The Project Gutenberg EBook of Mémoires de Madame la Duchesse de Tourzel, par Louise Elisabeth de Croy d'Havré, duchesse de Tourzel This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. 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Sur la page 258, le nom incorrect (Alexandre) D'AUMONE, a été corrigé en D'AUMONT. THE FRENCH REVOLUTION RESEARCH COLLECTION LES ARCHIVES DE LA REVOLUTION FRANÇAISE PERGAMON PRESS Headington Hill Hall, Oxford OX3 0BW, UK MÉMOIRES DE MADAME LA DUCHESSE DE TOURZEL L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l'étranger. Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en mai 1883. PARIS.--TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8. [Illustration: PORTRAIT DE LA REINE MARIE-ANTOINETTE Pastel fait en 1791, par KUCHARSKY.] MÉMOIRES DE MADAME LA DUCHESSE DE TOURZEL GOUVERNANTE DES ENFANTS DE FRANCE PENDANT LES ANNÉES 1789, 1790, 1791, 1792, 1793, 1795 PUBLIÉS PAR LE DUC DES CARS _Ouvrage enrichi du dernier portrait de la Reine_ TOME PREMIER [Illustration] PARIS E. PLON et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS 10, RUE GARANCIÈRE 1883 _Tous droits réservés_ INTRODUCTION Les Mémoires que nous soumettons aujourd'hui au public n'ont, jusqu'ici, jamais été imprimés. Depuis fort longtemps la nombreuse descendance de madame la duchesse de Tourzel et le cercle restreint d'amis qui seuls avaient eu connaissance de ce précieux manuscrit en sollicitaient avec instance la publication, sans que madame la duchesse des Cars, petite-fille de madame de Tourzel, entre les mains de qui il était venu par héritage, ni, après elle, M. le duc des Cars, son fils, aient cru devoir accéder à ce désir. Les motifs d'une pareille réserve sont faciles à comprendre, si l'on se reporte par la pensée aux époques troublées que décrivent ces Mémoires. Toute la génération qui a traversé la période révolutionnaire a gardé des scènes terribles auxquelles elle avait assisté une impression dont la vieillesse même n'a pu éteindre la douloureuse vivacité. Lorsque, plus tard, la police de Napoléon Ier entoura d'une surveillance odieusement vexatoire les personnes que leur position et leur attachement connu à la famille royale désignaient à l'ombrageuse méfiance de l'Empereur, les habitudes de circonspection qu'elles avaient contractées pendant leur jeunesse devinrent la règle de conduite de leur vie tout entière, et ces sentiments s'étaient transmis à leurs enfants, témoins attristés des inquiétudes, parfois même des dangers auxquels leurs parents et eux-mêmes étaient exposés. Aujourd'hui, ces raisons n'existent plus, et le moment semble venu de restituer à l'histoire un document unique, qui, par son caractère particulier, ne peut être comparé à aucun de ceux dont se compose la riche collection des mémoires relatifs à la révolution française. Tous ceux, en effet, qui ont écrit sur cette funeste époque, ont joué un rôle personnel plus ou moins direct dans le drame qu'ils racontent; ils ont donc une tendance naturelle, inévitable, à présenter les faits sous le point de vue préconçu auquel leurs passions, souvent leurs intérêts, leur commandent de se placer. Madame Campan elle-même n'a pu échapper entièrement à ce reproche. Malgré le charme qu'inspire son touchant et respectueux attachement à l'infortunée reine Marie-Antoinette, on entend, parfois, dans sa voix comme un écho de susceptibilités froissées, comme un cri inquiet de sa personnalité, qui contraste péniblement avec l'émotion du lecteur. Cette impression, on la chercherait en vain dans les _Mémoires de madame la duchesse de Tourzel_: tout entière aux devoirs de sa charge, sa vie, ses affections, ses pensées se concentrent exclusivement sur les augustes enfants dont les épaisses murailles du Temple pourront seules la séparer. Aux heures les plus menaçantes des émotions populaires, lorsque la populace égarée envahit aux 5 et 6 octobre 1789 le château de Versailles, lorsque l'émeute traverse les salons des Tuileries le 20 juin 1792, lorsqu'au 10 août elle s'y établit triomphante sur les ruines de la monarchie, la gouvernante des Enfants de France trouve dans son dévouement à la famille royale la force d'étouffer le cri le plus sacré de la nature. On sent à peine un frémissement d'inquiétude aux dangers que court sa fille bien-aimée, cette charmante Pauline de Tourzel, dont le courage désarma les bourreaux de la Force lors des hideux massacres de Septembre. Mais si la personnalité de madame de Tourzel ne perce en aucun endroit de ces Mémoires, on y voit, presque à chaque page, comme un reflet des deux plus augustes victimes de la tragédie révolutionnaire: le roi Louis XVI et la reine Marie-Antoinette: c'est là ce qui fait un des principaux attraits de ces volumes. Le public trouvera, nous l'espérons, un vif intérêt à suivre dans ce récit authentique le développement des terribles événements et des catastrophes qui ont marqué la fin du siècle dernier; il y verra l'origine de ces convulsions qui, après avoir désorganisé et bouleversé toute une société, continuent encore à troubler l'époque où nous vivons. La famille de madame de Tourzel sera heureuse de voir au milieu de quelles circonstances se sont révélés le courage, le sang-froid, le dévouement qui ont acquis à l'auteur de ces Mémoires un tel renom parmi ses contemporains et rendent ses descendants si justement fiers de lui appartenir. Nommée gouvernante des Enfants de France au lendemain de la prise de la Bastille, madame de Tourzel fut, on peut le dire sans crainte, la dernière, la seule confidente des malheureux princes auxquels le danger, en relâchant bien vite les entraves de l'étiquette, permettait de suivre leur penchant pour les tendres effusions du coeur et de l'intimité. Pendant cette cruelle agonie de la royauté, alors qu'une surveillance savamment grossière épie les moindres mouvements et jusqu'aux impressions du Roi et de la Reine, quand La Fayette semble chercher dans les humiliations qu'il inflige à la famille royale une sorte d'orgueilleuse jouissance, c'est dans l'appartement de madame de Tourzel que les malheureux princes viennent chercher un moment de calme et l'oubli de leurs souffrances. C'est là qu'ils versent, loin des regards impies, ces larmes amères que l'histoire a soupçonnées jusqu'ici plutôt qu'elle n'en a eu la preuve, car, une fois la porte franchie de nouveau, les devoirs sublimes de la royauté imposaient à ces nobles et saintes figures le masque d'une résignation surhumaine. Ces larmes, madame de Tourzel en a été l'unique témoin. Dans les douloureux épanchements auxquels elle a assisté, elle a saisi le secret de cette bonté que l'on a, parfois, pu qualifier de faiblesse, mais qui puisait sa source dans le plus ardent amour de la France. Aussi, lorsqu'après bien des années, dans une retraite que lui conseillaient à la fois les circonstances et son impérissable douleur, la gouvernante des Enfants de France a voulu nous laisser le récit de ces funestes événements, elle en cherche l'appréciation dans le souvenir qu'elle a gardé de ces suprêmes et cruelles confidences. C'est là ce qui distingue, entre tous, les Mémoires de madame la duchesse de Tourzel, et c'est pour cela que nous n'hésitons pas à les considérer comme un document historique d'une valeur absolument incomparable. Louise-Élisabeth-Félicité-Françoise-Armande-Anne-Marie-Jeanne-Joséphine de Croy-Havré naquit à Paris le 11 juin 1749. Elle était le cinquième enfant et la quatrième fille de Louis-Ferdinand-Joseph de Croy[1], duc d'Havré, prince et maréchal héréditaire du Saint-Empire, marquis de Vailly, comte de Fontenoy, châtelain héréditaire de Mons, grand d'Espagne, etc., tué au combat de Filingshausen en 1761, et de Marie-Louise-Cunégonde de Montmorency-Luxembourg. [1] Le duc de Croy-Havré, père de madame de Tourzel, avait trois soeurs: 1º Marie-Louise-Josephe, née le 22 février 1714, qui avait épousé le comte de Tane, gentilhomme piémontais; 2º Marie-Anne-Charlotte, née le 12 mai 1717, qui avait été mariée le 1er avril 1737 à Joachim-Antoine Ximenès, marquis d'Arizza, grand d'Espagne; 3º Pauline-Josephe, qui se fit religieuse. Les autres enfants, issus du même mariage, furent Joseph-Anne-Auguste-Maximilien de Croy, duc d'Havré, mort en 1839, à quatre-vingt-seize ans, Marie-Anne-Christine-Joséphine, comtesse de Rougé, morte à Paris en 1788; Emmanuelle-Louise-Gabrielle-Joséphine-Cunégonde, religieuse de la Visitation; enfin Marie-Charlotte-Joséphine-Sabine, marquise de Vérac. Louise-Élisabeth-Félicité, la plus jeune de cette nombreuse famille, épousa, le 8 avril 1764, Louis-François du Bouchet de Sourches, premier marquis de Tourzel[2], grand prévôt de France. Cinq enfants naquirent de cette union; quatre filles: la duchesse de Charost[3], la comtesse François de Sainte-Aldegonde[4], la comtesse Louis de Sainte-Aldegonde[5], la comtesse de Béarn[6], l'auteur des _Souvenirs de quarante ans_, où elle trace un tableau si émouvant des massacres de Septembre. Cette dernière n'était point encore mariée lorsque sa mère fut nommée gouvernante des Enfants de France; aussi dut-elle l'accompagner à Versailles d'abord, puis aux Tuileries. Sa discrétion était telle que la Reine, prévenue par madame de Tourzel que ses entretiens avec le Roi étaient entendus dans la chambre occupée par sa fille, se contenta de répondre: «Qu'importe? Je n'ai rien à craindre quand mes plus secrètes pensées tomberaient dans le coeur de notre chère Pauline[7].» [2] Le marquis de Tourzel était fils de Marguerite-Henriette Desmaretz, fille du maréchal de Maillebois: en premières noces son père avait épousé Charlotte-Antoinette de Gontaut, fille du maréchal de Biron; elle mourut en 1740, laissant quatre enfants: 1º Ursule, née en 1754, qui épousa Louis-François-René, comte de Virieu; 2º Judith, qui épousa, en 1755, Anne-Joachim-Annibal, comte de Rochemore; 3º Gabrielle-Louise-Geneviève; 4º Marie-Louise. Le marquis de Tourzel eut un frère, le comte de Montsoreau, qui eut deux filles: l'une épousa le duc de Blacas; l'autre, le comte Auguste de la Ferronnays. [3] Mourut sans enfants. [4] Elle eut un fils, Camille, et une fille, Virginie, depuis duchesse de Mortemart. [5] Elle eut deux filles: Philippine, comtesse d'Imécourt; Antoinette, comtesse de Cossé, et un fils, Charles de Sainte-Aldegonde. [6] Elle eut une fille, la comtesse de Villefranche, et un fils, le comte Hector de Béarn. [7] _Souvenirs de quarante ans_, première édition, 1861, page 32. Le cinquième enfant de madame de Tourzel fut Charles-Louis-Yves du Bouchet de Sourches[8], deuxième marquis de Tourzel et dernier grand prévôt de France. [8] Charles-Louis-Yves du Bouchet de Sourches eut, de son mariage avec mademoiselle Augustine de Pons, dernière du nom, qu'il épousa en 1796 (et qui a laissé, elle aussi, quelques pages très-intéressantes sur la Terreur), cinq enfants: Auguste, duchesse des Cars; Léonie, duchesse de Lorges; Hélène, comtesse d'Hunolstein; Roger, mort en bas âge, et Olivier, duc de Tourzel. Ce dernier épousa Anastasie de Crussol d'Uzès, dont il eut un fils qui mourut à l'âge de huit ans. Son père lui survécut fort peu, et, à sa mort, les papiers de la famille de Tourzel, ainsi que les précieux souvenirs de la captivité de la famille royale, passèrent à madame la duchesse des Cars, morte en 1870. Le manuscrit original de ces Mémoires est devenu de cette façon la propriété de M. le duc des Cars, petit-fils de madame de Tourzel. Il possède aussi le très-intéressant portrait reproduit en tête de ce volume. Ce portrait, commandé au peintre Kouarski par la reine Marie-Antoinette, pour la gouvernante des Enfants de France, comme témoignage de reconnaissance de son dévouement, fut interrompu par la journée du 10 août et est resté dans l'état où la révolution l'a surpris. Les traditions de la famille ne nous ont conservé aucun détail précis sur les années qui suivirent le mariage de madame de Tourzel; nous savons seulement que son temps était partagé entre Paris et le magnifique château de Sourches, près du Mans, que son beau-père venait de faire construire. On sait en effet que M. de Sourches, pour mieux sauvegarder l'indépendance de son caractère, vécut, jusqu'à la fin du règne de Louis XV, retiré de la cour, autant que le permettaient les devoirs de sa charge. A l'avénement du roi Louis XVI, il sembla que de nouveaux jours allaient luire sur la France: beaucoup de familles qui s'étaient écartées de Versailles y revinrent, attirées par les vertus et le charme dont le jeune roi et la reine Marie-Antoinette donnaient le gracieux exemple. Le marquis de Tourzel remplissait ses fonctions héréditaires de grand prévôt avec l'austère exactitude qui semblait un apanage de sa race et dont les _Mémoires du marquis de Sourches_, actuellement en cours de publication, nous ont transmis le témoignage pendant le règne de Louis XIV. Le grand prévôt de France accompagnait la cour dans tous ses déplacements. A ce titre, il se trouvait avec le Roi à Fontainebleau, au mois de novembre 1786, lorsque son cheval, s'étant emporté sous les futaies pendant une chasse à courre, lui fracassa la tête contre une branche d'arbre. L'émotion que causa ce fatal accident fut extrême. Le Roi fit aussitôt transporter le blessé dans la maison d'un garde, où, pendant huit jours, il reçut les soins des médecins de la cour, qui s'opposèrent à toute tentative de déplacement. Louis XVI, qui avait pleuré, nous rapporte madame de Staël, en apprenant cette catastrophe, et la Reine elle-même, veillèrent à ce que rien ne manquât au blessé, avec cette affectueuse et touchante sollicitude dont ils ne cessèrent jamais d'entourer ceux qui les approchaient. Malheureusement, les efforts de la science furent impuissants, et après une semaine de la plus cruelle agonie, M. de Tourzel expira. Sa veuve, aussitôt en proie à un transport de douleur, s'écria, en jetant son fils sur le corps inanimé de son père: «J'ai tout perdu; il ne me reste plus qu'un seul espoir en ce monde, c'est que vous soyez aussi vertueux que l'homme dont vous embrassez le cadavre.» De telles paroles, dans un pareil moment, disent, avec plus d'éloquence que ne pourraient le faire les récits de la tradition, combien avait été heureuse cette union si cruellement brisée. Le Roi voulut sur-le-champ donner à son fils la survivance de la charge de grand prévôt de France. En vain lui fit-on observer que le jeune marquis de Tourzel n'avait pas encore atteint l'âge de la majorité, condition indispensable pour remplir ces hautes fonctions: «Les Sourches ne sont point mineurs, répondit-il; la mort de M. de Tourzel me touche beaucoup. Bon père de famille, sage, religieux et fidèle, il laisse, jeune, une réputation intacte et des affaires en bon ordre: belle leçon pour tant d'autres qui n'en laissent que de mauvaises!» Une semblable oraison funèbre est, à la fois, un honneur pour celui qui l'a inspirée et pour le prince capable d'apprécier ainsi la noblesse du caractère de ses serviteurs. Le nouveau grand prévôt de France se montra, du reste, digne de la faveur royale, et nous verrons au cours de ces Mémoires avec quel courageux dévouement, au milieu des plus grands dangers, il sut remplir, jusqu'à la fin, les devoirs qui lui avaient été dévolus dans d'aussi solennelles circonstances. Après ce terrible dénoûment, madame de Tourzel rentra dans la retraite. Tout entière à sa douleur et aux tendres soins dont elle entourait l'enfance de sa fille Pauline, il semblait que sa vie fût terminée pour le monde, et qu'elle ne dût plus jamais reparaître dans le milieu brillant où elle avait su faire admirer de tous ses vertus et ses nobles qualités. Dieu en avait disposé autrement. Pendant ces funestes années de 1787 et de 1788, les événements marchèrent vite. Aux intrigues de cour, que suscitait le duc d'Orléans pour ternir l'éclat de la majesté royale, avait bientôt succédé l'agitation des assemblées des notables, puis le mouvement plus redoutable des États généraux. D'un bout à l'autre du royaume, les esprits étaient en effervescence; toutes les bases de la monarchie étaient à la fois ébranlées, et la foule apprenait déjà à répéter, tantôt avec menace, tantôt avec amour, les noms des nouveaux acteurs qui allaient faire leurs débuts sur la scène de la politique. La faction d'Orléans, n'osant pas encore s'en prendre directement au Roi, et comprenant, du reste, que le caractère énergique de la Reine opposerait à la révolution le plus sérieux obstacle, attaquait sans relâche cette princesse, en calomniant de la façon la plus odieuse les personnes qu'elle honorait de son amitié. Au premier rang, parmi celles que menaçaient les haines populaires, se trouvait la duchesse de Polignac; aussi, lorsque la prise de la Bastille eut montré aux hommes de désordre qu'ils pouvaient impunément se livrer aux derniers excès, la malheureuse Reine comprit qu'il fallait se séparer de l'amie dévouée à qui elle avait confié le soin de ses enfants. Madame de Polignac prit donc une des premières la route de l'émigration, pour rejoindre à Turin le prince de Condé et le comte d'Artois: la place de gouvernante des Enfants de France devint ainsi vacante; mais cette charge, qui, à d'autres époques, eût été un honneur envié, n'était plus, dans les circonstances présentes, qu'un poste périlleux de sacrifice et de dévouement. Pour remplir une telle mission, il fallait une personne d'un grand caractère, incapable de balancer entre le danger et l'accomplissement de son devoir, prête à sacrifier, sans hésiter, ses affections les plus chères pour répondre à la confiance royale, et dont le nom respecté de tous ne soulevât pas, tout d'abord, les préjugés haineux de l'esprit public. Une si haute abnégation, de telles qualités sont toujours rares; cependant le choix de la Reine se fixa immédiatement sur madame de Tourzel, tant son mérite était éclatant et incontesté. Il n'est pas douteux qu'elle n'eût refusé cette distinction, si les circonstances avaient permis de la considérer comme une faveur. Toutefois, avant de se résoudre à l'accepter, elle hésita beaucoup, tant elle comprenait l'écrasante gravité des devoirs auxquels elle devrait désormais s'immoler. Dans les _Souvenirs de quarante ans_, madame la comtesse de Béarn, sa fille, nous a conservé le récit de ces hésitations: «Le combat entre ses affections particulières et le souvenir de la bonté que le Roi et la Reine lui avaient témoignée à l'époque de la mort de mon père dura plusieurs jours, écrit-elle. Mais le sentiment des malheurs de cette royale famille, le spectacle de l'abandon où beaucoup de ceux qui l'entouraient l'avaient déjà laissée, l'emportèrent. Elle se résigna au sacrifice qu'on lui demandait; c'en était un alors, et un bien grand: on pouvait déjà prévoir quelques-uns des malheurs cachés dans l'avenir.» La marquise de Tourzel fut donc nommée gouvernante des Enfants de France, et la première fois qu'elle vit la Reine en cette qualité, elle fut saluée par une de ces paroles où l'infortunée Marie-Antoinette savait mettre toute la gracieuse délicatesse de son coeur: «Madame, lui dit-elle, j'avais confié mes enfants à l'amitié, je les confie maintenant à la vertu.» C'est à ce moment que s'ouvrent les Mémoires. Nous ne nous permettrons pas, même par la plus modeste des analyses, d'empiéter sur ces pages émouvantes, qui embrassent les dernières années de la vieille monarchie française, de la prise de la Bastille à la fin de la Terreur. Après huit années de mariage, la Reine avait donné le jour à une fille, Marie-Thérèse-Charlotte, qui naquit à Versailles, le 19 décembre 1778, et mourut en exil, en 1854, après avoir épuisé tout ce qu'une vie humaine peut connaître de douleurs et de déceptions: ce fut l'héroïque prisonnière du Temple, depuis, madame la Dauphine. Peu après cet événement, que la France entière salua de ses acclamations enthousiastes, la Reine fit une fausse couche, et ce fut seulement le 22 octobre 1781 que le canon des Invalides annonça la naissance de Louis-Joseph-Xavier-François de France, désigné dans l'histoire comme le premier Dauphin. En effet, ce jeune prince, dont la belle santé et la précoce intelligence autorisaient les plus légitimes espérances, devint tout à coup rachitique et s'éteignit à Meudon au mois de juin 1789. En 1783, la Reine fit une nouvelle fausse couche, et deux ans plus tard, elle donnait le jour, le 27 mars 1785, à Louis-Charles de France, duc de Normandie, qui, devenu Dauphin à la mort de son frère, fut l'infortuné Louis XVII. Enfin, le 9 juillet 1786, naissait à Versailles Sophie-Hélène-Béatrix, qui mourut le 19 juin suivant. Ainsi, de cette nombreuse famille, il ne restait plus que deux enfants, le Dauphin et Madame de France, lorsque madame de Tourzel fut appelée à prendre auprès d'eux la place que lui imposait la confiance du Roi et de la Reine. Après la mort de Robespierre, madame de Tourzel, qui, avec son fils et ses filles, Pauline et la duchesse de Charost, avait échappé comme par miracle à l'échafaud, se retira dans sa terre d'Abondant, près de Dreux. Elle y demeura jusqu'à la Restauration, absorbée dans ses douloureux souvenirs, partageant tous ses instants entre le culte des augustes victimes dont elle avait été la dernière confidente et les soins de la plus active charité. Là, sous les ombrages séculaires de son beau parc, elle avait érigé un modeste monument expiatoire, sur lequel le visiteur ému peut encore aujourd'hui lire cette touchante inscription qu'elle avait elle-même dictée: «QUID SUNT CINERES? HEU! CINIS IPSA DEEST!» Hélas! de toutes ces grandeurs qu'elle avait connues, de tous ces nobles martyrs qu'elle avait aimés, il ne restait, en effet, plus rien! Leurs cendres, confondues dans la fosse commune de Mousseaux et de Sainte-Marguerite, ou brûlées dans la chaux vive du cimetière de la Madeleine, n'étaient même plus là pour recevoir les pieux hommages d'un dévouement que les circonstances avaient élevé jusqu'à la hauteur de l'héroïsme! Ce n'étaient pas seulement le Roi, la Reine et l'infortuné Dauphin qui reposaient dans ces tombes que la république croyait vouées à un éternel oubli! La grandeur de la France, développée pendant tant de siècles à l'abri des institutions tutélaires de la royauté, avait, elle aussi, succombé dans la tourmente révolutionnaire. L'agonie de ces malheureux princes était en même temps l'agonie de la France, et tous les bons Français comprenaient que ces terribles événements entraînaient, avec la ruine de la royauté, la ruine de leur patrie. En effet, on n'avait pas encore su établir une distinction subtile entre la France et le Roi; qui aimait l'un aimait l'autre, qui mourait pour la patrie mourait pour le Roi, qui mourait pour le Roi mourait pour la patrie. Depuis le moment néfaste où la révolution a brisé ce faisceau sacré, les désastres ont succédé aux désastres, les catastrophes se sont accumulées sur les catastrophes, le désordre enfin s'est librement développé avec une audace de plus en plus grande; il en sera ainsi jusqu'au jour où la France désabusée comprendra qu'il lui faut renouer la chaîne brisée de ses traditions séculaires si elle ne veut, après avoir été la première parmi les nations civilisées, devenir un triste exemple de la décadence où les peuples sont entraînés par l'abandon de tous les grands principes politiques et religieux. Madame de Tourzel passa donc à Abondant les dernières années du dix-huitième siècle. Les habitants de cette petite commune avaient appris à respecter cette profonde douleur; ils en vinrent promptement à vénérer celle que la bienfaisance seule pouvait arracher à ses tristes pensées et au pèlerinage quotidien qu'elle faisait, escortée d'un serviteur fidèle, au monument dont nous avons parlé plus haut. Un jour,--l'orgie révolutionnaire n'était pas encore terminée,--une de ces bandes de malfaiteurs qui sillonnaient alors les provinces voulut abattre les belles futaies du parc d'Abondant, qu'ils jugeaient incompatibles avec les principes de l'égalité. La population, d'un mouvement spontané, empêcha ce méfait et dispersa les pillards. Dès les premiers jours de la Restauration, le roi Louis XVIII, qui avait déjà attaché à la personne de madame la Dauphine mademoiselle de Tourzel, devenue la comtesse de Béarn, songea à récompenser le dévouement dont la gouvernante des Enfants de France avait entouré ses malheureux parents. Il lui conféra, en 1816, le titre héréditaire de duchesse, destiné à s'éteindre trop promptement en la personne de son petit-fils Olivier, duc de Tourzel; son fils était mort en 1815. Enfin, le 15 mai 1832, la duchesse de Tourzel terminait, à son tour, cette longue carrière que tant de douleurs avaient traversée; elle était âgée de quatre-vingt-deux ans. Son corps, rapporté à Abondant, y fut inhumé dans l'église, et sur la pierre qui recouvre ses restes mortels fut gravée cette épitaphe, composée par son petit-gendre, le duc des Cars. Son admirable concision résume aussi complètement que possible une vie que s'étaient partagée les larmes, le dévouement et la charité: HIC JACET L.E.F.F.A.M.J. DE CROY DUCISSA DE TOURZEL REGIAE SOBOLIS GUBERNATRIX FORTIS IN ADVERSIS DEO REGIQUE FIDELIS VERE MATER PAUPERUM PERTRANSIVIT BENEFACIENDO OMNIBUS VENERANDA MAGNO PROLIS AMORE DILECTA OBIIT ANNO AETATIS 82 REQUIESCAT IN PACE[9]. [9] Le corps est placé sous le mur extérieur de l'église, dans le cimetière dont elle est entourée, de façon que la bonne duchesse, comme l'appelaient les habitants, repose au milieu d'eux. C'est de ce côté que se trouve l'inscription française, que nous donnons ici; l'inscription latine est dans l'église. ICI REPOSE L.E.F.F.A.M.J. DE CROY DUCHESSE DE TOURZEL GOUVERNANTE DES ENFANTS DE FRANCE COURAGEUSE DANS L'ADVERSITÉ FIDÈLE A DIEU ET AU ROI VÉRITABLE MÈRE DES PAUVRES ELLE A PASSÉ EN FAISANT LE BIEN VÉNÉRÉE DE TOUS ARDEMMENT AIMÉE DE SES ENFANTS ELLE MOURUT A L'AGE DE 82 ANS QU'ELLE REPOSE EN PAIX. Les Mémoires que nous publions ont été imprimés sur le manuscrit original, qui appartient à M. le duc des Cars: aucune altération n'y a été apportée, et un pieux respect a présidé aux moindres détails de cette publication, dont toutes les notes sont de la main même de l'auteur. Il nous reste maintenant à remplir un dernier devoir, pour satisfaire à la fois à la vérité et à la volonté formelle de madame la duchesse de Tourzel. Le marquis de Bouillé dit, dans ses Mémoires, que l'opiniâtreté de madame de Tourzel à vouloir suivre le Dauphin dans le voyage de Varennes avait empêché le Roi de prendre dans sa voiture un militaire distingué, qui eût pu, par son intervention, être d'une importance capitale. Madame de Tourzel déclare que la Reine fut la seule qui lui fit part de ce voyage, et qu'il ne lui fut jamais dit qu'il était question de la remplacer par qui que ce fût. On lui demanda simplement si sa santé serait un obstacle. «Je n'aurois pas insisté, dit-elle dans une note qu'elle a laissée sur ce sujet, si la Reine m'eût témoigné un pareil désir. J'avois d'ailleurs la ressource de prendre la place de l'une des deux femmes de chambre qui accompagnoient la famille royale dans la voiture de suite. En pareil cas, l'attachement ne consulte ni les convenances, ni les droits, et j'aurois concilié le devoir que m'imposoit ma place de ne jamais quitter Mgr le Dauphin avec le désir que Leurs Majestés m'auroient manifesté de se faire accompagner par une personne dont les services eussent pu leur être plus utiles que les miens.» Le caractère de courage et de droiture de madame de Tourzel lui eussent fait supporter des torts réels, mais ces griefs supposés lui étaient très-pénibles, et sa famille se demandait comment d'autres auteurs avaient pu répéter une attaque, si injuste. «Il semble, disait une de ses filles, madame la comtesse de Sainte-Aldegonde, que le témoignage d'une personne si véridique, si consciencieuse, si estimée, est d'un bien autre poids que les Mémoires de M. de Bouillé; celui-ci, en effet, avait besoin de trouver des raisons pour atténuer les reproches que l'on était en droit de lui adresser, soit à lui-même, à cause des dispositions défectueuses qu'il avait prises, soit à son fils, qui paraît avoir manqué de présence d'esprit et de décision.» Sur un autre point encore, une préoccupation constante hanta l'esprit de madame de Tourzel jusqu'à la fin de sa vie. Il s'agissait de son élève bien-aimé, le malheureux Dauphin. Les aventuriers qui ont, à diverses reprises, tenté de se faire passer pour Louis XVII, ont presque tous prétendu qu'ils avaient demandé à être confrontés avec la gouvernante des Enfants de France, mais que le mauvais vouloir intéressé de la famille royale avait toujours refusé de leur en accorder l'autorisation. Cette confrontation ne pouvait que dévoiler leur imposture; madame de Tourzel ne voulait pas se prêter à une manoeuvre d'où l'on aurait pu induire qu'elle n'était pas convaincue de la mort du jeune prince car, elle n'avait pas, en effet, attendu l'époque tardive à laquelle ces revendications se sont produites pour faire, d'elle-même, une enquête sur la fin tragique du jeune roi. Nos lecteurs en trouveront le récit à la fin du deuxième volume de ces Mémoires, et le caractère de madame de Tourzel ne se fût jamais prêté à une supercherie,--quelles que fussent les considérations politiques invoquées pour la justifier,--si la moindre hésitation avait subsisté dans son esprit sur le sort du malheureux prince. Elle était, au contraire, absolument convaincue de sa mort; le témoignage des médecins qui avaient pratiqué l'autopsie, et qu'elle avait eu soin d'interroger aussitôt après, les détails circonstanciés qu'elle avait trouvés dans un registre où chaque jour étaient consignés les actes du prince, et qu'un hasard presque providentiel lui permit de lire lors d'une visite à Madame Royale, encore détenue au Temple, enfin les renseignements précis qui lui furent fournis par le vénérable curé de Sainte-Marguerite, dont le suisse avait été témoin de l'inhumation, toutes ces preuves réunies ne lui laissèrent aucun doute à ce sujet. Tous les arguments tirés d'un prétendu silence de la duchesse de Tourzel sont sans valeur, puisque nous publions aujourd'hui sur ce point la déclaration la plus formelle, écrite de sa propre main. Elle commence en effet l'exposé de ses démarches en disant: «J'interromps un moment le récit de ce qui regarde Madame pour parler de ce que j'appris au Temple, concernant le jeune roi, dont je parlais souvent à Gomin et à Lasne, et je joindrai à ce détail le récit de sa mort et des précautions que je pris pour m'assurer de sa réalité, _dont je ne puis conserver le plus léger doute_. Il me paraît utile d'en donner la preuve à ceux qui liront ces Mémoires.» Après avoir lu les pages émues dans lesquelles la duchesse de Tourzel rend compte de ses recherches, il semble qu'elle ait prévu les objections de la critique historique la plus rigoureuse: la mort du vrai Louis XVII était devenue une certitude absolue pour la noble femme qui l'avait élevé, et cette certitude, on le sait déjà, était partagée au même degré par Madame la Dauphine, qui, pendant bien des années, avait gardé l'espérance de retrouver son frère. Si donc il survenait de nouveaux imposteurs qui cherchassent à se couvrir du témoignage de la duchesse de Tourzel, ils trouveraient dans ces pages le démenti le plus catégorique. Madame la duchesse de Tourzel prenait soin de faire connaître sa pensée sur ce sujet à tous les membres de sa famille. «Ce jeune prince était charmant, disait-elle, et doué de facultés qui le rendaient attachant au possible. Madame la duchesse d'Angoulême, sa soeur, l'aimait passionnément et a tout fait, ainsi que moi, pour savoir s'il aurait pu échapper au long et infernal martyre auquel des monstres l'avaient soumis. Il n'est que trop certain qu'il n'a pas survécu aux mauvais traitements auxquels il a été soumis à dessein. Du reste, s'il eût survécu, son corps serait resté atrophié et son esprit eût été infirme.» LA FERRONNAYS. MÉMOIRES DE MADAME LA DUCHESSE DE TOURZEL CHAPITRE PREMIER ANNÉE 1789. Séjour à Versailles.--Journées des 5 et 6 octobre.--Établissement du Roi à Paris.--Continuation de la fermentation existant dans cette ville.--Conduite du Roi à l'égard des Parlements de Rouen et de Metz.--Arrestation de diverses personnes. Appelée par mon souverain à la place honorable de gouvernante des Enfants de France, à l'époque où la Révolution commençait à prendre le caractère le plus effrayant, je reçus le précieux dépôt qui m'était confié, avec la ferme résolution de consacrer ma vie à répondre à la confiance de Leurs Majestés, et à leur prouver le respectueux attachement dont j'étais pénétrée pour leurs augustes personnes. Mgr le Dauphin, âgé de quatre ans, était d'une figure charmante et d'une intelligence surprenante, qui se développait chaque année de manière à donner les plus hautes espérances, si la méchanceté des hommes n'avait enseveli dans le tombeau tant de grâces, d'espérances et de qualités propres à soutenir dignement le rang où le ciel l'avait placé. Comme tous les yeux étaient ouverts sur Mgr le Dauphin, la Reine me demanda de ne pas le perdre de vue un instant, et de me borner à une surveillance générale sur Madame, qui, étant âgée de dix ans, devait recevoir une éducation qui ne pouvait se rapprocher de celle de son frère. La tendresse de la Reine pour ses enfants lui faisait désirer d'être fréquemment avec eux; j'eus l'honneur d'approcher de très-près cette noble et courageuse princesse, et d'apprécier ses grandes qualités. C'est pour moi un besoin de rappeler le récit des vertus de mes augustes et infortunés souverains, ainsi que d'offrir à leur mémoire l'hommage de l'attachement que je leur conserverai jusqu'à mon dernier soupir. Trop d'événements douloureux ont déchiré mon coeur et contristé mon esprit pour n'avoir pas affaibli ma mémoire; les fréquentes arrestations que j'ai éprouvées et les dangers, que j'ai courus ne m'ayant pas permis de conserver les notes que j'avais faites, je ne puis plus écrire que les faits qui se rappellent le plus à mon souvenir, dans les événements si frappants dont j'ai eu le malheur d'être témoin. Je m'établis à Versailles, les premiers jours d'août 1789. Le Roi et la Reine ne pouvaient voir sans effroi les décrets désorganisateurs de l'Assemblée se succéder avec une rapidité effrayante. La plupart des domestiques de la famille royale étaient gagnés par les factieux, en étaient les espions et leur rendaient le compte le plus exact de tout ce qu'on y faisait, de ceux qui y étaient admis et des diverses impressions qu'elle éprouvait. D'autres personnes, qui désiraient conserver à la fois leur influence politique et leur attachement pour Leurs Majestés, jetaient dans l'esprit de celles-ci des inquiétudes continuelles, sous prétexte de leur rendre compte de ce qui se passait, les empêchant ainsi de prendre un parti décisif, en leur mettant perpétuellement sous les yeux les inconvénients qui en pourraient résulter. Au mois de septembre de cette année, le Roi, fatigué de sa position et ne pouvant se dissimuler l'avantage que tiraient les factieux de la proximité de Paris, pensa sérieusement à quitter Versailles. Il voulait, en s'éloignant de cette ville, ôter la possibilité de réaliser des projets que les propos incendiaires des Jacobins ne donnaient que trop de raison de redouter. Leurs Majestés, toujours pleines de bonté, eurent celle de me prévenir de me mettre en mesure de partir sans aucune préparation, si les circonstances l'exigeaient. Elles n'étaient point encore décidées sur le lieu où elles devaient s'établir, et je l'ai toujours ignoré; mais elles changèrent bientôt d'avis et se résolurent à rester à Versailles. Cependant les victimes se multipliaient, et les crimes restaient impunis. La populace de Versailles pensa mettre à la lanterne un malheureux boulanger, dont tout le crime était à ses yeux de faire deux sortes de pain; elle pilla sa boutique, et l'on eut bien de la peine à le tirer de ses mains. On profita de cette circonstance pour faire sentir à la municipalité la nécessité d'augmenter la force répressive; elle autorisa en conséquence le comte d'Estaing, commandant de la garde nationale de Versailles, à solliciter l'arrivée d'un secours de mille hommes de troupes réglées, et le régiment de Flandre reçut l'ordre de se rendre à Versailles. L'esprit de ce régiment était alors excellent, ainsi que celui des chasseurs de Lorraine, qui était alors en garnison à Meudon. Ces deux corps, réunis aux gardes du corps, étaient plus que suffisants pour donner au Roi la possibilité de quitter Versailles sans éprouver la plus légère difficulté, et il eût peut-être évité par cette mesure tous les malheurs qui l'ont conduit à sa perte. Les gardes du corps, attachés du fond du coeur à la famille royale, pénétrés de regret de s'être laissé entraîner à présenter au Roi des réclamations déplacées, désiraient ardemment trouver l'occasion de réparer leur faute et donner des preuves de l'attachement que leur conduite héroïque a si évidemment prouvé. Ils résolurent d'employer tous les moyens possibles pour empêcher la corruption du régiment de Flandre, le conserver fidèle au Roi, et ils se flattaient d'y réussir en lui inspirant estime et confiance. Ils commencèrent par leur proposer un repas de corps, où ils invitèrent tout ce qu'il y avait de troupes à Versailles; et quoique la composition de la garde nationale de cette ville pût leur donner quelque inquiétude, elle n'en fut pas moins invitée à ce repas, qui se donna dans la salle de la Comédie. Il était superbe, et chacun des convives témoignait un tel attachement au Roi et à la famille royale, qu'on engagea Sa Majesté à combler leurs voeux en les honorant de sa présence. L'arrivée du Roi, accompagné de la Reine et de M. le Dauphin, fit le plus grand effet: les cris de: Vive le Roi, la Reine, M. le Dauphin et toute la famille royale! n'eurent pas besoin d'être commandés; c'était l'élan du coeur, et l'on reconnut encore en ce moment celui des Français. L'émotion qu'éprouvaient toutes les personnes fidèles au Roi rendit cette soirée aussi touchante qu'intéressante. Les coeurs et les têtes étaient tellement électrisés, que Sa Majesté aurait été accompagnée de tous ces braves gens, partout où elle aurait voulu se retirer. On ne profita malheureusement pas de cette bonne disposition, et les factieux, furieux et inquiets du sentiment qu'inspirait encore la personne du Roi, ne perdirent pas un moment pour gagner le régiment de Flandre et soulever les esprits. Ils feignirent d'abord les plus vives inquiétudes sur les suites d'un repas qui n'était, disaient-ils, que le prélude de la contre-révolution; ils parvinrent ensuite à organiser un mouvement assez violent pour forcer le Roi à venir à Paris et consommer plus facilement l'exécution de leurs desseins. Quoiqu'ils cachassent encore le projet de renverser le Roi de son trône pour y placer le Duc d'Orléans, la violence de leurs déclamations contre leur souverain et la conduite du côté gauche de l'Assemblée ne laissaient que trop apercevoir le voeu réel de leur coeur. JOURNÉES DES 5 ET 6 OCTOBRE, ET ARRIVÉE A PARIS. Quand les factieux eurent disposé la populace au rôle qu'ils voulaient lui faire jouer, ils rassemblèrent leurs troupes auxiliaires, composées de tous les bandits de la capitale, et s'en allèrent tumultueusement en armes à l'Hôtel de ville se plaindre de la rareté du pain. Elle était, disaient-ils, occasionnée par des accaparements faits par ordre de la Cour, qui voulait, par la famine, les remettre sous le joug du despotisme. Ils forcèrent les membres de la Commune à donner l'ordre à M. de la Fayette de conduire la garde nationale à Versailles, pour obliger le Roi à venir à Paris, et à ramener par sa présence l'abondance dans la capitale. Une troupe de brigands, parmi lesquels étaient beaucoup d'hommes habillés en femmes et de poissardes ivres, qui avaient l'air de véritables furies, précéda la garde nationale, forçant à la suivre toutes les personnes qu'elle rencontrait sur son chemin. Le Roi était à la chasse et n'avait pas la moindre connaissance de ce qui se passait à Paris, lorsque M. de la Devèze, gentilhomme dauphinois, vint l'avertir de la marche de ces bandits. Les chevaux de Mgr le Dauphin étaient mis pour aller à la promenade; il eût été bien facile à la Reine de monter dans sa voiture avec Madame et d'aller rejoindre le Roi. On n'en eut malheureusement pas l'idée, et le Roi inquiet revint sur-le-champ à Versailles. M. de Narbonne-Fritzlard, qui se trouvait en ce moment auprès du Roi, supplia Sa Majesté de lui donner quelques troupes, avec quelques pièces de canon, l'assurant qu'elle serait bientôt débarrassée de cette troupe de bandits. «Il faut, dit-il, garder les ponts de Sèvres et de Saint-Cloud. Ou elle renoncera à son projet, ou elle passera par Meudon. Placé alors sur les hauteurs, je la canonnerai, et avec de la cavalerie, je la poursuivrai dans sa fuite, de manière qu'il n'en rentrera pas un seul dans Paris.» Le Roi, qui espérait toujours ramener, par sa bonté, les esprits égarés, ne put se déterminer à adopter un projet qui devait faire couler le sang de ses sujets, et laissa arriver sans obstacle cette armée de brigands, incapable d'éprouver d'autre sentiment que celui de la rage et de l'espoir du pillage. M. de Saint-Priest, ministre de la maison du Roi, conseilla alors à ce prince de partir de Versailles, et il y paraissait disposé, lorsque l'ayant quitté un instant pour conduire à l'abbaye de Saint-Cyr madame de Saint-Priest, près d'accoucher, M. Necker profita de son absence pour jeter dans l'esprit du Roi tant d'inquiétudes sur les suites de ce parti, et sur l'impossibilité de pouvoir trouver l'argent nécessaire pour la subsistance des troupes et de sa maison, qu'il le fit changer de résolution. Pendant toutes ces incertitudes, les brigands entouraient les grilles du château, et ayant appris la défense de tirer sur eux, ils attaquèrent les gardes du corps, en blessèrent beaucoup, en massacrèrent plusieurs, et se répandirent dans Versailles. La garde nationale de cette ville, qui s'était jointe à eux, commença à faire feu sur les gardes du corps, et ce fut de ses rangs que partit le coup qui cassa le bras à M. de Savonnières, officier des gardes du corps. Ceux-ci, frémissant de douleur et de rage de ne pouvoir se défendre, restèrent cependant impassibles; la crainte d'exposer les jours du Roi et de la famille royale retenait leurs bras, et il est impossible de rencontrer un dévouement plus héroïque que le leur. Le Roi, profondément affligé de ce qui se passait, parut penser encore à quitter Versailles, et donna l'ordre de faire monter les voitures au château; mais elles furent arrêtées par les propres gens de l'écurie de Sa Majesté et par la garde nationale de Versailles, et il ne fut plus question de départ. Le Roi avait fait venir une partie des gardes du corps dans les cours du château, et ensuite sur la terrasse de l'Orangerie, d'où il les fit partir pour Rambouillet, sous la conduite du duc de Guiche, ne gardant que ceux qui faisaient le service de l'intérieur du château. Pendant que ce dernier était investi, et que les brigands parcouraient la ville, l'Assemblée ne s'occupait que de faire sanctionner son décret du 30 septembre, pour l'acceptation des premiers articles de la Constitution, et nommément de la déclaration des Droits de l'homme. Elle décréta d'abord que le président irait à la tête d'une députation demander au Roi l'acceptation pure et simple du décret. Elle ne voulut point écouter les représentations du Roi sur l'inconvénient de donner sa sanction à des décrets isolés, sans avoir vu l'ensemble de la Constitution; et quoique, pour ôter toute défiance sur ses intentions, il consentit à donner cette sanction, la réserve qu'il y avait mise de conserver en entier entre ses mains le pouvoir exécutif et de ne s'expliquer sur la déclaration des Droits de l'homme que lorsque la Constitution serait achevée, avait extrêmement déplu à l'Assemblée. Celle-ci, plus occupée d'en venir à ses fins que des dangers que couraient le Roi et la famille royale, insista de nouveau sur l'acceptation pure et simple du décret, et fit demander l'heure de Sa Majesté, pour recevoir la députation qu'elle lui enverrait à ce sujet. Le Roi consentit à la recevoir à neuf heures du soir. M. Mounier, président de l'Assemblée, était à sa tête; et croyant le salut du Roi attaché à cette sanction, il le pressa tellement de la donner, que le prince ne put la refuser. Plein d'espoir du succès de cette démarche, le président retourna à l'Assemblée, et ne vit que trop clairement, en y arrivant, quel était l'esprit qui la dirigeait, et qu'on ne pouvait compter sur son appui dans la circonstance critique où l'on se trouvait. Le Roi, dont la position devenait à chaque moment plus inquiétante, ayant témoigné le désir de consulter l'Assemblée sur le parti qu'il y avait à prendre au milieu de tant de dangers, M. Mounier, accompagné de plusieurs députés, se rendit de nouveau chez le prince, au moment où l'on avertissait celui-ci de l'arrivée de M. de la Fayette, à la tête de la garde nationale parisienne. Le général monta sur-le-champ chez le Roi, et lui dit que n'ayant pu empêcher l'arrivée des Parisiens à Versailles, il venait le défendre avec sa garde nationale, et qu'il suppliait Sa Majesté de vouloir bien lui confier la garde des postes extérieurs du château. Le prince y consentit, et fit relever par la garde nationale les gardes du corps, qui se retirèrent dans leurs salles, dans l'intérieur du château. Les poissardes demandaient à grands cris à parler au Roi, pour lui porter le voeu des habitants de Paris, et on ne put les calmer qu'en en admettant douze chez le malheureux prince. Sa bonté les désarma, et leurs opinions étaient si changées en retournant vers leurs compagnes, qu'elles faillirent être victimes de leur fureur. Le Roi dit alors à M. Mounier que, vu l'état actuel des choses, il n'avait plus de conseil à demander, mais qu'il l'assurait qu'il ne se séparerait pas de l'Assemblée nationale. M. Mounier y retourna sur-le-champ, et trouva la salle occupée par une multitude de femmes ivres et de bandits. Il y avait un tel tumulte, qu'il se vit forcé de lever la séance. La Reine montra dans cette journée cette grandeur d'âme et ce courage qui l'ont toujours caractérisée. Sa contenance était noble et digne, son visage calme; et quoiqu'elle ne pût se faire d'illusion sur tout ce qu'elle avait à redouter, personne n'y put apercevoir la plus légère trace d'inquiétude; elle rassurait chacun, pensait à tout, et s'occupait beaucoup plus de ce qui lui était cher que de sa propre personne. Cette princesse était convenue avec moi qu'au moindre bruit je conduirais ses enfants chez elle; mais elle fit dire à onze heures du soir que si l'on avait de l'inquiétude, je les menasse, au contraire, sur-le-champ chez le Roi. Elle venait d'être avertie des dangers personnels qu'elle pouvait courir dans son appartement, et on l'avait engagée à passer la nuit dans celui du Roi; mais elle s'y refusa positivement: «J'aime mieux, dit-elle, m'exposer à quelque danger, s'il y en a à courir, et les éloigner de la personne du Roi et de mes enfants.» Ce fut le motif du changement de l'ordre qu'elle m'avait donné d'abord. Le calme succéda au tumulte, et M. de la Fayette, qui était retourné dans la ville, s'endormit tellement sur cette apparente tranquillité, qu'il remonta encore au château, pour assurer le Roi et la Reine qu'ils n'avaient plus rien à craindre, les différentes personnes envoyées dans la ville ayant confirmé la tranquillité qui y régnait. La Reine me fit dire à deux heures du matin qu'elle allait se coucher, et qu'elle me conseillait d'en faire autant. Les alarmes que l'on avait éprouvées se dissipèrent. L'illusion fut complète, et chacun se retira tranquillement chez soi. Les brigands ne s'endormaient pas, et, assurés de la garde nationale de Versailles, ils s'occupaient de l'exécution de leurs projets. Un mélange de superstition qui accompagnait leur barbarie, et qu'on aura peine à croire, les fit aller à six heures du matin chez le curé de Saint-Louis, dans la paroisse duquel ils avaient passé la nuit, pour le prier de leur dire la messe. A peine était-elle finie, qu'une partie de leur horde se répandit dans la ville, força l'hôtel des gardes du corps, massacra ceux qu'elle rencontra, et s'empara de plusieurs autres, qu'elle conduisit à la grille du château pour délibérer sur le supplice qu'elle leur infligerait. L'autre partie força les grilles, et se répandit dans les cours et les terrasses du côté du jardin, pour pénétrer ensuite dans le château. Ces bandits, qui n'éprouvaient aucun obstacle, massacrèrent deux gardes du corps qui étaient en sentinelles sous la voûte de l'appartement de Mesdames, tantes du Roi, et leur firent couper la tête par un monstre qui les suivait, et qui se faisait appeler le Coupe-tête[10]. Ils montèrent ensuite le grand escalier et allèrent droit à l'appartement de la Reine. Les gardes du corps, quoiqu'en petit nombre, en défendirent l'entrée avec le plus grand courage; plusieurs furent blessés dangereusement, entre autres MM. de Beaurepaire et de Sainte-Marie; mais ils eurent heureusement le temps de crier: «Sauvez la Reine[11]!» Madame Thibaut, sa première femme de chambre, qui ne s'était heureusement pas couchée, n'eut que le temps de lui donner une robe et de la faire sauver chez le Roi. A peine Sa Majesté avait-elle quitté la chambre, que ces scélérats en forcèrent l'entrée, et, furieux de ne l'y plus trouver, donnèrent des coups de pique dans son lit, pour ne laisser aucun doute sur le crime qu'ils se proposaient de commettre. [10] Ce scélérat s'appelait Jourdan, et figura depuis dans les diverses scènes de carnage de la Révolution, et nommément dans les massacres d'Avignon, comme nous le dirons en son lieu. [11] M. Miomendre de Sainte-Marie est mort en émigration, et je ne l'ai pas vu depuis cette horrible journée. M. de Beaurepaire venait faire sa cour au Roi et à la Reine aussi souvent qu'il le put sans danger. M. le Dauphin voulut le voir dans mon appartement, et le fit prier d'y venir dès qu'il le sut à Paris. Il se jeta dans ses bras, l'embrassa, et lui dit: «Que je vous ai d'obligation d'avoir sauvé maman!» Puis se tournant de mon côté: «Madame, dit cet aimable enfant, je vous prie de lui donner à dîner; je descends de bonne heure, et je le verrai plus longtemps.» Pendant que se passait cette horrible scène, M. de Sainte-Aulaire, chef de brigade des gardes du corps et de service auprès de Mgr le Dauphin, entra dans la chambre de ce jeune prince et m'avertit que le château était investi. Je me levai précipitamment, et je portai sur-le-champ Mgr le Dauphin chez le Roi, qui était alors avec la Reine. Le danger qu'elle venait de courir n'avait point altéré son courage; son visage était triste, mais calme. Ne voyant point avec moi Madame, que je n'avais eu que le temps de faire avertir, elle descendit chez elle par un petit escalier intérieur qui y communiquait par mon appartement, et y trouvant mes filles, qui y avaient passé la nuit, elle les rassura, leur dit de monter chez le Roi, et y conduisit Madame avec une fermeté et une dignité remarquables en un pareil moment. L'appartement du Roi n'était pas encore forcé. Les gardes du corps convinrent entre eux de défendre l'une après l'autre chaque pièce de l'appartement, où un seul se trouverait, tous les autres se relevant successivement, jusqu'à celle où se tenait la famille royale; et ils attendirent, avec le plus grand courage, la mort, qu'ils ne croyaient pas pouvoir éviter. M. de la Fayette, que sa négligence avait mis dans la plus affreuse position, fit dans cette occasion les plus grands efforts pour engager la garde nationale à défendre le Roi et à sauver les gardes du corps. Les grenadiers le promirent, et frappèrent en conséquence à la porte de la salle de ces derniers, en criant qu'ils venaient comme amis pour les défendre et sauver le Roi. M. de Chavannes, brigadier des gardes du corps, dit alors à ses camarades: «Mes amis, il faut que l'un de nous se présente à eux pour voir s'ils disent la vérité; ce sera moi. Retirez-vous tous pour défendre les autres pièces, si nous n'avons rien de bon à en attendre.» C'était un homme de la plus haute stature et de la plus belle figure. Il leur ouvre la porte, enfonçant fièrement son chapeau dans sa tête et leur disant: «Venez-vous nous assassiner, ou défendre avec nous votre Roi?» Ils se mirent à crier: «Vive le Roi! nous venons le défendre et vous aussi.» Le Roi, profondément affligé de voir ses gardes égorgés par cette multitude de brigands qui remplissait les cours du château, ouvrit ses fenêtres et se présenta sur son balcon pour demander au peuple de leur sauver la vie. Les gardes du corps, qui étaient en ce moment auprès du Roi, jetèrent leurs bandoulières pour apaiser leur fureur, et crièrent: «Vive la nation!» Cette démarche du Roi amollit le coeur de ces tigres; ils embrassèrent ceux qu'ils allaient égorger, et invitèrent à descendre ceux qui étaient auprès de Sa Majesté, pour partager leurs caresses. La famille royale se rendit chez le Roi, ainsi que les personnes qui habitaient le château; chacun était consterné de ce qui se passait, et dans la plus grande inquiétude des suites de cette catastrophe. La Reine, toujours grande dans le malheur, cherchait à rassurer ceux qu'elle voyait effrayés. Pendant ce temps, l'Assemblée, au lieu de s'occuper des dangers que couraient le Roi et sa famille, se bornait à décréter qu'il en serait inséparable pendant toute la session actuelle. Le peuple cependant ne perdait pas de vue le but de son entreprise. Il demandait à grands cris que le Roi vint fixer son séjour à Paris, et M. de la Fayette envoyait avis sur avis pour l'y déterminer. Le Roi, effrayé de tout ce qui se passait, pressé et sollicité de toutes parts, se rendit enfin; et, malgré sa répugnance de s'établir dans cette ville, il donna sa parole de partir à midi. Cette promesse lui attira les acclamations du peuple, et bientôt les coups de canon et les feux roulants de la mousqueterie y répondirent. Le Roi parut une seconde fois sur son balcon pour confirmer sa promesse, et l'ivresse de cette multitude fut à son comble. On s'empara des gardes du corps que l'on avait arrachés à la mort, et on leur fit prendre des bonnets de grenadiers. Ces braves gens consentirent à se mêler avec eux pour servir d'escorte à la malheureuse famille royale, et j'en remarquai plusieurs suivant à pied la voiture du Roi, plus touchés du malheur de ce prince que de leur situation. Les poissardes étaient toujours en grand nombre dans les cours du château, chantant, dansant et faisant éclater les transports de la joie la plus bruyante et la plus indécente. La cour de marbre, sur laquelle donnaient les fenêtres de l'appartement du Roi, était remplie de ces femmes, qui, enivrées de leur succès, demandèrent à voir la Reine. Cette princesse parut sur le balcon, tenant par la main Mgr le Dauphin et Madame. Toute cette multitude, la regardant avec fureur, s'écria: «Faites retirer les enfants.» La Reine les fit rentrer et se montra seule. Cet air de grandeur et de courage héroïque à la vue d'un danger qui fit tressaillir tout le monde, en imposa tellement à cette multitude, qu'elle abandonna à l'instant ses sinistres projets, et pénétrée d'admiration, elle s'écria: «Vive la Reine!» On remarqua, comme chose singulière, que toutes les poissardes avaient le teint blanc, de belles dents, et portaient un linge plus fin qu'elles n'ont coutume d'en porter: ce qui prouve évidemment qu'il y avait parmi elles beaucoup de personnes payées pour jouer un rôle dans cette horrible journée. Le Roi monta en voiture à une heure et demie, quittant à regret le palais qu'il ne devait plus revoir. Il était dans le fond de la voiture, avec la Reine et Madame, sa fille. J'étais sur le devant, tenant sur mes genoux Mgr le Dauphin, et Madame était à côté de ce prince. Monsieur et Madame Élisabeth étaient aux portières; M. de la Fayette, commandant de la garde nationale de Paris, et M. d'Estaing, de celle de Versailles (qui, au lieu de défendre son Roi, l'avait livré si lâchement aux brigands qui étaient venus l'attaquer), étaient tous deux à cheval aux portières de Leurs Majestés. Quel contraste entre leur conduite et celle de leurs ancêtres! Quelles eussent été la douleur et l'indignation de ces derniers, s'ils eussent pu prévoir que leurs descendants, au lieu de les imiter, s'aviliraient un jour au point de livrer leur Roi à une multitude révoltée, qui les obligerait de suivre servilement sa volonté et ses caprices! Un grand nombre d'habitants de la ville de Versailles, travaillés par les meneurs de la Révolution, en avaient adopté les principes; et quoiqu'ils eussent tout à perdre à l'établissement du Roi à Paris, ils éprouvèrent la plus grande joie de son départ. La populace s'assembla dans l'avenue; une partie suivit les voitures du Roi, une autre grimpa sur les toits des maisons; tous battaient des mains, criaient: Vive la nation! et ne cessaient d'applaudir à ce qui aurait dû les couvrir de honte et de confusion. Mirabeau, qui s'était refusé à la motion d'envoyer des députés auprès du Roi dans le moment du danger, fit décréter que cent députés accompagneraient le Prince à Paris, et eut l'audace de sortir du milieu d'eux pour le regarder fixement, quand il passa devant l'Assemblée nationale. Le cortége de ce malheureux prince était digne de cette effroyable journée. On vit défiler d'abord le gros des troupes parisiennes, dont chaque soldat portait un pain au bout de sa baïonnette. Elles étaient accompagnées d'une populace effrénée, portant sur des piques les têtes des malheureux gardes du corps[12] massacrés par elle. Suivaient des charrettes remplies de sacs de farine, et de poissardes décorées de guirlandes de feuillage, tenant chacune un pain à la main. Toute cette multitude ne cessait de répéter le cri lugubre de: «Vive la nation!» prélude de toutes les horreurs qui se sont commises pendant la Révolution. Les gardes nationales, parmi lesquelles s'étaient mêlés les fidèles gardes du corps, entouraient la voiture du Roi, qui allait au pas. [12] Les deux gardes du corps tués à Versailles, le matin du 6 octobre, et dont les têtes furent portées sur des piques, se nommaient MM. des Huttes et de Varicourt. Ce dernier était frère d'un curé de Gex, député à l'Assemblée nationale, qui se conduisit très-bien, et de madame de Villette, appelée par Voltaire belle et bonne. Le Roi et la Reine parlaient avec leur bonté ordinaire à ceux qui entouraient leur voiture; ils leur représentaient combien on les égarait sur leurs véritables sentiments. «Le Roi, leur disait cette princesse, n'a jamais voulu que le bonheur de son peuple. On vous a dit bien du mal de nous; ce sont ceux qui veulent vous nuire. Nous aimons tous les Français, et nous nous faisons une gloire de partager les sentiments de notre bon Roi.» Plusieurs d'entre eux paraissaient touchés de tant de bonté, et disaient naïvement: «Nous ne vous connaissions pas, on nous a bien trompés.» On jeta, à Sèvres, dans la voiture du Roi, un petit paquet qui tomba sur mes genoux: «Mettez-le dans votre poche, me dit le Roi, et vous l'ouvrirez en arrivant.» Il tomba dans la voiture; je n'ai jamais su ce qu'il contenait; mais j'ai supposé, et non sans raison, que c'était quelque horreur propre à affliger le coeur de la malheureuse famille royale. Le régiment de Flandre formait une haie sur le chemin d'Auteuil à Paris; il partageait alors les sentiments de la populace, et tous les soldats criaient avec elle: «Vive la nation! A bas les calotins!» refrain continuel de toute cette multitude qui remplissait les chemins. Tous ces gens-là, à moitié ivres, tiraient continuellement des coups de fusil. C'est un grand bonheur qu'il n'en soit résulté aucun accident. M. le duc d'Orléans était sur le chemin de Passy, et ses enfants, avec madame de Genlis, sur le balcon de la maison qu'il y avait louée. Il les y avait placés pour jouir à son aise du spectacle de l'abaissement de la famille royale, qui ne put s'empêcher d'en faire la remarque. La Reine en parla historiquement à madame la duchesse d'Orléans, qui soupira sans pouvoir rien répondre. Cette excellente princesse était bien loin de partager les sentiments du duc, son époux. Elle s'aveuglait encore sur son compte, et elle fut complétement malheureuse quand, l'illusion cessant, elle ne put s'empêcher d'apercevoir la part active qu'il prenait à cette affreuse révolution. En arrivant à la grille de Chaillot, on aperçut M. Bailly, maire de Paris, qui venait présenter au Roi les clefs de cette ville, et haranguer Sa Majesté. Il débuta, suivant son usage, par les paroles suivantes: «_Quel beau jour_, Sire, que celui où les Parisiens vont posséder dans leur ville Votre Majesté et sa famille!» A ce mot de _beau jour_, le Roi soupira et répondit à M. Bailly: «Je souhaite et désire bien vivement, monsieur, que mon séjour y puisse ramener la paix, la concorde et la soumission aux lois.» Comment M. Bailly pouvait-il se permettre de donner le nom de _beau jour_ à celui qui avait pensé être éclairé par le massacre de la Reine; où le Roi avait vu couler le sang de ses fidèles serviteurs et avait été lui-même accablé d'outrages? Avec beaucoup d'esprit et d'instruction, M. Bailly n'avait aucune idée des convenances; il le prouva dans toutes les circonstances qui le mirent en rapports directs avec le Roi et la famille royale. Le Roi comptait arriver le soir aux Tuileries, lorsque M. Bailly le supplia de vouloir bien descendre à l'Hôtel de ville, où toute la Commune était rassemblée, et de l'honorer de sa présence. Le Roi s'y refusa, disant «que sa famille et lui avaient trop grand besoin de repos pour prolonger les fatigues d'une telle journée». Le maire insista, et M. de la Fayette l'en pressa tellement, et à plusieurs reprises, que le Roi, malgré sa répugnance, fut obligé de s'y laisser conduire. Pendant le chemin, M. de la Fayette s'approcha plusieurs fois de la voiture de Sa Majesté, l'assurant qu'il serait content de la manière dont il serait reçu dans sa capitale. Les rues étaient illuminées, et les cris continuels de: «Vive le Roi!» accompagnèrent ce prince depuis son entrée dans la rue Saint-Honoré jusqu'à l'Hôtel de ville. Ils étaient plus bruyants que touchants, et avaient quelque chose de violent et de pénible à entendre. Arrivé à la place de Grève, la foule était si considérable que le Roi, pour éviter quelque malheur, descendit de la voiture ainsi que la famille royale; et l'on eut beaucoup de peine à écarter la foule pour lui faire un passage jusqu'à l'Hôtel de ville. M. Bailly fit au Roi un nouveau discours, auquel il répondit avec sa bonté ordinaire. J'étais si occupée de Mgr le Dauphin, excédé de fatigues et endormi entre mes bras, que je n'entendis ni l'un ni l'autre. M. le duc de Liancourt, qui accompagnait le Roi, le pria de renouveler sa promesse de se déclarer inséparable de l'Assemblée nationale. Ce malheureux prince, qui était dans la triste position de ne pouvoir rien refuser, acquiesça à cette demande, et les cris répétés de: «Vive le Roi!» terminèrent enfin cette séance. Le Roi et la famille royale retournèrent tristement aux Tuileries retrouver leurs fidèles serviteurs, qui étaient en proie à la plus violente inquiétude, dans l'attente de son retour. Rien n'était préparé pour les recevoir: Mgr le Dauphin passa la nuit sans gardes, dans un appartement ouvert de tous côtés, et dont les portes pouvaient à peine se fermer. Je les barricadai avec le peu de meubles que je trouvai, et je passai la nuit assise près de son lit, plongée dans la douleur et les plus tristes réflexions, en considérant, d'après ce qui s'était passé, ce que l'on pouvait attendre d'un peuple capable de se porter à de si terribles excès. Le réveil de la famille royale fut affreux: les cours et les terrasses des Tuileries étaient remplies d'une foule innombrable de peuple, qui demandait à grands cris à voir le Roi et la famille royale, les uns pour le plaisir de jouir du fruit de leur victoire, le plus grand nombre par curiosité, et quelques-uns par un sentiment d'intérêt et d'attachement à leurs personnes. La famille royale, même les Princesses, furent obligées de prendre la cocarde nationale et de se montrer au peuple à plusieurs reprises, dans un appartement au rez-de-chaussée, qui donnait sur la cour, et qui était occupé par Madame Élisabeth. Chaque fois qu'elle paraissait, on criait: Vive le Roi et la famille royale! La journée se passa ainsi. La foule, qui se renouvelait sans cesse, ne quitta le château qu'à la nuit et revint encore le lendemain. On illumina dans Paris les premiers jours de l'arrivée du Roi, pour surveiller plus facilement les mauvais desseins que l'on redoutait. Les factieux, dans l'espoir d'émouvoir la populace, envoyèrent sur le pont Royal, vis-à-vis des fenêtres de Mgr le Dauphin, des charrettes remplies de farine, soi-disant avariées, que les forts de la halle et des poissardes jetaient dans la rivière. Ce spectacle ne produisant pas la moindre impression, les charrettes s'en retournèrent et ne revinrent pas. Ils imaginèrent encore un autre moyen pour indisposer le peuple contre la Reine. Deux jours après l'arrivée de cette princesse, ils insinuèrent dans la classe malheureuse l'idée d'aller lui demander de retirer du Mont-de-piété tous les effets que la pauvreté avait forcé de mettre en gage. La terrasse des Tuileries était couverte de femmes qui s'étouffaient à force d'être pressées, et qui demandaient à parler à la Reine. Les personnes qui entouraient cette princesse en ce moment l'engageaient à acquiescer à leur désir. Je l'en dissuadai, lui représentant le danger de compromettre sa dignité en se prêtant aux caprices de cette multitude, et je lui conseillai seulement de lui faire dire qu'elle s'occuperait des moyens de lui être utile. Tout le monde était si effrayé, que personne n'osait se charger de la commission. J'offris à la Reine de parler moi-même à ces femmes, avec madame la princesse de Chimay, sa dame d'honneur[13]. Elle y consentit; et de l'appartement de cette dernière, qui donnait sur la terrasse des Tuileries, nous haranguâmes cette multitude. Nous lui dîmes que quoique les malheureux eussent de grands droits sur le coeur de la Reine, elle ne pouvait prendre d'engagements sans en connaître l'étendue, mais qu'on pouvait se reposer sur sa bienfaisance et sur sa bonté. Cette démarche la satisfit; le rassemblement se dissipa, et chacun s'en retourna tranquillement. Peu de jours après, le Roi autorisa la Reine à retirer du Mont-de-piété les effets qui n'excédaient pas la valeur d'un louis. [13] Madame la princesse de Chimay, fille du maréchal de Fitz-James, était une personne d'un vrai mérite. Sa conduite distinguée, sa douceur et sa vertu la firent aimer et estimer généralement; et, quand elle quitta la cour, elle fut non-seulement regrettée des personnes de sa société, mais encore de toutes celles qui avaient des rapports avec elle dans la place qu'elle occupait. La même foule et le même empressement pour voir la famille royale continuèrent plusieurs jours. Cette indiscrétion fut poussée à un tel point, que plusieurs poissardes sautèrent dans l'appartement de Madame Élisabeth. Celle-ci supplia le Roi de la loger ailleurs, et elle a toujours conservée depuis pour ce logement une répugnance invincible. On finit enfin par renvoyer le peuple; et le Roi et la Reine purent rester tranquilles dans leurs appartements. Prisonniers dans Paris, entourés d'une garde nationale soupçonneuse, défiante et entretenue dans ces sentiments par ceux qui s'en servaient si utilement pour l'exécution de leurs desseins, le Roi et la Reine virent avec la plus vive douleur la nécessité d'éloigner d'eux les gardes du corps, qui n'eussent pas été en sûreté en continuant leurs services auprès de leurs personnes. Errants dans le château des Tuileries, surveillés par la garde nationale, qui regardait avec inquiétude ceux qui leur parlaient, leur position était affreuse. Le Roi les fit remercier de leurs services, leur fit dire qu'il espérait que des temps plus heureux lui permettraient de rapprocher de sa personne des serviteurs si fidèles, et dont il n'oublierait jamais le courage et le dévouement. La garde nationale, qui les remplaçait auprès du Roi et de la famille royale, ne savait ce qu'elle devait faire. Les honnêtes gens qui s'étaient mis dans ses rangs, par attachement pour le Roi, gémissaient de ne pouvoir rien dire; et les factieux, et ceux qu'ils avaient égarés, triomphaient de l'abaissement de la famille royale et de la douleur de ceux qui avaient conservé pour elle la fidélité que l'on doit à ses souverains. Le Roi, qui voulait rapprocher de lui ses enfants, partagea son appartement avec Mgr le Dauphin et prit pour lui les cabinets qui étaient à la suite de l'appartement de la Reine. Cette princesse occupa le rez-de-chaussée donnant sur la terrasse des Tuileries; et ayant donné à Madame, sa fille, les petits entre-sol au-dessus de la chambre du Roi, qui faisaient ses petits appartements, elle en fit accommoder d'autres au-dessus de ses cabinets et de l'appartement du premier gentilhomme de la chambre. On pratiqua, en outre, de petits escaliers particuliers pour que le Roi et la Reine pussent communiquer librement dans l'intérieur de leurs appartements, et dans celui de Mgr le Dauphin et de Madame. Madame Élisabeth occupa le pavillon de Flore, et Monsieur et Madame allèrent occuper le Luxembourg. Ils venaient tous les jours souper avec le Roi, qui ne dînait plus en public, mais en particulier avec la famille royale, excepté Mgr le Dauphin, qui, trop jeune encore, dînait chez lui à midi. Le service de la garde nationale finit enfin par s'organiser. Elle avait, outre son commandant, un major, deux aides-majors, six chefs de division, et soixante bataillons, un par chaque district, lesquels avaient un chef appelé commandant de bataillon, et sous ce chef, des capitaines, lieutenants, etc. Il y avait deux canons à chaque bataillon, et des canonniers pour les servir. M. de Gouvion, major de cette garde, et qui avait la confiance de M. de la Fayette, était un bon officier, et, quoique imbu des nouvelles opinions, il conservait encore un fond d'attachement pour la personne du Roi. Il avait du courage et de la fermeté, et j'ai toujours été convaincue qu'on en aurait pu tirer parti, si on lui eût montré plus de confiance, et qu'on eût travaillé à le ramener à son devoir. Les six chefs de division, qui furent pris dans une autre classe que celle du peuple, étaient: MM. d'Ormesson, Pinon, de Courtomer, de Saint-Christot, Maudac et Charton. M. d'Ormesson, ancien contrôleur général des finances, a été assez connu pour n'avoir pas besoin d'en parler. J'en dirai autant de M. Pinon, président à mortier, et de M. le marquis de Courtomer. M. de Saint-Christot, ancien fermier général, était un excellent homme, et parfaitement attaché au Roi. M. Maudac, riche financier, l'était aussi; mais il était d'un caractère faible, et avait peu de capacité. M. Charton, ancien négociant, constitutionnel par principes, jouissait d'une bonne réputation et avait d'excellentes manières. Voyant le Roi d'aussi près, il prit pour sa personne un véritable attachement, et ne cessa de lui en donner des preuves. Ces trois derniers périrent pendant la Révolution, victimes de leur dévouement à Sa Majesté. Le Roi était toujours suivi, lorsqu'il sortait, même pour aller à la messe à la chapelle, d'un chef de division; la Reine et Mgr le Dauphin ne l'étaient que par des commandants de bataillon, et le reste de la famille par des capitaines. Les commandants de bataillon étaient assez généralement bien composés, quoiqu'il y eût dans le nombre de bien mauvais sujets, tels que Santerre et plusieurs autres qui ne valaient pas mieux que lui. Un assez grand nombre de personnes n'avaient accepté ces places que par attachement pour la personne du Roi, et dans l'espoir d'être utiles, entre autres M. d'Ogny, directeur général des postes; M. Gauthier, administrateur général; MM. de Perceval, anciens fermiers généraux, et plusieurs autres. Il y avait aussi parmi eux de bons bourgeois, de gros marchands, et ce bon Acloque, brasseur du faubourg Saint-Marceau, si opposé par sa probité et sa fidélité à ce malheureux Santerre, brasseur du faubourg Saint-Antoine, dont le nom ne se prononcera jamais qu'avec horreur et indignation. Chaque bataillon montait la garde au château pendant vingt-quatre heures, et était relevé par un autre au bout de ce temps. Chaque commandant de service auprès du Roi, de la Reine et de Mgr le Dauphin, venait prendre l'ordre en arrivant, au cas qu'ils voulussent sortir, et les capitaines en faisaient autant auprès des autres membres de la famille royale. Le plus grand nombre était respectueux; mais plusieurs d'entre eux, oubliant le respect qu'ils devaient à leurs souverains, et enivrés de leur grade, prenaient un ton de familiarité qui faisait mal à voir. Un nommé Gerdret, entre autres, marchand de dentelles de la Reine, eut la hardiesse de lui proposer, à son arrivée à Paris, de rassembler quelques musiciens de la garde nationale pour lui donner un petit concert: «Je suis étonnée, lui dit cette princesse, que vous, Gerdret, imaginiez de me faire en ce moment une pareille proposition.» Il n'en fut plus question depuis. Le Roi conserva encore quelque temps plusieurs de ses fidèles sujets, qui occupaient de grandes charges auprès de sa personne, tels que les quatre premiers gentilshommes de sa chambre, le capitaine des cent-suisses de sa garde, le grand Prévôt de France, et le grand Maréchal des logis. Le duc de Richelieu, père du duc de Richelieu actuel, premier gentilhomme de la chambre, voulut exercer les fonctions de sa charge à l'arrivée du Roi à Paris; mais comme il était mourant, il fut forcé de se laisser remplacer par le duc de Villequier, qui faisait, outre son service, celui du duc de Fleury, trop jeune encore pour exercer les fonctions de sa charge. M. le duc de Villequier ne varia jamais dans sa conduite ni dans son attachement à la personne de Sa Majesté. Il lui donna d'excellents conseils, pleins de sagesse et de fermeté, et il ne l'aurait jamais abandonné, si les factieux n'avaient forcé ce prince à l'éloigner de sa personne. Le jeune marquis de Duras, depuis duc de Duras, qui venait d'être nommé premier gentilhomme de la chambre depuis la mort du maréchal de Duras, son grand-père, pénétré de l'idée de ses devoirs et de reconnaissance pour les bontés de son Roi, ne le quitta qu'en 1791, sur l'ordre exprès que lui donna le Roi de quitter les Tuileries et même la France, qu'il ne pouvait plus habiter sans danger. Le duc de Brissac, commandant des cent-suisses de la garde du Roi, était brave, loyal, et un vrai chevalier français. Il témoigna au Roi un attachement sans bornes; il fut constamment auprès de sa personne, jusqu'au moment où, après la suppression de la garde constitutionnelle du Roi, l'Assemblée législative le décréta d'accusation et l'envoya dans les prisons d'Orléans, d'où il fut conduit à Paris, après les journées des 2 et 3 septembre. Il fut massacré en arrivant à Versailles, victime de son zèle et de son dévouement à la personne de Sa Majesté[14]. [14] Ce ne fut point à Paris, mais en entrant dans les rues de Versailles, et dans un endroit appelé les Quatre-Bornes, que furent massacrés le duc de Brissac et les autres prisonniers d'Orléans. Cette ville, qui était excellente, avait donné plus d'une fois à M. de Brissac les moyens de se sauver de sa prison; mais il s'y refusa toujours, dans la crainte de compromettre notre malheureux souverain. On lui renouvela les instances qui lui en avaient été faites, lorsque l'emprisonnement du Roi au Temple ne rendait plus sa sortie susceptible des mêmes inconvénients. Mais pénétré de la crainte d'augmenter la rage des ennemis de Sa Majesté, il préféra courir pour sa propre personne des dangers qu'il ne pouvait se dissimuler, et mourut avec un courage digne de son nom et une fermeté peu commune. Le marquis de Tourzel, mon fils, grand Prévôt de France, ne quitta pas le Roi d'un instant. Toujours auprès de sa personne dans les moments de crise les plus dangereux, il ne cessa de lui donner les preuves d'une fidélité sans bornes, et ne le quitta qu'au moment où ce trop bon et malheureux prince fut conduit au Temple. Il employa tous les moyens possibles pour obtenir de rester auprès de sa personne; mais, malgré ses démarches réitérées, appuyées même de la demande personnelle du Roi, il ne put obtenir de s'enfermer avec lui. Le marquis de la Suze, grand Maréchal des logis, continua d'exercer pendant quelque temps les fonctions de sa charge. Son dévouement ne se démentit pas d'un instant. Le marquis de Brézé, grand Maître des cérémonies, fut toujours fidèle à ses devoirs, et profondément attaché au Roi. Quoique privé des fonctions de sa charge, il resta toujours auprès de sa personne, le suivit aux Feuillants, où il passa la nuit du 10 août, et ne quitta le Prince qu'au moment où la violence le sépara de ceux qui l'avaient accompagné. Le Roi avait aussi conservé auprès de sa personne de fidèles serviteurs dont il savait apprécier les services, entre autres MM. Thierry et de Chamilli, deux de ses premiers valets de chambre, qui, dans toutes les occasions, lui donnèrent des preuves d'un dévouement dont ils finirent par être victimes l'un et l'autre. Le corps des huissiers de la chambre conserva aussi une fidélité sans bornes. Plusieurs autres les imitèrent; et ce bon prince me disait un jour, en me parlant de ceux sur lesquels il pouvait encore compter: «J'ai besoin de regarder ceux qui me sont restés fidèles pour consoler mon coeur affligé.» J'espère qu'on ne trouvera pas cette digression déplacée. Après le récit de tant d'horreurs, j'avais besoin de reposer un moment mon esprit sur des souvenirs plus consolants, et de montrer à ceux qui liront ces mémoires qu'il existait encore des coeurs français qui auraient risqué mille fois leur vie pour la conservation de leur souverain. M. de la Fayette aurait bien désiré que le Roi consentît à sortir; mais comme il ne pouvait être accompagné que par la garde nationale, il aima mieux se priver d'air et de tout exercice, que de laisser croire qu'il eût abandonné volontairement ses fidèles gardes du corps, et il fut longtemps sans vouloir sortir de son appartement. Les promenades de la Reine et de ses enfants se bornèrent au jardin des Tuileries, où l'on avait fait accommoder un petit terrain entouré de treillages, pour la promenade particulière de Mgr le Dauphin, qui y allait accompagné d'un commandant de bataillon et de quatre soldats de la garde nationale. Ce jeune prince, extrêmement avancé pour son âge, me demandait souvent la raison de son changement de situation, et me disait: «Je vois bien qu'il y a des méchants qui font de la peine à papa, et je regrette nos bons gardes du corps, que j'aimais bien mieux que ces gardes-là, dont je ne me soucie pas du tout.» Je lui répondis que le Roi et la Reine seraient très-fâchés s'il n'était pas honnête vis-à-vis de la garde nationale, et s'il parlait devant elle de son désir de revoir les gardes du corps; qu'il fallait toujours les aimer, mais n'en parler qu'entre nous et espérer que des temps plus heureux permettraient au Roi de les rappeler auprès de sa personne.