... --J'ai ma lampe de poche.... ... A sa faible lumiere, nous examinons les connexions electriques; rien d'anormal. --- On ne trouvera pas ... c'est dans un joint ... ou bien une vis s'est _barree_.... --Et le niveau d'essence? --Intact. ... Chignole braque sa lampe sur le fuselage ... sur le stabilisateur.... --Oh!... Regarde!... ... Le kepi de Chignole est accroche a l'un des haubans qui entretoisent les plans de l'aile gauche. S'il part dans l'helice ... elle casse et les eclats coupent la queue!... --Charmante soiree! ... Chignole, a chaque depart, emporte son kepi dans la _carlingue_ pour le substituer, en cas d'atterrissage, au casque disgracieux. Au moment ou notre appareil a pris des positions bizarres, il s'est envole, et nous pourrons payer cher la coquetterie de mon camarade. --Je te le dis.... Y a des jours comme ca ... rien ne _colle_.... Je ne puis tout de meme pas aller le chercher.... --Il ne tient probablement que par la vitesse.... Laisse la lampe dessus et ne le quitte pas des yeux.... Si tu le vois se sauver ... frappe-moi sur l'epaule ... je coupe les gaz ... et s'il va dans l'helice il n'y aura pas de bobo.... --Ainsi soit-il! ... Crispe a la direction, je scrute l'ombre, cherchant le point lumineux qui me guidera; mais la terre est recouverte d'un voile opaque qui s'enfle peu a peu et monte vers nous. L'atmosphere, si limpide, que les etoiles nous paraissent etre a portee de la main, se trouble; le _plafond_ du ciel s'eloigne et la lune repose desormais sur un coton leger, comme un joyau dans un ecrin. --Hop!... le kepi.... ... Je ramene nerveusement la manette des gaz ... et j'attends le dos rond, sans me retourner. --Bon voyage.... Remets la _sauce_!... ... Le moteur reprend son plein regime. --Jamais deux sans trois.... Qu'est-ce qui va bien encore nous arriver? --La brume tout simplement.... Combien d'essence? --Une bonne heure.... Il fera jour et l'on felicitera son petit Chignole d'avoir emporte du _coco_ en supplement! ... Chevaliers de la brume, nous poursuivons avec elle notre lugubre chevauchee. Roules, emprisonnes dans sa traine froide, humide, gluante, nous avons l'impression de ce que doit etre un linceul.... Nous survolons sans doute des villes silencieuses, des campagnes muettes, des champs de bataille enfin endormis par la treve de la nuit. Mais avons-nous regagne la France ou descendrons-nous chez l'ennemi? --L'aube.... ... La brume s'eclaircit, mais la visibilite reste nulle. Je descends prudemment. Nous glissons mollement en denouant des echarpes d'un gris sale. --Rien.... Toujours rien.... ... Il fait jour.... Ah! si l'on pouvait voir.... --Trente metres.... Je ne peux pas aller plus bas ... on va rentrer dans un clocher!... ... La ronde decevante continue. --Cabre!... Cabre!... hurle Chignole, en designant devant nous une masse sombre dont les formes se precisent, obstacle sur lequel nous allons nous ecraser. Je tire tout a moi et nous passons de justesse. --Je sais ou l'on est.... Ce sont les "crassiers" de Jarville ou d'un peu plus on s'aplatissait.... Regarde les quatre cheminees.... Ca _gaze_!... Pas besoin de t'indiquer le champ.... Et mon compagnon, le nez au ciel, pousse d'une voix claironnante son celebre "T'soin!... T'soin!..." ---- Une spirale et nous nous posons. Nos camarades ne se pressent nullement d'accourir; sur deux rangs, ils sont places comme pour une prise d'armes; les mecaniciens, en tenue, ont le mousqueton. --Sans doute pour l'enterrement de Wisky et de P .... ... Nous roulons jusqu'a eux; alors la voix du capitaine s'eleve: --Garde a vous.... Portez armes!... ... Nous restons interloques. --Ah! c'est plus fort que de jouer au bouchon avec des pains a cacheter! murmure Chignole.... Je crois que c'est a nous qu'on rend les honneurs! ... Notre chef s'approche: --Oui, mes enfants ... je vous ai fait cette surprise ... vous l'avez meritee.... Partir quand meme, apres avoir vu sauter deux de vos camarades.... C'est bien ... c'est chic.... C'est tres aviation.... Vous etes dignes de ceux de la tranchee ... de ces heros.... Les emotions n'ont pas du vous manquer cette nuit? --Et vous ne savez pas tout!... Figurez-vous, mon capitaine, qu'une _rosse_ de bombe n'a pas voulu.... ... Chignole arrete brusquement son debit joyeux et tres doucement, comme un gosse pris en faute: --Mais sufficit ... Si je vous disais tout ce qui nous est arrive ... eh bien, mon capitaine ... vous en seriez jaloux!... X--CHIGNOLE VEUT UNE SAUCISSE. --On demande un quatrieme pour la manille.... --Prenons Chignole.... --Sorti, il y a quelques minutes.... --Ou est-il?... ou est Chignole? --Je vais le chercher.... Preparez la table ... je vous le ramene. ... Je quitte la popote et vais au hangar, ou je suppose trouver Chignole. Mais, seul, Racine est occupe a remplacer une _corde a piano_ des haubans du fuselage. --Tu as vu Chignole? --Oui ... il vient de partir.... Pas de bonne humeur aujourd'hui ... Il trouve que je ne vais pas assez vite.... Si l'on peut dire.... C'est-il de ma faute si les _bougies_ s'encrassent?... Faut etre juste tout de meme ... Ah! s'il n'etait pas au fond un si bon garcon, je finirais par me facher, et le doux Racine brandit sa pince coupante d'un air qui voudrait etre tragique. ... Derriere les hangars, Chignole, les jambes ecartees, les mains dans les poches, regarde fixement du cote des lignes. --Ca n'a pas l'air d'aller aujourd'hui ... hien? --Non, ca ne va pas, Vieux Charles.... --Ton araignee travaille? --Possible qu'elle ait les pattes en l'air.... Mais je te jure ... t'entends bien ... je te jure que j'en aurai une.... --Une? --Non, mais des fois ... elle ont l'air de se f ... du monde! --Qui? --Je les ai tout le temps devant moi ... meme la nuit j'en reve.... Ca devient du cauchemar.... --Quoi? --T'as rien saisi?... T'_entraves pas_? C'est bien ca les types superieurs!... Des reputations quoi!... Ah! Monsieur! Monsieur!... Faut alors que je donne des details ... des paroles quand on demande des actes!... Ca ne te gene donc pas de voir leurs sales saucisses?... Moi, je les ai assez vues, je veux une saucisse!... ... Et il me designe, au fond de l'horizon, deux drachens qui se detachent tres nettement sur le ciel clair.... --Que veux-tu que j'y fasse? Plusieurs fois, des avions de chasse ont essaye de les descendre ... chaque fois les boches les ont a temps ramenees a terre. --Justement.... Nous avons des chances de les avoir.... Ils ne se defieront pas de notre biplan. Ils croiront que nous partons en bombardement.... Comprends-tu.... Moi, je me fais vieux a la vie qu'on mene ... Toujours le temps trop incertain pour des raids ... je moisis ... j'ai besoin de prendre l'air.... Dis-en un mot au capitaine.... ---- L'autorisation est obtenue. Notre chef a pousse la prudence jusqu'a envoyer deux Nieuport croiser sur les lignes, au cas ou nous serions attaques. Afin de rendre notre appareil tres maniable et plus "vite", nous l'allegeons autant que possible; seulement, une heure et demie d'essence, pas de bombes, la mitrailleuse et un dispositif incendiaire special. --On decolle comme les _as_! --Une vraie _chandelle_.... ... Nous prenons de la hauteur chez nous et, pour derouter l'adversaire, nous longeons les lignes comme pour une innocente promenade.... A notre altitude, le reseau des tranchees est un canevas qui se poursuit indefiniment, une immense fourmiliere abandonnee, car rien ne semble vivre au long de ces filaments blanchatres, qui enserrent les coteaux, ou deploient leurs sinuosites dans la plaine, devides d'un interminable echeveau. Nos deux camarades de chasse qui nous convoient font des pirouettes pour passer le temps. Notre manege commence certainement a intriguer les boches, car leurs batteries contre avions nous envoient quelques salves. --On y va? --Oui. --Laquelle des deux? --Celle de droite.... Elle se presente mieux.... ... Nous entrons chez eux, mais au lieu de nous diriger sur le drachen, nous marchons franchement devant nous, comme pour un raid vers l'Allemagne. Les obus nous accompagnent, mais sans dommage. Nous faisons un rapide crochet, et un long virage nous amene a mille metres au-dessus de notre but qui balance sa panse jaunatre d'ou traine un chapelet de petits ballonnets. Je reduis les gaz et pique. Cette fois, ils ont compris notre manoeuvre; leur tir devient intense et precis. --He! mon gros? Y a un fokker qui monte!... --Laisse-le monter.... Les Nieuport ne sont pas la pour des prunes!... ... J'accelere la descente; nous abritons le plus possible notre tete du vent qui tend a la rejeter en arriere.... --Ah! saucisse de cochons! hurle Chignole ... voila qu'ils la descendent.... J'ai beau pousser sur le _manche_, ils l'auront ramenee a terre avant que nous ayons pu arriver a bonne portee; leurs mitrailleuses se mettent de la partie. --C'est perdu!... la piece est jouee!... me dit-il, mais rentrons en vitesse ... j'ai une idee.... --Ah! si tu as une idee!... ... Nous n'echangeons aucune parole, mais a peine arrives sur notre terrain, Chignole m'empoigne par les epaules et s'explique avec vehemence: --La voila ... mon idee.... Tu comprends, j'ai saisi leur malice.... Des que nous approchons, ils rentrent le drachen au magasin ... par suite, il faut l'atteindre de loin. Il n'y a qu'a prendre l'avion-canon. J'ai appris le maniement du joujou a l'Ecole de tir aerien ... le quartier-maitre Plobanalec, son pointeur, est en permission.... Ca _gaze_!... Dis-en un mot au capitaine. ---- Je retourne encore une fois en quemandeur aupres de notre chef, dont la courtoisie est inlassable. Il ne fait pas trop de difficultes, car je me porte garant des capacites de pointeur de mon coequipier. ... Nous partons.... Nos positions respectives dans l'appareil ont change. Mon compagnon est a l'avant, une main a la culasse de son canon de 37, l'autre,--c'est un geste familier--posee sur le rebord de la _carlingue_. Un seul drachen est en l'air; nous n'avons pas le choix et nous piquons dessus a toute allure, le vent etant pour nous. Les boches ont reconnu un avion-canon et ils nous _sonnent_ d'importance. --Pourvu qu'ils ne le ramenent pas avant que nous arrivions. --Ils l'auraient deja fait.... --Nos copains des tranchees doivent preparer une attaque, et les Boches tiennent a garder un oeil le plus longtemps possible. ... Par des crochets repetes, j'arrive a derouter leur tir. --Je place mes bonbons?... --Attends un peu ... au moment du virage. --_Grouille-toi_.... Les fokkers grimpent.... --Hop!... --Boum.... Voila ... faites chauffer la colle!... ... Chignole envoie successivement deux boites a mitraille. Quelques secondes, puis une flamme court a la surface du drachen. --La saucisse est en train de griller! ... Brusquement, l'embrasement complet de la masse qui s'effondre comme une torche. Chignole, dresse dans l'appareil, pousse des cris de victoire, mais un bruit de crecelle, un "tac ... tac ... tac" bien connu, nous fait tressaillir. Nous avons abattu le drachen, mais arriverons-nous a rentrer dans nos lignes, c'est assez problematique; a trente metres derriere nous un fokker nous fusille. Je tente une manoeuvre desesperee; je cabre; le Boche, surpris, nous depasse, emporte par sa vitesse; Chignole en profite pour lui tirer quelques salves auxquelles il n'echappe qu'en piquant comme un fou. ... Au retour, compliments, felicitations que Chignole recoit tres digne; un leger fremissement de son nez indique seul son contentement. Le capitaine ne lui menage pas les eloges. --Un joli morceau que vous avez descendu!... Le general, commandant le secteur, est enchante.... Quelle recompense voulez-vous? Allons, demandez ... je ne puis rien vous refuser.... Chignole hesite, puis, avec son grasseyement inimitable: --Quarante-huit heures pour aller voir _ma gosse_! ---- A la popote, Chignole ecrit avec soin une lettre; cela prend les proportions d'un evenement, car il dedaigne habituellement la correspondance. --Pour qui la _babillarde_? --Ca ne vous regarde pas.... --Monsieur fait des cachotteries! ... Chignole redresse la tete, et, craneur: --Eh bien! vous n'etes guere intelligents avec vos airs malins.... C'est a _ma gosse_ que j'ecris, voila tout.... ... Je profite de son inattention pour lire par-dessus son epaule: Ma chere bonne Vieille, Ton fils sera demain pres de toi ... tu penses si je suis content de.... XI--CHIGNOLE A PARIS. --Si ca ne te derange pas, vieux Charles, tu me passeras les radis?... ... Dans le wagon-restaurant, nous attaquons les hors-d'oeuvre, et c'est le prelude des quarante-huit heures de permission que nous vaut la saucisse descendue. Avec nous, des officiers de toutes les armes et de tous les grades; quelques civils ages, naturellement. --Dans quel secteur, maintenant?... Votre batterie, ou etait-elle en dernier lieu?... _Ca marmitait dur_.... Oui, le petit chemin creux.... Nous avons ete releves, le deuxieme jour ... alors.... Evacue, ce pauvre vieux?... Vous dites ... les deux jambes?... Moi, je preferais la Champagne.... Il est traitre, leur 87 autrichien!... La prise du blockhaus ne fut pas commode.... Faudra bien que ca finisse un jour.... Du beau temps, alors ca irait!... Venez un matin a la popote.... On les aura.... ... Mon compagnon s'absorbe dans la contemplation des poteaux telegraphiques. Des trains nous croisent, charges de fers aux profils differents, de piquets, de caissons sous des baches.... La campagne mouillee est deserte; seul, un convoi gris, sur la route blanche, l'anime un peu. --Pas mal, ce dining-car, comme disent les Tommies.... Mais, entre nous, ca manque de femmes!... --Il est certain que la guerre en manque.... Chignole avait commence le voyage en petit jeune homme bien sage, plonge dans les journaux illustres, mais, d'heure en heure, une sorte de fievre le gagne, et, le dejeuner commence posement, s'acheve moins bien. --Combien as-tu a ta montre? --Deux heures. --Tu retardes!... C'est impossible.... Alors, il ne _gaze_ pas, ce train!... Quel _outil_! ... Malgre le froid et les timides protestations de ses voisins, il baisse la glace et, la tete entierement en dehors, il aspire l'air longuement, comme un parfum.... --Ah! ca sent _Panam_, mon gros!... Je ne puis plus tenir en place. Et il abandonne le dessert, sa serviette et le wagon.... ... Je le retrouve dans le couloir, occupe a discourir, au milieu d'un groupe d'auditeurs complaisants. --Pensez-vous qu'il fasse du soixante a l'heure!... Non mais, vous avez des visions de cinema!... C'est une charrette ou alors il a des rhumatismes!... Ah! M'sieur le chef de train ... qu'est-ce que vous attendez pour nous faire arriver a l'heure?... ... En bordure de la voie, ce sont maintenant des villas, serrees les unes contre les autres; jardins minuscules, soigneusement ratisses, bassins en rocher artificiel, globes en verre de couleur, comme des ballons d'enfant ... Chignole pousse un cri: --Je le vois.... C'est lui!... C'est le Sacre-Coeur.... Ah! la Butte!... la Butte!! Et j'ai toutes les peines du monde a le persuader qu'il est inutile d'etre deja sur le marchepied. ---- La gare ... bousculade. Une amie m'attend a la sortie; fine, elegante dans sa robe grise, je la reconnais de suite, entre cent, cette amie fidele, ma jolie torpedo au joyeux ronron. --Monte.... Ou veux-tu que je te depose? --Non ... c'est pas la peine, vieux Charles.... J'aime mieux prendre le Metro.... Si ta _bagnole_ c'est ton amie ... le Metro c'est mon copain!... A ce soir sept heures, sans faute.... Tu sais ce qui est convenu?... --Entendu! sept heures tapant. ... Chignole m'a fait promettre de diner chez lui. J'avoue que j'ai accepte tout de suite son invitation; je suis curieux de connaitre son logis, sa mere surtout, qui est un peu la mienne. Chignole n'est-il pas mon frere, puisque nos sangs differents fusionneront peut-etre dans la mort, un jour de bataille, de chute?... La ville s'allume discretement; les