The Project Gutenberg EBook of Suzanne et le Pacifique, by Jean Giraudoux This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: Suzanne et le Pacifique Author: Jean Giraudoux Release Date: March 23, 2020 [EBook #61664] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SUZANNE ET LE PACIFIQUE *** Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) JEAN GIRAUDOUX SUZANNE ET LE PACIFIQUE PARIS ÉDITIONS ÉMILE-PAUL, FRÈRES 14, RUE DE L'ABBAYE, 14 PLACE SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS 1925 OUVRAGES DE JEAN GIRAUDOUX Chez Bernard Grasset: PROVINCIALES. L'ÉCOLE DES INDIFFÉRENTS. SIMON LE PATHÉTIQUE. Chez Émile-Paul frères: LECTURES POUR UNE OMBRE. ELPÉNOR. AMICA AMERICA. ADORABLE CLIO. JULIETTE AU PAYS DES HOMMES. _Copyright by_ Émile-Paul frères. 1921 Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays. Justification du tirage Nº SUZANNE ET LE PACIFIQUE CHAPITRE PREMIER C'était pourtant un de ces jours où rien n'arrive, où, comme les poules quand la pluie va durer, sentant que jusqu'au soir la vie sera monotone, les astres occupés d'habitude à la varier sortent sans emploi et voisinent. Il y avait de tout dans le ciel. Il y avait le soleil; il y avait, sous une housse, la lune. Nuit, matin, tout était servi sur les mêmes nappes radieuses. Le vent du Sud tombait sur le vent d'Est, perpendiculaire, et des souffles Nord-Ouest-Sud-Est vous caressaient dans l'angle droit. Les cloches sonnaient; quand le battant frappait leur côté oriental, déjà tiède, le son était moitié plus tendre. Tout le monde était sur les portes, on mettait son ombre au soleil. Le facteur allait en zigzag d'un trottoir à l'autre trottoir; il semblait ivre de beau temps, la rue n'était pas assez large. Il ne se hâtait guère, il regardait décacheter chaque enveloppe, et chaque nouvelle passer du secret à un jour aveuglant. Puis il me fit avec le bras ces signes défendus pourtant dans les Postes depuis Morse, agita vers moi une lettre dont je vis le timbre australien... Je rougis... Car je rougis toujours quand on me parle d'un pays étranger... * * * * * J'avais dix-huit ans. J'étais heureuse. J'habitais, avec mon tuteur, une maison toute en longueur dont chaque porte-fenêtre donnait sur la ville, chaque fenêtre sur un pays à ruisseaux et à collines, avec des champs et des châtaigneraies comme des rapiéçages..., car c'était une terre qui avait beaucoup servi déjà, c'était le Limousin. Les jours de foire, je n'avais qu'à tourner sur ma chaise pour ne plus voir le marché et retrouver, vide de ses troupeaux, la campagne. J'avais pris l'habitude de faire ce demi-tour à tout propos, cherchant à tout passant, au curé, au sous-préfet, son contrepoids de vide et de silence entre des collines; et pour changer le royaume des sons, c'était à peine plus difficile, il fallait changer de fenêtre. Du côté de la rue, des enfants jouant au train, un phonographe, la trompe des journaux, et les chevreaux et canards qu'on portait aux cuisines poussant un cri de plus en plus métallique à mesure qu'il devenait leur cri de mort. Du côté de la montagne, le vrai train, des meuglements, des bêlements que l'hiver on devinait d'avance au nuage autour des museaux. C'est là que nous dînions l'été, sur une terrasse. C'était parfois la semaine où les acacias embaument, et nous les mangions dans des beignets; où les alouettes criblaient le ciel, et nous les mangions dans des pâtés; parfois le jour où le seigle devient tout doré et a son jour de triomphe, unique, sur le froment; nous mangions des crêpes de seigle. Un coup de feu dans un taillis: c'est que les bécasses passaient, allant en un jour, expliquait mon tuteur pour me faire rougir, à l'Afrique centrale. Une bergère qui faisait claquer ses deux sabots l'un contre l'autre: c'était voilà vingt ans l'appel contre les loups, il servait maintenant contre les renards, dans vingt ans il ne servirait plus que contre les fouines. Puis le soleil se couchait, de biais, ne voulant blesser mon vieux pays qu'en séton. On le voyait à demi une minute, abrité par la colline comme un acteur. Il eût suffi de l'applaudir pour qu'il revînt. Mais tout restait silencieux... Illuminés de dos, toutes les branches et les moindres rameaux semblaient se lever, tous les arbres se rendre à merci... On les rassurait... On faisait malgré soi un demi-geste pour les rassurer... Un grand oiseau volait très haut, seul éclairé encore en ce bas monde; on était ému à le voir comme s'il y avait chez les oiseaux non des races qui volent haut, mais un épervier solitaire et toujours lumineux... Un braconnier là-bas pêchait les écrevisses et sa lanterne suivait le ruisseau; le vent se levait, retroussait nos prisonniers chênes, nos prisonniers vergnes, leur donnant à tous la couleur des saules. On souriait à suivre ce feu qui taquinait cette eau, cet air qui taquinait la terre, les quatre éléments ensommeillés et doucement en jeu. A la première étoile nous abandonnions notre visage comme une prime, nous reprenant un peu à la seconde. De la Montagne de Blond un hululement s'élevait, c'était le grand-duc des Cévennes, le plus grand, disait mon tuteur, après celui des Andes. Une lune ronde, ronde, dont tous les nuages étaient rejetés, qui parfois semblait tourner à reculons, comme si allait virer ce que mademoiselle appelait chaque soir le char de la nuit, une lune qu'il eût suffi pour me faire pleurer, moi et mes pareilles, de dire semblable à celle de Batavia, montait... On entendait Marie dans la chambre, cornant les lits pour sa dernière visite... Tout à coup sur la rue s'allumait le gaz, et le char de la nuit tournait vraiment, chassant les chauves-souris... C'est alors qu'on sonnait et qu'arrivaient mes amies. Je vais vous dire leur taille, leur couleur. En les poussant toutes trois devant moi je pourrai peut-être enfin commencer ce récit. Je vais vous dire la longueur de leur cheveux, leur pointure. Dès que je place devant moi une feuille blanche, deux personnes dissemblables fuient, comme sous un bec de gaz nos ombres, mais de moi il ne reste rien. J'ai dû si longtemps, dans une réclusion et une solitude sans exemple, par besoin ou par jeu, laisser parfois mon coeur, ma volonté, jusqu'à mon corps, me dominer et m'effrayer comme ceux d'un être infiniment plus grand et plus fort, tant de fois au contraire réprimer des gestes d'enfant au berceau, rattraper avec peine au fond de moi tout ce qu'il y a de plus menu comme pensée, de plus végétal comme âme, que je ne trouve d'habitude à choisir, quand je veux raconter mon aventure, qu'entre une image gigantesque et une image minuscule de moi-même; j'ai beau m'installer comme tous les écrivains femmes, pour ne pas me sentir à moi-même ni trop étrange ni trop familière, en face de ma psyché; j'ai beau écrire de force une première phrase, un premier souvenir, saisi au hasard,--c'est fini, cette personne intraitable en moi m'abandonne plutôt, quand je tire sur elle, sa main ou son bras entier et ma phrase reste unique. Mais je vais promener aujourd'hui devant elle, pour l'apprivoiser, le petit troupeau de mes amies, et si c'est aussitôt après les avoir décrites que je parle de moi, vous risquez peut-être d'apercevoir à sa vraie taille--deux centimètres de moins que Juliette, deux pointures au-dessus de Victoria--une âme que je ne m'occuperai plus, dans les autres chapitres, de gonfler ou de contenir. Victoria avait dix-sept de cheville, trente de mollet. Elle était née le même jour que moi. Notre vie, depuis dix-huit ans, était une sorte de petit match, et chacune s'efforçait de le gagner en arrivant une seconde plus tôt à table ou dix centimètres en avance au jardin. Mais je ne la battais qu'à la course. Pour les fumées, les oiseaux, elle les voyait alors qu'ils étaient encore invisibles à nous toutes. Pour les souvenirs, elle en avait qui remontaient à sa première année et épouvantaient ses parents. La nuit, elle reconnaissait le village d'un paysan à son pas, qu'elle trouvait différent selon la commune. Il eût suffi de bien peu d'êtres avec des sens aussi perçants pour que la France fût exactement peuplée et que rien, du travail même des roitelets et des taupes, n'y fût sous un contrôle humain. Aussi, quand elle vous souhaitait votre fête, vous aviez l'impression d'être à la minute anniversaire, exacte, de votre naissance. Quand elle disait:--Vous avez raison!--on sentait qu'en effet cette petite illumination et ce petit bien-être qui sont la raison se déliaient en vous. Sur elle, chaque objet, chaque trait reprenait sa valeur et sa mission; ses sourcils étaient forts et empêchaient bien, quand il pleuvait, l'eau de rouler de son front dans ses yeux; ils se rejoignaient: le nez aussi était abrité; ses cils protégeaient bien ses yeux de la poussière, et s'emboîtaient comme un démêloir, au cas où un brin de paille y serait pris; ses cheveux étaient longs, de façon à la vêtir, et châtain doré, de façon, une fois vêtue, à la rendre invisible; son index vacillait toujours comme une boussole, et l'on comprenait, en la voyant à l'affût d'un lièvre, accroupie pour bondir, pourquoi les genoux des hommes et des femmes se replient en dedans et non en dehors. Juliette Lartigue était plus vivante encore, mais avec moins d'à-propos. Ses yeux brillaient quand elle avait faim. L'eau lui venait à la bouche quand on achetait des parfums, et son nez remuait quand on parlait de Dieu. Elle disposait d'une foule de réflexes, tous faux; elle donnait des gifles dans les semaines de piété, elle tendait la main pour savoir s'il faisait beau, et quand un de ses cils glissait sur sa joue, elle le recueillait et le croquait. La vue d'un animal lui arrachait toujours le cri d'un animal différent, et quand on l'entendait chanter on était tranquille, c'est qu'elle avait envie de dormir. Parfois elle se fardait, minutieusement, c'est que nous allions à l'étang nous baigner. Elle parlait par phrases jumelles, contradictoires, la première commençait par le mot «physiquement», et l'autre par «moralement». --Physiquement, il est très mal, disait-elle. Moralement, il est parfait. Sensuellement, elle est sérieuse. Moralement, elle est légère. A propos d'elle-même aussi, elle faisait depuis son enfance cette distinction. Une forte réflexion au cours d'une quarantaine l'avait ainsi à neuf ans coupée en deux, et nous avions pris l'habitude de l'appeler par son prénom ou par son nom de famille, selon qu'il s'agissait de Juliette physique ou de sa contraire éthérée. Elle ne s'y trompait pas: --Que penses-tu, Juliette? Juliette pensait que sa peau, en la frottant, sentait le mort. --Holà! Lartigue, que penses-tu? Car nous la surprenions pour qu'elle sortît de son rôle. Mais Lartigue, au milieu de cet émoi, et sous notre poids même, car nous avions bondi sur elle, pensait justement que l'âme est immortelle. De sorte que nous dirigions sur elle tout ce qui nous semblait d'un règne trop physique, crabes, écrevisses, araignées, ou tout ce qui dépassait notre morale, inceste, meurtre, tsaoisme, lui laissant le soin d'éprouver les frontières de notre âme. Elle allait ainsi gentiment, une ou deux fois par minute, du néant à la grâce totale. J'oubliais de dire que sa main gauche était toujours froide, sa main droite chaude... Celle de nous qui, en somme, pesait le moins; mais que cependant devant chaque émotion, chaque coucher de soleil, nous appelions vite, comme on met un gramme dans un plateau pour annuler dans l'autre le poids du papier-enveloppe et avoir la pesée exacte. Marie-Sévère est morte maintenant. Elle était condamnée; on nous avait prévenues de sa mort subite; nos yeux dix ans la surveillèrent sans relâche et l'on ne saurait trop dire combien sur un visage d'amie il est peu de tressaillements ou de miroitements dont on puisse jurer qu'ils ne précèdent pas la mort. Chacun de ses désirs était pour nous son dernier désir, nous nous précipitions, et nous l'avions rendue autoritaire. Elle semblait parfois nous céder, mais, dès la fin de sa réponse, avait repris sa volonté... --Tu n'auras plus de glace, Marie-Sévère. --Non, je n'en aurai plus... J'en veux... Muette et gênée, dès que notre conversation de pensionnaires prétendait s'élever, que nous parlions de la patrie, des mariages secrets, des supplices chinois, comme si de tout cela elle avait une expérience intolérable. Elle est morte chez moi, dans ma chambre, et moi, toute cette semaine, c'est dans son lit, chez elle, que je couchai, retrouvant au réveil tous ses vêtements, ses meubles, son savon, triste d'habiter son corps même. Juliette et Victoria m'évitaient: j'avais son parfum. Elle mourut lentement, sûrement, consumée comme ceux qui se dévouent et portent sur eux un sachet de radium, et d'elle toujours oisive, égoïste, nous est resté le même souvenir que si elle s'était dévouée à une grande cause. Elle voulait être préférée de chacune de nous, et à chacune laissait croire qu'elle la préférait. Nous étions réunies autour d'elle le jour de sa mort: --Bonheur de mourir--dit-elle seulement, devant celle qu'on aime! On devinait qu'il n'y avait pas d'_s_ à celle, aussi nettement que si on l'avait lu. --Tu ne meurs pas, Marie-Sévère! --Non, je ne meurs pas... Je meurs. * * * * * Nos cousins et nos institutrices nous apprenaient la vie. On nous apprenait à appeler les promenades des randonnées, la mort la camarde, et à employer le plus possible l'expression «grâce d'état». On nous donnait peut-être une fausse notion du monde. Je ne veux citer ici que ce dont nous étions sûres, ayant obtenu la preuve par des recoupements. On nous apprenait qu'en Amérique les prostituées volent les hommes, restent pures, mais sont en somme des voleuses; qu'en France, au contraire, les voleuses préfèrent se voler entre elles, car elles tombent amoureuses des victimes chloroformées. On nous apprenait que sur leur Suède gantée de lichen, les Suédoises sont des volcans de neige, des feux de glace. Que les Petites-Russiennes imitent les écritures des vingt hommes qu'elles désirent, s'écrivent à elles-mêmes vingt demandes en mariage, les refusent par vingt réponses motivées, et vont, méprisantes, par le monde. Que les Américains, de même que leurs étudiants ne viennent apprendre à Paris que l'architecture, viennent copier dans le coeur des Françaises je ne sais quelle architecture du bonheur, qu'ils partent ensuite au galop établir à Minnéapolis, dans le sein de jeunes filles géantes nommées presque toujours Watson. On ne nous laissait rien ignorer du Turkestan, où le sultan, ennemi des chenilles et des pucerons, est précédé dans son jardin par trois petites filles qui les écrasent dans leurs doigts; du shah de Perse, de passage à Paris où il vendait la Perse à l'Angleterre, qui voulait en échange, sous le nom de M. Téhéran, voler la plus belle danseuse de l'Opéra à M. Sanchez y Tolédo. Mon tuteur nous lisait dans les _Débats_, agacé par nos chuchotements, les nouvelles de l'Arabie, où les femmes se marient à dix ans;--allions-nous nous taire?--où à dix-sept ans elles sont difformes; un mot, un mot de plus et nous étions vieilles! De Monte-Carle, où la duchesse Coupeau met un lorgnon de presbyte pour placer sa mise, puis un de myope pour suivre la bille, qu'on pouvait apercevoir tourner toute brillante, si loin qu'elle fût, grâce d'état, dans l'oeil de la princesse Kohn. On nous apprenait que dans le métro, à Paris, une femme honnête peut cependant, avec ce reflet d'elle dans la vitre, toujours vif à cause du souterrain, sourire au jeune homme d'en face,--avec le reflet seulement, sévère et dédaigneuse quand elle le regarde elle-même; et, avec tous nos reflets, nous ne manquions pas de faire des sourires ou des promesses à l'avenir, au mariage, pudibondes et dures s'il nous regardait bien en face. Peu Orientales, nous nous disputions un carré de rahat loucoum comme on se dispute un gâteau sec, le tirant chacune à nous. Parfois de vieux généraux, affectant une paternité parfaite, nous prenaient la taille et tiraient à nos tresses, secouant notre tête sans parvenir à secouer nos yeux, que nous rendions implacables comme deux disques. Nous avions une maîtresse de piano déplorable, mais bonne, de sorte que nous faisions venir de Limoges, à la dérobée, un professeur du Conservatoire; nous avions un vieux confesseur sourd, de sorte que nous allions une fois par mois nous confesser en supplément au chanoine de Saint-Martial; mais tous deux étaient contents de nous, nos progrès en piano et en sagesse déconcertant Bellac, et ravis d'eux-mêmes. Nous avions des cousins revêches, peuplés de boutons, labourés par de jeunes rasoirs, mais tous les jeudis, à Limoges, des lieutenants de hussards inconnus, cousins ravissants d'autres filles, nous suivaient. De sorte que la vie et l'âme nous apparaissaient déjà doubles. Tout ce qui plus tard deviendrait nos armes pénétrait jusqu'à nous par les canaux les plus secrets, le Baume Salva dans un faux livre, la Crême-de-Beauté cachée dans un pain d'épice, la poudre de riz de l'Empereur de Chine dans une poche de manchon, comme les instruments qui, réunis, scient les barreaux des prisonniers. Puis, ces choses secrètes, nous nous en barbouillions les joues, nous les étalions sur notre visage et les promenions innocemment par la Promenade du Coq; les cheveux bourrés d'invisibles épingles dorées, dont parfois une tombait à terre, sans que nous daignions l'apercevoir, la laissant ramasser par une duègne, comme une reine le fait d'un amant maladroit; des rubans roses ou noirs sortant tout d'un coup de nos manches, sur lesquels il eût suffi, peut-être, de tirer pour nous ouvrir comme des boîtes à dragées. Nous avions des pyjamas, que nous mettions à minuit, nous nous réveillions avant l'aurore pour les remplacer par nos chemises, et jamais l'on ne nous surprit dans nos métamorphoses. Nous avions découvert, après quinze années d'espionnage et d'expérience, que c'est de trois heures vingt à quatre heures dix que la fatigue de la vie se faisait sentir chez nos aînées, et que leur surveillance était en défaut. Dès trois heures vingt et une nous respirions à une fiole d'éther, nous fumions à une cigarette ambrée, nous débouchions une bouteille de Célestins pour contrôler si c'est vraiment l'eau qui a le plus le goût de larmes, nous brûlions du houx à la chandelle pour avoir l'odeur exacte de l'opium, et quand à quatre heures onze le plus méfiant des êtres fatigués arrivait, il ne trouvait que deux portes ouvertes, deux fenêtres ouvertes, un parfum de sorcière... Ainsi, chaque après-midi, nous jetions toutes quatre au milieu de nous nos années éparses, et l'une avait le droit d'en prendre plus que son compte, devenait soucieuse, l'autre moins que son compte, devenait notre enfant. Nous nous sentions un corps plein, des sens à peine creusés sur lui et les démons ne pouvaient y pénétrer plus que la pluie dans une oreille. Il nous eût été bien facile, avec cette Victoria, si proche, par sa mémoire, de l'existence antérieure, avec cette Marie-Sévère si voisine, elle, de la mort, de faire de notre présent un terrain plus réduit encore et plus pathétique que ce tréteau sur lequel Norvégiennes et Russes boxent la vie. Mais nous étions des Françaises. Mais, à Bellac, on se laisse conduire par la faim et la soif, par la fatigue et le sommeil, seules marées des campagnes, et par tout ce qui dilate et rassemble une famille autour de sa maison ou de sa ferme. La courroie qui unit les deux repas, le rideau qu'on tire le soir, tout fonctionnait à merveille. Nous ne cherchions pas, comme les snobs à Paris, la destinée ou la politique dans les mots des concierges. Nous ne trichions pas dans les anecdotes, pour donner au monde un aspect de folie ou de stupidité, nous ne rencontrions pas le cousin de Kipling le jour où nous prononcions son nom, notre fabricant de cercueils ne s'appelait pas Courteline. Nous avions des yeux sans double fond, un coeur ovale et qui jamais ne se mettait de biais; et ceux qui paraissent aux Parisiens des êtres étranges, les grands-ducs russes qui déjeunent en jouant du tambour, les Américaines qui se font raser le crâne pour porter une chevelure en tulle, nous voyions que c'était une malfaçon, nous en avions pitié. Point de sort non plus, de malédiction divine sur nos cousins ou nos parents, et quand ils partaient pour la chasse, entre deux perdrix, l'une marquée de Dieu et l'autre perdrix simple, nous étions sûres que leur fusil se tournerait irrésistiblement vers le perdreau. Notre ville était posée sur la route nationale de Paris à Toulouse, nos domaines les plus éloignés allaient à quelques lieues au sud, et entre la borne 405 et la borne 420, atteignant ce degré suprême en cas de beau temps fixe, nous la goûtions, comme on l'appelle aussi à Bellac, la vie, dans sa plénitude. Nous ne revenions point des jardins, tant les paniers débordaient, sans qu'on pût trouver notre trace aux cassis, aux framboises, aux fraises, et ceux des chiens qui aiment mieux les fruits que les larves nous suivaient de préférence aux charrues. La nuit, par la fenêtre ouverte, on entendait selon la saison des chutes molles ou dures; c'étaient les abricots ou les noix qui tombaient. Parfois, en été, nos parents couchaient aux domaines et après le dîner nous rentrions seules. D'abord raisonnables, par la route de grès, sur laquelle sonnaient nos talons, puis par les prairies, nos souliers à la main, puis, les pieds enfin nus, par le ruisseau lui-même. Nous allions à la nuit sans laisser de traces. Au ras des champs de blé noir, tout rouges et noirs, le soleil était encore assez large pour que s'y encadrât une de nos têtes, ou, tout entière, celle de nous qui s'éloignait un peu. Nous jouions à nous cacher, oubliant de désigner la chercheuse, et chacune restait étendue, sans mot dire, sans un geste, bientôt ignorée d'elle-même. La première caille rappelait, les signaux des oiseaux déjà étaient valables pour nous, nous repartions. Il faisait nuit. La louange au beau temps était passée subitement des grillons aux crapauds. Un vieux paysan nous saluait et s'attirait quatre saluts tout clairs. Juliette s'appuyait à mon bras, devant l'ombre, à moins que ce ne fût Lartigue, devant l'inconnu, qui s'appuyât à mon silence. Victoria voyait le premier hibou; au moment où nous l'apercevions enfin, entendait son vol; quand nous l'entendions, respirait, pour nous un mystère, son odeur de fourmi; et des carrières le kaolin glissait