--«Vous avez raison», dit-il; et de ce moment il cessa d'en parler publiquement. Sa mémoire était admirable, et il avait une pénétration d'esprit si singulière, qu'il faisait, dès l'âge de quatre ans, les réflexions les plus justes sur ce qu'il voyait et ce qu'il entendait. Il avait pour instituteur l'abbé Davauz, qui l'avait été du premier Dauphin et de Madame. C'était un homme de mérite, et qui savait tellement se mettre à la portée des enfants, que le moment de l'étude était pour eux une récréation. Il était très-aimé de Mgr le Dauphin, et il l'avait avancé à un point incroyable, trouvant toujours le moyen de lui apprendre, dans ses jeux, quelque chose d'utile et d'agréable. Ce jeune prince était extrêmement curieux, faisait des questions sur tout ce qu'il voyait. Il s'apercevait très-bien si les réponses qu'on lui faisait étaient justes ou non, et avait même alors des reparties assez plaisantes. Un jour que je le reprenais sur quelque chose qu'il avait dit mal à propos, une personne qui était chez moi lui dit en badinant: «Je parie que madame de Tourzel a tort, et que Monsieur le Dauphin a toujours raison.» «Monsieur, lui dit-il en riant, vous êtes un flatteur, car je me suis mis en colère ce matin.» Il voulut faire l'essai de ce qu'il avait à attendre de moi, et voir si je saurais lui résister. Il se refusa, en conséquence, à quelque chose que je lui demandais, et me dit du plus grand sang-froid: «Si vous ne faites pas ce que je veux, je crierai; on m'entendra de la terrasse, et qu'est-ce que l'on dira?»--«Que vous êtes un méchant enfant.»--«Mais si mes cris me font mal?»--«Je vous ferai coucher, et je vous mettrai au régime d'un malade.» Alors il se mit à crier, à taper des pieds, et à faire un tapage affreux. Je ne lui dis pas une parole; je fis faire son lit, et je demandai un bouillon pour son souper. Alors il me regarda fixement, cessa ses cris, et me dit: «J'ai voulu voir de quelle manière je pourrais vous prendre; je vois que je n'ai d'autre moyen que de vous obéir; pardonnez-moi, je vous promets que cela n'arrivera plus.» Le lendemain, il dit à la Reine: «Savez-vous qui vous m'avez donné pour gouvernante? C'est madame Sévère.» Comme je ne le tourmentais jamais sans raison, et qu'il aimait à venir chez moi et à voir du monde, il prit bientôt pour moi et pour ma fille Pauline une véritable affection. Il nous disait souvent de la manière la plus aimable: «Mon Dieu! que je me trouve heureux avec vous!» Et ma Pauline, il l'aimait au point d'en être jaloux, et c'était la chose la plus plaisante que de voir son petit dépit, s'il croyait qu'elle aimait mieux une autre personne que lui. Le régiment de Flandre vint me faire une visite de corps en arrivant à Versailles. On parla de cette visite devant Mgr le Dauphin, qui témoigna à la Reine le plus grand désir d'en être témoin. «Mais vous ne saurez que dire à ces messieurs», lui dit cette princesse.--«Ne soyez pas en peine, maman, je ne serai pas embarrassé.» A peine tous les officiers furent-ils entrés, que le jeune prince dit à ceux qui étaient au premier rang: «Je suis, messieurs, ravi de vous voir, mais bien fâché d'être trop petit pour vous apercevoir tous.» Puis remarquant un officier qui était très-grand: «Monsieur, lui dit-il, portez-moi dans vos bras, pour que je voie tous ces messieurs.» Et alors il dit avec une gaieté charmante: «Je suis bien aise, messieurs, d'être au milieu de vous tous.» Tous les officiers étaient transportés et attendris en voyant, dans un âge aussi tendre, un enfant aussi aimable et aussi intéressant, à la veille peut-être d'éprouver de grands malheurs. Quoiqu'il eût la plus grande facilité pour apprendre tout ce qu'il voulait, il trouvait si ennuyeux d'apprendre à lire, qu'il ne se donnait aucune peine pour y parvenir; et comme la Reine lui disait qu'il était honteux de ne pas savoir lire à quatre ans: «Eh bien! maman, je le saurai pour vos étrennes.» A la fin de novembre, il dit à l'abbé Davauz: «Il faut cependant que je sache combien j'ai de temps jusqu'au jour de l'an, puisque j'ai promis à maman de savoir lire pour ce jour-là.» Apprenant qu'il n'avait plus qu'un mois, il regarda l'abbé Davauz, et lui dit avec un sang-froid inconcevable: «Donnez-moi, je vous prie, mon bon abbé, deux leçons par jour, et je m'appliquerai tout de bon.» Il tint parole, et entra triomphant chez la Reine, tenant un livre à la main, et se jetant à son cou: «Voilà vos étrennes, lui dit cet aimable enfant; j'ai tenu ma promesse, et je sais lire à présent.» Sa gaieté et ses grâces faisaient tout l'amusement de la Reine, qui n'avait d'autre distraction que celle que lui procuraient ses enfants. La vie du Roi et la sienne étaient fort tristes: la Reine déjeunait seule tous les jours, voyait ensuite ses enfants, et, pendant ce temps, le Roi venait lui faire une visite. Elle allait à la messe, et s'enfermait ensuite dans ses cabinets. Elle dînait à une heure avec le Roi, Madame sa fille et Madame Élisabeth. Après dîner, elle faisait une partie de billard avec le Roi pour lui faire faire un peu d'exercice, travaillait à la tapisserie et rentrait ensuite dans ses cabinets jusqu'à huit heures et demie, heure à laquelle Monsieur et Madame arrivaient pour souper, et à onze heures chacun se retirait. Il y avait Cour le dimanche, et jeu le soir, et Cour encore le jeudi matin seulement. La Reine était trop affectée pour penser à aller au spectacle, et son coeur trop affligé pour se livrer à aucune dissipation extérieure. On continuait à entretenir la fermentation dans Paris; et la garde nationale, M. de la Fayette à la tête, craignait tellement de se compromettre avec le peuple, qu'on n'employait de mesures répressives qu'à la dernière extrémité. Un malheureux boulanger fut pendu dans une émotion populaire, et la garde nationale arriva trop tard pour sauver la vie à ce pauvre malheureux. Cette faiblesse enhardit ceux à qui le crime ne coûtait rien, et causa bien des malheurs, que plus de fermeté aurait pu faire éviter. Le Roi, qui ne pouvait apporter aucun remède à la continuation de l'anarchie, fut réduit à gémir sur ce nouveau crime, et ne put qu'envoyer des secours à la famille de ce pauvre homme, dont la femme mourut de chagrin quelque temps après la mort de son mari. Sur ces entrefaites, les présidents des Parlements de Metz et de Rouen déclarèrent, chacun par un arrêté plein de force et de fermeté, qu'ils ne consentaient à cesser leurs fonctions et à se laisser remplacer par la Chambre des vacations que pour ne pas augmenter les malheurs du Roi, et lui donner par là une nouvelle preuve de leur respect et de leur soumission. Le Roi, à qui les arrêtés furent présentés, craignant que cet acte de courage n'attirât de grands malheurs sur ceux qui les avaient rédigés et qui y avaient adhéré, se détermina, par le conseil de ses ministres, à les dénoncer à l'Assemblée, pour se laisser la faculté de lui demander de ne pas sévir contre ceux qui en étaient les auteurs. Ce bon prince craignait tellement d'exposer ceux qui lui donnaient des marques d'attachement, que ce motif fut souvent la cause des actes de faiblesse qu'on lui reproche. L'Assemblée s'emporta violemment contre les deux Parlements, et voulait les traiter avec rigueur; mais flattée de voir le Roi s'abaisser jusqu'à demander leur grâce, elle se contenta de les mander à sa barre et de les déclarer incapables d'exercer aucune fonction publique. Quand elle fut installée dans le manége des Tuileries, elle se crut obligée de donner au Roi une marque de respect, et vint en corps lui présenter ses hommages, ainsi qu'à la Reine. Cette princesse la reçut avec une grâce et une majesté qui l'étonnèrent, et lui imprimèrent un sentiment qu'elle ne s'attendait pas à éprouver. Il ne fut pas de longue durée. On continua à saper les fondements de l'autorité royale. Plusieurs membres de l'Assemblée, et entre autres le duc de Lévis, proposèrent à la Reine de chercher à gagner Mirabeau, et chacun voulait être l'intermédiaire des propositions qu'on lui ferait. M. de Lévis fit l'impossible pour obtenir une audience de la Reine, et vint plusieurs fois chez moi me prier de la lui procurer. La Reine, qui n'avait en cette idée aucune confiance, et qui ne se souciait pas de le voir, éludait toujours, sans vouloir le refuser totalement, de peur de s'en faire un ennemi, lorsque d'autres affaires firent renoncer M. de Lévis au projet qu'il avait formé. On conseilla au Roi d'avoir des conférences avec les membres de la Commune chargés de l'approvisionnement de Paris, tels que MM. de Vauvilliers, Moreau de Saint-Merry et plusieurs autres. Ce prince les étonna par l'étendue de ses connaissances dans la partie administrative, par son extrême bonté et son amour pour son peuple. Il en ramena le plus grand nombre sur les idées qu'on leur avait données de sa personne, et nommément M. de Vauvilliers, qui voua à ce prince un attachement qui ne s'est jamais démenti. L'arrestation de M. Augeard, secrétaire des commandements de la Reine, causa à cette princesse, ainsi qu'au Roi, un nouveau chagrin; elle n'eut heureusement d'autre suite qu'une captivité momentanée. Il fut remis en liberté quelque temps après. Il n'en fut pas de même de M. de Favras. Ce dernier avait formé quelques projets pour tirer le Roi de sa cruelle situation. Ils furent découverts, et les factieux, pour intimider ceux qui pourraient en avoir de ce genre, résolurent de forcer le Châtelet à le condamner comme criminel de lèse-nation. M. de la Fayette, qui redoutait M. le duc d'Orléans, et qui avait travaillé avec succès à lui faire avoir une soi-disant mission pour l'Angleterre, effrayé des intrigues qu'on pouvait encore former, et nommément de celle dont on accusait M. de Favras, qu'on prétendait être dirigée contre lui, irrita la garde nationale à un tel degré, qu'elle mit le plus grand acharnement à la condamnation de ce gentilhomme. Un grand nombre de personnes honnêtes qui étaient dans cette garde en étaient confuses et affligées; mais elles n'y pouvaient malheureusement rien. Le Roi et la Reine firent l'impossible pour sauver M. de Favras, sans pouvoir y réussir. Pénétrées de douleur, Leurs Majestés se virent obligées de renfermer en elles-mêmes les sentiments qu'elles éprouvaient, dans la crainte de compromettre les personnes qui leur étaient attachées et qui avaient pu avoir des relations avec lui. Le Roi n'avait aucune part aux intrigues qui se formaient en sa faveur. Ce bon et excellent prince était si effrayé des malheurs qu'entraîne une guerre civile, qu'il préférait souffrir plus longtemps que de voir employer un moyen qui pouvait occasionner tant de maux. Il jugeait malheureusement le coeur des hommes par le sien, et croyait impossible que tant de patience et tant de bonté ne finissent pas par ramener des sujets égarés. Cet espoir lui fit refuser la proposition de M. de Virieu et de plusieurs autres députés, qui offraient de partir pour leurs provinces, et de les exciter sur l'atrocité des journées des 5 et 6 octobre, et sur sa captivité dans Paris. Les désordres qui se commettaient dans les provinces affligeaient sensiblement le Roi, et chaque nouvelle de ce genre qu'il apprenait lui faisait vivement sentir le malheur de ne pouvoir y remédier. On cherchait continuellement à inquiéter le Roi et la Reine, et l'on avait répandu les bruits les plus sinistres sur un complot qui devait avoir lieu pendant la messe de minuit. Plusieurs personnes tentèrent d'empêcher Leurs Majestés d'y aller, quoiqu'elle dût se dire à la chapelle; mais elles s'y sèrent, trouvant que cet air d'inquiétude ne pouvait que produire un mauvais effet. Ne pouvant me défendre de celle qui m'avait été donnée, je refusai d'y aller, et je passai tout ce temps-là auprès de M. le Dauphin, résolue de ne me coucher que lorsque je saurais Leurs Majestés retirées tranquillement dans leur appartement. La Reine, qui le sut, eut la bonté de monter chez M. le Dauphin en sortant de la messe, de me plaisanter sur ma pusillanimité, en y ajoutant les choses les plus aimables sur mon attachement. Il était impossible de ne pas éprouver le dévouement le plus vif pour une princesse qui joignait tant de grâces et de bonté à des qualités si dignes de son rang et de son nom. CHAPITRE II ANNÉE 1790 Jour de l'an.--Démarche de la Chambre des vacations du Parlement de Bretagne.--Procès de M. de Besenval.--Essai pour réunir le côté droit et le parti modéré de l'Assemblée.--Démarche du Roi à l'Assemblée, le 4 février, et discours de ce prince.--Troubles dans les provinces.--Commencement d'insurrection parmi les troupes.--Mort de M. de Favras.--Décret pour assurer la tranquillité des provinces.--Députation des commerçants du royaume.--Commencement d'insurrection à Saint-Domingue.--Autorité que s'attribuent les districts.--L'Assemblée usurpe tous les pouvoirs et ne laisse au Roi aucune autorité.--Mort de l'empereur Joseph II.--Enquêtes du Châtelet et de la Commune sur les journées des 5 et 6 octobre.--Belles réponses de la Reine à ce sujet. Une députation de l'Assemblée, ayant à sa tête M. Desmeunier, président, vint présenter ses hommages au Roi et à la Reine au sujet de la nouvelle année. Ayant fait espérer au Roi des jours plus heureux, dans le discours qu'il fit à ce sujet: «Je le serai, répondit vivement ce bon prince, du bonheur de mon peuple, qui sera toujours l'objet de mes voeux.» Le président vint ensuite chez la Reine, qui le reçut au milieu de ses deux enfants, et qui lui rappela avec tant de noblesse et de sentiment l'espoir du bonheur qu'il donnait au Roi, que M. Desmeunier, attendri, ne put cacher le sentiment qu'il éprouvait. Rien n'était, en effet, plus touchant que de voir cette princesse entourée de deux enfants charmants. L'un, trop jeune encore pour sentir les malheurs qui le menaçaient, portait sur son visage l'empreinte du bonheur et de la gaieté; la jeune princesse, dans un âge où l'on n'aurait dû connaître que ces deux sentiments, commençait déjà la carrière de douleur qu'elle a parcourue avec tant de courage, de douceur et de sensibilité. Le Roi avait pour celle-ci une prédilection toute particulière; et quoiqu'il ne fût pas démonstratif, il ne laissait échapper aucune occasion de faire apercevoir la tendresse qu'il lui portait. La Reine, qui n'en avait pas moins pour elle, se croyait obligée d'user de sévérité à son égard. On lui avait donné de fausses impressions sur le caractère de Madame, qu'elle croyait fière et d'un esprit si dissipé, qu'on ne pouvait sans inconvénient lui laisser voir de jeunes personnes de son âge. Je n'ai jamais pu concevoir ce qui avait pu donner lieu à cette opinion. Cette jeune princesse était, au contraire, bonne, affable, timide, et avait même besoin qu'on lui inspirât de la confiance. Il lui eût été plus utile de voir un peu plus de monde, que d'être toujours seule dans son appartement, avec ses femmes et la jeune personne à qui la Reine avait permis de partager ses études et ses jeux. Privée si jeune de tout appui, livrée à elle-même dans une cruelle captivité, elle seule a fini son éducation; le malheur a été son instituteur, et n'a heureusement pas altéré les grandes qualités que les circonstances l'ont mise à portée de développer dans tout le cours de sa vie. Peu de temps après, l'Assemblée envoya au Roi une nouvelle députation, le président à la tête, pour demander à Sa Majesté de fixer elle-même le montant de sa liste civile, de considérer l'éclat qui devait environner le trône d'un grand Roi, et de ne point écouter cette économie sévère qui prenait sa source dans son amour pour son peuple, et dans ses moeurs patriarcales, qui faisaient de lui le meilleur et le plus vertueux des Rois. «Je suis sensiblement touché, dit le Roi, de la démarche de l'Assemblée; mais j'attendrai, pour m'expliquer, qu'il y ait des fonds assurés pour le payement des créanciers de l'État et pour les dépenses nécessaires à maintenir l'ordre public; ce qui me regarde personnellement est le moindre sujet de mes inquiétudes.» Comment une assemblée qui rendait un pareil témoignage aux vertus de son Roi, pouvait-elle continuer à porter des décrets qui ne tendaient à rien moins qu'à le précipiter du trône, et à accumuler par là tant de maux sur notre malheureuse patrie? La Chambre des vacations du Parlement de Bretagne, ayant refusé d'enregistrer le décret qui suspendait le Parlement et constituait la Chambre des vacations, fut mandée à la barre de l'Assemblée. Elle était composée de douze magistrats, à la tête desquels était le président de la Houssaye. Ce vertueux magistrat représenta, tant en son nom qu'en celui de ses collègues, avec toute l'énergie possible, l'incompétence de la Chambre pour l'enregistrement de cette loi, et l'impossibilité où elle était de s'attribuer le droit de renoncer à un des priviléges de la Bretagne, qui ne s'était donnée à la France que sous des conditions qu'elle seule pouvait révoquer; qu'il s'honorait, lui et ses vertueux collègues, de remplir fidèlement les devoirs que leur imposait la qualité de magistrats. En déclarant au Roi et à l'Assemblée qu'ils n'étaient pas compétents pour accéder à un décret totalement contraire aux priviléges de la province, ils ne pouvaient qu'expliquer respectueusement les motifs de leur refus. Mirabeau et les autres députés démagogues répliquèrent avec violence et emportement. Ils voulaient sévir avec rigueur et traiter en criminels de lèse-majesté des magistrats qui refusaient d'obéir à leurs décrets. MM. de Frondeville, de Cazalès, d'Éprémenil et plusieurs autres en firent sentir l'inconvénient, et l'Assemblée se borna à décréter que leur résistance à la loi les rendait incapables de posséder aucune fonction de citoyens actifs, jusqu'à ce que, sur leur requête présentée au corps législatif, ils eussent été admis à prêter le serment de fidélité à la Constitution décrétée par l'Assemblée et sanctionnée par le Roi. Ce prince, malgré l'estime et la sensibilité qu'il éprouvait de la courageuse fidélité de ces magistrats, fut réduit à garder le silence, et ne put leur donner publiquement aucune marque de la satisfaction que lui inspirait une conduite aussi ferme que courageuse. M. le baron de Besenval, arrêté depuis la prise de la Bastille, sous le prétexte d'avoir voulu attaquer Paris et en faire égorger les habitants, avait été transféré dans les prisons du Châtelet, où son procès se suivait avec acharnement. MM. Ogier et Garaud de Coulon, membres du comité des recherches, présentaient chaque jour de nouvelles dénonciations, plus absurdes les unes que les autres, et ce dernier, nommément, qui était rapporteur du comité, laissait apercevoir, de la manière la plus révoltante, le désir de le trouver coupable. On alla même jusqu'au point d'aposter des gens pour exciter la multitude et intimider les juges. M. Boucher d'Argis, président du Châtelet, se conduisit dans tout le cours de cette procédure avec une fermeté qui lui fit infiniment d'honneur. Il donna des ordres pour contenir les violateurs du bon ordre, et s'adressant aux membres du comité: «Messieurs, leur dit-il, de soixante-quatre témoins entendus contre M. de Besenval, pas un n'a été fourni par le Châtelet, le comité les a tous fournis; si quelqu'un a des choses plus graves à déclarer contre lui, qu'il se présente.» Un profond silence ayant été la réponse à cette interpellation, on crut que le procès allait finir; mais le comité déclara qu'il prolongeait encore l'information. Quelques jours avant la clôture, on excita une émeute à Versailles pour le prix du pain. On publia en même temps dans Paris l'élargissement de M. de Besenval, et l'on annonça le soulèvement des faubourgs. Une foule d'agitateurs se rendit autour du Châtelet, demandant les têtes de MM. de Besenval et de Favras. Vingt-quatre soldats de la troupe soldée s'assemblèrent, le même jour, aux Champs-Élysées, avec des vues séditieuses, et l'on répandit en même temps des bruits de contre-révolution propres à soulever le peuple. On espérait, par ces moyens, parvenir à intimider les membres du Châtelet; mais on ne put y parvenir. Ils conservèrent le plus grand calme au milieu de toutes ces agitations, et le zèle de la garde nationale prévint les suites de cette insurrection. MM. de Sèze et de Bruges, avocats de M. de Besenval, le défendirent avec autant de zèle que de fermeté, et témoignèrent leur étonnement de voir le comité des recherches réunir à la fois les fonctions de dénonciateur, de partie et de ministère public, et d'être eux-mêmes accusés d'avoir été à la recherche des témoins. La fermeté et le sang-froid de M. de Besenval ne se démentirent pas un instant pendant tout le cours de ce procès. Enfin, après l'audition de cent soixante-dix-huit témoins, le tribunal, conformément aux conclusions de M. de Brunville, procureur du Roi, déclara, par l'organe de M. Boucher d'Argis, que M. de Besenval n'était point coupable des crimes qu'on lui imputait; et, après sept mois de captivité, il recouvra enfin sa liberté. M. de Besenval fut le lendemain chez le Roi et la Reine, qui lui témoignèrent, de la manière la plus touchante, la joie qu'ils éprouvaient de le revoir, les inquiétudes qu'il leur avait causées, en y ajoutant mille questions sur sa captivité et la manière dont il avait été traité. Il avait été mis sous la garde d'un commandant de bataillon de la garde nationale de Paris, nommé Bourdon de l'Oise. Cet homme était originairement procureur et avait de l'esprit; mais il était révolutionnaire, violent, inquiet et ombrageux. L'inégalité de son caractère rendait la position de M. de Besenval dépendante de la situation de son esprit. Quand il avait de l'humeur, il le menaçait des dangers qu'il courait; et dans d'autres moments, il était très-bon pour lui. En rendant compte à Leurs Majestés de la conduite qu'il avait tenue au Champ de Mars, lors de la prise de la Bastille, il fit les plus grands éloges de celle du duc de Choiseul, qu'il avait sous ses ordres, le donna pour un homme de tête dans les occasions critiques, et d'un attachement sans bornes à la personne de Leurs Majestés. Ce témoignage, rendu dans un moment où le Roi et la Reine étaient si émus de tout ce que M. de Besenval avait souffert, fit sur eux la plus vive impression; et de ce moment, ils témoignèrent à M. de Choiseul une confiance toute particulière. M. de Besenval, avec beaucoup d'esprit, avait trop de légèreté pour bien juger les hommes; et, dans cette occasion, il en donna une preuve qui eut des suites bien funestes pour le Roi et pour la France. Plusieurs députés du côté droit et attachés au Roi, quoique du parti constitutionnel, entre autres MM. Malouet, Redon, etc., pénétrés de la nécessité de lui donner les moyens de faire respecter son autorité, proposèrent une fusion avec ceux du parti royaliste, espérant attirer, par ce moyen, un grand nombre de membres du côté gauche dans leur parti, et former alors une majorité capable d'en imposer aux factieux. MM. de la Chèze, le chevalier de Boufflers et l'évêque de Nancy (M. de la Fare) se rendirent avec eux chez le duc de la Rochefoucauld. MM. de la Fayette, de Maubourg, de la Coste, et le duc de Liancourt, s'y trouvèrent aussi, et l'on proposa pour base de la fusion: De maintenir la Constitution jusqu'à ce que le temps et l'expérience eussent manifesté les changements que l'on devait y apporter; de conserver la réunion des trois ordres en un seul, et de se hâter de rendre au Roi le pouvoir nécessaire pour gouverner conformément aux principes monarchiques et au voeu de la nation reconnu par l'Assemblée; De défendre de tout leur pouvoir les droits de l'homme et du citoyen si essentiellement violés; et, si le complément de la Constitution exigeait encore quelque innovation, d'éviter dans l'exécution les moyens violents, qui ne pouvaient qu'aigrir les esprits et multiplier les malheurs; d'employer tous leurs efforts pour établir l'ordre et la sécurité, seule ressource pour ramener la confiance, le crédit et la perception des impôts; De n'inquiéter personne pour les opinions religieuses, et de laisser jouir la seule religion catholique, à titre de religion nationale, de la solennité du culte public; De conserver aux églises une dotation territoriale; de s'opposer à toute autre aliénation que celle qui avait été faite au mois de décembre 1789, comme secours extraordinaire, jusqu'à ce que la dotation eût été déterminée; et, sous aucun prétexte, de ne laisser faire d'aliénation ou de meilleure répartition des biens de l'Église, que d'après les instructions et sous la surveillance des provinces qui y étaient intéressées; De restreindre les tribunaux au seul pouvoir de juger, et en conciliant la nécessité et la justice, de ne point oublier les égards dus aux anciens magistrats; De protéger la liberté de la presse, en réprimant en même temps sa licence par une loi sage et prudemment motivée; De contenir la force armée par des lois sévères, et de la subordonner totalement au Roi, à qui l'armée et la garde nationale devaient être soumises, comme le monarque l'était lui-même à la loi; De réunir enfin tous leurs efforts pour accélérer la conclusion des travaux de l'Assemblée, et maintenir l'union dans tout le royaume, sous la protection de la loi et du Roi. Le Roi, qui n'avait en vue que le bonheur de la France, et qui croyait ce plan propre à ramener les esprits, si chacun voulait consentir à quelques sacrifices pour ramener la paix et la concorde, se décida, par l'avis de ses ministres, à tenter vis-à-vis de l'Assemblée une démarche qu'il croyait propre à remplir ce but. Il s'y rendit en personne le 4 février, et déclara que la gravité des circonstances le conduisait au milieu d'elle, pour lui représenter le danger imminent qu'il y avait à laisser affaiblir chaque jour l'ordre et la subordination, celui qu'entraînaient la suspension et l'inactivité de la justice, la situation critique des finances et l'incertitude sur la fortune publique. Il ajouta que tout se réunissant pour inquiéter les amis de l'ordre et de la prospérité du royaume, il était temps de mettre un terme à tant de maux. Le discours du Roi peignait tellement sa bonté et son amour pour son peuple, que je ne puis me refuser à en donner un extrait: «Messieurs, leur dit ce bon prince, un grand but se présente à nos regards; mais il faut l'atteindre sans accroissement de troubles et de convulsions. J'ai tout tenté pour vous donner les moyens d'y parvenir, et malgré les circonstances difficiles et affligeantes où je me suis trouvé, je n'ai rien négligé pour contribuer au bonheur du peuple. Je ferai, comme j'ai déjà fait, tous les sacrifices nécessaires pour y parvenir; mais il faut que nous nous secondions mutuellement. Un intérêt commun doit réunir aujourd'hui tous les citoyens, pour ne mettre aucun obstacle à terminer la Constitution; le temps réformera ce qu'elle peut avoir de défectueux; mais toute entreprise qui tendrait à la renverser ne pourrait avoir que des suites funestes. «Mettez fin aux inquiétudes qui éloignent de la France un si grand nombre de citoyens, et dont l'effet contraste avec la liberté que vous voulez établir. «J'aime à croire que les Français reconnaîtront un jour l'avantage de la suppression d'ordres et d'états, tant qu'il sera question de travailler en commun au bien public; mais je pense, en même temps, que rien ne peut détruire tout ce qui tend à rappeler à une nation l'ancienneté et la continuité des services d'une race honorée, non plus que le respect dû aux ministres d'une religion que tous les citoyens ont un égal intérêt à maintenir et à défendre. «Je ne puis vous dissimuler les pertes qu'ont faites ceux qui ont abandonné leurs priviléges pécunieux, et qui ne font plus d'ordre politique dans l'État; mais ils ont assez de générosité pour se trouver dédommagés, si la nation se trouve heureuse de leurs sacrifices. J'en aurais aussi beaucoup à compter, si je m'occupais de mes pertes personnelles; mais j'y trouverai une pleine compensation quand je serai témoin du bonheur du peuple. «Je maintiendrai la liberté constitutionnelle dont le voeu général a consacré les principes, et, de concert avec la Reine, je préparerai de bonne heure le coeur et l'esprit de mon fils au nouvel ordre de choses qui s'établit, et je l'accoutumerai, dès ses premiers ans, à être heureux du bonheur des Français. «Je ne mets pas en doute que vous ne vous occupiez d'affermir le pouvoir exécutif, sans lequel il ne peut y avoir aucune sûreté au dedans et au dehors, et que vous ne perdrez pas de vue que la confusion des pouvoirs dégénère bientôt dans la plus dangereuse des tyrannies. «Vous considérerez tout ce qu'exige un royaume tel que la France, par son étendue, sa population, ses relations extérieures, et vous ne négligerez pas de fixer votre attention sur le caractère et les habitudes du peuple français, pour ne point altérer, mais entretenir, au contraire, les sentiments de douceur, de confiance et de bonté qui lui ont valu tant de renommée et de considération; donnez-lui l'exemple de la justice qui sert de sauvegarde à la propriété, et qui est si nécessaire à l'ordre social. «Joignez-vous à moi pour empêcher les violences criminelles et les excès qui se commettent dans les provinces; et vous, Messieurs, qui pouvez par tant de moyens influer sur la confiance publique, éclairez ce bon peuple qui m'est si cher, et dont on me dit que je suis aimé, quand on veut me consoler de mes peines. Ah! s'il savait combien je suis malheureux quand j'apprends qu'il s'est commis quelque attentat contre les personnes et les propriétés, il m'épargnerait cette douloureuse amertume; il est temps de faire cesser toute inquiétude, et de rendre au royaume toute la force et le crédit auquel il peut attendre. «Puisse cette journée, où votre Monarque vient s'unir à vous de la manière la plus franche et la plus intime, être un signal de paix et de rapprochement; que ceux qui s'éloignent de cet esprit de paix et de concorde me fassent le sacrifice de tout ce qui les afflige, et je les payerai de la plus profonde reconnaissance. Ne professons tous, à compter de ce jour, qu'un seul sentiment: l'attachement à la Constitution, et le désir ardent de la paix et de la prospérité de la France.» M. Bureau de Puzi, président, qui partageait les sentiments que le Roi venait d'exprimer, témoigna, au nom de l'Assemblée, le respect, la gratitude et l'amour que la France devait au patriotisme d'un Roi qui, sans faste, seulement orné de ses vertus, venait contracter l'engagement d'aimer, de maintenir la Constitution et d'obéir à la loi. Les applaudissements, qui avaient interrompu plus d'une fois le discours du Roi, se renouvelèrent à sa sortie; le président l'accompagna jusqu'à la porte, et une députation le reconduisit au château. Elle trouva la Reine qui se promenait sur la terrasse des Feuillants avec Mgr le Dauphin. «Messieurs, leur dit cette princesse, je partage tous les sentiments du Roi; voici mon fils; je l'entretiendrai souvent des vertus du meilleur des pères et de l'amour de la liberté publique, dont, je l'espère, il sera le plus ferme appui.» M. Goupil de Préfel demanda, aussitôt après la sortie du Roi, que tous les députés prêtassent le serment civique ainsi conçu: «Je jure d'être fidèle à la nation, à la loi et au Roi, et de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution décrétée par l'Assemblée et sanctionnée par le Roi.» Presque tous les députés, le président à la tête, prêtèrent ce serment; le garde des sceaux (M. de Cicé, archevêque de Bordeaux), comme député, en fit autant, et tout ce qui composait les galeries s'y joignit en levant les mains. Le premier voeu de l'Assemblée, exprimé par M. le comte de Clermont-Tonnerre, fut de témoigner à Sa Majesté la reconnaissance du corps législatif par une adresse de remercîments, et d'en présenter également une à la Reine. Elles furent décrétées, et, le soir même, une députation de soixante membres, le président à la tête, se rendit au château. Après les témoignages de reconnaissance, le président promit au Roi l'oubli de toutes les discussions, le concert de toutes les volontés, et la réunion des intérêts particuliers dans le seul intérêt public, comme devant être le fruit du patriotisme et des vertus de son Roi; et il termina son discours par demander à Sa Majesté de jouir de la confiance et de l'amour de son peuple, l'assurant que la postérité même ne cesserait de bénir sa mémoire. Le Roi le remercia des sentiments qu'il lui exprimait, lui témoigna l'espérance qu'il concevait de voir les vrais amis du peuple se rallier autour de lui, pour assurer son bonheur et la liberté publique. La députation fut ensuite chez la Reine, et après lui avoir témoigné la sensibilité de l'Assemblée pour les paroles nobles et touchantes qui lui avaient été transmises de sa part, elle ajouta en regardant Mgr le Dauphin: «Veillez, Madame, sur ce précieux rejeton; qu'il ait la sensibilité, l'affabilité et le courage qui vous caractérisent; vos soins assureront sa gloire, et la France, dont vous aurez procuré le bonheur, en sentira le prix, en pensant qu'elle le doit aux vertus de Votre Majesté.» Le garde des sceaux avait apporté à la Reine le modèle d'un petit discours à prononcer, d'après celui que lui avait montré le président; mais celui-ci l'ayant changé depuis, la Reine, qui s'exprimait parfaitement sans le secours de personne, répondit d'elle-même à la députation: «Je suis bien sensible, Messieurs, aux témoignages de votre affection; vous avez reçu ce matin l'expression de mes sentiments; ils n'ont jamais varié pour une nation que je me fais gloire d'avoir adoptée, en m'unissant au Roi; mon titre de mère en assure pour toujours les liens.» La démarche et le discours du Roi à l'Assemblée produisirent un enthousiasme général. M. Bailly proposa d'envoyer au Roi soixante membres de la Commune, pour lui présenter les témoignages de son respect et de son attachement, et de rendre le même hommage à la Reine. Cet avis fut adopté à l'unanimité, et la députation se rendit le lendemain au château; la ville fut illuminée le soir, et il fut décidé qu'on chanterait le _Te Deum_, le dimanche suivant, dans l'église de Notre-Dame. Le 4 au soir, M. Bailly proposa à l'assemblée générale de la Commune la prestation du serment civique. Chaque membre le prêta individuellement; les spectateurs en firent autant, et l'on proposa d'y admettre la multitude rassemblée sur la place de l'Hôtel-de-Ville. M. Bailly descendit sur le perron et jura, ainsi que l'avaient fait les députés, d'être fidèle à la nation, à la loi et au Roi, et de maintenir de tout son pouvoir la Constitution décrétée par l'Assemblée et sanctionnée par le Roi. Le peuple l'écouta avec le plus profond silence, et adhéra ensuite à son serment par des acclamations réitérées et aux cris de: Vive le Roi! L'abbé Faucher employa toute son éloquence pour faire décerner à M. Bailly, dans cette séance, le titre de municipe général de toutes les municipalités du royaume, et à M. de la Fayette, celui de frère d'armes de toutes les gardes nationales du royaume; mais cette motion fut très-mal accueillie et rejetée de la manière la plus énergique. Plusieurs personnes et plusieurs membres de l'Assemblée trouvèrent trop vague la clause de maintenir de tout son pouvoir une Constitution qui n'était pas encore terminée, et refusèrent de prêter le serment; mais, sur l'explication du président, qui déclara que le serment ne pouvait prévaloir sur le droit national de réformer la Constitution, le plus grand nombre consentit à le prêter. Cette démarche du Roi fut loin de produire l'effet qu'il en attendait. M. Malouet, voulant profiter de la sensation qu'avait produite le discours du Roi, proposa le lendemain à l'Assemblée de délibérer sur les demandes du Roi, et fit la motion de consacrer une séance à en examiner les principaux points et les observations auxquelles ils devaient donner lieu. Mais cette motion rencontra tant d'opposition, qu'on passa à l'ordre du jour. M. Malouet déclara qu'il la rendrait publique, et proposa qu'au moins on fit un décret pour demander au Roi de prendre les mesures les plus efficaces et de donner des ordres pour la protection des propriétés et la sûreté des citoyens; qu'on y ordonnât à tous les corps administratifs et militaires d'exécuter ponctuellement les ordres du Roi, signés par un secrétaire d'État; qu'on déclarât que toute résistance, qui ne serait point motivée sur la violation constatée des décrets constitutionnels, serait punie comme forfaiture; que toute insubordination dans l'armée de terre et de mer le fût conformément aux lois militaires; que ce même décret supprimât le comité des recherches de Paris et ceux qui pourraient être établis dans diverses villes du royaume, et ordonnât au comité des finances de rendre compte incessamment à l'Assemblée du déficit des six derniers mois de l'année 1789. Le refus de délibérer sur une motion aussi raisonnable démontra visiblement l'esprit de l'Assemblée, et la réunion proposée, sous le titre d'Impartiaux, n'eut pas le succès dont on s'était vainement flatté. Le duc de la Rochefoucauld et ceux de son parti déclarèrent qu'ils ne prétendaient pas faire scission avec l'Assemblée. Les royalistes, qui se méfiaient toujours des constitutionnels, ne montrèrent que plus d'éloignement à s'en rapprocher, et la société des Impartiaux tomba alors dans une sorte de mépris: le nom de _Monarchiens_ qu'on donna à ses membres la tourna tellement en ridicule, qu'elle ne put opérer aucun bien. Le Roi avait bien prévu l'effet que ferait sur les royalistes sa démarche à l'Assemblée. Il n'espérait pas non plus faire impression sur les factieux; mais il voulut tenter ce dernier moyen de ramener ceux qui n'étaient qu'égarés. Son peu de succès augmenta encore le regret de voir ce prince s'engager à soutenir une Constitution non encore terminée, et dont les auteurs, loin de réprimer les excès qui se commettaient journellement dans les provinces, ne tendaient qu'au bouleversement du royaume et au renversement du monarque et de la monarchie. Les insurrections se multipliaient dans l'intérieur du royaume, et les brigands profitaient de l'impunité pour piller les châteaux, les brûler, et commettre toutes sortes de désordres. L'Assemblée, qui ne perdait pas de vue ses projets de destruction, était beaucoup plus occupée de celle des ordres monastiques et de la vente des biens du clergé, que de la répression de tous ces excès. Une séance fut cependant consacrée à s'en occuper; mais elle se borna à supplier le Roi de donner des ordres pour l'exécution du décret du 6 août concernant la liberté publique, et à charger le président de l'Assemblée d'écrire aux municipalités où les troubles avaient eu lieu, combien elle était affectée des désordres qui se commettaient, lesquels forceraient le pouvoir exécutif d'employer les forces qui seraient mises à sa disposition pour y mettre ordre. Il est à remarquer que depuis quelque temps l'Assemblée évitait de prononcer le nom de Roi, et se servait de celui de pouvoir exécutif, pour désaccoutumer le peuple du respect qu'il portait à ce nom vénéré depuis si longtemps. L'abbé Maury et M. de Cazalès firent sentir que le recours au pouvoir exécutif, à qui l'on avait ôté toute force et toute autorité, était évidemment illusoire, et qu'il fallait employer des moyens forts et vigoureux, le défaut de la force publique étant la seule cause de toutes les atrocités. MM. Voidel et Lanjuinais répondirent à l'abbé Maury; et le dernier rejeta la cause de tous les crimes qui se commettaient sur la rigueur avec laquelle les seigneurs maintenaient leur autorité. M. de Cazalès démentit victorieusement cette assertion; mais on n'eut aucun égard aux preuves qu'il produisit à l'appui de son discours, et l'on n'en convint pas moins d'employer les voies de douceur contre ce bon peuple qui brûlait les châteaux. «Ne prostituez pas le nom de peuple, et appelez-les _brigands_,» dit M. d'Épréménil.--«Je dirai, si vous voulez, reprit Robespierre, les citoyens qui brûlent les châteaux; car l'amour de la tranquillité pouvait mettre la liberté en péril.» La conséquence de cette consolante explication fut l'adoption du décret proposé. Le Roi était profondément affligé du renouvellement de tant d'excès, et avait de plus la douleur de voir dénoncer les citoyens qui se conduisaient avec courage et fermeté. Il fut vivement affecté de voir inculper outrageusement M. d'Albert de Rioms, commandant de la marine à Toulon, et M. de Bournissac, prévôt général de Provence, dans le rapport qui fut fait à l'Assemblée sur l'affaire de Toulon et de Marseille. M. d'Albert de Rioms, ayant voulu punir la désobéissance de deux ouvriers du port de Toulon, souleva contre lui un certain nombre de volontaires de la marine, qui demandèrent justice au peuple de Toulon. M. d'Albert de Rioms, effrayé du danger que pouvait courir l'arsenal par l'effervescence excitée parmi les ouvriers du port, préféra se laisser conduire en prison plutôt que d'opposer une résistance dont les suites pouvaient être si funestes; il se borna à demander que justice lui fût rendue. Cette affaire fut portée à l'Assemblée, qui mit en suspens si la conduite de M. d'Albert de Rioms ne pouvait pas être taxée d'attentat contre la liberté. M. de Mirabeau et plusieurs autres députés, entre autres un nommé Ricard, député de Provence, s'emportèrent violemment contre M. d'Albert de Rioms, et voulaient renvoyer cette affaire au Châtelet. Mais tous les membres raisonnables de l'Assemblée se réunirent pour rendre à cet officier la justice que méritait sa conduite sage et modérée. Après plusieurs séances, on décréta qu'il n'y avait pas matière à inculpation contre M. d'Albert de Rioms, non plus que contre les officiers accusés dans cette affaire; qu'on lui ferait transmettre par le président le décret qui venait d'être prononcé, et qu'on y ajouterait les témoignages de l'estime de l'Assemblée pour un guerrier qui avait soutenu si glorieusement l'honneur de la nation. On remarqua comme chose bien singulière que les députés les plus acharnés contre M. d'Albert de Rioms non-seulement applaudirent au décret, mais demandèrent, de plus, que les mêmes témoignages d'estime fussent étendus aux officiers de la marine de Toulon qui avaient été impliqués dans cette affaire. L'affaire de M. de Bournissac fut la matière d'un plus grand nombre de séances. Il avait réprimé par une conduite ferme et courageuse les troubles excités à Marseille par trois individus qu'il avait fait arrêter et remettre entre les mains de la justice. Ils portèrent plainte à l'Assemblée, et les protecteurs de la licence défendirent les auteurs de ces insurrections. Le comte de Mirabeau parla en leur faveur avec sa véhémence ordinaire; et voulant se venger de M. de Bournissac, qui l'avait condamné dans une affaire antérieure à la Révolution, il employa tous les moyens qui étaient en son pouvoir pour le faire trouver coupable; mais il ne put y parvenir, et l'Assemblée renvoya cette affaire devant les juges naturels. Le régiment de _Vivarais_, en garnison à Béthune, se mit aussi en insurrection. Il refusa de reconnaître pour lieutenant-colonel le chevalier de Maillier, sans pouvoir articuler aucune plainte contre lui. Le Roi, après lui avoir laissé le temps de se repentir, voulant faire cesser un exemple aussi dangereux, ordonna que le régiment quitterait Béthune, qu'on séparerait les soldats fidèles d'avec les révoltés, et qu'on ne garderait aux drapeaux que ceux qui reconnaîtraient l'autorité du chevalier de Maillier. Cet ordre fut signifié au régiment en arrivant à Lens; mais le plus grand nombre des soldats, ayant à leur tête plusieurs bas officiers, refusèrent d'obéir, s'emparèrent des drapeaux, de la caisse et des équipages du régiment, ramenèrent le tout à Béthune, et les déposèrent chez le commandant de la garde nationale. Le marquis de Courtarvel, les officiers, bas officiers et soldats qui étaient restés fidèles, firent les derniers efforts pour sauver les drapeaux; mais n'ayant pu y parvenir, M. de Courtarvel partit sur-le-champ pour les redemander au maire de Béthune, qui refusa de les donner. Le Roi, instruit des progrès de cette révolte, cassa tous les soldats et bas officiers qui avaient refusé d'obéir à ses ordres, déclara ne les reconnaître que pour des rebelles qui devaient être livrés à la rigueur des ordonnances militaires, et envoya de nouveaux drapeaux au régiment, regardant les anciens comme souillés. En outre, ayant appris que la ville de Lens était venue au secours du régiment et lui avait fait des avances, il ordonna qu'elle en fût remboursée le plus promptement possible, et chargea le comte de Sommièvre, qui commandait dans la province, de lui marquer sa satisfaction du véritable patriotisme qu'elle avait montré dans cette occasion. Il y eut aussi une insurrection à Lyon, dirigée contre M. Imbert Colonia, premier échevin et commandant des volontaires de cette ville. C'était un homme d'un mérite distingué. Les services qu'il avait rendus à la tête des volontaires, en maintenant la tranquillité publique dans Lyon et les environs, ne purent le garantir de la fureur des factieux. On souleva le peuple contre lui, et malgré la prudence et la fermeté qu'il montra dans cette occasion, il finit par être obligé de se sauver à Bourg en Bresse, où la municipalité le prit sous sa protection; mais avant de quitter Lyon, il envoya sa démission au consulat. Il y eut à Béziers, dans le même temps, des rixes sanglantes pour la défense des contrebandiers. Le Limousin, le Quercy, le Périgord, éprouvèrent aussi des pillages et des incendies; et l'esprit de révolte se manifesta de toutes parts. L'Assemblée, craignant que ces continuelles dissensions n'altérassent la confiance de la nation, décréta une adresse aux provinces, et chargea M. de Talleyrand de sa rédaction. Elle contenait l'énumération des travaux de l'Assemblée, des soi-disant bienfaits sans nombre qu'elle avait déjà procurés à la nation, et de ceux dont le complément de la Constitution devait encore les faire jouir; elle les engageait à ne point se laisser décourager par les insinuations de quelques malveillants, et de continuer à mettre leur confiance dans une Assemblée qui mettrait sous la sauvegarde de la nation la Constitution la plus propre à rendre la France libre et heureuse. Lorsque le rapport de la division du royaume fut fini, M. de Cazalès représenta à l'Assemblée qu'il était nécessaire que, dans le moment où les provinces s'assembleraient, elles pussent juger la conduite de leurs représentants; que, les dissensions qui existaient entre les différents partis dont l'Assemblée était composée mettant des obstacles continuels au succès de ses travaux, il faisait la motion de faire élire de nouveaux députés à l'Assemblée nationale, dès que les départements seraient formés; d'exclure les membres de la législature actuelle de celle qui la remplacerait, et de prier le Roi de la convoquer dans une ville distante de Paris de trente lieues au moins; que c'était l'unique moyen de prouver à la nation que l'Assemblée n'avait pas méconnu son autorité; de prévenir le soupçon des provinces sur le séjour forcé du Roi dans la capitale, et l'ombrage qu'on pouvait leur donner sur la tenue de l'Assemblée nationale dans une ville dont les intérêts étaient si souvent en opposition avec les leurs. Cette motion occasionna la plus vive indignation parmi les membres du côté gauche de l'Assemblée, et, sans vouloir permettre aucune discussion, elle passa à l'ordre du jour. On ne négligeait aucune occasion d'exciter la fermentation dans les esprits, et l'on se permettait des calomnies atroces contre les personnes les plus respectables. Plusieurs journaux se permirent d'insérer dans leurs feuilles que le régiment de Condé, en garnison dans la ville de ce nom, venait de mettre en pièces les armes de ce prince et demandait de changer de nom. Le régiment chargea le comte de Sesmaisons, son colonel, de démentir cette nouvelle au nom de tout un corps aussi outrageusement calomnié. Le comte écrivit, en conséquence, la lettre la plus noble, par laquelle le régiment faisait connaître qu'il se faisait gloire de porter un nom aussi illustre dans les fastes de la nation et soutenu avec un nouvel éclat, dans la dernière guerre, par le prince qui en porte aujourd'hui le nom; et il fit insérer sa lettre dans tous les journaux. Les têtes étaient tellement renversées, que les membres du bataillon du district Saint-Honoré, pour rendre hommage au décret récemment promulgué, en vertu duquel les fautes, étant déclarées personnelles, ne pouvaient retomber sur les familles des coupables, rendirent avec solennité les derniers devoirs aux corps de MM. Agasse, neveux du président de ce district et suppliciés pour crime de faux actes, accordèrent des grades supérieurs à tous les parents de ces malheureux et vinrent ensuite faire hommage de cette conduite à l'Assemblée, qui leur donna de grands éloges et leur accorda les honneurs de la séance. La mort de M. de Favras affecta sensiblement toutes les personnes sensées et honnêtes, qui ne purent voir sans indignation l'acharnement que le comité des recherches mettait à sa condamnation. Il était partagé par M. de la Fayette et une grande partie de la garde nationale, et il était poussé à un tel point, que plusieurs de ses membres, quoique très-attachés à la Constitution, se trouvaient honteux de porter un habit sous lequel on se permettait de pareils excès. Aucun des témoins entendus dans l'affaire de M. de Favras n'avait déposé contre lui. Il n'y avait aucune preuve réelle de conspiration; les plus fortes présomptions résultaient des seules dépositions des nommés Turcatti et Morel, tous deux recruteurs, l'un dénonciateur avoué, et l'autre accusé par M. de Favras, et qui, pour cette raison, ne pouvait être reçu comme témoin. Ce fut cependant sur de pareilles dépositions, après une séance qui dura jusqu'à six heures du soir, que M. de Favras fut déclaré coupable d'avoir tenté un projet de contre-révolution pour dissoudre l'Assemblée nationale, conduire le Roi à Péronne, et faire périr MM. Necker, de la Fayette et Bailly; et, en conséquence de cette déclaration, il fut condamné à être pendu et à faire amende honorable à Notre-Dame. M. Thilorier, son avocat, et le baron de Cormeré, son frère, le défendirent avec toute la chaleur et l'éloquence du sentiment, mais ils eurent la douleur de voir, par la manière dont on travaillait à influencer ses juges, que leurs efforts seraient inutiles. Toutes les séances de ce procès furent accompagnées d'un tumulte qui ne pouvait manquer d'effrayer les âmes faibles et pusillanimes; et l'on poussa l'atrocité jusqu'à se permettre de battre des mains en signe d'approbation au prononcé de sa condamnation. M. Quatremer fit à M. de Favras la lecture de son arrêt, qu'il écouta avec fermeté, l'interrompant cependant à diverses reprises pour protester de son innocence. M. Quatremer, en l'exhortant à profiter des consolations de la religion, les seules qu'il pût lui offrir, ajouta, dit-on, ces paroles: «Votre vie est un sacrifice que vous devez à la tranquillité publique.»--«Mes consolations, dit M. de Favras, sont dans mon innocence. Ah! que je plains les Français, puisque la dénonciation de deux hommes pervers suffit pour les faire condamner!» Il demanda le curé de Saint-Paul pour l'assister dans ses derniers moments, et passa une heure et demie seul avec lui. Il monta ensuite dans le tombereau avec fermeté, regardant avec mépris les applaudissements d'une populace ivre et excitée. Arrivé à Notre-Dame, il prit son arrêt, le lut d'une voix ferme et assurée, et prononça ces paroles: «Écoutez, peuple, ce que je vais vous dire! Je meurs innocent, comme il est vrai que je vais paraître devant Dieu; j'obéis à la justice des hommes, qui n'est pas, comme vous savez, infaillible.» Il remonta ensuite dans le tombereau avec la même fermeté, et demanda à être conduit à l'Hôtel de ville. Il y trouva M. Quatremer et deux autres juges, qu'il salua de la manière la plus imposante. Il expliqua ensuite sa conduite par un discours aussi solide que touchant, pardonna aux auteurs de sa mort, et déclara que le refus d'entendre les témoins qu'il voulait produire était la cause du jugement inique qui avait souillé les lèvres qui l'avaient prononcé et les mains qui l'avaient signé. «Ma conduite, ajouta-t-il, est honorable; j'aimais mon Roi, et je voulais le sauver des dangers qu'il pouvait courir. Je meurs avec le calme que donne la tranquillité de la conscience, et je recommande ma mémoire à l'estime de tous les citoyens vertueux, ainsi que ma femme et mes enfants à qui j'étais si nécessaire. Je demande la grâce des faux témoins s'ils étaient reconnus pour tels; et que personne n'appréhende les suites d'un complot imaginaire.» Il descendit de l'Hôtel de ville et monta sur l'échafaud avec la même fermeté, donnant l'exemple d'une mort aussi héroïque que chrétienne. Le Roi et la Reine furent profondément affectés de la condamnation de M. de Favras. Je fus témoin de leur douleur, et je ne puis encore penser à l'état où je vis la Reine quand elle apprit que M. de Favras n'existait plus. On revint encore le 20 février sur la nécessité de prendre des moyens pour rétablir la tranquillité publique. L'abbé Maury, MM. Malouet et de Cazalès regardèrent comme indispensable de commencer par rétablir l'autorité du Roi; mais Mirabeau et ceux de son parti parlèrent avec une telle chaleur sur le danger que courait la Constitution, si, avant qu'elle fût achevée, on donnait au pouvoir exécutif celui qui lui était réservé, que l'Assemblée se borna à décréter: que l'on ne pouvait se prévaloir d'aucun acte émané du Roi et de l'Assemblée qui ne serait pas revêtu des formes prescrites par la loi, sans être réputé perturbateur du repos public; qu'on enverrait le discours du Roi, l'adresse de l'Assemblée à toutes les municipalités du royaume, ainsi que les décrets sanctionnés par le Roi, avec ordre de les afficher, aux curés de les publier au prône, et aux officiers municipaux d'employer tous les moyens qui seraient en leur pouvoir pour maintenir la sûreté des personnes et des propriétés; et dans le cas où des attroupements séditieux les mettraient en danger, de publier la loi martiale. Elle obligeait toutes les municipalités à se prêter main-forte sur leur réquisition réciproque, et les rendait responsables des suites de leur refus. Les communes devaient être de leur côté responsables des dommages qui se commettraient par un attroupement, sauf à avoir recours contre ceux qui en seraient les auteurs; leur responsabilité devait être jugée par le tribunal du lieu, sur la réquisition du tribunal du district. Une députation du commerce de tout le royaume, et nommément une de celui de Bordeaux, vint représenter que son dépérissement annonçait un anéantissement total, si l'Assemblée n'apportait un prompt remède à l'esprit d'insurrection qui se manifestait dans les colonies. «Les établissements que la France a formés, dirent les membres de ces deux députations, produisent deux cent quarante millions de revenu, dont une balance de quatre-vingts millions en notre faveur. L'existence de six millions de Français est liée à leur sort. Il est reconnu que les noirs seuls peuvent cultiver les colonies; elles ne peuvent subsister sans la conservation de la traite et de la servitude des noirs, et quatre cents millions dus à la métropole par les colonies n'ont d'autre gage que les propriétés de celles-ci.» L'insurrection se préparait à Saint-Domingue depuis plus de trois mois. Les députés de cette île en avertirent l'Assemblée, qui n'en tint aucun compte, et le gouvernement seul était dans l'inquiétude sur le sort des colonies. L'intendant avait été forcé de fuir; le commissaire ordonnateur et le procureur général avaient été fort maltraités; et, pour combler la mesure, M. Ferrand des Grandières, sénéchal, accusé sans fondement d'avoir voulu exciter les mulâtres au Cap et dans les provinces du Nord, fut pendu; les armes furent enlevées de l'arsenal; on créa de nouvelles milices, et le régiment du Cap s'y incorpora, sous les ordres de M. de la Chevalerie, qu'on nomma capitaine général. On intercepta le plan de convocation pour les assemblées, envoyé par le ministre de la marine, ainsi que deux lettres adressées à M. de Peinières, commandant à Saint-Domingue, pour lui indiquer le mode de convocation, et la conduite qu'il devait tenir. L'assemblée provinciale du Cap se forma d'elle-même, et nomma pour président M. de la Chevalerie. Elle déclara que tout pouvoir résidait en elle; que toute autre assemblée était illégale et séditieuse; qu'elle ne reconnaîtrait plus M. de Peinières pour commandant, tant qu'il n'aurait pas prêté le serment. Elle cassa le conseil supérieur, rétablit celui du Cap et ouvrit les ports aux étrangers. M. de Peinières attendait toujours les ordres du Roi pour prêter le serment; mais n'en recevant point (ses lettres ayant été supprimées et interceptées), il se détermina enfin à le prêter pour maintenir la paix dans les parties de la colonie qui n'avaient pas encore participé à l'insurrection. Toutes ces nouvelles causaient la plus vive inquiétude. L'Assemblée, au lieu d'y porter remède, s'occupait, au contraire, de la liberté des noirs. Les représentations des commerçants devinrent enfin si pressantes, qu'elle se détermina à nommer une commission de douze membres pour faire un rapport sur les colonies. Le Roi, qui en sentait toute l'importance, était fort agité du résultat. On parvint heureusement à faire sentir à Barnave, chargé de ce rapport, l'importance de conserver une propriété aussi essentielle à la France; et il promit d'employer tous ses moyens pour que sa rédaction fît cesser toute inquiétude et pour la faire adopter à l'Assemblée. Il tint parole; et le décret, qui fut prononcé d'après le rapport de la commission, était si sage et si modéré, qu'il sauva pour le moment la colonie. Il fut rendu à la presque unanimité, malgré les efforts de Péthion, de Mirabeau et des amis des noirs, qui voulaient sacrifier à leurs principes une colonie si précieuse à la France et d'où dépendait l'existence d'un si grand nombre de Français. Le Roi et la Reine éprouvèrent une joie sensible de ce décret. Ils étaient l'un et l'autre plus occupés des malheurs de la France que de leur propre situation; et il est impossible de trouver un souverain plus attaché à son peuple que ne l'était notre malheureux Roi. Peu de jours après, Leurs Majestés eurent encore la satisfaction de voir mettre en liberté M. Augeard, secrétaire des commandements de la Reine. Il était en prison depuis quatre mois et avait été traduit devant le tribunal du Châtelet, établi, comme on sait, par l'Assemblée pour juger les crimes de lèse-nation. MM. Ogier et Garaud de Coulon, membres du comité des recherches, firent l'impossible pour le faire déclarer coupable d'un prétendu projet d'enlever le Roi; mais l'information l'ayant déchargé de toute accusation, il recouvra sa liberté. Plusieurs districts, assurés d'être soutenus par l'Assemblée, s'arrogeaient un pouvoir arbitraire et se permettaient les motions les plus incendiaires. Celui des Cordeliers était un des plus remarquables en ce genre. Il était composé de tout ce qu'il y avait de plus turbulent et de plus séditieux dans la capitale. Danton, un de ses membres, ci-devant avocat au Conseil, et qui a depuis figuré d'une manière si cruelle dans la Révolution, ayant été accusé de motions incendiaires, fut assigné au Châtelet pour être ouï, et n'en ayant tenu compte, il fut décrété de prise de corps. Le district prit parti pour lui et envoya une députation à l'Assemblée pour obtenir sa liberté. Il alléguait en sa faveur un décret qui avait absous un procureur du Roi, accusé d'avoir tenu les mêmes propos. L'abbé Fauchet parla en faveur de Danton et d'un arrêté du même district qui demandait l'établissement d'un grand jury pour juger les crimes de lèse-nation. M. Godard fit tellement sentir à l'Assemblée l'inconvenance de cette mesure, qu'elle passa à l'ordre du jour. Rien n'était aussi effrayant que la facilité avec laquelle on attentait à la liberté des citoyens. Le chevalier de Laizer avait été arrêté quelques jours auparavant par un commissaire du Châtelet, assisté de dix membres de la garde nationale, sur la simple dénonciation d'un inconnu, et avait été conduit en prison; mais la réclamation du district des Minimes, qui était le sien, lui fit rendre la liberté. Ce district envoya une députation à la Commune pour se plaindre des arrestations arbitraires et demander la suppression du comité de recherches. L'abbé Fauchet, président de la Commune, déclara que ce n'était point le comité qui avait fait arrêter M. de Laizer; qu'il était indispensable de le conserver, ayant plus fait pour la Révolution que toute autre institution. Il y eut à l'Assemblée de grandes discussions sur la constitution militaire. L'abbé Maury proposa que l'armée fût aux ordres du Roi, sauf la responsabilité des agents. Une pareille autorité dans les mains du Roi effraya l'Assemblée. Barnave, Alexandre de Lameth et Dubois de Crancé protestèrent et soutinrent que, la souveraineté résidant dans le peuple, on ne devait confier au Roi que le pouvoir de faire exécuter la loi. On décréta que le Roi serait le chef suprême de l'armée, mais qu'il n'y pourrait introduire de troupes étrangères qu'en vertu d'un acte du Corps législatif sanctionné par lui; que chaque citoyen serait admissible aux emplois militaires; qu'aucun militaire ne pourrait être destitué sans un jugement légal; que la vénalité de tout emploi militaire serait supprimée; que tout militaire prêterait le serment civique; que chaque législature réglerait les sommes à donner pour l'entretien de l'armée, le nombre dont elle devait être composée, la solde de chaque grade, et le mode d'admission ou d'avancement; que le comité de constitution serait chargé de proposer, le plus promptement possible, un projet sur l'emploi des forces dans l'intérieur du royaume et leur rapport avec le pouvoir civil et les gardes nationales; sur l'organisation des tribunaux militaires et des formes de jugement; sur le mode de recrutement en temps de guerre, d'après la suppression du tirage de la milice; et que le Roi serait supplié de présenter un plan d'organisation pour mettre l'Assemblée en état de délibérer sur les objets du ressort du pouvoir exécutif. La Chambre des vacations du Parlement de Bordeaux ayant décrété une information contre les brigands qui désolaient les provinces de son ressort, sur la réquisition de M. Dudon, procureur général de cette cour, fut dénoncée à l'Assemblée par l'armée patriotique bordelaise, ainsi que le réquisitoire de M. Dudon. Ce dernier s'était permis de blâmer les suites de la Révolution, faisant le parallèle des malheurs qu'elle occasionnait avec celui du bonheur qu'elle aurait produit si elle eût été mieux conduite. L'Assemblée ordonna un rapport sur cette affaire, et, d'après l'avis du comité, manda à sa barre le président de la Chambre des vacations, ainsi que M. Dudon, à qui elle permit cependant, vu son âge de quatre-vingt-trois ans, de donner par écrit les motifs de sa conduite; et elle ajouta des remercîments à l'armée patriotique bordelaise pour le zèle qu'elle ne cessait de témoigner depuis la Révolution. M. Augeard, président de la Chambre des vacations, se rendit sur-le-champ à Paris, parut à la barre, et justifia sa compagnie par un discours plein de force et de sagesse. L'Assemblée en fut irritée à un tel point, que M. de Menou, qui la présidait, s'emporta contre lui de la manière la plus indécente. Il y eut à ce sujet les débats les plus violents. On finit cependant par permettre à M. Augeard de se retirer, en lui disant que l'Assemblée se réservait d'examiner les motifs de la conduite de la Chambre. La Reine joignit aux tourments qu'elle éprouvait la perte la plus sensible à son coeur. L'empereur Joseph II mourut à Vienne, le 20 février. Il avait toujours tendrement aimé la Reine, la cadette de toutes ses soeurs. Il la regardait comme sa fille et était vivement touché de ses malheurs. Il lui écrivit, les derniers jours de sa vie, la lettre la plus tendre et la plus touchante. Il lui témoignait qu'un de ses regrets les plus vifs en mourant, était de la laisser dans une position aussi cruelle, et de ne pouvoir lui donner des marques réelles de la tendresse qu'il avait toujours conservée pour elle. La Reine, après s'être livrée quelques jours à la douleur, la concentra courageusement en elle-même et reçut les compliments usités en pareille occasion. L'Assemblée lui envoya une députation ayant à sa tête l'abbé de Montesquiou, qui en était président. Ce dernier profita de cette occasion pour rendre au caractère de la Reine l'hommage qui lui était dû, et termina son discours par cette phrase remarquable: «L'Assemblée place son espoir, Madame, dans cette force de caractère qui élève Votre Majesté au-dessus de tous les revers.» Toujours grande et noble, cette princesse forçait au respect ceux qui étaient les plus disposés à lui en manquer. La Commune de Paris, faisant des recherches sur les événements des 5 et 6 octobre, leurs fauteurs et leurs adhérents, envoya chez cette princesse une députation pour la supplier de lui donner des lumières sur cette effroyable journée: «Non, jamais, répondit-elle, je ne serai la délatrice des sujets du Roi.» Sa réponse à la députation du Châtelet pour le même objet ne fut pas moins noble: «_J'ai tout vu, tout su, et tout oublié._» Et elle borna sa réponse à ces belles paroles. L'activité que mettait le Châtelet à trouver les coupables de journées dont les crimes déshonoraient la France lui attira de grands ennemis. Le comité des recherches, effrayé par leurs menaces, et composé d'ardents révolutionnaires, déclara et demanda acte à la Commune de n'avoir à dénoncer que la journée du 6 octobre, regardant la dénonciation de celle du 5 comme antirévolutionnaire. C'était cependant dans cette journée qu'avait commencé l'attaque du château, qu'ils auraient violé si la bonne contenance des gardes du corps ne les eût arrêtés; qu'ils avaient assassiné deux officiers de ce corps, et fait connaître leurs sinistres projets par les propos affreux qu'ils se permettaient, et en cherchant des issues par où ils pussent pénétrer dans les appartements de la famille royale. CHAPITRE III ANNÉE 1790. Première communion de Madame.--Formation de plusieurs fédérations dans diverses provinces du royaume.--Désordre des finances.--Vente des biens et Constitution civile du clergé.--Suppression de tous les tribunaux du royaume.--Dénonciations continuelles et protection accordée aux dénonciateurs.--Institution des juges.--Troubles dans le royaume.