trottoirs sont brillants, car il a plu; au coin d'une rue, il y a une poussette chargee de violettes et de mimosas, eclairee par une bougie dont la flamme tremblote dans un cornet de papier; un souffle tiede nous impregne, odeurs de serre et d'usine, de fleurs et de frites, de luxe et de misere. ... Quelques courses et j'escalade les flancs de la Butte. Au seuil de la maison, comme je saute de ma voiture, une grosse femme, l'air enjoue, m'accueille avec une cordialite empreinte d'une certaine deference. --Surement, vous etes le _patron_ de notre Arthur ... de votre Chignole, comme vous le nommez.... ... J'ai une impression desagreable; je ne m'etais pas imagine ainsi sa mere; elle continue: --C'est moi la concierge.... --Tant mieux!... Ca m'echappe malgre moi; elle n'a d'ailleurs pas compris.... --Oui, je suis _Mame_ Bassinet.... On est du diner avec ma fille Sophie et M. Bassinet, qui ne va pas tarder a rentrer. Je lui ai bien recommande de relayer de bonne heure. Je passe devant pour vous montrer le chemin.... Mefiez-vous ... _l'escayer_ est noir, rapport a la crise!... --T'soin!... T'soin!... Chignole m'accueille; a son serrement de mains, je sens la joie que ma presence lui cause. --Maman ... v'la mon _patron_!... Dans la penombre du corridor, une aureole de cheveux blancs et une voix douce: --Entrez Monsieur ... debarrassez-vous.... Je suis heureuse de vous voir. --Ah oui! on peut le dire qu'on parlait de vous ... on s'en faisait des idees!... Arthur n'etant pas _ecrivassier_, on en etait reduit a des suppositions ... conclut Madame Bassinet.... ... Sous la suspension, dont l'abat-jour vert adoucit la lumiere crue, la table est mise. --Viens ma Sophie ... viens que je te presente.... C'est ma fille, Monsieur.... _La_ meme age que votre Chignole a quelques mois pres. Ca s'est eleve ensemble. Ca a joue dans "le maquis" avant qu'on le demolisse.... C'etait le bon temps ... les locataires etaient serieux ... et polis ... et propres.... ... Mademoiselle Bassinet est une blonde; ses yeux bleus vous regardent avec une curiosite un peu genante, attenuee par le sourire gamin, malicieux. --Elle est dactylo ... steno dactylo, declare solennellement sa mere, avec une nuance de respect. ... Dans la cheminee rougeoie un feu de coke; une bouilloire chante. Sur une etagere, une photographie dans un cadre en peluche: un Chignole de trois mois, nu sur un fauteuil, tend ses bras poteles. --Tu trouves que ca me ressemble?... --Y a de ca ... la moustache!!!... ... A cote, un Polichinelle auquel manque une jambe, une locomotive sans tender, quelques soldats de plomb a la peinture eraillee. --Fais pas attention.... C'est mes vieux jouets.... Tu sais.... Maman aime les bric-a-brac ... et Chignole debouche soigneusement les bouteilles. --Ah! Voila nos _as_!... ... La porte s'est ouverte avec fracas. --La _fifille_ et la _bourgeoise_ sont la ... alors _ca gaze_! comme vous dites Messieurs les Aviateurs! Monsieur Bassinet m'ecrase les doigts dans sa robuste main. Avec son vetement marron, a gros boutons argentes, son gilet rouge a rayures noires et son chapeau cire, c'est bien le plus beau cocher de l'Urbaine. Nous nous asseyons; je suis place a la droite de la mere de Chignole; son visage est fin, regulier, singulierement jeune; mais les yeux uses disent les veillees, le travail, les pleurs. Elle remplit mon assiette, mon verre; je ne sais pourquoi elle evoque ma maman a moi. Les mamans ne se ressemblent-elles pas un peu? Chignole dit tout bas des petits riens enormes a Mademoiselle Sophie qui rougit un peu; Monsieur Bassinet, congestionne dans son faux-col en celluloid, decoupe le gigot en perorant; sa femme le regarde avec admiration, et "maman Chignole" me conte mille choses pueriles et touchantes.... --Pensez-vous qu'il sera assez couvert pour le froid?... La-haut ca ne doit pas etre chaud!... Est-il raisonnable?... Au fond c'est une bonne nature.... Tenez, avant la guerre, il sortait de temps en temps le soir avec des amis ... vous savez ce que c'est. Eh bien! il rentrait toujours ... quelquefois a cinq heures du matin ... mais il rentrait tout de meme.... On ne peut pas appeler ca decoucher. Et puis il etait si beau ... tout petit.... Elle branle la tete, ses levres murmurent plusieurs fois: --Tout petit!... Tout petit!... ... Et ses yeux embues de larmes voient le passe qui ressuscite ... --Si on _causait_ un brin d'aviation.... J'ose dire que ca serait de circonstance ... indique Monsieur Bassinet aux prises avec la salade. "Quant a moi, j'ai toujours ete emballe par ce _truc-la_. Tenez, depuis que je roule dans Paris, je n'ai jamais eu qu'un accident, le seul de ma carriere ... Eh bien! c'est a cause des aeros. C'etait dans les debuts, au moment de Paris-Madrid: je me trouvais avec Lolotte--c'est ma bete--place du Carrousel. V'la un avion qui passe.... Je leve le nez et vous pensez que je ne le perds pas de vue.... Eh bien! Monsieur, je ne sais pas-si Lolotte a fait comme moi ... mais on a escalade le trottoir et c'est la statue a Gambetta qui m'a arrete, sans ca je crois que je rentrais au Louvre ... oui Monsieur ... tout attele!..." ---- ... Chignole a tenu a m'accompagner, et nous nous laissons glisser le long de la rue Lepic. --Mefie-toi vieux Charles!... le pave est gras ... moins vite ... gare les agents ... c'est pas le front ici!... Tu ne t'es pas trop ennuye?... Si tu savais comme tu nous as fait plaisir.... ... Pas de vent; le ciel est crible d'etoiles. --Il y aura raid ce soir.... ... Chignole a dit cela machinalement, par habitude, et nous pensons a la-bas. --Oui ... les copains vont _remettre_ ca! ... Nous nous taisons, genes d'etre la, loin de cette famille de guerre que nous cherissons, loin du danger qui la menace; la moiteur de la ville endormie nous fait regretter le vent sec des hauteurs, qui secoue, fouaille et mord, et nous foncons dans la nuit muette, eperdument etreints par l'apre nostalgie de notre vie errante.... XII--CHIGNOLE FAIT DE LA POLITIQUE. La table en citronnier est blonde sous le soleil au declin; ma poupee ancienne est toujours une mysterieuse petite fille, dont la figure de cire defie la griffe du temps; sa robe d'infante, roide et doree, garde les plis que j'avais traces d'un index amuse, en la couchant dans sa chasse de verre. Les gosses de Poulbot sont bien sages dans leur cadre, et le Pierrot de Villette poursuit toujours son impossible reve. Bonjour mon logis ... je te retrouve.... Chut.... Ca n'est que moi ... ne te derange pas. Tu me reconnais?... J'ai change ... oui ...; toi ... pas. Tu es tel que je t'ai laisse. Je te reviens de loin, pas longtemps ... jusqu'a ce soir.... Je veux te respirer un peu.... J'ai besoin de reeprouver la caresse des choses.... Tu es le passe, mon passe calme d'avant-guerre, l'un des derniers temoins des minutes heureuses d'autrefois, car tu sais, mon logis, tu as perdu des amis dans la tourmente: beaucoup d'entre eux ne reviendront jamais. Mais il en est que tu as conserves jalousement dans la bibliotheque; ceux-la sont immortels. Je suis certain de leur accueil. Quand je m'absorbais dans leur contemplation, m'efforcant de les comprendre, je croyais que c'etaient eux qui me comprenaient. Bonjour Bataille!... Tu vas me reparler du "Beau Voyage" et de "La Chambre Blanche", et toi Michelet quels vont etre les premiers mots que je vais trouver au coeur de ton livre pour me souhaiter la bienvenue: "Vous etes payes, heros, qui, en mourant, en donnant a la Patrie, tous vos reves, aviez dit: dans l'avenir, les vierges en pleureront." ... Et puis, voici mes pinceaux, ma palette, une ebauche. Je veux essayer de la parfaire, mais c'est deja la fin du jour, et la lumiere pourrait chasser les fantomes cheris que je devine dans les coins d'ombre. ... Le divan aux coussins affaisses semble encore garder l'empreinte d'un corps. J'y serai bien pour attendre l'heure de mon depart; je veux une fois de plus gouter au poison merveilleux des souvenirs evoques malgre soi, parce qu'on est seul et qu'il fait nuit. ---- Dans une taverne des Boulevards, Chignole boit a petits coups une fine, mise par le garcon dans une tasse "pour que ca n'ait pas l'air d'en avoir l'air". Il aspire beatement la fumee d'un cigare imposant, et la projette au plafond en cercles capricieux dont le dessin l'interesse. A la table a cote, deux messieurs, plonges dans les journaux du soir, commentent le communique. --Pas fameux.... Apres la Serbie, la Roumanie.... Pauvre Roumanie!... A la place de Joffre, j'aurais dit a Sarrail.... ... Chignole sourit a cette politique de cafe, a cette tactique de soucoupes et devisage ses voisins; l'examen ne doit pas le satisfaire, car il plisse son nez dedaigneusement: --Ces civils!... Ca ne doute de rien, ronchonne-t-il entre ces dents. ... L'un d'eux, rond, asthmatique, suant et soufflant entre chaque phrase, continue: --Et puis ... ca n'en finit plus.... C'est long!... ces pauvres poilus doivent commencer par etre fatigues.... --Fatigues!... hurle Chignole, qui se dresse brusquement, renversant tasse et carafe.... --Fatigues, les poilus!... On voit bien que vous ne nous connaissez pas.... Dame ... entre l'arriere et l'avant, il y a quelques kilometres.... Si on l'etait, ca serait d'entendre vos _bobards a la noix_ et vos raisonnements _a la graisse de chevaux de bois_!... Fatigues!... Est-ce qu'on vous demande quelque chose?... Pas meme d'y venir, propres a rien!... Seulement voila ... faudrait voir a la _boucler_ un peu.... On forme cercle; le gros monsieur est congestionne; il souffle de plus en plus; son compagnon, maigre, sec et bleme, replique hargneux: --Un aviateur ... naturellement ... des qu'il y a un scandale.... --Un scandale!... Ah! elle est bonne celle-la!... C'est peut-etre moi qui _a_ commence?... Faudrait ecouter vos betises et dire _Amen_.... Faudrait digerer votre sale cuisine sans avoir des aigreurs!... Non, mais, vous me prenez pour un embusque et non pour un poilu? --Oh! un aviateur!... --Eh bien! les aviateurs ne sont peut-etre pas des poilus!... Ils se font _demolir_ comme les autres.... Dans la boue ou dans le ciel, dans le noir ou dans le bleu, taupe ou oiseau, tous, on en est. Les poilus sont fatigues que vous dites, et vous avez l'air de vous apitoyer sur notre sort.... Allons donc ... c'est vous que vous plaignez ... c'est pour vos santes que vous craignez!... Ah! la la!... Vous _mouillez_ parce que vous ne pourrez plus siroter votre _apero_, voir des cochonneries aux beuglants, et vos petits estomacs ont peur de la carte de viande.... Autrement dit, vous avez, les _foies_.... Nous, on a la foi, on a confiance.... "Evidemment, je ne suis ni Petain, Mangin ou Nivelle ... mais je suis sur qu'ils vous parleraient comme moi ... bande de "jamais contents". "Hier, vous criiez apres le gouvernement: "Marchez ... marchez, prenez des mesures, aujourd'hui qu'il vous obeit, vous avez la _frousse_ que _Poleon_ descende de sa Colonne!" ... La foule prend gout a la harangue de Chignole; les cheveux en bataille, le nez agressif et les poings tendus, il continue: --Oui, on a confiance. On sent qu'on se bat pour quelque chose de grand qui vous depasse, et qu'apres on pourra gouter tranquillement tout ce qu'il y a de bon dans ce monde, la liberte, la lumiere.... On se _cogne_ pour que notre Marianne ne subisse pas leur kaiser, et Marianne, c'est une _mome_ comme il n'y en a pas trente-six! ... Les deux adversaires de Chignole sont tres ennuyes d'etre la, d'autant que le public commence a gronder et parait anime de dispositions belliqueuses. --Pour finir, je dirai un mot, un seul, aux _coliquards_ de l'arriere: "La ferme!..." Voila.... ---- ... La sonnerie du telephone m'arrache de mon sommeil ... --Allo ... oui, c'est moi.... Comment...! Le commissaire ... que j'aille chez le commissaire de police?... Bon ... bien ... tout de suite.... ... Qu'est-il arrive.... Pendant le trajet, je laisse travailler mon imagination, echafaudant d'improbables romans. ... Le commissariat.... Jusque dans l'escalier, des hommes et des femmes s'interpellent.... --Si on ne le relache pas de suite ... faut tout casser.... Il a eu raison ce gosse-la.... C'est une bonne lecon.... ... Je me nomme a un employe; on m'introduit de suite dans le bureau, et je trouve un Chignole tres surexcite, auquel on met un pansement sur un oeil. --Brasserie ... discussion avec de _faux-freres_ ... le _populo_ prend parti pour moi, veut les boxer ... je m'interpose pour qu'on ne les _abime_ pas trop ... et je prends dans la _tirelire_ un _marron_ qui leur etait destine.... Ca ne _gaze_ plus!... ... M. le Commissaire est un tres brave homme; il a un faible non dissimule pour l'aviation; je crois meme qu'il partage l'indignation de mon ami contre les sinistres bavards. --Allons, Monsieur Chignole ..., vous pouvez partir avec votre pilote, et au plaisir de vous revoir a votre prochaine _saucisse_!... ... Chignole, calme, lui secoue les mains, et un peu confus, avec son bon sourire: --Ah! vous au moins vous m'avez compris.... Vous etes un bon _zig_.... Ne m'en voulez pas, hein!... J'ai l'impression d'avoir un peu _cherre dans les glaieuls_. ... Nous sortons par une porte derobee, la foule le reclamant a grands cris pour une ovation. Nous avons juste le temps de gagner la gare de l'Est, afin de ne pas manquer l'express qui nous ramenera la-bas. --Qu'es-ce que tu veux, vieux Charles ... faut prendre le parti d'en _rigoler_.... Et me designant le bandeau qui entoure sa tete: --Apres vingt-trois mois de front, revenir se faire blesser a l'arriere.... N'y a qu'a Chignole qu'arrivent ces blagues-la!... XIII--CHIGNOLE RAMASSE UNE BUCHE. "L'appareil V. 967 sera de garde cet apres-midi sur Pont-Saint-Vincent, de quatorze heures a la nuit." --Chic ... on aura le temps de bien dejeuner auparavant, assure Chignole. Depuis deux jours, plusieurs appareils de notre groupe ont ete affectes specialement a la protection des tres importantes usines qui composent cette petite ville, sur lesquelles s'acharnent les aviatiks, en pure perte d'ailleurs. ... Mon passager et moi, nous sommes a l'heure prevue sur le terrain. Une legere brise vient de l'Est, mais n'arrive pas a dissiper les nuages qui s'effilochent en longues echarpes grises sur un ciel bleu anemique. --Il n'y a pas a tortiller, c'est l'hiver.... On devrait emporter un calorifere la-haut! --Qu'est-ce que tu dirais d'un bar a 2.000 metres et d'un bon cocktail? ... Le ronflement du moteur arrete le dialogue et c'est la fievre habituelle des departs: coup d'oeil rapide a l'appareil ... quelques recommandations a Racine ... et hop!... bientot, entre quinze cents et deux mille metres d'altitude, nous faisons la navette entre Nancy et Pont-Saint-Vincent. La premiere heure passe vite: echange d'impressions: --Regarde la gare.... Et le train!... Il va surement a _Panam_.... --Le veinard!!! --Je vois l'heure a la cathedrale.... --Compliments a tes yeux.... --Merci pour mes jumelles. ... La deuxieme est moins drole; on se lasse a faire d'interminables spirales en montee ou en descente. --Oh! Ce froid!... je ne sens plus mes pieds!... --Passe-les moi que je les rechauffe!... --Comme c'est malin!... --Si l'on descendait prendre le the.... --Tu ne penses qu'a boire! --Tu ne penses qu'a grogner!... --La brume maintenant.... Je donne ma demission!... Peu a peu, la terre devient moins distincte, se dissout lentement, acquiert une apparence de fluidite.... On a l'impression qu'on ne la reverra jamais, et l'on se sent tres seul ... perdu.... --Ca n'est pas pour aujourd'hui les aviatiks!... --Qu'en sais-tu? --Ces messieurs seront restes au coin du feu! La peur du froid!... --Du vent plutot.... ... La brise va croissant et nous deporte franchement. Dans la brume, je ne puis corriger ma derive qu'au juge, et je travaille ferme car la _danse_ commence!... Bien que je fasse mon possible pour tenir tete au vent, il est incontestable que nous sommes entraines loin de notre atterrissage, et dans une direction difficile a determiner avec exactitude. ... Les minutes passent a attendre une eclaircie, mais la brume loin de se lever, s'epaissit avec la nuit qui vient. --Plus que dix litres d'essence, vieux Charles.... Il serait temps d'aller voir ce qui se passe en bas.... ... Pas d'hesitation.. il faut descendre. Je reduis le moteur a 1.000 tours ... je pousse le _manche_.... C'est amusant un elegant "pique" par beau temps, avec la terre qui se rapproche, qui devient de plus en plus nette et semble vous attirer. Mais aujourd'hui, c'est un "pique" dans le noir, qui a tout l'air d'un plongeon dans un gouffre sale et plein d'embuches.... Six cents metres ... toujours la nuit.... Je ralentis encore le moteur pour planer davantage ... 