doucement comme le sable d'un sablier. --La vie! Que ne promet pas la vie, quand du haut d'une colline, à distance égale de parents et de grands-parents endormis, on aperçoit soudain, toutes allumées, comme au poste téléphonique, les mille ampoules qui réclament toutes qu'on leur parle, lancinants, exigeants, les becs électriques de Bellac. Des cloches nous appelaient aussi, vieux système, de tous les plis dans la plaine et la montagne où les hommes savent le mieux reposer et dormir. Chaque peuplier frissonnant, chaque ruisseau coulant, chaque ramier attardé s'offrait de lui-même et s'élargissait en nous comme une métaphore. Seul moment où nous osions, à travers la nuit comme à travers des lunettes noires pour dévisager le soleil, regarder en face notre destin, notre bonheur, et tous ces petits feux en bas et tous ces petits feux là-haut en semblaient seulement les éclats. Nous nous accoudions au belvédère. Nous nous taisions. Parfois un craquement dans un verger, c'était une branche de prunier, surchargée, qui cassait, c'était cent jeunes fruits voués à la mort. Parfois un cri dans un sillon, c'était la musaraigne saisie par la chouette. Une étoile filait. Toutes ces petites caresses d'une mort puérile, ou d'une mort antique et périmée, flattaient notre coeur et lui donnaient une minute son immortalité. Derrière nous, tout le passé du monde s'accumulait soudain, et nous nous arc-boutions à la balustrade pour le contenir, faible barrage. Notre moindre regard retenait en lui tout ce que l'être peut distiller des aventures humaines. En nous bougeaient tous les germes de notre vie future, tous probables, tous contraires, tous désirables; notre mort prochaine, immédiate, mais enlacée à notre mort lointaine, à notre éternité; notre coeur toujours calme et notre coeur toujours agité, l'un près de l'autre, se chevauchant comme les visages d'époux royaux sur des médailles; nos époux, nos amants jouant paisiblement avec notre jalousie féroce, notre confiance aveugle; ces voyages à Bornéo, ces tempêtes délicieuses, ces beaux naufrages, mais aussi ce séjour bienheureux, immuable, dans Bellac où nous étions nées; cet étranger brun et chéri auquel nous commandions, implacables, mais avec ce Français blond un peu bougon, à grande jaquette, près de qui nous vivions, passionnées, dans une fausse crainte; et ces aveux en plein salon à celui qui ne veut pas comprendre; et cette fuite devant celui qui nous poursuit; et cette décision de s'abandonner à tous,--à personne; et cette soif de modestie, d'effacement; et tous ces millions, et ces orgies, et ces honneurs: tout cela s'agitait en nous, de la taille à peu près de souvenirs d'un an. Appuyées l'une sur l'autre, nous hissant l'une sur l'autre pour aspirer la nuit, nous nous laissions allaiter par un doux monstre noir; la bouche ouverte, mais muettes; les yeux élargis, mais sans lueurs, et le gros diamant de Marie-Sévère était notre seule réponse, digne d'ailleurs, il venait de Tobolsk, à tant d'ombre, à tant d'éclat. Un renard qui mangeait les baies d'un genévrier nous faisait peur. Nous redescendions vers la ville à grands pas d'homme. L'image du petit renard qui mange nous rassurait. Autour de chaque maison les gaillardes, les dahlias, les soleils et les crêtes de coq entassés semblaient en avoir été expulsés pour purifier l'air du dormeur. La pleine lune, un nuage à la place où nous voyions parfois ses yeux, se donnait le secret d'une lune masquée. Nous longions le cimetière dénudé et lumineux avec dans un des coins, debout, les pelles, les pioches, les brancards des fossoyeurs, et dans l'autre, en bouquet, trois cyprès, les fuseaux, qu'éventait minuit, des parques de Bellac. Les héliotropes embaumaient, tout droits, dédaigneux de la lune, persuadés que le jour aussi ils n'obéissaient qu'à eux-mêmes. Au premier coin de rue, notre corps, déjà pénétré de tant de clarté, tombait sous un bec électrique, qui nous semblait donc éclairer soudain notre âme même. Puis venaient des maisons d'amis, où nous était connue l'orientation de chaque lit, de chaque dormeur, et nous grattions au volet quand nous savions sa tête toute proche. Une à une mes compagnes m'abandonnaient, comme des doubles touchés l'un après l'autre par le vent de minuit, je montais à ma chambre en me hâtant, poursuivie de tout près par je ne sais quelle métamorphose. Les arbres frissonnaient. C'était bien minuit. On entendait au dehors le froissement d'un grand feuillet qu'on tourne: je prononçais mon nom tout haut pour parapher la page fraîche, mon prénom, mon nom surtout, plus fragile chez les jeunes filles qu'un prénom; toute cette toilette de nuit qu'on fait devant un miroir, devant la vitre sans me voir je l'achevais; les dents serrées d'angoisse et parce qu'elles tenaient une épingle; la tête penchée de tendresse et pour ne pas brouiller mes cheveux déliés. Je laissais les rideaux ouverts. Je m'endormais, avec de petites enclaves de froid sur mon visage ou sur mes bras, aux endroits que frappait la lune; et soudain juste aux mêmes places j'avais chaud, j'ouvrais les yeux, j'avais dormi huit heures, c'était le soleil! Alors,--et mon histoire a l'air de ne jamais finir et en fait elle ne finissait point,--alors, éloignées pendant les jours de cette vie étrange à laquelle nous étions secrètement engagées, affectant du dédain pour elle, et pour Verlaine, et pour Loti; remplaçant pour la journée dans notre langue de la nuit le mot soie par le mot coton, le mot émeraude par le mot améthyste, nous flirtions avec la vie médiocre de la ville comme avec un jeune cousin. Les petites villes ne sont point des miroirs déformants. Les vertus, les mouvements de l'univers ne se reflétaient dans Bellac qu'ordonnés, et si visibles qu'ils étaient inoffensifs. Janvier y était toujours froid, Août toujours torride, chaque voisin n'avait à la fois qu'une qualité ou qu'un vice; et nous apprenions à connaître le monde, comme il le faut, en l'épelant, par saisons et par sentiments séparés. Chacune de ces maisons bien crépites était dans la rue une note, avarice, vanité, gourmandise: pas de dièse, pas de bémol; pas de gourmand-avare, de vaniteux-modeste; insensibles, nous frappions à tour de bras sur chacun, ou nous amusant, comme à notre piano le jour que nous avions pris le morceau où l'on croise les mains, à des visites alternées, de l'avare au prodigue, de l'envieux au satisfait... C'était le 14 juillet, les drapeaux à la fenêtre le matin qui font à la fois le bruit de la pluie et le bruit du feu, et les chevaux de bois qui tournent autour de l'arbre de la liberté... C'était la foire, et le sommeil troublé par des meuglements, des hennissements coupés court comme si le paysan étouffait de ses mains la bouche du cheval ou du boeuf, des piétinements, la relève mensuelle que font les animaux vers le travail et la mort. C'était la Sainte-Hortense, c'était le 15 août, gonflés de soleil et sonores comme des chapelles désaffectées. C'était la mort de madame Parpon, et son mari qui sifflait toujours, commençant chaque minute un sifflet machinal, s'arrêtant dès la première note, faisant toute la première semaine de son deuil le même bruit qu'un crapaud le soir: c'était une faillite, et l'avoué failli, qui hier écartait du pied mon chien couché sur le trottoir, se baissant pour le caresser et le contournant. C'était un incendie dévorant le hall de l'hôtel; on voyait les boules de verre refléter un moment les flammes, puis éclater, et les palmiers en pot soudain calcinés, déçus jusqu'au bout par un pareil climat. Mais tout cela, et ruine, et fête nationale, et le feu lui-même nous l'approchions sans en souffrir avec un masque de mica rose que les deux vieux généraux touchaient quelquefois du bout de l'index en hochant la tête. Le frère du roi de Portugal traversait le Limousin dans un carrosse à douze mules; il pesait deux cents kilos; le duc de Palmella, son compagnon, cent trente; mais ce n'était pas pour nous une désillusion: notre avenir commençait encore au delà de ce royaume dont les rois présents sont les extrêmes marques. Nous allions; les parents du fils Merle nous obligeaient à toucher ses cils qu'il venait de couper au ciseau, on eût dit deux brosses à dents. Jacques Lartigue nous passait les vers que le petit poète bibliothécaire inlassablement nous dédiait, de petits vers recourbés, sans rime, dont il changeait seulement les adjectifs pour chacune de nous, comme s'il pêchait à la truite. De sa fenêtre où il lisait l'_Odyssée_ attribuée à Homère (car il contestait toujours l'existence des auteurs), et l'_Adolphe_ attribué à Constant, M. de Lardois, depuis qu'il croyait nous avoir prouvé l'immortalité de l'âme par les causes finales, souriait à nos robes mortelles, et nous envoyait mille signes dictés par l'amitié, cause finale de l'amour. Au bord de la terrasse, nous trouvions madame Blébé, toute poudrée, les bras nus fardés, étendue devant le soleil, et molle, et faible, comme un pain avant la fournée. Les deux médecins se croisaient, le jeune qu'on appelait pour les vieux, le vieux qu'on appelait pour les jeunes, et aucun n'eut jamais un client de son âge. M. de Lalautie, qui avait juré de ne plus dépenser sa fortune en allumettes, enjambait soudain la rue avec un papier flambant qu'il venait de plonger dans la cuisinière de sa soeur, qui habitait en face, pour allumer son gaz. L'hiver venait, la terre brune picotée un beau matin de points blancs, comme un oeuf de vanneau. L'automne, et les rides brunes que les paysans amoureux de la terre effaçaient avec des herses, et les vignobles, qu'ils massaient à la main. L'été, le printemps. Nous allions, versant parfois des larmes insensibles, brûlant notre coeur de fers rouges tout froids, et notre seule souffrance était aux deux places, plutôt petites, par lesquelles nous touchions à la terre: les pieds un peu las en juillet, les pieds tout gelés en décembre. Or ce jour-là le facteur me remit vraiment une lettre d'Australie. J'avais gagné le voyage autour du monde offert par le _Sydney Daily_, à la première de son concours de la meilleure maxime sur l'ennui. «Si un homme s'ennuie, avais-je écrit à Sydney, excitez-le; si une femme s'ennuie, retenez-la!» En échange d'un conseil aussi utile pour elle l'Australie m'appelait, et malgré mon tuteur je partis. Mademoiselle m'accompagnait. Je quittai Bellac par un train de nuit; si j'avais laissé brûler mon gaz, comme Philéas Fogg, j'aurais pu le voir de la gare. Peut-être un voyage dans un seul pays eût-il attristé mes amies, mais elles pensaient que chaque pas loin d'elles me ramenait, et quand le wagon s'arrêta, elles me poussèrent, elles me hissèrent sans trop pleurer, comme si elles m'élevaient simplement à la hauteur où la vitesse de la terre n'emporte plus, et si elles devaient venir demain à la même heure, avides de nouvelles, me décrocher au passage. CHAPITRE DEUXIÈME Une fois dépassée La Chapelle-Saint-Ursin, terminus de son plus grand voyage, tout ce que voyait mademoiselle était nouveau. Elle avait dans le wagon, comme dans une voiture de paysan, le sentiment des moindres montées, des moindres descentes. Aux peupliers de Vierzon, aux porteurs des Aubrais, elle trouvait ces puissantes particularités que les autres explorateurs ne perçoivent plus que sur des baobabs au moins et des métis birmans. Elle se pencha au viaduc d'Orléans à voir son reflet dans l'eau. Les femmes d'Étampes détestaient les corsets, leur gorge était belle. Les hommes de Juvisy saluaient chaque fois qu'ils parlaient et se coiffaient trop juste. Elle voulait descendre à chaque gare comme dans une escale. Pleine d'attention d'ailleurs pour les voyageurs qui s'installaient ou qui partaient, poussant leur valise, les protégeant du soleil, leur offrant du lait coupé d'eau, comme si tous ces êtres, jeunes ou vieux, non seulement étaient nouveaux pour elle, mais venaient de naître. Elle voulut rester un mois à Paris, car ce qui était sur elle vacillant ou fragile, deux ou trois dents, une broche qui fermait mal, elle le fit attacher solidement par des spécialistes en prévision des tempêtes. Elle se procura des lunettes quadrillées en prévision des typhons. Tous les matins nous quittions ensemble notre hôtel du boulevard Raspail où nous ne rentrions que le soir (et nous ne coûtions ainsi au concierge, à deux, que juste deux saluts par jour). Par le grand pont où le péage est perçu, politesse suprême de Paris, par un aveugle, nous traversions la Seine en jetant à droite un coup d'oeil à Notre-Dame, à la royauté, à gauche au Trocadéro, à la République; nous longions vers la Concorde la balustrade des Tuileries tendue contre le jardin comme le mètre-type de toutes les promenades, avec ses balustres comme des centimètres, et, notre pas ainsi étalonné, elle me quittait, fuyant pour la journée, vers une rue, vers une seule rue, la rue Pape-Carpentier, où elle avait trouvé par hasard un dentiste et depuis, avec parti pris, tous ses autres fournisseurs. Chaque soir elle en revenait avec un membre réparé et une emplette, un chapeau de duvetine rouge quand sa canine fut limée, un éventail de friseline verte quand l'ongle de son orteil eut été redressé, si bien qu'elle se vit dans la glace toute neuve et veloutée et éclatante le jour où les artistes de la rue Pape-Carpentier l'eurent libérée de ses imperfections cachées. Au dîner j'avais ses remarques, qui restaient à peu près celles de Bellac, car elle avait gardé dans Paris l'ouïe d'une provinciale: on avait sonné le glas à Saint-Germain; le tonnerre était tombé rue Danton; les girouettes de la mairie du VIIe était coincées, il fallait aller jusqu'au Panthéon pour savoir le vent. Parfois des quartiers-maîtres en congé l'abordaient pour lui vendre des bibelots. Elle acheta une poupée japonaise pour la rapporter au Japon, pour l'y relâcher sans doute, comme elle eût fait d'un oiseau, et du dentiste elle tenait mille renseignements décisifs pour notre voyage: les Siamoises ont les dents rouges, les Annamites qui ont les dents laquées noir ne sont pas des Annamites, mais des Tonkinois. Prétextes à me parler de son deuxième fiancé, qui le matin de son départ pour l'Indo-Chine lui avait dit,--dernières paroles, adieu suprême, il l'adorait, le pauvre homme: --Tu étais bête et méchante, voilà que tu enlaidis! Moi qui ne connaissais pas Paris, je regardais sans ardeur et dignement, ainsi qu'il sied pour un point de départ, cette ville qui à tous les êtres est le point d'arrivée, et où les gens de l'univers lâchant enfin leurs valises, comme les sauteurs dans les cirques, se sentent pour la première fois libres et bondissants. La pudeur qui écarte les jeunes gens des grands hommes m'écartait, moi, des monuments célèbres. Cet arc de Triomphe que les Américains mettent sur leurs âmes comme un binocle à voir la France, je m'en détournais, j'aimais ma myopie. Cet arc du Carrousel, abandonné debout comme un palanquin dans le désert, je laissais les Suédois et Danois chercher autour de lui les ossements de l'animal qui l'avait apporté puis qui était mort là. Cette irritation, cette déception que l'on éprouve dans une forêt pétrifiée, je l'avais aussi devant toutes ces pierres qui personnifiaient des gloires ici rigides, mais dont l'ombre à Bellac ondoyait encore et palpitait, la colonne Vendôme, celle de la Bastille, la Chapelle expiatoire. Dans ce Louvre, dans ces tableaux où les jeunes filles des pensions viennent contempler leur image suprême en Cléopâtre ou en Judith, comme ils sont recouverts de vitre, c'est surtout mon image en costume de voyage que j'y contemplais, et les esthètes scandinaves ne comprenaient pas pourquoi j'ajustais ma blouse, je resserrais ma ceinture devant une Antiope nue. Ces canaux vénitiens, ces regards lombards qui viennent vers vous toujours de face, et se déversent en votre coeur sans arrêt, gouttières d'une contrée bien chargée de nuages; ces bourreaux qui s'arrangent pour couper un rayon de soleil juste avant la tête du saint, je les regardais, mais sans insister, comme les cartes postales d'un pays qu'un jour je verrais moi-même. Ou bien, tous ces tableaux pendus l'un à côté de l'autre m'excitaient au bonheur, en général, comme les affiches des gares excitent au voyage. Ou bien ils ornaient pour moi cette semaine de départ. Soudain, à la seule idée de Rubens, j'étais gaie, comme le passager qui voit, le bateau du Havre doublant le môle, une grosse Normande courir sur le quai. Devant Rembrandt, je me sentais soudain reconnaissante, à la pensée d'une grande âme dévouée aux hommes, comme celui, au lever de l'ancre pour les Indes, qui voit un petit fonctionnaire barbu sauver de la mer un enfant. Ou aussi j'étais heureuse comme si c'était Delacroix qui avait pris mon billet, Manet qui avait fait enregistrer mes malles; et l'idée de Watteau ou de Chardin se posait sur ma valise ou sur mon nécessaire... Mais c'était tout... Mais ce coeur, que l'avenue des Champs-Élysées tenue aux quatre coins comme une couverture, du moins les Tchèques le certifient, lance au ciel, il était en moi tranquille. Sur les créneaux de Cluny, sur les visages des Rodins, roue sans dentelure, il ne mordait pas. Je revenais doucement boulevard Raspail en remontant la Seine, et quant à cette foule des gares, ces Égyptiens, ces Australiens, ces Japonais qui arrivaient si péniblement à ce palier d'où nous partions, loin de vouloir les connaître, il me semblait que j'allais dans je ne sais quel double merveilleux de leurs fades pays, inconnus surtout à eux-mêmes. L'après-midi, j'allais à Chatou, à Joinville. Je prenais des tramways qui ne quittaient la Seine, grésillants plus que des hydroplanes, que pour gagner la Marne ou l'Oise, et qui me ramenaient chaque soir à l'Alma, à la Concorde, au coeur de Paris et au niveau de l'eau. Jusqu'à la porte de Clichy, d'Ivry, de Vincennes, je restais dans mon coin méfiante. Mais, dès que la muraille de Paris n'était plus derrière moi qu'un pauvre pneu éclaté en vingt places, qu'il eût fallu souffler encore longtemps pour rendre rond et dur; une fois criés par la receveuse ces noms de grands hommes qui arrêtent, à l'exclusion de tous les autres noms, et brusquement, les tramways dans les banlieues: Lakanal, Carnot, Zola; une fois doublée la grille du cimetière des chiens, à travers laquelle on voit de vieilles dames à fourrure en poil végétal, à boas en plume de palmier, à chaussures en cuir de bananes, terribles pour les végétaux, sarcler des tombes effroyablement inégales, perroquets, éléphants et levrettes y alternant; une fois franchis tous ces espaces incroyablement ouverts où se commettent cependant tous les crimes; où l'on sent se mêler, gare de marchandises pour le vide et l'impalpable, les ondes de la télégraphie sans fil, où les méridiens font leurs aiguillages, et, entassés en paquets invisibles, tous ces frets sans corps qui cherchent Paris; dépassée par les autos dont un gros parvenu à bagues d'or tient le volant, comme les cocottes quand elles boivent, en relevant les deux petits doigts; les grands panneaux-réclame éclatants ou dépérissants, dans les champs en bordure, selon que leur marque s'enrichit ou fait faillite; un ruisseau, dans un bas-fond, sur un seul remous apportant vers la guinguette une touffe de ronces, plus fier que le Mississipi; à la limite de la zone que n'atteignent plus les petits bleus, de tristes villes où l'on fait le savon, toutes parfumées, sans arbres, sans buissons, et où les seuls oiseaux sont des serins échappés; une fois dépassée la file des petites villas si neuves qu'en criant tout haut le prénom inscrit dans leur plaque de marbre, Mado, Nadine ou Colette, on appelle à la fenêtre la femme qui l'habite, ou qu'on voit, devant le chalet des Hortensias, dans un pot de grès ou d'onyx au centre du jardin, aimé comme un jet d'eau, un pied d'hortensia, le parrain; alors, quand la route tourne droit vers l'est, et que les ormeaux, les panneaux de la Bénédictine, inclinés par le vent du nord, s'inclinent soudain tous vers vous; quand elle remonte au nord, et que dans les terreaux, éclairés de face par le soleil, tous les tessons, toutes les boîtes de sardines flamboient; quand une bande de fillettes (les mêmes qui goûtent leurs larmes depuis qu'on leur a dit qu'elles sont salées) se précipitent derrière le train depuis qu'on leur a dit que les rails deviennent brûlants et les touchent; quand le fleuve, que le remorqueur à bande rouge coupe en son centre exact pour que le remous use également les deux rives, coupait la plaine au hasard, usant au hasard mon coeur; et que vers lui descendaient au loin les zouaves de Rosny, ceux qui savent le mieux nager marchant le plus vite; et qu'une rivière déportait vers lui, plus digne que l'Orénoque, sur des eaux irisées par la benzine, des écorces de citron, un canoë vert et rouge appelé _Youpinskoff_; et que soudain, la route entrant dans des falaises, on apercevait, surplombant les acacias, au faîte des talus, la dernière rangée des épis de blé d'un grand champ, les épis de blé les plus proches de la ville; alors, et comme les jeunes filles, tout ce qui est autour des passions et de l'amitié elles le reçoivent et le comprennent sans vouloir comprendre les passions, l'amitié, je comprenais tout cela, je fermais les yeux, je les sentais à l'intérieur, salées, mes larmes, sans comprendre Paris! Parfois j'apercevais, réclame de la nature, une autre jeune fille. Je lui souriais, je lui faisais signe. Elle me répondait de là-bas en secouant la tête, en agitant les bras, par un de ces gestes de sourd-muet qui les livre alors que leur langage est si vide. Parfois, immobile et encadrée par la fenêtre ou la porte comme jadis une de ces marques qui indiquaient, à l'insu des propriétaires, qu'il fallait tout y piller ou tout y respecter; ou bien courbées, et nourrissant à deux un bouvreuil; d'autres renvoyant leur souffle sans l'aspirer jusqu'au fond, comme les mauvais fumeurs la fumée, songeant à peine à respirer, condamnés à mourir au premier oubli; une qui me ressemblait, dont chaque regard, chaque mouvement ne s'expliquait que par une franchise intraitable; une qui me ressemblait tout autant, dont tous les gestes ne s'expliquaient que par une hypocrisie sans bornes; et d'autres qui me faisaient des sourires d'entente, si bien que je me sentais à la fois conjurée et dénuée du mot de passe. Mais un jour je m'aperçus que j'étais suivie moi-même. Un jeune