--Discussion sur le droit de paix et de guerre, et décret rendu à ce sujet. Quoique Madame ne fût âgée que de onze ans, le Roi et la Reine se décidèrent à lui faire faire, à Pâques, sa première communion. Sa piété, qui semblait être née avec elle, rendit cette cérémonie bien touchante. Avant de partir pour l'église de Saint-Germain l'Auxerrois, paroisse des Tuileries, Madame tomba aux pieds du Roi et de la Reine pour leur demander leur bénédiction. Le Roi, pénétré des principes religieux qui seuls ont pu le soutenir dans des malheurs sans exemple, lui parla de la manière la plus touchante sur la grande action qu'elle allait faire, et ajouta en la serrant entre ses bras: «Priez, ma fille, pour la France et pour nous; les prières de l'innocence peuvent fléchir la colère céleste.» La jeune princesse fondit en larmes, ne put proférer une parole et monta en voiture avec moi, la duchesse de Charost, ma fille, et la baronne de Mackau, sous-gouvernante des Enfants de France, spécialement chargée de Madame. Cette jeune princesse arriva à l'église avec le maintien le plus recueilli, et approcha de la sainte table avec les marques de la dévotion la plus sincère. La Reine assista incognito à cette cérémonie, qui fut de la plus grande simplicité et qui se passa de la manière la plus décente. Leurs Majestés firent distribuer à cette occasion d'abondantes aumônes dans les diverses paroisses de Paris. Madame avait été instruite par le curé de Saint-Eustache, qui avait de l'esprit, de l'instruction et des moeurs exemplaires. Mais, étant malheureusement d'un caractère faible et timide, il n'eut pas le courage de s'exposer à la persécution qui devait être la suite de l'acceptation de la Constitution civile du clergé. Le chagrin qu'il éprouva de sa faiblesse altéra sensiblement sa santé et abrégea ses jours. Il témoigna le regret le plus sensible de sa faute pendant sa dernière maladie, et ne différa sa rétractation que dans l'espoir de la faire lui-même dans son église; mais la mort le surprit avant d'avoir pu remplir un devoir que la publicité de sa faute avait rendu si nécessaire. Il se forma en Dauphiné, ainsi que dans plusieurs autres provinces du royaume, des fédérations parlementaires. Celle de la ville de Romans, composée de huit mille personnes, avait à sa tête le baron de Gilliers, commandant des gardes nationales du Dauphiné et du Vivarais. Il fut chargé de présenter au Roi, au nom de ces deux provinces, une adresse qui ne respirait que soumission et désir de voir rendre au Roi une autorité si nécessaire pour le salut de la France et le bonheur de ses sujets. Le baron de Gilliers avait de l'esprit et de la fermeté. Au commencement de la Révolution, il s'était laissé emporter, comme tous les Dauphinois, à un désir exagéré de la liberté; mais, honnête homme et attaché à son Roi, il vit avec douleur qu'il s'était mépris, et il désirait réparer, par des services réels, l'erreur où il s'était laissé entraîner. Il ne varia pas un instant dans cette résolution, et donna plusieurs fois des preuves d'un dévouement qui le firent distinguer de Madame Élisabeth, qui lui donna dans plus d'une occasion des marques de confiance et d'estime. L'Assemblée, pressée d'apporter un prompt remède à l'état critique des finances, ordonna que le ministre lui rendît compte de leur situation et de ses vues pour leur amélioration. M. Necker se rendit, en conséquence, à l'Assemblée. Après avoir démontré la nécessité de prendre des mesures promptes et efficaces pour arrêter un déficit qui croissait journellement, il indiqua plusieurs moyens d'y remédier, étant loin de désespérer de rétablir les finances d'un royaume qui présentait tant de ressources. L'Assemblée décréta qu'on examinerait son rapport et qu'on destinerait trois séances par semaine pour s'occuper des finances du royaume. M. Necker portait déjà la peine de son ingratitude et de sa déloyauté. Méprisé de l'Assemblée, détesté des fidèles serviteurs du Roi, sans aucune possibilité de pouvoir satisfaire son ambition, il sentit, mais trop tard, que l'on finit par être la victime de ceux que l'on élève aux dépens de son devoir. Le moment paraissant favorable pour opérer la destruction du clergé par la vente de ses biens, M. Bailly, pour y parvenir plus promptement, vint proposer à l'Assemblée d'accorder par un décret à la municipalité de Paris la faculté d'acheter pour _quatre cents millions_ de biens du clergé, en échange desquels elle souscrirait pour autant de billets remboursables en quinze années, et d'étendre la même faveur, jusqu'à concurrence de pareille somme, aux autres municipalités du royaume. Cette proposition occasionna les discussions les plus vives entre les deux partis de l'Assemblée. Un grand nombre de membres s'élevèrent contre. L'archevêque d'Aix, l'évêque de Nancy et plusieurs autres, montrèrent, avec autant de sagesse que de modération, les inconvénients qu'entraîneraient l'établissement des assignats et la vente des biens du clergé, avant d'avoir pourvu aux dîmes qui formaient une grande partie de ces biens, à la fixation des frais du culte et de ses ministres, et au mode de payement des créances des particuliers sur le clergé. Ils représentèrent qu'en chargeant les municipalités de la vente desdits biens, on courait le risque de les voir dilapider, et de laisser l'État grevé des frais du culte et des créances des particuliers. Le désir ardent de la majorité de l'Assemblée pour l'expropriation du clergé lui permit à peine d'écouter aucune des raisons alléguées contre la demande de M. Bailly. Elle fut convertie en décret, en y ajoutant la nomination de douze commissaires pris dans l'Assemblée, pour faire, de concert avec la municipalité, l'estimation des biens qui lui étaient accordés. On l'obligea, en outre, ainsi que les autres municipalités, de mettre en vente sur-le-champ lesdits biens, et de les adjuger au plus offrant et dernier enchérisseur, dès qu'il se présenterait quelque acquéreur qui les portât au prix fixé par la Commission. L'Assemblée n'eut garde d'accepter les _quatre cents millions_ offerts par le clergé, à la condition qu'on lui laisserait la disposition de ses biens. Un membre du côté gauche en donna naïvement la raison à une personne de ma connaissance, qui lui opposait que pareille somme pouvait opérer la libération de l'État. «Cela peut être, répondit-il; mais le clergé ne serait pas détruit.» Dom Gerle, pour fermer la bouche à ceux qui prétendaient que la destruction du clergé entraînerait celle de la religion et admettrait l'admission de toutes les sectes en France, proposa de décréter que la religion catholique, apostolique et romaine demeurerait toujours la religion de l'État, et que son culte seul serait autorisé. MM. de Menou, de Lameth et de Mirabeau s'opposèrent à cette motion, et firent, avec une pompeuse dérision, leur profession d'attachement à la religion catholique, en disant que c'était faire injure à l'Assemblée de douter de ses sentiments pour une religion où le culte était mis à la tête des dépenses publiques. Après une vive discussion entre les membres de l'Assemblée, Dom Gerle retira sa motion, et l'Assemblée passa à l'ordre du jour. Non contente d'avoir dépouillé le clergé de tous ses biens, elle voulut encore changer la forme de sa Constitution et régler elle-même ce qui concernait ses ministres. Elle fit une nouvelle distribution des évêchés, en supprima un grand nombre, déclara qu'à l'avenir les curés et même les évêques seraient nommés par le peuple, ôta aux derniers toute autorité sur les curés et tout pouvoir dans leurs diocèses. C'était le dernier coup qu'elle pût porter à la religion; et il était facile de voir qu'en avilissant le clergé et le réduisant à l'impossibilité de faire aucun bien, on lui ferait perdre toute considération dans l'esprit du peuple, qui du mépris des ministres passerait bientôt à celui de la religion. L'abbé Maury et plusieurs autres membres distingués du clergé discutèrent avec sagesse et modération tous les articles de cette Constitution; prouvèrent évidemment qu'elle était inadmissible dans la religion catholique, et qu'elle serait une occasion de troubles, par celui qu'elle mettrait dans les consciences. Mais le parti était pris, et malgré la protestation du clergé et d'un grand nombre de membres de l'Assemblée de ne prendre aucune part au décret qu'on voulait rendre sur cet objet, cette Constitution civile du clergé fut décrétée par la majorité de l'Assemblée. L'événement n'a que trop justifié les craintes qu'elle inspirait. Le peuple, après avoir passé du mépris des ministres à celui de la religion, finit par n'en avoir aucune, et nous recueillons les tristes fruits de cet abus de tout frein et de tout principe. L'Assemblée s'occupa ensuite du traitement des membres du clergé et des autres bénéficiers, et décréta qu'à l'avenir le sort des évêques et archevêques serait fixé à douze mille francs; celui des curés, à mille deux cents francs, non compris leur casuel, qu'on laisserait subsister; celui des vicaires des campagnes fut fixé à sept cents francs, et il n'y eut rien de changé dans le traitement des vicaires des villes. Comme il était impossible de réduire à pareille somme les évêques et les curés qui avaient joui jusqu'alors d'un revenu si différent, elle décida que les évêques et archevêques dont les revenus excédaient douze mille francs conserveraient, avec cette somme, la moitié de leur revenu actuel, pourvu qu'il ne passât pas trente mille francs, ainsi que les bâtiments de la maison épiscopale et les jardins attenants. Les pensionnaires, dignitaires, chanoines et autres bénéfices furent traités de la même manière; le seul archevêque de Paris conserva un traitement de soixante-treize mille francs. Les curés dont les cures excédaient le revenu de mille deux cents francs conservèrent, avec cette somme, la moitié de l'excédant de leur revenu, pourvu qu'il ne passât pas six cents francs, avec leur maison et le jardin attenant. Le chevalier de Boufflers, MM. Malouet, Rewbell, de Clermont-Tonnerre et beaucoup d'autres, firent des représentations inutiles sur l'injustice d'ôter aux prélats qui jouissaient de fortunes considérables la faculté de payer des dettes dont la plupart avaient été contractées pour des objets de charité ou d'utilité publique, et de frustrer des créanciers qui avaient traité de bonne foi et sur la garantie de propriétés regardées comme inattaquables. On répondit par des injures et des sarcasmes aux raisons alléguées en faveur du clergé, et les bénéficiers furent dépouillés. On accorda seulement aux évêques, depuis l'âge de soixante-quinze ans, un traitement de dix-huit mille francs, et leur maximum fut de plus augmenté d'un tiers; les évêques destitués n'eurent que le tiers du traitement des évêques conservés. Il est à remarquer que le clergé ne prit aucune part à la délibération qui concernait son traitement; il se contenta de défendre ce qui intéressait le fond de la religion, et montra dans tout le cours des séances de l'Assemblée, et nommément dans cette occasion, une dignité et un désintéressement au-dessus de tout éloge. L'Assemblée ne se borna pas à la proposition de M. Bailly; elle décréta de plus la vente de tous les domaines nationaux, autres que les forêts et ceux que le Roi jugerait à propos de se réserver; et pour accélérer la vente des biens du clergé, elle décréta que chaque particulier, sans distinction, aurait la faculté d'acquérir des biens nationaux. L'abbé Maury, M. de Cazalès et plusieurs autres représentèrent avec force que les créanciers du clergé et les porteurs de rentes assignés sur lui devaient avoir la préférence; que cette mesure entraînerait la dilapidation des biens du clergé, et ne favoriserait que les agioteurs et les capitalistes. Ils ne furent point écoutés, et le décret fut prononcé. L'Assemblée, malgré la réclamation d'un grand nombre de ses membres, décréta également l'aliénation des domaines royaux. On eut beau lui prouver que c'était le patrimoine de nos Rois, elle ne voulut rien écouter, et étendit même cette mesure jusqu'aux successions qui pouvaient leur arriver par la suite, et qui devaient à leur mort rentrer dans la classe des domaines royaux. Il en fut de même pour la liberté du commerce de l'Inde, malgré les observations d'un grand nombre de commerçants, qui représentèrent, mais inutilement, qu'un pareil décret ruinerait notre commerce et donnerait aux Anglais un avantage immense, dont ils profiteraient à nos dépens. Mais ce qu'on aura peine à croire, ce fut de voir décréter en deux heures de temps la suppression de tous les tribunaux existant dans le royaume. L'Assemblée adopta les conclusions de M. Thouret, rapporteur du comité de constitution, sans vouloir écouter aucune discussion sur le danger de livrer la France à l'anarchie par une destruction aussi subite, et sur la dette immense dont elle allait être grevée par le remboursement des finances de chaque charge de la magistrature. Les dénonciations se multipliaient, et les intrigants tiraient un tel parti du métier de délateur, qu'ils s'y livraient avec complaisance. Le secrétaire du comte de Maillebois et son valet de chambre, espérant tirer parti pour leur compte de diverses idées que leur maître avait jetées sur le papier et qu'il avait données à copier à son secrétaire, substituèrent la copie à l'original et allèrent le dénoncer au comité des recherches. «Nous ne demandons rien, dirent-ils, et nous voulons seulement remplir le plus saint des devoirs en dénonçant M. de Maillebois, pour le salut de la patrie.» Ils eurent seulement le reste de pudeur d'avertir le comte de Maillebois qu'ayant trouvé un emploi à Paris, ils ne reviendraient plus auprès de lui. Ce dernier courut à son portefeuille, et, ne trouvant que la copie de ses papiers, il fit mettre des chevaux à sa voiture et partit sur-le-champ pour la Hollande, ne voulant point risquer l'épreuve d'une longue captivité avant d'avoir pu prouver son innocence. L'Assemblée, ne voulant plus être présidée par des membres du côté droit, et mécontente de voir succéder le comte de Virieu au marquis de Bounai, imagina, pour l'écarter, de proposer qu'il ajoutât au serment ordinaire celui de ne jamais protester contre aucun des décrets de l'Assemblée. Il y consentit, en ajoutant seulement: «lorsqu'ils auront été sanctionnés par le Roi.» Cette restriction occasionna un grand tumulte. Le côté gauche prétendait que les décrets rendus par l'Assemblée étaient obligatoires pour tous ses membres, même avant la sanction du Roi; le côté droit soutenait le contraire avec chaleur. M. de Virieu, ne pouvant se faire entendre, pria M. de Bounai de le remplacer jusqu'à ce que le calme fût rétabli. Il reprit alors la présidence pour faire reconnaître son droit; et élevant la voix, il déclara que pour le bien de la paix il se démettait de la présidence. L'Assemblée nomma l'abbé Goutte à sa place. Celui-ci, d'un ton hypocrite, proclama solennellement que le but de l'Assemblée dans un pareil choix était d'honorer la religion dans la personne d'un de ses ministres; et pour jouer son rôle jusqu'à la fin, il fit porter son compliment de remercîment, en quittant la présidence, sur l'incompatibilité des richesses avec la religion. L'institution des juges occasionna de violents débats. On voulait qu'ils fussent nommés par le Roi, sur la présentation de trois sujets. Le côté gauche s'y opposa, ainsi qu'à leur inamovibilité. Craignant toujours de voir donner au Roi trop d'autorité, l'Assemblée décréta: que les juges seraient nommés par le peuple pendant six ans, avec la faculté d'être réélus au bout de ce terme; que le Roi serait tenu de les accepter, et qu'ils en recevraient seulement leur provision. La cour d'appel, qu'il avait été question de rendre ambulante, fut enfin déclarée sédentaire, et la nomination du ministère public fut seulement réservée au Roi. Les troubles continuaient dans le royaume; les soldats se révoltaient contre leurs officiers, dont plusieurs perdirent la vie en voulant maintenir l'autorité du Roi. Le massacre de M. de Voisins, commandant à Valence, trouva des approbateurs dans l'Assemblée, sous le prétexte de l'inquiétude que causaient au peuple les sentiments de cet officier. M. de Saint-Priest écrivit à l'Assemblée le récit des excès qui s'étaient commis à Marseille. Le peuple s'était rendu maître du fort de la Garde et de la citadelle de Saint-Nicolas par la faiblesse de M. Calvit, commandant. M. de Beausset, major du fort Saint-Jean, avait, au contraire, constamment refusé de le livrer, et s'était dévoué courageusement à la mort plutôt que de manquer à son devoir. Mandé à la municipalité pour y rendre compte de sa conduite, il vit clairement que le peuple n'attendait que sa sortie du fort pour attenter à sa vie; mais, ne voulant donner aucune prise sur lui, il consentit à s'y rendre, après avoir mis ordre à ses affaires et fait par écrit ses adieux à sa famille. A peine fut-il sorti du fort, que le peuple se jeta sur lui et le massacra, au milieu des municipaux chargés de le conduire à la municipalité. M. de Saint-Priest finit ce triste récit par demander que M. de Crillon fût nommé commandant à Marseille, à la place de M. le marquis de Miran, qui avait donné sa démission. L'Assemblée s'y opposa, à cause de sa qualité de député, quoique M. le duc de Biron l'eût été en Corse lors du meurtre du comte de Reuilly, sur la démission du vicomte de Barrin. La partie saine de l'Assemblée demanda justice d'un si cruel attentat, qui blessait toutes les lois et portait une atteinte si visible à l'autorité du Roi. M. le duc de la Rochefoucauld, M. d'André et plusieurs autres, firent vivement sentir la nécessité de punir de pareils forfaits, et le danger de laisser les municipalités s'écarter de leurs devoirs, sous prétexte de conserver leur popularité; et ils opinèrent pour que la municipalité de Marseille fût mandée à la barre pour y rendre compte de sa conduite. M. de Mirabeau se porta pour son défenseur. Il soutint qu'une illégalité n'était pas un crime, et que la mander à la barre était la préjuger coupable. Il assimila les deux journées de troubles à Marseille à celles des 5 et 6 octobre, et ajouta qu'il fallait faire tomber la hache sur la tête des Parisiens, si l'on voulait punir la ville de Marseille. M. le baron de Menou, confirmant les assertions de Mirabeau, ajouta qu'il était urgent de changer tous les commandants militaires, pour les remplacer par des officiers dévoués à la Révolution, et il dénonça M. de Saint-Priest comme un de ses ennemis. Le vicomte de Mirabeau demanda sur-le-champ que les troubles de Marseille fussent jugés par les juges chargés de connaître les forfaits des 5 et 6 octobre. M. le comte de Mirabeau s'écria avec emportement qu'on voulait le représenter comme instigateur de ces troubles: «J'ai mis, dit-il, je mets et je mettrai la paix à Marseille; on veut m'illuminer de crimes; qu'ils viennent, ces accusateurs, les dénoncer au comité des recherches, et y dérouler mes crimes.» Il fallait que M. de Mirabeau fût bien assuré des dispositions de l'Assemblée pour oser tenir un pareil langage; mais il connaissait trop bien son indulgence envers le crime, pour en avoir rien à redouter. Elle se borna à témoigner au Roi sa profonde douleur des troubles de Marseille, à le remercier des mesures qu'il avait prises pour remédier à ces excès, et à renvoyer cette affaire au comité des rapports. Il y eut également une émeute à Toulon, pour faire délivrer des armes au peuple et faire mettre en liberté les matelots qui étaient en prison. Ces demandes d'armes s'étendaient dans tous les ports du royaume, ainsi que les soulèvements du peuple pour les obtenir. M. de Glandevès, obligé de quitter l'Hôtel de la marine, fut d'abord détenu à la municipalité, et l'arsenal courait le plus grand risque d'être spolié. Le Roi, en faisant part à l'Assemblée de la révolte de Toulon, demanda la punition des coupables, et que l'on prît des mesures efficaces pour prévenir les demandes d'armes qui, existant dans tous les ports, pouvaient avoir les suites les plus funestes pour la conservation de la marine française. Mais l'Assemblée, ayant reçu en même temps une lettre de la municipalité de Toulon qui annonçait que le calme y était rétabli et M. de Glandevès remis en liberté, se borna à renvoyer l'affaire au comité des rapports. M. de Montmorin écrivit, au nom du Roi, au président de l'Assemblée pour lui annoncer que les différends qui existaient entre l'Espagne et l'Angleterre obligeaient Sa Majesté, qui veillait à la sûreté de l'État, d'armer quatorze vaisseaux de ligne dans les ports de l'Océan et de la Méditerranée, et de se préparer même à augmenter les armements militaires, si les circonstances l'exigeaient; que malgré l'espoir qu'avait Sa Majesté de voir terminer à l'amiable les différends de ces deux puissances, la France ne pouvait rester désarmée tant que l'Angleterre serait armée; que les secours que nous avions reçus de l'Espagne dans toutes les occasions, et nommément dans la dernière guerre, ne permettaient pas au Roi de mettre en doute l'empressement de l'Assemblée à soutenir l'honneur de la nation et à décréter les secours nécessaires, lorsque le tableau lui en aurait été mis sous les yeux. «Vous ne pouvez, dirent les membres du côté gauche, accorder de secours qu'après avoir décidé à qui appartiendra le droit de faire la paix ou la guerre, et surtout lorsque les négociations sont entre les mains d'un homme aussi suspect à la nation que l'est M. le duc de Vauguyon.» On décréta que le Roi serait remercié des mesures qu'il avait prises pour le maintien de la paix, et que, dès le lendemain, on délibérerait si c'était au Roi ou à la nation de faire la paix ou la guerre. Plusieurs membres du côté droit, entre autres l'abbé Maury, MM. de Cazalès, de Montlosier, Malouet, l'abbé de Montesquiou et plusieurs autres, soutinrent avec force la nécessité d'en laisser le pouvoir au Roi, et l'utilité qu'en retirerait la nation. M. de Mirabeau même se joignit à eux dans cette occasion; mais MM. de Lameth, Barnave, Rewbell, Dupont de Nemours, Bionzac, Chapellier, de Custine, d'Aiguillon et de Crillon, soutinrent avec chaleur l'opinion contraire. Après sept jours de discussions très-animées, l'Assemblée décréta que la paix ou la guerre ne pourrait être décidée que par un décret de l'Assemblée sur la proposition du Roi, et sanctionné par lui; qu'au Roi seul appartiendrait le soin de veiller sur la sûreté du royaume; de maintenir ses droits et ses possessions; d'entretenir les relations politiques et de nommer les agents; de faire les préparatifs de guerre de terre et de mer, et d'en régler la destination; que s'il s'agissait d'hostilités imminentes ou de conserver un allié, le Roi en donnerait connaissance au Corps législatif, qui se rassemblerait le plus promptement possible, s'il était en vacances; que s'il était prouvé que la guerre fût occasionnée par quelque agent du pouvoir exécutif, il serait regardé comme criminel de lèse-nation, la France renonçant solennellement à entreprendre aucune conquête et à employer ses forces contre la liberté d'aucun peuple; que toute déclaration de guerre se ferait au nom du Roi et de la nation, et que, en cas de refus du pouvoir législatif, il serait tenu, à l'instant où la guerre se terminerait, de congédier les troupes au-dessus du pied de paix, à l'époque fixée par le Corps législatif, et que si elles restaient rassemblées, le ministre en serait responsable et poursuivi comme criminel de lèse-nation; qu'il appartiendrait au Roi de signer avec les puissances étrangères tous les traités de paix, d'alliance et de commerce, mais qu'ils n'auraient d'exécution qu'après la ratification du Corps législatif. Le Roi éprouva une vive douleur de ce décret. Il regardait comme essentiel au bien de l'État que le droit de paix et de guerre lui fût réservé. Mais ceux des membres de l'Assemblée qui n'aspiraient qu'à la destruction de l'autorité royale ne se contentèrent pas de s'opposer à laisser au Roi cette prérogative attachée à la souveraineté; ils firent établir, avant le prononcé du décret, des groupes de leurs affidés autour de l'Assemblée et dans les Tuileries, pour intimider les faibles et les ranger à leur parti. M. de la Fayette avait promis de voter pour le Roi dans cette circonstance; mais, craignant de perdre sa popularité, il se joignit avec ses partisans au parti contraire, et sortit ensuite de l'Assemblée avec cette populace, à la tête de laquelle il traversa la terrasse des Tuileries aux cris répétés de: «Vive la nation!» La Reine, pour éviter ce bruit continuel au-dessous de ses fenêtres, se réfugia dans les petits entre-sol qu'occupait Madame, et y passa l'après-midi. Elle avait besoin de tout son courage pour supporter des insultes qui se renouvelaient si souvent. M. Bailly, qui, comme je l'ai déjà dit, n'avait aucune idée des convenances, crut donner au Roi une marque de respect en lui présentant une des médailles que la ville avait fait frapper à l'occasion du séjour du Roi dans la capitale. Elle représentait l'entrée du Roi aux Tuileries et avait pour légende les mots suivants: «J'y ferai désormais ma demeure habituelle. 6 octobre 1789.»--«Sire, dit-il au Roi, ces paroles de Votre Majesté, gravées sur le bronze, sont dans le coeur de nos concitoyens.» La médaille qu'il remit au Roi était d'or. Celle qu'il présenta à la Reine était d'argent, et il ajouta «que la promesse du Roi renfermant celle du séjour de la Reine et de M. le Dauphin, elle allait embellir par sa présence une capitale dont le voeu du peuple était d'y conserver ses souverains».--«Et vous, Monseigneur, dit-il à M. le Dauphin en lui présentant une médaille de cuivre, aimez toujours le Roi comme nous l'aimons; marchez sur ses traces et remplissez ses promesses.» La Reine reçut en rougissant une médaille qui retraçait le souvenir d'une journée que la ville aurait dû s'attacher à faire oublier, plutôt que d'en perpétuer le souvenir, et elle ne put s'empêcher de me dire, quand M. Bailly fut sorti de chez elle, que le Roi serait à plaindre si les sentiments de son fils étaient ceux du modèle qu'on lui proposait. CHAPITRE IV ANNÉE 1790 Continuation des troubles dans le royaume et décret rendu à ce sujet.--Liste civile décrétée par l'Assemblée.--Voyage de Saint-Cloud.--Suppression de la noblesse.--Désorganisation de l'armée.--Troubles excités à Avignon pour opérer la réunion du Comtat à la France.--Pétitions incendiaires accueillies à l'Assemblée.--Protection accordée aux factieux dans les diverses provinces du royaume. M. de Saint-Priest écrivit de nouveau à l'Assemblée pour se plaindre de la municipalité de Marseille, qui laissait démolir la citadelle, laquelle coûterait des millions à rétablir; il montrait aussi l'importance de s'opposer à un pareil désordre. L'Assemblée décréta que la démolition serait arrêtée, et que le Roi serait supplié de donner des ordres pour l'exécution de ce décret. La municipalité envoya sur-le-champ des députés pour demander seulement la démolition des batteries qui dominaient la ville et inquiétaient le peuple, et elle dénonça M. de Saint-Priest comme l'ennemi déclaré de la ville de Marseille. L'affaire fut renvoyée au comité des rapports. L'Assemblée n'avait pas été aussi indulgente pour quelques troubles qu'il y eut à Nîmes au sujet des cocardes blanches portées par des citoyens de la garde nationale, et arrachées par des soldats du régiment de Guyenne. Les sabres se tiraient de part et d'autre, lorsque M. de Marguerite, maire de Nîmes, qui signait à ce moment un arrêté pour défendre de porter la cocarde blanche, en ayant été averti, se rendit sur-le-champ au lieu du combat et le fit cesser par sa présence. Des hommes armés de piques et éclairés par des torches parcoururent la nuit toute la ville; le régiment de Guyenne demanda et obtint que la loi martiale fût proclamée, et le tumulte cessa. L'Assemblée décréta que M. de Marguerite, quoique député, serait mandé à la barre pour rendre compte de la conduite de la municipalité, et que le Roi serait supplié de ne pas éloigner de Nîmes le régiment de Guyenne. On était toujours assuré de voir accuser les fidèles serviteurs du Roi et de trouver, au contraire, des motifs d'excuse dans les actions les plus blâmables et les plus contraires à son autorité. Sa Majesté, pour éviter les troubles qui pouvaient résulter des différentes cocardes qui se portaient dans le royaume, fit une proclamation pour défendre d'en porter d'autre que la cocarde nationale, qu'il portait lui-même. Il saisit cette occasion pour exhorter de nouveau les Français à la paix, à l'union, et à mettre fin aux violences qui affectaient si vivement son coeur paternel. Jamais prince n'aima plus sincèrement son peuple et ne désira plus ardemment de remédier aux calamités auxquelles la France était en proie. Mais une partie de ses ministres, plus occupés de leur sûreté et de leur intérêt personnel que de ceux de ce prince, et de la nation qu'ils mettaient toujours en avant, lui inspirèrent une telle crainte des moyens qu'il pouvait employer pour conserver son autorité, qu'il crut que le bien public exigeait qu'il restât dans une inertie complète. Il refusa, en conséquence, d'écouter les conseils de ceux qui lui représentaient le danger d'adopter un pareil système. Les membres de l'Assemblée ennemis de la monarchie, voyant M. de Saint-Priest sincèrement attaché au Roi et le soupçonnant de lui donner des conseils qui pouvaient nuire à leurs projets, travaillèrent sourdement à l'éloigner, ainsi que ceux des ministres qu'ils croyaient pouvoir mettre obstacle à leur dessein. Paris était inondé de mendiants étrangers qui y accouraient de toutes parts. L'Assemblée décréta qu'ils sortiraient du royaume, et que ceux des provinces seraient renvoyés dans leurs communes, que les mendiants valides qui seraient trouvés à Paris huit jours après la publication du décret seraient renfermés dans des maisons de travail; que l'on conduirait les infirmes, hors d'état de travailler, dans des hôpitaux et autres maisons de secours, et qu'il serait fourni, par le trésor public de quoi subvenir aux dépenses extraordinaires occasionnées par le présent décret. Il était bien nécessaire, car il y avait tout à craindre de pareilles gens pour la sûreté de la ville et de ses habitants. L'Assemblée rendit encore un décret non moins utile que le précédent, pour mettre un terme aux désordres qui se multipliaient dans le royaume. Il enjoignait aux honnêtes gens de dénoncer aux municipalités et aux autres administrations ceux qui porteraient le peuple à exercer des violences contre les personnes et les propriétés, et se prévaudraient de prétendus décrets de l'Assemblée non revêtus des formes prescrites par la loi, et nommément ceux qui n'auraient pas été publiés par les autorités compétentes. On devait également dénoncer les curés qui se refuseraient à publier au prône les décrets de l'Assemblée sanctionnés par le Roi. On interdisait les ports d'armes dans les assemblées primaires, dans les églises, dans les marchés et dans les réunions publiques. Ce même décret mettait toutes les propriétés quelconques, les artisans et les cultivateurs sous la protection de la loi; ordonnait que tous les chefs d'émeute, instigateurs de troubles, et généralement tous ceux qui se porteraient à des violences contre les personnes et les propriétés, fussent constitués prisonniers et punis suivant la rigueur des lois, sans préjudice de la loi martiale, et l'on rendait les citoyens de chaque commune responsables des désordres qu'ils auraient pu empêcher. La connaissance et le jugement des attentats commis dans les départements du Cher, de l'Allier, de la Nièvre et de la Corrèze, furent attribués, à compter du 1er mai, aux bailliages de Bourges, de Moulins, de Saint-Pierre-le-Moustier et de Limoges. Le Roi, ayant le désir de passer l'été à Saint-Cloud, fut conseillé de faire auparavant quelques promenades dans les environs de Paris. Il consentit en conséquence à monter à cheval et à se promener au bois de Boulogne. Il y allait accompagné de quelques officiers de la garde nationale et de ceux de sa maison. Les Parisiens en éprouvèrent une joie très-grande, espérant que la sortie du Roi détruirait les bruits de sa captivité. Dans la capitale, la famille royale commença aussi de son côté à faire quelques promenades, qui lui procurèrent quelques moments de distraction, qui lui étaient bien nécessaires pour pouvoir soutenir l'amertume de sa position. Dans une des séances consacrées à la question des finances, l'Assemblée fixa le traitement des ministres et les dépenses de leur département; celles du département des affaires étrangères le fut à six millions trois cent mille livres, non compris cent quatre-vingt mille francs de traitement pour son ministre. Celui des autres ministres fut de cent mille francs; le traitement de ceux qui n'avaient point de département et qui n'étaient que ministres d'État fut de quatre-vingt mille francs, et l'on accorda, de plus, cent quarante mille francs pour la personne qu'il plairait au Roi d'admettre dans son conseil. Barnave demanda que ce traitement ne fût que provisoire, et Goupil de Préfeln obtint que ce dernier article fût réduit à quatre-vingt mille francs. On attendit, pour déterminer les dépenses des départements de la guerre et de la marine, les différents rapports des comités chargés de ces deux objets. On supprima les haras comme dépense inutile, et l'on proposa de réduire la dépense de la maison des princes, qui montait à huit millions deux cent quarante mille francs, à quatre millions sept cent mille francs, dont deux millions pour Monsieur, autant pour M. le comte d'Artois, et sept cent mille francs pour les deux princes ses enfants; mais cette dernière proposition fut ajournée pour être examinée de nouveau, et l'Assemblée finit par décréter que le Roi serait supplié de fixer lui-même sa liste civile. Le Roi se détermina enfin à la fixer à vingt-cinq millions, en y ajoutant le revenu des parcs, domaines et forêts des maisons de plaisance qu'il conserverait. Il se chargeait, sur cette somme, de sa maison militaire, de celle des princesses ses tantes, et de Madame Élisabeth. Il pria l'Assemblée d'assurer à la Reine un sort convenable à son état, et tel que l'Impératrice avait eu droit de l'attendre en lui donnant sa fille en mariage. Il représenta qu'elle venait de faire le sacrifice de sa maison particulière, qu'avaient eue de tout temps les reines de France, montant à quatre millions, et qu'il attachait un grand prix à remplir les engagements qu'il avait contractés avec la famille de la Reine. L'Assemblée décréta que la lettre du Roi serait elle-même le décret; qu'il y serait ajouté qu'il avait été rendu par acclamation; que le douaire de la Reine serait fixé à quatre millions, et que l'Assemblée porterait au Roi, avec cette résolution, les témoignages de son amour et de son respect. L'évêque d'Autun fit un rapport sur l'utilité d'une fédération générale de tout le royaume, pour prêter un serment de fidélité solennelle à la nation, à la loi, au Roi et à la Constitution décrétée par l'Assemblée nationale et sanctionnée par le Roi; et il proposa d'en fixer l'époque au 14 juillet; ce qui fut décrété sur-le-champ. Le 23 mai, jour de la Fête-Dieu, le Roi et la Reine suivirent à pied, suivant la coutume, la procession du Saint-Sacrement de Saint-Germain l'Auxerrois, paroisse des Tuileries; l'Assemblée, qui y avait été invitée, la suivit aussi, le président à la droite du Roi. Madame, trop jeune et trop délicate pour en supporter la fatigue, resta aux Tuileries, et elle alla, avec Mgr le Dauphin, la voir passer dans la galerie du Louvre. Le lendemain, le Roi, la Reine, Mgr le Dauphin, Madame et Madame Élisabeth allèrent s'établir à Saint-Cloud pour y passer la belle saison. M. de la Fayette et même l'Assemblée furent bien aises de voir le Roi quitter Paris, pour ôter aux provinces l'idée de sa captivité à l'époque de la Fédération. Ils en sentaient tellement la nécessité, que ce furent eux-mêmes qui persuadèrent le peuple de l'utilité de cet établissement; de manière que ce voyage se passa très-tranquillement. La garde du Roi y fut composée des volontaires de Saint-Cloud et de Sèvres, de quatre cents hommes de la garde nationale de Paris, et, des compagnies ordinaires des gardes-suisses. Le Roi et la Reine venaient tous les quinze jours à Paris, et même plus souvent, si les circonstances l'exigeaient. Il n'y eut à demeurer à Saint-Cloud que les personnes du service du Roi et de la Reine, et les grandes charges dont le service était habituel. Les dames du palais même n'y étaient que pour le temps de leur semaine. Monsieur et Madame y venaient souper tous les soirs et s'en retournaient ensuite à Paris. Le Roi ne voulut recevoir à ce voyage aucune dame étrangère au service, pour éviter les demandes qui lui eussent été faites et qui eussent été désagréables; les dames de Madame et les officiers de la maison de Monsieur, qui les accompagnaient, soupaient alors avec le Roi. Ce prince dînait et soupait tous les jours avec les personnes qui étaient du voyage. Il faisait une partie de billard après dîner et après souper. Il se plaisait plus à Saint-Cloud qu'à Paris, ainsi que la Reine, qui y avait plus de liberté et pouvait y avoir plus facilement les personnes qui lui étaient agréables. Madame la duchesse de Fitz-James et la princesse de Tarente, qu'elle aimait beaucoup, y venaient fréquemment, ainsi que plusieurs autres personnes. Mgr le Dauphin, qui n'était pas d'âge à sentir ses malheurs, s'y amusait infiniment. Il était continuellement dans le jardin, et allait tous les soirs se promener dans le parc de Meudon. La Reine le menait quelquefois elle-même à la promenade, surtout quand madame de Tarente était de service. Elle connaissait sa discrétion, la noblesse de ses sentiments, et son extrême attachement pour elle. Il était tel, qu'elle eût fait le sacrifice de sa vie, si elle eût pu, à ce prix, tirer la Reine de la cruelle situation où elle se trouvait. Cette princesse épanchait souvent son coeur dans celui d'une personne si sûre. Étant un jour avec nous à la promenade, et se voyant entourée de gardes nationaux, dont une partie était composée de gardes-françaises qui avaient déserté leurs drapeaux, elle nous dit, les larmes aux yeux: «Que ma mère serait étonnée, si elle voyait sa fille, fille, femme et mère de rois, ou du moins d'un enfant destiné à le devenir, entourée d'une pareille garde! Il semblait que mon père eût un esprit prophétique le jour où je le vis pour la dernière fois.» Et elle nous raconta que l'empereur François 1er, partant pour l'Italie, d'où il ne devait jamais revenir, rassembla ses enfants pour leur dire adieu. «J'étais la plus jeune de mes soeurs, ajouta-t-elle. Mon père me prit sur ses genoux, m'embrassa à plusieurs reprises et toujours les larmes aux yeux, paraissant avoir une peine extrême à me quitter. Cela parut singulier à tous ceux qui étaient présents, et moi-même ne m'en serais peut-être plus souvenue, si ma position actuelle, en me rappelant cette circonstance, ne me faisait voir, pour le reste de ma vie, une suite de malheurs qui n'est que trop facile à prévoir.» L'impression que nous firent éprouver ces dernières paroles fut si vive, que nous fondîmes en larmes. Alors la Reine nous dit avec sa grâce et sa bonté ordinaires: «Je me reproche de vous avoir attristées; remettez-vous avant d'arriver au château; unissons nos courages, la Providence nous rendra peut-être moins malheureux que nous ne le croyons.» Il était impossible à cette princesse de ne pas comparer les jours heureux qu'elle avait passés à Saint-Cloud avec ceux du séjour actuel. Elle en faisait souvent la réflexion; et, un jour que nous étions ensemble au bout de la galerie, dont Paris fait un des principaux points de vue, elle me dit en soupirant: «Cette vie de Paris faisait jadis mon bonheur, j'aspirais à l'habiter souvent. Qui m'aurait dit alors que ce désir ne serait accompli que pour y être abreuvée d'amertume, et voir le Roi et sa famille captifs d'un peuple révolté!» DESTRUCTION DE LA NOBLESSE. Le Roi, informé du projet qu'avait l'Assemblée de détruire la noblesse, imagina qu'il pourrait prévenir cette mesure, sans blesser les susceptibilités du Corps législatif, en faisant écrire de sa part à Chérin de ne plus recevoir à l'avenir des titres généalogiques, qu'on était dans l'usage de lui remettre pour les présentations à la Cour. On lui en avait donné le conseil; mais cet expédient n'eut pas le succès qu'on en attendait. Le 23 juin, l'Assemblée, profitant d'une séance du soir peu nombreuse, décréta la suppression de la noblesse, sans permettre aucune discussion sur un sujet si important. M. de Lameth débuta par demander qu'on ôtât, avant le 14 juillet, les statues enchaînées autour de la statue de Louis XIV, monument de servitude qui flétrissait la place des Victoires. La famille d'Aubusson les réclama inutilement comme propriété de famille, et les artistes, comme des chefs-d'oeuvre de l'art. Ces derniers, désolés d'une pareille destruction, offrirent d'ôter les chaînes de ces statues: «Vous n'en ôterez pas l'attitude humiliée», dit M. Bouche. Et M. de Saint-Fargeau ajouta: «Nous égalerons les monuments du siècle de Louis XIV, et ce grand siècle sera effacé par celui d'une grande nation.» M. Lambel, avocat, M. le vicomte de Noailles et Mathieu de Montmorency, demandèrent la suppression de la noblesse, de tout titre héréditaire, des livrées, des amoiries; et Charles de Lameth ajouta que l'on regarderait comme ennemis de la Constitution ceux qui continueraient à les porter: «Plus d'Altesse, d'Excellence et d'Éminence!» s'écria Lanjuinais.--«Qu'on supprime les noms de terre, dit M. de Saint-Fargeau, et qu'on oblige chacun à reprendre celui de sa famille.» M. de la Fayette s'opposa à toute espèce d'exception, même en faveur des Princes du sang. Selon lui, dans le système d'égalité qui allait régir la France, il ne devait plus y avoir que des citoyens actifs. Son esprit révolutionnaire l'aveuglait au point de ne pas voir que dans une monarchie héréditaire, dont les femmes étaient exclues, la dignité de la couronne exigeait que ceux qui étaient appelés à la porter jouissent d'un rang qui les fît respecter. On demanda l'ajournement, vu la gravité de la matière, et il fut opiniâtrement refusé. M. Landsberg, député d'Alsace, parla avec sagesse et modération, et déclara qu'assuré d'être désavoué par ses commettants, il se retirait la tristesse dans l'âme. «Soumis, dit-il, aux décrets de l'Assemblée, ils sauront qu'ils vivent avec le sang dans lequel ils sont nés, et que rien ne peut les empêcher de vivre et mourir gentilshommes.»--«Si vous détruisez la noblesse, dit M. de Faucigny, vous aurez à la place la distinction de banquiers, usuriers, agioteurs et propriétaires de trois cent mille francs de rente, et l'amour des richesses remplacera l'honneur français, âme de la noblesse.» Malgré l'opposition de MM. d'Egmont, d'Ambli, de Grosbois, de Digoine et de beaucoup d'autres, toutes ces motions furent décrétées sans discussion. On se borna seulement à défendre d'attenter aux monuments placés dans les temples, aux chartes, titres et renseignements concernant les familles et les propriétés, et aux décorations d'aucun lieu public ou particulier; et l'on ajouta que les dispositions relatives aux livrées et aux voitures ne pourraient être exigées pour Paris avant le 14 juillet, et avant trois mois pour les provinces. L'armée se désorganisait de jour en jour. Le régiment de Royal-marine, en quittant Marseille pour arriver à Lambesc, cassa tous ses officiers, les recommandant à l'intérêt de la nation. La municipalité tenta inutilement de rappeler les mutins à leur devoir. L'Assemblée se contenta de témoigner sa satisfaction à la municipalité de Lambesc, et de menacer le régiment, s'il ne rentrait pas dans le devoir, d'être exclu de la fédération. Le ministre de la guerre se plaignait en vain des inconvénients que pouvaient entraîner des fautes d'un genre aussi grave. Profondément affligé de l'insouciance de l'Assemblée, il lui remit un mémoire qui représentait avec force que le corps militaire menaçait de tomber dans la plus violente anarchie. Des régiments entiers étaient en insurrection et violaient les serments les plus solennels. «Les ordonnances, disait-il, étaient sans force, les chefs sans autorité; la caisse militaire et les drapeaux enlevés; les officiers avilis, méprisés, et souvent captifs; les commandants égorgés sous les yeux de leurs propres soldats, et les ordres du Roi bravés hautement. De pareils excès, ajoutait-il, peuvent tôt ou tard menacer la nation elle-même. La force armée doit être nécessairement obéissante et mue par un seul; du moment où elle se fera corps délibératif, elle agira suivant ses propres résolutions, et le gouvernement deviendra une démocratie militaire, espèce de monstre politique qui finit toujours par dévorer ceux qui l'ont produit.» L'Assemblée se souciait peu de remédier à ces désordres; elle craignait de voir dans les mains du Roi une armée fidèle et obéissante qui pût mettre obstacle à ses projets, et elle préférait voir tomber sur sa patrie les maux dont on la menaçait, plutôt que de voir restreindre une autorité dont elle abusait si cruellement. On n'écoutait que les récits des fauteurs de désordres, fussent-ils même anonymes; et avant d'avoir entendu la défense des accusés, on se hâtait de prononcer des décrets en faveur des premiers. M. Macage, chargé du rapport relatif aux troubles de la ville de Nîmes, chercha à confondre lesdits troubles avec deux pétitions présentées antérieurement par la ville d'Uzès pour demander la conservation de la religion catholique, la répression des troubles, et que l'on rendit au Roi l'autorité nécessaire pour y parvenir. Cette dernière demande avait irrité l'Assemblée, et avait été représentée par MM. de Lameth et de Mirabeau comme tendant à amener une contre-révolution. Ils crurent utile de lier cette démarche aux troubles de Nîmes, et produisirent en conséquence des lettres anonymes adressées au comité des recherches, et qui, selon eux, devaient être admises comme pouvant servir à donner des lumières et mettre sur la voie des projets des soi-disant catholiques de Nîmes. MM. Malouet, d'Épréménil et autres relevèrent le mot de _soi-disant catholiques_ et représentèrent, mais inutilement, que la liberté serait nulle si l'on ne pouvait adresser à l'Assemblée aucune représentation; que les troubles étaient apaisés à Nîmes; que les élections s'y faisaient paisiblement, et qu'il y aurait du danger à altérer, par des suppositions, la tranquillité rétablie dans cette ville. Des réflexions aussi sages ne firent aucune impression sur l'Assemblée, et elle décréta que les signataires des pétitions seraient mandés à la barre pour rendre compte de leur conduite, et privés jusque-là du droit de citoyens actifs. Elle suspendit la municipalité, et supplia le Roi d'ordonner l'information des faits par-devant le présidial de Nîmes. Il n'y avait pas de moyens que les révolutionnaires n'employassent pour opérer la réunion du comtat d'Avignon à la France. Mais l'assemblée générale des États d'Avignon, organe du voeu unanime des habitants du Comtat, persista dans la résolution de rester sous la domination du Saint-Siége, protesta contre toute démarche tendant à l'en soustraire, et déclara que leurs concitoyens voulaient vivre et mourir sous une domination qui les rendait tranquilles et heureux, invoquant le droit éternel des nations pour n'être pas forcés à en changer. Cependant, les esprits ardents et turbulents, qui ne désiraient cette réunion que pour s'emparer du pouvoir, ne cessaient d'exciter des troubles dans Avignon. Depuis quatre mois, cette malheureuse ville était livrée aux horreurs de l'anarchie. Un nommé Tournal, originairement maître d'école, homme sans moeurs et sans fortune, s'était mis à la tête de ceux qui cherchaient à soulever la populace, et était parvenu, par son secours, à se faire nommer lieutenant-colonel de la garde nationale et membre de la nouvelle municipalité, composée en grande partie de ses créatures. Cette dernière persécutait tout ce qu'il y avait de gens honnêtes et vertueux, et les rendait responsables des excès dont ceux de son parti étaient eux-mêmes les auteurs. Pour s'assurer une protection dans l'Assemblée, ils correspondaient avec MM. Bouche et Camus, et combinaient avec eux la demande qu'ils devaient faire de la réunion du Comtat à la France. Après avoir provoqué ceux de la ville qu'ils savaient être contraires à leurs projets et les avoir forcés à se défendre, ils les accusèrent d'être les auteurs des désordres commis dans les journées des 9 et 10.....; et la municipalité écrivit à M. Bouche en ces termes: «Les aristocrates s'étaient emparés des canons, avaient fait feu sur le peuple et tué trente citoyens. Les communes d'Orange et des environs sont heureusement venues à notre secours. Nous avons tué quatre scélérats et emmené vingt-deux prisonniers d'Orange. Nous n'avons de sûreté à espérer que dans notre réunion à la France. La déclaration des districts est unanime pour la demander, et nous supplions l'Assemblée d'avoir égard à un voeu aussi prononcé.» L'Assemblée, sans aucune autre information, décréta qu'elle instruirait le Roi de la déclaration des districts avignonnais. On n'avait entendu que le voeu de la municipalité, et l'on se souciait peu d'approfondir la vérité. Le marquis de Rochegude, un des soi-disant scélérats victimes de la fureur populaire, était malade depuis huit jours, et n'avait pu paraître à la journée du 10. Les patriotes vinrent le prendre chez lui, le conduisirent à la potence à coups de baïonnette, et prolongèrent son supplice l'espace d'une heure, pour jouir plus longtemps du spectacle de ses souffrances. Lui, l'abbé d'Auffroi, un ouvrier en soie et le marquis d'Aulan, qui subirent le même sort, étaient tous quatre vertueux et généralement estimés dans la ville; ce dernier nommément employait sa fortune à secourir les malheureux, et en ouvrant son testament, on y trouva un legs de vingt mille francs pour les pauvres de la ville et de sept louis pour chacune de ses paroisses. Sans la généreuse assistance du maire d'Orange, de ses gardes nationales, de celles de Bagnols et des villes voisines, plus de trois cents citoyens recommandables eussent subi le même sort. Pour mettre fin à ces horreurs, ils furent obligés de capituler avec ces scélérats et de leur rendre leurs armes. Avignon était plongée dans la consternation; quatre cents familles des plus considérables de la ville s'expatrièrent, pour ne pas être exposées aux suites des calomnies que le sieur Tournal ne cessait de répandre sur leur compte. S'il avait été possible de s'égayer au milieu de tant d'horreurs, la scène que donna l'Assemblée dans une de ses séances du soir en eût été bien capable. Anacharsis Clootz, se disant orateur du genre humain, arriva à l'Assemblée, à la tête d'une troupe de soi-disant représentants de toutes les nations du monde connu: Européens, Asiatiques, Africains et Américains. C'était, en un mot, un petit extrait de tous les peuples de ces diverses contrées, qui venaient s'unir à la nation française, dont les immortels travaux retentissaient au bout du monde. «Nous demandons, disaient-ils, à être placés au Champ de Mars, le jour de la Fédération générale, pour y planter le bonnet de la liberté, comme le gage de la délivrance prochaine de nos concitoyens. Nos lettres de créance ne sont pas sur nos parchemins; elles sont gravées dans le coeur de tous les hommes; et, grâce aux auteurs de la déclaration des droits de l'homme, nos chiffres ne sont pas accessibles aux tyrans.» M. de Menou, qui occupait alors le fauteuil, leur fit un discours analogue à la circonstance, et les congédia en leur disant: «Allez, Messieurs; et, après cette fête auguste, retournez dans vos pays, et dites à vos chefs que si leurs coeurs sont jaloux de suivre un grand exemple, ils imitent Louis XVI, restaurateur de la liberté française.» Mais ce qu'il y eut de plaisant, ce fut de voir un des auteurs de cette scène venir réclamer le lendemain à M. de Biancourt la somme de douze francs pour le rôle d'Africain qu'il avait joué dans la séance de la veille. Ce pauvre homme s'était trompé de nom, et sa méprise, en mécontentant le parti qui l'avait employé, lui fit perdre probablement la petite somme qu'il réclamait. Les fidèles serviteurs du Roi ne cessaient d'être en butte aux persécutions des malveillants, qui, étant assurés de trouver une indulgence paternelle dans le sein de l'Assemblée, se permettaient des arrestations continuelles sur les dénonciations les plus invraisemblables. Le comte de Lautrec, député, allant aux eaux de Baréges, s'arrêta au château de Blegnac, et fut bien étonné de se voir arrêté par un décret de prise de corps de la municipalité de Toulouse, sous le prétexte d'une dénonciation de leurs soldats, qui prétendaient que M. de Lautrec, après leur avoir fait part de ses projets de contre-révolution, leur avait proposé de s'engager dans un corps de huit cents hommes, qu'il levait secrètement pour dissoudre la fédération générale et rendre au Roi son autorité. M. d'Amblé démontra en vain l'absurdité d'une pareille dénonciation, et que les infirmités de M. de Lautrec, occasionnées par quinze blessures honorables, lui rendaient les eaux nécessaires. L'Assemblée n'en ordonna pas moins son retour pour rendre compte de sa conduite, sauf à elle de décider s'il y avait matière à accusation, et elle décréta des remercîments à la municipalité de Toulouse pour sa vigilance patriotique. Robespierre, appuyé de Péthion, crut la circonstance favorable pour faire décider que les députés ne pourraient être soumis à la justice d'aucun tribunal avant que l'Assemblée eût décrété qu'ils devaient être poursuivis. Garac, l'aîné, observa que leur inviolabilité ne pouvait s'étendre hors de l'Assemblée, et que partout ailleurs leurs actions devaient être soumises à la loi. On décréta que, jusqu'à l'établissement des jurés en matière criminelle, les députés pris en flagrant délit pourraient être arrêtés, qu'on pourrait recevoir des plaintes et prendre des informations contre eux; mais qu'ils ne pourraient être condamnés par aucun juge avant que l'Assemblée eût décidé s'il y avait lieu à accusation. Le vicomte de Mirabeau avait obtenu un congé pour aller arrêter à Perpignan l'insubordination qui se manifestait dans son régiment. N'ayant pu y réussir, il revint à Paris, emportant avec lui les cravates de ses drapeaux pour les remettre entre les mains du Roi, le priant de les rendre aux soldats restés fidèles, en les réunissant dans une ville éloignée où ils pussent former le noyau d'un régiment fidèle. Les soldats, furieux, de cet enlèvement, en rendirent responsable le maire de Perpignan, et donnèrent avis aux municipalités des environs d'arrêter le vicomte de Mirabeau comme coupable du crime de lèse-nation. Il fut effectivement arrêté comme tel à Castelnaudary, et plusieurs membres de la municipalité de Perpignan firent un rapport à l'Assemblée des torts qui lui étaient imputés. Mais l'Assemblée, ayant reçu le lendemain une lettre de M. de Mirabeau, ordonna qu'il serait remis en liberté, malgré les efforts de ses ennemis pour le faire déclarer coupable. Elle lui enjoignit cependant de venir sur-le-champ rendre compte de sa conduite, et elle ajouta que le Roi serait prié de faire élargir le maire de Perpignan, qui avait été mis en prison. Les libellistes débitèrent à cette occasion leurs mensonges ordinaires, et firent distribuer un écrit portant en titre: _Grande Conspiration du vicomte de Mirabeau_. MM. Malouet et de Cazalès profitèrent de cette circonstance pour demander d'arrêter le cours des libelles incendiaires, qui ne tendaient à rien moins qu'à faire assassiner le vicomte de Mirabeau. L'Assemblée décréta que le Roi serait prié de prendre des mesures pour sa sûreté, et que sa personne serait mise sous la sauvegarde de la loi, et le surplus renvoyé au comité des rapports. Le vicomte de Mirabeau se présenta à l'Assemblée à l'instant de son arrivée, et y fit le récit écrit de l'affreuse insubordination de son régiment, des voies de fait qu'il s'était permises contre sa personne, en enlevant de chez lui les drapeaux et la caisse; qu'il avait cru devoir alors cacher les cravates pour les remettre au Roi, et qu'il ne les aurait jamais rendues, s'il n'avait craint que sa résistance ne coûtât la vie à un homme aussi respectable que le maire de Perpignan. Il demanda d'être jugé par un conseil de guerre, s'engageant à y donner les preuves de la manière dont le régiment avait été travaillé et payé. «Je donnerai, ajouta-t-il, le fil des troubles qui se sont propagés d'Antibes à Dunkerque et de Perpignan à Strasbourg.» L'Assemblée, au lieu de faire droit à sa demande, la renvoya aux comités des rapports réunis au comité militaire. Une députation de Seine-et-Oise, qui était venue complimenter l'Assemblée sur ses heureux travaux, osa vouer à l'exécration et à l'infamie ceux qui osaient faire des représentations sur ses décrets. Tous les membres du côté droit se levèrent pour demander justice de cet attentat, qui révolta également plusieurs membres du côté gauche. «Où en serions-nous, dit M. Malouet, si des insultes aussi graves déterminaient le côté droit à quitter l'Assemblée, et que de malheurs n'en pourrait-il pas résulter!» L'Assemblée n'osa pas accueillir par les honneurs de la séance une pareille audace; elle se borna à remercier la députation de son zèle et de son patriotisme. Mgr l'évêque de Nancy et le marquis de Saint-Simon ayant demandé des congés, M. Lucas proposa de faire désormais un appel nominal pour voir ceux qui manqueraient, et d'en envoyer la liste aux provinces. M. Rewbell se permit même d'ajouter que cette mesure était d'autant plus utile, que l'on répandait dans le public que c'était par poltronnerie que beaucoup de députés s'absentaient. Le duc de Caylus, qui avait aussi demandé un congé, pria M. Rewbell de venir lui dire en particulier s'il le regardait comme un poltron. M. Rewbell, qui ne se souciait nullement d'une conversation de ce genre, déclara qu'il n'avait eu l'intention de désigner personne; que, s'il avait eu ce malheur, il soutiendrait le propos qu'il aurait tenu; mais que le fait n'existant pas, il en signait volontiers le désaveu. La proposition de M. Lucas fut même traitée d'incendiaire par un grand nombre de membres de l'Assemblée; en sorte que celle-ci passa à l'ordre du jour et ne lui donna aucune suite. M. Arthur Dillon annonça l'insurrection la plus alarmante dans l'île de Tabago. Le deuxième bataillon de la Guadeloupe, après s'être porté aux plus violents excès, avait mis le feu à la ville de Port-Louis, qui fut entièrement consumée, et s'était ensuite embarqué sur des bâtiments étrangers pour revenir en France. Il représenta la cruelle situation de cette malheureuse colonie, qui suppliait la France de venir à son secours et d'y envoyer promptement des troupes et de l'argent, dont elle avait le plus pressant besoin. Robespierre voulut nier la vérité de cette nouvelle; mais elle était si évidente qu'on ne put la révoquer en doute. L'Assemblée se borna à supplier le Roi d'y faire passer les secours que demandait cette malheureuse colonie. Elle écouta avec plus de complaisance la motion de plusieurs membres de l'Assemblée, dont les uns demandaient une amnistie pour les déserteurs, ainsi que la faculté de reprendre leurs rangs dans les régiments; et les autres, l'élargissement des détenus pour cause d'insubordination militaire. On peut juger de l'esprit qui régnait dans l'Assemblée, quand de pareilles pétitions, loin d'être rejetées avec indignation, étaient envoyées au comité des rapports. Celle des incendiaires des barrières de Paris, en 1789, eut encore plus de succès. Décrétés de prise de corps par la cour des aides, ils implorèrent la clémence de l'Assemblée. Muguet de Nautou, rapporteur, conclut à considérer ledit délit comme un élan de patriotisme, semblable à celui qui avait fait détruire la Bastille, et à jeter, en cette occasion, un voile sur la loi. L'Assemblée, prenant ces motifs en considération, décréta que la procédure serait regardée comme non avenue, et ordonna l'élargissement des prisonniers. Les citoyens d'Avignon, enfermés dans les prisons de la ville d'Orange, et parfaitement innocents des imputations portées contre eux par la municipalité d'Avignon, demandaient leur élargissement; mais Robespierre s'y opposa, en raison de leur opposition aux principes des Avignonnais qui demandaient la réunion du Comtat à la France; et M. Bouche s'emporta violemment contre les habitants de cette malheureuse ville, qu'il dépeignit, ainsi que ceux du comtat Venaissin, comme composant un repaire d'aristocrates. Il prétendit que les troubles d'Avignon coïncidaient avec ceux de Montauban et de Nîmes, que les prisons d'Orange n'étaient que le lazaret de l'aristocratie. Il demanda que l'on envoyât un régiment à Orange et des troupes à Avignon pour protéger cette ville, en attendant la décision de la grande question sur la souveraineté de cette ville. Il termina son discours en faisant ressortir la nécessité de faire garder les chevaux de poste, le grenier à sel et les magasins de tabac appartenant à la France. On put sans malignité conclure de son discours qu'il craignait, et non sans raison, que ses protégés ne pillassent les établissements en question. L'abbé Maury représenta fortement l'opposition qui existait entre cette demande et le décret qui proclamait que la France, renonçant à toute idée de conquête, assurait ses voisins qu'elle les protégerait plutôt qu'elle n'attenterait à leur liberté; que cette apparente protection présageait la décision de la question sur la souveraineté d'Avignon. Il prouva qu'il ne pouvait y avoir aucun rapport entre les troubles d'Avignon et ceux de Nîmes et de Montauban, puisqu'il n'y avait pas un seul protestant à Avignon; et tout en sollicitant vivement l'envoi d'un secours à Orange, il s'opposait de tout son pouvoir à celui qu'on demandait pour Avignon. L'Assemblée décréta que le Roi serait prié d'envoyer à Orange le nombre de troupes convenable, et qu'il serait nommé un comité pour examiner l'affaire d'Avignon et lui en faire un rapport. Après deux mois d'attente, M. Troncher fit enfin le rapport du comité sur les événements d'Avignon, sur la demande de sa réunion à la France par les districts de cette ville, et sur celle des détenus d'Orange. Il démontra que la réunion ne pouvait se faire sans blesser les lois divines et humaines, et rappela les raisons de l'abbé Maury pour s'y opposer. MM. Malouet et de Clermont-Tonnerre parlèrent aussi contre la réunion, de manière à ne laisser aucun moyen de réplique à leurs adversaires. Ils firent également sentir l'injustice de retenir captifs des citoyens contre lesquels on n'alléguait aucune charge. Ces raisons déterminèrent l'Assemblée à ajourner la demande de la réunion à la France et à décréter l'élargissement des détenus d'Orange, à la charge de tenir la ville pour prison, sous la sauvegarde de la nation française, qui se chargeait de pourvoir à la subsistance des ouvriers qui pourraient se trouver parmi eux. Cependant, les auteurs des troubles d'Avignon ne s'endormaient pas. Ils tentèrent de nouveaux moyens pour entraîner dans leur parti le comtat Venaissin. Furieux de ne pouvoir y exciter de soulèvement, ils parvinrent à opérer un mouvement dans la petite ville de Thor, et sans les milices du pays, il y aurait eu beaucoup de sang répandu. Les chefs de ces milices profitèrent de cette réunion pour délivrer Cavaillon du joug affreux sous lequel cette ville gémissait. Une troupe de bandits s'y étaient emparés de l'autorité, et avaient mis à sa tête un nommé Tournal, ancien soldat, qui correspondait avec les municipaux d'Avignon. Ce scélérat, pour imprimer la terreur dans la ville, y avait fait élever une énorme potence, en face de la Commune, et y avait fait enfoncer huit crochets de fer, en distribuant en même temps dans la ville des listes de proscription. Toutes les milices des cantons voisins, réunies au nombre de trois mille hommes, entrèrent à Cavaillon, firent abattre la potence, rétablirent l'ordre dans la ville, et livrèrent à la justice l'auteur de tous ces maux. Ils voulaient ensuite aller délivrer Avignon de ses oppresseurs, mais M. d'Aimar, maire de cette ville, craignant qu'il n'en résultât de plus grands malheurs, parvint à les en détourner. Les municipaux continuaient à y entretenir une fermentation habituelle, et, sous le prétexte de veiller à la sûreté publique, ils imposaient des taxes énormes sur les citoyens présents et absents. On se plaignait, de toutes les parties du royaume, du refus que faisaient les paysans de payer les droits de dîme et de champart, qu'ils ne devaient cesser d'acquitter qu'à l'établissement du mode de remboursement. L'Assemblée décréta que les particuliers seraient autorisés à se faire payer en employant les voies légales. Mais ce décret était véritablement illusoire; pas une municipalité n'eût osé les employer, de peur de se compromettre et d'en être elle-même victime. Les impôts ne se payaient plus; les désordres se multipliaient, et il y eut dans plusieurs endroits du royaume, et nommément à Lyon, des mouvements séditieux qu'on eut bien de la peine à réprimer. Le pouvoir, qui avait été remis entre les mains des municipalités, étant exercé par des hommes effrayés et peu jaloux de remplir leurs devoirs, il devenait impossible de remédier à tous ces désordres. Plusieurs municipalités s'arrogeaient le droit d'ouvrir les lettres, même celles des puissances étrangères, et arrêtaient les voyageurs qui avaient le malheur de leur être suspects. Celles du Dauphiné, voisines de la Savoie, encore plus ardentes et plus inquiètes que les autres, signalaient leur patriotisme par des arrestations continuelles. La conduite de l'Assemblée vis-à-vis de la municipalité de Montauban n'était pas propre à les engager à se bien conduire. Les agitateurs de cette ville ne pouvaient pardonner à la municipalité d'y maintenir l'ordre et la tranquillité. D'autre part, la garde nationale, furieuse d'avoir vu retirer les clefs de l'arsenal à M. Dupuis-Montbrun, son commandant et ardent patriote, avait excité un mouvement dans la ville, qui fut, il est vrai, promptement réprimé, mais où il y eut du sang répandu. La garde nationale envoya à l'Assemblée une dénonciation contre la municipalité. Cette dénonciation, quoique anonyme, à l'exception de la lettre de M. Dupuis-Montbrun, n'en fut pas moins accueillie avec empressement par l'Assemblée. Le comité des rapports, chargé de l'examen de cette affaire, commença par écarter l'information du juge de Montauban. Il avait cependant pris la précaution, pour éviter tout soupçon, d'appeler des adjoints protestants, et de les faire déposer alternativement avec les catholiques; mais l'Assemblée ne pouvait pardonner à cette municipalité l'attachement qu'elle conservait pour la personne du Roi, et sa demande pour la conservation de la religion catholique, de son évêché et de son séminaire. On obtint à grand'peine que l'Assemblée entendit le maire et le procureur-syndic de la Commune, qui étaient venus à Paris pour se justifier. On ne leur avait pas même communiqué les charges portées contre eux, au nombre de _trente_, et on voulait les juger sans les entendre. L'abbé Maury et M. de Cazalès ne purent parvenir à faire écouter les preuves qu'ils opposèrent aux griefs qu'on imputait à la municipalité. Ce fut avec bien de la peine qu'ils obtinrent un délai de deux jours, quoiqu'il fût évidemment impossible de répondre en si peu de temps à un aussi grand nombre d'imputations. «Point de délais, s'écria Charles de Lameth; il y a longtemps qu'ils auraient dû être jugés dans le sens de la Révolution.» Ce mot fit une telle horreur à l'Assemblée, qu'il fut obligé d'interpréter le sens de l'imprécation qu'il n'avait pas eu honte de proférer. Le jugement était prononcé d'avance. Les preuves fournies par la municipalité ne furent point écoutées; on donna gain de cause à la garde nationale; et ce fut au milieu du vacarme le plus violent que fut prononcé le décret qui suspendait la municipalité et renvoyait l'information devant le tribunal criminel de Toulouse. Les galeries, qui avaient participé au désordre qui régnait dans l'Assemblée, applaudirent par des acclamations et des battements de mains au décret qui venait d'être prononcé. CHAPITRE V ANNÉE 1790 LA FÉDÉRATION Après l'acceptation du décret sur la fédération générale du royaume, au 14 juillet, l'Assemblée s'occupa de régler tout ce qui concernait cette cérémonie. Elle décréta que personne ne pourrait avoir à la fois le commandement de la garde nationale de plusieurs départements, se réservant même de délibérer s'il ne serait pas plus utile de le restreindre à chaque district. Cet article était un effet de la frayeur que lui causait l'influence d'officiers considérés dans leurs départements, et dont la réunion à Paris ne la laissait pas sans inquiétude. Elle décida que chaque district du royaume enverrait un homme sur deux cents, élu par des députés rassemblés à cet effet; que chaque régiment députerait un officier et un bas officier, résidant au corps et pris par ancienneté de service, ainsi que quatre soldats par régiment d'infanterie, et deux cavaliers par régiment de cavalerie; que tous les autres corps de l'armée députeraient dans les mêmes proportions, pour chaque corps à pied ou à cheval. Le régiment du Roi et celui des gardes-suisses eurent une double représentation, en raison de leur nombre. Tous les corps quelconques existant dans le royaume et non réunis, la maison militaire du Roi ou des Princes, devaient être représentés par le plus ancien officier desdits corps. Le génie, la marine, les invalides, les commissaires des guerres, les lieutenants des maréchaux de France et la gendarmerie de toute la France, devaient être représentés par des députés pris dans chacun de ces corps par ancienneté de service, ainsi que le connétable. Les maréchaux de France, lieutenants généraux, maréchaux de camp, et les officiers de marine correspondant à ces différents grades, le devaient être par les plus anciens officiers de chacun de ces grades. M. de Champagny demanda et obtint, malgré l'opposition de M. de Lameth, que M. d'Albert de Rioms assisterait à la Fédération comme représentant son escadre. Il y eut de grands débats à l'Assemblée sur le cérémonial de la Fédération, et nommément pour décider si le Roi prendrait le titre de Roi des Français, ou celui de premier citoyen français; s'il aurait celui de chef de l'armée et de toutes les gardes nationales du royaume; quelle serait la nature du serment qu'il prêterait; et si tout autre que le Roi aurait une place distinguée à la Fédération. L'abbé Maury et M. de Cazalès firent sentir vivement l'inconvénient de pareils débats, et représentèrent avec force que c'était blesser la majesté royale que de mettre en question si, dans une monarchie héréditaire, le Roi avait besoin d'un décret pour être chef suprême des forces nationales, et qu'il était inconcevable de mettre en doute si une famille appelée successivement au trône pouvait être confondue dans la foule des citoyens. «Le Roi, ajoutèrent-ils, ne doit point prêter de serment différent à la nation.»--«C'est à lui, s'écria M. de Folleville, à dicter lui-même le serment qu'il doit prêter.»