750 tours.... --C'est bien la notre veine!... Qui aurait cru ca quand nous sommes partis!... --Tu ne vois rien? --Non.... Comme soeur Anne, je ne vois rien venir!... --Ca va durer cette plaisanterie-la? ... Cinq cent metres.... Toujours l'impenetrable voile.... --L'essence se _debine_!... Dans cinq minutes, nous avons beaucoup de chance--c'est une facon de parler--de passer dans un autre monde ... mon compagnon imperturbable, sifflote un refrain a la mode; le sang-froid est contagieux, aussi je fais bonne figure. ... Un brusque bafouillage du moteur ... des rates ... de fugitives reprises ... l'helice s'arrete de tourner ... s'emballe ... s'immobilise.... --Zut ... l'helice est calee!... --C'est la _carafe_!... la panne seche! --Tableau! --Pour une affaire ... c'est une affaire! Je fais jouer nerveusement les manettes, en pure perte.... L'appareil, prive de vitesse, pique brusquement de cent metres. --Terre!... Le voile est dechire; c'est bien la terre, cette masse sombre, de teinte indecise. D'un coup d'oeil je l'examine. Ah! ca n'est pas le reve! Des bois, un canal, une route nationale, un ravin, un champ rocailleux coupe de haies. --Le champ.... --Oui.... N'y a que ca! --On s'en _tirera_? --On peut toujours essayer.... ... Le moteur etant arrete, on percoit le moindre bruit. Le vent siffle dans les radiateurs et fait gemir les cables; je serre mon _manche_ a le briser, et mes pieds font corps avec le _palonnier_; la terre se rapproche a une vitesse vertigineuse.... Sensation d'ecrasement. De Chignole, je ne vois que ses mains crispees a ma hauteur, sur le rebord de la _carlingue_.... Oh! le langage de ces mains, qui s'y agrippent convulsivement, comme a la vie!... Comme nous voulons vivre a cette minute ou nous sommes si pres de la mort. Un brin de priere monte a mes levres, comme une ultime imploration.... --C'est l'instant!... C'est le moment!... Qui n'a pas gagne va gagner!... ... Je frole la cime des arbres.... --Pour l'hopital ... en voiture! --Detache-toi.... --C'est fait.... ... Je touche terre a plus de cent a l'heure; je cabre l'appareil, il obeit, rebondit sur les roues arriere ...; le ravin et la route sont franchis.... --Et de deux!... Meme manoeuvre, mais en raison de la perte de vitesse, les commandes repondent moins bien, et c'est de justesse que nous sautons le canal. --D'un peu plus on faisait les canards! ... Nous abordons le champ a vive allure.... --Gare la haie!... --Voyez Grand-Prix d'Auteuil.... ... Nous foncons dessus, les roues avant sont fauchees, l'appareil pique du nez et pirouette sur la _carlingue_.... C'est le capotage.... Chignole, projete par le choc, passe au-dessus de ma tete comme une balle ... Je donne un vigoureux coup de reins pour suivre le meme chemin; je saute bien hors de la _carlingue_, mais insuffisamment loin, puisque l'appareil en se renversant m'ensevelit sous lui en me plaquant ventre a terre. Un coup de massue.... Vive douleur.... Etouffement.... Tout mouvement impossible.... Aneantissement.... puis une angoisse horrible: et mon camarade? grievement atteint? Tue peut-etre?... Soudain, sa voix: --Reponds-moi.... Es-tu blesse?... --J'etouffe.... Degage-moi.... --Ne remue pas.... ... Je l'entends qui se demene; avec sa carabine, il fait levier pour ecarter les pieces les plus lourdes. --Ca ne sera rien!... Ne remue pas surtout!... ... Je percois sa respiration haletante. Il ne menage pas ses efforts; la volonte de m'arracher a l'etau qui m'etreint decuple ses forces. --Voila des poilus qui viennent!... Ohe!... Par ici ... en vitesse.... Un coup de mains, les copains, pour degager le camarade.... Oh! hisse!... En choeur!... Oh hisse!... Tous ensemble.... Zou!... La masse de l'appareil s'ebranle, se souleve d'un cote.... On me tire par les pieds.... Chignole me palpe, me frictionne: --Rien de casse, mon gros!... Ca n'est rien que ca! --Et toi? --Rien.... Tu demandes si je suis verni! Je me suis recu sur la tete.... C'est le casque qui a tout pris. ... Une paysanne, accourue, apporte un cordial. Ca va mieux.... Une bonne nuit, quelques massages, demain il n'y paraitra plus rien. Nous nous laissons entrainer par les temoins de l'accident au village voisin, mais auparavant nous restons a contempler l'amas de toile, de cables et de ferraille qui fut notre oiseau de combat. Pendant les quelques mois ou nous l'avions monte, il avait ete notre compagnon-fidele. Sans defaillance, de jour et de nuit, il nous avait permis de semer la panique sur les villes ennemies, dans de justes et necessaires represailles, et celui que malgre ses blessures les Boches n'avaient pu descendre, etait venu s'effondrer en terre francaise, a la suite d'un accident banal, victime du brouillard, de la malchance. Aussi, en le quittant, il nous semblait qu'un peu de notre ame restait pour toujours dans sa carcasse brisee, et nous avons pleure ... oui pleure, notre grand oiseau mort!... XIV--CHIGNOLE SE CROIT A WATERLOO. Au premier jour favorable, nous devons tenter un grand bombardement sur les usines d'un des centres les plus importants de la "Badische Anilin", pres du Rhin. Ce raid constitue, aller et retour, quatre cent cinquante kilometres; il a ete specialement confie a notre escadrille, avec d'allechantes promesses au cas ou nous le reussirions. Nous sommes tres fiers de l'honneur qui nous est ainsi fait, et les preparatifs se poursuivent avec fievre. Chignole, dans un etat d'agitation extreme, met au point le moteur auquel nous allons confier notre fortune. En tenue de travail, les manches retroussees, les mains souillees de cambouis, les yeux fureteurs, les sourcils fronces, le nez renifleur, il accable Racine de recommandations: --J'ai dit que je ne voulais pas qu'on remplacat les pieces usees par des neuves.... Les neuves, on ne sait pas ce qu'elles ont dans le ventre ... triple _gourde_!... Tiendront-elles?... On ne sait pas. Je veux des pieces ayant deja _travaille_.... --Mais le sergent-mecanicien m'a donne.... --Le sergent-mecano n'a rien a voir a mon appareil!... s'ecrie-t-il en levant les bras au ciel. C'est-il lui qui s'abimera le _portrait_, si on reste en _carafe_? C'est-il lui qui mangera le pain K K? Dis ... c'est-il lui qui le _bouffera_? ... La bourrasque passee, il ajoute: --Tu mettras au moins deux peaux de chamois sur l'entonnoir quand tu feras le plein, et si jamais il y a une goutte d'eau dans l'essence ... je ne sais pas encore ce qui t'arrivera, mais compte sur moi ... ca sera _gratine_!... Et Racine, dans son imagination simple, voit se profiler d'effarants systemes de torture. Sur la carte, mon camarade a trace d'un trait bleu, prononce, l'itineraire. Il a pointe meticuleusement l'emplacement des batteries speciales a eviter. Il a demonte la mitrailleuse, a huile soigneusement ses organes, l'a remontee avec des minuties d'horloger et l'a essayee au stand. Enfin, la fiole de cognac est remplie ... c'est dire que nous sommes _fin_ prets! --Emporteras-tu tes escargots? --Non _mossieur_ ... non ... repond-il l'air pince, car il n'aime pas plaisanter dans l'attente des heures graves, non _mossieur_ ... mes _poulains_ dorment; comme les tortues, les marmottes et autres gens serieux, ils ne vivent que six mois par an.... ... Le barometre monte regulierement; le vent souffle de l'est, mais faible. Ce soir, le capitaine nous a quittes en se frottant les mains. --C'est pour demain, mes enfants.... Ne jouez pas trop tard aux cartes ... A cinq heures, reveil en fanfare!... --Enfin!... Chignole pousse un soupir de soulagement et abandonne son air renfrogne, quitte a le reprendre si le depart est ajourne. ---- Nous sommes sur le champ bien avant le jour. Notre moteur, a l'essai, tourne merveilleusement. --Alors, mon petit Racine ... _ca gazera_? ... Il est pale; il sent toute la responsabilite morale qui pese sur lui. Il tourne vers nous ses bons gros yeux ou les larmes sont pres de monter, et simplement: --J'ai fait tout ce que j'ai pu.... Vous pouvez y aller!... ... Les appareils partent a quelques secondes d'intervalle, dans le matin qui se leve, comme de grands oiseaux qui sechent aux premiers rayons du soleil leurs ailes humides de rosee. --On n'peut pas dire qu'on _soye_ paresseux! ... Nous prenons de la hauteur en allant vers les Vosges. Le froid vif donne a l'atmosphere une limpidite absolue. --Tu es bien couvert? --T'en fais pas!... J'ai mis deux chandails.... _Colle-toi_ toujours ce biscuit dans le _fusil_.... T'auras pas ouvert la bouche pour rien! ... Les premiers contreforts de la chaine montagneuse sont blancs de neige; nous nous groupons et piquons droit sur l'Alsace; l'endroit ou nous coupons les lignes a ete bien choisi, car nous sommes peu canonnes. --Ils se reservent pour le retour!... ... Chignole regarde le paysage alsacien avec admiration. --- Ah! les sales tetes de lard! Ils ne se sont pas embetes en nous _barbotant_ ce-patelin-la.... Mais faudra le rendre ... vous entendez?... faudra le rendre! Et, de la hauteur de trois mille metres, il menace du poing les ravisseurs. ... A l'horizon, une ligne brillante se precise, s'elargit a mesure que nous avancons. --Le Rhin.... --Le Rhin!... Ah! le Rhin!... ... Chignole lui fait instinctivement le salut militaire, et, apres une minute de recueillement: --Eh bien! vieux Charles.... Il est aussi beau que la Seine ... et la Seine pour _bibi_ ... c'est de la creme ... du _nanan_! ... Nous n'avons qu'a le suivre, l'objectif etant sur ses bords. --Pas de fokker? --Non ... mais quand on reviendra j'ai idee qu'il y aura un petit barrage bien soigne ... _aux oignons!_ ... De loin, un epais nuage de fumee decele l'usine; sur le fleuve, les bateaux minuscules sont des jouets d'enfant. --Tu placeras la camelote en plein milieu des halls. ... Un oeil a la lorgnette du viseur, Chignole attend l'instant favorable. Plusieurs des notres ont deja bombarde, car, a terre, des eclatements jaunatres marquent les explosions avec des commencements d'incendie. --A nous!... ... Il declenche les engins, un a un. --Je ne me presse pas.... Ca fait durer le plaisir!... ... Nous nous etions ecartes les uns des autres pour ne pas nous gener pendant le tir; maintenant, nous nous regroupons et virons de bord. --T'endors pas.... Ca va chauffer!... ... Telegraphe et telephone ont fonctionne; leurs obus nous encadrent au point que nous sommes obliges de nous eparpiller a nouveau, pour offrir une cible reduite et plus mouvante. --Ecoute le moteur.... --Il n'a rien.... --Il a baisse de cent tours. --Sans blague? --Comme je te le dis.... ... Je modifie la carburation sans ameliorer le regime; l'aiguille continue a indiquer la baisse. --Le compte-tours est peut-etre detraque? --Mais non ... nous n'avancons pas.... Regarde ... nous sommes en queue ... les copains nous distancent.... Envoie les fusees de secours.... --Tu _jardines_! Implorer du secours.... Ca me _defrise_!... A quoi bon? Qu'est-ce qu'ils feraient?... Nous attendre.... Bah! on n'a besoin de personne.... --Merci de la lecon, monsieur Chignole. ... Les appareils, d'ailleurs tres dissemines, s'effacent peu a peu, au loin, et nous avons la soudaine impression de notre solitude. --Seuls! --C'est une facon de parler ... Des "croix noires" montent nous tenir compagnie. ... Leur ascension ne nous inquiete guere; la baisse du moteur est autrement angoissante. --Graissage regulier.... Radiateurs chauds normalement.... C'est un roulement a billes qui doit etre en train de se manger!... Les Vosges sont la ... tres proches.... Brusquement, l'aiguille tombe de cinq cents tours, s'immobilise quelques secondes et s'effondre a 0.... L'helice tourne encore puis se cale. --Combien de kilometres jusqu'aux tranchees? --Vingt-cinq environ. ... Notre altitude est 2.600; notre biplan plane dix fois sa hauteur. --On doit arriver. --On arrivera.... En attendant, je prends des precautions. ... Chignole dechire la carte, les papiers du bord, puis il jette la mitrailleuse et la carabine en morceaux detaches. ... Nous passons le sommet des Vosges en rasant, les sapins et en _encaissant_ des remous. --Le plus dur est fait!... N'y a plus qu'a se laisser glisser. ... Mais au fur et a mesure que nous descendons, le tir de nos adversaires devient plus nourri. --Vois-tu nos lignes? --Je n'y reconnais rien.... Ah! les cochons.... Qu'est-ce qu'ils nous envoient!... Ils ne regardent pas a la depense!... Maladroits!... Pas la peine de vous escrimer... on est assure!... ... Rendez-vous ... rendez-vous... chante la crecelle des mitrailleuses. --Nous avoir!... Faudrait vous lever de bonne heure!... Hardi mon gros! Je vois nos tranchees ... Je les vois!!... ... Rendez-vous ... rendez-vous ... sifflent les balles. --Chignole meurt, mais n'atterrit pas! Eh _ballots_! ... Rendez-vous.... Rendez-vous ... grondent leurs canons. Alors l'ame de Cambronne ressuscite dans le gamin de Paris; le vent d'epopee qui passa sur le dernier carre le secoue. Il ne peut plus se defendre; aphone, il ne peut plus parler; mais il sent la necessite d'un geste qui bafoue l'adversaire et desarme la mort, aussi Chignole, dresse sur son siege, fait pipi sur les Boches, heroiquement. XV--CHIGNOLE A DU CHAGRIN. A cinquante metres au-dessus des lignes, nous sommes dans la situation du pigeon d'argile, sur lequel s'acharnent les tireurs. --On est chez nous.... Ca _gaze_!... --Penses-tu?... On recoit des coups de face ... et je lui designe le "bord d'attaque" d'une aile qui vient d'etre a moitie sectionne par une balle. --On est en France que je te dis!... --Alors les copains nous _arrosent_ aussi.... C'est complet!... --Tous les bonheurs a la fois!... ... Le sol, crible de trous d'obus, ressemble a une carte en relief de la lune, avec ses bourrelets, ses crateres. --Il va etre joli, l'atterrissage!... --T'en fais pas!... mon gros!... pas de barbeles.... C'est toujours ca!... --Accroche-toi. --J'tiens bons la rampe ... l'_escayer_ est glissant!!... ... A cinq metres je cabre; l'appareil se balance d'une aile sur l'autre, glisse sur la queue, touche, rebondit et s'asseoit un peu plus loin en ecrasant le train d'atterrissage. La canonnade redouble d'intensite. Les balles tissent un invisible reseau qui semble resserrer peu a peu autour de nous sa trame impalpable. --S'agit pas d'attendre la fin de la piece!... ... Nous arrachons la boussole et l'altimetre, et nous courons vers des tranchees que nous devinons a la chenille de leurs parapets. Mais au bout de vingt pas, nous nous trouvons pris sous un barrage de fusants. --Laissons passer l'orage!... ... Et nous tombons dans un trou d'obus a moitie rempli d'eau. --Pour des aigles, c'est vexant de devenir des canards! --On verra tout dans cette guerre.... ... Relativement a l'abri, nous pouvons nous rendre compte exactement de notre situation. Nous avons atterri, entre les lignes, au flanc d'un mamelon. En bas, derriere nous, les tranchees francaises; la crete, battue et contre-battue n'est a personne; les Boches sont sur l'autre versant. --Ils ne peuvent pas nous voir.... --Y a bon!... --Tu penses bien que le terrain est repere.... --Restons _planques_.... Quant ils