homme me suivait. S'il voulait le secret des jeunes filles, il tombait bien. Chaque matin il m'attendait près de l'hôtel, devant une boutique d'anatomie, avec des poumons vernis en vitrine, des foies en cire, des têtes demi-découpées, mais qui exhalait l'odeur du pain frais, car il y avait un pétrin dans le sous-sol. On voyait le boulanger tout blanc au-dessous des squelettes, incolore et gras, fantôme bien nourri. Dès que j'étais passée, l'autre m'escortait à distance, désormais indifférent aux humains et à leurs membres, à leurs globes oculaires, aux muscles de leur rotule, mais caressant les chats, les chiens, et, toujours, à la porte d'un café, une grosse terre-neuve si affectueuse qu'elle se laissait choir tout entière du côté de la caresse. Bientôt il osa prendre mes tramways jusqu'à leur point terminus, inspecta ces butoirs qui les arrêtent à Bonneuil ou à Créteil, revenant avec moi sur la banquette d'en face, au-dessus du rail qui n'était pas le mien, aussi proche et aussi lointain de moi qu'une vie d'une vie parallèle, soumis aux mêmes édits de la police des omnibus qu'il lisait sans cesse, aux mêmes humeurs des receveurs, ayant parfois sur cent mille numéros de tickets le numéro qui juste suivait le mien...; mais, tant que nos rails ne se couperaient pas, je n'avais pas même l'idée qu'il pût m'adresser la parole. Parfois je le dévisageais, et lui transmettait froidement ce regard à l'affiche des tarifs extra-urbains. Parfois il tournait les yeux avec affectation vers un point dans la campagne; j'étais sûre alors, si je l'imitais, de voir quelque étang ou quelque villa bizarre. Parfois il tournait tout son corps, c'est qu'il m'indiquait plus encore, un château, une ruine; parfois il mettait un lorgnon, il insistait: j'avais l'impression, comme le cocher de ma grand'mère quand j'étais assise sur le siège avec lui, qu'il m'orientait la tête de sa main vers des clochers ou vers des églises. Alors je résistais et sacrifiais à ma liberté la vue d'un donjon ou d'une cathédrale. Puis,--il faut bien s'amuser,--je jouais avec lui à notre jeu du pensionnat, qui consistait à s'occuper des êtres les plus indifférents avec les mots et les gradations mêmes de la passion. J'étais satisfaite de le voir rabroué par un contrôleur pour avoir grignoté son billet après l'avoir plié en quatre, puis roulé; j'étais charmée de voir son reflet dans la vitre,--en dépit des histoires qu'on nous contait à Bellac,--se conduire avec mon reflet avec plus d'égards encore qu'avec moi-même; j'étais navrée et sans force de voir qu'il n'avait ni moustache, ni barbe; j'étais folle et délirante que le contrôleur le forçât à payer de nouveau. Tout cela au fond m'était égal, et rentrée à Paris, je l'abandonnais sans plus y penser entre son pain frais et ses cadavres; un peu vexée cependant d'être suivie non pour moi-même, mais, comme un chien d'arrêt, pour je ne sais quel gibier dont je sentais sa carnassière pleine quand les douaniers l'interrogeaient aux portes. Un matin d'ailleurs il ne parut point; le lendemain pas davantage; mais en somme j'étais satisfaite d'être enfin seule; j'étais charmée de sentir deux guides flotter sur mon cou; j'étais ravie et sans force de m'asseoir au bord de l'abreuvoir de Marly sans trouver en face l'image d'un étranger dans l'eau; j'étais folle et délirante d'avoir effleuré une amitié d'homme, de l'avoir égarée pour toujours. Au fond je le regrettais un peu, et, privée de mon spectateur, comme les grands joueurs de tennis ou de pelote dès qu'ils n'ont plus de public, je jouais mal avec Paris, je prenais une voiture pour une autre, je devais changer à mi-chemin, je décochais avec moins de sûreté mes tramways sur Triel ou sur Pavillons. Un jour je tombai. Je me surpris à la recherche de quelqu'un qui m'aurait cherchée. Un après-midi je l'aperçus enfin assis dans un jardin; il ne me voyait pas, il avait les deux bras passés derrière la barre du banc, une guêpe l'attaquait sans cesse. Au moindre tressaillement il allait être piqué. J'abattis la guêpe et l'écrasai. Puis je m'éloignai, d'une ardeur qui me fit tuer une seconde guêpe, qui jamais ne l'eût menacé, un perce-oreille, à terre cependant et loin de toute oreille, et je brisai la branche basse d'un arbre bien peu vénéneux, d'un tilleul. Puis,--que risque-t-on quand on part dans quinze jours pour contourner le monde?--pour la première fois, de bien plus loin d'ailleurs que je ne voulais le faire avec le globe, je tournai autour d'un homme; ennuyée de ne pas avoir été élevée avec lui depuis l'âge de deux ans, désolée de ne pouvoir me rappeler au juste la couleur de ses cheveux, navrée de n'avoir pas de miroir pour lui envoyer un rond de soleil, désespérée de n'être pas sa fiancée, sa femme. Tout heureuse, si heureuse d'être libre, et de ne le connaître jamais! Soudain, sans que mes yeux pourtant se fussent détournés de lui et comme dédoublé en un quart de seconde par cette attention que je lui accordais enfin, je le vis debout et près d'une jeune fille. Il parlait; elle ne répondait pas, double trop récent encore pour avoir un avis; le soleil se voilait ou se découvrait, elle ouvrait son ombrelle et refermait comme pour garder un équilibre que chaque mot du jeune homme semblait menacer. Je ne saurai jamais décrire un visage parce que je ne sais, comme pour faire un signe de croix ou une cravate sur un autre, par quel trait commencer; mais elle avait le type grec avec un nez retroussé, des cheveux blonds, une bouche ronde; elle était simple avec tout ce qui surcharge, des petits noeuds le long de chaque couture, des boucles d'or sur les souliers, des paniers à sa robe; elle avait une tête et des mains qui semblaient indécemment nues malgré une dizaine de grosses turquoises à ses doigts, un collier, des peignes ornés de turquoises, des boucles d'oreille en turquoises. On devinait que c'était sur elle une éruption subite de pierres bleues, qu'elle s'en était couverte ce jour-là par un amour soudain pour elles, et que c'était une preuve, non de mauvais goût, mais de courage. Elle appelait le jeune homme Simon et l'embrassait, de petits baisers furtifs dont il n'avait pas l'air de s'apercevoir, et sans qu'elle quittât son air noble et railleur. Elle lui ressemblait un peu. J'avais devant moi un spectacle bien simple, une rencontre de famille, des fiancés, des cousins; ou affreusement compliqué, un adultère, un inceste. A travers les grilles du jardin, je regardais ce monstre sans qu'aucun des sentiments préparés en moi pour le jour de ma rencontre avec lui pût me servir, comme d'ailleurs pour le premier lion que je vis. Je les regardais de biais, un peu honteuse malgré tout, comme ces provinciaux qui se confient à un banquier parisien, de placer soudain sur ce groupe inconnu tout le dévouement économisé sou à sou dans Bellac aux dépens de coeurs limousins; et bientôt, comme s'il y avait par là un quatrième spectateur dont l'oeil, plus puissant que le mien, devait donner au jeune homme deux doubles au lieu d'un, j'allai vers lui, et il me regarda venir en souriant, sans surprise, comme ceux auxquels l'univers a l'habitude de fournir des amies et des taxis. Satisfait de moi ou de lui, il m'accueillit dans ce jardin public comme un enfant qui vient vers un autre groupe jouer à la liberté, à l'hypocrisie, à la franchise. Moi, satisfaite à la fois et mécontente que mon joli profil fût du côté d'elle et non de lui, j'eus la stupidité de demander le boulevard Gambetta. --Comme cela tombe bien,--dit-il,--nous y allons. Vous tombez sur deux personnes qui partaient pour le boulevard Gambetta. Venez. Notre voiture est là. Il m'entraîna. Son amie Anne nous suivait, mais je vis, quand elle monta dans la voiture, qu'elle n'avait plus de boucles d'oreille et plus de bagues. On entendait dans sa robe de petits craquements qui étaient des chocs de turquoises. * * * Quand ils apprirent mon départ, Anne et Simon voulurent me faire connaître un soir leurs amis voyageurs. Je vis arriver, à de longs ou courts intervalles, et comme si c'était l'arrivée même d'une course autour de la terre, un jeune homme tout blond, potelé, craquelé par la Chine mais toujours rose, qui était le duc de Sarignon, une vieille actrice israélite des Français, qui parlait avec l'accent anglais et qu'on appelait Ceorelle, un explorateur d'âge, remarquable en tous pays par ses canines qui étaient doubles, le seul qui parût avoir tiré un profit naturel de ses voyages, car il avait des perles aux oreilles, une chaîne de corail, des boutons en dents de molosse et des photographies de Lapons dans ses poches; la princesse Marie Belliard, toujours si curieuse et si étonnée de ce que disaient les autres qu'on se demandait quel chemin elle avait bien pu suivre autour du monde pour éviter à la fois la Sibérie et les Indes, le Brésil et les États-Unis,--se retrouvant cependant un peu aux isthmes, Suez, Singapour et Panama, et sachant le nom du président de compagnie qui l'avait reçue à l'entrée de chaque canal,--et un grand personnage maigre sur un ami tout rond, qui était Toulet sur Curnonsky. L'explorateur se rua sur les huîtres. Rien de plus douloureux, déclarait-il, que la faim des huîtres au centre du Thibet! On voyait qu'il inventerait une anecdote pour chaque service. Mais Toulet l'avait, dès son premier mot, pris en haine, l'arrêta au potage, juste avant la description du potage nuptial des Kirghizes (toujours servi bouillant mais au dehors de la tente et qui s'achève vu la température en sorbet), et lui prodigua les avanies. Il lui prouva, malgré ses dires, demandant un dictionnaire au maître d'hôtel, que le Canada était plus grand que les États-Unis; puis, réclamant de la femme de chambre des hémisphères, que le fameux voyage de l'explorateur par la Sibérie, l'Alaska et l'Hudson n'atteignait pas en kilomètres le quart du voyage par l'Équateur. Comme l'autre se défendait, Toulet sut lui rappeler aigrement qu'il avait dédié son récit à Soleillet, et fit des allusions délicates à un autre Soleillet, qui venait d'assassiner une petite fille, affectant de les confondre. Comme l'autre insistait encore, Toulet lui montra bien qu'il n'ignorait pas que ce par quoi ce pauvre homme avait été soudain poussé aux voyages c'était l'inconduite de sa femme: quand l'explorateur prononçait le nom de Perm, d'Irkoutsk ou de Vancouver, il le regardait d'un air à la fois furibond et méprisant comme si cet homme à barbe blanche avouait sans rougir les péripéties de ses infortunes conjugales: au mot traîneau, s'indigna comme jamais prélat ne le fit en entendant nommer le plus vil objet de toilette; au mot de pemmican rougit, et plus le malheureux s'entêtait à nous apprendre le passage à pied sec d'Asie en Amérique, par soixante degrés de gel, plus la mine de Toulet laissait croire qu'il nous contait là une indigne et discourtoise histoire de femme. Si bien que la transition parut naturelle à Curnonsky et qu'il nous mima le chant d'amour des épouses du Labouan, quand l'amant veut partir par le tramway pour Bornéo et que les maris le retiennent avec des fleurs. C'était le 14 juillet. Toute l'assemblée monta pour le feu d'artifice sur le toit. Assis dans des transatlantiques, sur la terrasse en tôle comme sur une quille de bateau retourné, tous ces Français échappés du Pacifique regardèrent tirer le plus beau signal que capitaine ait jamais fait jaillir de son naufrage... Toulet fit éteindre le cigare de l'explorateur, disant que la lumière l'en gênait et troublait l'obscurité entre les pièces d'artifice... Autour de l'Institut, du Louvre, les rampes de gaz indiquaient de ces palais la vraie architecture, le vrai squelette... Le collier en feu de Ceorelle, ses bagues flamboyantes, semblaient de même correspondre à je ne sais quels os en cercles, ou quels os tout courts et ronds, différents des nôtres; et quand elle entendait un cri dans la foule, elle frémissait, prétendait que le bâton de la fusée venait sûrement de retomber sur un crâne, de le percer peut-être s'il était retombé vertical, comptant après chaque détonation comme on le fait pour le tonnerre et rassurée au chiffre vingt. Marie Belliard, amie des drogues, inclinait curieusement son petit nez vers le duc de Sarignon, qui ne méritait pas tant d'honneur, qui avait tout simplement lavé son stylo à l'éther, et qui nous parlait, avec sa science des rites chinois et des distances françaises, selon que nous étions rouges, blancs ou verts (il n'y avait que ces trois couleurs, même pour le 14 juillet, car les pièces étaient italiennes), d'une voix et avec des égards différents. J'écoutais Toulet décrire le ciel ou les feux par des noms de couleurs que je ne connaissais pas, l'aventurine, l'itéra, le latil; d'une voix si tendre et insinuante qu'il me semblait me farder les yeux. Il y avait ceux qui parlaient quand la fusée montait, ceux qui parlaient quand elle était éclatée, Ceorelle debout de peur, battant les secondes aussi fort qu'une horloge de campagne, et l'explorateur poussant un petit cri, un seul, juste au moment de l'éclat. Pourchassé par Toulet, il n'avait trouvé de refuge que sur cette seconde de lumière. Toulet était maintenant près de moi, Curnonsky tenant sa droite qu'il avait gardée dans tout leur voyage autour du monde, un peu penché, paraissant rechercher de ses yeux myopes une signature dans le coin droit de toutes choses et de tous spectacles, Toulet ne lui cédant jamais la place centrale,--la signature des Pyramides, des baobabs... De cette main cruelle qui lança mille piastres de langoustes, une par une, aux pieuvres de l'aquarium de Malacca, pour qu'on vît la carapace happée jusqu'au fond par les ventouses remonter vide à la vitesse d'un boulet, Toulet suivait, bue par la nuit, chaque fusée. Je me sentais près de lui satisfaite. Quand on cause dix minutes avec Toulet, horloger des âmes, toujours courbé comme sur un rouage, on se sent aller juste pendant vingt-quatre heures; on ne commet plus de pléonasmes, de solécismes, on n'obéit plus à de faux syllogismes; et je n'étais un peu troublée que par ses yeux inspectant mon visage éclairé, réparateur qu'il était aussi de cadrans solaires! Il me demanda ma province, et se mit alors à me parler du Limousin comme si c'était non point mon pays de départ, mais mon but et un lointain Eden. Chaque mot que je disais de Bellac, de Fursac, de Chateauponsac, il le prenait pour je ne sais quel compliment fait par moi à lui-même, saluant au mot Eymoutiers, rougissant (de plaisir cette fois) au mot Crozant,--ou bien comme une révélation telle, me baisant la main au mot Rochechouart, le poignet au mot Ambazac, que je n'osais lui parler de mes villages favoris. M'amusant à ce jeu de mon enfance, qui était d'ajouter à chacune de mes réponses, mais tout bas, un aveu à celui qui me parlait et me plaisait, je lui révélai qu'entre toutes nos collines, mon vieux Toulet, il y a non des grès et de la lave, ainsi que le prétend Reclus, mais de petits lacs,--et il écartait de plaisir ses lèvres, comme celui qui trouve plein de liqueur un bonbon qu'on dit au nougat; que les rochers de Blond, Toulet aux belles mains, poussent des plaintes en automne, et il me remerciait, comme s'il apprenait de moi non pas le mot Montagne-de-Blond, mais le mot plainte, mais le mot automne; que les bergères, pour chasser, adorable Toulet, les loups, retirent leurs sabots et les claquent l'un contre l'autre, et il avait l'air délivré, comme s'il allait profiter aussitôt de la recette dès qu'il arriverait près de Saint-Augustin, sa paroisse. Puis, comme une modiste de Paris vous prend un chapeau de Limoges, le chiffonne et vous en coiffe à nouveau, il me rendit un pays élégant où je me connaissais à peine. Dans chacun de mes bourgs médiocres, il trouva le moyen de loger un grand homme; cette province que je lui avais décrite, toute fière (confuse maintenant), éclairée à l'électricité jusque dans les métairies et les porcheries, il l'éclaira soudain, lui, au génie; dans Limoges il logea Renoir, m'obligea à découvrir que mes grands-parents s'étaient mariés alors qu'il y peignait la porcelaine; que leurs services à café et de table avaient été décorés, sûrement, par Renoir; dans Bellac même, La Fontaine, qui y aima une jeune veuve, fort probablement, disait-il, mon aïeule; dans Bessines, l'Anglais Young et la Danoise Yversen, l'amie de Chopin, qui y aima un jeune bourgeois, blond justement, sans aucun doute mon grand-père; de sorte qu'à ses yeux je fus bientôt la seule descendante du plus grand des poètes de France et de la plus belle romantique d'Europe, et il me traitait comme telle. Il tenait les yeux fermés, car le feu d'artifice maintenant l'excédait. Moi, je voyais des soleils tournant de gauche à droite, des lunes tournant de droite à gauche, Henri IV à cheval comme un fer à repasser sur la Seine toute lisse. Il me parlait, d'une lumière aussi lointaine que celle d'où les vieillards parlent à un enfant; après un silence, disant du bien de Bertrand de Born, le troubadour limousin, l'approuvant après tout de n'avoir fait dans toute son oeuvre qu'une métaphore; après un autre, disant tout ce qui se peut dire d'affectueux, de sensible et d'équitable sur le kaolin et la pâte mi-tendre; après un autre, la vérité éternelle sur les saumons, les châtaignes, et j'étais vaguement heureuse et béate, agitée mollement dans mon pays comme dans un berceau. Des brûlots suivaient maintenant la Seine; Paris était attaqué par un faux incendie, couvert d'une vraie fumée, et les ombres de ses monuments se consumaient une par une. Le petit Sarignon m'avait pris le bras et me disait, je ne sais pourquoi, tout ce par quoi l'on console les rois qui abdiquent (excepté les rois de France), que Paris seul est beau,--Paris et Versailles,--Paris, Versailles et Marly; il ne pouvait plus s'arrêter: Paris, Versailles, Marly, Saint-Cloud. Puis tout fut noir comme dans les beaux théâtres où l'on change le décor sans baisser le rideau, et, avec le bruit des grandes eaux, sous la pression de la nuit la plus comble, tous les jets des pièces finales, fontaines parties des points les plus pétrifiés de Paris, du plâtre de Montmartre, du pavé du Pont-Neuf, du marbre du Père-Lachaise, jaillirent. Tant d'éclairs luxueux, tant d'éclairs artificiels remuaient imperceptiblement en moi, mais du moins remuaient, tout ce qu'y réveillait un seul vrai éclair d'orage à Bellac, ces désirs, ce minimum de désirs, Sarignon chéri, d'une vingtième mort, d'un troisième sexe, d'une millième vie. Avec le vieil explorateur dans notre dos qui tressait à la dérobée les cheveux de Ceorelle comme les lutins le font aux crinières des pouliches; avec Simon et Anne qui me souriaient, tantôt rouges, ou verts, ou bleus, comme des états différents de l'amitié; entre Marie Belliard, qu'on disait un peu menteuse, qui me murmurait: «Je vous déteste», qui embaumait «Un jour d'autrefois», parfum sur elle prometteur, et le petit duc qui cette fois me donnait avec une seule vraie larme dans un seul oeil tous ces avis pratiques qu'on donne aux rois qui prennent le pouvoir, que la beauté seule est belle, le vrai seul est vrai; avec Curnonsky au coin, à droite, cherchant au lorgnon la signature de cette nuit; avec toutes ces maisons au bord de l'eau portant tous leurs habitants dans l'angle de leur plus haute terrasse comme si elles allaient plonger et s'en débarrasser pour toujours; avec des femmes criant vers nous de la rue comme elles crient des fenêtres à ceux du sol pendant les vrais incendies; alors, avec Toulet près de moi comme Asmodée, j'attendais je ne sais quelle science subite et infernale de Paris, et en effet il leva le bras, et il... Hélas! la nuit revint; l'on n'entendit plus que les aboiements d'un chien, comme à la campagne, et tous les astronomes déjà s'empressaient vers leurs lunettes pour les tourner sur un ciel si bien secoué. Tout le monde m'accompagna, car je partais pour Saint-Nazaire le lendemain, et j'entendis, en ouvrant ma fenêtre, Toulet qui frappait de sa canne en buis contre la canne en rhinocéros de l'explorateur, de toutes ses forces, pour me dire un dernier adieu et faire peur au loup. CHAPITRE TROISIÈME C'était dimanche. Échangeant leurs dieux, équipages allaient entendre la messe dans les églises, et citadins aux paquebots. Je m'embarquais. Il y avait entre mon navire et le quai deux mètres d'océan incompressible et deux mètres de lumière entre l'extrême mer et l'horizon. Des voyageurs retour de Damas qui partaient pour l'Océanie regardaient avec émoi, symbole de la vie errante, des mouettes qui n'avaient jamais quitté Saint-Nazaire. Le soleil étincelait. Les flammèches et les pavillons doublés pour le jour saint battaient l'air, et de chaque élément, de chaque être aussi l'on sentait doublée l'épithète, la même épithète; le navire était blanc, blanc; la mer bleue, bleue. Seule, abandonnée dans le dock, parmi ses bagages, une jolie petite femme, au lieu d'être brune, brune, était brune, rose. Je lui proposai mon porteur, déchargé de ma grosse malle, et qui, de voir ces petits sacs, rapprochait déjà les bras comme un compas: --Ma soeur Sofia en cherche un,--répondit-elle. Nourri de malles en beau cuir, le navire tressaillait déjà et poussait de petits sifflements. Je proposai d'envoyer chercher Sofia. --Mon mari Naki la cherche,--répondit-elle. J'attendis donc encore. Puis je proposai d'envoyer chercher Naki. --Riko le cherche, mon beau-frère. Nous avons un billet du sous-préfet pour la cabine de pont qu'a déjà obtenue une fois mon cousin Papo... C'est au mot Papo que je ne résistai plus, que je fus agrippée, que cette petite Grecque me prit dans le rouage sans fin de ses parentés: je demandai si Papo était allé loin. --Papo allait à Rancagua du Chili rejoindre Maria, ma tante. Elle habite maintenant Lima. --Elle s'y plaît? C'est ainsi que ma nouvelle amie, d'un mot, vous obligeait, en une seconde, à demander, sous peine d'être impoli, les nouvelles d'une veuve de juge à Lima, d'un pharmacien à Monastir. Je dus donc écouter la dernière lettre de la tante Marika, qui racontait son voyage aux Andes et s'extasiait d'avoir vu tout un troupeau de lamas qui avait dormi sous la neige, en surgir, de ses hautes têtes que la foudre atteint plutôt que l'homme. L'oncle Lili avait photographié le rocher d'où partirent les trois frères Incas, dont le père... Car tout se ramenait pour Nenetza, dans l'histoire ou dans le présent, à des affaires de famille, et, des mouettes volant autour de nous, elles distingua parmi elles le père, la mère, les enfants. Entre les bateaux qui venaient et sortaient, elle semblait imaginer des liens aussi naturels que la conception et l'enfantement. Puis le beau Naki arriva, deux fois haut et large comme elle et qui l'ombrageait comme un mur, avec une bonne âme dont on sentait aussi les flammèches doublées en ce beau dimanche: il était tranquille, tranquille, il était fort. Mais sa femme Nenetza, son épouse, sa compagne, continuait à être douce, acerbe... Le temps d'insulter Riko, de l'embrasser quinze fois sur la bouche, et elle bondit dans notre grosse cousine de navire, dont toujours elle prononça le nom entier, _Amélie-Cécile-Rochambeau_, car elle ne donnait de diminutif d'amitié ou d'amour qu'aux noms d'homme. Déjà filait à l'avance vers le large, comme dans une petite course à pied entre amis pour contrôler votre arrivée, un gros nuage. Je retrouvai Nenetza une heure plus tard, accoudée au bastingage, suivant les adieux, insensible à des séparations qui semblaient déchirantes, émue et atterrée devant des gens qui se pressaient simplement la main, puisqu'elle distinguait sans jamais s'y tromper les larmes filiales, fraternelles ou seulement avunculaires,--interrogeant et moi et le steward d'une phrase pourtant simple mais qui ordonnait je ne sais quelle réponse poétique, comme celles de soeur Anne. --Qui sont-elles ces centaines de voyageurs sans bagage qui gravissent l'autre bateau? --Elles sont les forçats qui partent pour la Guyane. C'était en effet une file par deux de forçats. Un morceau de lettre déchirée traînait à terre, tous se bousculaient un peu et ralentissaient le pas, pour essayer d'y lire. --Qui est-ce ce type de dame si belle, si hardie? --Il est la señora Subercaseaux, de Bahia, qui voyage avec ses singes. La seule qui ait obtenu des chimpanzés en cage. Pour la naissance du dernier on manda le cinématographe... Maintenant nous partions. Comme j'avais trop fortement gonflé ma poitrine de cet air nouveau, et que j'expirais, je sentis ce nouveau sol bouger. Le bateau, comme dernière ancre, redonnait à la terre la femme du commandant, et il tournait par petits coups comme un cheval qu'on selle. Au lieu de sonner comme d'habitude pour le déjeuner du départ, puisque c'était dimanche, le steward sonnait pour la messe. Des affamés s'y trompaient et arrivaient surpris, l'eau à la bouche, en présence de Dieu. C'était une vraie messe, dite dans la salle à manger par un lazariste qui rentrait au Pérou et avait avec lui, faveur spéciale à son ordre, les vases sacrés. Naki refusait de s'y rendre, Nenetza l'insultait, affirmant que l'âme est immortelle; puis, désolée d'apprendre qu'elle n'avait pas vu le dolmen sur la place de Saint-Nazaire, dédaignant la dernière verdure, la dernière église, la foule endimanchée, ne cherchait plus qu'à entrevoir la pierre la plus usée et la plus morne d'Europe. Des voisins, à la voir si triste et si agitée, la plaignaient, ne devinant pas qu'elle se séparait seulement d'un dolmen inconnu. Mais déjà le dernier des moineaux venus pour picorer sur le pont s'envolait... --Amour!...