--«Et comme nos rois, dit M. Malouet, tiennent leur pouvoir de la nation, avant l'établissement des lois actuelles, il doit y être dit expressément que le pouvoir lui est délégué par la nation et la loi constitutionnelle.» Cet argument, qui donnait à la nation et au Roi des droits antérieurs à l'existence de l'Assemblée, fut écarté et combattu par Barnave. En conséquence, l'Assemblée décréta que le Roi serait prié de prendre le commandement des gardes nationales et autres troupes du royaume, et de nommer les officiers qui exerceraient le commandement sous ses ordres; qu'à la Fédération du 14 juillet le président serait placé à la droite du Roi, _sans intermédiaire_, et les députés à la gauche et à la droite du Roi, sans distinction; et que Sa Majesté serait priée de donner des ordres pour que sa famille fût placée convenablement; qu'aussitôt que le serment aurait été prêté par les députés des gardes nationales et autres troupes du royaume, le président prononcerait, debout et à haute voix, le serment du 4 février; que celui du Roi serait conçu en ces termes: «Moi, Roi des Français, je jure d'employer tout le pouvoir qui m'est délégué par les lois constitutionnelles de l'État, à maintenir la Constitution décrétée par l'Assemblée nationale et sanctionnée par moi.» Pendant la discussion sur le cérémonial de la Fédération, Mgr l'évêque de Clermont déclara qu'il exceptait expressément du serment qu'il allait prononcer les objets qui dépendaient de la puissance spirituelle; que toute feinte serait un crime pour un homme revêtu de son caractère, et que cette exception était le plus sûr garant de sa fidélité à ce qu'il aurait juré. Tous les évêques du côté droit, et un grand nombre d'ecclésiastiques et de laïques, se levèrent aussitôt pour déclarer leur adhésion aux sentiments de Mgr l'évêque de Clermont. Les Parisiens se crurent aussi obligés de faire une adresse aux Français pour les inviter à se rallier tous ensemble autour de la loi, le jour de la Fédération générale, pour contribuer à l'établissement de la Constitution. «Nous aurions été de bien bon coeur jurer avec vous cette belle alliance, disaient-ils, où nous nous confondrons tous, sous le nom seul de Français, même jusqu'aux extrémités de la France, si nous ne possédions dans nos murs nos législateurs, et le Roi. Serrons-nous tous autour d'eux à cette belle époque du 14 juillet, jour où nous aurons conquis la liberté. Jurons de la maintenir; et que toute la France retentisse des cris répétés de: Vivent la nation, la loi et le Roi!» Cette adresse fut signée par MM. de la Fayette et Bailly, Charron, président de la Commune, Lafitte et Pastoret, secrétaires, et par les citoyens assemblés des districts de Paris. Il fallait bien que, dans cette circonstance, l'Assemblée honorât la conduite des vainqueurs de la Bastille. Aussi décréta-t-elle que, pleine d'estime pour leur courage, il leur serait accordé une place honorable à la Fédération de Juillet; qu'on fournirait à chacun d'eux un uniforme complet, ainsi qu'un armement; qu'il serait inscrit sur la lame du sabre et sur le canon du fusil: «_Donné à... vainqueur de la Bastille_»; qu'on donnerait un brevet honorable à chacun d'eux et aux veuves de ceux qui y avaient péri. M. le duc d'Orléans fit remettre une lettre à l'Assemblée par M. de la Touche, pour la prévenir que sa mission était finie. Il avait écrit au Roi qu'il se préparait à revenir à Paris; mais M. de la Fayette lui avait fait dire par M. de Boinville, son aide de camp, que son nom pouvant encore servir à exciter de nouveaux troubles, il croyait utile qu'il prolongeât son séjour en Angleterre. Le prince priait l'Assemblée de lui intimer ses ordres à cet égard; et que s'il n'en recevait point de réponse, il regarderait comme non avenue la démarche de M. de Boinville. M. de la Fayette répliqua que les mêmes raisons qui avaient déterminé M. le duc d'Orléans à s'éloigner subsistant toujours, il avait cru plus prudent de l'engager à ne pas revenir encore, pour ôter tout sujet d'inquiétude dans un aussi beau jour que celui de la Fédération; qu'il était loin d'en avoir, et qu'il pouvait même assurer que plus on en approchait, plus il se confirmait dans l'idée qu'elle se passerait dans la plus grande tranquillité. M. le duc de Biron demanda alors que si nul accusateur ne se faisait connaître, M. le duc d'Orléans vînt rendre compte de sa conduite et assister à la Fédération. L'Assemblée ayant passé à l'ordre du jour, M. le duc d'Orléans revint à Paris. En arrivant, il alla aux Tuileries faire sa cour au Roi et à la Reine. Cette princesse, qui n'avait pas vu le duc d'Orléans depuis son départ de Versailles, éprouva une vive émotion. Elle se contint cependant, et eut même le courage de lui adresser quelques paroles, auxquelles il répondit avec un embarras qu'il lui fut impossible de dissimuler. Il fut ensuite à l'Assemblée, et y prononça un discours qui fut extrêmement applaudi. Il y protesta de nouveau de son amour pour la liberté, de son attachement au Roi et à la Constitution; exprima le bonheur qu'il éprouvait d'attacher son nom à une époque qu'il regardait comme la plus grande et la plus heureuse de toutes les époques de la nation française, et prononça ensuite le serment du 4 février. Dès qu'il fut décidé que la Fédération aurait lieu au Champ de Mars, on s'empressa d'y faire les préparatifs nécessaires pour y réunir une assemblée aussi nombreuse; et comme le temps pressait, on invita les citoyens à aider les ouvriers, pour que tous les travaux fussent terminés avant le jour de la cérémonie. Un zèle patriotique s'empara de toutes les têtes des amateurs de la Révolution. Chacun voulait avoir part à l'ouvrage; c'était la terre sacrée, malheur à celui qui n'y aurait pas mis la main! Les dames mêmes se faisaient conduire en carrosse pour charger la brouette; et toute personne qui aurait passé tranquillement près du Champ de Mars sans s'y arrêter courait risque d'être insultée. C'était une exaltation dont on ne peut se faire d'idée. Elle alla jusqu'à forcer les religieux à sortir de leurs couvents et à traverser Paris, la pelle sur le dos, conduits par une multitude de peuple, pour aller travailler au Champ de Mars. Les religieuses elles-mêmes, menacées, se crurent obligées d'y envoyer leurs tourières. On voyait à la fois à l'ouvrage des ouvriers, des bourgeois, des chartreux et autres religieux de différents ordres, des militaires, de belles dames, des hommes et des femmes de toutes les classes et de tous les états de la société, travailler suivant leurs facultés. Les uns dissimulaient les sentiments que leur faisait éprouver la contrainte à laquelle on les condamnait; les autres s'y livraient avec l'élan du patriotisme, auquel se joignait le plaisir d'insulter ceux qu'ils supposaient éloignés de partager leurs sentiments. On entendait de temps en temps les cris répétés de: «Vive la Nation! Les aristocrates à la lanterne!» et les «Ça ira», etc, etc., appelés hymnes patriotiques par les dames passionnées pour la Révolution. Plusieurs d'entre elles, même de la plus haute classe de la société, s'y fatiguèrent tellement, qu'elles en tombèrent malades, et finirent par être victimes de leur zèle patriotique. Les fédérés arrivèrent à Paris dans des dispositions bien opposées à celles qu'en attendait l'Assemblée. La plupart, sincèrement attachés au Roi, manifestaient hautement leurs sentiments, et se conduisirent parfaitement depuis leur arrivée jusqu'au moment de leur départ. La fédération de l'armée partageait les mêmes sentiments et témoignait publiquement son respect et son attachement pour la personne du Roi et pour toute la famille royale. L'Assemblée commença à en prendre de l'inquiétude, et se repentit d'avoir attiré à Paris une réunion d'hommes dont les sentiments se trouvaient si opposés à ceux qu'elle avait espéré y rencontrer. Tous les ouvrages relatifs à la Fédération furent exécutés avec une telle rapidité, que tout se trouvait prêt quelques jours avant la cérémonie. On avait établi dans le pourtour du Champ de Mars trente rangs de gradins, où chaque spectateur pouvait être assis commodément; et il y avait encore de la place par derrière pour des spectateurs debout. Au milieu du Champ de Mars était l'autel de la patrie, dont les quatre faces étaient chargées de figures et d'inscriptions analogues à la circonstance. Le terrain de l'École militaire était un amphithéâtre de gradins, qui devaient être occupés par les corps civils, les personnes de la Cour et les suppléants de l'Assemblée. Il était surmonté par les siéges du Roi et de l'Assemblée, et couvert d'un coutil orné de flammes et des couleurs nationales. Au-dessus du trône du Roi, élevé de quelques pouces au-dessus du fauteuil du président, flottait le pavillon blanc. On avait élevé une estrade derrière le trône du Roi et les siéges des députés, pour la Reine et la famille royale. Les fédérés devaient être placés en ligne elliptique dans l'intérieur de l'enceinte; la garde nationale était entre eux, et les gradins de côté; les militaires, et les officiers à leur tête, occupaient le milieu du Champ de Mars. La veille de la Fédération, le Roi passa en revue les fédérés des départements. On les faisait défiler devant lui et la famille royale, au pied du grand escalier des Tuileries. Le Roi demandait le nom de chaque députation, et parlait à chacun de ses membres avec une bonté qui redoubla encore leur attachement. La Reine leur présenta ses enfants et leur dit quelques mots avec cette grâce qui ajoutait un nouveau prix à tout ce qu'elle disait. Transportés de joie, ils entrèrent dans les Tuileries aux cris de: «Vivent le Roi, la Reine, Mgr le Dauphin et la famille royale!» Le Roi s'y promena sans gardes, avec sa famille, suivi d'un peuple immense et entouré des fédérés, qui continrent tellement les malveillants, que pas un n'osa s'écarter de son devoir. Chacun voulait voir la cérémonie de la Fédération, et la peur de ne pas trouver de place détermina un grand nombre de personnes à passer la nuit au Champ de Mars, les uns excités par un zèle patriotique, et les autres par la curiosité qu'inspirait un spectacle aussi extraordinaire. La pluie qui tombait par torrents ne diminua pas le zèle de chacun, et toutes les places se trouvèrent remplies. Une foule immense était derrière, et les coteaux de Passy et de Chaillot étaient également couverts de spectateurs. Les parapluies de diverses couleurs que nécessitait la pluie continuelle faisaient aussi un singulier effet. C'était le coup d'oeil le plus extraordinaire, et qui aurait été magnifique s'il eût été éclairé par le soleil d'un beau jour. Le cortége se mit en marche à six heures du matin, et parcourut les rues centrales de la capitale pour se rendre au Champ de Mars par le Cours-la-Reine. Pour y arriver commodément, on avait construit un pont de bateaux à son extrémité. Deux compagnies de volontaires ouvraient la marche; elles étaient suivies du corps municipal, des électeurs et des présidents de district. Des chasseurs et des vétérans précédaient ensuite les quarante-deux premiers départements, marchant par ordre alphabétique, chacun étant précédé de sa bannière où était inscrit le nom de son département, et ayant son oriflamme propre. Les officiers portaient l'épée nue. Les troupes de ligne venaient ensuite, et l'on y distinguait avec plaisir les gardes du corps, les carabiniers, les hussards et l'artillerie. Elles avaient à leur tête MM. de Ségur et de Mailly, maréchaux de France, suivis des lieutenants généraux et des maréchaux de camp, précédés de l'oriflamme. La marine, commandée par le comte d'Estaing, marchait ensuite; puis les quarante et un derniers départements, suivis de chasseurs et d'une compagnie de cavalerie qui fermait la marche. Le ciel ne fut pas favorable à la fête. Les averses se succédaient continuellement; des torrents d'eau inondaient les rues, et la pluie ne cessa d'accompagner les bataillons tout le temps de leur marche. Quoique trempés jusqu'aux os, ils ne laissèrent échapper aucune plainte, et l'ordre de la marche n'en fut pas dérangé un instant. Les spectateurs bordaient leur passage; les croisées étaient garnies d'un monde prodigieux, et le reste de la ville déserte présentait le spectacle le plus extraordinaire. La colonne n'arriva qu'à midi à la place Louis XV. L'Assemblée s'y rendit, le président à la tête, marchant entre deux haies de drapeaux qui les escortèrent jusqu'au Champ de Mars, où leur arrivée et celle du Roi furent annoncées par des salves d'artillerie. Le Roi arriva le dernier, avec la famille royale, en grande cérémonie, et accompagné d'un nombreux cortége. Quand chacun fut placé, l'évêque d'Autun, qui officiait, fit la bénédiction des drapeaux et célébra la messe immédiatement après; elle ne commença qu'à quatre heures. A l'élévation, M. de la Fayette, nommé par le Roi major général de la fédération, donna le signal du serment, monta à l'autel et le prononça; à l'instant, tous les sabres furent tirés et les mains levées. M. de la Fayette vint alors avertir le Roi que c'était le moment de prononcer le serment. La pluie tombait à grands flots, et un grand nombre de spectateurs qui étaient inondés cherchaient à en diminuer l'effet, en étendant leurs parapluies. Comme ils empêchaient de voir le Roi, la multitude se mit à crier: «A bas, à bas les parapluies!» M. de la Fayette, qui n'entendit d'abord que les mots: _A bas_, crut probablement que ce cri le regardait; il hésita un moment, et sa pâleur ordinaire redoubla sensiblement; mais, rassuré promptement, il continua sa marche et arriva au Roi, qui prononça la formule du serment. M. de Bonnai, président de l'Assemblée, la répéta, et avec lui trois cent mille voix. La Reine éleva plusieurs fois entre ses bras Mgr le Dauphin pour le faire voir au peuple et à l'armée, qui fit éclater des démonstrations de joie et d'amour pour le Roi et la famille royale. Les personnes sincèrement attachées à la religion virent avec peine que, dans une cérémonie qui n'était rien moins que religieuse, et où l'attention se portait uniquement sur un spectacle aussi extraordinaire que celui dont on était témoin, on ne se fût pas borné à faire prêter le serment sur les saints Évangiles, plutôt que d'exposer à une sorte de profanation les mystères les plus augustes de notre religion. Après la cérémonie, une partie des fédérés alla dîner au château de la Muette, où l'on avait préparé des tables pour les recevoir. D'autres revinrent à Paris, et quelques-uns repartirent le soir même pour leurs provinces. M. de la Fayette se rendit à la Muette, où on lui prodigua, comme au Champ de Mars, les témoignages d'idolâtrie populaire dont M. Necker avait été l'objet l'année précédente. Il était alors à l'apogée de sa gloire; elle eut la durée de la faveur populaire, et ne lui laissa que le regret de n'avoir pas su profiter de sa position pour sauver son Roi et sa patrie des dangers qui les menaçaient. Sous le nom de liberté, qu'il prononçait avec tant de complaisance, la France était livrée à l'anarchie la plus complète, et tout ce qui y existait de gens honnêtes et vertueux gémissait sous le joug le plus tyrannique. Le Roi retourna aux Tuileries aux cris répétés de: «Vivent le Roi et la famille royale!» Le duc de Villequier et plusieurs autres personnes sensées, qui épiaient avec soin la disposition des esprits, pensaient que le Roi pouvait tirer parti de cette journée, et auraient voulu qu'il montât à cheval, et qu'au lieu de prêter le serment exigé, il déclarât au milieu du Champ de Mars qu'étant pour cette fois à la tête de l'élite de la nation, il lui représentait qu'il trouvait un inconvénient réel à jurer fidélité à une Constitution qui n'était pas encore terminée, et dont l'ensemble pouvait seul démontrer les avantages et les inconvénients; qu'il était prêt, après cette observation, à faire le serment d'observer les articles décrétés, si la nation réunie lui en témoignait le désir. Le Roi consulta probablement son conseil. Les hommes qui le composaient n'avaient pas assez d'énergie pour oser risquer une pareille démarche, et ils l'en auront sûrement détourné, sous le prétexte des dangers qu'elle pouvait entraîner. La suite des événements donna malheureusement lieu de se repentir de n'avoir pas saisi cette occasion. Le Roi vint s'établir à Paris quelques jours avant la Fédération, et y resta jusqu'au départ des fédérés. Leurs Majestés, pour répondre au désir que ceux-ci témoignaient de voir toute la famille royale, dînaient tous les jours avec eux en public, à l'exception de Mgr le Dauphin, qui, trop jeune encore, mangeait à ses heures particulières dans sa chambre. La joie était peinte sur les visages des fédérés, qui ne perdaient aucune occasion de témoigner au Roi leur respect et leur attachement. La sensibilité que leur en témoignait la famille royale, et la bonté avec laquelle elle leur parlait, les y attachaient encore davantage. Elle les questionnait sur leurs provinces, leur disait des choses aimables sur chacune, et augmentait de jour en jour le désir que l'on avait de les y posséder. Ils avaient un extrême plaisir à voir Mgr le Dauphin. Il descendait à trois heures dans mon appartement. On ouvrait les fenêtres du salon qui donnaient sur la galerie, et il se présentait fréquemment au petit balcon qui était sur le perron de l'escalier par lequel on y descendait. Il disait en passant un petit mot à l'un et à l'autre, et retournait ensuite jouer dans le salon, où l'on pouvait facilement l'apercevoir. S'amusant un jour à arracher quelques feuilles d'un lilas qui était sur le balcon, un fédéré lui demanda de les lui donner pour garder toute sa vie quelque chose qu'il tiendrait de sa main. Sa demande eut l'effet de l'électricité. Chaque fédéré voulut en avoir une, et en un instant l'arbuste fut dépouillé aux cris de: «Vivent le Roi, la Reine et Mgr le Dauphin!» Sa gaieté, sa beauté, sa grâce, ses manières enjouées et engageantes lui gagnaient tous les coeurs. Il allait tous les jours à cinq heures à son petit jardin des Tuileries. Les fédérés demandèrent avec instance qu'il leur fût permis d'y entrer. On le leur accorda, sous la condition qu'ils n'entreraient qu'un certain nombre à la fois, pour ne pas fatiguer le jeune prince par trop de monde dans un aussi petit espace, et qu'ils se renouvelleraient successivement tout le temps que durerait la promenade. Il leur parlait souvent et toujours avec une naïveté si aimable, qu'ils en sortaient tous enchantés. On ne se fait pas d'idée du dévouement qu'ils témoignaient pour la personne du Roi, et des voeux qu'ils formaient pour la conservation de cet aimable enfant. Chaque députation témoignait le désir le plus vif de voir le Roi parcourir ses provinces: «Venez, disait à ce jeune prince la députation du Dauphiné, venez dans votre province du Dauphiné. Votre nom vous rend notre possession, et nous saurons bien vous y défendre contre vos ennemis.»--«N'oubliez jamais, Monseigneur, lui dirent les Normands à leur tour, que vous avez porté le nom de notre province, et que les Normands ont été et seront toujours fidèles à leur Roi.» Chaque fédération s'empressait de témoigner son attachement; et il était impossible de ne pas être touché de l'expression de leurs sentiments, et de l'attendrissement qu'ils éprouvaient en considérant ce jeune prince, qu'ils ne pouvaient se lasser de regarder. Chacun s'empressa de fêter les fédérés. Il y eut plusieurs réjouissances en leur honneur: des danses, des spectacles et des joutes sur la rivière. Ils se conduisirent avec une mesure parfaite, ne perdant aucune occasion de montrer leur respect et leur attachement pour la famille royale. Aucun des moyens qu'on employa pour les séduire ne put faire varier leurs sentiments. Plusieurs d'entre eux présentèrent même les adresses les plus touchantes à la famille royale, entre autres ceux du Poitou et de l'Anjou, provinces dont la conduite a si bien justifié les sentiments qu'ils témoignaient. Le Roi passa en revue, à l'Étoile, chaque députation de l'armée. Elles témoignèrent au Roi le plus vif attachement pour sa personne; et les fédérés, qui étaient en grand nombre à cette revue, le supplièrent de venir visiter chacune de ses provinces, l'assurant qu'il y trouverait des coeurs qui sentiraient vivement le bienfait de sa présence. La Reine était en calèche découverte avec Mgr le Dauphin, Madame et Madame Élisabeth. Elle parlait à ceux qui en approchaient avec une bonté et une affabilité qui lui gagna tous les coeurs. Ce jour-là fut véritablement un jour de bonheur pour le Roi, la Reine et ceux qui leur étaient dévoués. C'était une ivresse de sentiments; ce fut le dernier beau jour de la Reine, qui, depuis cette époque, vit chaque jour lui annoncer de nouveaux malheurs, et mettre à de terribles épreuves son courage et sa fermeté. Si le Roi eût profité de cette circonstance pour voyager dans ses provinces et pour annoncer à cette revue qu'il allait se rendre au voeu qu'elle lui exprimait par l'organe de ses députés; qu'il ne voulait point d'autre garde que celle des habitants des lieux qu'il allait parcourir, et qu'il ne voulait être accompagné dans ces voyages que par les bons fédérés qui lui témoignaient tant d'attachement, il eût déconcerté l'Assemblée et l'aurait mise dans la position d'avoir recours à ses bontés. Mais il était écrit dans l'ordre de la Providence que nous boirions le calice jusqu'à la lie. Le Roi était malheureusement loin de se faire une idée de l'effet que sa présence produirait dans les provinces; il craignait que le zèle de ses fidèles serviteurs ne les entraînât trop loin, et que la résistance des méchants n'occasionnât une guerre civile. Toutes ces considérations l'empêchèrent de suivre le conseil qu'on lui donnait, de profiter d'une occasion si favorable pour s'absenter de Paris. Le peu d'énergie de la plupart de ses ministres, dont une partie craignait toujours de porter atteinte à cette funeste liberté qui n'existait que de nom, l'entretenait avec soin dans des idées aussi nuisibles à ses intérêts; et cette funeste crainte, produite par trop de bonté, causa tous nos malheurs. Le Roi avait celui d'avoir une trop grande défiance de lui-même. Persuadé que les autres voyaient mieux que lui, il n'osait prendre le parti que lui indiquaient la justesse de son esprit et la bonté de son coeur. Mécontent de l'éducation qu'il avait reçue, il se jugeait défavorablement, et ne se rendait pas la justice qu'il méritait. L'Assemblée était inquiète du parti qu'allait prendre le Roi; et, se voyant perdue si le Roi quittait Paris, il n'y avait pas de moyen qu'elle n'employât pour gagner les fédérés. Je n'ai pu douter de ces craintes après le propos que tint Barnave dans la voiture du Roi, au retour du malheureux voyage de Varennes. Il parlait avec Madame Élisabeth des événements de la Révolution, et nommément de la fédération; et sur ce que cette princesse parlait des vues qu'avait eues l'Assemblée en la décrétant: «Ah! Madame, ne vous plaignez pas de cette époque, car si le Roi en eût su profiter, nous étions tous perdus.» On peut juger de l'impression que produisit un aveu aussi remarquable dans des coeurs aussi profondément affligés que ceux de la famille royale, dans la position où elle se trouvait en ce moment. CHAPITRE VI ANNÉE 1790 Arrestations, dénonciations et décrets désorganisateurs.--Continuation des mesures pour anéantir l'autorité royale.--Des meurtres et des désordres dans les diverses parties du royaume. On avait arrêté à Saint-Cloud deux individus, espèce d'illuminés, nommés d'Hosier et Petit-Jean. Ils avaient l'air d'avoir la tête un peu timbrée, et se rendirent suspects par les instances qu'ils firent pour parler au Roi. On les fouilla, et l'on trouva sur leur poitrine un billet par lequel ils mandaient au Roi de se confier à Dieu et à la Sainte Vierge, et qu'il recouvrerait son autorité. Le hasard les avait fait connaître à madame de Jumilhac. Ils la nommèrent dans leur interrogatoire; et il n'en fallut pas davantage pour faire donner l'ordre à deux capitaines de la garde nationale de Paris de l'aller arrêter en Périgord, où elle était alors. Ils prirent trois cents hommes à Limoges, arrivèrent à Jumilhac, et la conduisirent à Paris. Ses réponses furent si simples et si naturelles, que, ne trouvant aucune charge contre elle, on lui rendit la liberté, au grand contentement des habitants de Jumilhac, qui, comblés de ses bienfaits et pénétrés de reconnaissance, témoignaient la joie la plus vive de la revoir au milieu d'eux. M. de Clermont-Tonnerre saisit cette occasion pour se plaindre d'un comité des recherches qui, établi de lui-même et sans aucune loi, se permettait des arrestations si contraires à la liberté, s'arrogeait des droits encore plus odieux que les lettres de cachet, et vexait impunément toutes les classes des citoyens. Toute la partie saine de l'Assemblée applaudit à ce discours, qui ne contribua pas peu à la prompte liberté de madame de Jumilhac; mais le comité n'en continua pas moins ses vexations ordinaires. On avait arrêté sur les frontières M. de Bonne-Savardin, porteur d'un écrit du comte de Maillebois à M. le comte d'Artois. Enfermé d'abord à Pierre-en-Cise, il fut ensuite renvoyé à Paris par ordre du comité des recherches. Il portait sur lui un petit livre dans lequel il se rendait compte de toutes les actions de sa journée, et où il avait écrit, entre autres, un dîner qu'il avait fait chez M. de Saint-Priest. Le comité voulut trouver de l'identité entre ce dernier et M. de Maillebois. M. de Bonne eut beau assurer que ces deux noms n'avaient aucun rapport, et qu'il savait M. de Saint-Priest trop opposé à tout projet de contre-révolution pour lui en proposer un de ce genre; le nom de M. de Saint-Priest n'en fut pas moins ajouté, dans l'acte d'accusation porté au Châtelet, à celui de MM. de Maillebois et de Bonne-Savardin. On y joignit même l'inculpation de mépris pour l'Assemblée nationale et ses décrets, quoique l'on ne pût en fournir aucune preuve. M. de Saint-Priest, ayant appris qu'à l'appui de cette dénonciation, Brissot de Warville, journaliste et membre du comité des recherches, promettait dans son journal de grands développements sur cette assertion, se crut obligé, pour cette fois, de se plaindre à l'Assemblée des calomnies dont il était journellement l'objet. Il lui écrivit la lettre la plus noble pour lui représenter qu'ayant toujours eu une conduite irréprochable dans les divers emplois qu'il avait exercés, et étant, en ce moment, honoré de la confiance du Roi, il croyait de son devoir, comme ministre, de repousser les inculpations dont il était la victime; qu'il ne connaissait particulièrement ni M. de Maillebois ni M. de Bonne-Savardin; qu'il n'avait jamais eu aucun rapport de confiance avec eux; qu'il n'avait rien à se reprocher de contraire à son serment d'être fidèle à la Constitution, et que la conduite de toute sa vie était la preuve qu'il savait être fidèle à ses serments. On fit reparaître à cette occasion la dénonciation de la Commune contre M. de Maillebois. Elle ne portait que sur des souvenirs de son secrétaire, d'après lesquels ce seigneur aurait écrit qu'avec 2,500 Piémontais, 14,000 hommes fournis par l'Espagne, et le concours du duc de Deux-Ponts, du margrave de Baden et du landgrave de Hesse, il se chargeait de bloquer Paris, de subjuguer la France et d'amener la nation à résipiscence. Il est difficile de croire qu'un homme d'esprit et de talent, tel qu'était le comte de Maillebois, ait pu former un pareil projet et l'envoyer au roi de Sardaigne et à M. le comte d'Artois. D'après la dénonciation de la Commune et du comité, le procureur du Roi au Châtelet rendit plainte contre MM. de Maillebois, de Saint-Priest et de Bonne-Savardin. L'Assemblée continuait par de nouveaux décrets à ôter au Roi le peu d'autorité qui lui restait. Elle se chargea de l'organisation de l'armée, de la décision des pensions, de la quotité des retraites, et mit ce prince dans l'impossibilité de faire aucun bien, ni de remédier aux désordres qui se commettaient journellement. Il sentait vivement les blessures qu'en recevait son autorité, et vivait dans la persuasion que tant de patience et de résignation, opposées à la conduite de l'Assemblée, ouvriraient les yeux à la nation, et que sans moyens violents elle reviendrait d'elle-même au gouvernement paternel d'un roi qui ne voulait que son bonheur. Hélas! il se trompait, et les factieux qui comprimaient la nation abusèrent de sa bonté pour continuer leurs pratiques séditieuses, et entretenir l'aveuglement d'un peuple égaré par l'appât du gain et par l'impunité des crimes qu'il commettait journellement. L'Assemblée ne pouvait pardonner à MM. de Saint-Priest, de la Luzerne et de la Tour du Pin l'attachement qu'ils témoignaient au Roi, et les représentations continuelles qu'ils lui adressaient sur les excès qui se commettaient dans les provinces, dans les régiments et dans les ports. Les dénonciations journalières qu'on se permettait contre eux n'avaient d'autre but que de faire déclarer au Roi qu'ils avaient perdu la confiance de la nation, et de le forcer à les remplacer par des êtres plus soumis à la volonté de l'Assemblée, et moins attachés à la personne de Sa Majesté. M. Malouet, indigné des libelles atroces et incendiaires de Camille Desmoulins, lesquels se débitaient même à la porte de l'Assemblée, crut qu'il serait utile au bien public d'en dénoncer un contre sa personne, dans lequel il se permettait les paroles les plus outrageantes. Il représenta, avec sa fermeté ordinaire, les dangers que pouvait courir chaque particulier, lorsqu'un journaliste ne craignait pas de prêcher le meurtre, le pillage et l'incendie; contraignant ainsi un représentant du peuple à porter sur lui des armes pour la défense de sa vie; qu'il aurait dédaigné ces injures, s'il n'avait espéré par là faire punir un être aussi dangereux pour la société. Cet impudent était allé jusqu'à le menacer de le marquer à la joue d'un fer chaud, comme un infâme galérien sorti du bagne de Brest. Cette injure paraissant tenir de la folie, M. Malouet demanda que, d'après le rapport des médecins, il fût enfermé, s'il y avait lieu, dans une maison de fous, pour y être guéri; et, dans le cas contraire, qu'on l'obligeât à se rétracter au greffe et dans son premier numéro; à payer les frais du procès, et vingt mille francs d'amende applicables aux pauvres de la charité maternelle, et que ladite sentence, au nombre de quatre mille exemplaires, fût imprimée à ses dépens et affichée à Paris, Brest, Toulon, et autres lieux où besoin serait, sauf au procureur du Roi à prendre telles conclusions qu'il lui plairait, pour la réparation due aux moeurs, aux lois, et à la dignité d'un représentant de la nation. Il dénonça encore, peu de temps après, un libelle de Marat, intitulé: _C'en est fait de nous_, par lequel il proposait de s'assurer du Roi et de Mgr le Dauphin; d'enfermer la Reine et Monsieur; de se défaire de toutes les autorités, et d'abattre six cents têtes; qu'alors seulement le peuple serait heureux, ne payerait plus d'impôts, et jouirait d'une liberté dont il ne connaissait que le nom; que, sans cette mesure, leurs ennemis les égorgeraient tous, eux, leurs femmes et leurs enfants. M. Malouet parla avec la plus grande éloquence sur le danger de laisser courir de tels libelles, qui ne tendaient à rien moins qu'à opérer une contre-révolution, par l'horreur qu'inspiraient de pareils moyens. Il représenta fortement l'intérêt de chacun à ne pas laisser égarer à ce point l'esprit du peuple, qui, du meurtre de celui qu'il regardait comme son ennemi, passerait au massacre de ceux qui voudraient réprimer les excès, et finirait par rendre la France un théâtre de carnage et d'horreur. Il demanda de décréter que le procureur du Roi fût mandé à la barre, séance tenante, pour recevoir l'ordre de poursuivre comme criminels de lèse-nation les auteurs, imprimeurs et colporteurs d'écrits propres à exciter l'insurrection du peuple contre les lois, ainsi qu'au renversement de la Constitution. Le discours de M. Malouet avait fait une telle impression, que le décret passa sans opposition. Mais deux jours après, on présenta à l'Assemblée un projet de législation criminelle dont Marat lui faisait hommage. Camille Desmoulins profita de cette occasion pour se plaindre de la sévérité avec laquelle on traitait les écrivains patriotes, tandis qu'on laissait débiter sans aucune difficulté ceux du parti opposé, tels que les _Actes des apôtres_, la _Gazette de Paris_, la _Passion de Louis XVI_, etc., etc. C'était, selon lui, une mesure intolérable de le traduire devant un tribunal, parce qu'il l'accusait d'être contre-révolutionnaire. «Serait-il possible, s'écria M. Malouet, qu'on pût justifier des libelles qui provoquent au meurtre et au carnage, et à la dissolution de toutes les autorités!»--«Je l'ose,» dit une voix qu'on reconnut pour être celle de Camille Desmoulins. Le président ordonna de l'arrêter; mais il se perdit dans la foule, et reparut l'instant d'après dans la salle. Robespierre excusa sa conduite sur son extrême sensibilité de se voir accusé de crime envers la nation, lui qui journellement ne cessait d'être le défenseur de ses droits. Dubois de Crancé se joignit à lui, et crut l'occasion favorable pour représenter à l'Assemblée que le comité des recherches ayant accusé M. de Saint-Priest d'être le complice de MM. de Maillebois et de Bonne-Savardin, il fallait qu'elle fît déclarer au Roi, par le président, qu'elle ne pouvait plus correspondre avec un ministre si grièvement attaqué. Chacun garda le silence. Seul M. Desmeunier démontra avec courage qu'on ne pouvait déplacer un ministre sans qu'il fût accusé et jugé légalement, et qu'alors seulement, s'il était trouvé coupable, il subirait la peine portée par la loi. Personne n'osa répondre, et la motion de M. Dubois de Crancé n'eut aucune suite. Péthion, de son côté, dénonça le décret rendu contre les libellistes comme ayant un effet rétroactif. «Une révolution n'est pas, dit-il, un temps de calme; vous avez vous-même favorisé l'insurrection d'un grand peuple; vous l'avez approuvée par vos décrets; je demande donc qu'on ne donne aucune suite au dernier décret, jusqu'à ce que vous ayez défini les crimes de lèse-nation et décrété la procédure par jury.» M. Malouet répondit vainement qu'il n'y aurait plus alors ni paix ni sûreté en France; que la nation demanderait compte un jour à l'Assemblée des maux qu'elle aurait causés, et dont elle finirait par être elle-même la victime. Il ne fut point écouté, et l'Assemblée, sans égard à l'amendement qu'il avait proposé au décret incriminé, pour en éloigner tout arbitraire, proclama qu'il ne pourrait être intenté aucune action, ni être dirigé aucune poursuite contre les écrits publiés jusqu'à ce jour sur les affaires publiques, sauf l'écrit intitulé: _C'en est fait de nous_; mais qu'indignée de la licence des écrivains, elle chargeait son comité de constitution et celui de jurisprudence criminelle réunis de lui proposer un mode d'exécution du décret rendu contre les libellistes. Le tumulte avait été si grand, qu'il fut impossible aux trois quarts de l'Assemblée d'entendre la rédaction du décret. On avait compté qu'il y serait ajouté qu'on proposerait ce mode d'exécution dans le plus bref délai. MM. Malouet et Dupont de Nemours, ayant constaté cette omission, demandèrent qu'on la réparât; mais l'Assemblée refusa opiniâtrément de rien changer au décret prononcé. On s'apercevait sensiblement des progrès de l'émigration. On s'en plaignit à l'Assemblée, qui délibéra sur les moyens d'y remédier. «Il en est un aussi simple qu'immanquable, dit M. de Murinais; rendez la paix à la France; ramenez-y l'ordre et la justice, et il n'y aura plus d'émigration.» Les factieux qui dominaient l'Assemblée étaient loin de l'agréer, sachant mieux que personne que ce n'était qu'au sein du trouble et de la confusion qu'ils pouvaient réaliser les projets qu'ils avaient formés pour la destruction de la religion et de la monarchie. M. de Bonne-Savardin occasionna de grandes rumeurs dans l'Assemblée par sa fuite de la prison de l'Abbaye. Craignant avec raison de ne pouvoir éviter d'être découvert, et voulant se mettre en sûreté, il fut trouver l'abbé de Barmond, membre du côté droit de l'Assemblée, et connu par sa bienfaisance; il le supplia de lui donner pour quelques jours un asile dans sa maison. L'abbé de Barmond, craignant de se compromettre, eut de la peine à s'y décider; mais son bon coeur l'emporta. L'abbé de Barmond allait partir pour les eaux. M. de Bonne, l'ayant appris, lui demanda avec tant d'instances de l'emmener avec lui, qu'il ne put s'y refuser, quoiqu'il eût déjà dans sa voiture un fédéré, qu'il ramenait dans son pays. Dénoncé par un quidam, qu'on crut être son domestique, l'abbé de Barmond fut suivi par MM. Mestre et Julien, aides de camp de M. de la Fayette, qui, rencontrant sa voiture près de Châlons, prirent les devants, prévinrent la municipalité et firent arrêter les voyageurs. On ne leur trouva d'autres papiers que des lettres pour M. le cardinal de Rohan, dont M. Égys était porteur. L'Assemblée, instruite de cet événement, ordonna que les voyageurs seraient ramenés à Paris; que MM. Égys et de Bonne-Savardin seraient conduits séparément dans les prisons de cette ville, et que l'abbé de Barmond resterait dans sa maison jusqu'à ce que l'Assemblée eût statué sur son sort. L'abbé d'Aimar assura que M. Égys n'était pour rien dans cette affaire; qu'il ne connaissait pas même l'abbé de Barmond, qui s'était chargé, à sa sollicitation, de le ramener dans son pays; qu'on pouvait s'assurer de sa personne, mais qu'il ne méritait pas d'être traité en criminel. On n'eut aucun égard à ses représentations, et il n'en fut pas moins conduit en prison. Quand l'abbé de Barmond fut arrivé à Paris, on le manda à la barre de l'Assemblée, et il y fut conduit de manière à attirer sur lui tous les regards. Une foule tumultueuse entoura sa voiture, et l'on eut beaucoup de peine à l'écarter. Il avoua naturellement qu'il avait manqué de prudence dans cette occasion, mais qu'ayant passé sa vie à secourir les malheureux et les opprimés, il n'avait pu se défendre d'un sentiment de pitié pour un homme emprisonné depuis trois mois par les ordres d'un tribunal illégal, sans qu'on eût pu trouver de preuves contre lui; qu'il n'avait jamais connu M. de Maillebois, ni M. de Bonne-Savardin; que la sensibilité l'avait emporté sur la prudence, et qu'il n'avait pas autre chose à dire pour sa justification. MM. Duport du Tertre et de Frondeville défendirent avec chaleur l'abbé de Barmond. Le dernier, après avoir insisté sur l'illégalité des dépositions du comité des recherches, la terreur des gens de bien, ne put retenir son indignation en comparant la sévérité avec laquelle on traitait l'abbé de Barmond, et l'indulgence que l'on avait pour les assassins de la famille royale, dont plusieurs siégeaient peut-être parmi les membres de l'Assemblée. Cette phrase excita la rumeur la plus violente. Les deux partis de l'Assemblée se livrèrent aux personnalités les plus fortes, et au milieu du vacarme et des cris de chacun, M. de Frondeville fut censuré pour avoir fait entendre son opinion. Un grand nombre de membres du côté droit demandèrent à partager sa censure, adhérant d'esprit et de coeur au discours qu'il avait prononcé; et pendant tout ce tumulte, l'Assemblée décréta que le comité des recherches serait chargé de l'examen des pièces relatives à l'affaire de l'abbé de Barmond, pour lui en rendre compte sous huit jours, et qu'il resterait en arrestation jusqu'à ce qu'il en fût autrement ordonné. Dès le lendemain, M. de Frondeville fit imprimer et distribuer gratuitement son discours, avec une épigraphe et un avant-propos qui exprimaient positivement qu'il s'honorait de la censure qu'il avait encourue la veille. M. Goupil de Préfeln dénonça ce discours comme un libelle dangereux, et conclut, ainsi que Barnave, qu'un pareil manque de respect pour l'Assemblée ne méritait pas moins de huit jours de prison, peine encore bien douce pour un pareil délit. M. de Faucigny, ne pouvant retenir son indignation, s'écria: «C'est par trop fort! c'est la guerre de la majorité contre la minorité; et nous n'avons plus d'autre parti que de tomber le sabre à la main sur ces gaillards-là.» La colère du côté gauche fut à son comble, et Barnave demanda au président de s'assurer sur-le-champ de la personne de M. de Faucigny. M. de Frondeville, affligé d'une scène aussi fâcheuse que celle qui venait de se passer, demanda sur-le-champ la parole, se reconnut coupable d'y avoir donné lieu par son écrit, en témoigna son regret à l'Assemblée, et demanda instamment que la punition tombât sur lui seul, puisqu'il était la cause de l'emportement d'une tête aussi vive et aussi exaltée que l'était celle de M. de Faucigny. La manière franche avec laquelle M. de Frondeville reconnut sa faute désarma l'Assemblée, et elle se contenta de le condamner aux arrêts pour huit jours dans sa propre maison. M. de Faucigny désavoua de son côté l'emportement où il s'était livré. «Il pourrait cependant, disait-il, interpréter le propos déplacé qu'il s'était permis d'une manière différente de celle dont il avait été entendu, s'il ne croyait plus prudent de ne pas le répéter; qu'au surplus, il se soumettait d'avance à la peine que l'Assemblée jugerait à propos de lui infliger.» Elle déclara qu'ayant égard aux excuses et à la déclaration de M. de Faucigny, elle lui remettait la peine qu'elle aurait pu lui infliger. Huit jours après, M. Voidel, au nom du comité des recherches, déclara à l'Assemblée que dans l'examen des pièces qui lui avaient été remises, il n'avait trouvé aucun délit ni même de preuves de complicité dans l'évasion de M. de Bonne-Savardin; mais que l'abbé de Barmond s'était rendu coupable d'un des plus grands crimes dans l'ordre social, en cherchant à soustraire à la vengeance des lois et à couvrir de son inviolabilité un homme sous la main de la justice, comme prévenu du crime de lèse-nation; qu'il ne fallait pas croire qu'il se fût tant exposé pour laisser son ouvrage imparfait; qu'il demandait donc, en conséquence, que l'abbé de Barmond restât en état d'arrestation; que le Châtelet poursuivit les auteurs et complices de l'évasion de M. de Bonne; qu'une commission de l'Assemblée interrogeât séparément l'abbé de Barmond et M. de Foucault, qui paraissait compromis dans cette affaire, et que M. Égys, qui n'y était pour rien, fût mis en liberté. M. de Foucault, inculpé d'avoir reçu chez lui M. de Bonne-Savardin, justifia sa conduite et celle de l'abbé de Barmond par les mêmes raisons qui avaient été données dans la séance où avait comparu ce dernier. L'abbé Maury, par un discours plein de sagesse et de modération, invoqua la Constitution violée par des arrestations aussi arbitraires, releva les suppositions que se permettait M. Voidel comme méritant l'indignation publique, fit sentir que de pareilles conclusions tendaient à éterniser la captivité de l'abbé de Barmond, et finit son discours par demander sa liberté provisoire, à la charge de se représenter toutes les fois qu'il en serait requis, d'ordonner au Châtelet de continuer l'information contre M. de Bonne-Savardin, et de punir les coupables conformément aux ordonnances. Ce discours fit une telle impression, que les deux tiers de l'Assemblée demandèrent que l'on convertit en décret la demande de l'abbé Maury. Mais Barnave, Péthion, Mirabeau, et ceux qui partageaient leurs opinions, s'emportèrent avec violence contre un décret qu'ils taxèrent de contre-révolutionnaire; et aidés du secours des galeries, qui mêlaient à leurs raisons des cris et des battements de mains, ils ramenèrent la majorité à décider qu'il y avait lieu à accusation contre l'abbé de Barmond. On demanda, mais vainement, que la liberté fût au moins rendue au pauvre M. Égys, déchargé d'accusation par le comité des recherches; l'Assemblée passa à l'ordre du jour, et il resta toujours en prison. L'Assemblée ne s'écartait jamais du plan de ne laisser au Roi qu'un vain titre sans aucune autorité. Elle déclara que l'accusation publique ne serait plus exercée par les commissaires du Roi, étant trop dangereux de laisser entre leurs mains l'exercice d'une pareille puissance. Elle révoqua les apanages des Enfants de France, les réduisit à une pension, et elle arrêta qu'ils ne pourraient hériter des biens meubles et immeubles appartenant au Roi, à la Reine et à l'héritier présomptif de la couronne, lors de leur décès, non plus que des successions qui pourraient leur échoir, et que le tout serait réuni au domaine de la couronne. Le Roi fit représenter à l'Assemblée, par M. Necker, que la destruction des pensions sur le trésor royal à moins de vingt-cinq ou trente ans de service, mettait dans la position la plus cruelle une infinité de personnes en droit de compter sur la récompense qui leur était due. Ils n'avaient pris aucun état et allaient se trouver dénués de tout moyen d'existence. «Sa Majesté, ajouta le ministre, voit aussi avec peine la défense faite aux pensionnaires de l'État de recevoir aucune pension ni aucun secours de la liste civile, et elle espère que l'Assemblée prendra en considération des objets qui intéressent si vivement son coeur.» M. Necker profita de cette occasion pour faire sentir à l'Assemblée qu'elle mettait le Roi trop à l'écart dans la distribution des grades et des récompenses, et mit en parallèle la conduite de l'Angleterre, qui ne négligeait aucun moyen d'environner le Roi de tous les moyens de considération. Barnave, Charles de Lameth et Boutidoux se récrièrent violemment contre l'audace de M. Necker, qui osait se permettre de donner des conseils à l'Assemblée; et, sans vouloir écouter les raisons que l'on opposait à leur emportement, ni faire aucune distinction entre les demandes du Roi et les réflexions de M. Necker, ils entraînèrent la majorité de l'Assemblée à passer à l'ordre du jour. M. Necker, sensiblement affligé des suites de sa démarche, comprit, mais trop tard, la funeste influence de sa conduite dans le commencement de la Révolution. Il était vivement affecté de la manière dont il était traité par l'Assemblée, et ses regrets ne pouvaient qu'augmenter, en réfléchissant sur ce qu'il était et ce qu'il aurait pu être, s'il eût tenu la conduite que lui imposait la confiance de Sa Majesté en l'appelant auprès de sa personne. La chaleur avec laquelle MM. Barnave et de Cazalès soutenaient leurs opinions ayant donné lieu à quelques personnalités, Barnave en demanda raison à M. de Cazalès, et ils se battirent au pistolet. M. de Cazalès fut blessé, et dut à son chapeau la conservation de la vie. La populace témoigna la joie la plus vive du succès de Barnave, et déclara que s'il avait été tué, elle aurait massacré son adversaire. Sa férocité augmentait de jour en jour, et l'on apprenait les nouvelles les plus désastreuses de ce qui se passait dans les provinces. M. de Pont, intendant de Metz, qui allait subir l'opération de la pierre, fut investi à l'intendance par cent cinquante miliciens qui voulaient être payés de leur solde, qu'ils prétendaient leur être due depuis 1775, et dont ils le rendaient responsable. La populace se joignit à eux, et après avoir accablé M. de Pont de mauvais traitements, ils en extorquèrent un billet de mille louis. M. Louis de Bouillé et plusieurs autres officiers coururent les plus grands dangers en voulant défendre M. de Pont. La municipalité eut le courage d'arborer le drapeau rouge, de faire braquer les canons devant l'hôtel de ville, et de déclarer nuls les billets extorqués à l'intendant. Le lendemain, on fit courir le bruit qu'une armée de brigands dévastait les moissons, et de ces bruits artificieux résulta l'armement presque universel des habitants des provinces frontières. L'esprit de révolte se soutenait dans les différents ports du royaume. M. de Castellat, commandant de la marine à Toulon, fut assassiné par les ouvriers du port, sous prétexte que le manque de fonds leur faisait craindre une suspension de payement. Ils se disposaient à le pendre, tout blessé qu'il était, lorsque deux grenadiers du régiment de Barrois l'arrachèrent tout sanglant de leurs mains et le portèrent à l'hôpital. M. de Glandevez, en rendant compte de cet événement, demanda ce que pouvait faire un commandant sans force contre des hommes qui, égarés par le mot de liberté, se livraient à toutes sortes d'atrocités. M. Malouet proposa sur-le-champ un projet de loi qui, rédigé par les comités des recherches, des rapports et de la marine, rendrait la sénéchaussée de Toulon juge en dernier ressort des complices de cet attentat, et chargerait le président de l'Assemblée d'écrire une lettre de satisfaction à la municipalité et à la garde nationale, qui avait déjà arrêté plusieurs des assassins de M. de Castellat, et aux deux braves grenadiers qui lui avaient sauvé la vie au prix de la leur propre. M. de Mirabeau opina fortement pour s'opposer à de pareils désordres, et déclara qu'il ne voyait d'autre remède à tant de maux que dans le licenciement de l'armée. Il proposa de le décréter pour le 20 septembre, de fixer sa recréation au moment où les décrets sur l'organisation militaire seraient terminés, et de soumettre chaque individu qui la composerait à un serment tellement précis et déterminé, qu'il exclût toute diversité de principes et d'opinions. Il proposa, de plus, de faire en même temps une adresse à l'armée, qui développerait les devoirs que lui imposait ce serment, et qui servirait de préservatif contre les interprétations que des gens grossiers ou enthousiastes avaient tirées de la déclaration des droits de l'homme. Il termina en avouant qu'il était temps de la faire suivre de celle des devoirs. Si cette déclaration, si vivement sollicitée par les gens sages de l'Assemblée et si opiniâtrement refusée, eût été décrétée à la suite de celle des droits de l'homme, elle eût évité bien des malheurs. La proposition de M. de Mirabeau fut malheureusement trop tardive; le mal était facile à prévenir dans le principe, et il devenait alors difficile d'y remédier. Le licenciement de l'armée excita la colère de Marat. Il fit courir un libelle qui déclarait que si le décret du licenciement de l'armée proposé par Mirabeau venait à passer, il fallait élever huit cents potences aux Tuileries pour y pendre tous les traîtres, Mirabeau à la tête. M. Malouet dénonça ce libelle, et demanda que le maire de Paris fût requis de faire arrêter Marat, ainsi que les colporteurs de pareilles atrocités. Mirabeau invoqua, au contraire, le mépris de l'Assemblée sur de pareilles extravagances, qu'il traita d'ivresse de la part de Marat, et dénonça comme libelle le réquisitoire du Châtelet sur les événements des 5 et 6 octobre. On fit lecture à l'Assemblée d'une lettre des vainqueurs de la Bastille, et des écrivains patriotes, tels que Carra, Marat, Camille Desmoulins, Brissot, Loustalot, etc., qui invitaient tous les bons citoyens à se trouver à un service qu'ils feraient célébrer au Champ de Mars pour les camarades morts à la prise de la Bastille. Robespierre voulait que l'Assemblée y envoyât une députation; mais sur l'observation qu'on lui fit, qu'elle ne pourrait siéger à côté de ceux qu'elle avait condamnés, M. Duport fit décréter que c'était à l'Assemblée à ordonner ce service, et qu'il fallait surseoir jusque-là. CHAPITRE VII ANNÉE 1790 Affaire de Nancy.--Retraite de M. Necker.--Camp de Jalès.--Nouvelle émission d'assignats. Le ministre de la guerre vint faire part à l'Assemblée de la situation critique où se trouvait la ville de Nancy par la révolte des régiments du Roi, de Mestre de camp et des Suisses de Châteauvieux. Ce dernier régiment, qui avait été entraîné, parut d'abord se repentir; mais, excité de nouveau par ceux qui fomentaient tous ces troubles, il persista dans sa révolte. Chacun de ces régiments voulait rendre ses officiers solidaires des sommes qu'il prétendait lui être dues, pour les retenues injustes qu'on lui faisait depuis longtemps, et ils menaçaient de se faire justice eux-mêmes, si l'on refusait d'acquiescer à leur demande. M. de Malseigne, ancien major général des carabiniers, officier de tête et de courage, envoyé à Nancy pour y rétablir l'ordre et la subordination, fit assembler un conseil au quartier des Suisses pour la reddition des comptes, et s'y rendit le 24 août. On rejeta les demandes injustes des soldats, et on leur accorda celles qui étaient justes et raisonnables. Mais les esprits s'échauffant, M. de Malseigne remit la séance à un autre jour. Lorsqu'il sortit du quartier, un grenadier, qui était de sentinelle à la porte, lui ferma le passage, en lui appuyant sa baïonnette sur la poitrine. M. de Malseigne tira son épée, le blessa, et traita de même un second grenadier qui leva le sabre sur sa tête. Il se fit jour ensuite avec son épée au travers de cette soldatesque effrénée, et se rendit chez M. de Nouë, colonel en second du régiment du Roi, qui commandait dans la ville, et chez qui tous les officiers s'étaient rassemblés. Les soldats de Châteauvieux voulurent forcer les portes de la maison de M. de Nouë; mais on la barricada, et l'on parvint pour le moment à la faire respecter. M. de Malseigne voulait braver leur fureur; mais apprenant que la fermentation croissait d'heure en heure, que la plus grande partie des régiments du Roi et de Mestre de camp, unis à la multitude, partageaient les ressentiments des Suisses, et que sa vie était dans le plus grand danger, il se détermina à céder aux instances qu'on lui faisait de quitter Nancy et de retourner à Lunéville, où il fut reçu des carabiniers avec toutes les marques d'estime et de confiance qu'il n'avait cessé de leur inspirer. Dès qu'on eut appris son départ de Nancy, trente soldats de Mestre de camp se mirent à sa poursuite; mais il était heureusement entré dans Lunéville quand ils approchèrent de la ville. Un détachement de carabiniers monta à cheval, fut à leur rencontre, tua plusieurs d'entre eux, et fit les autres prisonniers. Ces nouvelles apportées à Nancy, et grossies par la malveillance, jetèrent l'alarme parmi les révoltés. On fit courir le bruit que les étrangers avaient pénétré dans le royaume, et le désordre fut à son comble. Les soldats crièrent à la trahison, forcèrent la maison de M. de Nouë, le traînèrent au cachot, emprisonnèrent les officiers qui étaient auprès de sa personne, arrêtèrent même M. Percheloche, aide de camp de M. de la Fayette, et le mirent sous la garde de leurs fusiliers. Les trois régiments en insurrection partirent sur-le-champ pour aller attaquer les carabiniers, et la garde nationale se mit aussi en mouvement. M. Percheloche offrit alors à ceux qui le gardaient d'aller avec eux défendre leurs camarades, et ils partirent tous pour Lunéville. Ils trouvèrent les carabiniers en ordre de bataille; les deux troupes s'envoyèrent des députés. M. de Malseigne proposa de retourner à Nancy, accompagné de deux députés, l'un carabinier et l'autre des troupes des régiments; et M. Percheloche fut prié par les gardes nationales, et même par les soldats du régiment du Roi, d'aller à Paris, et d'y rendre compte de ce qui se passait. Il y consentit, après avoir obtenu la liberté de M. de Nouë et de ceux qui avaient été arrêtés avec lui. M. de Bouillé, en rendant compte de ces faits, demanda deux commissaires à l'Assemblée pour agir de concert avec lui, et détruire par là les bruits que l'on faisait courir, qu'il ne rassemblait des troupes que pour opérer une contre-révolution. Il informait l'Assemblée qu'il avait sous ses ordres, outre les carabiniers, les régiments suisses de Castella et de Vigier, déterminés à venger la honte qu'imprimait sur leur nation la défection de Châteauvieux. Pendant ce temps, la situation de Nancy était affreuse. L'arsenal avait été pillé; la classe inférieure défendait les soldats, et la classe supérieure courait journellement le risque d'être massacrée. Un grand nombre de gardes nationales avaient quitté la ville pour marcher contre les carabiniers avec les trois régiments, et les citoyens étaient sans défense contre l'effervescence de la multitude. On demandait instamment à l'Assemblée de soutenir le décret qu'elle avait rendu pour autoriser à réprimer par la force une insurrection dont les suites pouvaient devenir si dangereuses. Mais la garde nationale de Nancy avait envoyé à Paris deux députés, qui, dans un discours prononcé devant l'Assemblée, excusèrent les troupes et rejetèrent la cause des désordres sur les chefs des régiments, et nommément sur M. de Malseigne. Ils parvinrent ainsi à refroidir l'Assemblée sur les mesures qu'elle avait d'abord adoptées. «Tous les torts des soldats, disaient-ils, ne proviennent que de leur attachement aux principes de la Révolution. Il faut, ajoutèrent-ils, temporiser et rendre justice à la pureté de leurs sentiments.» Ces raisons, appuyées par les démagogues de l'Assemblée, leur firent accorder les honneurs de la séance. Barnave, Robespierre, et autres députés du même parti, cherchèrent de leur côté à inspirer de la défiance sur les opinions de M. de Bouillé. Il allait, disaient-ils, former une réunion d'aristocrates et de despotes soudoyés pour égorger les soldats. Ils parvinrent, quoique avec peine, par ces mensonges, à obtenir de l'Assemblée qu'elle ferait une nouvelle proclamation, par laquelle elle déclarerait qu'elle scruterait la conduite de chacun; que les soldats et les citoyens seraient mis sous la sauvegarde de la nation; mais que pour obtenir justice, il fallait d'abord rentrer dans l'ordre. Elle décida que cette proclamation serait portée à Nancy par deux commissaires, autorisés à requérir la force militaire, après avoir épuisé tous les moyens de paix et de justice. Les décrets et la proclamation de l'Assemblée ne firent aucune impression sur l'esprit des révoltés. Ils entraînèrent même dans leur parti un grand nombre de carabiniers, qui se saisirent de MM. de Nouë et de Malseigne, et les conduisirent en prison, où ils se trouvaient à la merci de ces furieux. M. de Bouillé, après avoir employé inutilement tous les moyens possibles pour faire rentrer les troupes dans le devoir, se vit forcé d'employer la force, et se détermina à faire exécuter le décret. Il réunit toutes les troupes de ligne, les gardes nationales de Metz, de Lunéville, et la partie saine de celle de Nancy, leur lut le décret de l'Assemblée sanctionné par le Roi, et, assuré de leur fidélité, il marcha contre les révoltés. Ceux-ci envoyèrent une députation à M. de Bouillé pour demander à capituler. Il répondit qu'on ne capitulait point avec des rebelles; qu'ils n'avaient d'autre parti à prendre que celui de la soumission, et que si dans deux heures MM. de Nouë et de Malseigne ne lui étaient pas rendus, et que les trois régiments ne fussent pas en bataille hors de la ville, reposés sur leurs armes, il ferait exécuter le décret. On rendit MM. de Nouë et de Malseigne, et après de nouveaux pourparlers où M. de Bouillé tint ferme, une nouvelle députation de la municipalité et du régiment du Roi vint l'assurer que pour obéir à ses ordres on allait quitter la ville. M. de Bouillé la reçut au milieu de ses troupes, dont il avait peine à contenir l'ardeur. Les soldats sortirent de la ville; mais on remarqua qu'une de ses portes était gardée par des soldats des trois régiments, qui avaient conservé de l'artillerie. M. de Bouillé y marcha avec l'avant-garde, y arriva à quatre heures, et fit sommer de rendre la porte. Ils se préparaient à la défendre, lorsque M. Désilles, jeune officier du régiment du Roi, plein d'honneur et de bravoure, tenta un dernier effort pour les porter à la soumission. Il employa d'abord la persuasion et la raison pour les engager à ne pas faire couler le sang pour une défense impossible; mais ne pouvant rien gagner sur les esprits obstinés, il se plaça à l'embouchure du canon, se flattant de les arrêter par cette démarche. Tout fut inutile; ils répondirent à la dernière sommation de M. de Bouillé par un coup de canon à mitraille et une décharge de mousqueterie, qui blessa mortellement le jeune et héroïque Désilles[15]. Les volontaires ripostèrent par un feu très-vif, forcèrent la porte et tuèrent tout ce qu'ils rencontrèrent. Les révoltés se défendirent avec acharnement. Ils tiraient par les fenêtres sur les troupes de M. de Bouillé, et lui tuèrent beaucoup de monde. Après un combat de trois heures, où les soldats de Châteauvieux furent en partie tués ou blessés, et Mestre de camp s'étant sauvé, le régiment du Roi se décida à se rendre. M. de Bouillé fut sur-le-champ à son quartier, et lui ordonna de se rendre à Verdun; Mestre de camp, dispersé ou prisonnier, reçut l'ordre de se rendre à Toul, Moyenvic et Marsal. M. de Bouillé donna les plus grands éloges au courage et à la bravoure des troupes et des gardes nationales. Trente hommes de celle de Metz furent tués, et beaucoup furent blessés. Nancy leur dut son salut, et l'ordre y fut parfaitement rétabli. [15] Il était Breton et avait puisé dans sa famille le courage et la générosité qu'il montra dans cette circonstance. Son père et la plus grande partie de sa famille furent victimes de leur attachement à la royauté sous la Terreur, en 1795. M. de Bouillé tint, dès le lendemain, un conseil de guerre pour juger les coupables, et demanda les ordres de l'Assemblée relativement aux soldats de Châteauvieux. M. de Malseigne, en quittant Nancy, fut rejoindre les carabiniers qui étaient rentrés dans le devoir, et qui, en lui témoignant leur profonde douleur, livrèrent vingt de leurs camarades, principaux auteurs de l'insurrection. Le courage et la fermeté de M. de Bouillé furent applaudis généralement. Il n'avait que trois mille hommes à opposer aux révoltés, qui étaient au nombre de dix mille. La modestie avec laquelle il rendit compte de ses succès ajouta encore à l'estime qu'inspira sa conduite. Le Roi et la Reine, qui étaient dans la plus mortelle inquiétude sur ce qui se passait à Nancy, témoignèrent à M. de Bouillé la satisfaction qu'ils éprouvaient de sa conduite, et en firent publiquement l'éloge le plus flatteur et le plus mérité. Il n'en fut pas de même de l'Assemblée. Tout ce qui tendait à donner de la considération au Roi était un sujet de déplaisance pour elle. Aussi, en remerciant par un décret les autorités, les gardes nationales et M. Désilles, de leur zèle, de leur bravoure et de leur patriotisme, elle se contenta d'une simple approbation pour le général et les troupes de ligne qui avaient fait leur devoir, et elle ordonna aux commissaires dont l'envoi avait été décrété, de se rendre sans délai à Nancy, pour y prendre les informations nécessaires sur les auteurs de l'insurrection, punir les coupables sans distinction de chefs ni de soldats, et prendre les mesures nécessaires pour la conservation de la tranquillité publique. Elle se chargea de pourvoir au sort des femmes et des enfants des gardes nationaux qui avaient péri à Nancy. Le Roi avait nommé pour commissaires les deux présidents des départements les plus voisins de cette ville, comme ayant une parfaite connaissance de ce qui s'y était passé; mais M. de la Fayette s'y opposa, et fit nommer à leur place M. Dumanoir, un de ses aides de camp, et M. Duport du Tertre. Ces deux messieurs, ne s'étant pas souciés de se charger de cette mission, furent remplacés par MM. du Verrier et Cayer de Gerville, avocats. Si le Roi eût voulu quitter Paris à cette époque, et se retirer à Metz pour s'y mettre à la tête des troupes, la considération dont jouissait M. de Bouillé lui en aurait donné les moyens, et le séjour de Saint-Cloud toutes sortes de facilités pour partir secrètement. Mais il ne put se résoudre à un parti dont il redoutait les suites. Les factieux, mécontents de voir l'ordre rétabli à Nancy par la valeur héroïque des troupes et de la garde nationale, tentèrent d'exciter une émeute à Paris. Ils rassemblèrent les groupes du Palais-Royal, et une troupe de gens armés se réunirent autour de la salle, et se répandirent ensuite dans le jardin des Tuileries en proférant des imprécations contre M. de Bouillé et contre les ministres, dont ils demandaient le renvoi. Ils déploraient le meurtre de Nancy, et feignaient même de vouloir forcer la salle. La bonne contenance de la garde nationale arrêta le commencement de cette sédition. M. Dupont de Nemours se plaignit vivement de l'audace des factieux, qui, sans armée apparente, en avaient une réelle dans le grand nombre de leurs partisans, obéissaient à un mot de guerre, et se rassemblaient au premier signal pour commettre tous les excès qui leur étaient commandés. Il demanda que l'Assemblée donnât des ordres pour informer contre les auteurs de ce dernier tumulte, et pour enjoindre à la municipalité de Paris de veiller soigneusement à l'exécution des décrets relatifs à la tranquillité publique. Malgré un discours de M. d'André, qui n'eut pas honte d'attribuer à la minorité les excès dont on se plaignait, pour indisposer contre elle, le décret proposé passa à l'unanimité. L'émeute du 2 septembre décida la retraite de M. Necker. Effrayé des dangers qu'il courait, il écrivit à l'Assemblée que sa santé ne lui permettant plus de remplir les fonctions de sa place, il lui envoyait sa démission. Il l'informait en même temps qu'il lui avait remis, le 2 juillet, le compte de la recette et de la dépense depuis le 1er mai 1789 jusqu'au mois de mai 1790; qu'il laissait pour garant de son administration ses maisons de Paris et de la campagne, et deux millions quatre cent mille livres de ses propres fonds qu'il avait versés au trésor royal, et dont il demandait à retirer seulement quatre cent mille livres. Cette démission fut reçue avec la plus profonde indifférence. L'Assemblée se chargea de l'administration du trésor public, et ajouta l'administration des finances à tous les autres pouvoirs qu'elle avait réunis entre ses mains. L'arrivée subite de M. Necker ayant causé quelque émotion dans le village de Saint-Ouen, il crut prudent de le quitter et erra toute la nuit dans la vallée de Montmorency. Il revint à Paris dans la matinée du lendemain, et partit peu après pour Coppet. Son voyage ne fut pas heureux. Il fut arrêté à Arcis-sur-Aube par la municipalité, qui refusa de le laisser continuer sa route, jusqu'à ce qu'elle y fût autorisée par l'Assemblée nationale. M. Necker écrivit au président pour lui demander de lui obtenir cette autorisation, et ses amis en obtinrent une lettre pour assurer son voyage. Muni de ces papiers, on lui laissa continuer sa route jusqu'à Vesoul, où il fût arrêté de nouveau. Mais la municipalité le fit mettre en liberté, et il quitta enfin la France pour n'y plus revenir, emportant avec lui un chagrin et une inquiétude qui, joints à la douleur que lui causa la perte de sa femme, rendirent sa vie amère jusqu'à son dernier soupir. Les persécutions qu'éprouvaient les habitants des provinces méridionales attachés au Roi et à la religion, les déterminèrent à se réunir pour parvenir à s'y soustraire. Ils formèrent un camp fédératif à Jalès dans le bas Languedoc. Ils avaient fixé le 18 août pour le jour du ralliement. Ce camp était déjà composé de quarante-cinq mille hommes, lorsque dix mille montagnards du Vivarais en vinrent grossir le nombre. On forma un bataillon carré au milieu duquel on dressa un autel, sur lequel on célébra la messe; et les têtes s'échauffant, on proposa d'aller venger les catholiques opprimés par les protestants. M. de Lazantides, ancien officier du régiment de Penthièvre, qui sentit le danger de cette proposition, saisit adroitement le prétexte du manque de vivres pour les engager à se retirer. Les habitants du Vivarais furent plus difficiles à persuader que les autres, et n'y consentirent qu'à la condition d'envoyer des commissaires qui auraient pour mission d'obliger les protestants à envoyer à Montpellier, ou autre ville de sûreté, les catholiques emprisonnés, pour y être jugés et punis s'ils se trouvaient coupables; de vendre des armes aux catholiques, ou de désarmer aussi les protestants; de faire remettre les canons à la citadelle de Nîmes, et d'en faire sortir les soldats du régiment de Guyenne, vendus aux protestants. L'Assemblée, inquiète de ce rassemblement, décréta qu'elle approuvait la proclamation du département de l'Ardèche pour s'opposer aux arrêtés de l'armée du camp de Jalès, et chargea le président de demander au Roi d'ordonner au tribunal de Villeneuve-de-Berg de faire le procès aux auteurs des arrêtés inconstitutionnels de ce camp, de déclarer le comité militaire de cette armée inconstitutionnel, de lui défendre de s'assembler, et à ses commissaires de se rendre à Montpellier pour y prendre des renseignements sur l'affaire de Nîmes; de défendre également à tous les gardes nationaux du royaume de former aucun camp fédératif sans l'autorisation du directoire du département, et de supplier Sa Majesté de donner les ordres les plus prompts pour l'exécution du présent décret. Le parti qu'avait pris le Roi, par le conseil de ses ministres, de sanctionner sans réflexion tous les décrets de l'Assemblée, lui causait souvent de violents chagrins. Obligé par cette mesure d'abandonner ceux qui cherchaient à défendre son autorité, il vit avec douleur que loin de remplir le but qu'on s'était proposé, elle ne tendait qu'à accroître celle de l'Assemblée, qui ne s'occupait qu'à éteindre dans le coeur des Français l'attachement envers leur souverain, qui ne désirait que le bonheur de son peuple. Le côté gauche de l'Assemblée, qui avait juré la destruction du clergé, trouvant que la vente de ses biens traînait en longueur, proposa pour la déterminer plus promptement une nouvelle émission de deux milliards d'assignats, y compris ceux qui avaient été créés précédemment. Mirabeau et les membres du comité de liquidation avaient estimé à cette somme le remboursement de la dette publique, qui se composait: des charges de la maison du Roi et des princes, des emplois militaires, des dîmes inféodées, et des emprunts de Hollande et de Gênes. Ils disaient qu'en échangeant ces deux milliards contre des domaines de pareille valeur, on délivrerait l'État d'une dette aussi considérable, et que le peuple n'aurait plus à payer par an que quatre cent soixante-quatorze millions. Mirabeau opina pour rembourser la dette publique en assignats, sans intérêts; pour mettre en vente sur-le-champ les domaines nationaux, et ouvrir des enchères dans tous les districts; pour recevoir exclusivement les assignats en payement des acquisitions, en les brûlant à mesure de leur rentrée, et charger le comité des finances d'un projet de décret et d'une instruction sur cet objet. Un grand nombre de séances furent employées à la discussion de cette proposition. Tout ce qu'il y avait de gens instruits et raisonnables à l'Assemblée se récria contre cette mesure; et un grand nombre de députés du côté gauche se joignirent à eux et en firent sentir les dangers par des discours pleins de force et de sagesse. Ils peignirent avec chaleur les désordres qui ne pouvaient manquer d'en résulter, tels que le renchérissement des denrées, la dilapidation des biens du clergé et la banqueroute, qui serait la suite infaillible d'une semblable émission d'assignats. Les représentations des grandes villes du royaume, sur le tort qu'elle ferait au commerce, n'eurent pas plus d'effet. Le parti était pris; la fougueuse éloquence de Mirabeau, appuyée par son parti, entraîna la majorité de l'Assemblée, et il fut décrété que la dette non constituée de l'État et celle du ci-devant clergé seraient remboursées en assignats-monnaie sans intérêts; qu'il ne serait pas mis plus de douze cents millions en circulation, au delà des quatre cents qui avaient été décrétés; que les assignats qui rentreraient dans la caisse seraient brûlés, et qu'on ne pourrait en fabriquer de nouveaux sans l'autorisation du corps législatif, et sous la condition qu'ils ne pourraient excéder la valeur des domaines nationaux, ni se trouver au-dessus de douze cents millions dans la circulation. CHAPITRE VIII ANNÉE 1790 (OCTOBRE) Procédure sur les événements des 5 et 6 octobre.--Conduite de l'Assemblée à ce sujet.--Insubordination de la flotte de Brest.--Démission de M. d'Albert de Rioms.--Nouvelle dénonciation des ministres.--Démission de M. de la Luzerne.--Protestations énergiques des divers Parlements contre les atteintes portées à l'autorité royale.--Troubles de la Martinique.--Incertitude du Roi pour s'éloigner de Paris.--Son retour dans cette capitale.--Démission des ministres et leur remplacement.