auront assez fait joujou, on flambera le _zinc_ et on _les mettra_ en douce chez nous.... Passe-moi toujours une _cibiche_.... ... Malheureusement, mon etui est completement mouille, car nous sommes dans l'eau a mi-cuisse. --De quoi qu'on se plaindrait!... On descend d'appareil pour prendre son tub!... Tout le confort moderne.... --Oui ... mais pour dejeuner ... ca sera une autre paire de manches.... --Que tu dis!... avant la nuit rien a faire.... ... Est-ce le choc du aux emotions eprouvees, le froid qui nous gagne insensiblement et nous engourdit, mais sans le vouloir, sans le desirer meme, nous nous endormons dans le fracas des explosions, sans nous demander si nous nous reveillerons un jour. ---- ... Une clarte m'aveugle. --Etes-vous blesse? ... Il fait nuit ... je suis toujours dans la boue; agenouillees pres de moi, des ombres dont l'une braque sur ma figure un falot. --Alors.... N'y a pas moyen de _roupiller_ dans cette _creche_! ... C'est Chignole qui, lui aussi, ouvre les yeux, sans savoir encore ou il est. --Oh! du monde! ... Le lieutenant, chef de patrouille s'explique: --- On peut dire que vous nous avez fichu le trac!... On vous croyait plutot _amoches_.... J'avais amene les brancards, le _toubib_ et l'aumonier.... --Charmante attention!... Mais vous auriez mieux fait de ne pas tirer sur nous quand on se debattait la-haut. --Vous n'avez donc pas vu le fokker, fixe derriere vous comme une punaise!... On essayait de vous degager ... les artilleurs aussi.... --Y avait egalement un fokker.... Ah! ils font bien les choses!... Tous les honneurs!... Comme c'est gentil d'etre venus! Monsieur le cure mes respects ... mais ca sera pour une autre fois!... ... Chignole se nomme, me presente, serre les mains, plaisante. --Pressons ... pressons! abrege le lieutenant. --Et le _taxi_?... --Les Boches paraissent tranquilles.... J'enverrai une equipe le demonter cette nuit.... S'ils s'en apercoivent et rendent ce travail impossible, avec un 75 bien place, nous le mettrons en miettes. ... En rampant, a la file indienne, nous allons vers nos tranchees. Par instant, l'eclair blafard d'une fusee illumine l'espace; alors, plaques, le nez dans la terre, nous attendons l'obscurite qui nous sauvera. Nous suivons maintenant les boyaux, et me voila reporte a deux ans en arriere, quand j'etais leur hote quotidien. Nous croisons des corvees qui montent silencieuses avec des piquets, des rondins, des rouleaux de barbeles. Nous frolons des tas informes, recouverts de toiles; un grognement s'en echappe; ce sont des hommes endormis. ... Un village aux maisons ecroulees.... Une maison decoiffee de son toit; son escalier branlant, sa cave. --Voila notre popote; le _cuistot_ est a vos ordres. Deux bottes de paille dans ce coin, c'est le lit moelleux que nous pouvons vous offrir.... Ne vous inquietez de rien.... Votre escadrille est prevenue.... Bon appetit et bonne nuit.... ... Nous faisons honneur au menu frugal; puis, dans la paille, nous attendons la venue de Morphee dont l'etreinte est singulierement douloureuse a nos membres endoloris, ce qui fait dire a mon compagnon: --Tu sais, vieux Charles!... l'infanterie ... c'est pas le _filon_!... ... Le lendemain, de bon matin, la voiture legere de l'escadrille vient nous chercher et nous depose, en moins d'une heure, a notre port d'attache. Effusions, explications avec le capitaine, rapports, coups de telephone a l'etat-major, compliments; enfin, nous nous dirigeons vers notre cantonnement pour de necessaires ablutions, quand nous rencontrons Racine, dont la figure s'epanouit du plaisir de nous retrouver. Mais Chignole violemment l'interpelle: --Ah! tu peux te presenter et faire le joli coeur!... C'est pas de ta faute si on est ici.... Naturellement, le _moulin_ nous a _laches_.... --J'avais fait tout ce que j'ai pu.... --Eh bien! c'est pas grand'chose!... Je te le repete ... d'un peu plus, on etait bons comme la _romaine_!... Des mecanos comme toi ... ca sert a faire casser la _bouillotte_ aux copains.... ... J'essaye de m'interposer, mais il continue agressif: --D'abord, t'es un mecano a la _manque_ ... a la _mords-moi le pouce_!... Un paysan, t'es bon a ta charrue et puis c'est tout. --- Je ne travaillais pas aux champs ... j'etais chez le marechal-ferrant. --- Le marechal-ferrant!!... et Chignole trepigne.... Un marechal-ferrant!!... Il appelle ca un mecano!... Tu _charries_ ou tu as le _beguin_!... Et puis, ne me regarde pas avec des yeux comme ca ... je ne suis pas un train.... ... Un petard de signalisation. --Les Boches! ... Une dizaine d'avions ennemis sont en vue; les "bebes" Nieuport decollent pour leur barrer la route. Nous courons aux abris casemates et nous nous y entassons tous, en disant mille betises. Par les meurtrieres, nous suivons les peripeties du bombardement; les Boches sont maintenant au-dessus de nos tetes; un hululement significatif, les projectiles descendent. --Quel est donc l'idiot qui est reste sur le champ?!?... ... C'est Racine qui, sans doute abattu par les reproches de Chignole, desoriente, desame, est reste a decouvert. --Racine.... Racine.... ... Chignole et moi nous nous regardons; j'ai le coeur atrocement serre. Nos camarades poussent un cri; une bombe vient d'eclater pres de l'arbre contre lequel il etait appuye; la fumee l'enveloppe; quand elle s'eleve, Racine est affale, sans mouvement. Nous bondissons, Chignole le premier; il asseoit le malheureux et le tient enlace; son sang coule de ses manches, de son col, de partout.... Chignole, les yeux fous, regarde ses mains rouges. ... N'attendez pas votre fils, vieux parents de la-bas, courbes sur les sillons.... Il ne reverra plus vos champs calmes de la Beauce.... Il n'entendra plus la voix douce de son clocher.... Il ne connaitra plus ni la forge, ni l'enclume, ni le marteau qui faisait jaillir des etincelles. C'est fini pour lui des soirees tiedes, ou, assis sur le banc de votre seuil, il vous aidait a tresser des liens pour les gerbes.... C'est fini des dimanches fleuris ou il partait en carriole pour la ville, avec sa belle blouse neuve.... La terre l'a repris ... la terre de l'Est, dure et seche; mais il est en elle, des ramifications infinies et mysterieuses, et la votre aussi sera fecondee par son sang. N'attendez pas votre fils ... il ne reviendra pas. XVI--CHIGNOLE A SON BOCHE. --V'la le jus!... --Quoi!... Quoi!... ... Je me reveille en sursaut. C'est Hilaire, dit Sirotin, notre _cuistot_, qui, d'une main tient une lampe electrique et de l'autre un bol de cafe. --Tu dormais ... c'etait un plaisir ... mais fallait bien te secouer puisque tu prends la garde au jour. --Quel temps? --Epatant.... Il a gele toute la nuit. Je te verse un peu de _raide_ ... ca te rechauffera l'interieur.... ... Sirotin, son surnom l'indique, a un gout assez prononce pour les liqueurs fortes. Des qu'il parle, les mots: _gnole_, _cric_, _dur_, _raide_, viennent spontanement a ses levres avec les expressions _faire le plein_, _plein la lampe_, _s'en fourrer jusque la_. Il discute longuement sur les merites relatifs des marcs de vin et de prune, et ce Normand pur sang--pur pomme--s'emeut en vous disant: --C'etait un certain Calvados ... un _calva_ de 1893 ... et la phrase s'acheve sur un claquement de langue significatif. Dans le "civil", il occupe les fonctions necessaires de fossoyeur et accessoires de debitant, d'un village joyeux au pays de Corneville. Par quelle filiere est-il parvenu a tenir l'emploi de cuisinier d'une popote d'escadrille? Mystere, administration et piston, oui, piston, car ce poste est particulierement recherche; en effet, son titulaire n'ira jamais qu'au feu de son fourneau. --Et Chignole?... ou est-il? --Sur le terrain, pres du _zinc_.... ... J'avale le breuvage odorant, j'allume une bougie et m'habille sans bruit pour ne pas deranger mes camarades endormis. ... L'herbe du plateau, durcie par le froid, crisse sous les pas. Chaque sapin, poudre a frimas, avec ses aigrettes de givre, est un gigantesque arbre de Noel. Il ne fait plus nuit; cependant, les etoiles brillent encore dans le ciel bleme; on est eclaire par une lumiere dont on ne voit pas la source. Le hangar est ouvert, mon biplan est sorti. Les mecaniciens, engonces dans leur cache-nez, le bonnet de police rentre jusqu'aux oreilles, s'empressent autour de lui; ils ne suspendent leur activite que pour souffler dans leurs doigts, engourdis par l'onglee. Assis sur une caisse a essence, Chignole, en tenue de vol, s'acharne avec une tenaille a donner une forme a du fil de fer qu'il tord et pince. --Tu te demandes a quoi je m'occupe? --Evidemment ... de si bon matin a l'ouvrage! --Ah! ca me donne du fil a retordre, c'est le cas de le dire.... Eh bien!... vieux Charles ... c'est un modele de museliere.... --Tu as adopte un nouveau chien?... --Non ... depuis notre pauvre Boudou ... c'est fini les _klebs_.... Non ... c'est une museliere pour mes escargots.... --???... --Oui, tu vas saisir la _combinaise_ ...; la chaleur de la popote les trompe sur la saison ..., ils croient deja que le printemps chante ... alors ils se _barrent_, et c'est tout ce qu'il y a de plus malsain, car ils pourraient chiper des affections de poitrine.... Tu vois d'ici mon ecurie compromise pour les courses de l'annee!... J'ai donc pense a leur installer a chacun une museliere ... comme ca ils seront bien obliges de rester dans leurs coquilles.... ... Des echarpes roses flottent dans l'air calme ..., la crete des vagues montagneuses emerge de la brume laiteuse qui couvre encore les bas-fonds ..., les etoiles s'eteignent une a une, et le croissant de la lune s'efface dans le bleu.... --Allons-y.... ... Les mecaniciens lancent l'helice, mais le moteur refuse de partir. --Avez-vous mis de la glycerine dans le _radia_?... Si jamais vous avez oublie ... ca va _barder_!... vous vous ferez corriger.... ... Je pense a Racine qui serait si heureux d'etre ainsi morigene. --Il a tousse!... ca va _gazer_! ... Une explosion s'est produite, l'helice a decrit quelques tours, puis s'est arretee. --Mettez de l'essence dans les cylindres avec la seringue, et _grouillez-vous_.... On devrait deja _nager_!... ---- Nous montons dans le froid qui larde la figure de mille coups d'epingles. Le soleil pompe le brouillard, aussi la visibilite est restreinte. --Un copain.... ... Au loin, un point noir. --Ca n'est pas sur.... Mefie-toi. --T'en fais pas ma grosse ... j'ai le flair ... d'ailleurs je le _zieute_.... ... Chignole braque ses jumelles et apres un mur examen: --C'est un Voisin ... une etoile sur la _carlingue_ ... c'est un _aminche_ de l'escadrille d'armee.... ... Nous allons vers les lignes en nous rapprochant de lui; deja au-dessus d'elles, il ne s'aventure pas au-dela. --Regarde ... le camarade syndique se contente de tirer des bordees ... c'est que le temps doit etre _bouche_ de l'autre cote. ... Nous gagnons sur lui; mon passager ne s'est pas trompe, c'est bien un frere. --A deux ... la croisiere sera moins monotone.... ... Nous sommes entre deux nuages et il neige de l'un a l'autre; par une trouee, le soleil plonge ses rayons et de chaque flocon fait une perle. Chignole, generalement insensible aux somptuosites de la nature, reste bouche bee d'admiration. --Ca mon gros ... c'est du beau theatre ... c'est mieux que du cinema!... et brusquement sautant sur la mitrailleuse: --Pique!... Pique!... ... Du nuage superieur, cinq ennemis en embuscade se laissent tomber sur notre camarade au moment ou, sans les voir, il passait au-dessous d'eux. Ils le prennent par l'arriere. Revenu de sa surprise, il leur tient tete; Chignole commence le tir, mais au bout de quelques secondes est oblige de l'arreter; nous risquerions de le descendre tellement les boches le serrent de pres. Soudain, une flamme jaillit.... --Ah! les vaches!... Ils ont troue le reservoir!... ... Ils s'ecartent en eventail pour laisser passer l'avion en feu suivi d'un noir panache. --Pauvres vieux!... pauvres vieux!... ... Tremblants de rage impuissante, nous refoulons nos larmes. Du bolide fulgurant, deux formes s'en detachent. --Ils n'ont pas voulu griller!... ... Oh! l'horreur de ces corps precipites, leur tournoiement, leur chute longue ... longue.... Vision de cauchemar, avec la sensation de ce que sera leur arrivee a terre, la bouillie finale. Le "tac ... tac ... tac" des mitrailleuses nous libere de cette epouvante; les boches marchent maintenant en un demi-cercle qu'ils vont essayer de fermer sur nous. --On y va? --Pas de betise.... C'est la grillade inutile.... La fuite. ... Je pique plein moteur, tout en virant bord pour bord; nous nous trouvons heureusement a marcher vers le soleil; ils sont eblouis par la lumiere, tandis que Chignole, qui lui tourne le dos, peut tirer avec precision a travers le fuselage et protege ainsi notre retraite. Ils n'insistent pas longtemps; etant dans nos lignes, ils doivent apprehender la venue de quelque Nieuport. --Bande de froussards! leur crie-t-il en leur lachant les dernieres cartouches d'un rouleau. -- ... Oh! mais ca n'est pas possible.... Encore un! et il me designe un avion qui parait se diriger vers nous. --Ils sont donc aussi nombreux que les _totos_!... --Mais il vient de chez nous.... --Quelque pirate en _vadrouille_! --Drole de forme ... je n'en ai pas encore vu comme ca.... --Un nouveau modele ... Tu sais, vieux Charles, je ne le laisse pas approcher.... C'est plus prudent!.... ... Il place un rouleau neuf et a huit cents metres commence les salves. --Il se _trotte_!... Il en _joue_! Ah! mon cochon ... qu'est-ce que je vais te mettre.... ... Chignole continue son arrosage, tandis que l'adversaire accelere sa descente. --Ca y est!... On l'a eu! Il prefere atterrir.... On va le cueillir comme une rose.... ... J'arrete notre pique vers cinq cents metres, les terrains etant defectueux dans ce secteur, mais nous voyons tres nettement le boche se poser. --N'y a rien a craindre.... Ils vont etre _faits aux pattes_!... C'est farci de poilus ce coin-la.... ---- ... Nous roulons encore sur notre piste que Chignole hurle: --J'ai mon boche!... J'ai mon boche!!!... Dans nos lignes ... homologue ... comme les _as_.... Telephonez partout.... ... L'escadrille, enthousiasmee, saute dans les autos et Chignole la guide vers l'endroit repere. Nous arrivons; autour de l'appareil, rassemblement. --C'est la!... C'est la!... Vous en _bavez_!... Mais c'est comme ca que nous sommes!, et, la main sur la hanche, pompeux, solennel, avec un ton royal de commandement: --Faites avancer mes prisonniers!... ... La foule compacte leur livre passage, alors ... alors ... il me semble que le sol sous mes pas se derobe; les prisonniers portent les insignes de l'aviation britannique ... Nous avons descendu un avion anglais!... Stupeur ... ahurissement, puis un rire homerique nous saisit; Chignole, un instant abasourdi, reprend son aplomb: --Ecoutez-moi, s. v. p. Tout d'abord, dans votre _patois_ ... _j'entrave que pouic_ ... vous c'est _itou_ pour le mien ... alors c'est pas la peine de discourir ... mais tout de meme a-t-on idee de balader un nouveau _coucou_ sans prevenir ... sans envoyer de faire-part ... Vos cocardes ne sont pas assez grosses ... a huit cents metres je n'ai rien vu ... et puis vous n'avez que quelques trous dans vos ailes.... Tout de meme, a cette distance, ca n'etait pas mal comme carton ... vous qui etes tres amateurs de sport?... --_I dont understand, but he is a good fellow!