--disait Nenetza. Deux cuisiniers en retard, ivres, suivaient le môle en faisant des signes et des grimaces au navire. Des enfants les imitaient, et titubaient. De notre place, les gens qui restent à terre semblaient tous fous, semblaient marcher sur l'erreur. Nous, nous tanguions déjà, sur la seule vérité. A tribord, au milieu de la mer, se dressait une grande vague toute seule, soeur du dolmen. --Amour!...--disait Nenetza. C'était son mot de réponse à toutes les attentions de la nature, aux poissons volants, aux oiseaux flottants. Je lui demandais pourquoi elle employait ce mot: ce n'était pas un tic, c'est qu'elle pensait bien, me répondait-elle, à quelque chose comme Amour... Du moins, grâce à cette petite Grecque, je partis pour un autre monde comme pour un cabotage, innocemment, et de la France en cherchant à la voir toute, comme une île... Nous partions. Tout ceux des passagers qui ne croient pas en un Dieu trop rancunier et qui avaient manqué la messe, pouvaient voir l'Europe disparaître. Nous la longions de très loin, escortés sur notre droite par le navire des forçats, sinistre, car il semblait vide, et soudain, la récréation sans doute, grouillant de têtes, et que l'on sentait convoyé lui-même, à tribord, à la même exacte distance, par le navire qui porte les crimes mêmes. Les premiers grains de beauté faits par les escarbilles éclataient déjà sur le visage de ces deux passagères en chandail qui se promènent sans cesse autour du navire en se tenant le bras, et dont on regarde aussi les joues ou les cheveux, du fauteuil, pour voir s'il fait froid ou s'il vente. Le beau Naki retenait nos chaises longues sur le pont, et tous et toutes arrivaient, avec des couvertures ou des pelages de la couleur qu'ils eussent choisie étant des bêtes, violet à raies brunes, ou gris frappé à taches roses, se disputant les places où la vue de l'Océan entier n'était pas gênée par un fil de fer ou un brin de ficelle; de pauvres ignorants ravis de trouver libre un espace superbe que l'expérience de dix ans avait révélé aux stewards inhabitable, et qui réunissait on ne sait pourquoi les inconvénients, chaleur, froid, tristes odeurs, de tous les continents. Mademoiselle apprenait dans un livre les termes navals, que chaque soir je lui faisais réciter, et étudiait la carte du ciel, au cas où dans un naufrage, par la mort de tous les plus qualifiés, le commandement du bateau lui reviendrait. Le capitaine circulait, la tête vissée sur la droite comme un instrument pour observer un astre, et regardait les groupes, d'un oeil qui intimidait mais qui cherchait seulement les joueurs de poker. Tous ces petits fils de parenté que Nenetza sans s'en douter avait accrochés de moi à chacune des choses françaises, aux clochers, aux tramways, commençaient à tirer un peu. Plus loin déjà de cette terre que nous touchions du regard que de la terre américaine, nous sentions tous nos arbres d'Europe, les plus touffus encore visibles, se ranger dans notre mémoire par ordre de grandeur, chêne, orme, peuplier, bouleau, et tous ces sentiments aussi qui poussent sur terre en taillis, amour, amitié, orgueil; et des animaux français les plus grands aussi étaient ceux dont la pensée nous accompagnait le plus loin, taureaux, chevaux et boeufs, la tête levée pour nous au-dessus de cette eau dont ils ne buvaient pas. Plus loin d'hier que notre plus extrême vieillesse, nous étions attristés. Le jeu était commencé entre des passagers inconnus sur ce pont comme sur une table d'échecs, chacun avançant, suivant la convention imposée par la mer, à petits pas, comme un simple pion, ou par bond comme la reine, ou de biais comme le cheval. Pions aimantés, Nenetza et moi nous courions l'une vers l'autre et nous heurtions à nous faire mal. Le vent d'ouest souffla deux jours et ce fut mal incliné que le bateau prit le virage d'Europe. Parfois, il s'enfonçait subitement, se relevait, et Mademoiselle lançait au timonier ce regard dont on punit le chauffeur, en auto, qui n'a pas prévu un dos d'âne. Nous avions rejoint dès le premier jour le gros nuage parti deux heures avant nous et qui tous les soirs recueillait notre soleil dans sa ouate. Près du fauteuil de Mademoiselle un fauteuil vide, abandonné par un malade, recevait tous les passagers qui aiment changer de place et des inconnus en surgissaient tout à coup la nuit. Tantôt Sophie Mayer, de Munich, qui allait rejoindre son fiancé, inventeur à Bogota, toujours vêtue de robes bleues, de foulards, de bas bleu clair, invisible souvent au bastingage, qui étudiait la grammaire des pays côtoyés par le bateau, la française jusqu'à un pli dans la mer qui lui fit prendre la grammaire espagnole, assurée en cas de naufrage de ne pas parler en solécismes à ses sauveteurs, et parfois elle était secouée d'un frisson, qui devait mystérieusement correspondre à quelque frémissement d'invention chez son fiancé. Tantôt M. Chotard, de Valparaiso, la cravate tenue par une perle noire qui lui était restée dans la main d'un collier de Tahiriri, fille de Pomaré, auquel il s'était accroché en tombant d'une véranda, le jour où il apporta à la mère, voilà cinquante-neuf ans, la paire de bottines jaunes qu'envoyait en cadeau l'impératrice Eugénie. Tantôt la señora Subercaseaux avec ses histoires de singes et Kikina, sa chimpanzé, soeur de cette Lirila qui avait trouvé dans la chapelle du parc les lunettes noires du père Antonio, les avait mises, brisé une statue neuve de Lourdes et était morte folle le soir même quand revint la nuit, plus noire encore que les lunettes, pour l'édification des esclaves de l'hacienda. Tantôt un grand Norvégien roux, celui qui avait rattrapé avec son canot à pétrole un pavillon de l'hôpital sur pilotis de Colon qui s'en allait à la dérive,--et que Naki prétendait amoureux de sa femme. --N'a-t-il pas le droit?--disait Nenetza.--Et toi, pourquoi m'as-tu choisie parmi toutes les joueuses de tennis de Délos? Mon âme s'engraissait de ce sel, de ce repos. Tous mes sentiments de France s'engourdissaient,--et s'agitaient au contraire en moi, mais tout petits encore, des désirs subits et limités, celui de sauver une jeune Grecque d'un naufrage, celui de faire pleurer un Norvégien, d'obliger une Munichoise à passer un corsage rouge... Parfois tous les passagers se précipitaient vers un bord, c'est qu'un petit bateau noir, comme un rat dans un télescope, s'était logé entre le soleil couchant et nous. Parfois arrivait un souffle d'eucalyptus, on l'avait prévu de loin, au nez des deux femmes en chandail, et Sophie Mayer cherchait la grammaire portugaise. A tribord, à la place des forçats, à la place de ceux qui ont tué leur fille, dévalisé la cathédrale, il n'y avait plus que de petites barques de pêcheurs sans casier judiciaire, des charbonniers anglais respectueux des évêques. Le capitaine passait et repassait, distribuant aux passagers de marque des phrases à peu près incompréhensibles, car il avait la manie d'oublier, en parlant, ces adverbes ou prépositions que nous oublions parfois en écrivant: «à propos de», «avec», «depuis»... --Ils se sont brouillés un chapeau,--disait-il.--J'étais venu un chien... Je l'avais attendu une statue... A San Ioão, il fit escale, sous le prétexte de prendre de la glace, en fait pour amener et retenir à bord le major Almira Peraira d'Heica, le fameux joueur de poker. Cela nous permit à tous quatre de pousser en automobile jusqu'à Porto avec le Norvégien roux et un général anglais qui répondait toujours: «très pratique». Je me rappelle des tours de porcelaine, un palmarium où une jeune Française caressait un jeune palmier, le Douro vert, vert (très pratique!), les toits chinois rouges, rouges, et de deux ponts suspendus des reflets partant vers le fleuve, quand un boeuf tournait la tête, à cause de son diadème de cuivre. On était à la veille de la récolte, le plus jeune porto avait près d'un an, c'était la semaine où l'habitant de Porto le plus fou, si loin du vin nouveau, est le plus sage. L'un d'eux cria à notre vue: «Vivent les démocrates!» C'est, le guide nous l'expliqua, qu'à la même heure, tant l'instinct de contradiction est vif entre les deux villes, que quelqu'un à Lisbonne avait crié: «Vivent les libéraux!» Les collines portaient des lignes de petits moulins qui moulaient le blé grain par grain. --Amour!--disait Nenetza. --Très pratique,--disait le général. Et nous revînmes à l'_Amélie_ par des avenues où la poussière au lieu de suivre les autos avait des tourbillons spéciaux, et où des placards prévenaient devant chaque palais que le parc était défendu contre les maraudeurs par des ratières à feu... Il y eut un jour brumeux, des visages méchants. Le Gulf Stream n'atteignait plus que quelques coeurs de passagers. La mer semblait calme mais détruisait le navire par-dessous, comme une falaise. Puis une haleine aride nous couvrit de poussière comme si nous avions été sur une place à Tarascon. Sophie Mayer, n'ayant pas de grammaire arabe, rêvait. Une averse tomba, dégageant du bateau, qui jadis avait été anglais, puis japonais, puis allemand, toutes les odeurs accumulées en lui, et les passagers les combattaient par mille parfums séparés. Enfin vers le soir le ciel s'ouvrit, et l'on vit au-dessus des mâts quelques vraies étoiles isolées et neuves comme celles qu'on aperçoit au cinéma quand s'ouvre le plafond de la salle. Le lendemain parut Madère, où le capitaine stoppa, sous le prétexte de renouveler de l'eau, en fait pour débarquer (à regret, car nous étions le 21 et il avait des pokers d'as tous les 22) le major Almira Peraira, gonflé d'argent, au milieu des jets de toutes les chaudières. Cela nous valut d'être traînés dans un panier du haut de l'île sur une piste en cailloux ronds. Déjà ce n'était plus l'Europe. Sur le square à gauche du wharf, les arbres étaient couleur de saule, le gazon bleu, les ruisseaux rouges. Les mendiants assiégeaient les églises, les vieillards comptant sur ceux qui entrent, les enfants ignorants sur ceux qui sortent. Les passagers achetaient du tabac, les passagères des timbres et l'on nous rendait des pièces de bronze si lourdes que nos vêtements étaient tendus. Dans un traîneau doré à boeufs, le vent souleva les rideaux pourpres et l'on vit le Norvégien embrassant Sophie Mayer. Les gamins étaient nus, c'est qu'ils étaient de bonne famille,... couverts de vêtements, c'est qu'ils avaient à s'approcher des Anglais, c'est qu'ils mendiaient. Sur les arbres, près de chaque grappe de raisin, il fallait la toucher d'abord et agiter son parfum avant de cueillir le fruit, une grappe de glycine. Heurté par une sentinelle maladroite, un boulet de l'arsenal descendait tout seul la rue à pic, ralenti aux passages à escaliers, poursuivi par le trompette. Puis la sirène de l'_Amélie_ siffla, le dernier reflet de l'Europe me sourit; sur le visage d'une fillette accoudée au quai, je caressai le dernier reflet d'Europe, et Naki de ses bras puissants m'arracha à ma terre. Pendant deux jours l'Afrique avança encore quelques îles sur la mer comme un enjeu, des Canaries, des Iles Vertes; nous les dédaignions. Dès lors ce fut l'Océan du Sud et chaque jour un jour de moins de vingt-trois heures où mon coeur pourtant était au large. Le soleil commençait par nos pieds étendus, poussait peu à peu l'ombre vers le haut de notre corps comme une teinture, et nous laissait le soir cuits et dorés. Certains petits points, utiles pour l'agrément de la traversée, sans valeur après le voyage, étaient maintenant bien fixés: le Norvégien voulait ne vivre que pour moi, j'habiterais avec Nenetza toujours, le général ferait élever à Sidney pour Juliette Lartigue un couple de kangourous. Tranquilles désormais, nous allions chaque matin à la messe, que disait dans la bibliothèque le directeur du Grand Séminaire de Truxillo, le ciboire posé sur deux Larousse arrachés chaque fois à Sophie Mayer, tous les éventails des Liméniennes et des Vénézuéliennes bruissant, à part une seconde pendant l'élévation. Le soir, quand l'ombre nous avait pris, par la tête, elle, nous empruntions son violon à un émigrant de seconde classe, et Naki s'accompagnait en chantant grec, «Un doux amour, une île belle»: ou bien: «C'est tout le portrait de son père». Des Italiens sur la proue jouaient de la mandoline avec deux émigrants de Barcelonnette qui jouaient de l'accordéon. C'était l'heure où Nenetza suppliait qu'on allât dans l'entrepont voir les trois marmottes; où le général ému me parlait de la France: il avait toujours désiré voir la petite butte devant laquelle la Loire renonce à aller vers la Manche et tourne à gauche. Du fauteuil vide s'élevait quelqu'un qu'on n'avait pas vu s'y étendre, et que nous ne connaissions que par un surnom, l'homme rat, ou la cantinière, ou un philosophe péruvien à barbe blanche qui discutait avec Mayer des méthodes de travail. Lui, dès qu'il voulait penser, au Pérou, il prenait le funiculaire et montait à cinq mille mètres. L'étoile polaire paraissait, et le Norvégien, d'une ligne droite parmi les cordages et sous les chaînes, faisait vers elle vingt pas rapides, réflexe des Scandinaves. La chouette, qui tous les soirs sortait de la cale saluée par le mot «chouette» en toutes les langues du monde, et voltigeait autour du navire, se posait enfin: le coeur de Mademoiselle se calmait. Par signaux lumineux, le commandant jouait au poker avec le commandant du navire-prison. Le blanc des yeux de Naki buvait les étoiles comme un papier buvard. Les étoiles s'élargissaient, le ciel était percé comme un confessionnal, avec la bougie du côté du Père, et nous nous confessions, nous plaignant doucement et tous. Je me plaignais de Naki qui pinçait l'épaule de sa femme malgré les promesses qu'il m'avait faites. Chotard se plaignait des métis d'Iquique, où il devait, les jours de révolution, faire escorter sa bonne au marché par un Indien pur qui tirait sur les fenêtres; Naki se plaignait des Turcs, qui avaient tué sa famille tous les vingt ans depuis l'âge reconnu moderne par les manuels d'histoire français; le général, des Balorabari, tribu d'Afghans, qui lui avaient volé un dogue; Mademoiselle disait son mot sur les punaises. Chacun geignait comme une petite bête au sujet de la bête son ennemie. Le commandant venait de nous dire que nous étions au point où le Gulf Stream faisait son coude, et le général curieux se penchait pour tâcher de voir à cause de quelle petite butte. Puis la lune se levait et Nenetza, hésitant par politesse à la montrer du doigt, nous en parlait, prétendant que l'âme est immortelle. --Je te dis que non,--disait Naki.--Tout le monde le sait. L'âme est-elle immortelle, mon général? Le général l'avait entendu dire à Oxford. A Cambridge on le niait, mais une âme mortelle serait si peu pratique! Enfin nous nous levions, baissant presque la tête à cause de ces étoiles si proches. On voyait de petits sillages de feu venir à toute vitesse du navire des forçats, où la vaisselle était finie: c'étaient les requins. Après quelques menus désirs, celui d'être un géant pour gratter la mer à ses places irritées et ardentes, celui de tourner le gouvernail, celui d'être la nièce de Pizarre, après un dernier regard jeté à tous les astres comme à un couvert préparé d'avance, nous allions dormir. Nenetza me déshabillait et me levait le pied comme à une écuyère pour me hisser dans la couchette. Puis Mademoiselle se glissait au-dessous de moi, se cramponnant aux courroies jusqu'au matin pour sortir de cette nuit dont elle avait toujours peur comme Ulysse sous son mouton. Nous entendions un dernier pas, le philosophe liménien qui descendait de dix mètres pour trouver le sommeil. Nous dormions. Parfois la nuit, je ne sais quoi d'inhabituel me réveillait, comme un remords, comme un pli à mon drap, c'était la bague de fiançailles de Nenetza que j'avais mise par jeu et oublié de rendre. Parfois le hublot s'ouvrait tout à coup, comme une portière de wagon quand on arrive. Un mois passa ainsi, bientôt avec des escales toutes les trente heures, le Venezuela peuplé de statues gigantesques élevées toutes par Bianco, toutes de venezueliens inconnus, mais célèbres d'être honorés par Bianco; la Martinique en gradins, avec des ruines, comme une machine à écrire pleine de palmiers dont deux ou trois lettres sont cassées; Colon, où le Norvégien nous montra en rougissant l'annexe de l'hôpital sur pilotis, maintenant tenu par quatre chaînes; le canal, coupé comme un tourron, et les couches tertiaires de gauche essayant vainement d'intriguer avec les couches secondaires de droite; puis, tous sur le bateau d'ailleurs l'auraient nommé ainsi,--il balançait des écorces d'orange creuses sans les couler, il se retirait doucement de deux mètres quand du côté de la Chine on le tirait, il léchait les pieds nus des femmes légères de Panama, couronnées de chapeaux à plumes,--et même nous l'aurions peut-être appelé la Magnanime, le Sûr entre tous, l'Ami véritable,--il semblait de toutes ses vagues ne regarder que vous seule, comme les yeux des visages dans les réclames,--le Pacifique! * * * Oui, c'est bien ce que vous pensez. Ce fut bien un réveil à minuit, ma main qui se baissait vers le commutateur heurtant la main de Mademoiselle qui se levait vers lui; des pas légers, si bien que Mademoiselle crut que c'étaient les guenons de la señora Subercaseaux, dont la passion était de dérober les brosses à dents, et qu'elle les appela par leur nom; Kalhila, Chinita, les noms les plus tendres de Lima, capitale des caresses... Il fallait sa naïveté pour appeler la mort Kalhila, Chinita. Oui, ce fut le hublot se fermant soudain, prenant la chemisette de Mademoiselle qui séchait, lavée pour la fête du lendemain. Elle se précipita, arracha le linge oblitéré par un gros cachet d'huile, tout ce que peut réunir d'indignation et de mépris pour le Pacifique un être de cent cinquante-deux centimètres et de quarante-neuf kilos, elle l'assembla. Elle maintenait le hublot comme la paupière d'un géant qui ne veut pas voir. Il dut voir la chemisette, jadis célèbre un jour dans toute la rue Pape-Carpentier, perdue; il dut me voir, assise sur mon lit comme à la campagne, quand le mourant d'à côté va plus mal. De l'Océan montait un sifflement, comme celui du gaz resté ouvert. --L'équateur!--dit Mademoiselle. Oui, ce furent les clefs tombant tout à coup des serrures. Le coupe-papier tombant du Pascal que je lisais. L'aiguille du réveille-matin sautant, chaque objet se libérant de ce qui lui donnait un usage humain; de chaque phrase de Pascal tombait sur moi, qui avait compris, son aiguille ou sa clef. Ce fut Pascal, Marc Aurèle, et tous les autres dieux de terre ferme sans force et inutiles. --Un fantôme!