--Continuation des troubles. Le Châtelet, suffisamment instruit sur les attentats des 5 et 6 octobre, avant de décréter d'accusation les personnes qui y étaient impliquées, envoya une députation à la barre de l'Assemblée, à la tête de laquelle était M. Boucher d'Argis, président de ce tribunal. Il déclara qu'il allait révéler des secrets pleins d'horreur, et que malgré les menaces faites de toutes parts au Châtelet, il ne craindrait aucun danger lorsqu'il s'agirait d'affirmer la liberté en la séparant de la licence; qu'il avait été douloureusement affligé en reconnaissant parmi les accusés deux membres de l'Assemblée; mais qu'il était persuadé qu'ils s'empresseraient de solliciter eux-mêmes la poursuite d'une procédure dont il espérait que le complément mettrait au jour leur innocence. Il déposa sur le bureau la procédure scellée, déclarant qu'il était redevable de la plus grande partie des pièces qui la composaient au comité des recherches de l'Assemblée, et se plaignant à regret de celui des recherches de la ville de Paris, qui avait constamment refusé de remettre celles qu'il avait entre les mains. «L'Assemblée ne peut être ni accusatrice ni juge, dit M. de Mirabeau; elle ne peut que connaître des charges qui inculpent deux de ses membres. Je propose de décréter que le paquet soit remis au comité des recherches de l'Assemblée, qui fera le rapport des charges qui inculpent deux de ses membres, pour qu'elle puisse les décréter, s'il y a lieu à accusation.» L'abbé Maury représenta que l'inviolabilité des députés ne pouvait s'étendre à toute espèce de délit, et nommément lorsqu'il était question du crime de lèse-nation et de haute trahison; qu'il fallait déclarer que, tous les hommes étant égaux devant la loi, on renvoyait la procédure au Châtelet, en lui ordonnant la poursuite, et en mandant aussi au comité des recherches de la ville de Paris de remettre à ce tribunal tous les documents qu'il jugerait nécessaires. Péthion s'étonna qu'on réveillât une affaire qu'il croyait assoupie, et déclara qu'il croyait bien plus conforme à l'inviolabilité des députés de laisser l'Assemblée prononcer s'il y avait ou non matière à accusation contre deux de ses membres, impliqués dans la procédure du Châtelet. M. de Cazalès, indigné, insista sur la nécessité de donner la plus grande publicité à la justification de ceux qui étaient accusés d'un forfait qui pesait sur la nation entière, et qui ferait à jamais son déshonneur lorsque la postérité dirait: D'infâmes assassins ont mis en péril les jours de la Reine, fille de Marie-Thérèse. Les murmures redoublèrent son courage: «Oui, dit-il, la fille de Marie-Thérèse, dont le nom survivra à ceux des conspirateurs de cette exécrable journée.» L'Assemblée décréta que le paquet serait ouvert par le comité des recherches de l'Assemblée, en présence des commissaires du Châtelet, devant lesquels on ferait l'inventaire des pièces qui y étaient contenues; que le comité des rapports lui rendrait compte des charges contre les représentants de la nation, s'il en existait dans la procédure, pour la mettre à portée de déclarer s'il y avait ou non matière à accusation; qu'elle n'entendait point arrêter le cours de la justice à l'égard des autres accusés qui pourraient y être compris, et que le comité des recherches de Paris serait tenu de remettre aux commissaires du Châtelet les pièces et documents qui pourraient être nécessaires pour la suite de la procédure; et sur la demande de MM. de Cazalès, Malouet et Dufraisse-Duché, on ordonna l'exécution des décrets lancés contre des personnes étrangères à l'Assemblée avant l'ouverture du paquet. Le comité des recherches de la ville accusa le Châtelet de vouloir faire la contre-révolution, en donnant à la procédure le titre des journées des 5 et 6 octobre, tandis qu'il ne devait être question que des événements de cette dernière journée. Le Châtelet répondit à cette accusation par une adresse à l'Assemblée, où il prouva par des pièces justificatives que la déposition des témoins entraînait une telle connexité entre ces deux journées, qu'il était impossible de pouvoir les séparer. Des voix furieuses s'opposèrent à la continuation de la lecture de l'adresse. M. Dufraisse-Duché eut beau représenter qu'un pareil refus laisserait croire que l'Assemblée voulait laisser impunis des crimes qui souilleraient la Révolution, et que cette impunité la couvrirait, elle et ses auteurs, d'un opprobre éternel, ses représentations ne furent point écoutées. La majorité refusa d'entendre la continuation de la lecture de l'adresse, qui fut envoyée au comité des rapports. Ce comité demanda, pour pouvoir faire son rapport, l'impression de la procédure du Châtelet, et M. de Mirabeau demanda qu'il fût fait le plus promptement possible: «Je n'ignore pas que j'y dois jouer un rôle, dans ce procès fait à la Révolution, dit-il avec impudence; mais il y a plus à craindre l'évasion des témoins que des accusés.» M. Chabroud, chargé du rapport du comité des recherches, ne s'attacha qu'à justifier Mirabeau et M. le duc d'Orléans. Il s'efforça de faire regarder cette effroyable journée comme un de ces événements où le sort se plaît à confondre la prévoyance humaine: «Les juges, dit-il, ont érigé en certitude ce qui pouvait n'être qu'un soupçon; les témoins ont cru voir ce qu'ils affirmaient, et se sont évidemment trompés. La plupart sont peu dignes de foi. M. le duc d'Orléans et M. de Mirabeau n'ont pu être coupables de ce dont on les accuse, puisqu'ils étaient l'un et l'autre dans des endroits différents de ceux où l'on dit les avoir vus.» Il ne voit dans toute cette procédure qu'un procès fait à la Révolution, pour avoir le droit d'attribuer à ses véritables amis les imprudences de ses ennemis. Le dîner des gardes du corps, la crainte trop fondée d'une contre-révolution, les premiers coups de fusil tirés sur le peuple, ce sont les circonstances qui ont amené les événements dont on se plaint. Il accusa M. Malouet de s'être plu à noircir des propos de conversation, et entre autres une légèreté de M. Coraller, qui s'était permis de dire, dans un moment d'emportement, que si l'on n'avait pas renvoyé M. Necker, on aurait mis le feu au Palais-Bourbon, pour commencer la Révolution. «Quant aux malheurs arrivés le 6 octobre, je les livre, dit-il en finissant son horrible discours, à l'instruction des races futures, et à fournir une leçon aux rois, aux courtisans et au peuple.» Il conclut par demander, au nom du comité, qu'on décrétât qu'il n'y avait pas matière à accusation. On lut ensuite la copie de deux lettres de M. d'Estaing à la Reine, pour prouver combien étaient fondées les craintes que l'on éprouvait que des conseils fussent donnés au Roi de quitter Versailles pour aller à Metz. M. d'Estaing parlait dans sa seconde lettre du mauvais effet du dîner des gardes du corps, et engageait la Reine à suivre les conseils qu'il lui donnait de ne pas s'entourer des ennemis de la Révolution. Ces deux lettres étaient si plates et si diffuses, que la Reine n'avait pas daigné y répondre, et l'on ne put s'empêcher d'être étonné de les voir entre les mains de M. Chabroud, qui jugea à propos de s'en servir à l'appui de la cause qu'il soutenait. M. de Bonnai justifia les gardes du corps, dont l'héroïsme devait passer à la postérité. L'abbé Maury fit sentir, avec l'éloquence qui caractérisait tous ses discours, la fausseté des assertions de M. Chabroud, et combien il était douloureux de voir atténuer des crimes dont le souvenir affligeait si vivement ceux qui aimaient réellement leur patrie, lorsqu'ils pensaient au déshonneur dont elle se couvrait en les laissant impunis. MM. Malouet, de Montlosier et Henri de Longuève cherchèrent vainement à faire discuter la procédure, et parlèrent avec autant de force que de sagesse pour en faire sentir la nécessité. Mais, pour toute réponse, M. de Mirabeau s'emporta contre le Roi, le Châtelet et les membres du côté droit. Il entra dans le sens de Chabroud sur le procès fait à la Révolution: «Sans vouloir rappeler, dit-il, que le trône a des torts à expier et la vengeance nationale des complots à mettre en oubli, j'ai le droit d'accuser le Châtelet de chercher à exciter les provinces contre Paris, en peignant le Roi comme captif dans sa capitale, et l'Assemblée comme une réunion de factieux.» M. de Biron justifia M. le duc d'Orléans, qui prononça lui-même un discours à l'Assemblée pour prouver que les accusations dirigées contre lui étaient dictées par la vengeance; qu'il ratifiait l'engagement qu'avait pris M. de Biron de porter la lumière jusque dans les moindres détails de cette ténébreuse affaire, et qu'il ne refuserait aucun éclaircissement à ceux qui avaient intérêt à le contredire, de même qu'à ceux qui avaient le droit d'en connaître. Barnave ajouta que du moment où la procédure avait été remise au comité, elle avait été jugée; qu'il n'y avait d'autre conjuration que la procédure elle-même; qu'il demandait le plus profond mépris pour le Châtelet, la procédure et les témoins, et que M. le duc d'Orléans en ferait imprimer ce qu'il voudrait, ne pouvant que confirmer l'estime que lui portait la nation, pour son patriotisme et son attachement à la liberté. (_2 octobre._) L'Assemblée, d'après les conclusions du comité des rapports, décréta qu'il n'y avait pas matière à accusation. Cette décision consterna tous les gens de bien, qui virent avec une profonde douleur la honte qui en rejaillissait sur la nation; et il fallait qu'elle fût bien aveuglée pour conserver le moindre espoir du bien que pouvait faire une Assemblée qui s'avilissait au point de fermer les yeux sur de pareils attentats, et d'en protéger les auteurs. Cent quarante-huit députés de l'Assemblée, non compris les témoins, ne pouvant soutenir l'idée d'associer leurs noms à un pareil décret, déclarèrent et firent imprimer leur improbation du rapport de Chabroud, dans les termes les plus énergiques. M. d'Albert de Rioms, qui jouissait à juste titre de la considération la plus distinguée, après avoir tenté tous les moyens possibles pour rétablir la subordination dans la flotte de Brest, se voyant journellement inculpé, et ne pouvant plus faire aucun bien, donna sa démission, et fut remplacé par M. de Bougainville. L'Assemblée avait chargé M. de Menou du rapport sur l'insurrection qui avait donné lieu à la retraite de M. d'Albert de Rioms. Pénétré du danger qui en pouvait résulter, le rapporteur y avait fait sentir la nécessité d'employer sans perdre de temps tous les moyens propres à empêcher le retour de pareils excès. Mais le rapport ayant été désapprouvé par les démagogues de l'Assemblée, il désavoua trois jours après tout ce qu'il avait avancé, et fit retomber le blâme de l'insurrection sur la sévérité des officiers envers des gens égarés par excès de patriotisme, qui seraient ramenés à l'ordre par la voie de la douceur et à la vue du pavillon tricolore, qu'il concluait à faire adopter pour la marine française. On fit plusieurs objections sur les inconvénients qui pouvaient résulter de cette mesure; mais l'Assemblée n'en voulut écouter aucune, et la proposition de se borner à mettre seulement les cravates de couleur nationale enflamma tellement la colère de M. de Mirabeau, que, non content de prononcer le discours le plus incendiaire, il en vint au point de menacer le côté droit de la fureur populaire. M. de Guillermi, ne pouvant entendre de sang-froid un pareil discours, s'écria que c'était le langage d'un factieux. Un homme des tribunes ouvrit alors une fenêtre sur la terrasse des Feuillants, répétant aux affidés toujours à leur poste sur cette terrasse, le propos de M. de Guillermi. Leurs hurlements, joints au tapage des tribunes, détermina le côté gauche de l'Assemblée, qui avait toujours la majorité, à ordonner les arrêts pour trois jours à M. de Guillermi, et l'on décréta que le pavillon français serait dorénavant tricolore (22 octobre). M. de Menou et les démagogues de l'Assemblée profitèrent de cette circonstance pour dénoncer de nouveau les ministres, ajoutant qu'il fallait faire connaître au Roi qu'ils avaient perdu la confiance de la nation. M. de Cazalès, en s'opposant à cette mesure comme inconstitutionnelle, s'emporta avec violence contre ces mêmes ministres, qu'il accusa d'une lâche indifférence et de manquer de la fermeté nécessaire pour réprimer les excès qui se commettaient journellement, comme s'ils avaient eu plus de possibilité que M. de Cazalès pour s'opposer aux décrets désorganisateurs qui paralysaient tous les moyens de répression. Personne ne put concevoir le motif d'un reproche aussi déplacé dans les circonstances où l'on se trouvait. Plusieurs représentants ayant fait sentir l'inconvenance de cette dénonciation, l'Assemblée passa à l'ordre du jour. Les sections se réunirent de leur côté pour arrêter entre elles le renvoi des ministres, comme si les sections de Paris avaient eu le droit de gouverner la France à leur volonté. En conséquence de cette décision, M. Bailly vint annoncer à l'Assemblée, à la tête d'une députation des quarante-huit sections, qu'elles s'occupaient de rédiger une adresse dans laquelle elles exprimaient le voeu de la commune entière de Paris pour un changement de ministres; qu'elles venaient déposer leurs alarmes dans le sein des pères de la patrie; qu'elles pouvaient être réputées celles de la nation entière, puisque Paris réunissait dans chaque section un grand nombre de citoyens de tous les départements. Danton, ancien avocat au conseil, et qui était un vrai scélérat, prononça ensuite un discours qui était une véritable diatribe contre les ministres. Il y peignait l'archevêque de Bordeaux comme un ennemi caché de la Révolution, qui, non content de retarder l'expédition des décrets les plus essentiels, se permettait d'en altérer quelquefois le texte. Il lui reprochait, en outre, d'avoir, dans ses instructions aux commissaires du Roi dans les provinces, commenté les décrets relatifs à leurs fonctions, de manière à leur donner une extension de pouvoir funeste à la Constitution. Il accusait M. de Saint-Priest d'avoir puisé à Constantinople des principes de despotisme, menaçant les têtes françaises de son fameux damas; d'avoir été l'âme de la contre-Révolution projetée par M. de Maillebois, et d'avoir donné au Roi l'idée d'une maison militaire, pour opprimer les patriotes et les amis de la Révolution. Il reprochait à M. de la Luzerne et de la Tour du Pin d'opprimer les officiers et les soldats patriotes, et, de plus, à ce dernier, sa faiblesse, sa vanité, son attachement pour ses parchemins, et d'avoir dégarni les frontières pour porter les troupes dans l'intérieur du royaume. M. de Montmorin fut le seul exclu de cette dénonciation. Les démagogues le regardaient comme partisan de la liberté, et n'avaient, disaient-ils, rien d'essentiel à lui reprocher. Il était cependant profondément attaché au Roi, et ne caressait ce parti-là que dans l'espoir de lui être utile. Il se trompa dans son calcul, et forcé à des démarches qui répugnaient à son coeur, il se vit méprisé des deux partis, et finit par être victime des fureurs de la Révolution. Danton termina son discours par supplier l'Assemblée de nommer promptement une haute cour nationale pour juger les crimes de lèse-nation, et notamment les ministres, contre lesquels on n'avait pas besoin d'autre preuve de culpabilité que leur volonté de vouloir se maintenir dans leurs places, pendant l'instruction du procès qui allait s'intenter contre eux. L'Assemblée reconnut le droit de pétition dans la démarche des sections, promit d'examiner les preuves qu'elles fourniraient et qui ne pouvaient être repoussées par le Roi, puisqu'il devait au peuple justice et protection. Elle ne pouvait dissimuler son inquiétude sur la seule idée de voir le Roi se former une maison militaire, et c'était ce qu'elle redoutait le plus; aussi Charles de Lameth s'emporta-t-il avec sa fougue ordinaire contre une mesure qui pouvait, disait-il, mettre en péril la liberté; il ajouta que la même raison devait faire décréter que le Roi ne commanderait jamais l'armée en personne. M. Malouet représenta que la dignité du trône exigeait que le Roi eût une garde nommée par lui; que l'Assemblée ne pouvait s'occuper que du nombre d'hommes dont elle serait composée, et que quant à la proposition d'ôter au Roi le commandement de l'armée, c'était lui ôter toute considération et toute autorité, amener la nation insensiblement à se passer de Roi, et perpétuer le trouble et l'anarchie. Il ne fut pas écouté, non plus que les autres membres de l'Assemblée opposés à une pareille violation de la Constitution. Sur la proposition de M. de Lameth, la discussion de ces deux objets fut renvoyée aux comités militaire et de constitution réunis. On ne reconnaissait d'autres principes à l'Assemblée que la soumission aux volontés des démagogues. Pour donner l'idée de la corruption où elle était tombée, un député, nommé Lavie, osa proposer, dans une de ses séances, de ne plus parler de Dieu au peuple, de renfermer la religion dans le payement de l'impôt, et d'obliger les curés à se contenter de répéter en chaire: L'impôt, l'impôt! Le côté droit témoigna son indignation, qui ne fut qu'un sujet de risée pour ses adversaires. Les ministres, se voyant dans l'impossibilité de pouvoir faire le bien, donnèrent au Roi leur démission. Mais ce prince ne l'ayant point acceptée, ils conservèrent leurs places, à l'exception de M. de la Luzerne, qui réitéra sa demande et remit au Roi un compte sommaire de la marine, à l'époque où il en quittait le département. Elle était composée de soixante-dix vaisseaux de ligne et de soixante-cinq frégates à flot, non compris douze vaisseaux et six frégates en construction et prêts à être lancés. C'était le fruit du travail de Louis XVI, qui s'était occupé sans relâche du soin de créer une marine respectable. N'était-il pas affreux de voir une Assemblée nationale se plaire à rendre ces efforts inutiles, et à paralyser le zèle d'officiers aussi instruits qu'expérimentés, par l'insubordination qu'elle se plaisait à fomenter entre les subordonnés et leurs supérieurs? Le Roi voyait avec douleur la destruction de l'objet de ses soins; mais sentant que M. de la Luzerne ne pouvait rien contre ceux qui ne voulaient que détruire, il accepta sa démission et lui écrivit en même temps qu'il n'oublierait jamais ses services; qu'il avait besoin de lui en exprimer sa satisfaction, et d'y joindre ses regrets sur la nécessité où il se croyait de quitter le ministère. Le Roi regrettait avec raison un ministre qui réunissait aux talents et à la probité un extrême attachement pour sa personne. En effet, il aurait de bon coeur sacrifié à son Roi tous les désagréments qu'il éprouvait, s'il avait seulement entrevu une possibilité de lui être utile; mais, ne pouvant s'en flatter, il préféra une retraite honorable à une vaine résistance aux volontés d'une Assemblée toute-puissante, qui voulait tenir les ministres dans son entière dépendance. Le Roi écrivit à l'Assemblée pour lui faire part du choix qu'il avait fait de M. de Fleurieu pour ministre de la marine. Celui-ci promit à l'Assemblée de se distinguer par son zèle pour l'exécution des lois et pour assurer la tranquilité publique. Il lui annonça en même temps le choix qu'avait fait le Roi de M. de Bougainville pour remplacer M. d'Albert de Rioms. La suppression des Parlements, décrétée sans discussion le 6 décembre 1789, fut exécutée dans tout le royaume au mois d'octobre de l'année suivante, et les tribunaux inférieurs reçurent l'ordre de continuer leurs fonctions jusqu'à leur remplacement. Les Parlements de Bordeaux, de Rouen, de Grenoble et d'Aix, après avoir protesté contre ce décret, en envoyèrent la transcription aux tribunaux inférieurs. Les avocats de celui d'Aix déclarèrent, par l'organe de Pascalis, l'un d'entre eux, qu'ils étaient décidés à s'ensevelir avec la Monarchie et à mourir en sujets fidèles du Roi de France et du comte de Provence, et ils refusèrent de continuer leur ministère. Le président de Cabre fit transcrire leurs discours et leurs noms sur le registre de la Cour, comme une marque honorable de leur inébranlable fidélité[16]. Le Parlement de Toulouse protesta contre toutes les atteintes portées à la religion et à la dignité de ses ministres, aux droits de la couronne, contre l'anéantissement des ordres, le démembrement du Languedoc, l'anéantissement de ses priviléges et les lettres patentes portant suppression de la Cour. [16] M. Pascalis fut victime de son courage dans les horreurs qui se commirent en 1791; il fut un des premiers que massacrèrent les scélérats qui désolèrent ces contrées, en lui reprochant la fermeté et la noblesse de sa conduite lors de la destruction des Parlements. Cette protestation porta l'alarme dans l'Assemblée. Robespierre en prit occasion d'inculper le pouvoir exécutif; car le nom de Roi n'existait déjà plus parmi les démagogues. MM. de Broglie et Alexandre de Lameth la taxèrent de rébellion et demandèrent le prompt établissement de la haute Cour pour juger les coupables. Mais les magistrats, par leur fuite en Espagne, se dérobèrent à la vengeance que l'Assemblée se préparait à tirer de leur résistance à ses décrets. Les troubles de la Martinique excitèrent l'attention de l'Assemblée; ils furent la suite de l'esprit désorganisateur qu'on répandait dans les colonies, sans vouloir écouter aucune représentation sur les dangers qui en pourraient résulter. Le vicomte de Damas, commandant à la Martinique, fidèle et loyal serviteur du Roi, cherchait à conserver à la France une colonie aussi précieuse, pendant que l'on travaillait à établir l'insubordination et à renouveler les anciennes querelles contre l'Assemblée coloniale et les planteurs. M. de Chabrol, colonel du régiment de la Martinique, prit parti pour les gens de couleur et se mit à leur tête, suivi des soldats qui avaient abandonné leur drapeau. M. de Damas, qui protégeait avec raison les propriétaires et l'Assemblée coloniale, marcha contre lui. M. de Chabrol, ayant perdu beaucoup des siens, appela à son secours les habitants de la Guadeloupe, divisés également en deux partis. M. de Damas, sentant l'importance de remédier à ce désordre, fit un rapport sur la situation de la Martinique, qui fut envoyé à l'Assemblée, laquelle, sans vouloir écouter les raisons qu'il apportait pour justifier la conduite qu'il avait tenue et la justice que lui rendaient les colons, décréta son retour en même temps que l'envoi de six mille hommes à la Martinique et de quatre vaisseaux de ligne aux îles françaises. Les discours incendiaires de Mirabeau, et le scandale des séances de l'Assemblée, dont les décrets tendaient à la désorganisation du royaume, déterminèrent M. de La Tour du Pin à représenter au Roi que s'il avait le projet de s'éloigner de Paris, il le suppliait de se décider en ce moment; qu'il prévoyait être forcé de donner sa démission, mais qu'il pouvait auparavant, et sans donner d'ombrage à l'Assemblée, disposer la marche de plusieurs régiments fidèles de manière à protéger sa route; que l'habitation de Saint-Cloud donnait de grandes facilités pour sa sortie, et que cette occasion perdue, il en retrouverait difficilement une semblable; qu'il ne prétendait point préjuger les desseins de Sa Majesté, mais qu'en sujet fidèle et dévoué, il croyait devoir lui soumettre ces réflexions. Il eût été bien heureux pour la France que le Roi les eût adoptées. M. de Bouillé avait alors la confiance de deux ou trois départements, et ce voyage aurait eu probablement une issue bien différente de celui que nous aurons à raconter. L'issue de la procédure des événements des 5 et 6 octobre fit balancer le Roi, et l'on crut qu'il allait se décider au parti que lui proposait M. de La Tour du Pin. Mais la crainte d'une guerre civile qui ferait couler le sang de ses sujets était si fortement empreinte dans son esprit, qu'il ne put se résoudre à partir, espérant toujours que la nation ouvrirait d'elle-même les yeux sur les malheurs qu'occasionnaient les décrets de l'Assemblée; que ses inconséquences naturelles finiraient par la discréditer; que sa violence et son despotisme, comparés à sa bonté et à sa modération, lui ramèneraient sans efforts et sans violences tout ce qu'il y avait de gens sages et modérés, et que la paix se rétablirait dans le royaume. Cette illusion, qui partait d'un coeur rempli de droiture et de bonté, fut trompée d'une manière bien cruelle. La famille royale voyait approcher avec peine le moment du retour à Paris. Elle avait à Saint-Cloud l'avantage d'être éloignée de cette populace qui, payée pour occasionner des troubles, garnissait journellement les Tuileries et augmentait le désagrément de cette habitation. Mgr le Dauphin se plaisait extrêmement à Saint-Cloud; sa santé se fortifiait, et son esprit se développait chaque jour d'une manière surprenante. Il avait dès lors, quoiqu'il n'eût encore que cinq ans, un goût naturel pour l'étude, une belle mémoire, et se plaisait extrêmement à ses leçons. On l'accoutumait à répondre de lui-même aux compliments qui lui étaient adressés, et l'on préférait le voir rester court, plutôt que de lui suggérer des idées qui n'auraient pas été les siennes. On se contentait seulement de les rectifier quand elles n'étaient pas justes. Cela le mettait quelquefois en colère, mais il finissait par trouver le moyen de répondre, et il s'était accoutumé par là à dire de lui-même des choses aimables et obligeantes. Il nous fit bien rire un jour au sujet du régiment Dauphin-Dragon. Ce régiment passant par Paris, le comte de Choiseul-d'Aillecourt, qui en était colonel, m'écrivit ses regrets de ne pouvoir présenter à Mgr le Dauphin un régiment digne de ses bontés par son attachement et sa fidélité. Il me priait d'être auprès de ce jeune prince l'interprète des sentiments du régiment et des siens. «Mon Dieu! qu'il est joli d'avoir un régiment à mon âge, dit Mgr le Dauphin, et que je voudrais le voir!--Que voulez-vous, Monseigneur, que je réponde de votre part?--Cela m'embarrasse, répondez, je vous prie, pour moi.--Je vais donc répondre que Mgr le Dauphin, ne sachant que dire à son âge, répondra quand il sera plus grand.--Que vous êtes méchante! me dit-il; et qu'est-ce que mon régiment dira de moi?» Il entra dans une colère affreuse, battant des pieds et des mains; et comme il vit qu'on n'en faisait que rire: «Eh bien, dit-il en me regardant d'un air sévère, je répondrai tout seul, puisque vous ne voulez pas m'aider. Dites à M. de Choiseul que j'aurais bien voulu voir mon régiment et me mettre à sa tête, qu'il le lui dise de ma part; et en même temps remerciez-le de tout ce qu'il me fait dire de la sienne et de celle de mon régiment.» Je l'embrassai, et il finit par me remercier, quand il vit que chacun approuvait sa réponse. Ce jeune prince, qui avait une grâce charmante dans tout ce qu'il disait, annonçait déjà de la fermeté, en y joignant cette bonté naturelle à tous les Bourbons. Aussi était-il adoré de tous ceux qui l'approchaient et qui étaient à portée de le connaître. A peine le Roi fut-il de retour à Paris, que les motions et les articles incendiaires des journaux recommencèrent plus vivement que jamais. La Royauté y était fortement attaquée, les nobles et les prêtres journellement calomniés, et les violences et les crimes des scélérats dans les diverses provinces, restant toujours impunis, les encourageaient à continuer leurs excès. Le Roi, voyant ses ministres entravés dans toutes leurs opérations et exposés à voir renouveler sans cesse les dénonciations contre leurs personnes, se détermina, quoique avec peine, à leur demander leurs démissions. M. de la Fayette intrigua beaucoup pour faire nommer un ministre à sa dévotion; et sur l'assurance qu'il donna au Roi de l'appui qu'il trouverait alors dans son parti, il lui en laissa la composition. On supprima l'office de chancelier et de garde des sceaux, et M. Duport du Tertre, qui remplaça l'archevêque de Bordeaux, eut seulement le titre de ministre de la justice et de garde des sceaux; M. Du Portail fut nommé ministre de la guerre; M. Valdec de Lessart, contrôleur des finances, à la place de M. Lambert. On ajouta plus tard à ce ministère celui de l'intérieur du royaume[17]. Le Roi annonça à l'Assemblée ces diverses nominations, et les nouveaux ministres protestèrent de leur dévouement et de leur exactitude à faire observer les lois. [17] M. Duport du Tertre, ancien avocat au Parlement, était devenu électeur, officier municipal et administrateur de la police. M. de Lessart était un ancien maître des requêtes, et M. Du Portail, militaire, avait servi sous M. de la Fayette dans la guerre d'Amérique. M. Duport du Tertre ajouta dans sa lettre à l'Assemblée qu'il avait eu de la peine à accepter le ministère, mais qu'il avait pensé qu'il eût été de mauvais exemple qu'un homme honoré de la confiance du peuple ne se crût pas digne de celle du Roi. M. Du Portail marquait de son côté qu'il n'avait pu se refuser au désir de prendre une part active à une aussi glorieuse révolution, à assurer par les efforts de son zèle l'exécution des lois données par les augustes représentants de la nation, et à réduire en pratique leur sublime théorie. Il alla ensuite au club des Jacobins professer les mêmes maximes, assista à la séance en bonnet rouge, et laissa voir par cette conduite ce que l'on pouvait attendre d'un tel ministre. Il était clair que le projet de l'Assemblée était de discréditer totalement le ministère, et de transporter aux comités les diverses branches de l'administration, pour en venir ensuite à l'abolition de la Royauté. M. de la Fayette lui-même, de peur de perdre sa popularité, se garda bien de réaliser les espérances qu'il avait données, et se montra toujours le même, dans toutes les circonstances où l'on avait cru pouvoir compter sur lui. La nomination du nouveau ministère ne diminua pas la violence de l'Assemblée. Loin d'improuver les excès commis à Avignon, elle sembla les autoriser, en y envoyant les troupes demandées par les factieux, écoutant avec faveur leur demande réitérée de la réunion du Comtat à la France, et avec la défaveur la plus marquée les raisons opposées que présentaient M. l'abbé Maury et M. de Clermont-Tonnerre sur le danger de cette réunion. Si elle n'accéda pas pour le moment à une demande si vivement sollicitée par MM. Bouche et Camus, il était facile de voir qu'elle n'attendait qu'un moment plus opportun. Elle se contenta de rendre la liberté aux prisonniers détenus à Orange, sans désapprouver l'injustice de leur détention ni les excès commis à Avignon, et elle laissa cette malheureuse ville dans la crainte continuelle de voir renouveler les scènes qui en avaient fait un séjour de terreur et de désolation. Elle tint la même conduite dans le rapport de l'affaire de Nancy. M. de Sillery, qui en fut le rapporteur, se garda bien de blâmer la rébellion des régiments révoltés. Il se permit des insinuations perfides contre M. de Bouillé et les officiers qui l'avaient secondé, en exceptant seulement les amis de la Constitution; il blâma la municipalité et proposa de ne donner aucune suite à la procédure commencée par le bailliage, de faire mettre en liberté tous les détenus, et de supplier le Roi de demander aux cantons suisses la grâce des soldats de Châteauvieux. Il finit par demander que l'on cassât le régiment du Roi et celui de Mestre de camp. MM. de Cazalès, de Clermont-Tonnerre et de Virieu parlèrent avec force contre le décret proposé par M. de Sillery, en firent sentir le danger, démontrèrent qu'il détruirait celui qui avait été rendu, qu'il ne tendait qu'à favoriser le désordre et l'insurrection dans l'armée, et qu'il ravissait le fruit de la conduite de ceux qui avaient empêché les désastres qui eussent été la suite d'une pareille insurrection. Ils proposèrent de se borner à casser les deux régiments et à conserver aux officiers qui s'étaient conduits avec tant de sagesse et de modération, leur activité de service jusqu'au moment de leur remplacement. Ils ne furent point écoutés. L'Assemblée décréta le licenciement des deux régiments, l'abolition de la procédure commencée, la mise en liberté des soldats et autres prisonniers impliqués dans cette affaire; elle révoqua l'approbation qu'elle avait donnée à la municipalité et au directoire, et approuva le courage avec lequel s'étaient montrées les municipalités de Metz, Toul et Pont-à-Mousson, lors de l'exécution de la loi. On procéda à l'élection des juges de Paris, et on ne nomma pour tels que de zélés patriotes, tels que MM. Ogier et Garaud de Coulon (qui avaient figuré d'une manière inique dans le procès de M. de Bezenval), M. Hérault de Séchelles, ancien avocat général au Parlement de Paris, et M. Bigot de Préameneu. Les six présidents des tribunaux furent: MM. Freteau, Duport, Target, Treilhard, Touret et Mesleu, tous membres de l'Assemblée. Chabroud y avait aussi concouru, mais il ne put obtenir de pluralité. Les membres du côté gauche, assurés de la faveur populaire, se permettaient sans ménagement les propos les plus indiscrets contre leurs adversaires. Charles de Lameth, dans un démêlé qu'il eut avec M. de Chauvigny, et dont il avait prévu les suites, se permit de dire publiquement que c'était le duc de Castries qui avait mis M. de Chauvigny à ses trousses. Celui-ci, indigné d'un pareil propos, en demanda raison à M. de Lameth, et ils se battirent au bois de Boulogne. M. de Lameth ne fut heureusement que blessé; car le peuple, furieux de la simple blessure d'un député qu'il regardait avec raison comme un des plus chauds partisans de la Révolution, se porta avec violence à l'hôtel de Castries, en pilla tous les appartements et aurait immanquablement massacré M. de Castries, s'il n'avait eu la prudence de quitter la France sur-le-champ. M. de la Fayette, quoique prévenu de la fureur populaire dirigée contre M. de Castries, arriva trop tard pour empêcher le désordre. Sa commisération pour cette indigne populace, qu'il traitait d'amis et d'enfants, et qu'il essayait de ramener par la douceur, en leur montrant son cheval blanc qu'ils connaissaient tous, ne les empêcha pas de continuer le pillage en sa présence, et il ne put parvenir avec sa garde nationale qu'à empêcher la destruction de la maison. M. de Castries, n'étant plus en sûreté à Paris, demanda et obtint un congé de l'Assemblée, qui lui fut envoyé à Lausanne, où il s'était retiré. La postérité croira difficilement que de pareils excès trouvèrent des défenseurs dans l'Assemblée, et que M. de Mirabeau, furieux de l'indignation qu'en témoignaient les membres du côté droit, s'emporta jusqu'à dire qu'on provoquait la colère du peuple en se portant toujours ses accusateurs; qu'il était heureux, pour ceux qui abusaient de sa patience, que quelques exemples, en les effrayant, les empêchassent de continuer à s'opposer à la loi et à la raison. Le côté droit n'y put tenir et se leva en témoignant l'horreur que lui inspirait un propos aussi atroce. M. Roy, député d'Angoulême, ne put s'empêcher d'ajouter que c'était le langage d'un factieux. Le côté gauche s'emporta avec violence; les tribunes s'y joignirent; les cris, les injures, les hurlements et la demande de la prison pour M. Roy, rendirent cette séance une des plus scandaleuses qui eussent encore existé. Ce fut au milieu de ce tumulte que M. Roy fut condamné à trois jours de prison à l'Abbaye. De pareilles scènes se renouvelaient journellement. Il y en eut une de ce genre à l'Opéra. Le parti démagogue, qui attachait le plus grand prix à voir établir promptement la nouvelle constitution du clergé, cherchait par tous les moyens possibles à inspirer la terreur aux personnes qu'ils supposaient y être opposées. Les spectacles et les lieux publics lui paraissant propres à remplir cet objet, ils y excitaient des désordres dans l'espoir de causer au Roi et à la famille royale de vives inquiétudes sur le refus que pourrait faire Sa Majesté sur le décret que l'Assemblée se proposait de rendre à ce sujet. On donnait à l'Opéra la représentation d'_Iphigénie_; le choeur chantant: _Célébrons notre Reine_, fut vivement applaudi par les royalistes, qui crièrent _bis_. Il y eut quelques sifflets et des murmures du parti opposé; mais n'étant pas en force, il ne put empêcher qu'on recommençât. Le mécontentement des opposants redoubla lorsque Lainez se permit de dire: «Je crois, messieurs, que tout bon Français doit aimer le Roi et la Reine», et qu'à la suite de ce propos on lui jeta une couronne de laurier. La colère des démagogues n'eut alors plus de bornes, et il y eut un vacarme affreux. Ils laissèrent cependant finir la pièce, mais avec la résolution de se venger de l'affront qu'ils croyaient avoir reçu. Deux jours après, Lainez jouant le rôle de Jephté, les révolutionnaires, qui avaient loué presque toutes les places du parterre, lui firent les reproches les plus sanglants, tinrent les propos les plus outrageants contre les femmes et les jeunes gens qui garnissaient les loges, et ne permirent pas à Lainez de jouer qu'il n'eût foulé aux pieds la couronne qu'il avait reçue la veille. Ils insultèrent même quelques femmes à la sortie du spectacle. Le plaisir de la vengeance ne fut pas le seul but du vacarme; on cherchait à animer les esprits dans tous les sens, pour faire du bruit et donner lieu de craindre quelque nouvelle insurrection. On ne pouvait voir de plus triste situation que celle du Roi et de la Reine. Les insultes journalières et multipliées qu'ils recevaient constamment, les nouvelles désastreuses des provinces, la stagnation du commerce, le malheur présent et l'inquiétude de l'avenir les pénétraient d'une profonde tristesse. Mais, au milieu de tant de chagrins, la Reine conserva toujours le calme et la dignité convenables au rang où le Ciel l'avait placée. CHAPITRE IX ANNÉE 1791 Constitution civile du clergé.--Serment exigé à ce sujet.--Refus de la plupart de ses membres.--Persécutions qu'il excite.--Remplacement des évêques et des curés.--Formation de divers clubs tant à Paris que dans les provinces.--Troubles dans les provinces du Midi.--Essai d'un club monarchique dont les démagogues ne voulurent jamais souffrir l'établissement. L'Assemblée se crut encore obligée de donner au Roi, cette année, une marque de considération (car on ne pouvait plus dire de respect), et les discours au Roi et à la famille royale furent bien moins mesurés que ceux de l'année précédente. Il était difficile qu'elle pût exprimer des sentiments trop opposés au but qu'elle poursuivait d'avilir le Roi afin de pouvoir s'en passer plus facilement, en y accoutumant un peuple qu'elle s'était soumis par les espérances dont elle le berçait journellement. Non contente d'avoir dépouillé le clergé de ses biens, elle voulut encore régler elle-même l'administration de ce qui tenait au spirituel, supprimer un grand nombre de diocèses, les réunir à ceux qu'elle jugeait à propos de conserver, décider la forme des élections des évêques et des curés, des membres des chapitres des divers évêchés, de ceux du conseil de l'évêque; en un mot, se rendre maîtresse du spirituel comme du temporel, et elle en fit un décret formel. Les évêques, après avoir défendu avec une modération remarquable les propriétés ecclésiastiques, ne se permirent plus, depuis le prononcé du décret, une seule plainte ni une seule réclamation personnelle contre l'injustice qu'ils éprouvaient. Cette admirable résignation déplut à l'Assemblée, qui s'était flattée qu'ils engageraient à la révolte ceux qui leur étaient attachés, et justifieraient par là l'iniquité de sa conduite. Trompée dans cette attente, elle fit jouer tous les ressorts de la méchanceté pour les décrier dans l'esprit du peuple, et finit par décréter que chaque membre du clergé serait obligé d'adhérer au décret qui venait d'être rendu sur la constitution civile du clergé, sous peine de perdre sa place et tout traitement quelconque. Elle se flattait qu'en mettant le clergé dans la nécessité d'opter entre la misère et sa conscience, le plus grand nombre prêteraient le serment, et qu'elle parviendrait par là au projet de Mirabeau, de décatholiciser la France. N'ayant pas obtenu plus de succès de cette mesure, elle excita la populace contre divers membres du clergé, se flattant que la crainte d'éprouver sa fureur les rendrait moins inflexibles; mais les voyant insensibles à d'autres sentiments qu'à ceux du devoir et de l'honneur, elle décréta que chaque évêque, curé ou autre fonctionnaire public prêterait individuellement le serment, espérant entraîner par là quelques évêques dans son parti. Ceux-ci, toujours animés de l'esprit de paix et de concorde, offrirent de prêter une formule de serment rédigée par Mgr l'évêque de Clermont, qui portait expressément que ce n'était que pour ce qui regardait le temporel, excluant positivement tout ce qui tenait au spirituel et demandant qu'on les laissât se concerter avec le Souverain Pontife, duquel ils ne pouvaient se séparer. MM. Malouet, de Cazalès et l'abbé Maury parlèrent avec force sur l'opposition qui existait entre la liberté et la violence exercée contre les consciences. Mais ils ne furent point écoutés. On fixa huit jours pour tout délai entre l'acceptation ou le refus du serment, et le Roi fut instamment prié de sanctionner le décret. La position de ce Prince était affreuse. Placé entre sa conscience et les malheurs qu'on lui faisait envisager comme suite de son refus, il demandait qu'on lui laissât le temps de se concerter avec le Pape sur les moyens de conciliation qu'on pourrait employer pour répondra au désir de l'Assemblée, sans blesser la conscience des évêques et du clergé. Il lui fit dire qu'il avait écrit au Pape à ce sujet, et qu'il désirait en attendre la réponse. L'Assemblée, loin d'entrer dans de pareilles voies, pressa au contraire M. Duport du Tertre de décider le Roi à donner promptement sa sanction à ce décret. Celui-ci, qui se regardait plus comme le ministre de l'Assemblée que comme celui du Roi, et qui n'avait d'autre crainte que celle de lui déplaire, harcelait ce malheureux prince à toutes les heures de la journée. Il lui faisait envisager la fureur de la populace, se portant immanquablement sur les ecclésiastiques et sur les membres de l'Assemblée qui partageaient leur opinion; le massacre qui en serait la suite, ce que le refus du décret pouvait occasionner sous les yeux mêmes de Sa Majesté. On fit redoubler les hurlements des factieux à la porte de l'Assemblée; on y débitait les brochures les plus incendiaires, et l'on poussa la cruauté jusqu'à faire craindre au Roi pour les jours de sa famille et des habitants des Tuileries; car pour sa personne on savait bien que sa seule conservation n'aurait influé sur aucune de ses décisions[18]. [18] On m'a assuré, sans que je puisse cependant en répondre, que les ministres avaient intercepté la réponse du Pape, et ne l'avaient pas voulu donner au Roi pour pouvoir obtenir plus facilement la sanction d'un décret auquel ils attachaient tant de prix. Tout ce qui était attaché à la religion était dans la consternation. Madame Élisabeth pressait le Roi de ne pas se laisser intimider par les craintes que lui inspirait un ministre incapable de mettre le moindre prix à ce qui intéressait la Monarchie et la religion, qui en était le plus ferme soutien. Le Roi résista longtemps; mais, vaincu par la peur de voir couler le sang, il donna le 26 décembre (1790) cette sanction si désirée par les factieux et si redoutée par les amis de la Monarchie. Il se flattait que la violence que l'on employait à son égard, et l'esclavage dans lequel on le retenait, frapperaient de nullité toutes ces sanctions, et que l'ordre finirait par renaître de l'excès du mal, espoir qui ne l'abandonna jamais. Dès le lendemain de la sanction du Roi, l'abbé Grégoire, à la tête de cinquante et un ecclésiastiques du côté gauche de l'Assemblée, vint prêter le serment décrété. Il ne pouvait, disait-il, répugner à sa conscience, l'Assemblée n'ayant jamais prétendu porter atteinte à l'autorité du Chef de l'Église; fait bien prouvé par le titre de «constitution _civile_ du clergé», qu'elle avait donné à sa nouvelle organisation. Il finit par assurer qu'ils honoreraient tous le sacerdoce par la pureté de leurs moeurs et par leur exactitude à remplir les devoirs de leur état. Les évêques, pour éclairer le public sur la constitution civile du clergé, avaient publié un ouvrage portant pour titre: _Exposition des principes sur la constitution civile du clergé_, ouvrage plein de raison et de sagesse, et signé de tous les évêques, à l'exception de MM. de Tayllerand, évêque d'Autun, de Jarente, évêque d'Orléans, de Savine, évêque de Valence, et de Brienne, archevêque de Sens. On se récria contre cet écrit à l'Assemblée, qui, le 4 _janvier_ (1791), jour de l'expiration des huit jours donnés au clergé pour se décider, exigea le serment des évêques, des curés et autres ecclésiastiques membres de l'Assemblée, et décréta qu'on se présenterait pour prêter le serment par lettres alphabétiques. Les groupes qui entouraient la salle faisaient retentir l'air de leurs cris et de leurs menaces, espérant parvenir par leurs bruyantes clameurs à intimider le clergé dans une circonstance aussi critique. Ils se trompèrent dans leur attente, et cette journée sera à jamais remarquable dans les fastes de l'Église. L'évêque d'Agen, qui se trouva le premier à parler, déclara ne donner aucun regret à sa place et à sa fortune, mais qu'obligé d'écouter la voix de sa conscience, il ne pouvait que témoigner à l'Assemblée son regret de ne pouvoir prêter le serment. Tous les évêques, à l'exception de ceux nommés ci-dessus, s'y refusèrent chacun à leur tour, et beaucoup d'entre eux exposèrent d'une manière simple et touchante le motif de leur refus. «J'ai soixante-dix ans, dit entre autres l'_évêque de Poitiers_; j'en ai passé trente-cinq dans l'épiscopat, où j'ai fait le plus de bien que j'ai pu. Accablé d'années et d'infirmités, je ne déshonorerai pas ma vieillesse en prêtant un serment désavoué par ma conscience, et je prendrai mon sort en patience.» Un discours aussi touchant excita les huées des tribunes et du gauche de l'Assemblée. M. Émery, président, étonné de la fermeté du clergé, et craignant que son extrême modération, opposée aux insultes de l'Assemblée, ne finît par faire quelque impression, décida qu'on se contenterait de répondre à l'appel par ces mots: «J'accepte» ou «Je refuse». MM. de Cazalès et d'Épréménil représentèrent l'injustice d'empêcher les membres du clergé d'expliquer les motifs de leur refus, et citèrent même l'exemple des martyrs, à qui les empereurs païens n'avaient jamais refusé cette faculté. On dédaigna de leur répondre. Jamais tyrannie ne fut plus complète que celle qui s'exerça dans cette journée. Deux curés, MM. Fournès et Le Clerc, tinrent le même langage que leurs évêques, et plus de la moitié des curés refusa le serment. L'Assemblée ne fut pas plus heureuse le 5 et le 6. Plus de vingt curés rétractèrent le serment qu'ils avaient prêté la veille, et Barnave, effrayé de ces rétractations, décida qu'on n'en recevrait plus. On essaya d'effrayer ceux qui n'avaient encore ni prêté ni refusé le serment, par les injures dont on accabla ceux qui avaient donné l'exemple du refus. L'Assemblée et les groupes étaient déchaînés contre eux. On les comparait à des tigres et à des bêtes féroces, qui voulaient, disait-on, établir la guerre civile en France, pour recouvrer les biens dont ils avaient été si justement dépouillés. On donna gratis au peuple un drame intitulé: _le Despotisme renversé_, _ou la Prise de la Bastille_, à la fin duquel le peuple prêta le serment civique, et l'orchestre joua l'air: «_Ça ira, ça ira, les aristocrates à la lanterne_, etc.» Le lendemain, on cria dans les rues la liste des évêques et des curés qui n'avaient pas prêté le serment, et de ceux qu'on supposait devoir le refuser. MM. Bailly, Duport du Tertre et Desmeuniers employèrent tous les moyens de persuasion et de terreur pour gagner ceux des curés qui avaient le plus d'influence sur les fidèles. Ils allèrent chez eux la nuit, les réveillèrent, et les pressèrent de prêter le serment. Ils en usèrent ainsi, notamment, envers le curé de Sainte-Marguerite, pasteur vénérable, âgé de plus de quatre-vingts ans, s'imaginant par là faire plus d'impression sur son esprit. Mais n'ayant rien pu gagner sur la fermeté de ces généreux ecclésiastiques, ils laissèrent mettre des affiches aux portes des églises, qui portaient en tête du décret sur la constitution civile du clergé que ceux qui le refuseraient seraient regardés comme perturbateurs du repos public. M. Bailly et les deux autres nommés ci-dessus, regardés comme auteurs secrets de ces affiches, ne les firent enlever que lorsqu'elles eurent produit l'effet qu'on en attendait, et s'excusèrent ensuite comme d'une erreur de leurs bureaux. Une pareille malversation, qui méritait une punition exemplaire, n'eut aucune suite, malgré les réclamations de MM. Malouet et de Cazalès contre l'atrocité d'une pareille conduite. Les églises furent remplies de brigands des deux sexes, le jour où les municipaux s'y rendirent pour exiger le serment qui devait avoir lieu à l'issue du prône. A peine était-il fini que le tumulte commença. Les brigands faisaient retentir l'air des cris répétés de: «Le serment! le serment! A la lanterne!» et l'on ne peut se faire d'idée d'un pareil scandale. Il fut plus grand à Saint-Sulpice qu'ailleurs. Les forcenés se frayèrent un passage à travers le clergé, les municipaux et les grenadiers qui entouraient le curé, quand il retourna à la sacristie, après le refus du serment. Ils le menaçaient tous de le frapper; l'un d'eux lui donna un coup de poing, un autre lui arracha les cheveux, et un troisième lui mit le pistolet sur la joue. Le maréchal de Mouchi, qui était à la messe, ne quitta pas le curé, et para même plusieurs coups qu'on lui portait. M. Bailly arriva, à son ordinaire quand le danger fut passé. Ce n'était pas le premier de cette espèce que courait M. le curé, malgré son extrême charité pour les pauvres, à qui il avait distribué plus de soixante mille francs de son patrimoine, depuis trois ans qu'il était curé de Saint-Sulpice. Dans le courant de l'hiver de 1790-91, il avait annoncé dans sa paroisse une messe, à la suite de laquelle il devait donner l'état des sommes qu'il avait reçues des bienfaiteurs des pauvres de sa paroisse. On envoya ce jour-là à Saint-Sulpice une nuée de brigands, qui remplirent l'église et entourèrent le presbytère, demandant à grands cris le curé. Chacun était dans la consternation et le crut à sa dernière heure. La fuite était impossible; elle aurait eu une apparence de lâcheté qui eût été fâcheuse dans les circonstances où l'on se trouvait. La fermeté seule pouvait le sauver. Son clergé, après avoir déclaré qu'il mourrait avec lui, fut le chercher processionnellement, le fit monter dans sa chaire, et les jeunes prêtres se mirent sur les degrés, bien résolus de lui faire un rempart de leur corps. Les brigands se mirent alors à crier: «Faites un sermon.» Il se recueillit un instant, et improvisa un discours sur le jugement dernier, qui leur fit une telle impression, que le silence succéda au tumulte; et quand le curé, quittant sa chaire, commença la quête, chacun de ces brigands y mit une pièce blanche, et elle monta à quinze cents francs. Ce qui prouve jusqu'à l'évidence qu'ils avaient été payés pour faire cette insurrection. Il n'y avait pas de moyens que l'on n'employât pour disposer les esprits en faveur de la nouvelle constitution civile du clergé. On fit paraître à l'Assemblée une députation des électeurs de la ville de Parts, pour la féliciter sur ses talents et les grandes vertus dont elle donnait l'exemple à l'Europe. Le comédien Larrive en était l'orateur, et le discours avait été fait par Céréti: «Vous avez, leur dit-il, éternisé le trône, la législature, la monarchie et le christianisme. Nous regardons tout ecclésiastique contraire ou infidèle au serment national, comme trahissant Dieu et le peuple, et nous venons vous protester que malgré toutes les manoeuvres employées pour faire douter de la pureté de nos opinions religieuses, nous ne choisirons que des ecclésiastiques dignes de la nation et des autels.» Alquier proposa de charger les comités ecclésiastiques de rédiger une instruction pastorale pour ramener le clergé aux institutions de son divin fondateur. L'opposition au serment ne fut pas générale parmi les ecclésiastiques de second ordre. Il y en eut un assez grand nombre qui le prêtèrent parmi les membres de l'Assemblée. L'abbé Mouchel, recteur de l'Université, et toujours du parti le plus fort, parla au nom de cette école célèbre, quoiqu'il ne fût avoué que d'un petit nombre de professeurs ou d'agrégés, et il félicita l'Assemblée des vertus qu'elle transplantait dans un royaume où, avant ses séances, on ne connaissait que des tyrans et des esclaves. Quelques ecclésiastiques, qui aspiraient, ainsi que lui, à remplacer ceux qui refusaient le serment, outrèrent encore les éloges. Ils ne furent pas trompés dans leur attente. Presque tous eurent des évêchés, et l'abbé du Mouchel, nommément, fut élu évêque de Nîmes. Mirabeau, de son côté, fit une adresse incendiaire pour être envoyée dans les départements. Il y invectivait contre le clergé de la manière la plus sanglante, lui prêtant les intentions les plus perfides. Il l'accusait de persuader au peuple que la religion et la Révolution ne pouvaient subsister ensemble, au lieu de l'amener, par leur conduite, à ne connaître que le Dieu créateur de la nature et de la liberté, et à ne sacrifier que sur l'autel de la patrie. Le but du serment était d'éliminer du clergé les évêques, les ecclésiastiques nobles et tous ceux que leur attachement à la religion, à l'honneur et à la monarchie rendaient ennemis des maximes contraires aux bonnes moeurs, et qui par leurs discours et leurs exemples contenaient le peuple dans la soumission aux lois. Pour exciter davantage le peuple contre le clergé et contre les personnes qui pouvaient mettre obstacle à leurs projets destructeurs, Chapelier fit décréter la liberté de représenter au théâtre telle pièce que l'on voudrait, sans qu'elle fût soumise à la censure. Autrement, disait-il, celui qui parlerait de la liberté et des tyrans serait obligé d'effacer des maximes sacrées, si les troupes privilégiées se refusaient à les prononcer. La licence théâtrale se dirigea alors principalement contre le clergé, et redoubla d'efforts pour le rendre odieux. Lorsque l'on verra les productions du siècle qui s'intitulait modestement le siècle des lumières, on sera étonné du mauvais goût et du fanatisme des pièces qu'enfanta la licence. On attribua aux corps administratifs l'exécution de la loi du 26 décembre, pour procéder au remplacement des ecclésiastiques fonctionnaires publics qui refuseraient le serment, et le 16 janvier fut le jour fixé pour le remplacement. Dès la veille, Fréron, Marat et autres libellistes, chargés du soin d'agiter les carrefours, ne parlaient que de conspirations, faisaient arriver les étrangers en France, soudoyés par les princes et les nobles, et se permettaient les injures les plus atroces contre les évêques et les curés qui avaient refusé le serment, qu'ils allaient, disaient-ils, remplacer par des ecclésiastiques pleins de l'esprit saint du civisme. Les nouveaux pasteurs furent choisis par les jacobins. Ceux-ci avaient bien prévu qu'il en naîtrait un schisme dans l'Église, et que la plupart des fidèles ne les reconnaîtraient pas et cesseraient d'aller à l'église; mais ils savaient, en même temps, que le peuple, sans être animé du même esprit, suivrait leur exemple et se déshabituerait petit à petit de l'assistance du service divin: ce qui leur permettrait de supprimer le culte, qu'ils ne faisaient exercer que par des hommes qui leur étaient dévoués, pour accoutumer le peuple à s'en passer. Les prêtres constitutionnels avaient pour chef l'évêque d'Autun, qui se chargea de conférer l'ordination à ses nouveaux collègues. L'archevêque de Sens, qui n'avait accepté la constitution civile du clergé que par la peur d'être recherché sur son administration pendant le temps de son ministère, écrivit au Pape pour lui faire connaître le motif qui l'avait engagé à prêter, seulement du bout des lèvres, un serment où son coeur n'avait nulle part. Le Pape lui reprocha, par sa réponse, le déshonneur qu'il avait imprimé à la pourpre romaine, en acceptant et exécutant la constitution civile du clergé, en supprimant son chapitre et en se faisant élire à un siége étranger: «L'excuse que vous en donnez, disait le Pontife, est non-seulement indigne de la sainteté du serment, mais même de la probité naturelle à un honnête homme.» Il ajoutait que s'il ne réparait, par une prompte rétractation, le scandale qu'il avait donné, il serait contraint de le dépouiller de sa dignité. M. de Brienne, pour toute réponse, lui renvoya le chapeau de cardinal. Sa pusillanimité ne le garantit pas des persécutions qu'il redoutait. L'imprudence de sa conduite le mit souvent dans le cas d'avoir recours au mensonge. Il ne put tromper les jacobins, et la frayeur de l'échafaud lui fit terminer lui-même sa triste carrière pour ne pas risquer de tomber entre leurs mains. La publication du bref du Pape affermit dans leurs principes ceux qui s'étaient déclarés contre le serment, et ébranla beaucoup de ceux qui s'étaient décidés à la soumission. La fureur des jacobins en devint encore plus ardente; et pour avoir toujours des satellites prêts à exécuter leurs ordres, ils attirèrent à Paris des malfaiteurs de tous les pays et de tous les coins de la France. Cette classe de criminels, qui n'appartenait à aucune nation, égara la population et frappa de terreur les citoyens honnêtes, en se répandant dans les rues, les spectacles et autres lieux publics. Le repaire de ces brigands était un souterrain au-dessous du club des Jacobins, où se réunissaient les ouvriers, les artisans, les porteurs d'eau, et les hommes et les femmes sans état et sans bien. Ils fondèrent d'autres clubs dans les faubourgs et les autres quartiers de la capitale. On n'y était reçu qu'en prouvant son patriotisme. Il y en eut même un dans la rue Jacob où l'on n'était reçu qu'en prouvant qu'on n'avait ni feu ni lieu. Là, sous les auspices de Prud'homme, fondateur de ce club, on lisait les récits les plus violents contre la religion, les rois, la noblesse et le clergé; et par tous les moyens on familiarisait ceux qui les fréquentaient avec des maximes qui les auraient fait frémir dans des temps moins corrompus. Un autre club, composé de personnes d'un état plus relevé, se forma au cirque du Palais-Royal, sous le nom de _Bouche de fer_. Il eut Biauzac pour président, et pour orateur ce même abbé Fauchet qui, après avoir en chaire calomnié deux fois la noblesse et le clergé, et dénoncé les rois comme des tyrans, prêcha dans ce club, au nom de la nature, contre la religion, le trône et l'inégalité des fortunes. Les départements avaient aussi leurs clubs, composés de leurs plus mauvais sujets, des jeunes gens d'un esprit ardent, et des hommes mûrs, mais d'un caractère bouillant. Ils discutaient les droits naturels, blâmaient tous les anciens usages, et faisaient les fonctions de comités des recherches, d'inspecteurs de municipalités et de délateurs, se permettant de violer les domiciles, d'ouvrir même les lettres. Ils avaient, de plus, des bureaux de délation et une justice accusatrice. L'ardeur de leur patriotisme les porta jusqu'à fonder des clubs dans les villages, et la France s'en trouva couverte d'un bout à l'autre. Ils correspondaient les uns avec les autres, et formaient, sous la direction de ceux de Paris, une puissance d'autant plus redoutable qu'elle s'élevait sur les ruines des ordres et des corporations que la monarchie avait vus naître. Elle comprima toutes les classes de citoyens et exerça même son despotisme sur la liberté individuelle et sur les propriétés. Achard de Bon-Vouloir, député, eut le courage de dénoncer à l'Assemblée le danger de laisser élever une telle puissance. Il fut interrompu par des cris affreux, et sa motion fut envoyée au comité des rapports, où elle resta ensevelie avec beaucoup d'autres du même genre. Ces nouveaux clubs envoyèrent des missionnaires dans les campagnes pour catéchiser le peuple et l'exciter contre les évêques et les prêtres insermentés, auxquels ils donnaient le nom de réfractaires. Les directoires de districts et de départements, et les municipalités, faisaient de leur côté des arrêtés où ils traitaient les mêmes ecclésiastiques de révoltés et de perturbateurs du repos public. Ils soulevaient ainsi le peuple contre ses pasteurs et le disposaient au mépris de la religion, d'où s'ensuivait nécessairement sa démoralisation. Ces injures et ces calomnies, répandues dans toute la France, furent le prélude de l'horrible persécution contre le clergé et des massacres qui en furent la suite. Le club des Jacobins de Paris envoyait dans les départements la liste des personnes qu'il voulait porter à l'épiscopat. Ils les choisirent d'abord parmi les membres de l'Assemblée, auxquels ils accordèrent les meilleurs évêchés; ils donnèrent les autres aux ecclésiastiques les plus marquants dans la Révolution. Ces nouveaux évêques, sensibles aux bontés de l'Assemblée, à laquelle ils étaient redevables de leur fortune, lui envoyèrent des professions de foi dignes de son approbation. On employa la violence pour faire prêter le serment aux curés dont, on connaissait la faiblesse, et ceux qui s'y refusaient furent remplacés de la même manière que les évêques. Ces innovations éprouvèrent de la résistance en plusieurs endroits, et notamment en Bretagne. On arma contre les récalcitrants les gardes nationales et les troupes de ligne, et l'on employa la même violence dans plusieurs départements. C'était la suite du discours de M. de Lameth, qui avait osé dire en pleine Assemblée que tout était permis pour assurer la Révolution. Les philosophes, les protestants et les jansénistes, dont un grand nombre en avait adopté les principes, se chargèrent du soin d'animer le peuple des villes et des campagnes, en lui disant que le clergé n'avait d'autre but, dans sa résistance, que le retour des dîmes et des autres droits qui pesaient autrefois sur le peuple; et ils y parvinrent facilement en employant de pareils moyens. L'Assemblée manda à sa barre, sur une simple dénonciation sans preuve, les évêques de Tréguier, de Saint-Malo et de Saint-Paul de Léon, suspendit de ses fonctions le directoire du Bas-Rhin, accusé de s'être conduit trop mollement envers les prêtres insermentés, et autorisa les commissaires du Roi à le remplacer, quoique par la Constitution le peuple seul eût le droit d'en choisir les membres. M. de Saint-Priest, ne voyant plus de moyen d'être utile au Roi, donna sa démission, et le portefeuille fut donné à M. de Lessart. M. de Montmorin fut le seul des anciens ministres qui conserva sa place dans l'espoir d'être utile au Roi. Il n'avait jamais cessé de témoigner une grande déférence à l'Assemblée, et de caresser les démagogues; aussi le virent-ils garder sa place avec plaisir. Mais cette conduite, qui ne lui fut d'aucun avantage vis-à-vis x, lui attira le mépris des royalistes, qui ne rendaient point justice aux motifs qui le dirigeaient, le regardant comme un ingrat qui abandonnait le parti de son Roi, à l'amitié duquel il devait toute sa fortune. M. de Vauvilliers, membre distingué de la Commune de Paris, ne voulant pas participer aux violences qui s'exerçaient contre le clergé, donna sa démission. Il s'était fortement opposé à l'établissement du comité des recherches de Paris, et avait parlé avec une grande énergie sur le danger d'un tribunal aussi contraire à la liberté. Mis au bureau des subsistances, et même à la tête de ce comité, il y donna des preuves de ses talents. Dès qu'il eut connu Louis XVI, il s'y attacha profondément et en fut très-considéré. Extrêmement instruit, il ne s'occupa plus que de l'étude des sciences et des belles-lettres. Il aurait pu se croire à l'abri des persécutions; mais il n'en fut pas ainsi. Obligé de quitter sa patrie, il se réfugia en Russie, où on lui témoigna la considération due à ses talents et à ses vertus. Les troubles du Midi se propageant d'une manière effrayante, un nombre considérable de citoyens de la ville d'Aix se déterminèrent à former un club sous le titre de _défenseurs de la religion, des lois et de la propriété_. Son but était de prêter main-forte aux municipalités en cas de troubles, et ils firent la déclaration de cette association à la municipalité d'Aix. Dès le lendemain, les brigands s'assemblèrent au lieu de ses séances, et dans les cafés de la ville où se réunissaient les royalistes, les provoquèrent de manière à exciter leur ressentiment, et, malgré la sagesse qu'ils eurent de ne se permettre aucune voie de fait, ces brigands les accusèrent d'avoir tiré plusieurs coups de fusil. Sous ce prétexte, ils pillèrent plusieurs maisons, et s'emparèrent de MM. Pascalis et de la Roquette, qu'ils conduisirent en prison. La municipalité resta tranquille, ne requit aucun secours de la force armée, et laissa forcer la prison aux brigands, qui en tirèrent MM. Pascalis et de la Roquette, et les pendirent aux arbres du cours de la ville. M. de Guiramond, qui s'était sauvé à la campagne, en fut arraché et subit le même sort que les premiers. M. Lieutaud, correspondant de Mirabeau et ancien commandant de la garde nationale, fut emprisonné par les furieux, pour avoir voulu mettre l'ordre dans la ville et organiser la garde nationale de manière à la rendre utile au besoin. La consternation régnait à Aix, et quand le calme fut rétabli, plus de deux mille personnes demandèrent des passe-ports pour quitter cette malheureuse ville. Les meurtres et les dévastations qui se renouvelaient journellement en Quercy déterminèrent plusieurs gentilshommes de ce pays à former une association pour se défendre mutuellement en cas d'attaque; mais n'étant pas assez forte, elle ne put remplir cet objet. M. d'Esqueyrac, qui en était un des membres, se voyant sans aucun moyen de défense contre les brigands qui venaient l'attaquer, voulut se retirer en Languedoc, et passa par le château de M. de Clarac, qui se trouva tout d'un coup investi. Tous deux cherchèrent à se défendre; mais les brigands ayant mis le feu au château, ils n'eurent plus de salut que dans la fuite. M. d'Esqueyrac fut tué en cherchant à se sauver au travers des flammes, et M. de Clarac fut réduit à se cacher dans un souterrain, où il faillit être écrasé par la chute de la maison. Il demeura vingt-quatre heures enseveli dans les décombres, lui et un de ses amis. Ils n'en furent tirés que par le secours de quelques personnes, qui purent bien sauver leur vie, mais non les garantir d'être conduits en prison par cette populace effrénée. L'accusateur public n'eut pas honte de traduire en jugement M. de Clarac, comme coupable d'avoir tiré un coup de pistolet, qu'il affirma sur son honneur n'avoir jamais tiré. Tous les fonctionnaires publics n'étaient cependant pas des scélérats. Un grand nombre n'étaient qu'égarés ou tellement effrayés, que, tout en gémissant sur les crimes qui se commettaient, ils n'avaient pas le courage de s'y opposer. Presque tous les honnêtes gens, craignant de s'associer au grand nombre de mauvais sujets qui remplissaient les places, s'en écartaient et leur laissaient le champ libre. Il s'était formé un nouveau club sous le titre de: «Amis de la constitution monarchique», dont étaient MM. Malouet, de Clermont-Tonnerre, de Virieu, et plusieurs autres personnes qui professaient les mêmes opinions. Ils avaient eu la précaution d'en prévenir le maire et le commandant de Paris, et commencèrent ensuite leurs séances. Comme beaucoup de personnes se disposaient à les joindre, les Jacobins, effrayés, résolurent d'attaquer le club par tous les moyens qu'ils avaient en leur pouvoir. Ils lui donnèrent d'abord le nom d'_impudents monarchiens_. Profitant ensuite de l'imprudence qu'ils avaient faite de donner aux pauvres du pain au-dessous de la taxe de la ville, ils l'accusèrent de chercher à corrompre le peuple, et le club reçut l'ordre d'interrompre ses séances jusqu'à ce qu'il plût à M. Cayer de Gerville, procureur de la commune, d'instruire son procès, conformément à l'ordre que lui en avait donné la section de l'Oratoire. La société s'y soumit, mais en protestant et demandant justice contre une pareille violation de la Constitution. Plusieurs sociétés du même genre qui s'étaient formées à Grenoble et dans d'autres villes du royaume furent également forcées de se dissoudre, comme étant contraires à la liberté! Les Jacobins seuls avaient le droit d'en former de semblables, et chaque crime ou acte de violence de leur part était toujours excusé, sous le prétexte de déjouer un projet de contre-révolution. On permit, quelque temps après, de rouvrir le club monarchique; mais les Jacobins, pour en effrayer les membres, organisèrent un attroupement qui menaça d'incendier la maison de M. Clermont-Tonnerre. Il en fut averti, quitta sur le champ l'Assemblée, et parvint par sa fermeté à dissiper l'attroupement. M. Bailly, qui n'arrivait jamais qu'à la fin des tumultes, et qui adoucissait toujours les violences des stipendiés des Jacobins, vint assurer l'Assemblée que le rassemblement était peu de chose, et même déjà calmé au moment de son arrivée. Si le peuple eût été aussi facile à soulever qu'au commencement de la Révolution, M. Malouet, menacé violemment en venant au secours de M. de Clermont-Tonnerre, aurait été mis en pièces; mais il commençait heureusement à se fatiguer des insurrections, qui n'étaient plus formées que par les stipendiés des Jacobins. MM. Victor de Broglie, Alexandre de Lameth et de Beauharnais, qui redoutaient l'établissement du club monarchique, se permirent contre lui les déclamations les plus violentes, dans les séances des Jacobins. Barnave, qui ne perdait pas une occasion de saper les fondements de la monarchie en détruisant tous ses soutiens, les seconda, et ils intimidèrent tellement les locataires de leur salon, qu'aucun n'osa les recevoir, et cette société ne put jamais parvenir à s'établir. Depuis l'établissement des jurés pris parmi les matelots pour juger les fautes d'insubordination, elles s'accroissaient de jour en jour; et pour achever la désorganisation de la marine on proposa d'admettre dans la marine militaire les officiers de la marine marchande. M. de La Coudraye, officier de la marine militaire, en fit sentir les inconvénients par le discours le plus sage, et dans lequel il prouva jusqu'à l'évidence que l'intérêt étant l'âme du commerce, et le désintéressement et l'amour de la gloire celle de la marine, leur alliance était incompatible. Il représenta le danger d'introduire des idées de commerce dans l'esprit des officiers, souvent obligés de tout sacrifier à l'honneur; que c'était la raison qui empêchait le lest des vaisseaux avec des marchandises, et que le moyen le plus sûr de distraire la marine française était de décourager les officiers, en reculant leur avancement, seule récompense de leurs continuels sacrifices. Il ne fut point écouté, et la question fut seulement ajournée. L'émigration des officiers de la marine, à laquelle l'insubordination de leurs subordonnés les força, rendit la question inutile. Rien ne pouvait faire plus de peine au Roi que la destruction d'une marine qu'il s'était donné tant de peine à former, et qui était composée d'officiers reconnus pour être les plus instruits de l'Europe. Mais il était destiné à éprouver tous les jours de nouvelles amertumes. Ce malheureux décret sur le remplacement de l'ancien clergé occasionnait des persécutions qui l'affligeaient profondément. La profanation des églises en fut la suite. Sous le prétexte de verser dans le Trésor public l'argenterie et le prix des ornements appartenant aux églises et aux communautés supprimées, on s'empara, avec la dernière indécence, de ces derniers, ainsi que des vases sacrés qu'on ne jugea plus nécessaires au culte. L'argenterie, destinée à alimenter le Trésor public, n'y fut pas d'une grande ressource. Les commissaires chargés de cette opération en détournèrent une grande partie à leur profit, et les ornements vendus à l'encan, avec une sacrilége inconvenance, satisfaisaient plus ceux qui en tiraient un motif de risée qu'ils ne procuraient la ressource qu'on s'était proposé d'en obtenir. CHAPITRE X ANNÉE 1791 Départ de Mesdames. Insurrection provoquée à cette occasion.--Nouveaux moyens employés pour échauffer le peuple et diminuer le respect dû à la Majesté Royale.--Nouvelles suppressions de l'Assemblée.--Journée du 28 février.--Mort de Mirabeau. Mesdames Adélaïde et Victoire, tantes du Roi, ne voyant plus de sûreté ni de tranquillité à espérer à l'avenir, prévoyant d'ailleurs que les choses en viendraient au point de forcer le Roi à s'éloigner de la capitale et d'une Assemblée qui l'injuriait journellement, et qui ne respectait ni les personnes, ni les propriétés, se décidèrent à quitter momentanément la France et à se retirer à Rome. Les préparatifs de leur départ occasionnèrent une grande rumeur parmi les démagogues des clubs et de l'Assemblée, qui voulaient que le Roi les empêchât de partir. La municipalité leur ayant refusé des passe-ports, le Roi ordonna à M. de Montmorin, ministre des affaires étrangères, de leur en donner, et les signa lui-même. M. Bailly, toujours esclave de ce bon peuple, vint représenter au Roi les alarmes qu'occasionnait ce départ, et l'engagea à s'y opposer. Mais le Roi lui répondit que, malgré son regret de voir éloigner Mesdames, il ne pouvait leur ôter le droit qu'avait chaque individu de voyager librement, droit garanti par la Constitution et dont il serait injuste de les priver. On fomenta une petite insurrection pour se porter à Bellevue, lieu de leur résidence; mais Mesdames, averties à temps, la prévinrent et partirent à minuit. Elles furent arrêtées à Moret par la municipalité de cette petite ville; mais les chasseurs du Hainaut les firent passer et les escortèrent jusqu'à une certaine distance de la ville. Le compte que rendit la municipalité de Moret de ce qui s'était passé à cette occasion produisit une grande rumeur dans l'Assemblée, qui voulut même faire punir l'officier qui commandait les chasseurs; mais M. de Cazalès en fit tellement sentir l'inconvenance, qu'elle passa à l'ordre du jour. La seconde arrestation de Mesdames, à Arnay-le-Duc, que la municipalité de cette ville ne voulut plus laisser sortir sans l'autorisation de l'Assemblée, occasionna de nouveaux débats. Les démagogues profitèrent de cette occasion pour donner des inquiétudes au peuple et pour injurier de nouveau le Roi dans la personne des membres de sa famille. Comment est-il possible, disait Charles de Lameth, que des princesses, nourries pendant cinquante ans par la nation, et qui devraient sentir le bienfait de la Révolution, puissent quitter une patrie qui leur procure tant d'avantages? Barnave et son parti s'opposèrent fortement à leur départ. Après les discussions les plus étranges, l'affaire fut renvoyée au pouvoir exécutif, et Mesdames continuèrent enfin leur voyage. Elles reçurent, dans tous les pays qu'elles traversèrent en quittant la France, les hommages dus à leurs vertus et à leur rang. Des hommes de la lie du peuple arrivèrent à Bellevue; mais Mesdames étaient parties. Ils y firent peu de dégâts et se contentèrent de boire, manger et se coucher dans les fauteuils de l'appartement. Ils allèrent aussi au Luxembourg pour s'assurer s'il était vrai que Monsieur et Madame se proposassent aussi de partir. Monsieur les en dissuada. Madame, à qui ils eurent la hardiesse de s'adresser de nouveau, les traita avec la hauteur et la dignité qui convenaient à son rang; et Monsieur et Madame, qui devaient aller aux Tuileries, montèrent en voiture devant cette populace, qui, après les avoir suivis pendant quelque temps, finit par se dissiper. Pour profiter de cette occasion de soulever le peuple, on fit courir le bruit qu'on avait fait partir secrètement Mgr le Dauphin. Sous ce prétexte, la populace s'assembla le 24 février sur la terrasse des Tuileries et dans le Carrousel, voulant entrer de force au château pour voir Mgr le Dauphin et demander au Roi le rappel de Mesdames. Les grilles furent fermées sur-le-champ, et la garde nationale déclara qu'elle ne laisserait plus forcer le château et saurait le défendre de toute invasion. M. Bailly et les officiers municipaux vinrent haranguer les séditieux, qui leur répondirent par des injures. Toujours indulgent pour cette populace, qu'il appelait le bon peuple, il voulait faire ouvrir les grilles; mais M. de Mazelière, ancien officier du régiment de Picardie, en ayant fait sentir le danger à la garde nationale, elle s'y opposa formellement. M. Bailly monta alors au château pour supplier le Roi de n'employer que des moyens de douceur. Le Roi lui répondit qu'il savait mieux que personne qu'elle était dans son coeur, mais qu'il fallait l'allier à la fermeté et apprendre au peuple à obéir. Sur cette réponse, M. de la Fayette fit disposer les troupes, et nettoya en un instant le Carrousel et les alentours. Il n'y avait sorte de moyens que l'Assemblée n'employât pour diminuer le respect dû au Roi. Comme les mots font beaucoup sur le peuple, elle ne l'appela plus, dans le décret qu'elle fit sur la régence, que le _premier fonctionnaire public_, Mgr le Dauphin, _premier suppléant_, et le prince appelé à la régence par le droit de primogéniture, _suppléant majeur_. La Reine, à qui l'on ôta la régence et qui fut seulement chargée de la garde du Roi mineur, fut nommée _mère du premier suppléant_. On se permit les propos les plus indécents à ce sujet. Barnave et Chapelier, et les autres principaux factieux, laissèrent voir clairement qu'ils ne voulaient qu'une république. La plupart de leurs complices entendaient sous ce nom l'anarchie, le pillage et l'invasion des propriétés, qu'ils entendaient faire tourner à leur profit. Le comité de constitution proposa de décréter que les fonctionnaires publics seraient tenus à la résidence dans le lieu de leurs fonctions, et que le Roi, premier fonctionnaire public, devant toujours être à la portée de l'Assemblée, ne pourrait s'en éloigner de plus de vingt lieues lorsqu'elle serait rassemblée, et ne pourrait qu'après sa séparation s'établir dans tel lieu du royaume qui lui conviendrait; que l'héritier présomptif serait tenu de résider près de sa personne et ne pourrait voyager sans sa permission dans l'intérieur du royaume, dont il ne pourrait sortir que par un décret de l'Assemblée sanctionné par le Roi; que pendant sa minorité, sa mère et le prince appelé après lui à la couronne seraient tenus à la même résidence, sous peine, pour le Roi et pour eux tous, d'être déchus de tout droit à la couronne, étant alors censés avoir renoncé à leurs fonctions. Ils eurent grand soin de comprendre dans le décret, au nombre des fonctionnaires publics, le Roi et sa famille, pour diminuer par cette dénomination le respect attaché au nom du Roi et de la famille royale. MM. de Cazalès, l'abbé Maury et plusieurs autres membres du côté droit parlèrent avec force sur l'injure faite au Roi et à la famille royale, en leur imposant de pareilles conditions et en substituant toujours le nom de pouvoir exécutif à celui de Roi. Ils conclurent pour le rejet du décret ou au moins pour l'ajournement, afin de laisser le temps de réfléchir sur les graves inconvénients qu'il entraînerait après lui. On divagua du côté gauche sur la beauté du titre de premier fonctionnaire public d'une nation libre, et sur la justice d'imposer des conditions à une famille à qui l'on accordait une si éminente dignité. «Nous ne permettrons pas, dit M. de Cazalès, que l'autorité du Roi soit anéantie, et qu'il tienne de l'Assemblée un nouveau titre que celui que lui et sa race possèdent depuis plus de huit cents ans. Je renouvelle, en ce moment, le serment qui m'attache à sa personne et dont rien ne pourra nous délier: Vive le Roi!» Tout le côté droit quitta sa place, s'élança vers le président et arracha ce cri d'amour et de fidélité. Mais la proposition du comité n'en fut pas moins convertie en décret, et les factieux s'applaudirent de cette nouvelle atteinte portée à l'autorité royale. Chapelier, après avoir tonné sur le tort que l'émigration faisait au peuple, au commerce et aux manufactures, proposa d'obliger les émigrés à rentrer en France, sous peine de confiscation de leurs biens et de leurs propriétés. «Tous ceux qui quittent leur patrie en temps de trouble ne peuvent plus, disait-il, prétendre à ses bienfaits et à sa protection pour leurs propriétés.» Sentant cependant combien un pareil décret était contraire à la Constitution, il ajouta: «Quand l'ordre est dérangé, les lois ordinaires ne conviennent plus, il faut des lois de circonstance.» L'abbé Maury, M. de Cazalès et plusieurs autres relevèrent avec force une si monstrueuse assertion. «Un tyran, répliquèrent-ils, peut seul forcer de rester dans une patrie quand on en change les lois, et surtout quand il s'y commet tant d'excès impunis, qui laissent la vie et la propriété à la merci des brigands. Le projet de loi de Chapelier, en trois articles, portait: 1º que cette loi serait en vigueur dans les temps de troubles; 2º qu'on établirait un conseil de trois personnes qui exerceraient sur le droit de sortir du royaume et l'obligation d'y rentrer, un pouvoir dictatorial; 3º que la résistance à cette obligation entraînerait la confiscation des propriétés et la perte du droit de citoyen français. Il y eut une rumeur effroyable à la suite de la lecture de ce projet. «Vous ne pouvez, dit M. d'André, qu'ôter les pensions aux émigrés, et non les dépouiller.»