_... replique l'un de nos allies, gagne par l'hilarite generale. --Il nous reste a offrir nos excuses et le champagne a ces messieurs, conclut notre capitaine. ... Chignole les conduit jusqu'a l'une de nos voitures, s'efface pour les laisser monter, et, se rappelant son histoire, leur dit en s'inclinant ceremonieusement: --Apres vous.... Messieurs les Anglais ... puis, s'adressant a nous: --Ce que Jeanne d'Arc a du rigoler tout a l'heure!... XVII--CHIGNOLE RECOIT DU MONDE. --Oui ou non ... veux-tu garder la pose? --J'ai des fourmis.... --Si tu continues a bouger je ne pourrai jamais _piger_ les expressions multiples de ton nez inoubliable. --Tu _charries_?... ... Apres dejeuner, C. ... fixe sur la toile les traits celebres de Chignole. Fils d'un portraitiste pour milliardaires, lui-meme paysagiste de talent, il fignole la silhouette de mon observateur avant de la placer dans notre galerie de tableaux, que notre pauvre de Losques commenca. --Reste tranquille ou je te fais lecher un tube de garance. --Ah! la, la!... Esperons que ton _vieux_ ne fait pas _poireauter_ les clients comme toi ... sans ca ils en auraient rapidement _marre_, surtout les Americains!... ... Sirotin circule parmi nous, les bras charges de flacons aux etiquettes multicolores. Avec son allure inimitable d'ex-_chand de vin_, il propose la voix mouillee: --Pour ces Messieurs ... qu'est-ce que ca sera?... ... La porte s'ouvre; c'est un territorial, de ceux qui gardent notre plateau. --L'aviateur Chignole, _siouplait_?... --Present! --Un civil vous demande.... --Envoie-le moi. --Ben oui ... mais y a une difficulte ... rapport a une demoiselle qui est avec lui.... Et la consigne, c'est la consigne.... Je puis tout de meme vous dire qu'elle est bougrement mignonne, la _poulette_ ... bien _roulee_ ... foi d'R.A.T.!... Chignole se leve, se campe les mains dans les poches, la cigarette en equilibre sur la levre inferieure, les sourcils fronces, le bout du nez plisse, mefiant. --Ca va, ca va ... c'est la journee des blagues.... Je reste une heure en place sous pretexte qu'on dessine ma _pomme_ ... et l'on veut poursuivre a se payer ma tete par une autre plaisanterie ... le montage de coup ... le _bourrage_ de crane.... Ca va ... ca va ... un bateau par jour, ne vous suffit plus ... on veut monter a cet ami Chignole une compagnie de bateaux!... --C'est pas une compagnie de bateaux ... c'est une compagnie de voitures!... ... M. Bassinet vient d'apparaitre sur le seuil. --Bassinet ... de l'_Urbaine_.... Messieurs ... j'ai bien l'honneur ... Chignole, dans mes bras ... et, dans une accolade vehemente, il plaque sur sa panse notre camarade qui ouvre des yeux ronds. --C'est une surprise, mon petit gars ... hein?... Quoi que tu en penses?... Le temps nous tardait apres toi ... et puis tu donnais de tes nouvelles au compte-gouttes, comme le communique. Alors, j'ai pris une decision; a _Mame_ Bassinet et a ta mere, qui, entre parentheses se maintient, je leur-z-y ait dit: "Puisque l'avant ne peut venir a l'arriere, c'est a l'arriere d'aller a l'avant!" En consequence passant de la parole aux actes, avec _fifille_ on a pris le _dur_ pour Nancy.... Voila. --Sophie est la?... questionne Chignole les yeux brillants. --Voyez-vous ca ... il ne demande pas si j'ai fait bon voyage, si _Panam_ tient toujours ... mais tout de suite si la _fifille_ est bien la ... Ah! jeunesse!... jeunesse!... Mais oui elle est la.... Seulement les _terribles torriaux_ l'ont empechee de passer ... mais moi je brulais d'arriver, alors je l'ai laissee avec les factionnaires.... ... Nous nous efforcons de recevoir de notre mieux notre hote, et, tandis que je fais les presentations, Chignole disparait sans etre remarque pour filer vers un but qu'il est aise de deviner. ... Le soir, dans un hotel tranquille de Nancy, nous sommes tous reunis autour d'une table que M. Bassinet preside avec autorite et urbanite; n'est-il pas cocher de l'_Urbaine_? --Ah! Messieurs les aviateurs ... pour moi quelle journee!... Songez que, depuis que je suis alle en Auvergne epouser _Mame_ Bassinet et la ramener ... je n'avais jamais quitte la capitale que pour des courses _extra-muros_.... Pensez a ce que _Lolotte_, ma bete, doit dire a l'ecurie en ne me voyant pas.... Ah! quelle journee!... Je ne vous ai pas vu voler a cause du mauvais temps ... mais j'ai touche a vos oiseaux, j'ai vecu dans votre popote, vous m'avez photographie sur un biplan.... Cre nom!... Si j'avais vingt ans et mon ventre en moins!... ... Chignole et Sophie s'isolent de la conversation pour vivre dans un monde tres loin de nous, ou des amours enrubannes se posent sur des guirlandes de fleurs d'oranger; leurs tetes se rapprochent souvent par une sorte d'attraction lente, et les boucles blondes de la petite frolent les levres de mon ami. M. Bassinet n'en est encore qu'a l'exorde; les yeux humides d'emotion douce et de digestion heureuse, il poursuit: --Ma sale generation, Messieurs, a eu le malheur de naitre entre deux guerres, trop jeune pour l'une, trop vieille pour l'autre; par-dessus le marche, ma chere femme ne m'a donne qu'une fille, et je le regrette.... ... Je suis certain que Chignole lui, ne le regrette pas. --J'avais bien _Lolotte_, mais on ne l'a pas requisitionnee ... trop vieille aussi pour servir le pays.... ... Et son soupir profond semble renfermer un hennissement douloureux. ... La sirene.... --Les Boches!... --Quoi!... Quoi!... --Les Boches, M. Bassinet.... --Tant mieux ... la fete est complete! Je vais les revoir, comme a _Panam_, en aout 1914; mais cette fois-ci, ils _crosseront_ moins ... ils _degusteront_ quelque chose les salauds!... ... La trompe d'une auto; Sirotin entre en courant: --Avions boches signales ... tout le monde au plateau ... les _coucous_ prets a partir ... voiture en bas.... Ca va _gazer_!... --Allez, Messieurs, je ne vous retiens pas.... ... Debout, appuye sur l'epaule de sa fille qui essuie furtivement une larme, M. Bassinet ne manque pas d'une certaine majeste. Il nous ecoute degringoler l'escalier quatre a quatre et murmure rageur, entre ses dents: --Vingt ans!... vingt ans de moins!... puis caressant de sa grosse patte les joues de Sophie: --_A_ pas de chagrin ma _fifille_.... Ils ne l'abimeront pas ton Chignole ... _A_ pas de chagrin.... ---- ... Mille metres ... la neige ... la nuit ... pas une etoile ... pas une lumiere.... --Ils en ont du vice de venir sur Nancy par ce temps-la.... --Tu te retrouves? --Pas meche, mon vieux Charles.... Peu de vent ... la boussole et la montre ... n'y a que ca.... ... _Manche_ en mains, j'ecoute le moteur; de temps en temps, Chignole passe un mouchoir sur mes lunettes pour enlever les flocons qui s'y deposent. --Une fois sur Metz ... ne perds pas ton temps ... mission de represailles ... c'est bon partout. ... Le froid m'endort peu a peu; le bruit du moteur s'affaiblit comme un ronron; il me semble que mon sang quitte mes veines, sans douleur, sans souffrance; mes paupieres lourdes ... lourdes ne demandent qu'a se fermer sur mes prunelles, sur ma vie.... --- Comment la trouves-tu? --Hein? --S'agit pas de _roupiller_, mon gros! Je te demande comment tu la trouves?... --_Moche_ ... _tres moche_ ... cette nuit-la. --Il n'est pas question de la nuit ... mais de Sophie.... ... Chignole ne voit ni la neige, ni le noir, ni la tete de mort livide et camuse qui pour moi se trace sur l'ecran des nuages, a chaque coup de nos projecteurs de bord. Il voit des cheveux fous ... des yeux bleus cilies d'or, des petites mains dont il garde la tiedeur; il n'a pas froid mon compagnon.... ---- M. Bassinet est descendu dans la cave non sans difficultes. --Dans la cave! Vous _bousculez_! ... Enfin il a cede aux objurgations du personnel et des clients de l'hotel, en faisant bien remarquer que c'etait a cause de sa fille. Maintenant, juche sur un casier a bouteilles, avec, a ses pieds, un voyageur en margarine assez mou et une dame en camisole assez flasque, il continue son discours: --A Paris ... quand _ils_ sont venus ... on etait sur les boulevards ... nez en l'air et bouche en porte cochere.... Pour descendre avec les barriques ... il nous faudrait autre chose a nous!... --Eh! ne parlez pas tant, Monsieur le Parisien.... Vous nous feriez reperer!... coupe le placier en margarine, pas tres a son aise. Je suis de Bordeaux ... pas vrai ... cependant je sais me taire quand la necessite est imperieuse. --Serait-ce une lecon des Quinconces aux Tuileries ... du Midi a la capitale! --Sans doute ... le Midi! le Midi; Ils l'ont bien trouve a leur gout les Parisiens au debut de la guerre!... --Ca va _barder_! clame M. Bassinet. --Papa! crie Sophie. --Achille!!! sanglote la dame flasque. ... Fracas epouvantable ... bruit de verre brise ... poussiere de platre ... appels dechirants.... --Une bombe!... Au secours!!... ... C'est tout simplement le casier a bouteilles qui a cede sous le poids de M. Bassinet. ... Profitant du desarroi general, Sophie s'est esquivee; elle monte a une mansarde, et, accoudee a la fenetre, elle regarde anxieusement du cote de Malzeville.... Le jour commence a poindre; le plateau barre l'horizon de son mur au profil net. A l'est, avec la lumiere, des avions reviennent tres bas, leurs ailes claires dans le bandeau rose de l'aurore. Sont-ils au complet? Ne lui est-il rien arrive? D'evoquer les dangers courus, son coeur grossit a l'etouffer. Mais voila qu'au lieu d'atterrir, un biplan pique droit sur sa maison ... vers elle. Vivant! Il est vivant!... Et la petite Parisienne, qui depuis bien longtemps n'avait pas parle au Bon Dieu, voit ses doigts se croiser naturellement, et sa bouche, sans qu'elle le veuille, recite avec ferveur une priere retrouvee. XVIII--CHIGNOLE PREND UN BAIN. ...--Je ne regrette qu'une chose, mes enfants!... c'est que ma Lolotte n'ait pas ete des notres cette nuit ... elle aurait rue de joie patriotique!... ... Nous sommes revenus du bombardement de Metz, juste a temps pour exhumer M. Bassinet du tas de gravats ou il etait enfoui en compagnie du meridional souffle de faconde, maintenant degonfle par l'emotion, et de la dame repandue dans sa camisole, dont une crise de nerfs secouait les mollesses. --Eh! je vous l'avais bien dit, Monsieur le Parisien! Il est imprudent de parler si fort!... Vous l'avez eu votre bombe?... --C'est pas une bombe ... vous voyez bien que c'est le casier a bouteilles qui a _flanche_ sous mon _posterieur_.... Cent neuf kilos, Monsieur.... Cent neuf kilos!... --Maman!... bele la dame le nez dans la poussiere. --On vous la rendra ta mere, murmure Chignole qui serre tres fort dans ses mains les menottes de Sophie. ... Dans la salle a manger de l'hotel, M. Bassinet nous offre un _remontant_; il reste un moment silencieux, abime dans de profondes reflexions, puis il laisse tomber cette phrase definitive: --Messieurs, je me permets d'affirmer, sans exageration, que j'ai recu le bapteme du feu.... Et, sur un ton leger: --Alors ce petit voyage sur Metz s'est bien passe?... Ca a _gaze_! --Pas trop mal.... un peu froid.... --Dans le ciel aussi ... c'est la crise du charbon.... --Pour nous rechauffer ... nous _remettons_ ca ce matin.... --Alors vous ne nous raccompagnez pas au train? Vous nous laissez _tomber_.... Enfin France d'abord!... ... Sophie reprime un leger tressaillement; elle regarde Chignole, elle ne voit que lui; elle ne veut voir que lui; il semble qu'elle cherche ainsi a graver en elle pour toujours les traits de celui qu'elle aime; ses yeux auront tellement absorbe son image qu'elle n'aura qu'a les fermer pour la revoir. --Au fait, vous n'etes pas curieux, mes p'tits gars? Vous etes-vous demande comment le pere Bassinet et sa demoiselle ont pu venir a Nancy, dans la zone des armees, avec laissez-passer, autorisations ... enfin tout le _fourbi_ en regle. C'est un vrai roman ... s'pas fifille?... ... Il avale une gorgee de son cafe-rhum, tousse, assure son chapeau et jette une main en avant pour preceder la parole: --Il est bien entendu que je ne suis qu'un cocher, mais on a tout de meme ses petites relations.... J'en ai _balade_ dans ma bagnole des types aujourd'hui a la hauteur. Si mes coussins pouvaient parler! Ainsi ... tenez ... mais je la _ferme_ ... il y a une jeune fille. Pour en revenir a mes relations, il se trouve que j'ai comme client le senateur Bichon (Rhone-Inferieur), le rapporteur de la loi sur la protection des filles-meres de Tombouctou ... un homme considerable! L'autre jour, je le _charge_ a la Concorde pour le Bois. En faisant le tour du lac, il elabore ses projets de loi qui tomberont ... --Dans le lac! --Comme vous dites.... Mais que voulez-vous, j'etais tellement distrait--je pensais sans doute a vous, mes aviateurs, a vous mes _as_--que j'enfile la rue de Rivoli et que j'emmene mon pere conscrit a la _Bastoche_.... --Il a du la trouver mauvaise? --Non.... Il m'a dit "Bassinet ... mon ami Bassinet--il n'est pas fier avec moi--mon ami Bassinet, vous avez eu une idee geniale de me conduire ici.... La Bastille! nid de notre Republique!... La Bastille!... berceau de l'humanite! La Bastille! origine du progres!..." --La Bastille!... Tout le monde descend! conclut Chignole. --Bref, il m'en fait tout un _plat_! puis, brusquement: "Mon ami Bassinet ... pourquoi avez-vous eu cette distraction?" Alors, en cinq sec ... je lui expose mon desir de venir vous voir.... Ah! mes enfants ... ca n'a pas traine!... Le lendemain, j'avais les papiers.... N'y a pas que les militaires qui connaissent le systeme D!... ---- ... Broum.... Notre appareil recoit la poussee d'un eclatement qui s'est produit derriere nous. --Dis-donc, vieux Charles?... Crois-tu qu'elle m'aime? ... Broum.... Nous rentrons dans l'ouate jaunatre d'un eclatement, cette fois-ci devant nous. --Moi ... je l'aime bien t'sais?... Je me sens de plus en plus _pince_.... ... Broum ... Un eclat coupe un hauban et fait sauter un morceau de contreplaque du nez de la _carlingue_ ... --Je la trouve distinguee ... on croirait jamais la fille de son pere.... C'est ton avis? --On en reparlera une autre fois.... Tu ne te rends donc pas compte du danger? --Non ... je suis amoureux.... ... Nous arrivons a la gare des Sablons; la raquette des voies de garage va en s'elargissant jusqu'a Metz. --Repere le poste central d'aiguillages.... --Il y a des fokkers qui decollent des hangars de Frascati.... --Laisse monter.... Fais ta visee.... ... Chignole, l'oeil au viseur, donne de breves indications. --Gauche ... droite ... un peu en arriere.... ... Tout a coup, je vois passer, a quelques metres, une masse d'aspect metallique, suivie de plusieurs autres. Je leve la tete; un camarade juste au-dessus de nous, lache ses bombes sans avoir la precaution de regarder s'il n'a pas un avion dans son champ de tir. Je vire en piquant, mais nous coupons quand meme plusieurs trajectoires parcourues pas les projectiles. --Qu'est-ce qu'ils vont recevoir comme engueulade!... --Si leurs _crottes_ nous avaient rencontres ... on etait _chocolat_!... ... Chignole libere les bombes et prend quelques cliches. Nos adversaires s'obstinent, et avec precision, car nous voyons l'un des notres descendre. --Encore un qui est _bon_! --Il plane normalement ... sans doute des _dragees_ dans le moteur ... Il n'a pas flambe ... c'est deja ca ... --Voila des copains qui ne prendront pas l'_apero_ ce soir. --Moi, je prefererais etre _zigouille_ que prisonnier. --Tu ne penses pas a Sophie, quand tu dis ca.... --Fokker en-dessous ... au moins huit cents metres.... --On sera chez nous bien avant qu'il nous accroche.... --Il _gaze_ notre _moulin_!... C'est un plaisir de l'ecouter.... --Touche du bois ... _Touch Wood_.... ... Je n'ai pas acheve que le moteur commence a bafouiller. --Tu entends? Tu viens de nous porter la _cerise_.... --Tu t'en fais pour un _rate_?... --Un _rate_ ... il a baisse de 200 tours ... regarde aussi l'altimetre ... on descend.... Tu avais bien besoin d'annoncer que ca _gazait_! ... Nous sommes sur une foret que nous ne pourrons franchir. --Il va etre _gratine_ l'atterrissage!... On va encore _rectifier_ le _taxi_.... --Tu n'es pas force de te poser sur les arbres.... --Ou alors? Tu as un perchoir sous la main?... --Non ... mais a ta place, j'atterrirais sur cet etang ... la ... dans la clairiere... il y aurait moins de casse.... ... Sous le soleil, il brille comme un joyau dans