--dit Mademoiselle. Oui, ce fut un marin entrant dans notre cabine, ordonnant de nous habiller, nous recommandant surtout de prendre nos souliers, comme si nous avions à faire un long trajet terrestre. --Une révolte,--dit Mademoiselle. Elle s'habillait devant ce Breton placide comme on se vêt devant un corsaire, attachant sa chaîne d'or à la dérobée, étouffant le bruit de ses boutons à pression. Puis l'ampoule éclata. Le marin sortit pour chercher des allumettes. Chacune apercevait de l'autre quelque fantôme secoué d'où tombait continuellement un objet mal attaché, une pièce de monnaie, une boucle. De moi surtout: les réparateurs de la rue Pape-Carpentier avaient été consciencieux. J'essayais par de petits mots insidieux de savoir si ma compagne comprenait que nous étions sur les récifs. --Ils vont fusiller le commandant,--répondit-elle. Ce fut la course dans les couloirs vides, jonchés de vitres et d'assiettes cassées. Sans les conseils du matelot, nos pieds eussent été en sang. Près de l'office, il fallut piétiner des raisins, des mangues pourries, enjamber des blocs de glace. Les saisons aussi, traîtres aux hommes, disaient leur petit mot dans ce désastre. Enfin le ciel apparut, tout le ciel, si pur, si chargé d'étoiles que Mademoiselle s'écria, ce fut presque son dernier mot dans cette tempête: --Ah! qu'il fait beau! Puis elle poussa un cri, nous avions oublié les ceintures; elle m'ordonna de rester là, devant ce canot numéro dix, où pour l'exercice de sauvetage aussi, tous les dimanches matin, nous arrivions les premières. On avait allumé les phares de trois autos placées sur le pont; sous ces étoiles cela donnait l'illusion d'une panne, loin d'une ville, à la campagne. Assise sur des paquets de corde, la tête dans mes mains, me bouchant les oreilles, me fermant les yeux, je voulais éviter au sort et à mes sens de se compromettre, de recevoir des signes irrémédiables, et j'essayais en vain d'assembler autour de moi tout ce que je croyais contenir d'éternité: et cette logique qui rendait si improbable qu'une jeune fille de Bellac dût mourir au centre du Pacifique, et cette modestie, qui m'interdisait de croire une catastrophe célèbre nécessaire pour anéantir une conscience aussi faible. Des pianos sous des bâches roulaient d'un bout à l'autre avec des fracas à eux. --Un incendie,--dit-on à mon oreille. Car Mademoiselle avait trouvé ce dernier moyen de me rendre l'eau moins redoutable. Je la contemplais. Car ce qu'elle était allée chercher, c'était plus que la ceinture, d'autres yeux, des yeux de naufrage, d'autres lèvres, d'autres mains, des mains décharnées, et qu'on sentait assassines pour tout ce qui me menacerait. Elle tira la ceinture d'une étoffe où elle l'avait enveloppée, regardant autour d'elle, et l'on devinait qu'elle avait appris, dans ces dix minutes d'absence, quels crimes l'on commet pour une ceinture. Elle voulut me la ceindre elle-même, m'entourant de ses bras comme pour une danse, la tête toujours tournée vers la droite ou la gauche comme justement dans ces tangos où l'on surveille le rival, l'attachant enfin d'un noeud, non pas d'une boucle, le signe le plus grand qu'elle pût me donner de détresse et d'affection, car dix ans elle m'avait appris à considérer les noeuds comme une chose haïssable et inutile et injuste, puisque la boucle existe. Elle m'embrassa, de loin, à cause de la ceinture, courbant de loin la tête comme vers une femme enceinte, sans vouloir effleurer la ceinture. --A vous,--dis-je. Elle rougit, elle s'éloignait: --Je n'ai trouvé que la vôtre. Je la saisis par le bras, elle se dérobait comme si nous étions déjà à la mer et qu'elle eût peur de m'alourdir. J'essayais d'arracher la ceinture: elle me regardait, tenant à la main un petit paquet pour sa soeur, qu'elle n'osait plus me confier, puisque j'étais si folle. Je courais après elle; alors elle enjamba le bastingage, et me cria, aveu terrible, avant de disparaître: --C'est la tempête!... * * * Oui, c'est bien que vous pensez. Ce fut Nenetza me relevant, m'embrassant. Elle m'embaumait, elle avait dû briser sur elle son flacon de parfums. De la terre, de Paris, l'effluve la plus odorante m'enveloppait. Elle me passait son collier de perles, une de ses bagues. Naki me maintenait, elle défaisait sa ceinture et me l'attachait de force, car on avait dû prendre la mienne pendant mon évanouissement. Elle riait. Son sacrifice, son sang-froid assuraient pour toujours son triomphe sur Naki, elle le savourait, elle était heureuse d'avoir eu finalement raison dans tous ces tournois interminables qu'était leur vie. Tous les gestes de Naki, ses yeux, ses lèvres, prouvaient qu'il ne contesterait plus jamais rien désormais de ce qu'elle avait affirmé, que Merika Arnagos était moins belle que Basilea Persinellas, que l'âme était immortelle, que le bordeaux valait le bourgogne, que tribord est sur la gauche et bâbord sur la droite. Nenetza s'épanouissait d'aise; puis, comme j'étais calmée et que je pleurais, elle m'embrassa. --Adieu, chérie,--dit-elle.--Je sens trop bon, hein? Adieu, mon petit Naki. Tu vois que les flacons de Coty ne sont pas solides. Adieu, Naki aimé. Tu vois qu'il y a parfois des tempêtes... Oh! regardez cette étoile! Nous avions levé la tête, nous rabaissions les yeux, trop tard, elle avait sauté. * * * * * Oui, des heures, des matins, des soirs, ce fut Naki nageant au pied de mon radeau. Je le regardais des minutes entières, mon seul secours, ma seule demeure, qui s'entêtait à me sauver, avec son accent grec. L'après-midi je dus tourner la tête, à cause du soleil, et Naki, pour nourrir mon regard, fit le tour du radeau. On entendait de grands coups au fond de la mer. Nous avions je ne sais quel espoir comme des mineurs qu'on va délivrer. Je lui fis signe de monter sur le radeau: il y posa un genou,--toujours je le verrai ainsi,--et il se rejeta en arrière avec le geste des petits Grecs, qu'on chasse du marche-pied de la victoria. La nuit tomba, je m'endormis. Le jour revint, je m'éveillai. Le radeau s'augmentait de toutes les épaves qui passaient à portée de Naki, toute une collection qui prouvait quelle confiance il avait jusqu'au bout en mon sort, des bouteilles pour que je puisse boire une fois à terre, une ombrelle, pour me faire dans cette Océanie une ombre à moi, une espèce de fourrure pour que je n'aie pas froid quand viendrait l'hiver. Je délirais, d'un délire qui me poussait à l'amour, à la gratitude, comme une opérée au réveil. Je cherchais dans mon esprit tout ce que je savais pouvoir flatter Naki, et je le lui criais: son épingle de cravate, si affreuse et dont il était fier, cette perle rocaille tenue par un serpent d'or, tenu lui-même par une main, une main debout sur une tortue d'émeraude, je lui criais combien elle était simple,--et combien superbe, combien anglaise sa cravate de smyrne, toute carmin avec des fleurs de lys et des lisérés verts. Il m'approuvait d'un geste de tête qui amenait l'Océan juste au-dessous de sa bouche. Il nagea soudain à ma hauteur, caressa mon visage desséché de sa main humide. Qu'ils étaient beaux, ses boutons de manchette en malachite ceinte de dragons! Qu'ils étaient simples, ses yeux d'aventurine sur ivoire encadrés de sourcils bleus touffus comme des palmes! et je ne compris pas pourquoi il me tendit sa bourse, comme la dame qui fait payer son invité au restaurant, et pourquoi, car il n'avait pas d'imagination, il me désigna soudain quelque chose dans le ciel, comme Nenetza, bien que ce fût le jour, et me fit détourner les yeux de lui une seconde... CHAPITRE QUATRIÈME C'était la nuit. J'avais dû rester évanouie un jour entier, car aussi loin que pouvaient porter mes mains, je me trouvais sèche et tiède. J'eus l'idée de passer le bras à travers les planches du radeau: c'était la terre! --Suzanne!--criai-je. Ce n'était pas seulement parce qu'il m'avait semblé, par ce sable, ces cailloux, retrouver la preuve de moi-même. Tant de fois j'ai heurté depuis la terre sans crier mon nom! Mais c'était le mot que Nenetza prononçait à tout propos; et toutes les manies de langage des amis qui étaient morts pour me sauver, le «Je vous promets» de Mademoiselle au lieu de «Je vous assure», le «péricliter» de Naki quand il voulait dire «perdre au jeu», toute cette nuit-là je les eus dans mon oreille comme si c'étaient les derniers cris qu'ils eussent poussés en mourant... Ma main avait rencontré dans le sable une racine; je somnolais sans la lâcher, mon dernier câble... --Très pratique,--dis-je en m'éveillant, malgré moi encore... C'est ainsi que j'appris la mort du général... Il n'y avait pas de lune. Je cherchais vainement à prendre pied dans ce ciel opaque. Je n'osais sortir de mon radeau; à mon côté droit, la mer passait et repassait comme une varlope; à mon côté gauche, l'île se taisait. Pourquoi une île? Je ne sais quoi l'indiquait au toucher. Les heures s'écoulaient. Je reconnaissais chacune des veilles à un bruit inconnu, mais dont je devinais la traduction. Vers le milieu de la nuit, un cri de trompette et trois hululements, ce qui devait être ici le premier chant du coq; un peu plus tard, ce qui devait être ici notre brise de deux heures et ses jasmins et sa glycine: une haleine en vanille et en poivre; plus tard encore, des fracas de baisers qui firent taire tous les autres oiseaux, ce qui devait correspondre ici aux roulades, au rossignol. Je n'osais penser. Deux ou trois mots me traversaient parfois, le mot la Nuit, le mot la Mer, comme si tous ceux qui ont prononcé ces deux mots-là m'avaient sauvée, puis étaient morts... Puis un souffle sec, ardent, ce qui correspondait dans cet archipel à la rosée... Puis la même angoisse... Puis un coup à ma tête, un oiseau à gros bec s'enfuit après m'avoir blessée, le sang coulait de mon front... Ce qui correspondait ici à l'appel de Mademoiselle. C'est ainsi que l'île éveillait... En effet une faible lune passa sans hâte sur tout le ciel un enduit blanchâtre, et subitement le soleil, derrière moi, d'un rayon, d'un nuage chiffon fit tout étinceler... Je me retournai, et vis mon île... Elle sortait de la brume. Mille arcs-en-ciel levés ou posés de biais joignaient les criques à des mornes. Des bosquets d'arbres à palmes, coupés de frondaisons carmin, scintillaient dans la vapeur d'eau, plus immobiles que le zinc... J'entendais soudain, comme celui de jets d'eau qu'on ouvre au jour, le bruit de cascades... Chaque arbre livrait l'oiseau rouge ou doré qu'il avait gardé toute la nuit en otage pour l'aurore; et, à dix mètres de moi, je voyais déjà réuni,--pour que tout malentendu à ce propos fût dissipé dès la première minute entre la Providence et moi,--presque à portée de la main comme un déjeuner auprès d'un dormeur,--tout ce qui pourrait jamais apaiser ma faim et ma soif. Des bananiers offrant autour d'eux mille bananes, comme leurs mille anses, dont on rompait la plus belle doucement avec la bonté d'un chirurgien qui rompt une côte, heureux aussi au craquement; des cocotiers plus hauts que les chênes, dont les noix tombaient sur une mousse ou sur des stalagmites qui les faisaient éclater; des manguiers, et la première mangue que je cueillis était juste à point. Depuis des milliers d'années, la course entre mon destin et celui de cette mangue avait été réglée à la seconde. Un beau soleil vaquait derrière fougères et palmes comme une cuisinière. Ou bien, de rayons séparés et croisés comme les bâtons d'un Chinois qui mange, il harcelait et me révélait de petits ananas et d'énormes fraises. Partout des arbres inconnus, mais qu'on devinait des aliments rébus; il devait me suffire de patience pour en trouver la solution, pour découvrir entre eux quel était l'arbre pain, l'arbre lait, peut-être l'arbre viande. Des arbres sans fruits et presque sans feuillage, mais cerclés de cercles rouges, qu'on devinait pleins d'abondance, et dont je tapais le fût, pour voir s'ils étaient pleins, de ma main ou d'un bâton. Des arbres qui, à mesure qu'il étaient plus stériles, offraient plus franchement leurs dons: des trous d'où sortaient les abeilles, des trous d'où coulait le miel même; ou bien, à la hauteur d'appui de cet être humain qui jamais encore n'était passé là, des oeufs d'oiseaux dans des nids. Des tortues, arrêtées dans l'ombre, mais tout près de la tache de soleil qui couvait leurs oeufs, comme un oiseau mâle près de sa femelle. Entre des arbustes qu'on devinait épices, des herbes qu'on devinait légumes; des fleurs qu'un instinct me poussait à goûter, qui avaient goût de porcelet, qui étaient nourrissantes. De grandes fleurs pleines d'eau de pluie à la cannelle où je pouvais boire par une paille..., et mes mains, après une matinée dans l'île, sentaient tout ce que sentent, le premier matin de son apprentissage au bar, les mains de la barmaid. Pour que tout malentendu fût dissipé aussi entre la Providence des parfums et moi, la brise me vaporisait de toutes les odeurs de l'île. Il y en avait de familières, que je retrouvais aussi nettes qu'autour de leur flacon, Rose d'Orsay, Ambre Antique, le Mouchoir de Monsieur; mais surtout de plus étranges, que je sentais pour la première fois et qui agitaient en moi, à défaut de vrais souvenirs, à vide, la mémoire d'une sauvage. Elles s'attachaient à vous, on devinait qu'elles n'étaient pas stériles, comme en Europe, qu'elles se déposaient sur vous dans un but choisi par la nature. Chaque parfum me poussait hors de son bosquet, comme si j'avais à le fuir. J'allais, prenant sans m'en douter l'île dans sa longueur, allant d'instinct vers le promontoire qui l'avait jadis rattachée au continent, et soudain au-dessus d'un rivage rompu, désespérée, en retard de milliers d'années... Mais la vie montait en moi avec le jour... Un beau soleil attaquait chaque fleur et la cascade d'une lance courtoise. L'oiseau-mouche avait le parfum de la dernière fleur visitée et le bec de sa couleur... Des lianes dorées, comme des tuyaux reliaient les massifs, et semblaient y faire circuler entre les arbres abonnés tous les agréments de l'Océanie. Tout le luxe était là, tout le confort que peut se donner la nature par fierté personnelle, dans de petites îles sans visiteurs; une petite source chaude dans un rocher d'agate, près d'une petite source froide, dans la mousse; un geyser d'eau tiède, qui montait toutes les heures, près d'une chute d'eau glacée; des fruits semblables à des savons, des pierres ponces éparses, des feuilles-brosses, des épines-épingles; les simulacres en quartz d'or d'une grande cheminée Louis XV et d'un orgue de style moins pur; une caverne de cristal de roche, dans laquelle se prenait parfois un oiseau rouge qui la faisait scintiller comme une ampoule; et, suprême confort des îles, tout comme au fond des beaux sous-sols de Poiré et de Groux, au fond de chaque allée toute droite, pavée de corail de deuil et bordée de cocotiers où montaient et descendaient des crabes roses; amassées contre un petit mont central, des monceaux de plumes rouges et bleues... C'était bien une île. Errant le long de la grève, cherchant un gué, un gué à traverser le Pacifique, le soir j'en avais fait le tour... Deux milles peut-être en largeur, trois en longueur; de biais dans l'Océan, à ce que le soleil m'indiqua. Le soir même, j'avais franchi les sept ruisseaux, obligée, pour le plus rapide et le plus large, de remonter à leur source; j'avais gravi la montagne, aperçu--pour que tout malentendu fût dissipé aussi dès le premier jour avec l'Espérance--à deux ou trois kilomètres au sud une seconde île, un peu plus grande, et, à mi-chemin entre celle-là et l'horizon, pour que la route n'en parût point à mon regard même infinie, une troisième, scintillante de grandes lumières vertes comme les arrêts facultatifs des tramways, à Paris... * * * Je rougis d'avouer à quoi se passa ma première semaine, quand je compare cette vie frivole à celle des naufragés classiques. A part le coup de bec qui m'éveillait chaque matin et qui cessa du jour où je surpris et frappai l'oiseau, à part ce coup au front, pas beaucoup plus fort d'ailleurs pour celles de mon âge qu'une forte pensée, je n'ai pas eu une douleur dans l'île. Le second jour, je l'occupai à me faire, dans une des trois niches de la caverne de corail blanc, un lit avec les plumages dont l'île était jonchée. Le troisième jour, je retirai les plumes trop dures et amassai les duvets de gros oiseaux de mer, qui les perdaient en flocons au moindre vol et qu'un regard plumait comme une volée de plomb. Le quatrième jour, je triai les plumes d'après leur couleur, pour avoir trois divans, jaune, ocre, rouge. Le cinquième jour, je dus vider ces trois niches comme trois baignoires, pour retrouver une des bagues de Nenetza, que j'y avais perdue. Le sixième jour, je retirai certaines plumes vertes qui déteignaient, et certaines pourpres qui piquaient. Après ces six jours de création, j'étais juste arrivée à faire mon lit... Déjà cependant le lait avait jailli pour moi de l'arbre à lait; flattant l'arbre de la main, génisse millénaire dont le vent retournait parfois la crinière vers ma joue, je réussissais à emplir ma boîte de conserves; déjà je savais que l'on peut boire à même l'arbre vin, mais qu'il faut que repose le suc de l'arbre cidre; déjà les fruits que l'on sèche et ceux que l'on mange frais. Puis, ma grève balayée d'un balai en vrai marabout, mon costume de ficelles et de plumes de paradis achevé, une fois tout vérifié, le soleil vérifié avec mes deux loupes d'où je tirais le feu le plus facile, vérifié le ruisseau plein de ces poissons qui n'avaient que deux cents mètres pour leurs ébats entre l'eau salée et le roc de la source, vérifiés trois échos dont le dernier répétait douze fois vos paroles, écho pour femme seule, vérifiées les huîtres, les moules, excellentes mais dont la nacre était molle de nouveauté, vérifiée l'herbe qui remplacerait pour moi le cerfeuil, celle qui serait mon échalote, me sentant pour jamais sans occupation sur cette île parfaite, j'attendis... Tant pis si je vous décris trop tôt les tortures de l'attente. Je passais mes journées au bord même de la mer, les pieds touchant l'Océan par je ne sais quelle superstition qui me condamnait à ne pas perdre son contact; j'attendais pour le soir même, pour le lendemain au plus tard. Parfois, désespérée, je me reculais d'un mètre, d'un pas, c'est que je n'attendais plus le secours que pour dans six mois, dans un an. Par des additions, par des chiffres que je vérifiais tout le jour, gagnant quelquefois une semaine sur le total précédent, je trouvais le compte précis des mois, des années qu'il me faudrait subir dans l'île, à moins d'un hasard, avant qu'un navire fût envoyé à notre recherche. Mieux qu'un armateur qui construirait lui-même son steamer, je connais maintenant ce qu'un navire coûte de peine et de jours... Que de semaines encore, avant qu'on ait passé le mien au radoub, qu'on ait repeint (pourvu qu'il fasse soleil en Europe!) sa bande rouge, qu'on ait rassemblé dans son entrepont ces matelots que je voyais en ce moment au fond d'un cabaret de Saint-Brieuc ou dans un wagon de la gare de Gannat, sur cette diagonale de Brest à Toulon qui amène les équipages d'une mer à l'autre avec l'Auvergne pour écluse; avant que ne soient embarqués ces moutons qui pâturaient encore en Nivernais, près d'une ferme dont on raserait les haies avant leur vente! Six mois de soleil continu en Europe m'auraient fait gagner deux ou trois jours! Parfois je croyais sentir que le navire partait, peut-être partait-il, on mettait un navire gigantesque à la mer, j'avais de l'eau soudain jusqu'aux chevilles; mais un soupçon se glissait en moi, un défaut se glissait en lui, et je me sentais obligée de le ramener au port. Le boeuf de Salers, qui devait remplir ses conserves, je le voyais subitement, encore vivant et paisible, dans un chemin creux de Salers; le troisième anneau de l'ancre de tribord, je le voyais abandonné sur une écluse du Creusot,--l'ouvrier avait la grippe, la pneumonie le menaçait... Tous ces objets infimes, mais plus nécessaires pour lui dans l'éternité que ses chaudières et ses cloisons, le flacon de pickles de la table du commandant, la breloque à double fond du second médecin, ils étaient celui-là à l'embouteillage, celle-ci au fond d'un tiroir d'horloger d'Angoulême. Que le second médecin n'eût pas une panne d'auto sur cette place d'Angoulême, n'eût pas à flâner, et j'étais abandonnée pour toujours! Enfin mon navire partait au complet, mais tout subitement m'en paraissait trop neuf; il fallait qu'avant le départ trois verres de la cuisine fussent cassés, deux vergues (ah! qu'un orage souffle vite sur l'Europe!) abattues, qu'un matelot fût amputé d'un doigt, un passager du lobe de l'oreille; dans ma hâte j'avais raccolé un équipage brillant, mais sans vie, de fantômes, et je les débarquais, les relâchant vers les morsures et les accidents d'ascenseurs, vers la vie qui poinçonne! Parfois c'était une saison entière qui se soulevait contre moi; la glace du garde-manger était encore un ruisseau; le vin de l'équipage était encore raisin... Ou bien, au milieu du voyage, l'oiseau parti du cap Nord que sa vigie devait apercevoir au large de Terre-Neuve, l'algue déportée de Cuba qui devait même toucher sa quille, la tortue de Patagonie qui devait danser dans son remous aux environs des Açores n'arrivaient pas à temps sur sa ligne, et tous les fils de mon destin partaient d'un coup sous cette navette impuissante. Tant une Française du Centre est impuissante à faire la besogne de Dieu et doit lui remettre sa tâche!... Que de fois, subitement, mon coeur s'est serré: c'est que je venais de voir, grimpant à un orme en Savoie, le chat sauvage dont la fourrure entourerait le cou du timonier mon sauveteur, ou, immobile au terme de la Dalécarlie (sur le fond de neige je ne voyais que les deux ou trois taches de son écorce), le bouleau qui fournirait le papier du premier _Petit Parisien_ que je lirais à bord. Le soir, quand je m'endormais, et que je ruminais tous les sauvetages, de nouveaux calculs se posaient, que je ne pouvais non plus résoudre. Un sauvage abordait bien l'île, mais il était dans un canot qui ne pouvait tenir qu'une personne. Un petit sous-marin apparaissait, mais pas un de ses trois hommes qui ne fût indispensable à la manoeuvre et pas de place pour un autre. Un ballon atterrissait, avec une nacelle de onze passagers, mais pas un, cette fois, qui ne fût indispensable non au maniement du ballon mais à la vie des dix autres, dans un engrenage plus nécessaire que celui des bielles, je renonçais à séparer la femme du capitaine de son ami le mécanicien; du cuisinier, le médecin qui devait mourir le jour où il n'aurait plus son régime. Je ne voulais pas être cause de tant de désastres, je renonçais à trouver ma place parmi eux, et seule, à de tels moments, m'aurait remplie de joie sans mélange la vue du _Lusitania_. Je m'endormais, n'ayant plus d'espérance que dans le plus grand bateau du