--«La loi est si atroce, dit Mirabeau, qu'il faudrait être un Busiris pour l'exécuter.» Et il parla contre cette loi avec une telle véhémence, en demandant la question préalable, que les factieux l'accusèrent de vouloir exercer une dictature dans l'Assemblée. Il les interpella à son tour, et le tumulte continuant: «Silence aux trente voix, s'écria-t-il»; et le projet de Chapelier allait être rejeté, si Vernier n'eût demandé l'ajournement, sous prétexte de rédiger une loi plus raisonnable. On borna celle qu'avait proposée Chapelier aux fonctionnaires publics, attendant, pour la rendre générale, un moment plus opportun. Les factieux gagnèrent à cette discussion d'indisposer le peuple et une grande partie de la nation contre les émigrés, et de tracer à leurs successeurs le plan d'une loi qu'ils avaient seulement ébauchée. Chacun fut étonné du discours de Mirabeau. On ignorait qu'il fût entré dans le parti du Roi, et qu'il lui eût promis de rétablir la monarchie et de lui rendre son autorité. Il est difficile d'en douter quand on a entendu, comme moi, le Roi dire à la Reine le jour de sa mort: «Ne vous réjouissez pas, Madame, de la mort de Mirabeau. Nous faisons une perte plus grande que vous ne pensez.» Je n'ai su aucun des projets de Mirabeau, ni des conditions qu'il avait faites avec le Roi; mais ce qu'il y a de certain, c'est que les factieux furent si épouvantés de la seule idée qu'il pût abandonner leur parti et d'avoir à redouter un adversaire si dangereux, qu'il paraît constant qu'ils le firent empoisonner. Le comité militaire fit enfin paraître son travail, il réduisit à huit le nombre des maréchaux de France et fixa leur traitement à trente mille francs. Il ne conserva que trente lieutenants généraux en activité de service, à vingt mille francs d'appointements, et réserva au Roi la nomination de quatre principaux commandants de troupe avec un traitement égal à celui de lieutenant général. M. le prince de Broglie, voulant faire conserver à son père les appointements de maréchal de France, produisit à l'Assemblée une prétendue lettre de ce dernier, formellement opposée aux principes qu'il avait professés jusqu'alors. Mais le maréchal la démentit par une lettre aussi noble que touchante, dans laquelle il témoignait le regret qu'il éprouvait d'être réduit à démentir une démarche de son fils. L'Assemblée continuait toujours ses destructions. Elle détruisit toutes les coutumes qui rendaient les partages inégaux. Un grand nombre de députés démontrèrent en vain l'utilité de ces coutumes dans les pays agricoles. Ils eurent beau prouver qu'elles régissaient également les biens roturiers et les biens nobles, il fallait faire passer partout la faux de l'égalité. Ces principes firent détruire les maîtrises, les jurandes et toute espèce de corporation; et sur les représentations que l'on faisait aux meneurs de l'Assemblée, ils répondaient: «On peut avoir raison en principe, mais il faut, en révolution, que tout change et cède à l'intérêt du moment.» Ils allèrent jusqu'à vouloir détruire l'établissement des Invalides; mais il fut défendu par l'abbé Maury par des raisons si fortes et appuyées avec une telle éloquence, que l'Assemblée n'osa poursuivre le projet et se contenta de décréter qu'on ne recevrait dorénavant aux Invalides que des militaires estropiés ou d'un âge avancé, et que ceux qui habitaient présentement l'hôtel seraient libres d'y rester ou d'en sortir avec une pension proportionnée à leur grade. L'état-major fut supprimé, et l'administration réformée d'après les vues que devait présenter le comité militaire. L'abbé Maury et M. de Cazalès furent moins heureux en soutenant les droits incontestables de M. le prince de Condé sur la province du Clermontois, droit fondé sur les traités et reconnu à diverses reprises par nos souverains. Il fut déclaré appartenir à la nation; et par ce décret la maison de Condé fut privée de douze cent mille livres de rente: prix des services du grand Condé, dont la race a si bien soutenu l'honneur d'un pareil nom. Les brigands dévastaient les deux parcs de Chantilly et en vendaient publiquement le gibier. Ils tuèrent deux officiers des chasses de M. le prince de Condé et blessèrent si gravement M. de Bonneval, officier du régiment de Berry, qui était venu à leur secours, qu'on désespéra de sa vie. Tous ces excès restaient impunis, et la France était livrée aux plus affreux brigandages, pendant que l'Assemblée, uniquement occupée des soi-disant crimes de lèse-nation, décrétait l'établissement provisoire d'une haute cour nationale pour les juger. Elle devait être composée de quinze juges pris dans les tribunaux des environs d'Orléans, où elle devait tenir ses séances. Le président et l'accusateur public devaient être pris parmi eux, et le commissaire du Roi près le tribunal d'Orléans devait exercer les mêmes fonctions auprès de la haute cour nationale. Pour achever le complément de cette loi, on déclara qu'il suffirait de dix juges pour prononcer un jugement. Voilà le fruit que retira la France de cette liberté si vantée, à laquelle on ne pouvait faire trop de sacrifices, en réfléchissant sur les biens inestimables qu'elle devait lui procurer. On tenait toujours le peuple dans un état de fermentation continuelle. Les incendiaires persuadèrent aux habitants des faubourgs Saint-Antoine et circonvoisins qu'on ne rétablissait le donjon de Vincennes que pour en faire une forteresse; que l'on y transportait de la poudre et des boulets, et qu'on travaillait à y pratiquer un souterrain par lequel devaient s'évader le Roi et la famille royale. Sur ce simple soupçon dénué de toute vraisemblance, des bandes nombreuses se réunirent le 28 février pour démolir le donjon. Ils étaient déjà à l'ouvrage, lorsque M. de la Fayette y envoya la force armée, qui dissipa les travailleurs et emmena soixante d'entre eux prisonniers. Comme les esprits travaillaient sur les événements, on aperçut dans la chambre qui précédait celle de Mgr le Dauphin un chevalier de saint-Louis dont on ignorait le nom, et qui portait à son côté un petit couteau de chasse. On l'arrêta, et on le conduisit à la section voisine. Il répondit aux questions qu'on lui fit, avec beaucoup de simplicité. Il s'appelait, dit-il, de Coust, et serait désolé qu'on lui soupçonnât une mauvaise intention. Les malveillants profitèrent de cette circonstance pour répandre sur-le-champ dans tous les quartiers de Paris des feuilles volantes qui disaient qu'on avait trouvé chez le Roi un assassin armé de poignard et de pistolet, et sous ce prétexte il se porta une foule considérable aux Tuileries. Sa composition n'était rien moins que rassurante, et l'on eut beaucoup de peine à l'écarter. Comme elle tenait de très-mauvais propos, trois cents gentilshommes, qui venaient journellement aux Tuileries, inquiets de la fermentation qui régnait dans les esprits, s'armèrent de pistolets et montèrent au château pour défendre la personne du Roi, si elle était attaquée. La garde nationale, soupçonneuse et défiante, en prit un tel ombrage, qu'elle menaça de désarmer ceux qui occupaient les appartements du Roi. M. de Gouvion, qui en fut informé, en avertit Sa Majesté et lui fit craindre quelques excès. Le Roi sortit alors de son cabinet et ordonna à tous les gentilshommes qui étaient au château d'y déposer leurs armes, les assurant qu'elles leur seraient rendues le lendemain. Ils obéirent; mais, après leur départ, M. de la Fayette s'empara de ces mêmes armes, quoique déposées dans le cabinet du Roi, et les fit remettre à la garde nationale. Lorsque les gentilshommes qui étaient dans le château quittèrent les appartements du Roi, ils furent fouillés par la garde nationale, quoique, d'après l'ordre de Sa Majesté, pas un n'eût gardé ses pistolets. Plusieurs même furent maltraités. On arrêta MM. de La Bourdonnaye, Fontbelle, Dubois de la Motte, de Lillen, de Champéon-Godard, de Douville, de Songi et de Berthier, fils de l'intendant de Paris, qui refusèrent de se laisser fouiller. On les conduisit à la prison de l'Abbaye, où ils restèrent près de quinze jours, après lesquels on les mit en liberté. Dès le lendemain, on tapissa les rues d'estampes représentant des gentilshommes et des abbés, armés de poignards ou de pistolets, parcourant ainsi l'appartement, et l'on désigna longtemps sous le nom de chevaliers du poignard les amis de l'ordre et de la monarchie. Je ne fus pas présente à cette cruelle journée, étant retenue dans mon appartement par une fièvre rouge qui m'empêchait de communiquer avec Mgr le Dauphin; mais je savais tout ce qui se passait par le récit que m'en faisaient ceux qui descendaient perpétuellement chez moi, et dont plusieurs y déposaient leurs armes. Je m'affligeais d'être séparée de ce jeune prince dans un moment aussi critique et dont on ne pouvait prévoir les suites. Plusieurs personnes pensaient que le Roi devait profiter d'une circonstance où il était si grièvement insulté pour quitter Paris. Tout ce qui lui était attaché était profondément affligé et portait sur son visage l'empreinte de la douleur qu'inspirait une scène aussi injurieuse au Roi que celle dont on venait d'être témoin. M. de la Fayette fut accusé d'avoir médité longtemps cette déplorable journée; Mirabeau disait qu'elle était d'une grande profondeur. L'ordre du jour que La Fayette donna le lendemain ne put que profiter de cette opinion. Cet ordre du jour portait: «Qu'il avait pris les ordres du Roi pour que la garde nationale ne laissât plus remplir le château de ces hommes armés, dont quelques-uns par un zèle sincère, mats plusieurs par un _zèle très-suspect_, avaient osé se placer entre le Roi et la garde nationale; qu'en conséquence il avait intimé l'ordre de Sa Majesté aux chefs de la _domesticité_ du château, d'éviter à l'avenir de pareilles indécences, le Roi de la Constitution ne devant être entouré que des soldats de la liberté.» Il finissait en priant ceux qui étaient en possession des armes dont avaient été dépouillés ceux qui s'étaient _glissés dans le château_, de les remettre au procureur de la commune de Paris. Un pareil ordre du jour ne put qu'augmenter la haine que lui portait la noblesse, qu'il avait si lâchement abandonnée. Dès le lendemain, le journal de Paris annonça que M. de la Fayette était nommé commandant de la maison de Sa Majesté, ainsi que du château des Tuileries. Le fait était faux, et fut démenti par une lettre qu'adressèrent à M. de la Fayette MM. de Villequier et de Duras, premiers gentilshommes de la chambre, et qu'ils firent insérer dans tous les journaux. Cette lettre est si noble, si raisonnée, et répond si parfaitement aux inculpations de M. de la Fayette, que je ne puis me refuser de la copier littéralement. _Lettre de MM. de Villequier et de Duras, premiers gentilshommes de la chambre du Roi, à M. de la Fayette, en réponse à l'ordre du jour donné le 29 février, signé:_ LA FAYETTE. «On vient de nous communiquer, Monsieur, une copie littérale de l'ordre que vous avez donné à la garde nationale en date du 1er mars. Nous nous devons, nous devons à la nation, nous devons au Roi même, d'en discuter les articles qui regardent ce qui s'est passé au château le 28 février. «Nous transcrivons les propres termes de votre ordre: «Le commandant général croit devoir prévenir l'armée parisienne qu'il a pris les ordres du Roi pour que les appartements du château ne se remplissent plus de ces hommes armés, dont quelques-uns par un zèle sincère, mais dont plusieurs par un zèle très-justement suspect, ont osé se placer hier entre le Roi et la garde nationale.» «Justement suspect.....» avez-vous bien pesé la valeur et senti tout l'odieux d'une pareille expression? Vous ne pouvez ignorer que c'est avec des inculpations vagues que depuis longtemps on est parvenu à égarer l'esprit du peuple. «Qui sont-ils, ces gens suspects? Osez les nommer! Nous disons plus: vous le devez, pour ne pas les confondre avec des maréchaux de France, des officiers généraux, des militaires, des officiers de la maison du Roi, des députés, des fédérés et des citoyens honnêtes, dont les sentiments étaient connus et qui ne se sont rendus au château que pour concourir, avec la garde nationale, aux yeux de laquelle on les a calomniés, à l'honneur de défendre leur Roi et de partager ses dangers. «Entendriez-vous par _justement suspects_, comme vous l'avez dit à M. de Villequier, ceux qui ne sont pas de votre goût, et en qui vous ne pouvez avoir confiance? _Suspect_, parce qu'on n'est pas de votre goût; _suspect_, parce qu'on n'a pas votre confiance! Ici nous nous taisons, et nous n'avons plus personne à défendre. Poursuivons l'examen de votre ordre. «Le commandant général, d'après les ordres du Roi, a intimé aux chefs de la domesticité du château qu'ils eussent à prendre des mesures pour prévenir pareilles indécences.» «Vous nous avez, dites-vous, intimé les _ordres du Roi_. Ce fait est inexact dans tous ses points. Vous avez, il est vrai, adressé la parole à M. de Villequier dans le cabinet du Roi; mais le Roi n'y était pas alors, vous ne l'aviez pas encore vu; vous ne pouviez donc qu'énoncer vos opinions particulières, et non intimer les ordres du Roi que vous n'aviez pu prendre encore. «Depuis quand donc serions-nous à vos ordres? Vous ne pouvez ignorer, Monsieur, que pour ce qui regarde notre service, nous ne pouvons et n'avons jamais pris d'autres ordres que ceux que nous recevons directement de Sa Majesté. «Le Roi de la Constitution, ajoutez-vous, ne doit et ne veut être entouré que des soldats de la liberté!» Ah! Monsieur, voulez-vous donc priver des maréchaux de France, des militaires et des citoyens, que leurs fonctions éloignent de Paris une partie de l'année, du bonheur de voler à la défense de leur Roi? Et voudriez-vous interdire à Sa Majesté la douce consolation d'être entourée de ceux qui lui sont dévoués? «Non, Monsieur, il est de notre devoir de vous déclarer et de publier, du consentement même du Roi, qu'il n'a point partagé la défiance inspirée à la garde nationale contre ceux qui étaient dans son appartement, et dont il connaissait lui-même la plus grande partie, et qu'il ne partage pas l'opinion qui vous fait taxer d'indécente une démarche qui n'était dictée que par l'attachement à sa personne; et en voici, Monsieur, une preuve à laquelle il est impossible de se refuser. «Pour mettre fin aux troubles occasionnés par une erreur suggérée, le Roi a désiré que l'on déposât chez lui les pistolets dont on s'était armé pour sa défense; son seul désir a été une loi pour chacun, et ces armes ont été remises dans la chambre de Sa Majesté. Voilà cependant, Monsieur, les personnes que vous osez peindre comme suspectes; voilà ceux que l'autorité d'un ordre émané d'un commandant général de la garde parisienne pouvait inculper aux yeux des provinces, si elles n'étaient pas instruites de la vérité des faits. «Nous avons donc l'honneur de vous prévenir que nous rendons notre lettre publique, et que nous la terminons par la profession de foi que nous vous avons faite, ainsi qu'à MM. d'Arblay, major de la seconde division, et Gondran, officier du 4e bataillon; nous la renouvelons au nom des maréchaux de France, des officiers généraux, des militaires de tout grade, des officiers de la maison du Roi, des députés, des fédérés, enfin de tous ceux qui s'étaient rassemblés au château le 28 février. «Nous affirmons, en leur nom, qu'animés du même esprit que la garde nationale pour la défense du Roi, si une insurrection avait pu causer quelque inquiétude pour sa personne, leur projet et le nôtre était de se mêler avec elle, et de se montrer émule du zèle qu'elle avait montré dans plusieurs occasions, et récemment encore, le 24 février. Le poste le plus exposé eût été celui que leur courage et leur amour pour le Roi leur eussent fait ambitionner. «Alexandre D'AUMONT, «Ci-devant duc DE VILLEQUIER. «Amédée DURFORT, «Ci-devant marquis DE DURAS. «_P.S._--Nous croirions manquer à tous les officiers attachés au service de Sa Majesté et qui sont sous nos ordres, si nous ne relevions l'expression de _chefs de la domesticité du château_, par laquelle vous avez voulu désigner les premiers gentilshommes de la chambre du Roi.» En réponse à la lettre de MM. de Villequier et de Duras, le _Journal de Paris_ publia l'article suivant, signé: LA FAYETTE: «Un article du _Journal de Paris_, copié dans plusieurs autres feuilles, m'a investi de je ne sais quelle surintendance de la maison du Roi, absolument étrangère aux fonctions de la garde nationale. Quelle qu'ait été la combinaison de l'auteur de cette fable, je dois, en la démentant, m'occuper un instant d'une lettre écrite par les personnes véritablement attachées à ce service. «C'est au nom des maréchaux de France, des officiers généraux de tout grade, des officiers de la maison du Roi, des différents députes des fédérés», que MM. de Villequier et de Duras prétendent parler. Mais ne pourrais-je pas, moi, demander à MM. les maréchaux de France, à tous ceux désignés dans cette lettre, qui respectent la Constitution et chérissent l'ordre public, ce qu'eux-mêmes ont pensé en voyant le nombreux rassemblement d'hommes armés se placer entre le Roi et ceux qui répondent à la nation de sa sûreté? «Il me suffit, pour éviter toute interprétation insidieuse, de déclarer que j'entends par soldats de la liberté ceux qui, appartenant à quelque partie de la force publique, ont prêté serment à la nation, à la loi, et _au Roi que la Constitution reconnaît_, et qui veulent vivre et mourir pour elle; «Que j'ai entendu par hommes _justement suspects_ ceux qui, portant des armes cachées, ne se sont fait remarquer que par des propos antipatriotiques et incendiaires, et qui loin de se faire reconnaître par les postes de la garde nationale, auxquels ils se proposaient, dit-on, de se joindre, les ont évites en s'introduisant au château par une entrée nouvellement pratiquée. «Certes, il est permis, en pareil cas, à un commandant de la garde nationale, chargé des ordres du Roi pour la sûreté de son palais, de prendre des mesures efficaces pour que pareil événement ne se répète plus. «Au reste, si ma conduite dans le cours de cette journée a pu être utile, j'abandonne volontiers à mes ennemis la consolation d'en critiquer quelques détails.» On ne peut cependant dissimuler qu'il était, naturel que les véritables amis du Roi n'eussent pas une confiance illimitée dans M. de la Fayette, et que le souvenir du sommeil du 6 octobre leur laissât quelque inquiétude, lorsqu'il s'agissait de la défense de sa personne. Le Roi fut fort souffrant pendant quelques jours d'un gros catarrhe avec de la fièvre, et cracha même un peu de sang. Il n'était pas extraordinaire que sa santé se ressentit du tourment qu'il éprouvait de ne pouvoir remédier aux maux qui accablaient la France, et dont son coeur était si affligé. L'Assemblée envoyait tous les jours chercher son bulletin, et elle décréta un _Te Deum_ quand il fut rétabli de cette petite maladie. Elle n'avait d'autre but que de tromper le peuple par cette conduite, et de voiler, sous cette apparence d'intérêt, les menées secrètes qu'elle employait pour la destruction de la royauté. Les nouveaux évêques, pleins de reconnaissance pour l'Assemblée, à qui ils étaient redevables de leur nouvelle dignité, lui présentaient journellement leurs hommages, accompagnés de protestations de la plus entière soumission à ses décrets et de leur dévouement au maintien de la Révolution. Ce nouveau clergé était si mal composé, que, loin d'inspirer le respect, il secondait parfaitement le projet de discréditer la religion dans l'esprit du peuple, de la lui rendre un objet de mépris, et, en ôtant au vulgaire tout principe, d'en disposer plus facilement dans les occasions où l'on voudrait s'en servir utilement. On renouvela les membres du département de Paris. Le duc de La Rochefoucault en fut nommé président; M. Pastoret, procureur-syndic, et MM. de Kersaint, de Talleyrand, d'Ormesson, Brière de Surgi, Thouin, Dumont, Alexandre Lameth, Veillard, Charton, etc., furent administrateurs. Le directoire fut composé de MM. Auzon, Mirabeau, du Tremblay, Crété de Palluel, l'abbé Siéyès. Mirabeau, qui sentait qu'on ne pouvait rétablir la monarchie avec les mêmes maximes qui avaient opéré la Révolution, signa avec eux une proclamation dont on prétendit qu'il était l'auteur, et par laquelle on condamnait de la manière la plus positive les opinions qu'il avait soutenues avec tant d'audace contre la minorité de l'Assemblée, qui n'avait cessé d'invoquer les principes qu'il voulait travailler à rétablir. Son plan paraissait être de déconsidérer tellement l'Assemblée, que la nation, fatiguée, finît par en demander le rappel. Toutes ses séances étaient marquées par quelque nouvelle injustice. Les amis de l'ordre et de la royauté étaient emprisonnés sur une simple délation, quoiqu'elle ne fût appuyée d'aucune preuve. On leur attribuait les troubles occasionnés pur les moteurs des désordres. Si une municipalité faisait son devoir dans des occasions de ce genre, elle était sûre d'être destituée et remplacée par une qui fût dans le sens de la Révolution. Les troubles de Nîmes et d'Uzès, où les catholiques n'avaient fait usage que du droit de défense, en furent la preuve. Les crimes commis à Aix et à Avignon restèrent impunis, et les scélérats, toujours sûrs d'être justifiés, faisaient trembler les gens de bien. Tel était alors l'état de notre malheureuse France. Le mal, qui avait été si facile à commettre, devenait difficile à réparer, surtout après avoir mis en jeu les passions d'hommes violents, n'ayant d'autres principes que l'intérêt, et à qui les crimes ne coûtaient rien, quand ils en pouvaient tirer quelque utilité. Mirabeau en fit lui-même l'épreuve, si, comme l'ont dit beaucoup de personnes, il est mort empoisonné. Il ne fut malade que deux jours. La promptitude de sa fin et l'embarras avec lequel s'exprimaient les médecins qui avaient assisté à l'ouverture de son corps, accréditèrent cette opinion. On prétendit, d'un autre côté, que ses excessive débauches rendirent mortelle une maladie qui eût été facile à guérir dans un autre corps que le sien. Vicq-d'Azir, premier médecin de la Reine, homme très-instruit et de beaucoup d'esprit, fut appelé à cette ouverture et vint rendre compte à cette princesse de ce qui s'était passé. J'étais chez elle en ce moment, et je fus témoin du récit suivant: «La corruption, dit Vicq-d'Azir, s'était mise si promptement dans le corps de Mirabeau, qu'on fut obligé de l'établir dans une tente au milieu de son jardin, Une foule immense s'était portée du côté de la maison et dans les rues adjacentes, et l'on craignait à chaque instant qu'elle ne forçat les portes de la maison. Nous n'étions nullement à notre aise; l'odeur était infecte, et si la maison eût été forcée, nous ne pouvions prévoir ce qui serait arrivé. «Nous voulons voir encore une fois notre père», disait cette foule au milieu d'un bruit effroyable. On se détermina à y envoyer un de nous, qui leur démontra l'impossibilité de les faire entrer tous dans la maison, et ils se bornèrent, par composition, à envoyer une députation des forts de la Halle, qui entrèrent dans le pavillon, regardèrent fixement Mirabeau en disant: «Ce que c'est de notre père à présent!» Ils sortirent ensuite paisiblement, rendirent compte de ce qu'ils avaient vu, et la foule se dispersa tranquillement. Nous finîmes le plus promptement possible notre opération, car nous étions bien pressés de quitter un lieu aussi infect.»--«Répondez-vous, dit la Reine, qu'il n'ait pas été empoisonné?» Vicq-d'Azir fit une réponse évasive. Rien dans le monde ne l'en eût fait convenir, non plus que ses confrères, par la peur qu'ils éprouvaient tous de s'attirer la vengeance des Jacobins. La mort de Mirabeau occasionna des impressions bien différentes. Les Jacobins, enchantés d'en être délivrés, affectaient un grand regret de sa perte. Ceux de son parti en étaient sincèrement affligés, et les royalistes furent partagés d'opinion. Le plus grand nombre, qui ne le croyaient pas sincérement revenu, craignant qu'il ne voulût régner au nom du Roi et lui dicter des conditions contraires aux véritables intérêts de la Monarchie, sous peine de l'abandonner, ne purent le regretter. D'autres, qui croyaient son retour sincère par le motif de son propre intérêt, et persuadés qu'il allait employer ses talents à faire triompher le parti du Roi, regardèrent sa mort comme un événement malheureux, et par cette raison en furent affligés. On annonça sa mort à l'Assemblée comme une calamité publique, et l'on en fit l'éloge comme d'un des plus grands hommes que la liberté eût jamais produits. On lui décerna les plus grands honneurs, et l'on décréta que son corps serait porté à Sainte-Geneviève, qui de ce moment servirait de sépulture aux grands hommes dont la France s'honorerait, avec cette inscription sur le portail: «_Aux grands hommes la patrie reconnaissante._» Le convoi de Mirabeau fut une espèce de triomphe. Toute l'Assemblée nationale, les ministres, les corps administratifs et militaires, tous les clubs de Paris et des environs, toutes les sociétés fraternelles, et des députés de toutes les classes de la société, formaient un cortége tel que l'on n'en avait jamais vu. Les plus habiles musiciens faisaient entendre une musique sombre et majestueuse. Le convoi, qui commença à défiler à cinq heures, ne finit qu'à minuit. On changea le nom de l'église de Sainte-Geneviève en celui de «Panthéon», et l'on fit piquer les beaux bas-reliefs de cette église pour y substituer des emblèmes patriotiques et irréligieux. L'Assemblée décréta ensuite un deuil de huit jours pour tous ses membres, exemple qui fut imité par les clubs et les directoires de district et de département, qui arrêtèrent, de plus, que le buste de Mirabeau serait placé dans le lieu de leurs séances. Rien ne prouvait plus la démoralisation du peuple français que de lui voir rendre de semblables honneurs à un homme à qui l'on pouvait reprocher les plus grands crimes, et qui avait entraîné son pays dans un abîme de malheurs, dont il était si persuadé lui-même, qu'il s'écria en mourant: «J'entraîne avec moi les débris de la Monarchie.» CHAPITRE XI ANNÉE 1791 Décret de la responsabilité des ministres.--Violences exercées contre les catholiques. Arrêté du département à ce sujet.--Insurrection dirigée contre le château pour mettre obstacle au voyage que le Roi devait faire à Saint-Cloud. Insultes faites à ce prince.--Éloignement forcé du plus grand nombre de ses fidèles serviteurs.--Fausses démarches du Roi par le conseil de ses ministres.--Continuation des mesures violentes de l'Assemblée, qui ne garde plus aucune mesure.--Rétractation de l'abbé Raynal.--Le Roi pense sérieusement à s'éloigner de Paris. L'Assemblée, avant de s'occuper sérieusement de la responsabilité des ministres, décréta que tout député de cette Assemblée et des Assemblées suivantes ne pourrait accepter aucune place de ministre, ni de celles qui pourraient être dans leur dépendance, ni aucun don, aucune pension ou gratification, non plus que d'avancement dans le militaire (sauf le droit d'ancienneté), que quatre ans après leur sortie. D'après le rapport de son comité militaire, elle détermina les devoirs qu'imposait aux ministres leur responsabilité, et les peines qui seraient la conséquence de leur infraction. Elles les obligea à signer tous les ordres émanés de leurs bureaux, sans pouvoir, dans aucun cas, se soustraire à cette loi, même sous le prétexte d'avoir exécuté les ordres du Roi ou les décisions du conseil. Elle les déclara responsables de tout délit quelconque contre la sûreté nationale, de tout attentat contre la propriété et la liberté individuelle, de toute dissipation de fonds par eux ou par leurs subordonnés, et les obligea de rendre compte de leur conduite et de l'état des affaires, toutes les fois qu'ils en seraient requis par le corps législatif. M. de Saint-Fargeau présenta un code très-détaillé des délits ministériels et des peines qui devaient leur être appliquées. Celle de la mort était fréquente, et plus encore celle des galères; celle du carcan, dans un petit nombre de cas. La peine du carcan et celle des galères devaient avoir lieu contre les ministres qui mettraient obstacle à la liberté d'écrire et d'imprimer. L'Assemblée régla le nombre, la division et la démarcation des départements, de manière à ne laisser au Roi aucune autorité. Toujours préoccupée de l'idée d'établir un gouvernement républicain, elle prolongeait l'anarchie pour arriver plus facilement à ses fins. Les ministres se trouvaient, par le nouveau décret, dans une telle dépendance, et l'autorité du Roi était tellement circonscrite par la loi sur leur responsabilité, que ce prince se trouvait l'esclave d'un ministère dont il ne pouvait diriger les mouvements ni la volonté. Il était évident que le décret n'avait pour but que de remplir le ministère et ses agents des créatures de l'Assemblée (nul n'osant se risquer à une responsabilité dépendante de ses caprices), d'avilir le Roi par la nullité de son autorité, pour parvenir à s'en passer et réduire la nation à un tel état de servitude, qu'elle ne pût résister au joug qu'il plairait aux factieux de lui imposer. MM. de Lessart et de Montmorin, véritablement attachés à la personne du Roi, suivaient directement le plan de Mirabeau, et pour ne pas donner prise sur eux par la loi de la responsabilité, ils induisirent souvent le prince à des mesures fausses et contraires à sa dignité. Ils les croyaient nécessaires pour entretenir la sécurité de l'Assemblée, afin de parvenir à tirer le Roi de sa cruelle situation et le mettre à portée de reprendre le gouvernement de son royaume. Les autres ministres, à l'exception de M. de Fleurieu, étaient de francs Jacobins, en qui l'on ne pouvait prendre aucune confiance; et même ce dernier, quoique honnête homme, était d'un caractère trop faible pour approuver une mesure qui pouvait foire courir le moindre danger. Pour donner une idée des principes de M. du Portail, ministre de la guerre, il suffira de dire qu'il osa proposer à l'Assemblée de permettre l'affiliation des soldats, des sous-officiers, et même des officiers aux sociétés jacobines, pour y puiser des principes d'ordre public, de régénération militaire et patriotique, et de remédier par là aux insurrections qui se multipliaient dans presque tous les régiments de l'armée. Le remplacement des évêques et des curés, qui se trouvait être précisément dans le temps de Pâques alarmait les consciences; et le peu de monde qui fréquentait les églises ne laissait que trop apercevoir que la majorité de la France désapprouvait la conduite de l'Assemblée relativement au clergé. Cette résistance à ses volontés augmenta l'intolérance des auteurs de la constitution civile. Après les plus fortes invectives contre les prêtres et les évêques, ils en vinrent aux persécutions, espérant ébranler leur fermeté par la crainte des mauvais traitements. Leurs beaux discours sur la régénération de l'Église, dont ils voulaient rappeler les temps primitifs, n'ayant pas fait plus d'impression, ils insultèrent les femmes et les différents individus qui exerçaient le culte catholique sans l'intervention des intrus; ils outragèrent, de la manière la plus indécente, les religieuses, et même les soeurs de la Charité; et personne n'était à l'abri des violences qu'ils se permettaient journellement. Le département fit un arrêté où, en désapprouvant de semblables violences, il défendait expressément d'entrer dans d'autres églises que celles qui avaient été conservées pour le culte national. Il étendit même cette défense jusqu'aux chapelles des maisons religieuses, des colléges et des hôpitaux, qui ne pourraient recevoir que des personnes habitant l'intérieur de leurs maisons. Il permit cependant la location ou l'acquisition d'un édifice quelconque pour y exercer tel culte que l'on voudrait, pourvu que l'on en fît la déclaration à la municipalité, et qu'elle eût une inscription pour indiquer son usage et la distinguer des églises nationales, dont le service était payé par la nation. Conformément à cette proclamation, une société du faubourg Saint-Germain avait loué à bail l'église des Théatins, en remplissant les formalités prescrites, et elle devait s'ouvrir le dimanche suivant, qui était le dimanche des Rameaux. Dès la veille, les groupes se rassemblaient, les motions les plus incendiaires les animaient, et ils ne se séparèrent qu'à la nuit. Ils en vinrent le lendemain aux voies de fait. Une jeune personne, conduite à l'église avec sa mère, y fut fouettée à la porte, lorsqu'elle allait y entrer. Les fidèles furent forces de rebrousser chemin; et pour apprendre à chacun le sort qui l'attendait, si l'on s'obstinait à vouloir rentrer dans l'église, on suspendit à la porte un balai et des verges, pour qu'on n'en pût prendre cause d'ignorance. On mit en pièces l'affiche du département qui instruisait le public du droit que donnait la déclaration des droits de l'homme d'exercer tel culte que l'on voudrait, en remplissant les formes prescrites par la loi, et un harangueur déclamait que le moyen d'empêcher le schisme des soi-disant catholiques était de fouetter les dévotes et d'assommer les prêtres. Cette fermentation gagna les Tuileries. Des groupes se rassemblèrent dans les environs; et ayant appris que le Roi se disposait à passer la semaine sainte et les fêtes de Pâques à Saint-Cloud, ils déclamèrent contre ce voyage, en tenant des propos atroces à ce sujet. Fréron et les autres orateurs de cette espèce allèrent même jusqu'à menacer les jours du Roi et de la famille royale, qu'ils accusaient d'exciter les étrangers contre la France. Leur fureur s'étendait aussi sur ceux qui leur étaient attachés et qui devraient, disaient-ils, être remplacés par des patriotes sincèrement attachés à la Révolution. Ils se déchaînaient contre les prêtres non jureurs; et un grenadier échauffa tellement les esprits contre les ecclésiastiques qui suivaient le Roi le dimanche à la messe, que la garde nationale fit entendre des menaces de quitter le service, et M. de la Fayette eut de la peine à rétablir l'ordre parmi elle. Le Roi, qui voyait depuis longtemps les progrès que faisait la mauvaise disposition des esprits, et qui redoutait ce qui se passerait pendant la semaine sainte, m'avait engagée à envoyer ma fille à ses soeurs, qui s'étaient absentées de Paris à cette époque. Pour être plus maître de ses actions, il s'était décidé à passer à Saint-Cloud la quinzaine de Pâques, et devait partir le lundi saint. Les groupes de la veille se rassemblèrent le lendemain, tenant de très-mauvais propos sur le départ du Roi et sur la nécessite de s'y opposer. Il n'y avait encore personne de rassemblé aux Tuileries à dix heures, lorsque j'en sortis un instant pour aller prendre des arrangements avec une de mes soeurs, religieuse de Sainte-Marie, rue du Bac, pour qu'elle se décidât à partir pour Mons, où on lui offrait un asile dans une des maisons de son Ordre; et je fus bien étonnée, au bout d'une demi-heure d'absence, de trouver le Carrousel rempli d'une foule innombrable qui entourait les grilles du château. Je mis sur-le-champ pied à terre; je renvoyai ma voiture à mes gens, et je me déterminai à traverser cette foule pour rentrer aux Tuileries. Elle refusa d'abord de me laisser passer; et je fus obligée de la haranguer, en lui disant qu'étant la gouvernante de Mgr le Dauphin, il fallait que je l'allasse retrouver: «Vous feriez bien mieux, disaient-ils, de le garder.»--«Trouveriez-vous bon, leur répondis-je, que la bonne de vos enfants raisonnât sur vos actions, refusât de vous obéir, et vous dictât la conduite que vous devriez tenir?» Cette réponse les calma un peu, et je gagnai toujours du terrain, lorsque, à ma grande satisfaction, l'officier de garde me fit entrer. J'ai toujours observé que lorsque l'on avait le malheur de se trouver au milieu d'un peuple ameuté, on en tirait meilleur parti en lui parlant avec une contenance ferme et assurée, qu'en lui laissant apercevoir la plus légère trace de frayeur. Le Roi et la Reine, qui avaient fait leurs paquets le matin, montèrent en voiture à l'issue de la messe, avec Mgr le Dauphin, Madame, et Madame Élisabeth. J'étais avec cette princesse sur le devant de la voiture, et je fus témoin de l'horrible scène qui se passa dans cette cruelle journée. Les grenadiers de la garde nationale, parmi lesquels on avait jeté l'alarme sur le départ du Roi, voyant les chevaux prêts à partir, se révoltèrent, se mirent à la tête des chevaux, et déclarèrent qu'ils ne laisseraient pas partir le Roi. MM. Bailly et de la Fayette tentèrent inutilement de vaincre leur résistance, en leur faisant sentir que, très-répréhensible en elle-même, elle était, de plus, inconstitutionnelle. «Il serait étonnant, leur dit le Roi lui-même en mettant la tête à la portière, qu'après avoir donné la liberté à la nation, je ne fusse pas libre moi-même.» Le peuple qui entourait le Carrousel les affermissait dans leur résolution, et rien ne put les persuader. Ils ne s'en tinrent pas là. Ils se permirent même d'insulter les personnes qui entouraient la voiture du Roi, les forçant de s'écarter, et usèrent d'une telle violence envers M. de Duras, premier gentilhomme de la chambre, que le prince fut obligé de commander à deux grenadiers fidèles de le tirer de leurs mains, en leur disant qu'ils lui en répondaient. Mgr le Dauphin, qui n'avait pas marqué jusque-là la moindre frayeur, se mit à pleurer en voyant traiter ainsi M. de Duras, et à crier de toute sa force: «Qu'on le sauve, qu'on le sauve donc!» MM. Gougenot et Missilier, officiers de la bouche du Roi, que leur attachement avait fait approcher de sa voiture, furent aussi très-maltraités. Les gardes nationales écartaient les personnes de Sa Majesté et ne laissaient que les leurs approcher de la voiture. MM. Railly et de la Fayette essayèrent encore inutilement de haranguer cette multitude, et allèrent à l'Assemblée, mais sans oser y ouvrir la bouche sur ce qui se passait aux Tuileries. Voyant toutes leurs démarches infructueuses, M. de la Fayette offrit au Roi d'employer la violence pour faire sortir sa voiture, et de donner ses ordres en conséquence: «C'est à vous, monsieur, lui dit vivement le Roi, à voir ce que vous devez faire pour faire exécuter votre Constitution.» Après de nouveaux efforts, aussi infructueux que les premiers, M. de la Fayette vint dire au Roi que sa sortie ne serait pas sans danger. «Il faut donc que je rentre», dit le prince, et il quitta sa voiture pour rentrer dans son appartement, seul, sans sa suite ordinaire, profondément affecté de ce qui venait de se passer et du peu de fruit qu'il retirait de toutes ses concessions. Rien ne fut plus affligeant que les suites de cette journée. Dès le soir même, le département vint offrir une adresse au Roi pour lui représenter l'inquiétude du peuple de le voir entouré de prêtres réfractaires, et la crainte qu'il éprouvait que la protection qu'il leur accordait n'indiquât les véritables sentiments de son coeur; qu'il fallait le rassurer par une démarche franche et positive, en éloignant de sa personne tous ceux qu'il regardait comme ennemis de la Constitution; qu'il apprendrait par là aux nations qu'il avait sincèrement adopté la Révolution, puisque sa personne n'était plus entourée que d'amis de la liberté; que ce conseil lui serait également donné par les quatre-vingt-trois autres départements, s'ils étaient aussi à portée que le leur de lui faire entendre leurs voix. M. de La Rochefoucault, président du département, qui portait la parole, l'engagea aussi à éloigner les personnes qui entouraient Mgr le Dauphin, et qui leur étaient également suspectes. Il est inconcevable qu'un département qui se piquait de faire observer strictement la Constitution se permit de la violer ouvertement et de manquer aussi essentiellement au chef suprême de cette nation, en venant lui donner des ordres dans un moment où il ne devait témoigner que de la douleur de la scène scandaleuse qui venait de se passer. Le Roi, craignant d'exposer la personne de ses fidèles serviteurs, ordonna à MM. de Duras et de Villequier de s'éloigner. La séparation de ce dernier, qui lui donnait depuis si longtemps des marques d'attachement et de fidélité, lui fut extrêmement sensible, et il lui donna, en le quittant, l'espoir que des temps plus heureux le rapprocheraient de sa personne. Il donna le même ordre à M. le cardinal de Montmorency, son grand aumônier, et à MM. de Roquelaure et de Sabran, évêques de Meaux et de Laon (le premier, son premier aumônier, et l'autre, celui de la Reine), à ses autres aumôniers et à ceux de cette princesse. La chapelle ne fut plus alors desservie que par de simples chapelains. M. de Brissac, qui avait la goutte en ce moment, ne fut pas compris dans la prescription générale. Quoique la prévôté de l'hôtel fût détruite, comme mon fils demeurait avec moi aux Tuileries, et qu'on était accoutumé à le voir auprès du Roi, on n'en fut point effarouché; et en usant d'une grande prudence pour ne pas se rendre suspect à la garde nationale, que sa mauvaise conduite rendait encore plus ombrageuse, il parvint à continuer sans obstacle son assiduité auprès du Roi. Il n'avait jamais varié dans ses sentiments. Lors de la suppression de la prévôté de l'hôtel, M. de Beauharnais fit l'impossible pour lui faire accepter une place dans l'armée, qui le dédommagerait de celle qu'il venait de perdre. Mon fils, indigné de ses instances, lui répondit: «Le Roi m'a fait l'honneur de m'attacher à sa personne dès ma plus tendre jeunesse; pour rien au monde je ne la quitterais dans le moment où l'on n'en a rien à espérer, et je lui resterai attaché tant que je vivrai.» Et sur le reproche qu'il lui fit de paraître devant lui avec l'uniforme de grand prévôt, après le décret qui venait d'être rendu: «Je prendrai, dit-il, les ordres du Roi pour le licenciement de la compagnie, et je remettrai ensuite entre ses mains la marque du commandement qu'il m'avait confié.» M. de Beauharnais, après lui avoir représenté qu'une pareille conduite ne pouvait qu'être nuisible à ses intérêts, finit cependant par ajouter qu'il ne pouvait s'empêcher d'estimer le motif d'un tel égarement. Le Roi, dont il prit les derniers ordres pour le licenciement de la compagnie, lui témoigna sa satisfaction de la conduite qu'il avait tenue, et ne cessa de lui donner des témoignages de sa confiance en sa fidélité et son attachement. On se figurera facilement la tristesse que présentait l'aspect du château le lendemain de cette fatale journée. Le Roi, seul, n'avait auprès de sa personne que mon fils et des officiers de la garde nationale; tous les visages de ses fidèles serviteurs portaient l'empreinte de la douleur. Mesdames de Chimay et de Duras, l'une dame d'honneur et l'autre dame du palais de la Reine, craignant d'être forcées à des démarches qui répugnaient à leurs principes, donnèrent leur démission, et toute la journée se passa à voir les préparatifs du départ de chacun. Mon coeur était navré de la position du Roi et de la séparation de personnes que j'aimais, que j'estimais, et dont la société m'était d'une grande consolation. Le pauvre petit Dauphin, triste de la tristesse de chacun, se voyant seul avec moi et l'abbé d'Avaux, dit en soupirant: «Qu'ils sont donc méchants, tous ces gens-là, de faire tant de peine à papa, qui est si bon! Je ne le dis qu'à vous, ma bonne madame de Tourzel, que j'aime de tout mon coeur, car je sais qu'il faut se taire.» Et me serrant dans ses petits bras, il m'embrassa tendrement; puis se jetant sur un canapé, il prit, pour se désennuyer, un livre du petit Berquin. La première histoire qui lui tomba sur la main fut celle du petit prisonnier. Se levant alors précipitamment, il porta son livre à l'abbé d'Avaux, et lui dit, les larmes aux yeux: «Voyez, mon bon abbé, le livre qui me tombe aujourd'hui sous la main.» Je ne pus retenir mes larmes en lui voyant faire, si jeune, une pareille réflexion, et en pensant aux malheurs qui pouvaient lui arriver, quoique je fusse bien loin de prévoir l'étendue de ceux auxquels il était réservé. C'était l'enfant le plus attachant; sensible aux soins qu'on lui donnait, il ne perdait pas une occasion de nous dire les choses les plus tendres et les plus aimables. Le Roi, voyant qu'il n'avait rien à espérer de l'Assemblée, malgré tous les ménagements dont il avait usé à son égard, s'occupa sérieusement des moyens de sortir de Paris et des mesures à prendre pour le rétablissement de son autorité. Le plan que lui avait proposé M. de Montmorin, et qui paraît avoir eu son assentiment, était de s'assurer de l'accord des puissances pour menacer la France si elle persistait dans sa rébellion, et d'intimider tellement la nation par leurs préparatifs, qu'elle se vît forcée de recourir au Roi pour les empêcher de venger les injures faites à la royauté; qu'alors Sa Majesté l'éclairerait sur ses véritables intérêts, lui prouverait que sa déclaration du 21 juin était le véritable voeu de la nation, exprimé librement dans les cahiers donnés à ses députés, et lui montrerait évidemment que le plus grand nombre d'entre eux n'avaient usé du pouvoir qu'ils s'étaient attribué que pour violer leurs serments et plonger la France dans un abîme de malheurs dont ils pouvaient seuls la tirer. Ce qui me porte à croire à la vérité de ce plan est ce dont je fus témoin la veille de ce malheureux voyage de Varennes. J'étais chez la Reine pour prendre ses derniers ordres, lorsque M. de Montmorin lui apporta une très-grande lettre, qu'elle lut avec beaucoup d'attention. Quand il fut sorti de chez elle: «Il n'y a plus, dit-elle, à balancer pour notre départ; voici une lettre de l'Empereur, qui nous engage à ne le pas différer, en nous mandant positivement qu'on ne peut rien faire pour nous tant que nous resterons à Paris.» La plus grande partie des ministres, inquiets de l'effet que pouvait produire dans les provinces l'effroyable journée du lundi saint, s'imaginèrent que si le Roi se présentait à l'Assemblée et lui montrait que la continuation de l'opposition à son voyage de Saint-Cloud pouvait donner des doutes sur sa liberté et sur celle de la sanction à ses décrets, elle serait la première à lui demander de suivre son premier projet. Ils engagèrent donc ce prince à tenter cette démarche. Il arriva à l'Assemblée, lui parla du scandale de cette journée et lui fit sentir de persuader au peuple que son bonheur dépendait de son obéissance aux lois et aux autorités constituées. La démarche que l'on fit faire au Roi était d'autant plus imprudente, qu'on pouvait d'avance en prévoir le peu de succès, ayant Chabroud en ce moment pour président de l'Assemblée. Aussi sa réponse à Sa Majesté ne fut-elle qu'une excuse de la scène de la veille, fondée sur l'inquiétude inséparable de la liberté, à laquelle il ajouta l'avertissement d'empêcher une faction trop connue de se placer entre le Roi et la nation, et qu'alors les voeux du peuple seraient remplis. Le côté droit, profondément affligé, laissait voir par sa contenance la peine qu'il éprouvait de la démarche que l'on faisait faire au Roi; ce qui donna occasion à un sarcasme de Roederer, qui dit en montrant le côté droit: «Ces messieurs, qui applaudissent toujours quand il est question du Roi, ne se sont pas même permis aujourd'hui une seule acclamation quand il est sorti de l'Assemblée.» Les ministres, ses vils serviteurs, ne s'en tinrent pas là. De concert avec elle, ils pressèrent tellement le Roi de faire écrire à ses ministres dans les Cours étrangères une lettre officielle pour faire connaître à chaque souverain ses sentiments sur la Révolution, qu'il n'osa s'y refuser. Persuadé, comme il l'était, que la violence qui s'exerçait à son égard frappait de nullité toutes ses démarches, et que plus elles seraient contraires à ses intérêts, plus elles persuaderaient les puissances de l'impossibilité où il était de résister aux volontés de la faction qui gouvernait la France, il regarda cette lettre comme la suite de la conduite qu'il était forcé de tenir. M. de Montmorin, loin de partager cette opinion, représenta au Roi qu'une pareille lettre était de nature à nuire essentiellement aux démarches que l'on tentait en ce moment; qu'elle le mettait en contradiction avec lui-même, et ajouta que, ne pouvant se résoudre à la signer, il priait le Roi d'accepter sa démission. Le Roi tint bon, dans la crainte que sa résistance ne donnât des soupçons sur ses projets. Et M. de Montmorin, dans la crainte de les faire évanouir, signa cette malheureuse lettre. Elle était une protestation de l'attachement du Roi à la Constitution, de son adhésion libre à ses décrets, qui n'avaient réformé que des abus, en lui conservant toute sa puissance. Il ajoutait que la paix régnait dans le royaume, et qu'il n'avait d'autres ennemis que ceux qui s'étaient éloignés, et qui mettaient en doute la sincérité de son attachement à la Constitution; qu'ils le mettaient dans la nécessité de faire connaître aux puissances étrangères ses véritables sentiments, en les assurant qu'elles n'avaient rien à craindre d'une puissance qui avait renoncé aux conquêtes, et qui désirait la paix avec ses voisins. Il chargeait par cette lettre ces mêmes ministres de protéger les Français qui voudraient voyager en pays étrangers, contre les insultes journalières qu'on leur faisait éprouver. Cette lettre, qui passait pour être l'ouvrage de M. de Lameth, n'avait pour but que de déconsidérer le Roi parmi les puissances étrangères. Quand elle fut portée à l'Assemblée, elle y fut reçue avec les plus vives acclamations. Les factieux ne dissimulèrent pas leur joie d'avoir aussi bien réussi, et décrétèrent qu'une députation irait sur-le-champ, le président à la tête, remercier le Roi de la preuve de patriotisme qu'il venait de donner, en faisant connaître aux puissances étrangères ses véritables sentiments, et l'assurer, en même temps, que la démarche qu'il venait de faire, fixant le bonheur du peuple, ne pouvait manquer de le rendre heureux. M. de la Fayette fut le seul qui remplit les devoirs de sa place à la suite de la journée du lundi saint, 18 avril. Il donna dès le lendemain sa démission de commandant de la garde nationale; et sur les instances réitérées qui lui furent faites pour la reprendre, il se rendit à la Commune de Paris, blâma ouvertement les excès qui s'étaient commis la veille, et déclara positivement qu'il ne reprendrait sa démission qu'à la condition de licencier les soldats qui s'en étaient rendus coupables. La compagnie soldée de l'Oratoire fut en conséquence désarmée. Il en fut de même de celui qui avait provoqué l'insurrection, quoique le club des Cordeliers eût fait afficher dans les rues que sa conduite était un modèle de civisme. Ces conditions remplies, il reprit sa place, en faisant promettre aux soldats d'être dorénavant fidèles à la loi et à la subordination si indignement violée, et exigea de plus un nouveau serment pour preuve de la sincérité de leur retour. On ne peut se faire d'idée de tout ce que nous eûmes à souffrir pendant la semaine sainte. Menacés des derniers outrages par une populace qui se réjouissait de la solitude des Tuileries, la vue du Roi privé de ses grands officiers et nous tous à la veille d'être forcés de nous éloigner de sa personne, les offices de l'église, auxquels nous assistions régulièrement et qui offraient des analogies si frappantes avec la situation, le tombeau du jeudi saint, espèce de cénotaphe entouré de cyprès et sur lequel il y avait une couronne d'épines, emblème si juste de celle que portait le Roi, tout contribuait à augmenter la profonde tristesse dont nous étions pénétrés, et qu'il fallait renfermer en soi-même pour ne la pas faire partager à notre pauvre petit Dauphin. La princesse de Tarente, qui partageait tous mes sentiments, était alors mon unique consolation. Nos coeurs ne faisaient qu'un, et nous nous affligions des maux qui n'étaient encore que le prélude de ceux qui nous étaient réservés. Le commencement du bonheur promis au Roi par l'Assemblée fut la violence faite à ses sentiments religieux. On l'obligea, pour garantie de sa sanction aux décrets de l'Assemblée, d'aller, le jour de Pâques, avec la Reine, à Saint-Germain l'Auxerrois, paroisse des Tuileries et desservie par des prêtres constitutionnels. Monsieur et Madame n'y accompagnèrent pas Leurs Majestés; ils restèrent au Luxembourg, où ils entendirent la messe; et Madame Élisabeth, sous prétexte d'incommodité, passa la journée dans sa chambre. Mgr le Dauphin était resté au château avec un très-petit nombre de gardes nationaux, le plus grand nombre ayant accompagné le Roi à Saint-Germain l'Auxerrois. Le jeune prince avait précisément ce jour-là pour commandant de bataillon un nommé M. de Luigné, qui, quoique bon gentilhomme et possesseur de quatre-vingt mille francs de rente, avait donné à corps perdu dans la Révolution. Il était vil, débauché, et n'avait pour société que des gens perdus, comme lui, de réputation, et avec lesquels il mangeait toute sa fortune. Il inspirait une telle méfiance, que M. de Gouvion vint lui-même m'assurer qu'il avait pris toutes ses précautions pour que le mauvais sujet ne pût causer aucune inquiétude; M. d'Arblay, officier de la garde nationale, et que je savais être très-attaché au Roi, avait l'ordre de ne le pas perdre de vue un instant et même de le suivre dans l'appartement de Mgr le Dauphin, si son service le mettait dans le cas d'y entrer. Tout fut fort paisible pendant l'absence du Roi; le ciel seul fut en courroux, car il y eut un violent orage et de grands coups de tonnerre pendant que Leurs Majestés furent à la paroisse. Elles en revinrent profondément tristes. Ce sentiment était habituel parmi la famille royale, qui ne se consolait de tout ce qu'elle avait à souffrir que par l'espoir de voir couronner de succès les moyens que l'on employait en ce moment pour la tirer de sa cruelle captivité. Les démarches que les ministres firent faire au Roi rendirent l'Assemblée encore plus audacieuse. Elle accueillit avec complaisance la dénonciation du sieur Baujour, commis de la marine, contre M. de Fleurieu, malgré le caractère d'infidélité et de fausseté qu'elle portait avec elle, et elle osa mettre en délibération si elle ne demanderait pas compte au Roi de sa liste civile. M. de Fleurieu, effrayé de l'idée seule d'une dénonciation et de la difficulté de concilier l'attachement qu'il portait au Roi avec la soumission servile qu'exigeait l'Assemblée, donna sa démission, et fut remplacé par M. Thévenard. M. Tarbé fut nommé en même temps ministre des contributions publiques. C'était un homme instruit, parfaitement honnête et très-attaché au Roi. J'en ai eu personnellement la preuve. Aussi le Roi l'honorait-il de son estime et de sa confiance. La malheureuse colonie de Saint-Domingue éprouva de nouveaux malheurs. Les promoteurs du désordre y firent circuler la nouvelle que les décrets du 8 mars et du 12 octobre allaient être rapportés; qu'il en résulterait l'admission des gens de couleur aux assemblées, et, par suite, l'affranchissement des nègres. Cet espoir occasionna une nouvelle fermentation dans un pays dont les têtes étaient déjà si agitées. Les troupes, à leur arrivée, prirent parti contre les blancs, se révoltèrent et refusèrent d'obéir à M. de Blanchelande, gouverneur de Saint-Domingue. Ils massacrèrent M. de Mauduit, leur colonel, qui voulait les ramener à l'obéissance; et tout annonçait l'insurrection la plus alarmante, qui devait nécessairement entraîner la perte de la colonie. Ces détails furent apportés à l'Assemblée par un officier témoin du massacre de M. de Mauduit, et qui s'était échappé comme par miracle des mains de ces furieux. L'Assemblée, loin d'en témoigner de l'indignation, se borna à les envoyer au comité des rapports. Ce comité n'en présenta pas moins un projet de décret pour admettre aux assemblées coloniales et paroissiales les gens de couleur nés de père et mère libres. Toutes les personnes raisonnables de l'Assemblée s'opposèrent à ce projet et démontrèrent qu'il entraînerait la révolte des nègres contre les blancs, des massacres affreux et la perte des colonies. Mais les démagogues ayant déclaré qu'ils préféraient la perte des colonies à celle d'un principe, et Dupont de Nemours et plusieurs autres membres de l'Assemblée, égarés par un fol amour de la liberté, s'étant joints à eux, le projet fut converti en un décret, qui ne tarda pas à produire tous les malheurs qu'on avait annoncé en devoir être la suite. Les excès qui se multipliaient dans toutes les parties du royaume firent faire de sérieuses réflexions à une grande partie des membres de l'Assemblée, et déterminèrent M. de Pastoret à lui demander de décréter un code pénal qui fît cesser l'impunité et arrêtât tant de désordres, et de s'occuper en même temps de régler la forme du droit de pétition. Craignant, en même temps, que de pareilles demandes ne lui attirassent des ennemis, il s'empressa de faire l'éloge de la soumission de la ville de Paris et de l'énergie avec laquelle la garde nationale, égarée un moment, était rentrée dans le devoir; et il finit par assurer que cette même ville de Paris, qui s'était acquittée la première du saint devoir de l'insurrection, serait le plus ferme appui de la Constitution. On demanda à l'Assemblée une émission de petits assignats pour la commodité des habitants de Paris. Cette monnaie ne perd rien, disaient les promoteurs de la Révolution; c'est l'argent qui gagne.--Je les y égale, dit M. de Crillon, qui eût été bien fâché si on l'avait prié d'en donner lui-même la preuve. M. de Montesquiou, en votant pour leur admission, y ajouta l'éloge le plus pompeux de la prospérité de la France. La déraison fut poussée à son comble dans cette séance; et peu après, l'Assemblée décréta l'admission des petits assignats, malgré tous les inconvénients qui en pouvaient résulter. Bouche, Robespierre et M. de Menou, ainsi que plusieurs autres du même parti, demandèrent de nouveau la réunion du comtat d'Avignon à la France. Ils se gardèrent bien de faire connaître que les votes nombreux qu'ils présentaient à ce sujet avaient été donnés au milieu du carnage, du pillage et de la dévastation des villes du Comtat. Ils discutèrent longuement sur les droits de la France sur ce malheureux pays, et employèrent jusqu'à la violence pour démontrer la nécessité de la réunion. MM. Malouet et de Clermont prouvèrent jusqu'à l'évidence que la plus grande partie des votes n'avaient pas même atteint la majorité et n'avaient été donnés que par la crainte qu'inspiraient les brigands qui désolaient le pays. Ils retracèrent les crimes de tout genre commis par le coupe-tête Jourdan, si connu à Paris par sa férocité et sa cruauté. Ce scélérat s'était associé deux municipaux d'Avignon, ses dignes émules (Mainville et Tournal), qui, secondés des déserteurs des régiments de Penthièvre et de Soissonnais, dévastaient les villes et les campagnes, et poussaient même la fureur jusqu'à faire périr ceux des leurs qui conservaient un reste d'humanité. MM. Malouet et de Clermont démontrèrent le peu de solidité des raisons de leurs adversaires pour la réunion du Comtat à la France, le danger qui pouvait résulter de l'inquiétude que causerait aux puissances étrangères une pareille violation du droit des nations; ils finirent par se plaindre de la mauvaise foi qui avait fait soustraire les pièces qui prouvaient la vérité des événements qu'ils venaient de mettre sous les yeux de l'Assemblée. Les démagogues, ne pouvant répondre à de pareilles raisons, se répandirent en injures, et engagèrent l'Assemblée à prononcer au moins un décret qui ne décidât pas totalement la question. Pour répondre à leurs désirs, elle se borna à décréter que la ville d'Avignon et le Comtat ne feraient pas partie intégrale de la France. M. de Clermont-Tonnerre, en sortant de l'Assemblée, courut de grands dangers. Injurié et menacé d'être jeté dans le bassin des Tuileries par une foule de scélérats qui se trouvèrent sur son passage, il n'eut que le temps de se réfugier chez le suisse, où plusieurs particuliers vinrent à son secours. Six grenadiers du régiment d'Angoulême le reconduisirent chez lui en fiacre, où une multitude ameutée l'avait précédé et avait déjà forcé la porte de sa maison. Les grenadiers qui le défendaient donnèrent le temps au maire et à la garde nationale d'arriver pour faire cesser ce tumulte et dissiper l'attroupement. Les scélérats d'Avignon, pour se venger de l'échec qu'ils avaient reçu, vinrent assiéger la ville de Carpentras; mais elle se défendit si vigoureusement, qu'ils furent obligés d'en lever le siége après avoir perdu un nombre assez considérable de leurs indignes associés. Tous ces malheurs étaient dus à la lâcheté de M. du Portail, qui, dans la crainte de déplaire aux clubs jacobins, s'opposa au renvoi des régiments de Penthièvre et de Soissonnais, dont les soldats en insurrection désolaient le Comtat. Ils étaient, en outre, une suite de la défense faite par le ministre aux Dauphinois de venir au secours des Comtadins, qu'ils auraient facilement délivrés de leurs oppresseurs. La crainte que le décret que menait de rendre l'Assemblée ne nuisit aux droits de la Franco sur le Comtat, fournit aux démagogues l'occasion de revenir sur cette décision, en remettant en question s'il n'était pas au moins nécessaire de réunir la ville d'Avignon pour la soustraire aux calamités qui l'accablaient depuis si longtemps. L'Assemblée, n'osant pas revenir sur un décret discuté si solennellement, essaya de l'atténuer en en faisant un nouveau, par lequel elle priait Sa Majesté d'envoyer des médiateur pour interposer ses bons offices entre les Comtadins et les Avignonnais; de faire cesser les hostilités respectives, provisoire nécessaire avant de prendre un parti ultérieur sur les droits qu'avait la France sur ce malheureux pays; d'empêcher les invasions des troupes avignonnaises sur le territoire français; de regarder comme déserteurs les Français des deux armées qui refuseraient de rentrer en France après l'ordre qui leur en serait donné, et de traiter comme embaucheurs ceux qui recruteraient en France pour l'un ou l'autre parti. Les troubles continuaient toujours dans toutes les parties du royaume. Le licenciement de la compagnie soldée du bataillon de l'Oratoire mit en mouvement tous les factieux. Les clubs se récrièrent sur l'injustice d'exiger des troupes une obéissance passive; les sections se partagèrent sur la question de savoir s'il y avait lieu ou non à demander le nouveau serment que voulait faire prêter M. de la Fayette, et les malveillants saisirent avec empressement cette occasion d'établir la division dans la garde nationale. On apprenait de toute part des nouvelles affligeantes, des soulèvements, des massacres, des incendies; et l'impunité de tous ces crimes en augmentait le nombre. La populace de Versailles voulut s'opposer au départ du régiment de Flandre, qui quittait cette ville pour retourner dans le département du Nord; elle gagna quelques soldats, qui en entraînèrent d'autres, et il y eut un moment de résistance de leur part. M. de Montmorin, gouverneur de Fontainebleau et colonel en second de ce régiment, fut renversé deux fois de son cheval; mais il tint bon, et secondé des chasseurs de Lorraine et de la garde nationale de Versailles, il les fit rentrer dans le devoir, se mit à leur tête et les fit partir pour leur destination. M. de Montmorin était un homme excellent, plein d'honneur et de bravoure, rempli d'attachement pour la personne du Roi. Il ne cessa de lui en donner des preuves, et fut une des premières victimes de la Révolution, quand nos malheurs furent à leur comble. Après diverses discussions sur la forme des élections de la prochaine législature, l'Assemblée décréta qu'aucun des membres de l'Assemblée nationale ne pourrait être réélu avant quatre années révolues du jour de l'expiration de ses séances, que dès que les élections seraient terminées, elle le fixerait le jour où cesseraient ses fonctions et où commenceraient celtes de la législature qui lui succéderait, laquelle, de son côté, terminerait ses séances le 1er mai 1793. Plusieurs membres du côté droit demandèrent que l'Assemblée, avant sa séparation, déterminât l'étendue du pouvoir que l'on accordait au Roi, pour mettre un terme à l'anarchie qui désolait le royaume; mais cette demande entravait trop les vues de l'Assemblée pour qu'elle daignât y faire droit. L'abbé Raynal, profondément affligé de l'abus que l'on avait fait des principes de liberté répandus dans son _Histoire philosophique du commerce des Européens dans les deux Indes_, se crut en droit, à son retour en France, d'en témoigner sa douleur à l'Assemblée, et dans une adresse qu'il lui envoya, de lui dire les vérités qu'il crut propres à l'amener à réparer les torts que lui avait fait commettre son amour excessif de la liberté: «Il serait beau, disait-il, d'avouer vous-mêmes que vous avez été trop loin, de rendre au Roi l'autorité dont il a besoin pour faire le bien, de balancer sagement les pouvoirs des diverses autorités, et de ne pas donner à la multitude un pouvoir dont elle ne peut qu'abuser; des lois sages vous feront bénir des peuples, qui maudiront, au contraire, un jour celles qui, en consacrant l'anarchie, attireront sur la France des malheurs dont vous gémirez quand il ne sera plus temps de les réparer.» L'Assemblée entra en fureur, et se récria sur une audace digne, disait-elle, des Malouet et de ceux de son parti; et l'abbé Raynal, porté aux nues quant on croyait ses principes les mêmes que ceux de l'Assemblée, fut regardé, même par les plus modérés du côté gauche, comme un homme en démence, et l'on attribua à la faiblesse de l'âge des remords qu'elle était si loin de partager. MM. de Saint-Fargeau et Robespierre demandèrent l'abolition de la peine de mort et de toute peine infamante pour quelque crime que ce fût. Le premier voulait même qu'après un long emprisonnement, un baptême civique rétablît le criminel dans tous ses droits. On prononça de grands discours tendant à demander, au nom de l'humanité, de mettre plus de douceur dans le Code pénal pour la répression des délits; mais on représenta si vivement l'inconvénient de l'abolition de la peine de mort et de la condamnation aux travaux publics, dans un moment où la France était couverte de scélérats auxquels les crimes ne coûtaient rien, qu'on les laissa subsister. La nécessité de bâtir quatre-vingt-trois maisons de réclusion fit peut-être plus d'impression que le motif de nuire à la tranquillité publique. L'Assemblée, trouvant que le droit de faire grâce, abusif en lui-même, donnait au Roi trop d'autorité, décréta, sans égard pour la Majesté Royale, qu'il lui serait interdit, ainsi qu'à toute personne que ce fût. La privation d'un droit dont jouissaient tous les princes de l'Europe, et même les plus minces souverains, affecta le Roi sensiblement. Mais c'était ce qui occupait le moins l'Assemblée, qui, peu touchée de sa soumission à ses moindres désirs, l'accablait journellement des plus violentes amertumes. Achard de Bonvouloir, député, ayant voulu démontrer à l'Assemblée les inconvénients qui résulteraient de l'admission dans les clubs des soldats et des bas officiers, on lui coupa la parole et on le força d'envoyer les preuves qu'il allait produire au comité des rapports. Elle décréta encore, mais non sans de vifs débats, que l'on ne recevrait en France aucune bulle, ordonnance ou écrit du Pape, sans l'approbation du corps législatif sanctionnée par le Roi, et défense jusque-là de les afficher ou de leur donner force de loi; que tout évêque, curé, ecclésiastique et fonctionnaire public qui ferait imprimer lesdits écrits, en contradiction au présent décret, serait poursuivi comme perturbateur du repos public et subirait la peine de la dégradation civique. Les démagogues firent de nouvelles tentatives pour le licenciement de l'armée, ou du moins pour celui de tous les officiers soupçonnés de haine pour la Révolution et de regret pour l'ancien régime; et ils en parlèrent avec un mépris qui fut vivement relevé par M. de Cazalès et quelques autres membres de l'Assemblée. Plusieurs d'entre eux, même du côté gauche, firent sentir à l'Assemblée le danger d'une pareille mesure, dans un moment où l'on avait tant à redouter des menées hostiles des puissances étrangères. En conséquence, elle se borna à prier le Roi de signer promptement le décret qui mettait les troupes des frontières sur le pied de guerre et ordonnait l'approvisionnement de leurs places, et une levée d'hommes dans toutes les gardes nationales du royaume. On pria, de plus, le Roi de faire notifier à M. le prince de Condé, et dans le plus bref délai, l'ordre de rentrer sous quinze jours dans le royaume, ou de s'éloigner des frontières, en prêtant le serment de ne rien entreprendre contre la Constitution sanctionnée par le Roi, ni de troubler en rien la tranquillité de l'État, faute de quoi ses propriétés seraient séquestrées, et toute communication avec lui interdite, sous peine d'être réputé traître à la patrie. On ajouta à ce décret que, dans le cas où il se présenterait en armes sur les frontières, on donnerait ordre à tous les citoyens de courir sus sur sa personne et celle de ses adhérents, et on le rendit responsable de tous les mouvements hostiles qui pourraient être dirigés contre la France. Tant d'insultes réitérées contribuèrent à affermir le Roi dans la résolution de se soustraire à une tyrannie dont la nation éprouvait, ainsi que lui, les effets les plus funestes. Il n'y avait pas même jusqu'aux hommages qu'on ne trouvât moyen de rendre insultants; le fait suivant en est une preuve. Un nommé Palloi, architecte de la ville, et qui avait été à la tête des destructeurs de la Bastille, fit demander à la Reine la permission de présenter à Mgr le Dauphin un jeu de domino fait en entier des pierres de la Bastille. On n'osa le refuser, et la Reine lui fit dire que s'il voulait aller trouver Mgr le Dauphin dans son jardin, il y recevrait son présent. J'étais ce jour-là dans mon lit, avec une si violente attaque de colique hépatique que j'avais été saignée trois fois dans la journée, et je n'étais précisément remplacée que par madame de Soucy, la belle-fille. Je craignais que la frayeur de se compromettre ne lui fît faire quelque bassesse, et je priai la princesse de Tarente, qui suivait souvent avec moi le jeune prince à la promenade, de ne pas y manquer dans cette occasion, et de surveiller madame de Soucy. Comme il fallait toujours éviter les interprétations malignes que les patriotes donnaient à toutes les paroles de la famille royale, nous convînmes que Mgr le Dauphin se bornerait à dire à M. Palloi: «Je suis bien sensible, monsieur, à l'idée que vous avez eue, qu'un jeu de domino pourrait m'amuser, et je vous remercie bien de celui que vous me donnez.» Il était furieux de recevoir un pareil présent, et il le fut encore davantage quand M. Palloi lui eut dit que le présent devait lui être d'autant plus agréable que, composé des pierres de la Bastille, il lui rappellerait la générosité avec laquelle le Roi, son père, avait renoncé à toute idée de despotisme et promis de lui inculquer, de bonne heure, des sentiments pareils aux siens. Mgr le Dauphin fit, en rougissant, la réponse qui lui avait été prescrite. Il demanda à rentrer dès que M. Palloi l'eut quitté, et fit sur-le-champ disparaître le domino, en demandant qu'on n'en parlât plus. Il était impossible d'annoncer plus de noblesse et de dignité dans les sentiments qu'en faisait ce jeune prince, et le tout sans hauteur; car il était rempli de bonté pour tout ce qui l'approchait, et parfaitement aimable, tant avec les enfants qui jouaient avec lui qu'avec les personnes qui l'entouraient. Ses jeux se ressentaient de son caractère vif et ardent. Il avait un goût prononcé pour tout ce qui tenait au militaire, et un de ses plus grands plaisirs était de faire tirer de petits canons dans son jardin et de commander, le sabre à la main, que l'on fît feu. Il se croyait alors un petit héros, et prenait un air grave le plus plaisant du monde. Il avait encore un genre d'amusement qui lui plaisait infiniment. C'était de prendre le costume d'un ancien chevalier français, en se revêtant d'une petite armure que lui avait faite M. Palloi. Le casque en tête, la cuirasse sur le dos et la lance à la main, il se croyait un véritable chevalier. Ce jeu n'était permis qu'entre nous, et seulement dans son appartement, pour ne pas laisser à la malveillance le plaisir de s'exercer sur ce petit divertissement. Il importunait la Reine pour lui permettre de descendre chez elle dans son costume favori, si bien qu'elle lui dit, pour s'en débarrasser, qu'elle n'y consentirait qu'autant qu'il désignerait sur-le-champ le nom du chevalier français qu'il prendrait pour paraître devant elle. Ce sera, dit-il, celui du chevalier Bayard, sans peur et sans reproche. Il aimait beaucoup à lire des traits historiques, et l'abbé d'Avaux, son précepteur, lui faisait faire la lecture de tous ceux qui pouvaient l'instruire en l'amusant. Il en causait avec nous, les gravait dans sa mémoire, et faisait les applications les plus justes, sans pédanterie et avec une naïveté charmante. Il étonna bien un jour l'abbé Barthélemy, de l'Académie des sciences. On avait fait lire au jeune prince quelques fragments de l'histoire de Scipion et d'Annibal, et on les comparaît ensemble: «J'aime bien mieux Scipion, dit-il, c'est mon héros.»--«Seriez-vous bien aise de voir son bouclier?» lui dit M. d'Avaux.