l'ecrin vert sombre des pins. --C'est de l'hydroplane alors! ... A deux metres, je tire sur le _manche_ ... perte de vitesse, glissade.... Plouff.... Le choc est plus dur que nous ne nous y attendions, car il n'y a pas cinquante centimetres d'eau, et nous sommes projetes hors du biplan. Nous nous sortons de ce marais tant bien que mal, couverts de vase et completement trempes. Nous grelottons; une femme qui ramasse du bois mort nous guide jusqu'a sa maison. Tandis que son mari, un garde forestier, court a un bureau de poste telephoner a notre escadrille, nous essayons de nous secher devant le poele de faience brune, bardee de lames de cuivre; mais il faut y renoncer, nos vetements sont trop mouilles. Nous nous deshabillons; la femme me prete les nippes de son mari, a peu pres a ma taille; quant a Chignole, a qui elles seraient beaucoup trop vastes, nous l'installons dans une jupe et un fichu, ce qui lui donne un aspect des plus rejouissants. L'auto vient nous querir et nous y montons dans notre accoutrement peu banal. Au bout de quelques kilometres, sur la route, un brigadier de gendarmerie arrete notre voiture. En nous voyant ainsi affubles, il s'ecrie: --_Que_ c'est une mise de Carnaval _que_ je constate ... de plus _que_ je trouve une femme dans une automobile militaire ... _que_ je dresse proces-verbal de ces faits _que_ je juge non explicites et condamnables.... --Mais je suis un homme! M'sieur le gendarme ... j'ai une moustache!... --_Que_ ca ne suffit pas ... _qu_'elle pourrait etre postiche ... _que_ vous seriez des espions ... _que_ je vous conduis a la prevote ... _que_ la loi ... _que_ c'est la loi.... --Brigadier, vous avez raison, affirme Chignole solennellement, puis, sautant au cou du pandore ebaubi, et avec des petits cris flutes de femme chatouillee: --Tu ne seras pas trop mechant avec moi ... dis mon coco!... XIX--CHIGNOLE FAIT UNE BETISE. Les hangars sont clos. Chaque deux heures, les mecaniciens se hissent au-dessus pour deblayer la neige dont le poids compromettrait la solidite des toiles. Notre popote prend l'allure d'un chalet suisse; autour du rechaud a petrole, nous sommes assis dans des positions variees, depourvues d'elegance; Sirotin prepare des grogs avec une attention particuliere: --Je ferai remarquer que s'il n'y a pas _besef_ de sucre et de rhum ... c'est a cause de la crise ... Je dis ca afin que vous ne supposiez pas que c'est moi qui me les _refile_ en douce ... ... C'est l'apres-midi morne, incroyablement long, des mauvais jours d'escadrille, ou les conditions atmospheriques defavorables empechent tout travail. Parfois le silence est rompu par un baillement prolonge, puis il retombe pesant, implacable, et s'epaissit comme le lourd manteau blanc qui recouvre la baraque: --Drole de dimanche!... --Tiens ... oui ... c'est dimanche.... On ne sait plus comment on vit.... Sans la messe, on n'y aurait pas fait attention. ... Chaque dimanche, sur notre invitation, un vicaire d'une des paroisses de Nancy prend la peine de monter sur notre plateau. Chignole s'est de suite impose comme l'organisateur de la ceremonie; grace a son ingeniosite, l'autel est toujours fleuri, les burettes remplies, et l'encensoir en etat; il a meme appris avec une prodigieuse facilite les repons, et il sert l'office comme un enfant de choeur "de carriere". --C'est epatant, vieux Charles, ce que je retiens facilement le latin. --Sans doute, parce que tu ne le comprends pas.... --Y a pas ... c'est une belle langue t'sais, ca chante comme une musique. Ah! mon gros ... qui aurait pu supposer qu'un jour je serais si bien avec les cures. Ce que le Bon Dieu doit etre surpris. Quand, avec son grand telescope, il me voit repondre tous les _Amen_ et les _spiritu tuo_, il doit dire: "Chignole.... Chignole ... mais je croyais que c'etait un gosse de la _laique_. Faudra le recompenser. Je veux qu'il ait un Boche.... Notez Saint Pierre ... un Boche pour Chignole". ... Enfin aujourd'hui, avec le concours d'un mecano qui joue adroitement du violon, il a chante un _O Salutaris_ avec gout et justesse. --A-t-on felicite Chignole? --C'est une revelation! --Tenor des _as_.... _As_ des tenors! --Ca faisait plus que _gazer_ ... ca _gazouillait_! --On va te mettre en sursis d'appel pour que tu te produises a la chapelle Sixtine!... Chignole, les yeux eteints, le nez obstinement dirige vers le sol, la cigarette pendante, ne parait pas d'excellente humeur. --Tu t'embetes? --Non.... --Tu t'amuses? --..... --Tes escargots te donneraient-ils des tracas? --Mes escargots, ils sont comme moi ... ils ne veulent plus rien savoir ... Ils ont les pieds _nickeles_ ... moi aussi.... ... Il va chercher tres loin un soupir, l'etale, puis s'epanche: --J'en ai _marre_ de l'aviation.... Le capitaine a encore refuse de m'envoyer piloter.... --C'est bien ca ... tu veux me _plaquer_. --Ecoute, mon vieux Charles.... Suis-moi bien ... observateur, c'est tres joli ... mais enfin on n'est jamais qu'en second. J'en ai assez de jouer les colis ... les ballots! C'est la troisieme demande qu'on refuse ... alors.... ... En moi-meme, je donne raison a mon camarade, quelque puisse etre mon regret de supposer possible notre separation. Souvent, en l'air, je l'ai fait passer a ma place, et lui ai donne les premieres notions. Il m'est apparu evidemment tres doue; de plus, ses nombreuses heures de vol lui ont donne une pratique preferable a toutes les theories d'ecole; il deviendrait un excellent pilote et je comprends son amertume. --Ainsi notre ami veut tater du _manche_! Naturellement sur avion de chasse...., une _cage a poules_ ... fi!... Messieurs, notre Chignole a des visions de bebe Nieuport ou de Spad! plaisante C ... qui coiffe sa tete d'un fez les jours de mauvais temps; il affirme que cet accessoire ressuscite pour lui des souvenirs precis d'Orient, de soleil, de mer bleue et de minarets aigus. --Pas la peine de craner, Messieurs les pilotes.... Ne vous montez donc pas le _bobechon_!... Piloter ... ca n'est pas si _cale_ que ca!... ... Ce dialogue anime a secoue quelque peu notre torpeur, mais elle nous reprend bien vite, et Chignole en s'ecriant: --Oh! et puis apres tout je m'en f ...! nous donne satisfaction a tous en arretant la discussion. ... Le secretaire entre: --Le _pitaine_ telephone: quartier libre en raison du temps ... pouvez descendre a Nancy. ... L'ennui disparait instantanement; les figures se derident; nouveaux bans d'enthousiasme. --Ca c'est un chic type!... Ou va-t-on?... Au cinema.... En avant!! pas les tracteurs ... les voitures legeres.... ... Nous nous empilons dans les autos. --Manque personne? --Si ... Chignole ... --_Magne-toi!_.... Qu'est-ce que tu attends?... La fin de la guerre?... --Non ... partez sans moi.... Je ne suis pas ohe ... ohe.... Je vais me _pieuter_.... ... Au Cinema-Palace, nous assistons au penultieme episode du "Masque aux dents blanches"; nous nous delassons a suivre l'abracadabrant scenario qui se deroule sur l'ecran. De plus, Rigadin a toutes nos faveurs. Max ne nous deplait pas et le _Two Step_ de l'orchestre porte notre joie enfantine a son maximum. ... Bssi.... Bssi.... Poum.... Une fusee de signalisation! C'est une plaisanterie.... Un Boche en vue avec la neige?... on veut nous mystifier.... ... Bssi.... Bssi.... Poum.... Le Boche a passe les lignes.... C'est invraisemblable!... ... Nous nous ruons vers la sortie. Dehors, les gens ont deja le nez au ciel; la neige a cesse; quelques flocons dansent encore, attardes comme des petales d'oranger dans l'air tiede. Nous ne voyons pas l'ennemi, mais nous entendons les batteries speciales. --Au plateau ... vivement.... ... Le capitaine, qui vient de nous rejoindre, prend lui-meme le volant de la premiere voiture. Nous traversons la ville a une allure de course; les habitants, qui se garent prudemment, nous contemplent un peu anxieux mais confiants; ils nous connaissent de longue date; ils savent nos raids, nos victoires et aussi nos pertes. Des femmes nous regardent; admiration, pitie, les deux certainement. Quelques-unes nous jettent des violettes, et leurs levres se tendent en fremissant un peu, comme pour une ultime caresse. A travers les siecles, c'est la repetition de gestes de legendes: le baiser d'une Popee au gladiateur mourant, le sourire d'une chatelaine en hennin au vainqueur du tournoi, l'oeillade d'une Carmen au toreador avant l'estocade. A ce moment, chacun de nous sent monter en lui tout le passe combatif d'ancetres inconnus: chevalerie et croisades, "Dieu, le roy, les dames", guerre en dentelles, tambours fleuris, "Marie-Louise", tout l'heroisme leger, facile, impromptu, inutile ... tout le panache!... --N'y a plus qu'a _se laisser mourir_ apres des trucs comme ca!... murmure L., dit "Fil de Fer" en essuyant une larme avec l'un des bouquets saisi au vol. ... Nous arrivons a l'escadrille, mais notre etonnement est grand de voir l'un de nos appareils deja parti a la poursuite du Boche. Les mecaniciens, embarrasses, penauds, expliquent: --Quand Chignole a entendu le petard, il nous a obliges de sortir un _coucou_. On ne voulait pas ... mais vous savez comme il est ... il l'a mis en route et a decolle. ... Pales, ahuris, nous suivons ses evolutions; il grimpe avec tant de resolution vers le Boche que celui-ci fait un brusque demi-tour et fuit vers la frontiere. Maintenant notre camarade descend lentement, sans se presser; il esquisse meme, involontairement, sans doute, une _feuille morte_; il atterrit enfin en _penard_, un peu durement, mais sans casser une _corde a piano_. Il saute de la _carlingue_, et, en se dandinant legerement, vient a nous. Le capitaine mordille sa moustache: --Chignole ... mon enfant ... c'est fou ... c'est idiot ... c'est chic ... je vais demander pour vous la medaille militaire ... mais.... ... Il hesite, se raidit, et se decidant: --Mais ... pour acte d'indiscipline grave ... je suis oblige ... de demander aussi votre renvoi dans l'infanterie.... ... Il s'arrete, puis l'empoignant a pleins bras: --Pardonne-moi mon p'tit gosse ... mais je ne peux pas faire autrement.... J'peux pas.... XX--CHIGNOLE S'EN VA. --Pourquoi insistez-vous mon ami?... Esperez-vous me convaincre? Croyez-vous que j'aie pris a la legere cette decision de demander la radiation de Chignole du personnel navigant, et par suite son renvoi dans l'infanterie?... --Mon capitaine ... s'il y a faute, il l'a rachetee. --Je recompense son acte de grand courage, mais je punis celui d'indiscipline.... --Oh! la discipline!... --Halte ... vous allez dire des betises. Je devine votre raisonnement: la discipline n'a que faire en l'espece. Detrompez-vous; si je ferme les yeux sur la faute lourde de votre camarade, quelle sera ma situation de chef responsable d'une escadrille, a l'avenir? "Demain, le premier mecanicien venu, qui aura la hardiesse de Chignole, mais non l'habilete, voudra lui aussi reediter le meme geste crane. Seulement il brisera l'appareil et s'abimera par-dessus le marche. "Alors?... ou sera mon autorite?... "Non ... non ... dans l'aviation comme dans toutes les autres armes, la discipline est necessaire. Elle peut etre plus douce, plus paternelle, car, en somme, nous nous trouvons groupes en petites familles. Indulgente certes, mais ferme, le cas echeant, comme celle d'un pere ... et c'est le cas." --Punissez-le, mon capitaine ... mais moins severement. --Entendons-nous bien; il n'est pas question d'une vetille entrainant des jours d'arrets, sur le nombre desquels nous pourrions marchander. Il s'agit d'une faute de principe, entrainant une punition de principe ... tout ou rien. Elle a de plus une circonstance aggravante; la publicite; demain elle sera la fable de la ville, heroique peut-etre, mais fable tout de meme, avec ses inexactitudes et ses deformations. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que l'aviation est guettee dans ses moindres manifestations; celles-ci sont arrangees, amplifiees, diminuees, _cuisinees_ enfin, au gre du talent ou de la fantaisie de l'informateur plus ou moins renseigne ou bienveillant. Que d'idioties n'a-t-on pas colportees sur quelques-uns de nos _as_? Sous le couvert de compliments et de louanges, que de traits ne leur a-t-on pas decoches; ils ont nui a leur carriere ... et a celle des copains!... Je vous en prie ... n'insistez pas ... ma decision est irrevocable. --C'est bien, mon capitaine. ... Je salue reglementairement et pivote sur les talons. --Attendez.... ... Je demeure fixe, appuye a la porte que j'allais ouvrir. Le capitaine reste un moment reveur; dans ses yeux, passe comme un nuage; sa voix se fait sourde, dolente, presque eteinte. --Les hommes.... Les hommes!... n'ayez jamais a commander. Les galons.... les galons!... ils sont lourds a porter quelquefois ... trop lourds.... Tenez, en ce moment, je suis certain d'accomplir, en conscience, tout mon devoir ... eh bien! si jamais il arrive malheur a ce gosse, ou je l'envoie, je sens que je ne m'en consolerai jamais. ... J'etais entre chez mon chef, hautain, contracte, "encapuchonne", avec, toutes pretes, des paroles mauvaises, blessantes; j'en sors, un peu honteux de la lecon que je viens de recevoir, simple et grande, d'un homme et d'un soldat. ---- Le dejeuner d'adieux. Chignole prend le train, dans l'apres-midi, pour rejoindre son depot. Nous avons tous la mort dans le coeur, mais ne voulons rien en laisser paraitre; notre camarade nous facilite cette tache, en affectant de plaisanter sur sa nouvelle situation. --Dans la _biffe_!... Hein, vieux Charles!... Je te le disais bien qu'on verrait tout dans cette guerre. --Tout ... sauf la paix!... --Une ... deusse!... Une ... deusse!... Notre _as_ va etre epatant avec l'_as de carreau_. ... Sirotin circule autour de la table, en chaloupant un peu; par mesure preventive contre l'emotion du depart, il a juge bon de prelever quelques echantillons sur nos bouteilles. --Comment les trouvez-vous? --A point.... --Tout a fait "t'soin ... t'soin...." --Moi j'aurai prefere un peu plus d'ail ... une pointe ... un soupcon.... ... Chignole a tenu a nous donner un dernier gage de son amitie; il a livre au _cuistot_ ses fideles escargots, sacrifiant ainsi toute son ecurie de courses. --Je le reconnais celui-la ... c'est "Gue du Roy" ... le cochon!... il m'en a eu des sous!... --Voila "Sardanapale".... Qui aurait cru sa carriere si courte!... Il promettait!... De longtemps on ne verra un escargot ayant une pareille _allonge_. --Tu sais, Chignole.... Ne t'en fais pas ... On va secouer ses relations, et quand on devrait f ... en bas le ministere ... tu ne resteras pas longtemps dans les tranchees; et C. assene un violent coup de poing sur la table, qu'il prend un instant pour la tribune de la Chambre. --Et puis apres?... l'infanterie, je verrai bien ce qui en retourne ... je m'y ferai aussi bien casser la g ... qu'ici ... un peu moins chiquement peut-etre ... sans fla-fla ... comme les autres ... mais quoi, faut pas etre trop difficile en ce moment!... D'ailleurs, j'emporte de vous, de l'aviation, un souvenir ... la _banane_ ... et ses yeux glissent furtivement au bijou emaille qui pend sur sa poitrine, au ruban jaune et vert. --Et la-bas ... p'tit gars ... tu decrocheras la croix.... Alors tu auras la _batterie de cuisine_ complete!... ... Poum.... Sirotin envoie au plafond le premier bouchon de champagne. ---- ... Une voiture emporte ses bagages; il est convenu qu'il ira a pied, seul; il se mefie des adieux sur le quai d'une gare ... nous aussi. Il s'est separe de nos camarades avec des mots gentils, qui leur auraient arrache des larmes s'ils ne s'etaient jure d'etre forts. Nous sommes tous deux seuls, sous le hangar; Chignole rode autour du _zinc_, passe ses mains sur les plans, les cables, le caressant comme un chien. --Tu vas y veiller mon gros?... Ca va t'embeter un peu ... car t'aimes a garder les pattes blanches.... T'auras plus Chignole pour secouer les