monde. Parfois j'attendais sans parler, sans manger, sans espérer, étendue devant la mer comme un chien devant une tombe. Ce que j'éprouvais? le remords d'un enfant qui s'est fait écraser ou perdre. Toujours d'ailleurs j'avais été distraite, sans trop d'ordre. Au bord du Rhône, c'est le Joanne de la Loire que je retrouvais dans ma valise et je visitais le château des Papes avec l'humeur de Chenonceaux. Dans mon cours de seconde année, je me passionnais pour les auteurs du troisième, et j'arrivais à l'examen, non pas avec Racine, avec Fénelon et Baudelaire, mais avec Dante, Shakespeare et du Bellay, avec de faux témoins, qui m'abandonnaient lâchement au premier froncement du sourcil de M. Joubin. Or, ces matins-là, dans mon île, j'avais l'impression, non pas d'être séparée de tout, mais d'avoir tout égaré. Voilà que j'arrivais à vingt ans non avec les poiriers, les rossignols, mais avec les acajous et les cacatoès. J'étais à un faux rendez-vous: j'aurais dû consulter un agent, prendre un bon bateau. Si bien que chaque arbre, chaque oiseau, je clignais des yeux en les voyant, pour en faire apparaître un plus vrai à leur place ou leur enlever cette forme exotique qu'il faut cligner des yeux, en Europe, pour leur donner; j'avais égaré le pain, le vin, les hors-d'oeuvre; j'avais égaré les hommes, les enfants, les femmes; j'avais perdu les animaux, les légumes. Quel désordre!... Du haut du rocher, j'apercevais ces arbres à branches écrasées, ces lianes à bout perdu comme l'envers d'une tapisserie; j'avais mis ma vie du mauvais côté; j'avais retourné la mer sur sa surface déserte... J'attendais... Déjà dans ce temps éternel tout se dissociait de mon passé. Alors que, les premiers mois, j'avais gardé mes heures de prière, de repos, de repas, que je m'étais crue obligée chaque jour de déjeuner, de dîner, de souper,... maintenant je vivais de bananes ou de mangues heure par heure. J'avais au milieu de la nuit des heures de veille qui ne me semblaient pas prises sur le sommeil... J'attendais... Par bonheur les moments qui aiguisent l'attente en Europe n'existaient point ici. Pas de crépuscule, pas d'aurore. Nuit et jour se succédaient plus rapidement que par un bouton électrique. Alors que préparée à la mélancolie je m'asseyais au bord de la mer, la tirant doucement à moi d'un mouvement qui devait là-bas découvrir un tout petit peu le Pérou, doubler le Chili, face au soleil couchant, attendant toutes ces fausses couleurs du soir qui dans Bellac donnent à l'âme ses vrais reflets, attendant que la lagune devînt violette, les champs de nacre orange, les arbres pourpre, le ciel vermillon, à peine le soleil commençait-il à rougir qu'une main le lâchait et que tout n'était plus que nuit. Une nuit toujours éclatante, laiteuse, qui passait sur le monde sa couche de nacre, et qui soudain, au bout de douze heures, me donnait à un jour aussitôt pompeux et rutilant. J'étais déversée sans arrêt de cette conque d'argent à cette conque d'or. Toute la nuit tombait sur le premier appel de la mélancolie. Tout le jour se levait sur la première angoisse. Ce monde en laque et en obsidienne n'acceptait pas plus le chagrin que la pluie. Donc bientôt ma tristesse, je l'oubliai et la laissai en moi s'arranger toute seule comme une tumeur. Mais il est temps que je vous décrive mon île... * * * Vous allez être déçus. Non pas qu'elle ne fût comble des arbres les plus beaux, de ces minéraux qui servent d'étalon pour juger les autres minéraux et sont à eux ce qu'aux métaux est l'or, de ces papillons sur la présence desquels se juge une collection. Mais je ne pourrais vous dire le nom de ces merveilles. On avait négligé à Bellac de m'apprendre la faune et la flore équatoriales. Sans trop de peine, j'identifiai les cocotiers, les oiseaux de paradis, mais ce fut tout. J'emploierai donc à tort, pour vous parler des plantes, tout ce qui me reviendra des mots exotiques, palétuviers, mandragores, mancenilliers, tout ce que m'a appris de botanique le grand opéra, et pour vous décrire la plus belle volière du monde, ou des mots un peu simples: la poule tricolore, la pie à bavette, ou, pour que le décor ait l'air situé, les trois ou quatre mots que l'on retient par dérision, à dix ans, après une lecture de voyage en Guinée, et qui servent à surnommer des camarades: ptemérops, gourah Morandi, et Mucuna. Sur mon île, dessinée comme un signal à terre dans les camps d'aviation, première bordure en corail et en nacre, seconde ceinture de cocotiers, troisième de fleurs et de gazons, au centre deux collines dans des forêts vierges, les zones vertes étincelant le jour, celle des coquillages la nuit, à midi juste deux petits lacs s'allumant au faîte des mornes, tous les oiseaux du Pacifique venaient atterrir. Des milliers d'oiseaux inconnus flottèrent donc autour de moi comme une langue nouvelle. Toute l'île au moindre vent était ébouriffée. Chaque fois que je levais trop vite les bras, je semblais secouer un tapis rouge ou bleu, et, au réveil, en les écartant pour bâiller, le découdre. Le vent d'Ouest poussait vers la mer des balles de duvet qui flottaient comme de faux cygnes sur la lagune, jusqu'au point où le courant les prenait et les emportait compacts, en oreillers, vers le Khouro Shivo... J'essayai de m'orienter dans cette volière. La présence de quelque oiseau reconnu par Jules Verne ou par la classe de leçons de choses m'eût appris ma place dans le monde. Je savais que le casoar annonce une terre toute proche de l'Australie, car il est venu de Tasmanie à pied, mais je cherchai en vain mon casoar... que l'outarde annonce l'Afrique du Sud, mais pas d'outarde... que l'Équateur peut encore recéler des oiseaux préhistoriques, et quand j'apercevais, m'épiant de derrière un arbre, quelque tête dénudée avec un bec en vieille corne, j'avais peur, me demandant s'il n'y avait pas là pour la soutenir un cou de reptile avec des poils, issu d'un corps hérissé de pointes en sparadrap avec des pieds palmés. Mais cette île était aussi à jour, pour les espèces à la mode, qu'un jardin d'acclimatation, et, pour ses plumages, qu'une maison de modes. Partout des paradisiers, des aigrettes, et les plumes de marabout ou d'autruche piquées sur de petits corbeaux. Partout, semblant pendre aux cocotiers par un fil, comme les poignées d'un cordon à tirer un rideau, la tête en bas, des perroquets ignorants encore de la langue humaine et qui ne répétaient que les cris du premier perroquet, ou bien grimpant à dix par le bec, et s'arrêtant échelonnés sur le tronc en ampoules de résine bleue, jaune ou rouge. Des cacatoès qui allaient tous les soirs coucher dans la seconde île, délirants à la rencontre des gourahs qui venaient de là-bas coucher dans la mienne. De-ci, de-là, des oiseaux dont j'avais vu la photographie dans le _Journal des Voyages_, celui qu'on appelait l'Oiseau-Muet, et qui se posait toujours juste sur la branche au-dessus de l'oiseau qui chantait, ouvrant le bec sans émettre un son; celui qu'on appelait le Plus-laid-du-Monde, que je reconnus aussitôt, le plus laid, car il paraissait avoir toutes les petites maladies humaines, si humiliantes pour les tenors et les jeunes mariées, des cors à ses pattes, des oignons à son cou, un compère-loriot, et qui éternuait;--qui s'apprivoisa d'ailleurs le premier, ayant, comme tous les hommes laids, la beauté de son coeur. Des moineaux dorés, noirs et rouges qui en se posant devenaient des boules incolores; des merles au vol blanc sale qui se posant devenaient des poires de pourpre et d'indigo; parfois, sur la grève, je tombais sur une basse-cour travestie, sur des oies vermillonnes; des canards bleu-blanc-rouge, des dindes dorées et vertes, des paons carmin, et au moindre de mes gestes toutes ces couleurs changeaient comme dans un kaléidoscope. Des coqs, des poules, des pintades, mais sous la casaque d'un propriétaire milliardaire. Parfois l'arbre où l'on couvait, aimé pour ses branches horizontales; sur toutes des femelles accroupies et le mâle debout, tous comme empaillés sur un arbre de Noël, mais leurs couleurs de plus en plus vives et les espèces de plus en plus grosses à mesure qu'on arrivait plus près du faîte, et aux dernières branches le nid ne pouvait plus contenir les queues des paradisiers. Parfois une Mucuna Benettii me heurtait, ou se posait sur moi, c'est qu'elle n'avait pas vu encore de créature humaine; elle me becquetait, c'est qu'elle confondait peau et écorce; je sentais que certains eussent aimé vivre sur moi, être pour une femme ce que dans d'autres climats ils étaient pour le crocodile ou le rhinocéros, gagnés par la douceur d'un grand être, ne demandant qu'à m'annoncer mes ennemis. Tous familiers d'ailleurs, se laissant presque tous approcher et caresser, et en ce point seulement mon aventure ressemblait à un vrai rêve. Parfois d'immenses conciliabules entre les myriades d'oiseaux qui tissent, ceux qui fauchent, ceux qui cousent et ceux qui sécrètent, ceux qui plantent des joncs et ceux qui plantent des coquilles, comme s'il s'agissait enfin d'établir un modèle de nid commun. Parfois, au coucher du soleil, un vol de pigeons nains s'abattant à la hâte sur un manguier auquel les chauves-souris pendaient le jour par grappes et les condamnant à errer jusqu'au matin. Un perpétuel quatre-coins sur chaque arbre, qui laissait flottantes des centaines d'ailes. Parfois des arbres combles, d'où j'enlevais à la main le plus gros oiseau, comme un fruit mûr, pour sauver la branche. J'essayais de les effrayer par des cris; tous alors se tournaient vers moi sur leurs perchoirs, me regardant; par des gestes, alors tous me tournaient le dos, veuves et paradis fleurissant soudain l'arbre. Des oiseaux que je croyais terriens tombant soudain comme des pierres au fond de la lagune. Les grandes attaques des ptemérops contre les poivriers en fleurs, et leurs jabots ensuite à caresser, gonflés de grains. Tous mes mouvements, toutes mes habitudes ayant une escorte ponctuelle de couleurs; quand je mangeais des bananes, deux perroquets bleus; quand j'ouvrais des huîtres, deux plongeurs bistre; quand je cueillais des mangues, deux bergeronnettes orange qui volaient toujours l'une avec l'autre, s'élevant, se posant à la même seconde, séparées par le même espace, pour que chacun de mes regards eût son rayon... Les premiers mois, cette volière me sauva de la solitude, car la tendresse qu'inspirent les plumages je la prenais encore pour la tendresse des oiseaux. Mais peu à peu je dus reconnaître que nous n'étions pas, eux et moi, de la même époque du monde. Les vertébrés, les mammifères me manquaient comme des compagnons de déluge. J'étais lasse de voir inoccupés autour de moi tous ces gouffres d'air où l'on m'avait appris, dès mon enfance, à loger des esclaves de mon poids, des chèvres, des chiens, des chevaux. Le soir, dans chaque rameau, mille boules décapitées, et seul un oiseau veillant d'une oreille ronde et visible sur tant de corps sans têtes. Jamais d'autres compagnons. Jamais de compagnons avec des yeux obliques, des yeux ovales, des paupières, toujours ces deux petites cymbales qui se recouvraient la nuit de cuir blanc. Jamais de ruse, de tendresse, d'intelligence; on sentait que le premier chat, la première mangouste n'étaient pas encore nés. Jamais, comme je le voyais émue à la campagne, les corps de femelles peu à peu doucement distendues, les chiennes avec leurs petits, les larges vaches avec leurs pis, les biches lourdes de leurs faons, et la vie ne se transmettait dans cette île, entre des êtres toujours maigres, comme une jonglerie, que par des oeufs verts ou violets piqués de brun. Jamais d'êtres pesants, jamais même de ces petits animaux qu'on met sur un sentiment qui flotte comme un presse-papier, le blaireau sur la malice, l'hermine sur la douceur; les tortues avaient disparu quelques jours après mon arrivée, et je craignais, dès que les oiseaux s'assemblaient sur le rivage, ou s'alignaient sur les lianes comme sur des fils télégraphiques, qu'ils ne m'abandonnassent tous en une seconde. Je les sentais à la merci du moindre souffle qui annoncerait, à faux peut-être, l'hiver ou le typhon. J'en avais mis deux en cage, pour qu'il me restât du moins, s'ils partaient tous, deux compagnons vivants: je les changeais chaque jour, et je les avais quelques heures plus agités et plus ardents, comme si c'était seulement leur air et leurs couleurs que je changeais. C'était d'ailleurs peine inutile; tous restaient là, butant à cinquante mètres de l'île contre une muraille factice. Oiseaux migrateurs au centre des saisons, affolés comme la boussole placée sur le pôle même. Un geste de géant, et tout ce qu'il y avait de vivant dans l'île était balayé, à part moi. Je me sentais souvent à la merci d'une brouille subite avec ces oiseaux, qui ne comprenaient pas, et qui le jour où je les aurais vexés ou effrayés à mon insu, sans me laisser justifier partiraient pour d'autres îles, abandonnant leurs oeufs. J'étais douce, avec chaque espèce, et méfiante et souple, comme quand l'on vit avec un dieu inconnu, flattant hypocritement par des éloges l'Oiseau-Laid, félicitant tout haut le Muet de son chant. Mais, sans le leur dire, feignant de chercher quelque bijou, du même regard qui voulait un bateau sur la mer, je cherchais un animal dans l'île; et il advint que je découvris (c'était tout ce que le Pacifique avait pu faire pour moi, c'était mon seul enfant avec lui) un oiseau qui avait des poils, un bec qui avait des dents, un bel ornithorynque. * * * Ce n'est pas vrai qu'un navire passa, un matin, à peu de milles; ce n'est pas vrai que je n'avais encore rien de prêt, ni projecteur, ni étoffe, pour lui faire signe. Je voyais trois bandes blanches à sa cheminée. Je pourrais aujourd'hui retrouver la Compagnie, et savoir les noms de ceux qui vinrent si près de moi. Je courus sur la grève en m'agitant, en faisant de grandes ondées d'oiseaux; muette, sachant combien mes cris étaient inutiles. C'était l'époque où je portais encore une tunique; du promontoire, je l'agitai, la plus indigne des héroïnes; pour des hommes, qui du moins ne virent pas, je me mis nue. Ce n'est pas vrai qu'alors je voulus mourir de faim. Que je m'étendis le corps dans l'eau, pour mourir aussi noyée. Que je laissai ma tête hors de la mer, contre un caillou, pour mourir aussi d'insolation. Que je pensai à tout ce qu'il y a de plus vil et de plus bas dans le monde, pour mourir aussi d'indignité. Que j'ouvris autour de moi toutes les morts comme des tuyaux à gaz, et j'attendis. Mais toutes les morts s'écartèrent, appelées vers des besognes plus riches loin de cette enfant seule. Le soleil disparut. La mer se retira. Tout le ciel me donna soudain des nouvelles d'Europe: sur la nuit de grosses étoiles poilues tremblotaient, comme, sur le parapluie du camelot près de la Brasserie Universelle, les fausses araignées en laiton... Dieu me promit que je repasserais près de là, côtoyée par des autobus... Dieu me promit qu'un jour, dans ce magasin près de la Madeleine, j'irais acheter pour mes enfants de fausses araignées, de fausses sauterelles, des cigares qui éclatent... J'étais sauvée... Ce n'est pas vrai que j'usais mes jours à me poncer les jambes et à les frotter d'une poudre de nacre qui les rendait d'argent même sous les rayons du soleil. Bientôt ce fut mon corps entier. Je n'avais plus qu'un grand chapeau ou une ombrelle. Après les quelques mois où le plus confiant s'entête à vivre en naufragé, toujours sur la grève, mesurant de l'oeil les arbres comme de futurs bateaux, m'obstinant à chercher des hameçons pour ces truites qui se laissaient prendre à la main et des pièges pour ces oiseaux qui ne savaient pour vous éviter, comme en Europe sur votre fusil, que se poser sur votre bras même, je renonçai à être autre chose qu'une oisive et une milliardaire. Je tendis des écrans de plumes de cocotiers à cocotiers, y attachant parfois pour quelques heures des oiseaux vivants, car les plumes des plus beaux s'assombrissaient une fois tombées. J'eus des centaines d'énormes perles que je pêchais à la plongée, que je ne savais pas percer et que je portais au cou et aux genoux comme des billes dans de petits filets. J'avais des parfums de résine fraîche mêlée aux pollens; des lotions obtenues de mon arbre à sucre; toujours trop capiteuses, mais, une fois enduite dans l'eau de la source et puis séchée par le soleil, j'étais certainement ce qui sentait le meilleur de l'archipel entier... J'avais mes onze poudres de riz, celle qui me rendait scintillante, de nacre pilée; celle qui m'assombrissait; celle qui me teignait de rouge; celle, plus chair, que j'eusse mise à Limoges pour le bal du préfet, et je me séchais au buvard dans la grande feuille du bananier gris... Européenne sacrilège, tout ce par quoi les Polynésiens honorent leurs morts, je le faisais à moi-même. Ces châteaux de bois au faîte des arbres où se consument leurs cadavres, je m'y étendais, remuante, sujet d'étonnement pour de petits éperviers venus d'îles où l'on mourait; je m'enduisais d'huile de palme et de mica, et tous ces honneurs et soins qui calment les fantômes, j'en étais moi-même adoucie. Si je me négligeais un jour, par chagrin, mon fard s'écaillait vite, et mes plus petites tristesses semblaient des sorties d'orgie, mais cela passait vite. Et enfin vint le premier soir où, de calme, j'allai dormir dans le centre de l'île, au lieu de m'étendre près de la mer parallèle à je ne sais lequel de ses mouvements, juste au centre de l'île, sacrifiant par paresse la moitié des hasards d'un sauvetage... Ce n'est pas vrai que j'embrassais l'ornithorynque; que je fouillais dans sa petite poche, que je n'y retrouvai rien, pas de lettre oubliée. Il se plaignait doucement par des cris de canard. Que je grattais le renflement près de son crâne. Il remuait la queue comme un chien. Que je le gavais de petits oeufs. Il battait des pattes de devant comme un castor. * * * Tous les jours maintenant je contournais l'île à la nage jusqu'au point d'où j'avais à la traverser dans toute sa largeur pour revenir au promontoire. Avant d'avoir franchi la zone de sable et de corail, j'étais déjà sèche. Puis venaient les cocotiers et cinq minutes d'ombre. Je faisais un détour pour aller appuyer ma main, les cinq doigts grands ouverts, dans cinq petits rameaux écartés de la même branche, qui formaient à s'y méprendre une main, avec phalanges et phalangettes, car tout ce qui ressemblait dans l'île à un être de ma race, j'en avais maintenant l'inventaire... Puis venait la plaine, coupée des trois ruisseaux, avec les secteurs alternés de gazons et de catleyas, semés de champs de tournesols pareils à nos topinambours où tous les perroquets prenaient leur pâture, les plus gourmands se précipitant, les ailes déployées, pour manger à même les soleils. Confondues autour d'un seul disque jaune, toutes les couleurs parfois de l'arc-en-ciel, chacune avec son cri. Puis, une fois contourné le balivier brisé par la foudre qui ressemblait à une statue d'homme, presque à un homme, après les petits marais taillés en plein corail d'où montaient en jets d'eau, avec un oiseau voltigeant au-dessus au lieu d'un oeuf, des orchidées hautes de dix mètres, une sorte de pré où mes pas étaient étouffés, où les oiseaux se taisaient, où les innombrables fleurs étaient sans parfum, et qui me donnait, surtout à moi si nue et si poudrée de nacre, un sentiment d'inexistence ou de champ des enfers. Des luttes sans bruit, et presque immobiles, et entre animaux que rien, même la haine, ne semblait devoir assembler, des oiseaux-mouches en débat avec des araignées, de petites oies le bec pris entre les lèvres de grenouilles géantes, des crabes de palmier enlaçant des couleuvres. C'est près de là que d'un tronc lisse sortait une hanche, une hanche de femme entière, toujours au soleil, chaude comme si la métamorphose venait juste d'avoir lieu, et je la caressais, un peu curieuse, comme si venait d'avoir lieu, à cette place, la faute qui vous change en arbre: l'attaque par des dieux lascifs ou l'accès d'un trop grand orgueil. C'était l'endroit aussi où le bruit des cascades était devenu égal au bruit de la mer sur les récifs, et la forêt s'ouvrait par mille trous dorés comme un gâteau de miel. J'y pénétrais, inconsciemment, par celui d'où je voyais sortir le plus gros oiseau. Je marchais sur des catleyas quatre ou cinq fois plus larges qu'en Europe, mous et cassants sous mes pieds comme des cèpes. Je me hâtais suivant une liane de glycine, et arrivais par elle à des clairières de jasmins et de passeroses où j'aspirais de tout mon souffle, comme si c'était cela l'air, des parfums violents à tuer. Chacune était un cimetière, là un arbre au pied duquel étaient les cadavres d'énormes pies-grièches; là, un cercle de gazon sur lequel finissaient leur vie, après mille ans de voyages de l'un à l'autre pôle, les tortues. Il y en avait des dizaines, dont seules subsistaient les carapaces, toutes de même exacte grandeur, toutes mortes au même âge. L'oeil, le vrai oeil humain encastré dans le mancenillier, avec l'iris percé par moi, contemplait tout cela... Enfin la clairière centrale, avec de petits aigles dormant parés de deux taches aux épaules et qui semblaient des scarabées; avec des paonnes tristes gardant à peine autour du cou un peu de cette braise qui inonderait au printemps tous les paons de mon île... avec ce rocher d'où tombaient les lichens en chevelures de femmes; avec, à mes pieds, des morceaux de bois pourris qui avaient l'air de mâchoires, d'arcades sourcilières, de coudes humains... Tout cela n'était point seulement imagination. J'ai vu depuis les noms donnés par les savants à ces apparences humaines; l'oeil de bois fut bien nommé par Littré _nodus oculus_; le lichen _capilla Irenei_ par Buffon, et ces deux fûts lisses et courbés, sur lesquels j'allais m'asseoir, dont j'enlaçais le haut tronc, Blaringhem les dénomma _osculus Rodini_... C'est de là que j'apercevais, lancés au-dessus de la forêt comme des torches échangées par des jongleurs, les oiseaux de paradis... * * * Telle était mon île, trop scintillante, avec des jours où la nacre, les coquillages étaient faits au Brasso ou au Faineuf, et tremblante parfois de petits tremblements de terre, quand un corail poussait plus vite que les autres ou que trois madrépores discutaient. Toutes ces couleurs, tous ces catleyas géants buvaient ma solitude et ma