--«J'en serais enchanté.» L'abbé Barthélemy, à qui cette conversation fut rapportée, se fit un plaisir de le lui apporter. Mgr le Dauphin le considéra avec soin et le tourna de tous côtés; puis, partant comme un trait, il fut chercher son sabre, et le frotta sur le bouclier. «Que faites-vous donc, Monseigneur?» lui dit l'abbé Barthélemy.--«Je frotte mon sabre sur le bouclier d'un grand homme.» L'abbé Barthélemy témoigna le plus grand étonnement de cette action et de la vivacité de sa réponse. Mais l'abbé d'Avaux ne le laissa pas longtemps indécis sur le motif qui l'avait occasionné. Il lui apprit que ce n'était qu'une heureuse application de ce qu'il lui avait raconté d'un beau mouvement d'un régiment de grenadiers, en voyant à Strasbourg le tombeau du maréchal de Saxe. L'abbé Barthélemy, attendri en regardant cet aimable enfant, ne put s'empêcher de lui témoigner sa satisfaction de l'usage heureux qu'il faisait de sa mémoire, qui était vraiment admirable. Il avait la répartie prompte, et nous étonna bien un jour par la preuve qu'il nous en donna. On jouait avec lui un petit jeu qui obligeait chacun de conter son histoire. «J'en sais une très-drôle,» nous dit-il. Il y avait à la porte de l'Assemblée nationale un crieur qui vendait les décrets aussitôt qu'ils étaient imprimés; pour abréger ses paroles, il criait: A deux sols, à deux sols, l'Assemblée nationale! Un plaisant qui passait par là lui dit: «Mon ami, tu nous dis bien ce qu'elle vaut, mais non pas ce qu'elle nous coûte. Avouez que c'est drôle.» Je lui avais expressément défendu de parler de tout ce qui pouvait y avoir rapport. Le regardant donc assez sévèrement: «Qui vous a appris, lui dis-je, cette petite histoire?» Se ressouvenant alors de la défense, il me dit très-plaisamment: «M. l'abbé, qui nous a appris ce jeu, nous a bien dit, madame, que chacun était obligé de conter son histoire, mais il n'est pas du jeu de dire de qui on la tient.» Et il se débarrassa de cette manière de répondre à une question qui l'embarrassait, sans nommer la personne qui lui avait appris sa petite histoire. CHAPITRE XII ANNÉE 1791 VOYAGE DE VARENNES Le chagrin que j'éprouvais des insultes journalières qu'essuyait la famille royale, et mon inquiétude des suites qui en devaient être la conséquence, rendaient pénible la convalescence de la maladie que je venais d'éprouver. La Reine, qui avait eu la bonté de me venir voir plusieurs fois, vint chez moi un matin de très-bonne heure pour m'engager d'aller aux eaux de Plombières. «Il est probable, me dit-elle, que nous serons obligés de quitter Paris, et vous êtes bien faible pour nous suivre.» L'idée d'abandonner Mgr le Dauphin et Madame, au milieu des dangers qu'ils pouvaient courir, me fit une peine extrême et me redonna assez de force pour espérer d'être, sous peu de jours, en état de les suivre. Je ne pouvais d'ailleurs, comme je le dis à la Reine, aller aux eaux sans faire découvrir leur départ, ayant dit publiquement à quelqu'un qui m'en avait donné le conseil, que la mort seule me ferait abandonner Mgr le Dauphin. J'ajoutai à cette princesse que j'espérais que le Ciel me donnerait, d'ici là, les forces dont j'aurais besoin, mais que dans le cas contraire je ne quitterais pas mon appartement. «A quels dangers ne vous exposez-vous pas? reprit la Reine avec vivacité.--«Si j'étais né homme, répondis-je, Votre Majesté ne m'aurait pas empêché de monter à la tranchée. Je me sens digne d'être la fille d'un père qui a perdu la vie pour le service de son Roi et de sa patrie. Que Votre Majesté ne s'embarrasse pas de moi; si j'étais malade, je resterais dans la première auberge au risque de ce qui pourrait m'arriver; mais qu'elle soit bien persuadée que je resterais à Paris, si je ne me sentais assez de force pour soutenir la route, et causer le moindre retard au voyage[19].» [19] Je ne puis passer sous silence le reproche que me font M. de Bouillé, dans ses _Mémoires_, et M. Royou, dans son _Histoire de France_, lorsqu'ils prétendent que l'opiniâtreté que j'ai mise à suivre Mgr le Dauphin dans le voyage de Varennes a empêché le Roi de prendre dans sa voiture un militaire distingué. La Reine, qui fut la seule qui me fit part de ce voyage, ne m'a jamais dit qu'il en fût question, et ne me parla que de l'obstacle de ma santé. Je n'aurais certainement pas insisté si elle m'eût témoigné un pareil désir. J'avais d'ailleurs la ressource de prendre la place d'une des deux femmes qui accompagnaient la famille royale dans la voiture de suite. En pareil cas, l'attachement ne consulte ni les convenances ni les droits, et j'aurais alors concilié le devoir que m'imposait ma place, de ne jamais quitter Mgr le Dauphin, avec le désir que Leurs Majestés auraient manifesté de se faire accompagner par une personne dont les services eussent pu leur être plus utiles que les miens. On devait partir la nuit du dimanche au lundi 20 juin; mais la crainte que l'on eut qu'une femme de chambre de Mgr le Dauphin, qu'on savait être attachée à M. de la Fayette, et qui était de service ce jour-là, ne lui révélât le départ de la famille royale, le fit remettre au lendemain 21, où elle se trouvait tout naturellement remplacée par une autre sur laquelle on pouvait compter. On avait craint, en éloignant la première, de donner de la consistance au bruit qui courait, même dans le château, du prochain départ de la famille royale. M. de Bouillé en fut prévenu, et si M. le duc de Choiseul eût eu moins de légèreté et plus d'aplomb, ce retard eût été sans inconvénient. Pour ne donner aucun soupçon, la Reine mena promener elle-même ces enfants à Tivoli, dans le jardin de M. Boutin, dans la soirée du lundi, et donna l'ordre en rentrant, au commandant de bataillon, pour la sortie du lendemain. J'en fis autant pour Mgr le Dauphin. Et pour ôter à mes gens toute idée de départ, je leur dis de me préparer un bain pour le lendemain à l'heure où je sortirais de chez Mgr le Dauphin, et je montai chez lui à dix heures, suivant ma coutume, avec ma femme de chambre, qui couchait dans une chambre à côté de la sienne. Un moment après, la Reine entra dans l'appartement, et réveilla ce jeune prince qui était profondément endormi. A peine eut-il entendu qu'il irait dans une place de guerre, où il commanderait son régiment, qu'il se jeta à bas de son lit, en disant: «Vite, vite, dépêchons-nous, qu'on me donne mon sabre, mes bottes, et partons.» L'idée de ressembler à Henri IV, qu'il avait pris comme modèle, l'échauffa tellement, qu'il ne ferma pas l'oeil en chemin. Ce ne fut qu'après l'arrestation que la nature reprit ses droits, et qu'il s'endormit du sommeil le plus calme et le plus tranquille. La Reine, en déclarant son départ, annonça à madame de Neuville, première femme de chambre de Mgr le Dauphin, qu'elle le suivrait dans une chaise de poste, avec madame Branyer, première femme de chambre de Madame, qui venait d'être avertie et qui allait se rendre chez Mgr le Dauphin. Elle dit à madame de Bar, cette femme, comme je l'ai déjà dit, sur laquelle on pouvait parfaitement compter, qu'elle était affligée de ne pouvoir pas l'emmener, qu'elle allait la faire conduire sûrement chez elle, et qu'elle comptait assez sur son attachement pour être assurée de sa discrétion, Cette pauvre femme fut des plus touchantes; elle se jeta aux genoux de la Reine, lui baisa la main, fit des voeux pour le succès du voyage, qui l'occupait beaucoup plus que les persécutions qu'elle pourrait éprouver et que les précautions que l'on prenait pour la conduire sûrement chez elle. Nous descendîmes dans l'entre-sol de la Reine, où le Roi s'était rendu de son côté. Leurs Majestés me dirent qu'elles seraient suivies par trois gardes du corps, dont l'un donnerait le bras à la Reine pour la conduire à pied à la voiture; que les deux autres conduiraient la voiture de voyage, qui devait attendre le Roi à quelque distance de la barrière (car toute la famille royale sortait à pied, à l'exception de Mgr le Dauphin et de Madame). Le Roi ajouta que je ne saurais qu'en chemin les détails du voyage, pour diminuer l'embarras de mes réponses si j'avais le malheur d'être arrêtée; et il me donna ensuite un billet signé de sa main, pour prouver, en cas d'accident, que c'était par ses ordres que j'emmenais Mgr le Dauphin et Madame. Il me donna, de plus, la permission d'emmener avec moi M. de Gouvion, si nous le rencontrions, dans le cas où il s'engagerait à favoriser le départ de Leurs Majestés. J'avais aussi marqué deux pièces d'or, l'une pour donner à un garde national, si le hasard nous en faisait rencontrer, en lui ajoutant la promesse de faire sa fortune et de lui donner une bonne somme d'argent, lorsqu'il me reproduirait une pièce pareille à celle que je gardais pour la confronter avec la sienne. J'avais pris, depuis longtemps, la précaution de faire faire à ma fille Pauline une petite robe de toile et un bonnet pour habiller en petite fille Mgr le Dauphin, si les circonstances rendaient ce changement nécessaire. Nous nous en servîmes avec succès. La voiture étant arrivée, la Reine alla regarder elle-même si tout était tranquille dans la cour, et ne voyant personne, elle m'embrassa en me disant: «Le Roi et moi vous remettons entre les mains, madame, tout ce que nous avons de plus cher au monde, avec la plus entière confiance; tout est prêt, partez.» Nous descendîmes par l'appartement de M. de Villequier, où il n'y avait pas de sentinelle; nous passâmes par une porte peu fréquentée, et nous montâmes dans une vieille et antique voiture, ressemblant à un fiacre, que conduisait le comte de Fersen. Pour donner au Roi le temps d'arriver, nous fîmes une promenade sur les quais, et nous revînmes par la rue Saint-Honoré attendre la famille royale, vis-à-vis la maison appelée alors l'hôtel de Gaillarbois. J'attendis trois quart d'heure sans voir arriver personne de la famille royale. M. de Fersen jouait parfaitement le rôle de cocher de fiacre, sifflant, causant avec un soi-disant camarade qui se trouvait là par hasard, et prêtant du tabac dans sa tabatière. J'étais sur les épines, quoique je ne fisse paraître aucune inquiétude, lorsque Madame me dit: «Voilà M. de la Fayette.» Je cachai Mgr le Dauphin sous mes jupes, en les assurant tous deux qu'ils pouvaient être fort tranquilles. Je ne l'étais cependant guère. M. Bailly le suivait à peu de distance. Ils passèrent tous deux, ne se doutant de rien; et après trois quarts d'heure d'anxiété, j'eus la consolation de voir arriver Madame Élisabeth. C'était cependant un commencement d'espérance. Il était onze heures et demie, et ce ne fut qu'après minuit que nous vîmes arriver le Roi. MM. Bailly et de la Fayette qui étaient venus au coucher, s'étaient mis à causer, et pour ne leur donner aucun soupçon, ce prince ne voulut point avoir l'air pressé de se retirer. Il fallut ensuite que le Roi se déshabillât, se mît au lit, refît une nouvelle toilette, mît une perruque pour se déguiser, et vînt à pied des Tuileries pour rejoindre la voiture. La Reine n'en devait sortir qu'après le Roi; et l'extrême attachement qu'il lui portait se démontra vivement dans cette circonstance par la manière dont il exprimait son inquiétude. Dès qu'elle fut montée dans la voiture, il la serra entre ses bras, l'embrassait, et lui répétait: «Que je suis content de vous voir arrivée!» Chacun s'embrassa; toute la famille royale me fit le même honneur, et convaincus que nous avions franchi l'obstacle le plus difficile à surmonter, nous commençâmes à espérer que le Ciel favoriserait notre voyage. Le Roi nous raconta qu'après avoir été débarrassé de MM. Bailly et de la Fayette, il était sorti seul par la grande porte des Tuileries, avec une grande tranquillité; qu'il était pleinement rassuré par la précaution qu'il avait prise de faire sortir par cette même porte M. le chevalier de Coigny, dont la tournure, parfaitement semblable à la sienne, accoutumait depuis quinze jours les factionnaires de cette porte à le laisser sortir le soir avec une entière sécurité; qu'elle était telle, que son soulier s'étant défait, il l'avait remis sans qu'on y eût fait attention, et qu'il n'avait pas éprouvé la plus légère difficulté. Le chevalier de Coigny était un des plus fidèles et des plus affectionnés serviteurs du Roi. Celui-ci lui avait confié le secret de son voyage, et s'il eût suivi les conseils qu'il lui avait donnés, il y a tout lieu de croire que le voyage eût réussi. «Personne, dit-il au Roi, ne rend plus de justice que moi à la bravoure et à la fidélité de MM. les gardes du corps. Mais, dans une occasion aussi importante, il faut employer des personnes qui aient l'habitude des voyages, et qui aient été dans l'occasion de prendre des partis décisifs. Priol, commandant de la gendarmerie, homme de tête et qui a l'habitude de la surveillance, vous serait d'une grande ressource, ainsi qu'un maître de poste retiré, qui connaît parfaitement toutes les routes du royaume, qui est plein d'intelligence et d'un attachement sans bornes à la personne de Votre Majesté.» Il en nomma un troisième dont j'ai oublié le nom et l'état. Le Roi, qui voulait donner cette marque de confiance à ses gardes du corps, ne suivit malheureusement pas un avis aussi sage, et persista dans sa première résolution. Il avait demandé à M. Dagoût, aide-major des gardes du corps, de lui en donner trois pour porter des lettres aux princes, ses frères; et ignorant leur véritable destination, il lui avait donné les trois premiers qui s'étaient trouvés sous sa main. Ils s'appelaient MM. du Moutier, de Maldan et de Valori. On ne pouvait sans injustice mettre en doute leur courage et leur dévouement; mais accoutumés par leur grade à une parfaite obéissance, et n'ayant jamais commandé en chef, une pareille entreprise était au-dessus de leurs forces. Ils n'osèrent rien prendre sur eux, demandèrent les ordres du Roi, qu'ils auraient exécutés, quelque dangereux qu'ils fussent, même au péril de leur vie, mais ils manquèrent de l'audace nécessaire dans la circonstance où l'on se trouvait. La Reine avait mis dans sa confidence madame Thibault, sa première femme de chambre, personne de mérite et d'un attachement sans bornes à sa personne. Elle avait disposé tout ce qui était nécessaire pour le voyage, et avait pris un passe-port pour Tournay, d'où elle devait aller rejoindre Sa Majesté, dès qu'elle aurait reçu la nouvelle de son arrivée dans la ville où elle devait séjourner momentanément. Elle avait été chargée d'emmener ma femme de chambre, dont la terreur et la naïveté, tout en faisant rire la famille royale, firent sentir la nécessité de ne la pas abandonner à elle-même. Nous éprouvâmes plusieurs petits incidents qui ne prouvèrent que trop que les plus petites causes influent souvent sur de grands événements. M. de Fersen, craignant que les gardes du corps n'eussent pris un autre chemin que celui qu'il leur avait indiqué, et que lui prenant le plus court, on fût forcé pour les rejoindre de repasser la barrière, préféra prendre le plus long pour éviter cet inconvénient, ce qui nous fit perdre une demi-heure, laquelle, ajoutée aux trois quarts d'heure qu'avait duré de plus le coucher du Roi, nous mit en retard d'une heure et demie. Nous trouvâmes ensuite une noce chez les commis de la barrière, beaucoup de monde et de lumière aux portes, mais nous ne fûmes heureusement pas reconnus, et nous passâmes sans difficulté. Pour comble de malheur, les chevaux de la voiture du Roi s'abattirent deux fois entre Nintré et Châlons, tous les traits cassèrent, et nous perdîmes plus d'une heure à réparer ce désastre. Il a été dit, mais bien à tort, que le Roi s'était arrêté pour dîner. Il n'a jamais mangé que dans la voiture, lui et la famille royale. On ne s'est arrêté nulle part; le Roi ne descendît qu'une seule fois dans toute la route, entra dans une écurie où il n'y avait personne, ne parla à qui que ce soit et remonta sur-le-champ dans sa voiture. Les enfants descendirent seulement deux fois, dans des moments où des postillons montaient au pas de grandes côtes, et dont je profitai pour leur faire prendre l'air; mais cette petite promenade ne causa aucun retard. Nous trouvâmes à quelque distance de la barrière de Clichy la voiture qui nous attendait, et nous laissâmes la vieille voiture et les chevaux sans nous embarrasser de ce qu'ils deviendraient. M. de Fersen conduisit le Roi en cocher jusqu'à Laye, où nous prîmes la poste. Le Roi, en le quittant, lui témoigna sa reconnaissance de la manière la plus affectueuse, espérant que ce serait autrement qu'en paroles, et se flattant de le revoir bientôt. Nous voyagions dans une grande berline bien commode, mais qui n'avait rien d'extraordinaire, comme on s'est plu à le répéter depuis la triste issue de ce malheureux voyage. J'étais censée être la maîtresse sous le nom de baronne de Korff; le Roi passait pour mon valet de chambre, la Reine pour ma femme de chambre, et Madame Élisabeth pour la bonne des enfants. On savait que la baronne de Korff, dont je portais le nom, avait fait exprès le voyage de Paris à Montmédy par la même route que nous prenions, dans une voiture pareille à la nôtre, avec le même nombre de personnes, et qu'on ne lui avait demandé nulle part son passe-port. On avait poussé l'observation jusqu'à calculer le nombre d'heures qu'elle avait employé pour arriver à Montmédy, et l'on verra le triste résultat de cette dernière précaution. Quand la barrière fut passée, le Roi, commençant à bien augurer de son voyage, se mit à causer sur ses projets. Il commençait par aller à Montmédy, pour aviser au parti qu'il croirait convenable, bien résolu de ne sortir du royaume que dans le cas où les circonstances exigeraient qu'il traversât quelques villes frontières pour arriver plus promptement à celle de France où il voudrait fixer son séjour, ne voulant pas même s'arrêter un instant en pays étranger. «Me voilà donc, disait ce bon prince, hors de cette ville de Paris, où j'ai été abreuvé de tant d'amertume. Soyez bien persuadés qu'une fois le cul sur la selle, je serai bien différent de ce que vous m'avez vu jusqu'à présent.» Il nous lut ensuite le mémoire qu'il avait laissé à Paris pour être porté à l'Assemblée; et il jouissait d'avance du bonheur qu'il espérait faire goûter à la France, du retour des princes ses frères et de ses fidèles serviteurs, et de la possibilité de rétablir la religion et de réparer les maux que ses sanctions forcées avaient pu lui causer. Regardant ensuite sa montre qui marquait huit heures: «La Fayette, dit-il, est présentement bien embarrassé de sa personne.» Il était difficile de partager l'anxiété du général, et d'éprouver d'autre sentiment que la joie d'avoir secoué sa dépendance. Il n'en était pas de même lorsque nous pensions à la position de ceux que nous avions laissés à Paris. Nous étions loin de soupçonner que la stupeur et la consternation remplaçaient l'audace qu'avaient eue les Parisiens à toutes les époques de la Révolution; et ce n'était pas sans fondement que nous étions dans l'inquiétude des excès où ils pourraient se porter vis-à-vis de ceux dont on connaissait l'attachement au Roi et à la famille royale. Plus on avançait dans la route, plus on se livrait à l'espérance: «Quand nous aurons passé Châlons, nous n'aurons plus rien à redouter, disait le Roi; nous trouverons à Pont-de-Sommevel le premier détachement des troupes, et notre voyage est assuré.» Nous passâmes Châlons sans être reconnus. Nous fûmes alors parfaitement tranquilles, et nous étions loin de nous douter que notre bonheur touchait à son terme et allait être remplacé par la plus affreuse catastrophe. Arrivés à Pont-de-Sommevel, quelles furent notre douleur et notre inquiétude lorsque les courriers nous rapportèrent qu'ils n'avaient trouvé aucune trace de troupe ni qui que ce soit qui pût donner aucune indication; qu'ils n'osaient faire aucune question de peur de donner des soupçons, et qu'il fallait espérer qu'à Orbeval, qui était la poste suivante, nous serions plus heureux! Mais notre bonheur était fini. Le Ciel, qui voulait éprouver jusqu'à la fin nos augustes et malheureux souverains, permit que le duc de Choiseul perdît totalement la tête. L'entreprise était au-dessus de ses forces. Son coeur était pur, et il se serait fait tuer pour sauver le Roi; mais il n'avait pas ce courage calme et tranquille qui fait juger de sang-froid les événements et les moyens de porter remède aux circonstances imprévues. M. de Choiseul, en prenant congé du Roi, lui avait donné un itinéraire de sa route jusqu'au Pont-de-Sommevel, où il devait se trouver à la tête du premier détachement des troupes chargé d'escorter Sa Majesté. Muni de tous les renseignements nécessaires pour arriver sûrement au terme du voyage, il avait marqué où le Roi devait user d'une grande précaution pour n'être pas reconnu, avait calculé, comme je l'ai déjà dit, le temps qu'il devait mettre en route, et par conséquent l'heure où il devait arriver à Pont-de-Sommevel. Mais il n'avait malheureusement pas fait entrer dans ce calcul les accidents qui pourraient arriver, et ce fut la cause de notre perte. Pour éviter tout soupçon de la part des troupes qu'on avait placées par échelons, depuis Pont-de-Sommevel jusqu'à Clermont, on les avait averties qu'elles étaient destinées à escorter un trésor dont l'arrivée avait été retardée jusqu'au lundi 21. Quelques propos tenus sur le retard de l'arrivée de ce trésor inquiétèrent M. de Choiseul, qui, s'apercevant que l'heure de l'arrivée du Roi était outrepassée de deux heures, se persuada que le Roi avait changé d'avis et que le projet était avorté. Il donna alors, à ce que l'on m'a assuré, son cabriolet à Léonard, coiffeur de la Reine, qu'il avait emmené de Paris avec lui, pour avertir les troupes stationnées sur la route que le voyage était manqué et que le Roi n'avait pas paru, lui enjoignant de plus d'aller jusqu'à Montmédy porter le même avertissement. Il monta ensuite à cheval, disant au détachement qui était à Pont-de-Sommevel qu'il venait de recevoir l'avis que le trésor ne passerait plus, et qu'il allait gagner Montmédy par le plus court chemin. Ce parti était dépourvu de sens. En suivant la grande route, le détachement pouvait rencontrer le Roi, dans le cas où il n'y eût eu qu'un retard accidentel dans le voyage (circonstance que M. de Choiseul eût dû prévoir). Le chemin de traverse qu'il fit prendre aux troupes répandit l'alarme dans tous les environs de Pont-de-Sommevel. Il n'en fallait pas tant pour semer l'inquiétude dans un pays aussi révolutionné que celui que nous allions parcourir. Toutes les villes en étaient mauvaises, et c'était pour éviter Verdun qu'on avait fait passer le Roi par Varennes, quoiqu'il n'y eût pas de chevaux de poste dans cette misérable petite ville. Pour obvier à cet inconvénient, on avait mis des chevaux de relais dans une maison à l'entrée de la ville, pour conduire le Roi à Dun, où il devait trouver M. de Bouillé à la tête des troupes. On avait si peu d'inquiétude sur le passage de Varennes, qu'on n'y en avait placé aucune, et qu'on s'était contenté d'y envoyer le second fils de M. de Bouillé et le frère cadet de M. de Raigecourt, pour soigner les relais et avertir sur-le-champ M. de Bouillé de l'arrivée du Roi à Varennes. On poussa le peu de précaution jusqu'à oublier d'avertir du nom de l'auberge où étaient les chevaux. Nous ne fûmes pas plus heureux à Orbeval qu'à Pont-de-Sommevel. Même silence, même inquiétude. Nous arrivâmes à Sainte-Menehould dans une violente agitation; elle fut encore augmentée lorsque M. Dandouins, capitaine dans le régiment de M. de Choiseul, s'approcha un moment de la voiture et me dit tout bas: «Les mesures sont mal prises; je m'éloigne pour ne donner aucun soupçon.» Ce peu de paroles nous perça le coeur; mais il n'y avait autre chose à faire que de continuer notre route, et l'on ne se permit pas même la plus légère incertitude. Le malheur voulut que l'infâme Drouet, fils du maître de poste de Sainte-Menehould, patriote enragé, se trouvât en ce moment à la porte, et qu'ayant eu la curiosité de regarder dans la voiture, il crut reconnaître le Roi et s'en assura positivement en comparant la figure de ce prince avec un assignat qu'il avait dans sa poche. Ce malheureux prit un cheval, suivit la voiture du Roi jusqu'à Clermont, et ayant entendu dire qu'il allait à Varennes, il jugea qu'il serait facile de le faire arrêter en prenant les devants, et en avertissant les autorités et les habitants sur lesquels il pouvait compter, du passage de Sa Majesté. Nous gagnâmes encore Clermont sans inconvénient; mais à notre arrivée dans cette ville, le comte Charles de Damas, colonel des dragons de Monsieur, et qui n'avait pas quitté son poste, malgré l'avertissement du duc de Choiseul, nous dit qu'il y avait de la fermentation dans le pays, et qu'il allait faire l'impossible pour faire sortir son régiment et escorter la voiture de Sa Majesté. Il le tenta en effet, mais sans succès. Les autorités se joignirent aux habitants pour empêcher le régiment de sortir de la ville, et les troupes refusèrent d'obéir à M. de Damas. Il fut tenté de les enlever en leur disant qu'ils allaient escorter le Roi et sa famille; mais il n'osa, dans la crainte d'éprouver un refus, dont les suites eussent été l'arrestation du Roi. Il se contenta d'envoyer, sur-le-champ, à Varennes, un officier à toute bride, pour avertir MM. de Bouillé et de Raigecourt que le Roi allait arriver; mais la fatalité qui accompagnait toutes les démarches du Roi pour sortir de sa cruelle situation, fit que cet officier, qui ne connaissait pas bien la route, prit la route de Verdun au lieu de celle de Varennes, et ne se trouva plus à temps pour remplir sa mission. On aperçut, sur les hauteurs de cette dernière ville, un homme qui avait l'air de se cacher. Nos inquiétudes augmentèrent. Nous nous crûmes trahis, et nous cheminâmes dans un trouble et une tristesse plus faciles à imaginer qu'à décrire. La position était affreuse; elle le devint encore davantage, lorsque, arrivés à Varennes, nous ne trouvâmes ni relais, ni personne qui pût nous donner la moindre indication sur ce qu'ils étaient devenus. Nous frappâmes à une porte; nous questionnâmes sur la connaissance qu'on pouvait avoir d'un relais qui nous attendait. Nous ne pûmes rien apprendre sur ce qui nous intéressait, et nous tentâmes le seul moyen qui nous restait, en proposant aux postillons de doubler la poste, en leur proposant de l'argent à cet effet. Ils s'y refusèrent, en disant que leurs chevaux étaient trop fatigués. Nous leur dîmes alors de nous conduire à la dernière auberge de la ville, pour repartir dès que leurs chevaux seraient reposés. Il n'y avait déjà plus moyen d'y arriver, et l'infâme Drouet avait eu le temps de prendre toutes ses précautions pour s'opposer au passage de Leurs Majestés. Il avait fait barrer le pont par lequel il fallait passer pour sortir de la ville, en y faisant renverser une charrette de meubles que le hasard lui avait fait tomber sous la main, et il avait prévenu la garde nationale de la ville et Sauce, procureur de la commune, de l'arrivée du Roi et de la nécessité de l'arrêter. Il s'était, de plus, associé un nommé Mangin, ardent patriote, et qui le seconda parfaitement. Ils firent boire les gardes nationales, ainsi que les soldats qui étaient dans la ville, et firent avertir, à Clermont, les dragons du régiment de Monsieur, de s'opposer à la demande de leur colonel, de protéger le voyage du Roi. Cependant, les voitures cheminaient toujours; mais dès que celle des femmes, qui précédait celle du Roi, passa devant la maison de Sauce, elle fut arrêtée, et on les obligea de descendre pour visiter leurs passe-ports. Il était alors onze heures et demie du soir. Nous fûmes avertis de ce qui se passait par les gardes du corps, mais nous étions trop avancés dans la ville pour pouvoir reculer, et nous continuâmes notre chemin. Un moment après, lorsque nous passions sous une arcade qui conduisait au pont de Varennes, deux particuliers, appelés Leblanc et Poucin, arrêtèrent la voiture et menacèrent de tirer dessus si l'on faisait la moindre résistance[20]. Je n'ai appris que depuis mon arrivée à Paris cette dernière circonstance. Je sais seulement que les gardes du corps offrirent au Roi d'employer la force pour le faire passer, mais que ce prince s'y refusa. On demanda les passe-ports, et quoiqu'ils fussent parfaitement en règle, et que la Reine priât que l'on se dépêchât parce que l'on était pressé d'arriver, on fit toutes sortes de difficultés pour donner le temps de se rassembler aux patriotes de la ville et des environs. [20] Georges, député de la ville de Varennes, vint présenter à l'Assemblée Leblanc et Poucin, qui avaient arrêté la voiture du Roi et menacé de tirer dessus. Ils en furent parfaitement accueillis; et l'abbé Grégoire, qui la présidait en ce moment, les assura que Varennes serait à jamais célèbre, et que les Français reconnaissants se rallieraient tous autour de ses murs, si jamais elle se trouvait attaquée. Un officier s'approcha de la voiture du Roi, lui dit tout bas qu'il y avait un gué, et lui offrit de tenter de le faire passer; mais le Roi, qui voyait augmenter à chaque instant le nombre de ceux qui entouraient la voiture, et à quel point ils étaient exaspérés, craignant de n'être pas en force et d'occasionner un massacre en pure perte, n'osa en donner l'ordre; il lui dit seulement de presser M. de Bouillé d'employer tous ses efforts pour le tirer de sa cruelle position. On sonnait le tocsin dans Varennes et dans tous les environs, et il était impossible de se dissimuler que nous ne fussions reconnus. Le Roi tint bon assez longtemps pour ne pas se nommer et ne pas quitter sa voiture; mais les instances devinrent si pressantes, jointes à la promesse de nous laisser partir, si nous étions en règle après l'examen de nos signatures, qu'il n'y eut plus moyen de s'en défendre. Le Roi entra dans la maison de Sauce, procureur de la commune, et l'on monta dans une chambre où l'on coucha les enfants sur un lit qui s'y trouva. Accablés de fatigue, ils s'endormirent sur-le-champ. Leur sommeil était calme et tranquille, et le contraste de cette situation avec celle de leurs malheureux parents était vraiment déchirant. On n'était pas encore bien sûr, à Varennes, que ce fût le Roi et la famille royale qui fussent dans la maison de Sauce; mais Mangin, qui la connaissait, monta dans la chambre pour s'en assurer, et déclara si positivement que c'était le Roi et sa famille, qu'on ne se permit plus d'en douter. Ce Mangin, grand patriote, avait déjà couru, ainsi que ses pareils, dans tous les villages voisins, et avait rassemblé en moins d'une heure quatre mille gardes nationales, tant de la ville que des environs. Le Roi, voyant que la dissimulation était inutile, déclara qu'il était le Roi, qu'il quittait Paris pour se soustraire aux insultes journalières dont on se plaisait à l'accabler, qu'il ne pensait point à quitter le royaume, qu'il voulait seulement aller à Montmédy, pour être plus à portée de surveiller les mouvements des étrangers; que si les autorités de Varennes doutaient de la véracité de sa parole, il consentait à se faire accompagner par telles personnes qu'elles désigneraient. Le Roi et la Reine employèrent tous les moyens possibles pour toucher leurs coeurs, et y ranimer l'ancien amour des Français pour leur Roi. C'étaient des coeurs de bronze, que la crainte seule pouvait remuer. Il leur prenait de temps en temps des frayeurs de l'arrivée de M. de Bouillé, et ils priaient alors le Roi de les protéger et mettaient en doute s'ils lui laisseraient continuer son voyage; mais ces dispositions changeaient dès qu'on leur donnait des motifs de se rassurer. M. de Goguelas, que M. de Bouillé avait donné pour adjoint à M. de Choiseul, et qui paraissait avoir eu sa confiance, arriva à Varennes, désolé de la triste issue de ce voyage. Il voulut tenter, avec les hussards de Lauzun, de délivrer le Roi; mais Leblanc et Mangin ayant crié comme des furieux qu'ils ne l'auraient que mort, il osa d'autant moins insister que le Roi se refusait à en donner l'ordre; et il ne put faire autre chose que de faire placer les hussards devant la maison qu'occupaient le Roi et la famille royale[21]. [21] La conduite de M. de Goguelas étonna tout le monde. C'était un homme grand, froid, réfléchi, et que l'on pouvait supposer capable de modérer l'esprit impétueux et irréfléchi du duc de Choiseul. Personne ne put concevoir les raisons qui l'empêchèrent de le détourner d'un parti aussi dangereux que celui qu'il prit au Pont-de-Sommevel, ou tout au moins de n'avoir pas trouvé quelque moyen d'en faire avertir le Roi, dans le cas où un accident aurait retardé son voyage, accident qui ne fut malheureusement que trop vrai. Mais ce qui est impardonnable et ce qu'on ne concevra jamais, c'est d'avoir osé prendre sur soi, comme paraît l'avoir fait M. de Choiseul, de faire dire aux officiers qui étaient dans le secret du voyage qu'il était manqué, sans en avoir la certitude absolue. Le Roi envoya donner contre-ordre aux dragons qui étaient à Clermont et qui devaient protéger son voyage. Il n'eut pas de peine à être obéi, car ils étaient déjà gagnés, et leur conduite à l'égard de M. de Damas prouvait le peu de fonds que l'on pouvait faire sur eux. On n'avait pas perdu l'espoir de voir arriver M. de Bouillé. Cependant le temps s'écoulait; on n'en entendait pas parler, et l'inquiétude finit par prendre la place de l'espérance. M. de Damas, ne pouvant plus se flatter de rendre utile le détachement qu'il commandait, parvint à sortir de Clermont et se rendit auprès du Roi, qu'il ne quitta pas d'un instant pendant le temps qu'il passa à Varennes, attendant avec impatience l'arrivée de M. de Bouillé, et engageant Sa Majesté à différer son départ le plus longtemps qu'il se pourrait. M. de Choiseul arriva aussi à Varennes, sensiblement affligé de la situation du Roi. Mais les sentiments de son coeur lui faisaient illusion sur les terribles inconvénients du parti qu'il avait pris. Il venait seulement remplir les devoirs de tout bon Français et mourir aux pieds de son Roi, si les circonstances l'exigeaient, ne se doutant pas qu'il eût rien à réparer, et croyant qu'à sa place tout autre se serait conduit comme lui. MM. Baillon et de Romeuf, le premier, commandant de bataillon de la garde nationale de Paris, et le second, aide de camp de M. de la Fayette, arrivèrent à Varennes entre trois et quatre heures du matin. Ils étaient porteurs d'un décret de l'Assemblée qui ordonnait les mesures les plus promptes et les plus actives pour protéger la sûreté de la personne du Roi, de Mgr le Dauphin, de la famille royale et des personnes dont elle était accompagnée, et d'assurer leur retour à Paris avec les égards dus à la majesté royale. Ce même décret nommait commissaires de l'Assemblée pour exécuter ces dispositions, MM. Péthion, Barnave et de La Tour-Maubourg, leur donnant pouvoir de faire agir les gardes nationales, les troupes de ligne et les corps administratifs pour l'exécution de leur mission, ordonnant à ceux-ci une entière obéissance aux commissaires pour l'exécution de ce décret. Il enjoignait, de plus, l'arrestation de M. de Bouillé et la défense la plus absolue à quelque troupe que ce fût d'exécuter aucun de ses ordres, et nommait M. Dumas, adjudant de l'armée, pour commander les troupes qui ramèneraient le Roi à Paris et exécuter les ordres qu'il recevrait des commissaires. Quand la Reine vit arriver les deux porteurs du décret, qui s'étaient toujours donnés pour être entièrement dévoués à la famille royale, elle ne put contenir son indignation et leur reprocha l'opposition de leur conduite avec leurs protestations journalières, arracha le décret de leurs mains, sans vouloir en entendre la lecture, et l'aurait même déchiré, si le Roi ne s'y était opposé; elle se contenta de le jeter par terre avec mépris. Romeuf, qui avait encore un reste de pudeur, qui le faisait rougir du rôle qu'il jouait en ce moment, gardait le silence; mais Baillon, qui n'avait en vue que la récompense qu'il espérait obtenir pour prix de sa mission, ne cherchait qu'à tromper le Roi: «Prenez bien garde, lui disait-il, d'exciter l'inquiétude par un trop long séjour dans cette ville.» Et sur ce que le Roi lui objectait que les enfants ayant besoin de repos, il y resterait quelque temps, il répondit d'un ton hypocrite: «Quoique Votre Majesté ne me rende pas la justice de croire que je n'ai accepté la mission dont je suis chargé que dans l'espoir de lui être utile, je vais faire mon possible pour engager cette multitude à respecter le sommeil de Mgr le Dauphin et de Madame.» Et il l'excitait, au contraire, à presser le départ du Roi, en lui communiquant sa crainte excessive du danger qu'elle pouvait courir, si M. de Bouillé parvenait à enlever le Roi. La nuit se passa bien tristement, le Roi n'osant prendre le parti d'employer la force pour sortir de sa cruelle situation, et les officiers, qui lui auraient obéi au péril de leur vie, ne croyant pas pouvoir prendre de parti décisif sans son autorisation. Il eût peut-être réussi dans le moment de l'arrestation, mais chaque instant y apportait de nouvelles difficultés; l'effervescence augmentait à mesure que grossissait cette multitude, à qui l'on débitait les nouvelles les plus invraisemblables pour exciter sa terreur et sa fureur. On ne cessait de presser le Roi de partir; les chevaux étaient mis à la voiture; les clameurs redoublaient et étaient excitées par la peur que l'on avait de l'arrivée de M. de Bouillé. La Reine avait beau montrer ses enfants endormis et représenter le besoin qu'ils avaient d'un peu de repos, on ne voulait écouter aucune raison, et l'on entendait, de la chambre où était la famille royale, cette affreuse populace demander à grands cris son départ. Après huit mortelles heures d'attente à Varennes, M. de Bouillé n'arrivait pas, et nous n'en avions aucune nouvelle. Le Roi, ne voyant aucune possibilité de se tirer des mains de cette multitude, qui grossissait à vue d'oeil, ne crut pas pouvoir différer plus longtemps son départ, et se détermina à retourner à Paris. Avant de partir, il embrassa les officiers qui ne l'avaient pas quitté et les recommanda aux autorités de Varennes; mais à peine étions-nous montés en voiture, que nous entendîmes crier: «Arrête Choiseul!» On se saisit de sa personne, ainsi que de celles de MM. de Damas, de Florac, capitaine de son régiment, et de Remi, quartier-maître, et on les mena à Verdun, où ils furent mis en prison. La voiture de Sa Majesté était escortée des membres de tous les clubs environnants, des gardes nationales, de cinquante sapeurs et de cent cinquante dragons de ce même régiment de Monsieur, qui avait refusé d'obéir à son colonel, lesquels manifestaient leur patriotisme par les cris de: «Vive la nation et l'Assemblée nationale!» Ces cris, répétés par toute cette multitude, ne cessèrent que par la rapidité avec laquelle on fit aller la voiture, pour s'éloigner le plus promptement possible des troupes que l'on supposait devoir bientôt arriver dans cette malheureuse ville de Varennes. M. de Bouillé arriva sur les hauteurs de cette ville au moment où Sa Majesté venait de la quitter; et il eut la douleur de voir cheminer sa voiture entourée de son affreuse escorte. La mauvaise disposition du pays et des troupes, jointe à la fureur des meneurs de cette populace, lui fit craindre pour les jours du Roi et de la famille royale s'il tentait un effort pour la délivrer. Il se retira pénétré de douleur, et quitta sur-le-champ la France, ne pouvant mettre en doute le sort qui l'attendait. On ne peut se faire d'idée des souffrances de la famille royale dans cet infortuné voyage: souffrances physiques et morales, rien ne lui fut épargné. Dans les endroits où l'on était forcé d'aller doucement, les cris de: «Vive la nation et l'Assemblée nationale!» retentissaient à ses oreilles, et redoublaient à chaque village que l'on trouvait. Les maires des villes, en lui présentant les clefs, se permettaient de lui faire les plus vifs reproches sur son départ de Paris, et la manière dont ils lui rendaient cet hommage était une nouvelle insulte. Lorsque le Roi passa sur une chaussée entre Clermont et Sainte-Menehould, nous entendîmes tirer des coups de fusil, et nous vîmes courir dans la prairie une foule de gardes nationaux. Le Roi demanda ce qui se passait. «Rien, lui répondit-on; c'est un fou que l'on tue.» Et nous sûmes, peu après, que c'était M. de Dampierre, gentilhomme de Clermont et frère de l'évêque actuel de Clermont, que son empressement à chercher à approcher de la voiture de Sa Majesté avait rendu suspect à la garde nationale. Le Roi et la famille royale éprouvèrent un saisissement facile à concevoir, et leur douleur augmenta à la pensée des dangers que pouvaient courir ceux dont on connaissait l'attachement à la personne du Roi et de son auguste famille[22]. [22] Un motif bien noble engagea M. de Dampierre à s'exposer aux dangers qui lui coûtèrent la vie. Il voulut prouver au Roi que la nation était loin de partager les sentiments des misérables qui entouraient sa voiture, et que ses malheurs ne portaient aucune atteinte aux sentiments de ses fidèles sujets, toujours prêts à se sacrifier pour lui prouver leur respect et leur attachement. Ceux qui entouraient la voiture du Roi interpellaient Leurs Majestés avec une insolente familiarité, toutes les fois que cela leur convenait, et répondaient à leurs questions avec une grossièreté révoltante. La bonté avec laquelle la famille royale les traitait, et la patience avec laquelle elle supportait les incommodités de la chaleur et de la poussière, qui étaient excessives, et qu'elle ne paraissait sentir que par rapport aux souffrances du jeune prince et de la jeune princesse, auraient dû faire impression sur des coeurs moins endurcis; mais ils n'avaient qu'un sentiment: celui de la jouissance de l'abaissement de la famille royale et de leur triomphe. C'était un bonheur pour eux d'abreuver d'amertumes leurs infortunés souverains. On s'arrêta pour dîner à Sainte-Menehould, et le Roi fut obligé d'écouter les remontrances du président du district de cette ville, qui, à la tête des membres qui le composaient, se permit de lui faire de vifs reproches sur ce qu'en quittant la France il la livrait aux étrangers. Le Roi les réfuta avec douceur, en l'assurant qu'on trompait le peuple sur ses véritables intentions; qu'il n'avait eu en vue que le bien de ce même peuple, qui avait toujours été l'objet constant de ses soins. Le dîner fut court, et le Roi se pressa de quitter cette ville pour arriver à Châlons, où il devait coucher et qu'il savait être dans des dispositions bien différentes à son égard. La ville de Châlons était loin de partager les sentiments de celles que le Roi venait de traverser; les habitants voyaient avec peine la triste situation de la famille royale. Leur contenance respectueuse et la tristesse peinte sur leurs visages manifestaient clairement les sentiments qu'ils n'osaient exprimer. La réception qu'ils firent au Roi et les harangues des autorités constituées se ressentirent de ces dispositions. La famille royale logea à l'ancienne intendance, et y fut reçue avec les égards dus à la majesté royale. C'était cette même maison où la Reine, arrivant en France, avait été reçue avec tant de pompe et au milieu des acclamations et des cris réitérés de: «Vive le Roi et Madame la Dauphine!» Il y existait encore des personnes qui avaient été témoins de cette réception, et qui fondaient en larmes en considérant le contraste de sa situation actuelle. La Reine le soutint avec son courage ordinaire, et éprouva même un peu de consolation des sentiments qui lui furent exprimés dans cette ville. Des jeunes filles lui apportèrent des fleurs, plusieurs d'entre elles s'empressaient de la servir, et tout ce qui était autour d'elle lui témoignait le vif intérêt qu'il prenait à ses malheurs. Les autorités de la ville témoignèrent secrètement au Roi la peine qu'elles ressentaient de ne pouvoir le délivrer. Quelques personnes lui offrirent même de le sauver pendant la nuit, mais lui seul, plus de monde pouvant le faire reconnaître, et ils lui montrèrent un escalier dérobé qui était dans la chambre où couchait Mgr le Dauphin, et qu'il était impossible de découvrir quand on ne le connaissait pas. Le Roi, effrayé des dangers que son évasion pouvait faire courir à la Reine et à la famille royale, se refusa à cette proposition, qui pénétra son coeur d'une profonde reconnaissance. La famille royale aurait bien voulu, sous le prétexte d'attendre à Châlons les commissaires, se reposer un peu dans cette ville, car elle en avait grand besoin; mais il n'y eut pas moyen. Les forcenés qui accompagnaient la voiture, effrayés des sentiments qu'ils apercevaient dans les habitants de Châlons, envoyèrent le soir même à Reims, pour recruter dans les clubs et dans la ville une troupe de mauvais sujets, afin de composer un bataillon pour les renforcer et en imposer aux habitants. Cet effroyable détachement arriva à Châlons à dix heures du matin, et s'annonça par ses cris et ses vociférations. C'était le jour de la Fête-Dieu, et le Roi entendait alors la messe. Un grand nombre d'entre eux, entrant dans la maison, obligèrent le prêtre de quitter la messe, qui était au _Sanctus_, pour servir sur-le-champ le déjeuner et mettre des chevaux à la voiture de Sa Majesté. Le Roi, craignant que sa résistance n'occasionnât quelque désordre dans la ville, consentit à partir sur-le-champ. Il témoigna secrètement à ceux qui l'entouraient combien il était touché des sentiments qu'on lui témoignait, les assurant qu'il ne quittait Châlons si précipitamment que pour ne pas l'exposer à une persécution qui affligerait sensiblement son coeur paternel. Les soldats de cet effroyable bataillon, qui se mit à la suite de la voiture du Roi, l'obligèrent d'aller au pas et se plaignirent de la faim qu'ils éprouvaient. La Reine, avec sa bonté ordinaire, tira quelques provisions de sa voiture et les leur donna. Une voix sortit de cette terrible troupe et leur cria: «N'y touchez pas, car c'est sûrement empoisonné, puisqu'on nous l'offre.» Le Roi, indigné, en mangea sur-le-champ, ainsi que ses enfants. Ils en firent alors autant, et cet acte de bonté adoucit un peu leur férocité. Nous gagnâmes ainsi Épernay, où nous attendait la populace la plus exaltée et la plus effrénée: autorités, habitants, garde nationale, tout en était détestable. Le maire présenta au Roi les clefs de la ville. Le président du district, qui l'accompagnait, se permit de faire à ce prince les remontrances les plus aigres, et termina le discours le plus insolent en disant qu'il devait savoir gré à la ville de présenter ses clefs à un Roi en fuite. La foule, qui remplissait la cour et la maison où le Roi devait dîner, l'obligea de descendre à la porte. Elle tenait des propos affreux, et l'on entendit un de ces monstres-là dire à son voisin: «Cache-moi bien pour que je tire sur la Reine, sans qu'on sache d'où le coup sera parti.» Je ne sais ce qui serait arrivé sans M. de Cazotte fils. Il se mit à la tête de cette garde nationale, qui avait obligé, la veille, son commandant de s'éloigner, et il parvint heureusement à l'adoucir et à la contenir. Son père, qui demeurait dans les environs d'Épernay, connaissant le mauvais esprit de ses habitants, y avait envoyé son fils, en lui enjoignant de tout tenter pour empêcher l'exécution de leurs mauvais desseins, et de risquer sa vie, s'il le fallait, pour sauver celle de la famille royale. Il n'eut pas de peine à le persuader, ces sentiments étant profondément gravés dans son coeur. Il ne quitta pas un moment cette multitude, et, à force de persuasion et d'adresse, il parvint à la maintenir[23]. [23] M. de Cazotte était fils de M. de Cazotte, homme aimable, littérateur agréable, et tellement connu pour son attachement au Roi et à la famille royale, qu'il fut incarcéré à l'Abbaye après le 10 août, et destiné à être une des victimes du massacre projeté. Le courage, la présence d'esprit et la tendresse filiale d'Élisabeth Cazotte, sa fille, qui s'était enfermée avec lui, firent une telle impression sur les assassins de cette prison, qu'ils les mirent tous deux en liberté. Mais, arrêté de nouveau deux jours après sa sortie de l'Abbaye, par l'ordre des scélérats qui composaient le tribunal du 10 août, ils lui firent subir le même sort qu'à MM. de Bachmann et de La Porte, victimés dans la place du Carrousel, en face du château des Tuileries. M. de Cazotte émigra après la mort de son père, servit avec distinction dans le régiment Loyal émigrants, fit partie des malheureuses expéditions de Quiberon et de l'île Dieu, et ne rentra en France, ayant toujours servi dans les armées, qu'en 1802, après le licenciement du régiment d'artillerie dans lequel il servait. Rempli d'esprit et de probité, héritier des sentiments de son père, dont toute la fortune a été confisquée, il n'a, pour élever sa nombreuse famille, qu'un revenu bien modique. Mais, uniquement occupé de ses devoirs, il jouit de l'estime de toutes les personnes à portée d'apprécier ses qualités et ses vertus. Il m'a dit, depuis, que la garde nationale d'Épernay avait été chassée par les factieux, et que ce fut à la tête de celle de Pierry qu'il arriva à Épernay, et qu'étant sûr des gens qu'il amenait, il espérait s'en servir utilement. Madame Élisabeth, qui le connaissait, le voyant à la tête de tous ces forcenés, ne put s'empêcher de lui dire: «Et vous aussi, Cazotte!»--«Je ne suis ici, répondit-il, que pour vous servir, et il est essentiel que vous n'ayez pas l'air de me connaître.» Le dîner fut cruel. Personne ne pouvait manger, au bruit effroyable de cette multitude qui grossissait à chaque instant. M. de Cazotte, malgré tous ses soins, ne put empêcher qu'on forçât le Roi à quitter son dîner pour se montrer à cette populace, qui le demandait avec fureur. Il lui prit ensuite une terreur panique, et elle pressa le départ du Roi, qui ne désira pas moins qu'elle de quitter cette horrible ville. Elle le conduisit au milieu de ce vacarme jusqu'à sa voiture, dont elle me coupa le passage, ne voulant pas m'y laisser monter. Sans M. de Cazotte, je serais restée entre les mains de ces furieux. Mais, apercevant les difficultés que j'éprouvais, il fendit la presse, me donna le bras pour traverser cette foule de monde, et me conduisit à la voiture du Roi, qu'il fit arrêter pour me donner la facilité d'y monter. Entre Épernay et Dormans, nous eûmes encore l'inquiétude de voir massacrer un pauvre curé, lié sur le cheval d'un gendarme, qui tenait des propos propres à faire craindre qu'il n'eût l'intention de le faire périr sous les yeux de Sa Majesté. Dans ce moment arrivèrent les trois commissaires de l'Assemblée, qui firent arrêter la voiture du Roi et lui présentèrent leurs pouvoirs. C'étaient MM. de Maubourg, Barnave et Péthion. Ils étaient accompagnés de M. Mathieu Dumas, chargé par l'Assemblée du commandement des troupes qui ramenaient le Roi à Paris. Le Roi pria Barnave de sauver la vie de ce pauvre curé. Il le promit et tint parole, car il a survécu à la Révolution, et n'est mort que peu de temps avant le retour du Roi. Leurs Majestés couchèrent à Dormans. Les commissaires furent polis. Barnave consentit même à se charger d'une lettre pour ma famille, et parut touché de la peine que je ressentais de l'inquiétude qu'elle devait éprouver. Il fut impossible de fermer l'oeil de la nuit par le bruit qui se faisait dans la ville. Les cris de: «Vive la nation et l'Assemblée nationale!» qui commencèrent avec le jour, firent une telle impression sur l'esprit du petit Dauphin, qu'il rêva qu'il était dans un bois avec les loups et que la Reine y était en danger, et il se réveilla en pleurant et sanglotant. On ne put le calmer qu'en le conduisant chez cette princesse; et la voyant bien portante, il se laissa recoucher et dormit tranquillement jusqu'au moment du départ. M. de Maubourg se conduisit parfaitement pendant le voyage. Il fut très-respectueux vis-à-vis du Roi, et me chargea même de dire à ce prince que, quoiqu'il fût convenu que les commissaires iraient successivement dans la voiture de Sa Majesté, il la priait d'y laisser MM. Péthion et Barnave; que la vue de la famille royale pouvait faire sur eux une impression favorable et dont on pourrait tirer parti; que ce conseil était dicté par son attachement pour la personne du Roi, et qu'il se bornerait à aller avec les femmes à la suite de la famille royale pour protéger leur voyage. Les propos de M. de Maubourg déterminèrent le Roi à lui confier qu'il était accompagné de trois gardes du corps et à les lui recommander. Il l'assura qu'il pouvait compter qu'il les défendrait au péril même de sa vie, et il remplit sa promesse. Les femmes de Mgr le Dauphin et de Madame, qui, jusqu'à son arrivée, avaient eu beaucoup à souffrir de la part de ceux qui accompagnaient les voitures, achevèrent tranquillement leur voyage, et se louèrent infiniment de ses procédés. On parla de divers objets pendant la route, et entre autres du départ du Roi. Madame Élisabeth entreprit d'en justifier les motifs; et, adressant la parole à Barnave, elle lui retraça, avec une sagesse et un courage admirables, la conduite du Roi, qu'elle mit en opposition avec celle de l'Assemblée dans les diverses époques de la Révolution. Voici ce que j'ai retenu de ce discours, qui dura plus d'une heure et demie: «Je suis bien aise que vous me mettiez à portée de vous ouvrir mon coeur et de vous parler franchement sur la Révolution. Vous avez trop d'esprit, monsieur Barnave, pour n'avoir pas connu sur-le-champ l'amour du Roi pour les Français et son désir de les rendre heureux. Égaré par un amour excessif de la liberté, vous n'avez calculé que ses avantages, sans penser aux désordres qui pouvaient l'accompagner. Vos premiers succès vous ont enivré, et vous ont fait aller bien au delà du but que vous vous étiez proposé. La résistance que vous avez éprouvée vous a roidi contre les difficultés, et vous a fait briser sans réflexion tout ce qui mettait obstacle à vos projets. Vous avez oublié que le bien s'opère lentement, et qu'en voulant arriver trop promptement au but, on court risque de s'égarer. Vous vous êtes persuadé qu'en détruisant tout ce qui existait, bon ou mauvais, vous construiriez un ouvrage parfait, et que vous rétabliriez ce qui était utile à conserver. Séduit par cette idée, vous avez attaqué tous les fondements de la royauté et abreuvé d'outrages et d'amertumes le meilleur des rois. Tous ses efforts et ses sacrifices pour vous ramener à des idées plus saines ont été inutiles, et vous n'avez cessé de calomnier ses intentions et de l'avilir aux yeux de son peuple, en ôtant à la royauté toutes les prérogatives qui inspirent le respect et l'amour. «Arraché de son palais et conduit à Paris de la manière la plus indécente, sa bonté ne s'est pas démentie. Il tendait les bras à ses enfants égarés et cherchait à s'entendre avec eux pour opérer le bien de cette France qu'il chérissait malgré ses erreurs. Vous l'avez forcé de signer une constitution point achevée, quoiqu'il vous représentât qu'il était plus convenable de ne donner sa sanction qu'à un ouvrage terminé, et vous l'avez obligé de la présenter ainsi au peuple, dans une fédération dont l'objet était de vous attacher les départements en isolant le Roi de la nation.»--«Ah! Madame, reprit vivement Barnave, ne vous plaignez pas de cette fédération; nous étions perdus si vous aviez su en profiter.» La famille royale soupira, et Madame Élisabeth continua la conversation. «Le Roi, ajouta-t-elle, malgré les diverses insultes qu'il a éprouvées de nouveau depuis cette époque, ne pouvait encore se résoudre au parti qu'il vient de prendre. Mais, attaqué dans ses principes, dans sa famille, dans sa propre personne, profondément affligé des crimes qui se commettent dans toute la France, et voyant une désorganisation générale dans toutes les parties du gouvernement, et les maux qui en résultaient, il s'est déterminé à quitter Paris pour aller dans une ville du royaume où, libre de ses actions, il pût engager l'Assemblée à réviser ses décrets et à faire, de concert avec elle, une Constitution qui, classant les divers pouvoirs et les remettant à leur place, pût faire le bonheur de la France. «Je ne parle point de nos malheurs particuliers; le Roi seul, qui ne doit faire qu'un avec la France, nous occupe uniquement. Je ne quitterai jamais sa personne, à moins que vos décrets achevant d'ôter toute liberté de pratiquer la religion, je ne sois forcée de l'abandonner pour aller dans un pays où la liberté de conscience me donne les moyens de pratiquer ma religion, à laquelle je tiens plus qu'à ma propre vie.» «Gardez-vous-en bien, Madame, répliqua Barnave; vos exemples et votre présence sont trop utiles à votre pays.» «Je n'y penserai jamais sans cela; il m'en coûterait trop de quitter mon frère, quand il est aussi malheureux. Mais un pareil motif ne peut faire impression sur vous, monsieur Barnave, qu'on dit protestant, et qui n'avez peut-être aucune religion.» Barnave s'en défendit, prétendant qu'on l'avait calomnié, en lui prêtant des propos bien éloignés de ses sentiments, et nommément, dit-il, cet infâme propos, après la mort de MM. Foulon et Berthier: «_Ce sang est-il donc si pur?_» Je ne fais qu'une analyse très-courte de ce discours, dans lequel Madame Élisabeth retraça avec un ordre admirable chaque époque de la Révolution, et chaque décret contraire à la religion, à l'autorité du Roi, aux prérogatives essentielles de la royauté, à l'ordre et à la tranquillité du royaume. Barnave répondait à chaque article avec lenteur, s'écoutant parler, pour ne pas aller au delà des bornes que lui imposait la crainte de se compromettre; mais il lui était impossible de répondre d'une manière satisfaisante à la force des raisonnements de Madame Élisabeth, qui lui parlait le langage de la vérité avec l'éloquence et la douleur les plus entraînantes. Il ne lui échappa pas une parole ni une réflexion qui pût le choquer en rien, non plus que son collègue Péthion. Ce discours fit une telle impression sur Barnave, qu'il changea de ce moment de conduite et de sentiment. La Reine parla aussi dans le même sens; mais Madame Élisabeth avait tellement épuisé la matière qu'elle ne put que revenir sur les mêmes sujets, ce qui nuisit nécessairement à l'impression qu'elle aurait pu produire auparavant. Barnave fut silencieux et respectueux pendant tout le voyage. Péthion, bavard et insolent, demandait à boire à Madame lorsqu'il avait soif, avec la familiarité la plus révoltante. Il parlait toujours de l'Amérique et du bonheur des républiques: «Nous savons bien, lui dit le Roi, le désir que vous auriez d'en établir une en France.»--«Elle n'est pas encore assez mûre pour cela, répondit-il insolemment, et je ne serai pas assez heureux pour la voir établir de mon vivant.» Il faisait une chaleur excessive. Le Roi, la famille royale et chaque personne qui était dans la voiture, étaient couverts de sueur et de poussière. L'excès de la souffrance fit éprouver un moment de consolation en arrivant à la Ferté-sous-Jouarre, où nous devions dîner. Le sieur Renard, maire de cette ville, chez qui le Roi descendit, avait prévu d'avance tout ce qui pouvait adoucir la situation de la famille royale pendant le peu de temps qu'elle devait passer dans sa maison. Elle trouva un appartement frais, des rafraîchissements, un dîner simple, mais proprement servi, et d'excellentes gens. La femme du maire, ne voulant point, par délicatesse, manger avec la famille royale, s'habilla en cuisinière, et la servit avec autant de zèle que de respect. Elle et son mari souffraient cruellement de l'état dans lequel ils la voyaient. Brûlée du soleil, couverte de poussière, elle portait sur son visage l'empreinte de toutes ses souffrances; car pour mettre le comble à la barbarie avec laquelle on la traitait, on ne voulut pas lui laisser baisser les stores de la voiture, où le soleil donnait d'aplomb, pour laisser à cette populace, qui se renouvelait à chaque instant, le plaisir de rassasier ses yeux du spectacle de voir son Roi et son infortunée famille au pouvoir de ses sujets. Elle comblait de bénédictions les députés, et toujours avec le refrain continuel de: «Vive la nation et l'Assemblée nationale!» Le maire de la Ferté-sous-Jouarre fit dire au Roi qu'il n'avait osé lui témoigner ouvertement les sentiments qu'il éprouvait; qu'il le suppliait de vouloir bien les interpréter; qu'il s'occupait par nécessité des commissaires de l'Assemblée, mais que son coeur était tout à son Roi. Ce fut le seul endroit de toute la route où la famille royale eut un moment de repos et de tranquillité. Le Roi offrit aux députés de dîner avec lui; mais ils n'acceptèrent pas sa proposition, et mangèrent ensemble séparément. Nous remontâmes à trois heures en voiture. Barnave était dans le fond de la voiture, entre le Roi et la Reine, qui tenait Mgr le Dauphin sur ses genoux. Madame Élisabeth, Péthion et moi, étions sur le devant, et cette princesse et moi tenions Madame alternativement sur nos genoux. La chaleur était encore excessive. La poussière que faisaient les personnes qui entouraient la voiture, soit à pied, soit à cheval, était aussi épaisse que le plus affreux brouillard, et le peu d'air qui existait se trouvait intercepté par les troupes à pied et à cheval et par la multitude des curieux qui se pressaient autour de la voiture. Nous gagnâmes Meaux de cette manière. Nous fûmes coucher chez l'évêque constitutionnel, qui reçut le Roi de son mieux. On ne peut se faire d'idée du peu de dignité de cet évêque et de son clergé. Il était bonhomme, et le Roi n'eut pas à s'en plaindre. M'étant trouvée mal, on me fit passer dans la chambre de la concierge de l'évêché, qui eut pour moi tous les soins possibles: «Vous voyez en moi, me dit-elle, la personne la plus malheureuse. J'étais profondément attachée à Mgr de Polignac, notre ancien évêque; je suis restée ici pour tâcher de conserver ce qui lui appartient, et je suis obligée de servir ce malheureux constitutionnel que je déteste. Il n'est heureusement pas méchant; mais quelle différence avec notre bon évêque! Tout le monde le respectait, et l'on se moque de celui-ci. Mon Dieu! que je souffre des peines de mon Roi! dites-le-lui bien, je vous prie.» Nous repartîmes de Meaux, le 25 juin, pour arriver à Paris, où des outrages d'un nouveau genre attendaient la famille royale. Arrivés à Claye, une troupe de forcenés, à qui l'on supposait les plus mauvais desseins, voulut s'emparer exclusivement de la garde du Roi. Pour parer aux malheurs qui en pouvaient résulter et qui avaient été prévus d'avance, on avait envoyé de Paris deux bataillons de la garde nationale dont on était parfaitement sûr, pour protéger son retour. Ils repoussèrent cette horrible troupe, et s'emparèrent de force des portières de la voiture. Nous crûmes un moment qu'on allait se battre autour d'elle; mais M. Dumas et les deux commissaires soutinrent les bataillons de Paris, qui escortèrent le Roi tout le reste de la route. Ils étaient à pied, et la voiture fut obligée d'aller au pas pour qu'ils pussent la suivre. La chaleur était si forte, que plusieurs grenadiers se trouvèrent mal, et nous fûmes obligés de leur faire respirer des sels pour les faire revenir. Pendant le chemin de Meaux à Claye, Péthion, ayant aperçu un de ses amis appelé Kerveleguen, fit arrêter la voiture pour lui souhaiter le bonjour. Celui-ci affecta de tourner le dos au Roi et de garder son chapeau sur sa tête; Péthion lui en fit des reproches: «On ne salue ni on ne regarde un Roi en fuite», répondit-il avec insolence. Puis s'approchant de l'oreille de Péthion, il lui parla bas un moment et dit ensuite à la voiture de continuer son chemin. Nous trouvâmes à la barrière de Paris un peuple immense rassemblé sur le chemin par où devait passer notre malheureux Roi. Chacun avait la tête couverte, par l'ordre de M. de la Fayette, qui avait, de plus, enjoint de garder le silence le plus profond, pour montrer au Roi, disait-il, les sentiments que faisait éprouver son voyage. Ses ordres furent si strictement observés, que plusieurs marmitons sans chapeau se couvrirent la tête de leur serviette sale et crasseuse. Arrivés à la place Louis XV, on nous fit entrer aux Tuileries par le pont tournant, pour descendre sous la voûte, où les officiers de Sa Majesté l'attendaient. Les gardes nationaux l'entourèrent sur-le-champ, et l'un d'eux s'empara de la personne de Mgr le Dauphin pour le porter dans son appartement. Mais comme l'enfant se mit à pleurer en se voyant dans des mains inconnues, il le remit dans celles de M. Hue, qui le conduisit chez le Roi. On voulut ensuite s'emparer des trois gardes du corps qui avaient accompagné le Roi; et pour les sauver des fureurs de la populace ameutée autour des Tuileries, on les conduisit à l'Abbaye, ainsi que mesdames de Neuville et Branger, qui étaient dans la voiture de suite de Leurs Majestés. L'Assemblée, de son côté, n'avait rien oublié de tout ce qui pouvait faire perdre le respect dû au Roi; elle avait été parfaitement secondée par la Commune de Paris. Cette dernière avait donné des couronnes civiques à Blanc et à Mangin, qui avaient arrêté la voiture de Leurs Majestés; et l'Assemblée, devant laquelle ils se présentèrent, fit mention honorable de leur civisme et de leur patriotisme. Thouret proposa de se passer de la sanction du Roi et de faire exercer par les ministres et sous leur responsabilité les fonctions du pouvoir exécutif. Roederer prétendit que l'inviolabilité du Roi n'était pas différente de celle des députés, et qu'il n'était question pour le moment que de le mettre en arrestation provisoire. Malouet représenta avec force qu'on changeait la nature du gouvernement en transportant tous les pouvoirs dans l'Assemblée, et déclara qu'il ne voterait jamais pour constituer le Roi prisonnier. La proposition fut convertie en décret, et le pouvoir exécutif fut suspendu dans les mains du Roi. On décida, de plus, qu'on lui donnerait une garde, ainsi qu'à la Reine et à l'héritier présomptif de la couronne (titre qu'on substituait depuis longtemps à celui de Dauphin); que cette garde serait sous les ordres du commandant général de la garde nationale, qui veillerait à la sûreté de la famille royale, et répondrait de leurs personnes. Après de longues discussions relatives aux informations à prendre sur ce malheureux voyage, il fut décidé que trois membres de l'Assemblée seraient nommés commissaires pour recevoir la déclaration du Roi et de la Reine, et que les personnes qui avaient suivi Leurs Majestés, seraient interrogées par les membres du tribunal du premier arrondissement. Goupil profita de la circonstance pour demander le licenciement des quatre compagnies des gardes du corps, que M. Voidel assura être beaucoup plus attachés au Roi qu'à la nation, et il en donna pour preuve l'absence de M. de Bonnay le jour du départ du Roi. M. de Bonnay releva avec courage les invectives que l'on s'était permises contre une garde aussi fidèle, et ajouta: «Je regarderai toujours le Roi et la Patrie comme indivisibles, et partout où leur service m'appellera, je volerai. Si le Roi m'avait consulté sur son voyage, je le lui aurais déconseillé; mais s'il m'eût ordonné de le suivre, je serais mort à ses côtés, et je me serais honoré de mourir pour sa défense.» La droite de l'Assemblée applaudit, la gauche murmura, et la demande du licenciement fut convertie en décret. Le Roi et la Reine, en arrivant à Paris, trouvèrent dans leurs appartements les officiers dont M. de la Fayette avait fait choix pour les garder et répondre de leurs personnes. Ceux du Roi et de la Reine étaient MM. Guinguerlot et Collot, chefs de bataillon, M. de la Colombe, aide de camp et ami particulier de M. de la Fayette, et plusieurs capitaines dont j'ai ignoré les noms. Les deux premiers, profondément attachés au Roi et à la famille royale, se conduisirent de manière à mériter leur confiance; et Leurs Majestés leur témoignèrent, avec cette bonté qui les caractérisait, la sensibilité qu'elles en éprouvaient. Le Roi leur donna même par la suite des marques de bienveillance, en plaçant M. Guinguerlot dans la finance et M. Collot dans sa garde constitutionnelle. Mgr le Dauphin avait pour gardiens MM. Le Hoc et du Vergier, chefs de bataillon, et le même M. de la Colombe, qui allait de chez lui chez la Reine, et les capitaines MM. Coroller, Mathis, et un troisième dont j'ai oublié le nom. M. de la Colombe avait un caractère souple et insinuant, et il se plaisait à faire parade de l'autorité qui lui avait été confiée. M. Le Hoc avait de l'esprit, de l'instruction, mais de l'ambition. N'ayant aucun principe fixe, il suivait toujours le parti du plus fort. Du Vergier, bijoutier de profession, était sombre, dissimulé, un franc Jacobin, ainsi que MM. Mathis, Coroller, et celui dont j'ai oublié le nom. Ce dernier était, en outre bavard, mal élevé, et du plus mauvais ton. Madame Élisabeth et Madame furent les seules qui ne furent point mises en arrestation, et qui par conséquent n'eurent pas de gardiens. Parmi les capitaines qui étaient dans l'appartement de la Reine, il y en eut un qui eut une conduite si insolente, qu'on aura peine à le croire. Un soir que cette princesse ne se portait pas bien et qu'elle s'était couchée de bonne heure, il entra dans son appartement, dont les portes restaient ouvertes, et il dit à madame Jarjage, sa première femme de chambre, qu'elle eût à se retirer: «Vous ne savez donc pas, monsieur, lui dit-elle, que la Reine n'est jamais seule dans sa chambre la nuit, à moins que le Roi n'y vienne?» Il n'en tint compte, s'approcha du lit de cette princesse, mit son coude sur son oreiller, et menaça Madame Jarjage de la faire sortir de la chambre de la Reine: «La violence seule me la fera quitter, lui répondit-elle, et je saurai alors par mes cris appeler à mon secours.» Elle passa la nuit auprès de la Reine sans se coucher, et comme elle se plaignit de la conduite de cet officier, on lui interdit l'entrée de l'appartement de cette princesse. Il était grand magnétiseur, et de plus, franc illuminé, affectant, ainsi que ceux de sa secte, un grand recueillement quand il allait à l'église. Il voulut un jour me persuader d'en grossir le nombre, en m'assurant qu'elle me procurerait le plus grand bonheur, et notamment celui d'avoir des communications avec la Sainte Vierge. On jugera facilement quelle fut ma réponse à de pareilles propositions. J'appris, depuis, la conduite qu'il avait tenue, et je fus bien étonnée de le voir entrer au château après une scène aussi indécente. Mais M. de la Fayette n'eût pas osé lui en interdire l'entrée, de crainte de nuire à sa popularité, qu'il entretenait par les moyens les plus ridicules. Il fit visiter en grand apparat et avec le soin le plus minutieux tous les appartements du Roi et de la Reine, ainsi que ceux de Mgr le Dauphin, et envoya même des ramoneurs pour examiner si la famille royale pouvait se sauver par la cheminée. Il fit fermer à double tour toutes les portes qui donnaient dans la chambre de Mgr le Dauphin, même celle qui communiquait à la chambre du Roi, et en fit mettre les clefs dans les poches de ses officiers. Il fit aussi placer des sentinelles à chaque escalier de l'intérieur du château, faisant mettre des chaises auprès d'eux pour qu'ils ne se fatiguassent pas; il poussa même l'attention jusqu'à prévenir, aux dépens même de la décence, leurs plus légers besoins. Cette bizarre et singulière invention fut mise en pratique même sur le palier intérieur de l'escalier par lequel on montait chez Madame, qui était celui par où elle allait chez la Reine, toutes les autres communications étant alors interdites. Je m'attendais à éprouver le même sort que mesdames de Neuville et Branger, mais la bonté de la Reine m'en préserva. Elle pria madame la duchesse de Luynes d'employer tous ses moyens auprès des personnes qu'elle connaissait dans l'Assemblée pour me faire rester aux Tuileries, en donnant pour raison le mauvais état de ma santé. Elle fut deux jours sans espoir de réussir, après lesquels la Reine me fit dire d'être tranquille, que je resterais au secret dans le cabinet de Mgr le Dauphin, gardée par deux officiers de la garde nationale, qui se relayeraient toutes les vingt-quatre heures, et qui ne me quitteraient ni jour ni nuit. Cette précaution était bien inutile, puisque le cabinet n'avait d'autre issue que par la chambre du jeune prince, où étaient, jour et nuit, deux officiers de la garde nationale; mais elle entrait dans les vues de M. de la Fayette, qui se plaisait à faire parade de son extrême surveillance. CHAPITRE XIII ANNÉE 1791 Déclaration demandée au Roi et à la Reine relativement au voyage de Varennes.--Les ministres obtiennent le désaveu de sa protestation en quittant Paris.--Lettre de M. de Bouillé à l'Assemblée.--Délibérations des comités relativement au Roi et au gouvernement à établir en France.--Protestations du côté droit contre les actes attentatoires à l'autorité royale.--Moyens employés pour échauffer le peuple.--Décret pour obliger M. le prince de Condé et les autres émigrés à rentrer en France.--Autre décret relatif aux personnes qui avaient accompagné le Roi, et suspension des fonctions royales jusqu'à l'acceptation de la Constitution.--Démarches du roi d'Espagne et des autres princes de l'Europe.--Lettre de M. de Montmorin aux ambassadeurs et ministres dans les différentes cours.--Abolition de tout titre et décoration.--Démarches des deux partis pour engager le Roi à accepter ou à refuser la Constitution.--Lettres des princes pour en appuyer le refus.--Le Roi accepte la Constitution et va en personne le déclarer à l'Assemblée.