mecanos ... Surtout avant de partir, ferme bien les robinets de la pompe a main et du niveau.... Je te le repete ... je te connais distrait ... et tu pourrais _griller_.... ... Nous traversons maintenant le plateau; que de souvenirs n'evoque-t-il pas a mon compagnon?... Son arrivee de Parigot, degourdi mais timide, regardant les pilotes avec envie.... Son desir, violent, de devenir comme eux.... Son premier sursaut d'horreur devant la mort incroyablement rapide d'un camarade tout a l'heure plein de vie, et que l'on ramasse a la _cuiller_, dans une bache.... Sa venue avec moi, cette fois comme observateur ... nos raids ... nos aventures ... nos _gadins_ ... la bonne vie de la popote ... et jusqu'a cet ivrogne de Sirotin qui, tout a l'heure, sanglotait sur son marc, et avait la figure completement noire, d'essuyer ses yeux avec son tablier sale. --Puisqu'on est que tous les deux ... je puis bien t'avouer que je suis en _rogne_ de vous quitter.... Surtout ne crois pas que j'aie le _trac_ de l'infanterie et que je regrette notre bien-etre.... Non ... mais que veux-tu?... c'est bete ... a votre contact j'etais devenu ambitieux.... Oui ... c'est comme ca. Moi ... qu'est-ce que je savais de la vie?... Rien. Gosse de Montmartre ... puis ouvrier ..., mes plus chers desirs se resumaient a faire le dimanche une partie de _becane_ ou de _moto_, a manger une friture a Nogent.... Je me bornais la ... Maintenant, j'ai frequente, j'ai vecu intimement avec des copains d'une condition superieure a la mienne ... alors ... je l'avoue ... je souffre de degringoler ... car l'infanterie, c'est la masse ... le nombre ... je serai un numero ... n'importe qui ...: ici, je commencais a etre quelqu'un. Je sens tellement de choses s'eveiller en moi. Je feuilletais la vie comme un livre d'images ... et c'est dur de fermer le bouquin sans aller jusqu'au bout ... sans connaitre la fin de l'histoire. ... J'essaye d'arreter son emotion grandissante: --Tu vas passer par _Panam_.... Tu vas revoir ta maman.... Sophie.... --Penses-tu que j'irai les voir.... Raye de l'aviation ... je n'oserai jamais.... Comment leur expliquer?... On me prendrait pour une _galette_! ... Nous sommes a l'extremite du plateau; il regarde les hangars, les baraques, un biplan qui s'enleve; il entend le choc des marteaux, le grincement des limes, les chansons et les rires des mecanos au travail; il respire l'odeur speciale, d'huile, d'essence, d'emaillite, melee a celle de la terre, des arbres et du vent. ... Le soleil s'est efface, et un mince croissant de lune apparait tres net, dans le ciel encore clair. --Ce soir, il y aura raid.... --Oui.... Chignole.... --Avec qui tu iras?... --Je ne sais pas.... ... Nancy s'allume lentement. Derriere chaque lumiere qui tremble, on croirait voir aussi trembler des ames. --Je me sauve.... Je raterais mon train.... Adieu, vieux Charles.... ... Sans se retourner, il descend l'etroit sentier. Je reste longtemps a deviner sa silhouette, petite, toute petite ... dans la nuit bleue qui joue a travers les pins noirs.... XXI--CHIGNOLE ECRIT A VIEUX CHARLES. Depot de .... Je profite de la pause, vieux Charles, pour causer un peu avec toi. Imagine un terrain pierreux qui serait _tartre_ pour l'aviation. Il est entoure de courtes futaies, sauf sur un cote ou une carriere a pic fait belvedere sur la vallee--une supposition, la terrasse de Saint-Germain. De ce coin-la, on decouvre une assez jolie vue: des champs a la terre brune, ou de larges sillons sont graves; une ferme avec son pigeonnier blanc; une eglise dont le clocher penche, et des meules coiffees de travers. Tout cela, dans le petit jour, parait rapetisse, simplifie, comme les jouets d'Andre Helle, que tu m'as montres sur un catalogue d'etrennes. Pas besoin de te le dire, j'ai quitte mon uniforme fantaisie pour une capote trop courte et une culotte trop grande, en attendant "ma collection de guerre"; seulement, j'ai cousu les ailes a ma manche; on m'a _charrie_, mais tant _pire_! Un mot sur mes nouveaux camarades; ce sont des blesses maintenant gueris, des recuperes comme on les appelle, et des _momes_ de la jeune classe, de la mienne. Ils sont bons vieux, mais pas _dessales_; je m'emploie a les mettre au point; puisqu'on doit vivre ensemble, il vaut mieux qu'ils prennent mes habitudes que moi les leurs. On est cantonne dans un village a quelques kilometres de Dreux: la chambree de mon escouade est installee dans une grange; la paille, c'est tres chaud, je ne l'aurais jamais cru. Ce que j'en ai appris des _trucs_ en peu de temps ... les voyages forment la jeunesse!... Le capitaine est un retraite qui a repris du service pour la guerre; on l'a baptise Dudule. Un vrai numero; il ne peut pas parler sans racler son gosier: "Cra ... cra...." Hier, au rassemblement, il nous a _sorti_ un de ces speech!... Jugez-en: --Mes enfants ... cra ... cra ... prenez exemple sur vos aines ... cra ... cra ... content d'eux ... cra ... cra ... ils se sont tres bien conduits ... cra ... cra ... tous morts ... cra ... cra.. vous ferez comme eux.... ... Par exemple, notre existence manque d'imprevu; le matin, exercice; apres-midi, marche ou tir; de cinq a sept, liberte; l'unique distraction, c'est le debit de tabac, tenu par la mere Saucisson, ainsi nommee parce que le cervelas pousse sur son comptoir. Tu ne me croirais pas si je t'affirmais qu'il ne m'est arrive aucune histoire. En voila une. Au reveil, le froid pince, et notre _carree_ etant eloignee de la _cuistance_, le _jus_ arrive froid. Or, notre grange est contigue a une etable ou rumine une bretonne; moi aussi, j'ai rumine ... une idee, et, chaque matin, je trais la vache. Les premieres fois, elle gigotait, j'ai cru meme qu'elle m'_emboutissait_ d'un coup de corne; mais le doigte est venu; maintenant, je fais ca entre le pouce et l'index ... comme un professionnel. Tete du paysan qui ne comprend pas qu'elle soit seche; veterinaire, medicaments, rien n'y fait. Mais un beau jour, le finaud s'embusque et, au moment ou je prends position, qu'est-ce qui degringole sur ma _pomme_!... Toute une histoire; Dudule est prevenu, les "cra ... cra...." ne s'arretent plus; moi, je raconte que c'est la vache qui est venue la premiere me chercher parce que son lait lui pesait; Dudule lui reconnait des sentiments patriotiques de s'etre adressee d'abord a un militaire; rapports sur rapports; pendant huit jours, on delibere ... et ca finit par l'achat de la bete sur le boni de l'ordinaire. ... Tu le vois, je me suis fait une raison; j'ai pris du bon cote mon renvoi dans l'infanterie. Naturellement, je suis du premier depart; ca ne _gazait_ pas a cause d'un fichu reglement qui impose un stage de trois mois au depot avant d'aller au front; seulement, je me suis adresse a Dudule: --Mon capitaine ... si vous ne m'envoyez pas aux tranchees, je ne reponds de rien.... ... Il a craint de nouvelles complications; aussi a-t-il donne son assentiment en ajoutant: --Vous venez d'une escadrille?... C'est plutot d'un asile d'alienes?... Cra ... cra.... Vous etes donc tous fous dans l'aviation? --Tous, mon capitaine ... c'est la mode ... Merci pour les bouquins que tu m'as adresses. J'ai termine _Les Trois Mousquetaires_. Ils en ont accompli des exploits, ces types-la.... Nous aussi ... en plus petit ... mais dans le meme esprit ... avec les meme chichi!... Si autrefois j'ai deja vecu ... surement j'etais un soldat avec un feutre et une grande plume. Je vais t'etonner; j'aime a lire maintenant; oui, moi qui ne pouvais pas demeurer en place, je reste facilement des heures devant mon livre. Mais plus je m'instruis, plus je me decourage, me rendant bien compte de tout ce que j'ignore, de tout ce que je ne pourrai apprendre jamais. ... Bien qu'a deux heures de _Panam_, je n'y ai pas mis les pieds ... je me le suis jure.... Ecris-leur n'importe quoi ... surtout ne leur indique pas mon adresse.... Non ... non ... je ne veux pas y retourner avant d'avoir accompli dans la _biffe_ quelque chose de _bath_ qui fera oublier mon _vidage_. C'est dur tout de meme. Quand je pense a Sophie ... a maman ... si pres de moi; j'ai brusquement des envies de sauter dans le premier train qui passe et d'aller me jeter dans leurs bras. Je sens encore la chaleur douce du cou de maman quand j'y cachais ma figure; les yeux de Fifi me poursuivent au point que, souvent, je les vois dans le ciel, dans un buisson, dans l'eau du puits. Mais toute ma grande peine, c'est de vous avoir quittes. De toutes mes forces je ne veux plus me souvenir; un instant, je crois y reussir en me livrant a quelques excentricites ... et je retombe a nouveau dans ma douleur.... Je suis comme ces anges dechus, aux ailes cassees. Les ailes!... nos ailes blanches qui nous portaient si bien dans la lumiere ou dans l'ombre, pour la rigolade ou pour la bataille.... ... Je te vois ... tu arrives sur le terrain ... tu leves la tete: --Ya du _zef_ ... mais il va tourner au Nord ... sortez le _coucou_.... ... Tu mets tes gants, tu rabats ton passe-montagne, tu rallumes ton eternelle cigarette en prenant bien ton temps, pour que les territoriaux de garde aient le loisir de t'admirer a leur aise, car tu es un brin cabot, vieux Charles!... Et voila un peu de ce que ton Chignole ne pourra oublier, mon gros, mon patron, mon grand frere indulgent que j'aime.... ---- ... La nuit est d'encre, au point que j'allume les lampes de bout d'aile pour m'assurer de la position de l'appareil, ce qui redouble l'intensite du tir ennemi; j'eteins ... peu a peu il s'attenue ... puis se tait. C'est la ruee aveugle, interminable; le moteur ronfle, monotone; de chaque soupape, jaillit une aigrette bleuatre.... Je fais corps avec la machine au point d'etre insensible a la griffure du givre; il me semble que l'aiguille du compte-tours marque mes propres pulsations. Je me retourne; derriere moi, je devine une forme muette: mon observateur; sous son casque et ses cuirs fourres, il pourrait etre Chignole. Je pense au sort qui guette ce nouveau compagnon, troisieme a occuper la place. D'abord V. tue en apprenant a piloter; d'evoquer son image, celles de tous mes chers disparus de la guerre ressuscitent, et je suis un peu honteux de vivre, alors qu'eux ne sont plus. Mais comme en mourant, chacun de vous a emporte un peu de moi, de ce que j'avais mis en vous d'affection, de tendresse, oh! mes camarades, ne m'enviez pas de vivre, ne me reprochez pas d'etre reste!... Vivant, Chignole est cependant des votres, puisqu'il est mort pour moi; de toutes les separations, la sienne m'est la plus cruelle. Il etait le benjamin, l'enfant terrible, le "bleuet" de l'escadrille, et je me demande si, envers lui, nous avons accompli entierement notre devoir. A-t-il eu toujours de nous l'exemple que nous lui devions, comme ses aines et ses superieurs sur l'echelle sociale? Je m'en veux de m'etre attache a lui, de ne pas avoir un coeur de vrai soldat, d'acier d'une telle trempe que l'amitie ou l'amour n'y puissent mordre. Combien est vraie cette pensee de saint Augustin: "Quelle folie de ne savoir pas se borner a n'aimer les hommes que comme on doit aimer ce qui est sujet a mourir." ... Notre biplan se cabre, pris dans un remous soudain. --Allume les phares!... Allume!... ... J'obeis machinalement.... Une grande ombre coupe notre route, quelques metres devant nous; c'est un camarade, que nous avons failli rencontrer. XXII--CHIGNOLE DANS LA BIFFE. --Un Boche signale ... _planquez-vous_.... Faites passer.... ... La phrase court monotone, transmise de bouche en bouche. Ils s'arretent de piocher, jettent leur pelle-beche et s'incrustent dans les alveoles. --Quel est l'idiot perche sur l'echelle du parapet? --Chignole, naturellement.... --Il va nous faire reperer!... Chignole, nez en l'air, machoires contractees, contemple l'oiseau aux croix noires qui survole les tranchees a faible hauteur. --On ne lui donne donc pas la chasse?... Ou qui sont les Nieuport? Et les Spad?... Tout de meme, il en a dans le _buffet_!... ... Chignole est en premiere ligne depuis la veille. Que d'evenements en peu de jours! La depeche demandant un renfort arrive au depot; un frisson sur l'echine ... ce coup-ci ... ca y est!... Le magasin d'habillement; tenue neuve, courroies luisantes, bidon etincelant. L'armurerie; le flingot et sa jolie aiguille a tricoter. Les preparatifs sous l'oeil des anciens, blesses inaptes, employes comme instructeurs. --Ne f ... pas en l'air vos vivres de reserve!... bande de _bleuzailles_!... Quand vous n'aurez rien a _becqueter_ ... vous serez bien heureux de les trouver.... T'as de l'alcool de menthe?... N'oubliez pas de la ficelle.... ... Les adieux chez la mere Saucisson qui offre la _tournee_ de la patronne. La revue sur le quai; Dudule s'empetre les jambes dans son grand sabre; l'emotion exagere son "cra ... cra"; on s'entasse avec des bouteilles et des paquets qui suent. _Marseillaise._ Stationnement dans les gares. La "regulatrice" de Noisy-le-Sec; au loin, la Tour-Eiffel et le Sacre-Coeur sur un ciel etrangement calme de paix et de douceur; seule, une grille separe de l'avenue le convoi arrete; un tramway passe se dirigeant sur Paris: ah! les flaneries rue Lepic en remontant a "La Galette" ... les nuits d'ete ou la chaleur de la ville monte, vous enveloppe et vous grise un peu de tous ses parfums lourds.... Puis le train glisse dans la nuit; les copains s'endorment, ronflent sur un dernier coup de _pinard_; la lumiere du plafond dessine des ombres grimacantes; le chapelet des heures; un grondement lointain, un martellement sourd ... le canon!... --Faites passer ... prets pour l'attaque a midi quinze.... ... Les chefs de section, les caporaux se prodiguent: --Les bidons pleins d'eau ... preparer les masques ... deux hommes par escouade pour les grenades.... ... Chignole, assis dans sa _cagna_, attend, le fusil entre les jambes. C'est le premier assaut; il n'a ni courage, ni peur; pas d'enthousiasme, mais le sentiment obscur d'un grand devoir. Ca n'est plus l'aviation avec l'attrait de l'exploit individuel, son chic, son escalade ailee. Desormais, fils de cette terre dechiree par le fer ennemi, il va lutter pour l'arracher au ravisseur; enfonce en elle jusqu'aux chevilles, il est le glorieux forcat rive a son martyre. Jamais l'idee de patrie n'avait germe dans son cerveau simple, impropre aux abstractions, et voila qu'elle se leve, cachant la boue et la fange sous son manteau aux trois couleurs. La France est la, devant lui: --Va mon p'tit gars!... tu seras brave parce que je marcherai devant toi. Prends ma main ... elle est fievreuse, mais sa tiedeur te rappellera celle de mains cheries.... Regarde mes yeux.... Tu les reconnais, n'est-ce pas? Ce sont ceux de ta mere, de toutes les meres, aveugles d'avoir tant pleure ... et puisque tu peux mourir ... eh bien! sur mes levres sechees au vent de la bataille, viens cueillir le baiser de celle que tu aimes.... --Grenadier, aux parapets!... Baionnette ... au canon!... ---- Par des amis de l'etat-major, j'ai su l'emplacement du regiment de Chignole: a une soixantaine de kilometres de Nancy. J'ai obtenu de mon capitaine l'autorisation d'atterrir a son cantonnement de repos au retour d'un raid. ... Je viens d'abandonner le groupe de mes camarades, a la grande joie d'un Fokker qui, me croyant en difficultes avec mon moteur, se rue dans mon sillage. Heureusement, les lignes sont la; je suis surpris de l'activite qui y regne; des fumees trainent sur le sol. --Tu vois le village? --J'en vois bien un ... mais j'ai un clocher sur la carte et je ne le trouve pas.... --C'est qu'il est par terre! ... Ce village est bombarde: de breves lueurs fusent sur ses maisons qui, privees de leurs toits, sont autant de boites sans couvercles. Je descends en cherchant minutieusement un terrain. --Mefie-toi des trous d'obus.... --T'en fais pas!... On va se poser la-bas ... hors de portee du canon. ... Un vaste champ, borde