tristesse, je l'ai déjà dit, comme un buvard. Si bien qu'il me semblait souvent non pas être égarée, mais être morte. Mais avoir commencé cette migration qui vous entraîne d'astre en astre en modifiant vos molécules. Sur une étoile de millième grandeur, de quatre à cinq kilomètres, j'étais devenue fille-oiseau. Déjà pour dormir je me surprenais à mettre ma tête sous mon bras, et il ne me restait plus guère, de la contradiction humaine, que de me sentir, le jour, plutôt soeur des oiseaux de nuit, la nuit, soeur des oiseaux de jour. CHAPITRE CINQUIÈME Cette innocence de l'île, après m'en être réjouie j'en fus déçue. J'eus moins de respect pour cette nature; je fis sur elle, pour la taquiner ou l'insulter, toutes les expériences qui m'auraient coûté cher dans cette France qu'on proclame innocente. Je goûtai les baies qui ressemblent à nos baies empoisonnées, je me repus de belladone, de ciguë frite, sûre qu'elles ne contenaient qu'un sucre niais et docile. Je dormis à l'ombre d'arbres à feuilles de noyer, je goûtai à de grands champignons écarlates; en France j'aurais pris la tavelée, l'onglée, la paupiérite, mais la solitude vaccine contre tous les maux. C'était lassant de voir ces palmiers naïfs sur lesquels seul un crabe montait et redescendait, selon le soleil, comme un poids de pendule. Les larges feuilles piquantes dans lesquelles j'étendais mon bras jamais ne se refermaient sur lui, et pas une fleur qui essayât de mordre ou de retenir même mon petit doigt. Ces massifs d'héliotropes, ces bosquets de tournesols qui agitaient lentement et unanimement leurs têtes vers le soleil comme les girls dans les music-halls, ces perroquets qui faisaient un succès à mes moindres mots, ces échos, ces paradisiers familiers comme au paradis même, ces gourahs qui demeuraient paisibles sur leur branche même quand je criais, ou daignaient tout au plus se soulever, par politesse, de la hauteur dont on soulève un chapeau (pour partir affolés dès que leur parvenait quelque écho d'écho imperceptible pour moi), cette nature en somme qui ne gardait point ses distances avec un être humain, paralysée par le bonheur, par l'impuissance à faire venir des continents ses conduites de venin, et dont les réflexes, oiseau qui s'envole, lézard qui fuit, ne fonctionnaient jamais, même en frappant au bon endroit; parfois elle m'exaspérait. Jamais un rayon coupé par un nuage, ou vous échappant soudain, tous trempant dans l'océan ou dans la terre et tenus par un pêcheur endormi qui jamais ne les relevait; jamais un poisson fuyant devant vous, car le soleil ni la mer n'avaient non plus leurs réflexes, et il fallait chatouiller les truites pour tirer d'elles quelque vague révérence. Peut-être un homme eût-il obtenu plus de réaction de cette île qui restait sous moi placide comme un cheval sous un cavalier-femme. Pourtant je devenais un être plus fort et habile, je grimpais, je nageais, de petites boules rondes, des muscles glissaient à chacun de mes mouvements sous ma peau; mais pour me donner des oiseaux peureux, des arbres esclaves, il eût fallu dix ans au moins de feu ou de massacre. Toutes ces racines qui étaient de la réglisse, toutes ces herbes folles qui étaient de la vanille, ces troncs qui étaient du lait, ces pierres qui étaient des perles, il eût fallu au moins un couple humain pour en refaire, comme en Europe, des morceaux de bois stériles ou de l'ivraie. Mon coeur aussi était devenu inoffensif... l'île s'était glissée entre le monde et lui comme un mastic. Rien ne le faisait plus battre. Il ne s'accélérait même plus, tant j'étais entraînée, si je courais ou si je nageais. Parfois j'essayais de me raccorder à distance avec cette tristesse, cette douleur, ces larmes que saisons et villes distribuent dans le pays sous une infaillible pression. J'allais, dans mon désir de souffrir, chercher mes derniers souvenirs au-dessus de mon naufrage, comme au-dessus de la place où l'on a relevé un câble. J'essayais de croire que par télépathie, par des clignements, des frissons, j'étais renseignée sur le mal qui advenait en Europe et les morts de mes amis; en vain, de toute une année je ne pus pleurer qu'une fois et par hasard, le jour où je pensai à une broche (de corail justement, le premier éclat que j'aie vu de cet élément sur lequel je devais vivre), le premier cadeau qu'on m'eût fait, que j'avais échappée dans une fontaine, qui m'avait fait haïr une soirée entière ces gens qui ne plongeaient pas pour me la rapporter, car je prévoyais si peu qu'elle dût s'épanouir ensuite dans l'Océan et me sauver. * * * Par bonheur aussi, l'île eut à cette époque besoin de moi. Pendant quelques jours le courant qui contournait les récifs puis perçait la lagune pour effleurer le promontoire porta des amas de feuilles ou des îlots d'arbres entrelacés, tantôt à demi penchés, tantôt droits, comme dans les gravures le Mississipi. Ils avaient de larges fleurs... Peut-être le vent ne pouvait-il détacher leur pollen, peut-être était-ce des espèces que la nature devait approcher entières des autres espèces et des autres îles, plantes qui s'aimaient à la manière des hommes. Mais, du plus grand, je vis une liane se détacher, nager, accoster, s'enrouler autour d'un arbuste: un boa. Je le tuai le soir même, dans son sommeil, mais non sans qu'il eût mangé deux gourahs... Une semaine plus tard, c'est par en haut, comme les assiégés par les aviateurs, que je fus ravitaillée en crainte; un épervier, qui, lui, avant d'être atteint par ma fronde, eut le temps de goûter un spécimen de tous mes oiseaux. Puis, sur un de ces îlots dérivants, je crus apercevoir une bête à pelage, ocelot ou couguar, que j'empêchai de se jeter vers moi en le menaçant tout le long de la grève d'une branche allumée... J'étais touchée des dangers qu'avait enfin courus mon île. La seule attaque peut-être que devait y faire le mal, la Providence m'avait mandée de Bellac pour y répondre. Mon coeur avait battu trois fois, comme chez ceux qui vont aimer... Un jour aussi, je découvris un alligator de vingt centimètres; je savais qu'il lui fallait bien des années pour devenir terrible, dix ans au moins pour mordiller avec fruit l'ornithorynque, vingt pour saisir par la patte un échassier; jusqu'à nouvel ordre je le gardai dans un bassin, puis il disparut, et il n'y eut plus d'hypothèque, même à dix ans, sur mon animal ou sur ma main, même à vingt ans sur mes oiseaux. * * * Seule?... Pas tout à fait... Les personnages que nous inventions au couvent, celui qui claque les volets, qui agite les futaies, et que nous appelions le Novice...; celui qui brise la vaisselle, qui se prend les pieds dans les cordes, qui renverse les tubs à minuit dans la villa endormie, et que mes cousins, du nom du fonctionnaire le plus maladroit de Limoges, appelaient le Contrôleur, ces deux-là, fidèles, à travers Atlantique et Pacifique, tinrent à me rejoindre. Un jour je fus réveillée de ma sieste par des tôles tombant d'un toit. --Le Contrôleur! Toute une semaine en effet le Contrôleur sévit sur l'île, vite au courant d'ailleurs, et ce premier bruit inexplicable fut le seul bruit d'Europe auquel il eut recours. Mais des noix de coco tombèrent juste sur des crabes et les écrasèrent. Je trouvai une tortue éclatée, des oiseaux pris dans des lianes: il avait passé par là... Puis, un jour, deux petits nuages partis de l'Ouest allèrent s'installer à l'Est avec autant de dignité que pour un quadrille, le vent se mit à souffler, et le Contrôleur passa la main au Novice. Les arbres furent éventés jusqu'au dernier fond de leurs troncs et par tous les trous il en sortait une fumée avec les oiseaux. Tout ce qu'il se permettait en Limousin avec les feuillages, les ramures, les frondaisons, le Novice le fit avec les feuilles de bananier, les palmes... Les oiseaux à plumages ras, seuls, osaient se poser au hasard, mais les queues des paradisiers et des veuves revenaient en rafale par-dessus leur tête à leur moindre faux mouvement. Toutes les plaisanteries qu'il se permettait là-bas avec mes robes, il les essaya sur moi nue. Et bien d'autres ensuite me visitèrent, de ceux qui se nomment dans les pensions de jeunes filles l'Architecte, Coco ou Casimir, qui pelaient en une seconde des régimes de bananes, qui changeaient en glu le sirop d'érable, qui faisaient reparaître sur moi, par rougeurs inexplicables, des traces de jarretelles, de corset ou d'épaulettes..., dont j'ignorais les noms, et qu'une vraie sauvage eût créés dieux, tant leur malice était vivante. Mille souffles, mille petits fracas, mille petites présences qui tournoyaient autour de moi, mendiant cette divinité qu'ils savaient par les livres de Spencer plus facile à obtenir en Polynésie que dans le reste du monde. J'étais assaillie de leurs ambitions. Je les comprenais d'instinct. Un bruissement dans les catleyas juste au lever du soleil qui eût voulu être dieu du rayon rouge. Une fulguration sur les tournesols, qui eût voulu être déesse du rayon vert. Une plainte dans la forêt, qui suppliait, qui demandait presque d'une voix humaine à être le dieu du silence. Un rugissement des grosses orchidées, comme d'un phonographe, pour la place de dieux des pollens... Quand je passais sous l'arbre à racines retombantes toujours un coup sur l'épaule, net, et brutal, de celui qui voulait devenir peut-être dieu des caresses. Une ambition sans bornes des moindres reflets dans les eaux, les sources, et qui gagnait des poissons isolés, soudain figés et ridicules. Les demi-appels, les demi-éclats des modestes qui ne voulaient être que demi-dieux. Une flatterie unanime qui me conviait à me croire d'essence royale pour que tous alors sous mon couvert pussent se précipiter à la curée des noblesses. Un nuage tout rond, quotidien, qui défilait vers midi devant moi, fardé et poudré, comme Esther devant son roi, avec la secrète prétention d'avoir un grade entre les cumuli; les brisants autour de l'île qui voulaient faire de moi avec leur bruit de feu une Walkyrie éveillée; la mer, qui parfois s'écartait de l'horizon comme un gâteau de son moule, que je n'aurais eu dans ces moments qu'à retourner, déesse. Je me refusais à combler ces voeux enfantins. Le Novice et le Contrôleur gardèrent seuls une existence officielle au milieu de leurs rivaux du Pacifique. Je me détournais du nuage, du rayon avec l'humeur du prince qu'on sollicite. Je me gardais de certains gestes comme s'ils allaient conférer d'eux-mêmes, ainsi qu'il arrive parfois au roi d'Espagne s'il se couvre ou s'il tutoye, des titres à tous ces démons. Je disais vous aux oiseaux, à l'île. Je me méfiais aussi de moi-même, je savais que les femmes créent, même sans l'enfantement, et d'elles-mêmes, des êtres toujours plus grands qu'elles. Je ne voulais donner à aucune crainte, à aucun espoir, à aucun parfum dans l'île le droit de se dire mon égal. Souvent, le soir, quand toutes les forces déchaînées du vent, de la mer, de l'archipel m'assaillaient; quand je les écoutais mendier, désorientée malgré tout comme une mère qui n'a pas donné de nom à ses nombreux enfants; quand, petites et éternelles, elles me découvraient sous mes plumes ou mes feuillages et tiraient sur moi comme sur l'anneau de la trappe qui leur ouvrirait tout; quand je me redressais au milieu de leur jubilation; quand elles m'éventaient, me flattaient dans tous les recoins de mon âme, touchaient de vraies mains mon corps, caressant ma peau par sa doublure, mes yeux par leur envers, voyant dans cette fille de France leur unique chance d'arriver jamais à la divinité; et quand les parfums s'en mêlaient; et quand l'odeur des glycines devenait si forte que je fronçais les sourcils comme en Europe quand le gaz est ouvert; et quand chaque futur démon, croyant me tenter en me laissant lui choisir jusqu'à son sexe, se mettait à ma merci pour son genre d'amour; quand il eût suffi de mon consentement, d'un clignement de mes yeux pour leur faire cette liberté que seule, à mille lieues à la ronde, je pouvais donner; quand j'entendais soudain, au milieu de leur voix déjà familière, le cri nouveau d'un collègue venu du bout de l'Océanie, en m'apprenant ici; quand ils m'assiégeaient, dédaigneux de quelque vraie reine polynésienne d'une île voisine, parce qu'ils me savaient, élève de la pension Savageon, plus riche en mots magiques, en noms illustres, plus nourrie de poèmes et de gloires et qu'ils désiraient tout à coup un titre européen; quand je chassais le vent de la main comme chez nous un insecte, la mer du pied comme chez nous un chien, mer imbécile qui s'offrait toute en ce moment même pour échanger son terrible nom plébéien contre un petit mot caressant; quand je leur disais: tu ne me feras pas dire que tu es Éole, que tu es Orphée, tu n'es que le vent, tu n'es que le catleya, tu n'es que la mer; et que le soleil et la lune au-dessus de ces vanités, leur nom de Phébus et de Phébé collés sur eux comme un nom sur une gare, m'approuvaient; alors, parfois, faut-il le dire? un regret me prenait de n'être point aussi avide qu'eux, une envie de sacrifier un peu de ces trésors en moi à mon éternité; seule avec tant de mots merveilleux à mon service, un désir de choisir les cent plus beaux pour moi-même et, pour narguer tous ces démons anonymes, de couvrir d'appellations divines mes mains, mes genoux et jusqu'à mes pensées. Je succombais une minute à cette couronne qu'on m'offrait. J'étais malgré moi plus compassée, je me promenais d'un pas plus noble dans l'île, je forçais mon regard à plus d'éclat, plus de domination; toute nue, j'allais comme avec une traîne. Déjà rusée comme un faux dieu, connaissant les habitudes des astres ou des éléments, comme les enfants qui comptent trois, pour faire partir le train, je disais «couche-toi» au soleil devant mes démons ébahis, quand le soleil touchait l'horizon. Mais le sentiment hiérarchique est le plus fort dans une âme latine. La pensée soudaine de ces gens en Europe que je sentais mes vrais maîtres, ces receveuses de tramways qui vous égarent, ces agents qui vous martyrisent, ces cochers qui vous enferment en des boîtes puantes, ces taxis, refuges et plates-formes où je n'avais été et ne serais jamais à mon retour qu'une esclave payante, m'égayait et m'enlevait toute prétention, même en cachette, à être dieu. Je sortais du rayon où malgré moi je m'étais logée, comme d'un déguisement. Les mois passaient. J'avais vite appris à compter par lunes. Je me réjouissais des pleines lunes comme d'un salaire, comme chez nous des fins de mois, heureuse d'avoir roulé de mes yeux cette boule à la maturité. Mais déjà j'étais à l'étroit dans ces époques trop petites. Ce désir trimestriel de vagabondage qui me poussait autrefois aux couturières, aux modistes, je lui obéissais encore, c'était le désir de saisons; mais je n'arrivais pas à en découvrir. Rien dans l'île qui m'eût permis encore de distinguer un automne ou un hiver. Parfois une frange rose aux feuilles d'un arbre semblait indiquer un arrière-printemps, un été à sa fin, mais l'arbre voisin n'en était que plus vert. Parfois la lune était mince et transparente, on voyait les étoiles au travers comme en été, mais le soleil n'était pas d'un degré plus fort, et tous deux ne vivaient pas ici aux dépens l'un de l'autre. On avait déposé au pied de chaque arbuste une année entière qu'il consumait lentement à sa guise. Je crus découvrir qu'une sorte de tilleul perdait son feuillage; je m'en réjouissais; ainsi je verrais du moins des bourgeons pousser, des rameaux verdir: je venais chaque jour ramasser chaque feuille, j'allumais le feu à leur tas, de cette loupe qui me faisait voir toujours deux ou trois fois grandeur nature l'objet que j'allais détruire; je pus une minute voir une feuille morte trois fois plus grande, un automne trois fois plus grand que ceux d'Europe... mais bientôt je compris le malentendu, l'arbre était mort pour toujours. Pas de saisons. Je cherchais leurs traces des heures entières, dans les collines, dans les gazons, obtenant une minute un faux printemps grâce à mille perruches d'un vert nouveau sur un bosquet, un faux hiver toute une nuit grâce au faux givre de la nacre... mais désorientée dans ma marche et mes promenades, comme si l'on m'avait enlevé, avec elles quatre, mes quatre points cardinaux. Or, un matin, je fus éveillée par des cris d'oiseaux inconnus. L'île tout entière n'était que vacarme. J'essayais de voir ces nouveaux hôtes qui venaient de s'abattre par myriades autour de moi. Mais je ne distinguais, immobiles sur leurs branches ou à leur place habituelle, que les mêmes gourahs, les mêmes passereaux, les mêmes adjudants. Des improvisations entières de rossignols, des chants de merle, de canari, mais j'essayais en vain d'apercevoir les chanteurs. Enfin je compris... Ces cris partaient de mes oiseaux. Ces myriades de chanteurs étaient logés chacun dans un de mes compagnons muets. Ce sifflement à volutes sortait de ces pigeons qui d'habitude gloussaient. Ces cris de merle, de la demoiselle à aigrette qui parlait jusqu'ici par des ricanements. Les paradisiers à cordes vocales en zinc s'étaient attendris soudain et modulaient. Ou j'assistais à un miracle, ou je voyais se délier une corde dans le gosier et le coeur des oiseaux, y compris les ptemérops, qui donnaient un bruit d'accordéon. Ou bien (mais quel miracle plus grand encore!) c'était le printemps... J'étais un genou en terre, à l'affût de ma saison. C'était bien la lumière si pure qu'un moucheron y paraissait une bulle dans une vitre, mais les oiseaux s'occupaient bien des moucherons! C'était bien le soleil à la fois d'un demi-degré plus frais et plus tiède, et le moucheron, laissant tomber l'île comme un lest, plein d'aventure, s'envolait directement vers le soleil! Sentant l'herbe pousser, les branches craquer de sève, les oiseaux évitaient de se poser et voltigeaient chacun au-dessus de ce qui allait être un bourgeon nouveau. Les outardes alanguies couvaient des oignons de renoncules comme des oeufs. La jeunesse se posait sur les coraux, les perroquets, les baobabs. Le mot jeune s'ajoutait dans ma pensée à chaque mot, comme une baladeuse, au printemps, s'ajoute à chaque tramway d'Europe: la jeune Océanie millénaire, les jeunes vieux cacatoès; mon chagrin, mon désespoir je les sentais en moi devenir des chagrins, des désespoirs jeunes et forts. A un bleu plus pâle on reconnaissait les gouffres les plus profonds du ciel. C'était l'espoir attaché à la queue de chaque oiseau comme ces papiers roulés dans les classes aux pattes de la mouche. C'était l'eau de mon ruisseau le plus placide soudain frétillante et froide comme une eau de montagne. En une nuit, les carapaces des tortues, les peaux des lézards, étaient plus claires et frottées que des peignes ou des portefeuilles, ceintes aussi de gribiches d'argent et d'or. Tout ce avec quoi se fait le printemps en France, la neige, les glaciers, il semblait qu'un dépôt en fût caché au centre de l'île. Un afflux vert partait de l'attache des feuilles de bananiers et poussait la sève jaune vers le haut de la feuille, comme dans une chevelure teinte la vraie couleur, mais à une allure sensible à l'oeil nu. Tous les insectes à tous les arbres grimpaient droit comme des coccinelles. Ces carabes lumineux de nuit voletaient en plein jour comme des lampions qu'on a oublié d'éteindre au lendemain d'une fête, mais leur petite flamme était la seule chose obscure. Les feuilles des palmiers s'ouvraient toutes en craquant comme les mains du squelette qui ressuscite. Les poissons, devinant cette couche de jeunesse abattue sur la mer, la déchiraient de leur nageoire dorsale toute hors de l'eau. Dans la coupe des vagues, on apercevait des bancs de harengs affleurer l'air même de tous leurs flancs argentés, et soudain, preuve suprême,--de quel oiseau partait ce cri, de quelle grue de Numidie, de quel colibri, de quel martin-pêcheur ou de quel adjudant--j'entendis le coucou! Trois jours dura le printemps. Trois jours où les plantes et les oiseaux s'exaspérèrent. Tous les feuillages des cocotiers, des palétuviers, toutes les tiges s'étaient relevées, et je n'en reconnaissais plus les ombres. Au-dessous de ces branches retroussées, les oiseaux apparaissaient plus nus et plus vifs comme des dessous irritants. Les lianes resserraient une étreinte défaite par l'année écoulée d'un centimètre. Pour la première fois, les oiseaux-mouches volaient par couples, le mari signalant les parfums défendus. Sous les fourrés, de grosses taches d'un soleil tango, c'étaient les roues des coqs qui se battaient. Parfois, arrêtée par un de ces fils blancs qui barrent en mai nos vergers, je ne bougeais plus, je m'entêtais à rester prise dans ce filet d'Europe. Puis, le soir du troisième jour, tous les paradisiers luttèrent; un seul, le plus faible et le plus petit, fut tué, et, comme si la plus légère proie de l'île lui avait suffi, le printemps disparut. Les fleurs déjà perdaient de leur éclat comme les plumes d'un oiseau tué. Heureuse encore si d'ici le printemps prochain j'avais trois jours d'hiver! * * * D'autres mois passèrent. Celui où je fus mordue par un poisson, celui où je me coupai le doigt, et ils marquaient sur moi comme des coches. Entre les eaux pures et les fruits j'avais maintenant ces habitudes ou ces sciences qu'on prend en Europe entre des vins et des cuisines. Il y avait une source que je préférais; je savais mon meilleur bananier, ma meilleure mangue. Ce que l'on ne peut distinguer sans diplôme, je le confondais peut-être encore; je fus malade, et me crus triste. Je grelottai de fièvre et crus que j'avais froid. Soudain je sentais des ressorts de mon âme, insoupçonnés, éclater comme des baleines dans une étoffe qui vieillit, et me révéler mes vraies qualités. Je découvris un jour que j'étais brave, de cette façon, à un craquement en moi. Désormais je renonçai à la peur. Un autre jour, je me fis honte,--car je ne souriais plus, j'étais sans vivacité et toute terne, délaissant mes poudres et mes onguents; je m'insultai; je me répétai que je n'étais tout de même pas une Russe, une Allemande pour prendre ainsi au tragique ma vie. J'avais à jouer le rôle d'une Française seule dans une île; j'avais, en me prenant le pied dans une liane, à faire mille grâces aux lianes; je décidai qu'un jour par semaine, du lever au coucher, quel que fût le temps, je serais gaie. Je fixai même cette première fois au lendemain, et j'attendis avec angoisse, comme