--Décrets par lesquels elle termine sa session. MM. Tronchet, Duport et d'André, nommés commissaires pour recevoir les déclarations du Roi et de la Reine, se rendirent chez le Roi, le dimanche 26 juin, lendemain de son arrivée, à huit heures du soir. Sa Majesté leur déclara positivement qu'elle n'entendait pas subir un interrogatoire, et que son intention était de faire seulement une déclaration. Il donna pour motifs de son départ de Paris les menaces et les outrages faits à sa personne et à la famille royale le 18 avril, les provocations au renouvellement des mêmes violences et le peu de sûreté qu'il y avait pour lui dans une ville où il éprouvait de si cruelles insultes. Il ajouta que son intention n'avait jamais été de quitter la France. Il en donnait pour preuves les logements qu'il avait fait préparer pour lui et sa famille à Montmédy, qu'il n'avait choisi que pour être plus à portée de s'opposer à toute espèce d'invasion en France et de se porter partout où il pourrait y avoir quelque danger. Il donna encore pour motif de son départ la nécessité de faire cesser l'argument de sa non-liberté, qui aurait pu être une occasion de troublé, assurant qu'il conservait toujours le désir de revenir à Paris, désir prouvé par la dernière phrase de son adresse aux Français, où il s'exprimait ainsi: «Français, et vous surtout Parisiens, quel plaisir n'aurai-je pas à me retrouver au milieu de vous!» Sa Majesté ajouta que Monsieur n'avait été prévenu que peu de temps avant le voyage; qu'il n'était sorti de France que parce qu'il était convenu qu'il ne suivrait pas la même route, afin de ne pas manquer de chevaux, et qu'il devait venir le rejoindre sur-le-champ dans le lieu où il aurait fixé son séjour; que quant aux personnes qui l'avaient suivi, elles n'avaient su son départ qu'au dernier moment. Il terminait sa déclaration en disant qu'ayant reconnu dans son voyage que l'opinion publique était décidée en faveur de la Constitution, il s'était convaincu de plus en plus de la nécessité de donner de la force aux pouvoirs établis pour maintenir la tranquillité publique; qu'à la vue de cette volonté, générale, il n'avait point hésité à faire le sacrifice de tout ce qui lui était personnel pour assurer le bonheur du peuple, objet constant de tous ses soins; que le motif qui l'avait fait consentir à revenir à Paris était la crainte d'exposer le royaume aux maux que sa résistance aurait pu occasionner; qu'il oublierait aisément tous les désagréments qu'il avait éprouvés, s'il pouvait par là procurer la paix et la tranquillité de la nation, et que la Reine était dans les mêmes sentiments. Cette princesse, qui était dans le bain quand les commissaires sortirent de chez le Roi, remit pour les recevoir au lendemain à onze heures du matin. Elle déclara que le Roi devant partir de Paris, nulle puissance humaine n'aurait pu l'empêcher de le suivre; que l'assurance qu'il lui avait donnée de ne pas quitter la France, n'aurait pu que la fortifier dans cette résolution; mais que s'il en avait témoigné le désir, elle aurait employé tous ses moyens pour l'en empêcher. Elle assura les commissaires qu'étant malade depuis trois semaines, je n'avais su le voyage que très-peu de temps auparavant, et que n'ayant pu rien emporter avec moi, elle m'avait prêté tout ce dont je pouvais avoir besoin; que les courriers ne savaient ni le but ni la destination du voyage. Elle répéta la même chose que le Roi relativement à rétablissement à Montmédy, ajoutant qu'elle était sortie par la porte de l'appartement de M. de Villequier. Le moment qu'avait pris le Roi pour quitter Paris n'était pas favorable. La France commençait à se lasser de l'Assemblée, qui perdait tous les jours dans l'opinion publique. Le Roi n'eût pu que gagner à laisser propager cette opinion. Mais ayant une fois pris le parti de sortir de Paris, il eût fallu le soutenir et se refuser aux instances de ses ministres pour désavouer la protestation qu'il avait fait remettre à l'Assemblée en quittant Paris. Ces derniers, effrayés de la disposition des esprits et de la manière dont on échauffait le peuple, mirent en avant les malheurs dont la France était menacée si le Roi persistait à soutenir sa protestation, et, par cette considération, ils en obtinrent le désaveu. M. de Bouillé, profondément affligé de l'arrestation du Roi, et craignant pour les jours de ce prince et de la famille royale, espéra atténuer la rage de l'Assemblée et la porter sur lui-même en lui écrivant la lettre la plus capable de faire impression sur des esprits moins exaltés et capables d'écouter la raison. Il y déclarait que ce n'était que sur ses instances réitérées que le Roi s'était déterminé à quitter Paris, que lui seul avait donné des ordres relatifs au voyage et pour la conduite du Roi à Montmédy, et que ce n'était que sur les outrages qu'il avait éprouvés lors du voyage de Saint-Cloud, qu'il avait pu parvenir à le décider à s'établir dans une ville où il pût se porter pour médiateur entre l'Assemblée et les puissances étrangères, effrayées de la marche que prenait la Révolution. Il peignit des couleurs les plus fortes la situation où l'Assemblée avait mis la France, qui eût été sauvée si le voyage du Roi eût réussi, et il la menaça de la vengeance des puissances étrangères, dont il conduirait lui-même les armées en France, s'il tombait un seul cheveu de la tête du Roi et de la famille royale. Cette lettre ne produisit aucun effet. L'Assemblée, ivre de ses succès et de toutes les lettres de félicitation qu'elle recevait de tous les clubs du royaume, n'en laissait pas moins continuer contre la personne du Roi les discours les plus violents, qui ne tendaient à rien moins qu'à provoquer sa destitution pour le mettre ensuite en jugement. Les comités chargés du rapport sur le voyage de Varennes et sur le parti à prendre relativement au Roi et à la forme de gouvernement à établir, hésitèrent longtemps avant de se prononcer. M. de Montesquiou, oubliant tout ce qu'il devait au Roi et à la famille royale, se rangea du parti des factieux et demanda que l'Assemblée s'emparât des fonctions de la royauté. «Le pouvoir exécutif inspirant, disait-il, autant de défiance que l'Assemblée inspire de confiance, il ne faut pas sacrifier le salut public à un respect superstitieux pour la distinction des pouvoirs»; et il appuya toutes les raisons que Thouret, Chapelier et autres avaient alléguées pour faire regarder le voyage du Roi connue une infraction à la Constitution. M. de Liancourt parla, au contraire, avec beaucoup de force sur les dangers de la destitution du Roi, réfuta toutes les raisons mises en avant pour en justifier la nécessité, et il se conduisit parfaitement dans cette occasion. M. de la Fayette ne s'oubliait pas et travaillait sourdement à faire adopter l'opinion des factieux. Il se tint chez lui plusieurs conférences, dans lesquelles il opina pour mettre le Roi en jugement, espérant hâter par là rétablissement d'une république, objet constant de tous ses voeux. Il espérait jouer le rôle de Washington, ne calculant ni la différence de la France à l'Amérique, ni le peu de ressemblance qu'il y avait entre lui et celui qu'il avait la prétention d'imiter. Barnave s'opposa fortement au projet de mettre le Roi en jugement, et M. de Gilliers menaça et effraya tellement M. de la Fayette sur les risques qu'il courait s'il réussissait dans ce projet, qu'il revint, quoique avec peine, à la conservation de la royauté dans la personne du Roi, et soutint même dans la suite cette opinion avec assez de fermeté. Je tiens cette anecdote de M. de Virieu, député, qui la tenait de M. de Gilliers même, et qui me l'a répétée plus d'une fois avant et depuis l'acceptation de la Constitution de 1791. Plusieurs membres de l'Assemblée proposèrent de donner un gouverneur à Mgr le Dauphin et d'ordonner qu'on mît sous les yeux la liste des personnes qu'on jugerait propres à cette fonction. M. Malouet et plusieurs autres députés s'opposèrent fortement à une mesure aussi révoltante que celle d'ôter à un père tout pouvoir sur son enfant; mais l'Assemblée n'eut aucun égard aux raisons qui combattaient une pareille proposition, et elle fut adoptée sur-le-champ. On remit, quelques jours après, sur le bureau de l'Assemblée une liste de plus de quatre-vingts personnes de toute profession et de tout état, qu'on proposait pour gouverneurs de Mgr le Dauphin. Elle était si bizarrement composée, qu'elle fit sentir le ridicule de cette proposition, à laquelle on finit par ne donner aucune suite. Les députés du côté droit, indignés de la conduite de l'Assemblée, protestèrent, par un écrit qu'ils signèrent tous, contre les décrets attentatoires à l'autorité royale, déclarant qu'ils se contenteraient d'assister aux délibérations de l'Assemblée, sans prendre aucune part à celles qui n'auraient pas pour but de défendre les intérêts de la famille royale, défense qui leur avait été confiée par leurs commettants, et à laquelle ils se faisaient gloire d'obéir en y employant toutes leurs forces. Ces deux cent quatre-vingt-dix députés demandèrent la lecture de la déclaration de leur protestation relativement aux décrets qui avaient été rendus; mais l'Assemblée, craignant l'impression qu'elle pouvait produire, s'y opposa, et l'on fut obligé de se borner à la déposer sur le bureau. L'Assemblée la fit même retirer sur-le-champ. Je fus pendant plus de quinze jours dans le cabinet de Mgr le Dauphin, et ce ne fut qu'après mon interrogatoire que j'eus la liberté de parler à quelques personnes. La Reine et Madame Élisabeth, pleines de bonté, trouvaient toujours moyen de me dire quelques mots, et de me glisser quelques petits billets, lorsqu'elles traversaient le cabinet pour aller à la messe. Je sus par là la déclaration du Roi et de la Reine, et ce qu'il m'était le plus intéressant de savoir. On me permit ensuite la lecture du _Moniteur_, qui me mit au courant de ce qui se passait à l'Assemblée. Ma seule consolation, pendant ce temps, fut la permission que l'on me donna d'entendre la messe du Roi, qui se disait tous les jours dans la galerie de Diane, et où je voyais, avec la famille royale, mes parents et mes amis, qui ne manquaient jamais d'y assister. Les hommes avaient la permission de voir le Roi à cette heure-là, mais il n'en admettait qu'un petit nombre, pour ne pas donner d'ombrage à toute la garde qui l'entourait. Le duc de Brissac fut le seul qui eut la permission de suivre le Roi. N'ayant point été du voyage de Varennes, il n'avait pas été éloigné de sa personne, et ce fut pour ce prince une grande consolation de voir auprès de lui un sujet aussi fidèle, aussi dévoué, et dont la conduite noble et héroïque s'est soutenue jusqu'à son dernier soupir. On ne disait plus de messe dans la chapelle du château. L'abbé d'Avaux, comme habitant de l'enceinte des Tuileries, avait la permission de la célébrer le dimanche, et n'y a jamais manqué, non plus que de porter l'habit ecclésiastique. Plusieurs personnes, effrayées de la position où l'on se trouvait, lui conseillèrent de le quitter; mais il répondit qu'il conserverait cette marque extérieure d'attachement à son état tant qu'on lui en laisserait la possibilité, et qu'il la regardait comme un devoir dans un moment où l'on se permettait les propos les plus indécents contre les ecclésiastiques. On ne s'en permit aucun sur sa personne. Sa conduite lui avait attiré l'estime générale, et sa politesse et ses bonnes manières vis-à-vis de la garde nationale lui en avaient acquis l'amitié, et elle le lui prouva dans des occasions essentielles. On employait toute sorte de moyens pour échauffer le peuple. Les rues étaient tapissées des caricatures les plus grossières; les chansonniers se permettaient les chansons les plus infâmes contre la Reine; on vendait à tous les coins de rue les satires les plus sanglantes contre le Roi et cette princesse, et des orateurs débitaient dans les lieux publics les mensonges les plus atroces. Toutes ces horreurs restaient impunies et entraient dans les vues des factieux, pour ôter au peuple un reste de respect au Roi et de la famille royale. On aposta des gens sur le quai des Tuileries pour crier: «Vive notre petit Roi!» quand Mgr le Dauphin se promenait sur la terrasse de l'eau, dont on fut obligé de lui interdire la promenade. Ce pauvre petit prince s'amusait de ces cris, dont il ne supposait pas la conséquence; car tout ce qui l'entourait, mourant de peur, n'osait lui faire aucune réflexion. Ce ne fut que lorsque l'abbé d'Avaux et moi pûmes le voir, que nous lui fîmes sentir toute l'horreur que ces cris devaient lui inspirer, et combien il devait se défier de tout ce qu'on pourrait lui dire de contraire au respect et à l'attachement qu'il devait avoir pour le Roi et la Reine. Ce prince et cette princesse, ne voulant point s'exposer comme prisonniers aux regards de la garde nationale ni aux insultes d'une multitude égarée, ne quittèrent plus leurs appartements et ne voulurent même pas prendre l'air dans le petit jardin de Mgr le Dauphin. L'incertitude de leur sort, la mauvaise disposition des esprits, les incommodités d'une chaleur étouffante, tout concourait à augmenter l'horreur et le désagrément de leur situation. Ils avaient besoin de tout leur courage pour la supporter avec le calme et la dignité qui ne les abandonnèrent pas un instant dans les circonstances les plus critiques. Madame Élisabeth ne voulut pas non plus, par respect pour la position du Roi, sortir de l'intérieur du château. Cette angélique princesse fut leur consolation pendant leur captivité, ses attentions pour le Roi, la Reine et leurs enfants redoublant toujours en proportion de leurs malheurs. Elle et la Reine obligèrent le Roi à faire tous les jours une partie de billard après dîner, pour lui faire faire un peu d'exercice. Il passait le reste du temps enfermé dans son cabinet, lisant et travaillant beaucoup; car il n'était pas un moment oisif, et il avait une profonde instruction. La Reine s'occupait de ses enfants, voyait le soir, à sept heures, ses dames du palais, même celles qui avaient donné leur démission, et passait le reste de la journée à lire, à écrire et à travailler. Le seul délassement de la famille royale était le moment de la réunion, et celui où elle était témoin des jeux innocents du jeune prince et de Madame. Ils se donnaient aussi, les premiers jours de leur retour à Paris, la petite consolation de voir passer et repasser sous leurs fenêtres les députés du côté droit qui les saluaient avec une expression de douleur et de respect qui excitait leur sensibilité. Mais l'Assemblée en prit ombrage, et fit fermer les Tuileries, même aux députés, pour priver encore le Roi de cette légère satisfaction. Malgré la violence de ses déclamations, l'Assemblée ne pouvait se défendre de l'inquiétude d'une invasion; et cette crainte augmentant sa fureur contre les émigrés, il fut question de les obliger à rentrer sous deux mois, sous peine de séquestrer leurs biens. On représenta si fortement l'injustice d'une pareille loi, qu'on se contenta, pour le moment, de décréter une triple imposition pour ceux qui ne seraient pas rentrés au bout de ce terme, sauf des peines plus graves en cas d'invasion. M. du Verrier, qui avait été chargé par l'Assemblée d'aller notifier à M. le prince de Condé le décret qui ordonnait le séquestre sur ses biens, s'il ne rentrait à une époque déterminée, la rassura à son retour sur les craintes qu'elle pouvait avoir des puissances étrangères, et affirma, ainsi que les autres commissaires qui avaient été envoyés aux frontières, que l'énergie du peuple français, jointe aux mesures qui avaient été prises, garantissait de toute inquiétude. M. du Verrier, avocat de profession, était celui-là même que l'Assemblée avait envoyé comme commissaire à Nancy, dans le temps de la révolte des troupes, pour prendre des informations sur la conduite qui y avait été tenue. Comme sa mission vis-à-vis du prince de Condé s'était positivement rencontrée au moment du départ du Roi, on avait de l'inquiétude sur ce qui pouvait lui être arrivé; mais il n'éprouva que quelques retards, et revint paisiblement rendre compte du peu de succès de sa mission. Je ne fus interrogée que plus de trois semaines après le retour du Roi. Un huissier du tribunal du premier arrondissement vint me chercher dans l'appartement de Mgr le Dauphin, pour me conduire dans le mien avec l'officier qui le gardait. Je trouvai M. Carrouge, président du Tribunal, accompagné de M. Mabille et d'un greffier pour écrire ma déposition. Elle fut courte et conforme à la déclaration du Roi et de la Reine. On me questionna sur la manière dont Mgr le Dauphin et Madame étaient sortis des Tuileries et sur le déguisement du jeune prince. On me demanda quelle était la personne qui avait mené la voiture du Roi et quelles étaient celles qui étaient venues trouver le Roi à Varennes. Mes réponses étaient simples et laconiques: J'étais malade, leur disais-je, et l'état de faiblesse dans lequel j'étais m'avait empêché de rien apercevoir. Ces messieurs terminèrent au bout d'une heure leur interrogatoire, et je fus reconduite dans l'appartement de Mgr le Dauphin, qui me servait de prison. M. Carrouge se conduisit avec autant d'honnêteté que de délicatesse dans cet interrogatoire, et termina ainsi ses questions: «Vous n'avez sûrement jamais connu, madame, ce que c'est qu'un interrogatoire; il faut vous faire connaître vos droits, et que vous sachiez que vous pouvez revenir sur ce que vous avez dit, tant que vous n'aurez pas signé.» Je profitai de l'avis pour changer une petite circonstance qui, quoique simple en elle-même, pouvait être mal interprétée, et en quittant ces messieurs, je ne pus m'empêcher de leur dire que, quelque pénible que pût être ma position actuelle, je ne pourrais jamais me reprocher une conduite que l'honneur me prescrivait, et qui me donnait des droits à leur estime, quoiqu'ils ne pussent l'avouer dans les fonctions qu'ils remplissaient. Je m'attendais, en traversant la salle des gardes nationales, précédée d'un huissier, à essuyer quelques mauvais propos. Je pris un air plus assuré que je ne l'étais dans le fond de l'âme, étant loin de m'attendre à trouver dans cet interrogatoire autant de justice que d'égards; mais je dois à la vérité d'assurer que le plus profond silence fut observé quand je passai et repassai dans cette salle pour rentrer dans l'appartement de Mgr le Dauphin. Le 13 juillet, jour où le comité devait faire son rapport sur le voyage de Varennes, un inconnu présenta à l'Assemblée un mémoire, qu'il fit circuler dans tout Paris, et dans lequel il rappelait tout ce que le Roi avait fait depuis son avénement au trône pour le bonheur de la nation et pour la ville de Paris. Il y retraçait la garantie de la dette contractée sous le règne de ses prédécesseurs, l'affranchissement des serfs, l'établissement des Assemblées provinciales, l'abolition des corvées, celle de la question, l'adoucissement des lois contre la désertion, la fraude et la violence exclues des enrôlements, l'état civil rendu aux protestants, les arts et les sciences protégés, les marais desséchés, le rétablissement de la marine et de la liberté de la pêche à Terre-Neuve, une paix honorable en 1782, des travaux à Dunkerque, au Havre, à la Rochelle, à Toulon et au port de Vendres, des canaux creusés en Bourgogne, en Picardie et dans le Berry, la double représentation accordée au Tiers; et il finissait par représenter cette bonté si connue, qui lui avait toujours fait exposer sa personne pour rétablir la tranquillité et empêcher l'effusion du sang de ses sujets. On ne peut s'empêcher de gémir sur la perversité de l'espèce humaine quand on voit tant de bienfaits payés par la plus noire ingratitude, et couronnés par un forfait, auquel on ne peut penser sans frémir, et dont on cherche à détourner la vue pour l'honneur de la nation. D'après le rapport des sept comités réunis, l'Assemblée décréta, le 15 juillet, qu'il y avait matière à accusation contre MM. de Bouillé père et fils, auteurs du complot de l'enlèvement de la famille royale, et que leur procès serait fait et parfait devant la haute cour nationale séant à Orléans; qu'il y avait également lieu à accusation, comme complices du complot, contre MM. Heymann, Gliuglin, d'Offelyse, Disoteur, Guoguelas, Choiseul, Stainville, Maudelle, Fersen, du Moutier, Valori et Maldan, qui devaient être conduits sous bonne garde à Orléans pour y être jugés par la haute cour nationale; que MM. de Damas, d'Audouin, Valecourt, Marassin, Talon, de Florac, Rémy, Lacour, ainsi que M. de Briges et moi[24], resterions en état d'arrestation jusqu'après les informations prises, pour être ensuite statué sur notre sort, et que mesdames Branger et de Neuville seraient mises en liberté. [24] M. de Briges partit de Paris dès qu'il eut appris le départ du Roi, et ayant eu quelques données pour croire que ce prince avait pris la route de Châlons, il se rendait dans cette ville lorsque M. de Romeuf y entrait de son côté. Il y fut mis en état d'arrestation, et n'en sortit qu'après l'acceptation de la Constitution. Il était un des plus fidèles serviteurs du Roi, et périt à la funeste expédition de Quiberon en 1795. On continua la discussion relativement à la personne du Roi. Péthion, Vadier, Robespierre, Buzot et Rewbell se permirent les propos les plus affreux contre ce prince. Ils voulaient sa mise en jugement, et proposèrent à cet effet l'établissement d'une convention nationale. Goupil et plusieurs autres députés représentèrent qu'une pareille mesure ferait recommencer la Révolution, entraînerait les suites les plus graves et serait la destruction de la Constitution. Pragnan appuya leur opinion sur les raisons les plus solides, insistant sur la nécessité d'un gouvernement monarchique en France; et l'Assemblée décréta, le lendemain, que la suspension du pouvoir exécutif et des fonctions royales entre les mains du Roi, décrétée le 25 juin, subsisterait jusqu'au moment où, la Constitution étant achevée, l'acte constitutionnel serait présenté à l'acceptation de Sa Majesté; que si le Roi, après avoir prêté serment à la Constitution, venait à le rétracter, il serait censé avoir abdiqué; qu'il en serait de même s'il se mettait à la tête d'une armée dirigée contre la nation, s'il en donnait l'ordre à l'un de ses généraux, et s'il ne s'opposait pas formellement à un acte de cette nature; qu'un Roi qui aurait abdiqué rentrerait dans la classe des simples citoyens et serait accusable de tous les délits postérieurs à son abdication. Les Jacobins se plaignirent amèrement de ce décret. Ils voulaient la destitution du Roi et sa mise en jugement; et ils prétendirent que l'Assemblée n'ayant pas nommé Louis XVI dans le décret, il n'avait aucune valeur vis-à-vis de sa personne. Ils proposèrent en conséquence d'envoyer une adresse à toutes les sociétés populaires du royaume pour faire connaître le voeu de la nation; de la revêtir de dix millions de signatures et de la présenter ensuite à l'Assemblée, qui ne pourrait la révoquer en doute. Robespierre conseilla, au contraire, de se borner à déclarer que le Roi avait perdu la confiance de la nation. La contradiction de toutes ces propositions les empêcha d'aboutir à une résolution, mais elles exaspérèrent tellement les esprits, que quatre mille forcenés partirent du Palais-Royal, et vinrent déclarer au club leur intention d'aller jurer au Champ de Mars de ne jamais reconnaître Louis XVI pour leur Roi et de demander vengeance de son crime à la société. Laclos se chargea de la rédaction de la pétition qu'ils se proposaient d'y porter pour la faire signer à tous les bons citoyens. Une partie des membres du club des Jacobins, qui voulaient la Constitution monarchique telle que la décrétait l'Assemblée, s'opposèrent à ce projet, firent scission avec ceux-ci, se retirèrent aux Feuillants, et y firent un nouveau club sous le nom de _club des Feuillants_. Les Jacobins vouèrent aux membres de ce club une haine irréconciliable et firent périr dans la suite tous ceux qu'ils en purent arrêter. Les placards les plus incendiaires se multipliaient de jour en jour, et le club des Cordeliers poussa l'audace jusqu'à faire afficher qu'il recélait dans son sein une société de tyrannicides qui avaient juré de tuer quiconque voudrait porter atteinte à la liberté française. D'André, qui avait passé du club des Jacobins à celui des Feuillants, se plaignit fortement de la conduite des premiers, qui ne tendaient à rien moins qu'à la destruction de la Constitution, et il proposa de mander sur-le-champ le ministre de la justice, les six accusateurs publics et la municipalité, pour leur intimer l'ordre de faire arrêter les perturbateurs du repos public, et en cas de résistance, de faire proclamer la loi martiale. Il n'y avait pas de temps à perdre. Dès le lendemain, 17 juillet, seize mille hommes de la lie du peuple, parmi lesquels on reconnut beaucoup d'étrangers, s'assemblèrent tumultueusement au Champ de Mars, cherchant à entraîner le peuple à la révolte. Ils massacrèrent deux hommes au Gros-Caillou, les accusant d'avoir voulu faire sauter l'autel de la patrie; et ils se disposaient à porter leurs têtes au haut d'une pique, quand la municipalité arriva, ayant à sa tête M. Bailly. Celle-ci employa tous les moyens de persuasion auprès de cette multitude, lui lut le décret de l'Assemblée, et témoigna tant de regrets d'être forcée d'en venir aux voies de rigueur, qu'elle enhardit les factieux. Elle poussa même la complaisance à leur égard jusqu'à accuser les prêtres et les nobles d'avoir provoqué la sédition, et elle passa la plus grande partie de la journée à temporiser. Mais la garde nationale ayant été assaillie à coups de pierres à son arrivée, M. Bailly ordonna, après la lecture de la loi martiale, de faire feu sur les rebelles, et il y en eut douze ou quinze de tués et autant de blessés. La frayeur prit alors la place de l'arrogance, et ils se mirent tous à fuir. On se saisit de quelques-uns d'entre eux, et la tranquillité fut rétablie pour quelque temps. On arrêta, entre autres, un Italien nommé Rotondo, homme exécrable, dont l'arrivée annonçait toujours quelque catastrophe, et qu'on pouvait appeler à juste titre le procureur du crime. Tous furent mis en prison et n'en sortirent qu'à l'amnistie générale, qui, confondant le crime et l'innocence, remit dans la société tous les scélérats qui devaient s'attendre à la punition de leurs forfaits. Les Jacobins vouèrent de ce jour une haine implacable à MM. de la Fayette et Bailly; et ce dernier fit la triste expérience de ce que l'on gagne à abandonner son souverain pour embrasser le parti populaire, dont on finit toujours par être la victime. Le projet des révoltés avait été d'attaquer le château; mais M. de Gouvion, qui s'était chargé de sa défense, fit assurer la famille royale qu'elle n'avait rien à redouter, ayant pris toutes les précautions nécessaires pour l'exécution de sa promesse. Il avait imaginé un moyen très-singulier pour dissiper sans effusion de sang les attroupements qui chercheraient à forcer l'entrée des Tuileries; c'était d'établir des pompiers aux issues extérieures du jardin et du château, qui devaient faire jouer leurs pompes sur les rebelles, et il croyait pouvoir assurer qu'une pareille invention les ferait fuir en un instant. On fut dispensé d'en faire usage. La fusillade du Champ de Mars avait inspiré une terreur telle, que personne ne remua et que les environs du château se trouvèrent presque déserts. Quelques jours après mon interrogatoire, M. de la Fayette me fit dire que je pouvais voir mes parents et quelques amis; j'usai sobrement de cette permission, qui me fut d'une grande consolation. Je les recevais dans le cabinet de Mgr le Dauphin, que je n'avais pas encore la permission de quitter. MM. Banks et du Foë, mes gardiens, se retiraient, dès qu'ils les voyaient arriver, dans la pièce voisine, dont je laissais seulement la porte ouverte pour ne les pas compromettre. Je leur rends la justice de s'être conduits très-honnêtement à mon égard, et de leur avoir toujours entendu tenir les meilleurs propos sur la famille royale, à laquelle ils se piquaient d'être très-attachés. M. Banks, âgé de soixante ans, détestait la Révolution et était profondément affligé de ses excès; mais, étant d'une humeur très-pacifique, il redoutait tout ce qui pouvait troubler sa tranquillité, et attachait un grand prix à l'observation de la Constitution, qu'il regardait comme l'ancre du salut de la France. M. du Foë, jeune, vif et brave, mais mauvaise tête, était susceptible de toutes les impressions qu'on pouvait lui donner. Il changea continuellement de parti, et finit par une conduite dont je ne me permets pas de parler en pensant à celle qu'il tint à mon égard. L'abbé d'Avaux et madame de Tarente, appelés au château par le devoir de leur place, passaient des heures entières avec moi dans le cours de la journée. Leur société adoucissait l'amertume de ma situation, et je n'oublierai jamais toutes les marques d'attachement que j'en ai reçues. Cette dernière me donnait des nouvelles de la famille royale et avait pour moi toutes les recherches d'attention imaginables. La conformité de nos sentiments nous avait liées de l'amitié la plus tendre. La mort seule eut le pouvoir de la rompre; mais elle n'a pu effacer de mon coeur les sentiments que cette amie fidèle savait si bien inspirer, non plus que le souvenir de son beau et noble caractère, qui lui a mérité l'estime de toutes les personnes qui l'ont connue et l'attachement le plus tendre des amies qui ont été à portée de l'apprécier. On diminua successivement les gênes de ma position. On donna d'abord à mes gardiens la permission de ne plus passer la nuit dans ma chambre, et l'on me permit ensuite de me promener dans les Tuileries. Rien n'était plus triste que cette promenade, où, toujours accompagnée d'un de mes gardiens je ne rencontrais que des gardes nationaux. Il fallait avoir autant de besoin de respirer l'air, comme j'en avais, pour profiter de cette permission. Celle qui me fit le plus sensible plaisir fut de pouvoir aller chez toutes les personnes de la famille royale et nommément dans la chambre de Mgr le Dauphin. Mes gardiens me conduisaient jusqu'à la porte des membres de la famille royale et restaient dans la pièce voisine. J'eus encore la permission, mais toujours accompagnée, de descendre dans mon appartement et d'avoir à dîner quelques personnes de mes amies. Comme nos gardiens se conduisaient avec délicatesse et discrétion, je donnais à dîner à celui qui était de garde, et ils furent extrêmement sensibles à cette politesse. On avait cherché à éloigner de moi Mgr le Dauphin, par la peur qu'éprouvaient ceux qui l'entouraient d'être compromis s'il avait seulement tenté de me regarder en traversant la chambre que j'occupais. Quand j'eus enfin la permission de rester avec lui dans son appartement, car il m'était extrêmement défendu de l'accompagner, je lui demandai quelle était la raison qui m'avait fait priver de ma liberté: «C'est, me répondit-il bien bas, pour avoir suivi papa.»--«C'est donc une action bien criminelle à vos yeux d'avoir donné au Roi des marques de mon respect, de mon attachement et de mon dévouement à votre personne? Dites-moi, je vous prie, de quel nom on peut qualifier la conduite que vous tenez, et que croyez-vous qu'en pensera votre chère Pauline dont vous parlez si souvent?» Il rougit et se jeta dans mes bras en disant: «Pardonnez-moi, j'ai eu bien tort; mais ne le mandez pas à ma chère Pauline, car elle ne m'aimerait plus.» Je le lui promis, et de ce moment il n'y eut sorte de soins et d'attentions que n'eut pour moi cet aimable enfant, voulant, disait-il, me faire oublier le tort qu'il avait eu et dont il était si fâché. Il était impossible d'en voir un plus attachant, rempli de plus d'intelligence et s'exprimant avec autant de grâce. Il saisissait les occasions de dire des choses agréables à ceux qui l'entouraient. Il était très-attaché au Roi; mais comme il lui en imposait, il n'était pas aussi à son aise avec lui qu'avec la Reine, qu'il adorait, et à laquelle il exprimait ses sentiments de la manière la plus touchante, trouvant toujours à lui dire quelque chose de tendre et d'aimable. Sa gaieté et son amabilité étaient la seule diversion aux peines journalières dont la Reine était accablée. Elle l'élevait parfaitement, et quoiqu'elle eût pour lui la tendresse la plus vive, je lui dois la justice de dire qu'elle ne l'a jamais gâté, et qu'elle a toujours appuyé les justes représentations que l'on faisait à ce jeune prince. Il aimait l'occupation, et, dans un âge aussi tendre, l'étude lui plaisait tellement, qu'on était obligé de lui faire quitter ses leçons, malgré ses instances pour les continuer, lorsque l'on jugeait que leur prolongation pouvait le fatiguer. Il n'en était pas moins vif ni moins gai. Il aimait à courir, à sauter, à passer dans des chemins difficiles, et nommément à descendre à pic dans des fossés un peu profonds. Il ne craignait rien, et l'on était souvent obligé de l'arrêter dans les petites entreprises qu'il voulait faire pour prouver sa force et sa légèreté. Rien ne l'incommodait; et quoique son extérieur n'annonçât rien d'extraordinaire pour la force, il supportait singulièrement toute espèce de fatigue. Hélas! cette excellente santé a augmenté la longueur du supplice que lui a fait souffrir la barbarie la plus atroce. Elle a combattu longtemps, et ce n'a été qu'à la longue qu'elle a éprouvé les suites de l'affreux régime sous lequel gémissait cette illustre et dernière victime de la tyrannie la plus révoltante. M. le comte de Fernand Nuñès, ambassadeur d'Espagne, reçut de M. de Florida de Blanca, principal ministre de cette cour, l'ordre de remettre à l'Assemblée la déclaration du roi d'Espagne, lorsqu'il apprit le départ du Roi, avec défense d'y rien changer, malgré le mauvais succès du voyage. Ce prince exhortait la nation française à réfléchir sur les motifs qui avaient déterminé la démarche du Roi, à revenir sur les procédés qui en avaient été la cause, à respecter la haute dignité du Roi et de sa famille, et à se persuader que toutes les fois que la nation française remplirait tous ces devoirs, elle n'aurait pas d'alliés plus fidèles et plus constants que l'Espagne. La lecture de cette lettre fut suivie d'éclats de rire. Plusieurs voix demandèrent l'ordre du jour, et la majorité de l'Assemblée déclara que ne se mêlant point des affaires des puissances étrangères, elle ne souffrirait pas qu'elles se mêlassent de celles de la France. A quoi M. d'André ajouta que lorsque l'Assemblée aurait pris une détermination sur le gouvernement à établir et sur le sort du Roi, elle la ferait connaître à l'Europe; que cette détermination serait ferme comme un rocher, et que tous mourraient plutôt que d'y rien changer. M. de Fernand Nuñès, d'un caractère doux et pacifique, avait adopté quelques idées du parti constitutionnel, et notamment celle qu'en temporisant, le Roi retrouverait sans secousse la portion d'autorité nécessaire au roi d'une grande nation. Il ne s'aperçut que trop combien il s'était trompé dans son attente, et les événements démontrèrent d'une manière bien cruelle l'impossibilité de l'alliance du crime avec la vertu. La crainte, inséparable des crimes commis, jointe à une profonde ambition, permet rarement de croire à la générosité qu'inspire la véritable vertu, et empêche de revenir à elle ceux qui s'en sont trop écartés. M. de Staël, ambassadeur du roi de Suède, reçut de ce prince la lettre la plus énergique par laquelle il lui défendait toute communication avec qui que ce fût sans l'autorisation du Roi, d'accepter aucune conférence avec le ministre des affaires étrangères, de ne répondre que verbalement à tout ce qu'il lui communiquerait de bouche ou par écrit, et que quand même les choses viendraient à changer plus heureusement pour le Roi, de ne rien prendre sur lui et d'attendre ses ordres ultérieurs. Il lui donnait de plus l'ordre positif et rigoureux de donner au Roi, par son respect et par ses soins, toutes les consolations qui seraient en son pouvoir, et que tout dans sa maison annonçât le deuil et la tristesse. Il sentait, disait-il, avec douleur, que de pareils ordres pouvaient lui faire courir quelque danger, mais il tenait à la dignité de sa couronne, et il n'était pas possible d'y rien changer. Les autres princes parurent ébranlés par la conduite du roi de Suède; ce qui inquiéta l'Assemblée et la détermina à décréter la levée d'une armée de quatre cent mille hommes. Sur quatre places à donner, elle n'en laissa qu'une au Roi et se réserva la nomination des trois autres: ce qui mettait nécessairement l'armée dans sa main. L'amnistie qu'elle accorda aux soldats et aux officiers qui avaient mis les régiments en insurrection, acheva d'y détruire toute idée de discipline militaire et la rendit propre à l'exécution de toutes ses volontés. Pendant que l'Assemblée s'occupait de la rédaction de la Constitution, elle continuait à laisser impunis les propos et les écrits les plus séditieux contre la famille royale. Le décret sur la suppression du marc d'argent pour être éligible aux assemblées suivantes, en ouvrait la porte à tous ceux qui, n'ayant rien à perdre et tout à gagner, devaient profiter de l'exaspération des esprits et tout tenter pour parvenir au pouvoir, au risque de couvrir la France de sang et de ruines. Sa rage contre tout ce qui pouvait rappeler le plus léger souvenir de la noblesse lui fit abolir tout titre et décoration quelconque. Elle permit seulement au Roi et à son fils aîné, comme appelé à la couronne, de porter le cordon bleu, le seul ordre de Saint-Louis étant conservé pour le moment. Le Roi, en sanctionnant ce décret, cessa de porter le cordon bleu, ne pouvant, dit ce prince, éprouver aucun plaisir à porter une décoration qu'il ne pouvait faire partager à ceux qui lui étaient attachés. Cette Constitution, dont le défaut d'acceptation devait faire rentrer le Roi dans la classe d'un simple particulier, était si démocratique, et laissait tellement l'autorité sans force et sans appui, qu'il était impossible qu'elle subsistât sans renverser le trône jusque dans ses fondements. L'Assemblée, pour en faire partager le bénéfice aux puissances étrangères, fit traduire dans toutes les langues la déclaration des Droits de l'homme et la fit parvenir dans toutes les cours d'Europe. Pour terminer ses sessions d'une manière digne de son commencement, cette désastreuse Assemblée décréta des récompenses non-seulement à ceux qui avaient arrêté le Roi et qui l'avaient forcé de revenir à Paris, mais même aux deux individus qui avaient menacé de tirer sur lui s'il continuait son voyage. On donna à la ville de Varennes le couvent des Cordeliers pour y établir un tribunal de district et un détachement de cavalerie avec deux canons. On lui envoya un drapeau tricolore portant pour inscription: «A la ville de Varennes la patrie reconnaissante», et l'on fit présent d'un fusil et d'un sabre à chaque garde national de cette ville. On accorda à la ville de Clermont une pièce de canon et cinq cents fusils pour sa garde nationale, et autant à la ville de Sainte-Menehould. Drouet, Sausse et Baillon obtinrent chacun trente mille francs. Chacun de ceux qui avaient contribué à l'arrestation du Roi reçurent trois mille francs; d'autres reçurent aussi des récompenses, mais moins considérables et proportionnées à la part qu'ils avaient prise à ce cruel événement. M. de Montmorin, inquiet de l'effet que pourrait produire sur l'Empereur la conduite de l'Assemblée, écrivit au marquis de Noailles, ambassadeur à Vienne, lui mandant d'excuser le parti qu'elle avait pris sur la position difficile où elle se trouvait, ayant à lutter contre un parti qui voulait saper le trône dans ses fondements, et qui lui avait même fait courir plus d'un danger lorsqu'elle avait voulu s'opposer à ses efforts. Il ajouta que la Révolution était faite et sans retour; qu'espérer le contraire était une erreur qui pouvait avoir les suites les plus funestes et entraîner l'Europe dans de grands malheurs; que la Constitution devait être présentée sous peu de jours à l'acceptation du Roi; que son refus entraînerait les plus grands dangers: que Sa Majesté en était intimement persuadée, et qu'on seconderait mal ses intentions en cherchant à la renverser; que c'était une vérité dont on cherchait à pénétrer les princes et les émigrés, et qu'il était essentiel que l'Empereur ne mît point les malveillants dans le cas de lui supposer des vues apposées à la tranquillité de la France. M. de Montmorin se laissait aisément persuader; et il était en ce moment influencé par Thouret, Beaumetz, Chapelier, Barnave et Duport, qu'on supposait être l'auteur de cette lettre. D'André, qui avait gagné sa confiance et qui voulait se tirer d'affaire, quelle que fût la direction que prissent les événements, lui persuada que, pour servir utilement le Roi, il fallait que sa conduite ne fût point en opposition avec celle de l'Assemblée, et que par cette raison il devait appuyer toutes les motions de la majorité, quelque injustes qu'elles pussent être. La conduite de M. de Montmorin n'avait pour but que de servir le Roi, et je ne l'ai jamais vu occupé de ses intérêts personnels; mais ayant peu d'énergie et d'élévation dans l'esprit, faible et craintif par caractère, aimant le repos et la tranquillité, il fut toujours trompé par les révolutionnaires, qui s'en servirent pour entraîner le Roi dans des démarches qui répugnaient à la droiture de son caractère et à la justesse de son esprit. On effrayait ce prince sur les dangers que courraient sa famille et ses fidèles serviteurs s'il se refusait aux mesures qui lui étaient proposées; et, connaissant l'attachement de M. de Montmorin, il prenait pour un esprit conciliant cette faiblesse de caractère qui répugnait à employer la vigueur et la fermeté pour déconcerter les démarches de ses ennemis. L'Assemblée s'occupait de la révision de la Constitution avec autant de légèreté qu'elle en avait mise à décréter les principaux articles. Peu lui importait qu'elle eût les moyens de garantir sa stabilité contre les entreprises des factieux. Uniquement occupée d'abaisser la puissance royale et de concentrer tous les pouvoirs dans la législature, il lui suffisait de laisser à la France l'ombre de la royauté; et croyant essentiel de terminer son ouvrage avant les élections, elle refusa constamment d'écouter la moindre objection de la partie saine de l'Assemblée, qui s'abstint de son côté de contribuer en rien à cette oeuvre d'iniquité. Les démagogues désiraient le refus du Roi pour prononcer la déchéance et établir la république. Les autres membres du côté gauche, qui voulaient au contraire l'acceptation de la Constitution, employaient tous les ressorts possibles pour y déterminer le Roi. Ses ministres l'effrayaient sur les dangers que son refus ferait courir à la France, à sa famille et à ceux qui avaient contribué à son voyage (car pour sa personne, on savait bien qu'il ne la comptait pour rien). Le côté droit, seul véritablement attaché au Roi et à la monarchie, lui représentait au contraire avec fermeté les risques réels que lui ferait courir l'acceptation de la Constitution, risques qu'il ne ferait que retarder en se prêtant aux désirs de ceux qui ne consultaient que leurs intérêts dans les instances qu'ils lui faisaient; qu'il pouvait juger leur intention par la conduite qu'ils avaient tenue depuis le commencement de l'Assemblée et par l'acharnement qu'ils mettaient à le priver de l'autorité nécessaire à un roi pour faire le bien et le bonheur de son peuple. L'abbé Maury fit parvenir au Roi deux projets de conduite: l'un pour le refus positif de la Constitution, et l'autre pour son acceptation en en faisant disparaître les principaux vices, qu'il désignait et qui la rendaient bien dangereuse à accepter telle qu'on la lui présentait. M. Malouet était de ce dernier avis, et montra une grande énergie vis-à-vis de l'Assemblée malgré la manière indigne dont il était traité par le côté gauche, toutes les fois qu'il prenait la parole. M. Bark fils, qui avait toujours pris, ainsi que son père, le plus vif intérêt à la position du Roi, lui écrivit la lettre la plus touchante et la plus raisonnée pour lui démontrer qu'il ne devait pas balancer à refuser son acceptation. Il l'engageait à s'armer de courage et à s'exposer à tout plutôt que de donner son adhésion à des décrets qui consacraient l'injustice et le mépris de tous les devoirs. Il l'assura qu'on s'occupait efficacement de venir à son secours; que cette acceptation contrarierait toutes les mesures que l'on prenait pour le rétablir sur son trône; que son courage en imposerait, et serait apprécié par toute l'Europe; et il terminait sa lettre par quatre lignes que son père lui avait envoyées, comme plus faciles qu'une lettre à faire tenir au Roi. Elles ne contenait que ce peu de mots: «Dites peu, n'écrivez rien, ne consentez à rien, conservez votre courage jusqu'à la fin, nous travaillons pour vous.» Cependant les ministres redoublaient d'efforts pour effrayer le Roi et lui faire regarder comme assurée la perte de ceux qui étaient dans les prisons à cause du voyage de Varennes. On m'en avertit, en me disant que, puisque j'étais dans une position analogue avec la leur, il était de mon devoir de demander au Roi de n'avoir aucun égard à cette considération. J'hésitais à cause de ceux qui étaient dans les prisons d'Orléans; mais on m'assura tellement qu'ils seraient les premiers à désirer cette démarche, que je me décidai à aller, dès le lendemain, chez le Roi. Je dis à Sa Majesté que, quoiqu'il ne m'appartînt pas de me mêler des affaires du gouvernement et de préjuger ses intentions sur l'acceptation de la Constitution, je croyais de mon devoir de le supplier, en mon nom et en celui de tous ceux qui avaient contribué à son voyage, de vouloir bien écarter de sa pensée l'idée qu'il pourrait leur faire courir quelque danger par son refus; que je pouvais lui répondre qu'il n'y en avait pas un de nous qui ne s'y exposât de bon coeur pour lui voir prendre le parti le plus honorable et le plus utile pour sa sûreté présente et future. «Je suis profondément touché, me dit Sa Majesté, d'une démarche aussi généreuse; mais je sais ce que je dois à ceux qui se sont sacrifiés pour moi.» De ce moment je n'eus plus de doute sur l'acceptation de la Constitution, et je me bornai à faire des voeux pour qu'elle n'entraînât pas ce prince dans les malheurs que présageaient ceux qui en conseillaient le refus. Peu de jours après, une députation de l'Assemblée vint apporter la Constitution à Sa Majesté, en lui donnant dix jours pour l'examiner, et au bout desquels il devait donner une réponse positive. Comme il eût été difficile de supposer à cette acceptation une apparence de liberté, si l'on eût continué à tenir ce prince dans la captivité où on le retenait depuis son retour de Varennes, on retira les officiers qui étaient chargés de sa personne, et on lui rendit les honneurs accoutumés. Il fut, en conséquence, le dimanche suivant, à la messe dans la chapelle des Tuileries avec la famille royale. Le peuple s'y rendit en foule et témoigna une grande joie de le revoir. On cria de toute part: «Vive le Roi!» Une seule voix sortie de la foule ajouta: «_Oui, s'il accepte la Constitution._» Il était impossible d'en douter en voyant sa même confiance dans ses ministres, dont les uns par faiblesse, et les autres dans des intentions plus coupables, désiraient vivement l'acceptation d'une Constitution dont les suites devaient être si funestes. Les princes, frères de Sa Majesté, instruits des instances qu'on lui faisait pour accepter cette Constitution, lui écrivirent la lettre la plus forte et la plus raisonnée pour l'en détourner. Ils lui représentaient qu'elle soutenait tous les crimes, qu'elle portait atteinte à la religion, aux droits de ses sujets et à ceux de la monarchie, dont elle était destructive; qu'elle était, de plus, impraticable à exécuter, et que Sa Majesté éprouverait un jour les plus vifs regrets si elle se laissait entraîner, par la suggestion de ses ministres, à accepter un acte aussi opposé aux lumières de son esprit qu'aux sentiments de son coeur. Ils l'assuraient qu'on allait venir à son secours; et pour lui prouver que ce n'était pas par de simples paroles, ils lui envoyaient la copie de la déclaration de l'Empereur et du roi de Prusse, signée à Pilnitz, et dont l'original était entre leurs mains. Ils terminaient cette lettre en lui représentant que sa couronne étant héréditaire à tous les princes de sa maison, il n'avait pas le droit d'en abandonner les prérogatives; qu'ils protestaient, lui Monsieur et Mgr le comte d'Artois, tant en son nom qu'en celui des princes ses enfants, contre une acceptation dictée par la violence et diamétralement contraire au voeu de la nation librement exprimé dans l'un des cahiers donnés aux diverses députations aux États généraux. Ils renouvelaient ensuite au Roi, à la suite de cette protestation, l'assurance des sentiments du respect le plus profond et du plus vif attachement pour la personne de Sa Majesté, leur seigneur et frère, dans les bras duquel ils voleraient avec empressement pour y renouveler l'hommage de leur obéissance et en donner l'exemple aux sujets de Sa Majesté. Les princes de la maison de Condé lui écrivirent aussi la lettre la plus soumise, mais en même temps la plus noble, pour lui rappeler leurs droits et protester contre toute atteinte portée à ceux de la monarchie, qu'ils défendraient jusqu'à la dernière goutte de leur sang. Les ministres représentèrent au Roi que les princes n'étant pas à portée de connaître la position où se trouvait Sa Majesté, elle seule pouvait juger du danger qu'il ferait courir à la France en refusant d'accepter la Constitution. Le Roi, fatigué de leurs instances et de sa position actuelle, effrayé de celle où il pouvait se trouver, et craignant par-dessus tout d'attirer une guerre civile en France, se détermina à suivre leur avis et à accepter une Constitution dont les suites devaient être aussi funestes pour eux que pour la personne de Sa Majesté. Au bout du temps prescrit, Duport du Tertre, ministre de la justice, porta à l'Assemblée une lettre de ce prince par laquelle il se déterminait à accepter la Constitution, et dans laquelle il ajoutait que, trouvant plus convenable de prêter le serment d'y être fidèle dans le lieu où elle avait été faite, il se rendrait le lendemain 14 septembre à l'Assemblée nationale. La lettre de Sa Majesté avait été dictée par Thouret, Beaumets, etc. Thouret, président de l'Assemblée, sous prétexte que l'écriture était difficile à lire, demanda de la parcourir avant d'en faire la lecture; il voulait s'assurer qu'on n'y avait rien changé. Son but principal était d'atténuer la déclaration lancée par le Roi en partant pour Montmédy, et elle était, par conséquent, aussi astucieuse que la conduite de ses auteurs. Elle commençait par rappeler que la conduite de Sa Majesté, depuis son avénement au trône, avait eu uniquement pour but le bonheur de ses sujets; que l'espoir de le voir réaliser plus promptement l'avait déterminé à sanctionner tous les décrets de l'Assemblée avant même leur réunion dans, l'ensemble de la Constitution; que celui de voir la loi reprendre sa force dans les nouvelles autorités constituées avait longtemps soutenu son courage; mais que, voyant au contraire l'anarchie prendre la place du pouvoir et la licence portée à son comble, il n'avait pas voulu accepter une Constitution décrétée dans de pareilles conditions, et avait jugé utile de s'isoler de tous les partis, pour connaître véritablement le voeu de la nation; qu'ayant vu, depuis, son retour, l'Assemblée s'occuper d'objets aussi utiles que l'organisation de l'armée, la répression de la licence de la presse, et ne pouvant mettre en doute l'attachement de la nation à la monarchie et son désir de lui voir accepter la Constitution, il se décidait, par des motifs aussi pressants, à la faire exécuter par tous les moyens qui seraient en son pouvoir; qu'il renonçait au concours qu'il avait d'abord réclamé dans sa formation, et que n'étant responsable qu'à la nation, nul ne pouvait se plaindre de sa renonciation à ce concours. Il convenait, à la fin de cette lettre, qu'il y avait plusieurs points essentiels à désirer dans la Constitution, mais que vu la division qui existait dans les esprits, le temps seul pouvait en être le juge, et qu'on ne pourrait lui faire de reproches d'employer tous les moyens qui étaient en son pouvoir pour la mettre en oeuvre, et de l'aider à remplir le but qu'on en devait attendre. Le côté droit garda le plus profond silence pendant cette lecture, qui fut interrompue par les bravos du côté gauche de l'Assemblée. Sur la proposition de M. de la Fayette, on décréta la mise en liberté de toutes les personnes détenues à l'occasion du voyage du Roi, et la libre sortie du royaume. On révoqua le décret concernant les émigrés et les procédures nées de la Révolution. On accorda une amnistie à ceux qui avaient contribué au voyage de Varennes, et on la rendit même générale, pour y comprendre les assassins, les pillards et les soldats rebelles, qui allèrent tous grossir la horde de brigands que les conjurés tenaient à leur solde. M. de Montmorin fut, de plus, chargé par l'Assemblée d'interposer ses bons offices auprès des cantons suisses pour obtenir la grâce des soldats de Châteauvieux, condamnés aux galères par cette nation. On envoya une députation de soixante membres à l'Assemblée pour porter ces décrets à l'acceptation du Roi et lui témoigner la joie que sa lettre avait causée à l'Assemblée. La réponse de Sa Majesté fut dans le sens de sa lettre; et pour compléter la satisfaction des députés, la Reine se présenta à la porte du cabinet du Roi, tenant par la main Mgr le Dauphin et Madame, et les assura qu'elle partageait les sentiments du Roi et les inspirerait à ses enfants. L'Assemblée s'occupa le même jour de la réunion du comtat d'Avignon à la France. Elle était résolue depuis longtemps, et elle fut proclamée avec la même légèreté que les autres décrets de l'Assemblée. On opina pour la réunion, d'après le soi-disant voeu des Comtadins, voeu exprimé sous la pression de la terreur inspirée à la plupart des signataires. Il n'avait de sincère que la signature des brigands correspondant avec les factieux de l'Assemblée. L'armée aux ordres de ces derniers, qui se faisait appeler la brave armée des brigands de Vaucluse et avait à sa tête Jourdan, secondé d'Antonelle et autres scélérats, faisait trembler le pays. Les scènes d'horreur qu'ils avaient commises et qu'ils menaçaient de renouveler forcèrent quarante mille Avignonnais à s'expatrier, pour ne pas s'exposer à leur fureur. Elle était telle, que l'abbé Mulot, envoyé comme commissaire de l'Assemblée dans ce malheureux pays, écrivait que les atrocités qui y avaient été commises étaient au-dessus de tout ce que l'on en pouvait écrire. Cela ne l'empêcha pourtant pas, ainsi que Verninac et Lescène des Maisons, ses collègues, de seconder toutes les manoeuvres employées pour faire demander une réunion qui affligeait tous ceux qui ne partageaient pas les opinions de ces misérables. L'abbé Maury accusa la commission d'abus de pouvoir, dévoila leur conduite à l'égard de ce malheureux pays, et leur reprocha la protection qu'ils accordaient aux brigands qui le désolaient. On refusa d'écouter les preuves dont il appuya son accusation et de prendre aucune information pour s'assurer de la vérité. La réunion fut décrétée, et l'on pria le Roi de faire traiter avec la cour de Rome des dédommagements et intérêts qui lui étaient dus. On s'occupa ensuite du cérémonial à observer pour la réception du Roi. L'Assemblée décida qu'on le saluerait en arrivant et qu'on s'assoirait ensuite; qu'il y aurait devant le bureau deux fauteuils couverts de tapis avec des fleurs de lys, et parfaitement semblables, l'un pour le Roi, l'autre pour le président. M. Malouet ayant fait observer que l'on témoignait au Roi bien peu de respect par une pareille conduite, il lui fut crié: «Mettez-vous à genoux, si vous le voulez.» Le côté droit, pour prouver son opposition à l'acceptation d'une pareille Constitution, se retira avant l'arrivée du Roi, et fit ensuite une protestation, signée de tous ses membres, contre la violence faite au Roi et sur l'impossibilité où il était de sacrifier aucun des droits de la couronne, qui devait être remise à ses successeurs telle qu'il l'avait reçue de ses aïeux. Le décret de l'amnistie m'ayant rendu la liberté, je repris mes fonctions auprès de Mgr le Dauphin et de Madame, et je les suivis le lendemain à l'Assemblée. Nous allâmes dans une loge préparée pour la Reine, qui fut forcée, à son grand regret, d'assister à une séance aussi pénible pour une princesse dont le coeur et l'esprit étaient à la hauteur de son rang. Ce qui s'y passa n'était pas fait pour adoucir ses chagrins. Le Roi prononça, debout et découvert, le serment prescrit par l'Assemblée; mais, s'apercevant qu'il était seul debout, il s'assit à côté de Thouret, président de l'Assemblée, et, après avoir achevé la formule du serment, il lui témoigna le désir le plus vif de recueillir, comme fruit de la démarche qu'il venait de faire, le retour de la paix et de la concorde, et qu'elle fût le gage du bonheur du peuple et de la tranquillité de l'empire. Thouret, les jambes croisées, les bras appuyés sur ceux de son fauteuil, pour avoir l'air plus libre, répondit au Roi du ton le plus insolent, faisant l'éloge de l'Assemblée et de son courage pour la destruction des abus. Puis il ajouta qu'il n'avait plus rien à désirer en voyant le Roi couronner le plus solennel des engagements par l'acceptation de la royauté constitutionnelle, qui lui était déférée par l'attachement des Français et lui était garantie par cette immortelle Constitution et par le besoin qu'avait la nation d'une monarchie héréditaire. Il termina son discours en assurant le Roi que cette nouvelle régénération donnait aux Français une patrie, à lui, comme roi, un nouveau titre de grandeur et de gloire, et comme homme, une nouvelle source de jouissance et de sentiments de bonheur. Il était difficile de se jouer d'une manière plus insolente et plus indécente de la majesté royale. La Reine souffrit cruellement en entendant un pareil discours, et elle sortit de l'Assemblée la mort dans l'âme, ne prévoyant que trop les malheurs que l'on devait attendre de pareilles dispositions. Le Roi, qui se flattait encore de pouvoir, à l'ombre de cette Constitution et à force de sagesse et d'application, profiter de toutes les circonstances pour ouvrir enfin les yeux à la nation sur ses véritables intérêts, déclara à la Reine qu'il allait faire tout ce qui dépendrait de lui pour faire marcher la Constitution. Il lui demanda, ainsi qu'à toutes les personnes qui l'entouraient, de s'interdire toute réflexion sur les démarches que les circonstances venaient d'exiger de lui; de ne se permettre rien de contradictoire à la Constitution, et, conformément à un de ses articles, de ne plus nommer à l'avenir Mgr le Dauphin que du nom de prince royal. On ordonna un _Te Deum_ et des réjouissances publiques en action de grâces de l'acceptation de la Constitution. On établit des jeux pour le peuple dans les places et les carrefours, avec des distributions de comestibles, et il y eut illumination générale dans tout Paris. Celles des Tuileries, de la place Louis XV et des Champs-Élysées étaient superbes. On fit tant d'instances au Roi et à la Reine pour aller voir cette dernière, que Leurs Majestés ne purent s'y refuser. Elles y furent en carrosse avec Mgr le Dauphin, Madame, Madame Élisabeth, le duc de Brissac et moi. On cria souvent: «Vive le Roi!» mais sans cet élan du coeur qui ne se commande pas, et plusieurs voix crièrent aussi: «Vive la Fayette!» Il est remarquable qu'il n'y avait aucune gaieté parmi toute cette multitude, dont la foule se pressait pour jouir du plaisir de la promenade et de la magnifique illumination des Champs-Élysées. «Qu'il est triste, me dit la Reine, que quelque chose d'aussi beau ne laisse dans nos coeurs qu'un sentiment de tristesse et d'inquiétude!» Elle faisait effort sur elle-même pour parler aux gardes nationaux qui entouraient sa voiture et dissimuler sa tristesse. Le jeune prince même, non plus que Madame, ne prirent aucun plaisir à cette promenade, et semblaient prévoir les malheurs qu'ils avaient à attendre d'une pareille Constitution. Les derniers actes de l'Assemblée ne furent pas plus respectueux pour le Roi que sa conduite précédente. Elle décréta le brisement du sceau royal portant: _le Roi et la loi_, pour y substituer: _la nation, la loy et le Roi_. Elle abolit les notaires royaux pour en créer de nationaux, et elle aurait fait passer les Suisses dans les troupes de ligne si l'on n'eût eu besoin du consentement des cantons: ce qui obligea de renvoyer la proposition au ministre des affaires étrangères, pour lui laisser le temps de faire une convention avec les Suisses. Elle condamna ceux qui rappelleraient dans les actes les titres supprimés, comme anciennement existants, à payer le sixième de la contribution foncière, les déclarant, en outre, incapables de posséder aucun emploi civil ou militaire et rayés du tableau civique. Mêmes peines pour ceux qui conserveraient des livrées, des armes et des armoiries sur leurs maisons et sur leurs voitures. Seraient destitués les notaires et officiers civils qui recevraient de pareilles dénominations et qui auraient prêté leur ministère à établir des titres de noblesse. On obligea, sous la même peine, les préposés aux droits d'enregistrement de remettre de pareils actes aux commissaires du Roi près les tribunaux, pour leur faire porter la peine décrétée ci-dessus. Dans la colère qui l'emportait, M. Chabroud demanda même que les nobles que l'on trouverait en contravention de ce décret fussent mis pendant trois heures au carcan; mais cette demande fut trouvée si ridicule, qu'elle tomba dans le mépris qu'elle méritait. M. d'Estournel proposa que l'Ordre de Saint-Louis, auquel on substitua le nom d'Ordre militaire, fût exempt du serment de catholicité, et commun aux protestants comme aux catholiques. On se doute bien que la proposition fut acceptée sans difficulté. Il n'en fut pas de même des réclamations qu'adressèrent les parents des fondateurs de maisons pieuses, pour rentrer en possession des biens donnés à titre de réversion, en cas de destruction. Elles furent rejetées, sous prétexte que les biens, ayant été donnés en vue d'utilité publique, devaient rester à la disposition de la nation, sauf à légaliser et à faire droit aux demandes particulières, d'après les clauses des actes de fondation. Comme l'Assemblée ne pensait à rendre aucun compte par recette et par dépense des fonds dont elle avait ordonné l'emploi, M. Malouet fit la motion quelle fût tenue d'en rendre compte avant la fin de la session, pour que l'on sût positivement où avait passé le produit de toutes les sommes qui avaient été versées entre ses mains. M. de Montesquiou répondit que ces comptes étaient au comité, et qu'on pouvait les y aller voir.--«Il faut les preuves à l'appui», répondit M. Malouet. A ces mots, la rage s'emparant des membres du côté gauche, on l'injuria, on lui coupa la parole, et l'Assemblée passa à l'ordre du jour. La déclaration que fit ensuite le même M. Malouet pour confirmer le refus de son suffrage à une Constitution contraire sur plusieurs points, non-seulement à son mandat, mais encore aux principes de l'ordre, de la liberté et du gouvernement monarchique, excita la même fureur. Le député Lavie, véritable énergumène, après avoir accablé d'injures les membres du côté droit, finit, dans l'excès de sa colère, par les appeler brigands, assassins, ajoutant qu'on aurait soin de les recommander aux provinces. Tout cela se passait au moment où M. de Lessart, ministre de l'intérieur, apportait à l'Assemblée une proclamation du Roi, pour inviter à abjurer tout esprit de parti et à y substituer un esprit de paix et de concorde. Cependant, l'influence des clubs commençait à inquiéter l'Assemblée. Elle leur fit défense de s'opposer aux actes émanés des autorités constituées, de présenter des pétitions et de former des députations pour assister aux cérémonies publiques, condamnant les contrevenants à être rayés pour six mois du tableau civique et déclarés incapables des fonctions publiques. Mais la frayeur qu'ils inspiraient faisait agir si mollement contre eux, que cette faiblesse les enhardissait à violer toutes les lois lorsque leur intérêt l'exigeait. Un huissier, ayant voulu exécuter un décret de prise de corps contre Danton pendant l'assemblée électorale, après en avoir demandé la permission à M. Pastoret, président, n'en fut pas moins conduit en prison par les ordres de ce dernier, effrayé des menaces de Danton, qui avait une grande influence dans le club des Cordeliers; et ce déni de justice demeura impuni. L'Assemblée termina enfin sa session. Le Roi en fit la clôture et y prononça un discours qui ne respirait que l'amour de son peuple et le désir de voir la paix et la concorde remplacer les troubles dont la France était agitée. Il promit d'employer tous les moyens que lui avait donnés la Constitution, pour en assurer l'observation, engagea les députés, en retournant dans leurs provinces, à se servir de leur influence pour faire respecter les lois, en prêchant la soumission aux autorités constituées. Il les chargea, de plus, d'assurer leurs concitoyens que le Roi serait toujours le meilleur ami de son peuple. Thouret répondit à Sa Majesté par l'assurance de l'attachement qu'il inspirait au peuple, grâce à son acceptation franche et entière de la Constitution; que l'énergie de ses sentiments ne pourrait que s'accroître par ses efforts pour le maintien de la Constitution, qui garantissait également et la royauté et la liberté; que son acceptation avait porté le découragement au dehors et ranimé la confiance au dedans, et qu'il pouvait compter sur les soins des députés pour remplir le voeu exprimé par Sa Majesté. Le Roi sortit de l'Assemblée au milieu des battements de mains et des cris de: «Vive le Roi!» accompagné d'une simple députation qui le conduisit au château. Après sa sortie, Target lut le procès-verbal, et déclara que la mission de l'Assemblée étant remplie, elle terminait ses séances. Avant de quitter la salle, elle reçut encore les hommages de la municipalité, ayant à sa tête M. Bailly, qui la félicita en son nom et au sien sur les immortels travaux qu'elle avait accomplis. M. Pastoret, au nom de la Commune de Paris, renchérit encore sur ces éloges, la louant sur l'avantage d'avoir établi la plus belle Constitution de l'univers, et d'avoir effacé les traces du despotisme par cette immortelle déclaration des droits de l'homme, qui, en rétablissant l'égalité, avait fait ressortir cette grande vérité: que toute la force des tyrans était dans la patience des peuples. Il invita ensuite l'Assemblée législative à s'occuper sérieusement des finances, dont l'embarras pouvait entraîner la ruine de la Révolution. Au sortir de la séance, les galeries prodiguèrent leurs applaudissements à Péthion et à Robespierre, et huèrent plusieurs de ceux qui avaient été précédemment l'objet de leur admiration. Le choix des députés de l'Assemblée législative ne pouvait donner au Roi l'espoir de retirer le fruit de tant de sacrifices, pour procurer à la France le repos qui lui était si nécessaire. On avait nommé un grand nombre des plus violents démagogues, tels que Brissot, Antonelle, l'abbé Mulot, Lacroix, Vergniaud, Guadet, Gensonné, Grangeneuve, l'abbé Fauchet, Esnard, Hérault de Séchelles, Le Quinço, Camille Desmoulins, Basire, Merlin, Chabot, Cerotti, Le Cointre de Versailles, Couthon, Andréis, Guiton de Morveau, Quinette, Cambon, Dubois de Crancé, Garaud de Coulon, Lacépède, Cuvillier, auteur de l'insurrection de Brest, etc., etc., lesquels, voulant jouir à leur tour des mêmes avantages que leurs prédécesseurs, annonçaient le dessein de réformer ce qu'ils trouvaient encore de trop aristocratique dans la nouvelle Constitution. Moins touchés des malheurs qu'ils pouvaient attirer sur leur patrie que de l'espoir de se frayer le chemin des honneurs et de la fortune, le plus grand nombre d'entre eux avaient un désir effréné de liberté et d'égalité, et aspiraient à établir une forme de gouvernement qui approchât tellement de celui d'une république, que la royauté ne pût se soutenir contre leurs efforts pour l'anéantir. Les autres députés de l'Assemblée, tels que Ramond, Vaublanc, Pastoret, etc., etc., lesquels eussent été membres du côté gauche de la précédente assemblée, et qui étaient devenus du côté droit de celle-ci, ne partageaient pas leurs sentiments, mais ils n'étaient pas de force à résister à leurs attaques. Tout annonçait qu'il se préparait une nouvelle révolution, qui entraînerait avec elle la ruine de la monarchie et celle de la Constitution, en établirait une plus populaire, dont la République serait le fondement. FIN DU TOME PREMIER. TABLE DU TOME PREMIER. CHAPITRE PREMIER. (1789) Séjour à Versailles.--Journées des 5 et 6 octobre.--Établissement du Roi à Paris.--Continuation de la fermentation existant dans cette ville.--Conduite du Roi à l'égard des Parlements de Rouen et de Metz.--Arrestation de diverses personnes. 1 CHAPITRE II. (1790) Jour de l'an.--Démarche de la Chambre des vacations du Parlement de Bretagne.--Procès de M. de Besenval.--Essai pour réunir le côté droit et le parti modéré de l'Assemblée.--Démarche du Roi à l'Assemblée, le 4 février, et discours de ce prince.--Troubles dans les provinces.--Commencement d'insurrection parmi les troupes.--Mort de M. de Favras.--Décret pour assurer la tranquillité des provinces.--Députation des commerçants du royaume.--Commencement d'insurrection à Saint-Domingue.--Autorité que s'attribuent les districts.--L'Assemblée usurpe tous les pouvoirs et ne laisse au Roi aucune autorité.--Mort de l'empereur Joseph II.--Enquêtes du Châtelet et de la Commune sur les journées des 5 et 6 octobre.--Belles réponses de la Reine à ce sujet. 44 CHAPITRE III. (1790) Première communion de Madame.--Formation de plusieurs fédérations dans diverses provinces du royaume.--Désordre des finances.--Vente des biens et Constitution civile du clergé.--Suppression de tous les tribunaux du royaume.--Dénonciations continuelles et protection accordée aux dénonciateurs.--Institution des juges.--Troubles dans le royaume.--Discussion sur le droit de paix et de guerre.--Décret rendu à ce sujet. 83 CHAPITRE IV. (1790) Continuation des troubles dans le royaume et décret rendu à ce sujet.--Liste civile décrétée par l'Assemblée.--Voyage de Saint-Cloud.--Suppression de la noblesse.--Désorganisation de l'armée.--Troubles excités à Avignon pour opérer la réunion du Comtat à la France.--Pétitions incendiaires accueillies à l'Assemblée.--Protection accordée aux factieux dans les diverses provinces du royaume. 102 CHAPITRE V. (14 juillet 1790) LA FÉDÉRATION. 133 CHAPITRE VI. (1790) Arrestations, dénonciations et décrets désorganisateurs.--Continuation des mesures pour anéantir l'autorité royale.--Des meurtres et des désordres dans les diverses parties du royaume. 152 CHAPITRE VII. (1790) Affaire de Nancy.--Retraite de M. Necker.--Camp de Jalès.--Nouvelle émission d'assignats. 172 CHAPITRE VIII. (1790) Procédure sur les événements des 5 et 6 octobre.--Conduite de l'Assemblée à ce sujet.--Insubordination de la flotte de Brest.--Démission de M. d'Albert de Rioms.--Nouvelle dénonciation des ministres.--Démission de M. de la Luzerne.--Protestations énergiques des divers Parlements contre les atteintes portées à l'autorité royale.--Troubles de la Martinique.--Incertitude du Roi pour s'éloigner de Paris.--Son retour dans cette capitale.--Démission des ministres et leur remplacement.--Continuation des troubles. 187 CHAPITRE IX. (1791) Constitution civile du clergé.--Serment exigé à ce sujet.--Refus de la plupart de ses membres.--Persécutions qu'il excite.--Remplacement des évêques et des curés.--Formation de divers clubs tant à Paris que dans les provinces.--Troubles dans les provinces du Midi.--Essai d'un club monarchique dont les démagogues ne voulurent jamais souffrir l'établissement. 215 CHAPITRE X. (1791) Départ de Mesdames. Insurrection provoquée à cette occasion.--Nouveaux moyens employés pour échauffer le peuple et diminuer le respect dû à la Majesté Royale.--Nouvelles suppressions de l'Assemblée.--Journée du 28 février.--Mort de Mirabeau. 240 CHAPITRE XI. (1791) Décret sur la responsabilité des ministres.--Violences exercées contre les catholiques.--Arrêté des départements à ce sujet.--Insurrection dirigée contre le château pour mettre obstacle au voyage que le Roi voulait faire à Saint-Cloud.--Fausses démarches du Roi par le conseil de ses ministres.--Insultes faites à ce prince.--Éloignement forcé de ses plus fidèles serviteurs.--Continuation des mesures violentes de l'Assemblée, qui ne garde plus aucune mesure.--Rétractation de l'abbé Raynal.--Le Roi pense sérieusement à quitter Paris. 266 CHAPITRE XII. (21 juin 1791) VOYAGE DE VARENNES 301 CHAPITRE XIII. (1791) Déclaration demandée au Roi et à la Reine relativement au voyage de Varennes.--Les ministres obtiennent le désaveu de sa protestation en quittant Paris.--Lettre de M. de Bouillé à l'Assemblée.--Délibérations des comités relativement au Roi et au gouvernement à établir en France.--Protestations du côté droit contre les actes attentatoires à l'autorité royale.--Moyens employés pour échauffer le peuple.--Décret pour obliger M. le prince de Condé et les autres émigrés à rentrer en France.--Autre décret relatif aux personnes qui avaient accompagné le Roi, et suspension des fonctions royales jusqu'à l'acceptation de la Constitution.--Démarches du roi d'Espagne et des autres princes de l'Europe.--Lettre de M. de Montmorin aux ambassadeurs et ministres dans les différentes cours.--Abolition de tout titre et décoration.--Démarches des deux partis pour engager le Roi à accepter ou à refuser la Constitution.--Lettres des princes pour en appuyer le refus.--Le Roi accepte la Constitution et va en personne le déclarer à l'Assemblée.--Décrets par lesquels elle termine sa session. 350 FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER. Paris. Typographie de E. Plon et Cie, rue Garancière, 8. End of the Project Gutenberg EBook of Mémoires de Madame la Duchesse de Tourzel, by Louise Elisabeth de Croy d'Havré, duchesse de Tourzel *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DE MADAME DE TOURZEL *** ***** This file should be named 33258-8.txt or 33258-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/3/2/5/33258/ Produced by Mireille Harmelin, Hélène de Mink and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.