d'arbres qui deroberont l'appareil a la vue aigue des drachens. --Regarde bien ... on dirait des tas ... la.... ... Je lui designe des monticules gris, poses irregulierement. --Du fumier, sans doute.... ... Trente metres ... je coupe et pique. --Cabre!... cabre!!... ... Les monticules sont des moutons couches qui, au bruit, partent dans toutes les directions. Je n'essaye meme pas de _redresser_, car je ne pourrais pas franchir le rideau d'arbres; une roue accroche un mouton, l'assomme, mais, notre vitesse etant reduite, nous amorcons seulement un _cheval de bois_ que j'arrive a corriger. --On mangera du gigot ce soir!... ... Tandis que mon observateur garde le biplan, je saute dans un camion de ravitaillement. --Tu auras des renseignements dans la cour de la mairie ... les _roulantes_ y sont.... ... La mairie est en partie effondree; les eclats d'obus ont laboure sa facade; l'un d'eux n'a meme laisse, par ironie, que "Fraternite" de la devise gravee au fronton du seuil. --Ils _marmitent_ les marmites! clame un _cuistot_ en remuant tranquillement son fricot avec une louche gigantesque. --C'est Chignole ... l'aviateur ... que tu demandes?... Je l'ai vu ce matin a la corvee de soupe ... mais il est remonte.... Parait qu'on attaque.... Midi ... je te conseille d'attendre ici.... Veux-tu un morceau? --C'est loin, la premiere ligne? --Dans les cinq kilometres.... Si le coeur t'en dit ... prends le boyau qui commence a l'eglise ... mais tu seras probablement arrete avant d'arriver.... Ne dis pas que c'est moi qui t'ai donne le tuyau.... ... Les vitraux brises sont autant de pierreries, ou le soleil allume des couleurs; la cloche a ecrase l'autel dans sa chute; la porte du tabernacle pend sur un gond; un christ tient par une seule main a sa croix ebrechee; on le dirait vivant. Je depasse les abris blindes des 75; je croise des infirmiers qui, sur leur brancard recouvert d'une toile, portent de la chair blessee qui se plaint. Les bruits se precisent: au-dessus de moi, c'est un hululement continu, d'une tonalite differente suivant la nature du projectile et la tension de la trajectoire. Vivant?... vais-je le trouver vivant?... je cours en trebuchant; j'ai jete mon kepi ... mes tempes battent: il me semble que je n'arriverai jamais. Des boyaux lateraux deversent de longues files d'hommes qui montent lentement, impassibles. Je debouche dans une tranchee plus large ou des postes de secours sont installes. Je questionne un aide-major. --Le petit aviateur qu'on nous a envoye dernierement?... Il attaque en ce moment.... Inutile d'aller plus loin ... vous ne passeriez pas ... c'est deja beau que vous soyez ici.... Entrez dans la casemate, ils envoient des fusants.... Vous aurez des nouvelles par les agents de liaison.... ... Un fanal fumeux pend de la voute etablie avec des rails et des poutres entrecroisees; sur une table emaillee, des instruments brillent; dans un coin des pansements ouverts, de l'ouate souillee; dans un autre, des chaussures, des armes, des capotes dechiquetees avec de grandes taches brunes; ca sent la sueur, l'iodoforme, l'humidite. ... La porte s'ouvre; tout le bruit du dehors entre dans la cave; un homme est amene, la figure en sang. On l'etend. Le major braque sur lui une lampe electrique. --Ca n'est rien.... Du sable que l'obus, en eclatant, t'a renvoye.... --Mes yeux!... mes yeux!... je ne vois plus ... --Je te dis que ca n'est rien ... en bas ... a l'ambulance.... Allons, mon vieux, depeche-toi ... fais de la place aux autres.... Il lui tapote familierement l'epaule. --- Mais il me semble que je te reconnais ... tu es de la douzieme? Tu as dans ton escouade un bonhomme qu'on appelle Chignole?... --Oui.... ... J'essaye de deviner la reponse de ce spectre dont la tete mutilee saigne ... saigne.... --Chignole!... il aurait bien pu rester dans l'aviation ... parce que.... --Il est tombe?? --Je crois bien qu'il est _clamse_ ... oh! mes yeux! mes yeux!! C'est bien sur que je verrai clair, monsieur le Major?... ---- ... Chignole est enseveli a mi-corps. Il vient de se reveiller; c'est le declin du jour. Il n'eprouve aucune douleur; pourtant, il est tres faible. Mourir?... Ca n'est pas possible.... Non ... non ... j'ai vingt ans.... Vingt ans!... Cependant, si cela etait.... Il leve les yeux pour implorer une pitie derniere. En plein ciel, un oiseau qu'il reconnait plane dans l'apotheose du couchant.... Il reve?... C'est la fievre?... Non ... ca n'est pas lui ... cependant, sur sa _carlingue_ ... il y a bien une etoile noire.... Alors ca serait Vieux Charles ... c'est lui!... c'est toi!... Ah! mon vieux!... mon vieux!... Le fracas redouble.... --Ils n'ont donc pas fini de gueuler ceux-la!... crie-t-il vers les canons. ... Puis, avec une infinie resignation, faite de sacrifice de tout son etre, accepte, beni, offert a ces ailes deja lointaines, il se renverse doucement. Mais, avant d'embrasser la terre gelee, un refrain de caf' conc' remonte aux levres du gamin de Paris, et il gouaille, tandis que la mort rampe vers lui: --Bonsoir.... M'sieurs.... dames!... XXIII--CHIGNOLE N'EST PLUS CHIGNOLE. Paris ... fevrier. Mon cher Arthur, Oui, c'est moi.... Sophie qui t'ecris. Ne te fache pas; tu ne voulais pas qu'on te sache dans l'infanterie. Tu avais combine une histoire avec ton patron; tu lui envoyais tes lettres qu'il nous retournait, timbrees de l'escadrille. Mais ton vieux Charles ment maladroitement; quand tu as ete blesse, il nous a tout avoue. Papa est entre dans une fureur folle: "S'il est mort ... je ne le lui pardonnerai jamais!..." ... Qu'etais-tu devenu? Je les ai courus les bureaux de "la Guerre", du boulevard Saint-Germain a l'Ecole Militaire, en passant par les Invalides. Maman qui m'accompagnait prenait de ces impatiences!... Elle s'attrapait avec les _auxis_; elle etait suffoquee qu'ils ne te connaissent pas. Tu penses?... son futur gendre!... Je te jure qu'elle t'a fait de la reclame. Enfin, a force de _raser_ les gratte-papier, on a appris ton evacuation, d'abord dans un hopital de la zone des armees, puis maintenant a Cannes. C'est bien ca ... notre Chignole est a present de la haute ... l'hiver sur la Cote d'Azur! Et puisque tu vas mieux ... laisse-moi ... laisse-nous te gronder, car je t'ecris pour tout le monde. Pourquoi nous as-tu prives de nouvelles pendant plus d'un mois? Pense a ce que nous avons endure. Le soir, dans la loge, ta mere, la mienne et moi, on se regardait sans rien dire, et puis v'lan ... on pleurait: --J'en ai assez de vous voir _chialer_!... C'est plus des femmes ..., c'est des arrosoirs!... J'en ai assez ... je vais faire un tour avec Lolotte ... et papa s'en allait cacher son chagrin. ... Pourquoi ne nous avoir pas mis au courant de tes ennuis? Je ne suis plus ta Sophie, si tu ne veux pas que je partage tes peines. Crois-tu que je t'aimais seulement parce que tu etais aviateur? Grosse bete!... C'est depuis longtemps qu'on s'aime ... avant la guerre.... Tout de meme, moi je te pardonne ..., oui, je suis fiere de penser que c'est pour moi ... pour me plaire, que tu voulais etre un _as_. Ca sera pour plus tard, quand tu seras gueri, bien d'aplomb. Mais avant de repartir, tu auras surement une longue convalescence, alors ... eh bien!... je vais t'apprendre une nouvelle. Garde-la bien pour toi ... n'en parle pas ... c'etait une surprise pour ton arrivee. La mere ne voulait toujours pas qu'on se marie avant la fin de la guerre; mais papa a pris son air des grands jours et a declare: --_Mame Bassinet_ ... la paix n'est pas encore pour aujourd'hui ... il ne serait pas humain de laisser _poireauter_ ces enfants.... Ca n'est pas une situation. Si autrefois on vous avait obligee a tirer ainsi la langue ... vous l'auriez trouvee mauvaise.... _Mame_ Bassinet!... ... Elle n'a rien repondu, mais le lendemain, nous sommes allees acheter une piece de madapolam, et mon trousseau est commence. Ta maman nous aide des qu'elle a fini ses menages; elle a renonce a l'atelier, ca la fatiguait trop; elle brode nos initiales au plumetis, que c'est a se mettre a genoux devant. Les locataires demandent apres toi; le pere Fondu, l'employe de la Ville, celui qui laisse pousser l'ongle de son petit doigt, a lu ta citation au _Journal officiel_; papa l'a placee a la tete de son lit, sous ta photo avec une branche de buis. --Parce que si ca ne fait pas de bien ... ca ne peut pas faire de mal ... ... Voila ce qu'il y a de neuf, mon cher Arthur; mais ce qui n'est pas nouveau, c'est que je t'aime tres fort ... tres vrai ... sans blague, et ca ... tu en es bien sur.... Recois tous les baisers de celle qui sera bientot ta femme. Ta SOPHIE BASSINET. Je rouvre ma lettre pour te recommander d'etre serieux et de bien te soigner. ---- Escadrille V. B... Mon petit frere, C. qui connait une _huile_ au Service de Sante, recoit une depeche donnant ton adresse. Ainsi tu me boudes d'avoir dit la verite aux Bassinet, et tu laisses ton _patron_ comme ca ... sans un mot.... L'aurais-tu deja oublie? Je ne t'en voudrais pas; je te considererais quand meme et toujours comme mon petit frere de l'aviation, mais j'aurais une peine reelle. Nous avons vecu ensemble des heures fremissantes, splendides dans leur misere; a la table sainte de la guerre, nous avons communie avec la meme hostie. Je ne puis songer a ma campagne aerienne sans que ta silhouette reapparaisse; elle est dans le filigrane a chaque page de mes souvenirs. Ici, on se demene pour toi, y compris le _pitaine_. T'en fais pas!... Tu seras reintegre.... _Ca gaze!_ Reprends vite des forces sous les mimosas fleuris.... Veinard!... Reviens-nous avec ta belle humeur, tes bons mots, tes loufoqueries et l'anneau d'or d'un mariage heureux; je suis dans la confidence, etant ton premier temoin. Je t'embrasse mon cher petit frere. Vieux CHARLES. ---- Chignole a quitte son hopital, le somptueux palace en bordure de la plage. Il a traverse le Vieux Cannes, et par la rue des Suisses a gagne le sentier qui conduit a la Croix-des-Gardes.... La, accote au tronc tourmente d'un olivier, il relit ses lettres, mais bientot ses yeux ne suivent plus le texte et regardent dans le vague. Le soleil se couche derriere les Maures, et les rochers saignent dans la mer d'un bleu violet de scabieuse, ou les Lerins sont deux taches noires. Le feu du mole s'allume et la courbe de la baie se perd dans la grisaille de la brume qui monte. Chaque villa, suspendue au flanc de la montagne comme une cage blanche, rentre dans l'ombre, absorbee par son jardin. Une cloche tinte faiblement, comme tiree par des mains d'enfant. Ca n'est plus le scintillement dur des etoiles dans un ciel froid qui les fait paraitre si etrangement proches; lointaines, elles sont lointaines, elles sont lointaines dans l'air trouble par des parfums. ... Chignole est malheureux, Chignole n'est plus le Chignole impulsif, le fantaisiste aux actes irreflechis. Le choc recu a-t-il reveille dans son cerveau des centres endormis? Le sang vierge qui remplace celui perdu par sa blessure agit-il autrement sur son coeur? Il est un homme tres different, qui commence a sentir, a comprendre, et ce premier emoi est cruel. Une annee d'escadrille, le contact permanent de camarades d'un autre milieu que le sien lui avait donne un apercu d'une vie nouvelle, a l'ideal plus eleve, avec des ambitions plus hautes et des plaisirs plus delicats. La mollesse de ce climat, ses couleurs, ses chansons, ses odeurs poivrees d'oeillets et sucrees de jacinthes, lui font paraitre Paris triste, et le logis de la rue des Saules etroit et sombre. Les petits ports mediterraneens, recuits de lumiere, eveillent en lui des idees de departs pour des pays d'enchantement, et l'usine qui a devore sa jeunesse lui semble monstrueuse et funebre avec le panache noir de ses cheminees. Ses infirmieres, qu'il devine elegantes et raffinees, sous leurs blouses de toile, la musique de leurs voix, les yeux de velours d'une porteuse de fleurs du marche de Nice, amoindrissent l'image de Sophie, la petite dactylo, trop pale et trop blonde. Il prevoit un avenir tourmente, de luttes, d'aprete, de rancoeurs et de desillusions. Il souffrira et fera souffrir. Pourquoi n'est-il pas mort quand il croyait si bien mourir, son corps deja prisonnier de la terre, et sa pensee, dans le ciel, sous les ailes de vieux Charles, qui venait, comme son ange gardien, assister son ame hesitante a l'instant du grand voyage. Et parce que la mort le hante, il pense a sa maman. --Mon tout petit ... n'ai-je pas deja assez pleure dans cette vie pour les autres et pour toi?... Je suis ta vieille qui a besoin de tes caresses ... je t'ai eu si tard que je t'aime comme un petit-fils. Tant que je te resterai, je serai la meme; de tout ce qui t'entoure, moi seule ne changerai pas, invariablement fidele, indulgente et passive. Mes paupieres ne seront bien fermees que sous tes doigts. Mon cheri ... tu dois vivre ... mon cheri ... il faut revenir ... mon cheri.... ... De la caserne des Senegalais, le clairon sonne l'appel du soir. _Aout 1916--Fevrier 1917._ IMPRIMERIE DE L'EDITION, 104, rue Didot, PARIS (XIVe) ALBIN MICHEL, Editeur, 22, rue Huyghens Georges DOCQUOIS: *Nos Emotions pendant la guerre* 1 vol. Jeanne LANDRE: *L'Ecole des Marraines* 1 vol. Gabriel SEAILLES: *La Guerre et la Republique* 1 vol. Arnould GALOPIN: *Les Poilus de la 9e* (462 pages) 1 vol. *La Poilue*, par une Premiere de la rue de la Paix 1 vol. Andre AVEZE: *Martha Steiner*, gouvernante allemande 1 vol. HANS DE KAHLENBERG: *Misere* (_Moeurs militaires allemandes_) Traduction francaise de Louis DE HESSEM 1 vol. Henry W. FISCHER: *Guillaume II inconnu*, _Memoires d'Ursula_, _Comtesse d'Eppinghoven_, Traduction francaise de A. MEVIL 1 vol. Henry W. FISCHER: *Memoires secrets de Frau Bertha Krupp* Traduction francaise de Charles LAROCHE 1 vol. Lieutenant O. BILSE: *Petite Garnison* (_Roman de moeurs militaires_) 1 vol. Docteur CABANES: *Une Allemande a la Cour de France* (_La Princesse Palatine_, _Les Petits Talents du Grand Frederic_, _Un Medecin prussien espion dans les salons diplomatiques_) orne de 85 gravures Henry BARBY, Correspondant de guerre du _Journal_: *Au Pays de l'Epouvante* (_L'Armenie martyre_) 16 hors texte 1 vol. Chaque volume, franco *3* fr. *50* IMPRIMERIE DE L'EDITION, 104, rue Didot, PARIS (XIVe) [Note concernant la transcription: La ponctuation a ete normalisee.] *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CHIGNOLE (LA GUERRE AERIENNE) *** A Word from Project Gutenberg We will update this book if we find any errors. This book can be found under: http://www.gutenberg.org/ebooks/35150 Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg(tm) electronic works to protect the Project Gutenberg(tm) concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. 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Information about the Mission of Project Gutenberg(tm) Project Gutenberg(tm) is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg(tm)'s goals and ensuring that the Project Gutenberg(tm) collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg(tm) and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org . Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://www.gutenberg.org/fundraising/pglaf . Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://www.pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg(tm) depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. 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Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://www.gutenberg.org/fundraising/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg(tm) electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg(tm) concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg(tm) eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg(tm) eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. 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