un rendez-vous avec un inconnu, cette entrevue avec mon ancienne gaîté... Nuit longue, visitée par toutes ces ombres qui se précipitent sur les coeurs un peu éclairés... mais au terme de laquelle je sentis un sourire manger par le milieu mon visage. Le soleil se levait de la mer sans débat... Près des cacaos embaumés, je m'éveillai comme jadis près de mon chocolat... Je souriais, mes yeux se plissaient, mes joues se pinçaient, ma gaîté se pendait à mon visage par mille pinces comme un linge qui va flotter... Mais ce n'était pas la gaîté qui me revenait seule, c'était une pudeur que je ne connaissais plus. Jamais Américaine, jamais Italienne seule dans une île ne regarda avec plus de bienheureuse gêne, dans la loupe son unique glace, son corps, son unique corps. Une mangue que je pressais trop fort, éclata, m'inonda. Jamais Cubaine, jamais Liménienne, jamais Orientale nue ne reçut sur elle avec plus de rougeur une mangue éclatée... et toutes les coquetteries qu'une Française vêtue de plumes rouges peut faire au soleil levant, je les fis jusqu'à midi... C'est ainsi qu'en moi rien n'obéissait plus très bien aux commandes, que je trouvai je ne sais quelle variété d'innocence en cherchant la gaîté, et, la semaine suivante, en cherchant la piété, je ne sais quelle ardeur d'architecte qui me fit transporter des arbres, tisser des lianes; puis de peintre, qui me fit découvrir dans cette étendue étincelante les trois ou quatre points sensibles qu'il fallait percer et par où les couleurs particulières se donnaient vraiment aux hommes: un coquillage, qui donnait le vermillon, une fleur, qui donnait le bleu, et une petite carrière qui donnait un blanc de céruse; car l'île toujours ne se crut obligée de sécréter que cette résine française, et je n'en usai d'ailleurs que pour accentuer toutes ces apparences dont je vous ai parlé et qui semblaient humaines, pour souligner de violet tous ces yeux contenus dans les écorces; teindre de blanc les branches qui ressemblaient à des bras; les vers, les chenilles, les insectes furent tenus par ces couleurs à l'écart des hanches en mancenillier, des cous en palmes; tous les chemins par où la pensée pouvait gagner un corps humain avaient ainsi leurs écriteaux... Pauvre compagnon, épars dans le bois vivant, yeux, bouches, lèvres bousculés par la sève végétale... seul compagnon!... * * * Il devait y avoir plus d'un an que j'étais naufragée, quand je pus enfin partir pour l'île d'en face. J'étais devenue bonne nageuse, et plusieurs fois déjà j'avais pris ce départ, mais toujours le courant m'avait ramenée à la grève. Je découvris un jour qu'après avoir fait le tour de mon île, ledit courant s'infléchissait à nouveau vers l'autre. C'était un chemin facile, indiqué d'ailleurs par des bandes d'oiseaux qui suivaient les poissons. Je partis curieuse, mais sans espoir. La fumée qui montait de là-bas, j'avais vite deviné que c'était celle d'une source chaude, comme dans mon île. J'avais seulement l'impression de changer de plateau dans une balance, pour vérifier je ne sais quelle pesée de moi-même. Je partis. Tous les ennuis d'ailleurs qui s'accumulent pour le lancement d'un grand bateau, je ne les évitai pas avec mon seul corps. Un jour j'eus une crampe et dus rentrer. Le lendemain, je déchirai mes pieds à un récif et dus attendre la guérison. Enfin un matin où le courant se jalonnait d'oiseaux dormants comme de bouées, la mer toute opalisée comme de l'eau de Cologne où l'on a versé de l'eau, trop d'eau, je partis, escortée jusqu'au large par mes oiseaux favoris. En évidence près de ma grotte, sur une planche, j'avais écrit, comme la concierge qui s'est absentée une minute, en anglais et en français,--comme une concierge instruite:--Je suis dans l'autre île, je reviens... CHAPITRE SIXIÈME Mon voyage fut facile. Pour parler comme les protestants dans leurs récits de naufrage, Dieu fit qu'un gros poisson que je croyais torpille en me heurtant n'éclatât pas. Dieu me fit couper des assises de belles ablettes étagées et immobiles comme des élus dans Tintoret. Dieu (non sans avoir empli ma bouche à deux reprises de sa grande humeur salée) me fit découvrir à travers les récifs un canal, prendre pied, ma tête dépassant, sur une lagune, et soudain, comme si Dieu ouvrait enfin ces deux oreilles condamnées depuis un an au seul chant des oiseaux, Dieu me laissa entendre aussitôt des clameurs, des glapissements, des sifflets et des aboiements. Puis Dieu, pendant que je secouais ou débouchais du petit doigt mes oreilles pleines d'eau, fit miauler, hennir, barrir et trompeter. Tous les cris des animaux les plus bruyants, celui de l'hippopotame, du chat, de l'onagre, et des cris inconnus qui devaient être ceux de la girafe ou du yack, m'accueillaient, mais ils partaient du sommet des arbres. J'étais déconcertée de trouver si peu d'harmonie, pour la première fois où elle daignait me reparler, dans la voix de la nature. Ainsi le sourd dont la guérison arrive un jour à la salle de concert, alors que l'orchestre entame la symphonie dada. Tous les cocotiers ronflaient comme des tuyaux d'orgue. --Oh! oh! criai-je... Mais déjà j'avais deviné. Je n'avais pas peur. A ma voix l'orchestre se tut. Tous les oiseaux de l'île volèrent et se réfugièrent derrière moi; reconnaissant la reine des oiseaux et celle dont la présence partage les espèces volantes des espèces invisibles. Mais, à l'extrême cime des arbres, reprenait déjà son vacarme toute une faune ventriloque de rhinocéros et de zèbres. Je levai les bras, et, comme si ce geste de reddition déclarait ici la guerre, je fus bombardée aussitôt de noix de coco, de bananes, de noisettes et de tous les échantillons de ce que je pourrais jamais manger dans cette nouvelle île. Mais je ne pouvais voir aucun des singes. Je ne m'éloignais pas du rivage, prête à plonger si c'était une race trop grosse. Les plus gourmands et les moins dévoués à la patrie des singes, au lieu de noix et de bananes pleines, m'envoyaient des coquilles et des pelures qui, elles, flottaient. Puis j'entendis des cris d'enfant qu'on bat et je vis, dégringolant de liane en liane sans qu'aucune pût le retenir, un singe ridicule, à peine plus gros que les singes pour orgues de Barbarie (le dernier que j'avais vu de cette taille était habillé), qui se tournait de face vers moi, qui ne put même garder cet équilibre, et dont je vis soudain le derrière bleu. Tous les autres, indignés de voir trahir ainsi à la fois leur présence et leur secret, s'enfuirent, et la verdure fut trouée de cent taches indigo. Je les vis d'arbre en arbre sauter, comme un ramoneur surgir de chaque cocotier, se poursuivre chacun comme le dénonciateur, disparaître. Puis, dans le voisinage, je les entendis pousser ensemble la même clameur, une exclamation provoquée sûrement par quelque autre bête, mais cette fois unanime, et dont l'accord prouvait que passait là-bas un être sur lequel les singes ne sauraient avoir d'avis et de cris mélangés comme en ce qui regarde une jeune fille de Bellac... un boa peut-être, ou un fauve... Mais je n'avais pas peur, j'avançai... Joie, pour qui ne sait plus ce qu'est un oeil, sans gaine blanche, un oeil autre que l'oeil des oiseaux, un oeil enfin décousu par le vrai canif, pour qui a cherché des semaines un poisson à yeux ovales, d'apercevoir à chaque minute, né d'une minute de silence, un petit animal neuf, une paire d'yeux. Des rats, qui bondirent à la mer, annonçant faussement que l'île allait sombrer. Des cobayes. Des musaraignes. Je les suivais d'un regard étonné d'avoir à ne point s'élever, habitué par les oiseaux à une vie verticale dont j'étais ce matin sortie... Sur le sable, sur la partie de l'île où j'aurais eu le plus de chances de trouver une trace humaine, j'avançais, essayant de la démêler dans mille empreintes de singes avec la patience de celui qui cherche, dans un champ de trèfle, le trèfle à quatre feuilles... De loin j'entendais d'ailleurs encore les singes,--à nouveau discordants: c'est qu'ils pensaient à moi... Puis j'entrai, la zone des cocotiers franchie, dans un haut gazon planté de tiges de rosiers, toutes sèches--des hommes jadis avaient passé là--et partout, au lieu de ces taches colorées et stupides qui m'accompagnaient hier encore, des glissements, et bientôt, me regardant de ce regard par lequel dans mon enfance il avait pris ma confiance, rabaissant cette oreille qui avait conquis ma tendresse, remuant ce nez qui lui avait donné mon amour, un lapin... Partout, me regardant à travers un animal, à travers ce décor de mon existence ancienne qu'était une antilope, un chat, une fouine, les deux yeux d'un petit acteur. Partout, au lieu de ces bruits fripés de plumes, des bruits de pas, de trot, de galop, un rythme d'Europe qui me redonnait la lenteur et la vitesse. De beaux oiseaux rouges et verts montaient à chaque instant sous mes pas, tout droits, comme les fusées italiennes qu'on lance pour distraire un criminel de son crime, un savant de son travail, mais je ne levais plus les yeux. Je heurtais du pied de gros oeufs orange, placés là pour retarder ma course vers le lièvre ou le blaireau, mais je ne les ramassais plus. Toute ma journée se passa à tourner à rebours un cinéma de mon enfance qui me rendit les cochons d'Inde, les écureuils. Quand j'entendais les herbes froissées, quand un buisson ondulait, au lieu de n'avoir à penser comme dans mon île: c'est le vent d'Est, c'est le vent d'Ouest,... de ma mémoire s'échappait, la raclant doucement s'il avait des piquants, un nouvel animal:--C'est un pécari, me disais-je... C'est un iguane... C'est peut-être un tatou... Chaque insecte, chaque plante me donnait, comme à un créateur, l'image, l'attente de l'animal qui vivait d'eux: des blattes? ma mangouste n'était pas loin... Des abeilles? attention aux petits ours... Des carabes dorés? j'allais voir un carabier. De naufragée, d'épave, j'étais promue Alice aux pays des merveilles. Plus qu'elle encore j'éprouvais ce délire intérieur que donne l'idée du singe bleu, et cet apitoiement sur le mal humain que donne le tatou, et ce dévouement pour la patrie que donne la petite antilope grise, et cet amour des savants, des poètes, que donne l'antilope rayée. Chaque motte de l'île tombée à la mer devenait un rat musqué, une loutre, et la regagnait aussitôt, lui redonnant en vie et en poil tout ce qu'elle perdait de roche et de feuillage. Un élan encore de l'île, et j'allais voir les racines plongées dans l'eau s'agiter, devenir des trompes, le tronc tacheté des viellis devenir un cou de girafe. Puis, comme si les fruits étaient vivants, d'un arbre que je secouai, entre vingt fruits, un écureuil tomba sur mon épaule. Déjà il avait glissé le long de mon corps, je n'avais attrapé qu'une prune écrasée, mais j'avais enfin été frôlée par autre chose qu'une aile et qu'une écaille, par un de ces êtres qui donnent plus à l'homme que des chapeaux et des peignes, par un de ces êtres destinés à orner, non plus notre tête, mais notre corps, par un être de ma chaleur. Je vois maintenant qu'il eût été trop violent, trop dangereux pour moi de retrouver tout de suite, sans intermédiaire, des hommes... Mais un beau soleil, ce jour-là, projecteur d'Europe, projetait sur ces bêtes de petits défauts, de petites qualités qui ne me rendaient qu'à une douce et enfantine humanité. Tous les animaux des fables étaient là, qui m'avaient, à dix ans, quand je croyais les humains sans défaut, amenée à croire au mal, à la légèreté, à l'égoïsme; les mêmes lapins, rats et belettes. J'étais à nouveau dans un pays où mon esprit et mon coeur d'autrefois se monnayaient et avaient cours. Que sert-il d'être bonne, avec des poissons torpille et des truites arc-en-ciel? D'être obstinée avec des ptemérops et des gourahs? D'être voluptueuse avec des paradisiers et des poules? Je sentais qu'ici, en ce moment, chacun de mes gestes, observé par mille yeux, servait à faire battre un coeur et à me rendre déesse dans un cerveau d'antilope ou de musaraigne, et je ne refusais plus sur ce poil la royauté que j'avais dédaignée sur les moussons et les coraux. Puis une chevrette passa, une patte boiteuse, mal soudée à la cassure mais garnie d'un tampon goudronné: et, comme si je reconnaissais à une greffe sur un arbre le passage d'un homme, je me sentis,--le chat sauvage aussi y contribua un peu, surgissant tout à coup, ouvrant sa gueule rose, crachant vers moi,--inondée de tendresse... C'était bien la tendresse d'Europe qui consiste à caresser un animal vivant, point celle d'Asie qui est de se tuer pour son chef, point la tendresse américaine, qui est de feindre, en dansant, d'avoir le pied pris à du chewing gum tombé à terre et d'amuser ainsi sa danseuse. J'essayai de saisir une de ces mille bêtes. Mais les plus familières à mon coeur s'enfuyaient le plus vite, et il ne me resta après une heure de course qu'un tatou, dont je ne savais que faire et qui attendait, stupide, comme au colin-maillard quand on vous a fait prendre un passant inconnu. Je cherchais, à défaut d'eux-mêmes, à atteindre leurs petits, à trouver un nid de chats sauvages, de renards, de blaireaux; en vain. Une sarigue passa, que je ne pus fouiller. Les singes continuaient leur vacarme, tournant autour de l'île et s'ameutant de distance en distance comme les fanfares, au premier janvier, dans les bourgs, qui vont souhaiter la bonne année aux membres d'honneur. Parfois à un craquement, je les devinais au-dessus de moi, silencieux et immobiles jusqu'à la seconde où l'un d'eux, après un faux geste, devait choir, obligé de revenir chercher presque jusqu'au sol son adresse de singe. Alors ils battaient en retraite assourdissante... Mais déjà, attirée par des bananes toutes décortiquées dont je semais ma route, par des tranches de noix de coco entières, une guenon boiteuse me suivait. Je me retournai vers elle soudain, et alors au lieu de fuir, se roulant sur le dos, de trois pattes, la patte boiteuse écartée de cet honneur, elle me tendit son enfant. Il criait, mais ne résistait pas. Il me faisait des grimaces, mais il m'embrassait. Il me battait, mais regardait déjà par-dessus mon épaule comme d'un rempart, et, au premier geste berceur que je fis, dans un élan pour m'échapper, il s'endormit. * * * C'était bien dans la vie que je rentrais, car ma journée du lendemain, au lieu d'être faite d'heures interchangeables, se morcela en épisodes, comme en Europe. Il y eut l'épisode du tremblement de terre, celui de la mort de la guenon, celui du trésor. Déjà le jour renaissait. Les feuilles de bananier combles de rosée chaviraient l'une après l'autre. C'est cette eau que j'aimais boire chaque matin après avoir pressé un pamplemousse au-dessus de la feuille même. Le son métallique que mon île rendait parfois était ici plus marqué encore. Des scies grinçaient, les feuilles de palmier se heurtaient au fracas du zinc; avec les cris des singes autour de moi qui jouaient à eux seuls toutes les fables de La Fontaine, se rencontrant de face sur une liane au-dessus d'un gouffre et ne cédant point, tirant par la queue une guenon sur le dos qui étreignait une noix, l'un d'en bas parlant à l'autre d'en haut qui mangeait une banane, j'avais plus encore aussi cette impression de me réveiller dans un jardin public, le matin, non loin d'une usine. Une mangouste passa au galop, j'eus le sursaut qu'on a au Jardin des Plantes quand la mangouste s'échappe, du regard cherchant je ne sais quel gardien... Mon petit singe passait de mon épaule à ma poitrine, comme la goutte d'eau d'un niveau, chaque fois que je me levais ou m'étendais... Je voyais sur la mer ces moutons et ces flocons que les appartements rendent le matin, gloire des femmes de ménage. Au-dessus de ces échafaudages invisibles que sans relâche bâtissaient les singes pour repeindre devant les cocotiers une invisible façade, avec leurs clameurs quand tombait une planche invisible, prise dans le filet que traçaient autour de moi martres, bigans et hérissons, les oiseaux-mouches heurtant des sphinx, qui modéraient leurs hélices puis rebondissaient vers le ciel... toute l'île travaillant pour moi comme un chantier... c'est alors qu'eut lieu le tremblement de terre... Le soir, quand tout fut calmé, quand je n'ignorai plus, pour les avoir vus éperdus, aucun des animaux de l'île, quand les singes attirés par la lune d'un arbre se penchèrent vers la mer, glapissant lorsqu'un singe pâle tendait de l'eau la main vers le plus hardi d'entre eux, quand les antilopes s'endormirent d'épuisement, agenouillées, quand les familles d'écureuils chassés des troncs d'arbre erraient encore, couchant enfin chez des oiseaux, quand la mer, toute la journée secouée et battue, fut saisie aux quatre angles et tirée, tendue à craquer; quand le jet d'eau de la source d'eau chaude baissa peu à peu; à l'heure en somme où j'aurais dû être expulsée de ce jardin public, alors mourut la guenon. Alors cette île ennemie, dont les petits à-coups terribles n'avaient pu me désarçonner, accrochée que j'étais à tous ses arçons, aux lianes, aux racines, voulut se venger dès le lendemain en m'humiliant, et en m'offrant, jouée par des animaux grotesques, la revue des deux grands jeux humains, que jamais je n'avais vue jouée par des hommes même, l'amour avec des tatous, la mort avec une guenon. Au milieu d'une clairière ronde pour l'amour, sur un rivage ouvert pour la mort, avec toutes les précautions de clarté et d'évidence de la nature quand elle veut gagner au matérialisme un académicien, je vis les tatous s'aimer, la guenon mourir. Mais du moins la guenon mima en grande actrice ce qu'est en Europe la mort d'un ami d'un jour. Les amis d'un jour qui meurent le soir, relient dans leur esprit leur mort et votre rencontre, croient mourir de cette dernière, vous pardonnent. Ils vous montrent du doigt la place où ils souffrent... Ils acceptent la banane avec enthousiasme, la laissent tomber en frémissant de dégoût, embrassent votre main... Ils cherchent par contenance de petits poux sur votre grand bras nu et lisse... vous supplient on ne sait de quoi, de leur donner vite un nom, de ne pas les laisser mourir sans avoir du moins, une minute, un nom; ils pleurent... Cette souffrance que les draps là-bas cachent et qui s'amasse sur leur tête, je la vis s'emparer du corps entier de la guenon comme une ciguë, ses pieds devinrent froids, puis ses genoux, ses mains firent le geste de plumer un oiseau, elle sacrifia un perroquet à son dieu des médecines, et, mourut, guenon, de la plus grande mort... Les traces du naufragé qui m'avait précédée dans cette île étaient évidemment du même homme, mais les unes semblaient dater d'hier et les autres semblaient centenaires. Des pics, des crochets portaient cent ans de rouille, mais à certains mouvements des antilopes je croyais voir qu'elles avaient jadis été caressées. Un des singes donnait l'impression qu'il avait été battu, un autre d'avoir été humilié. Tout ce que cet homme avait voulu créer en matériaux impérissables, sa maison de troncs d'arbre, son hangar de marbre, je le trouvais déjà mangé de mousse ou écroulé... mais les deux fossettes d'amitié et de crainte imprimées sur deux coeurs d'animaux étaient encore visibles. Sur quelques plantes aussi marquait sa marque: les herbes parasites respectaient au centre de l'île un enclos pelé, respectaient trois vieux épis, et les tiges de tournesols, pendant que leurs figures n'obéissaient qu'au soleil, étaient plantées suivant une ordonnance qui obéissait d'abord à un humain. Pas une femme sûrement, car il s'était entêté aux besognes pauvres qu'on assigne à l'énergie et au sexe fort dans les îles désertes: ici, où tout est abondance en fruits et en coquillages, il avait défriché et semé du seigle; ici, près de deux grottes chaudes la nuit et fraîches le jour, il avait coupé des madriers et bâti une hutte; ici, où l'on apprend à grimper en deux heures, il avait construit des échelles, des vingtaines d'échelles rangées au fond d'un vallon comme les veilles d'assaut ou de cueillettes des olives; ici, où les ruisseaux coulaient à vitesse différente pour étancher les soifs les plus diverses, il avait amené des conduites en bambou jusqu'à sa case; ici, où partout était la mer, il y avait une petite piscine en ciment, un tub; ici, où la nuit s'égale au jour, où le soleil d'un jeu régulier avec l'équateur joue à la corde, il y avait des cadrans solaires sur chaque pierre plate et un vieux squelette de pendule en ressorts à boudins... Sur le rocher qui dominait la mer, était gravé un mètre séparé en décimètres... Le Pacifique pouvait même s'y mesurer au millimètre. Comme une femme qui succède dans une chambre d'hôtel à un homme qui y fuma, j'eus le besoin d'aérer cette île, de jeter sur le banc de pierre, sur la chaise en bambous quelques écrans de pleureuses et quelques divans de plumes. Là où tout est solitude et bonté, il y avait gravé en latin sur la grotte: Méfie-toi de toi-même. On y voyait aussi, dans un petit clos pris sur les champs d'orchidées, des fleurs misérables, des zinias, des balsamines... Près du tub, je trouvai un sou italien. Un sou n'est pas grand'chose, surtout pour qui vient de découvrir un trésor, mais qu'il fût italien, mais que ce fût ce sou qu'on me refusait enfant dans les pâtisseries, et que les vagabonds n'acceptaient que s'ils allaient vers le Sud, j'en fus atterrée. Car j'avais imaginé un Irlandais, un Suédois seul dans une île, mais le dernier de tous, après le Belge, après le Luxembourgeois, un Italien... Jamais ma propre détresse, ma solitude ne fut claire comme à cette minute où je vis un Italien à ma place. Ce mot de solitude, supportable si juste avec son sens écossais ou danois, me fut décoché soudain d'Italie même et de sa capitale. Tout ce que la solitude italienne tient de villas, de terrasses, de feux d'artifice et de foule, avec les roulements des chariots; avec les vignes d'où les vendangeuses tout à l'heure invisibles se relèvent à la fois quand vous passez; avec, suprême solitude, dans un ciel tout bleu, un curé sous un aqueduc qui tend la main pour voir si l'eau traverse et goutte; et la solitude des conciles; et le pape, presque seul aussi dans son île, et enfin les grands jardins où l'on serait seul, si l'on n'était justement avec la solitude comme avec un autre que soi; la vision m'en fit comprendre que, si j'avais supporté mon île, c'est que justement tout ce qui était italien en moi, j'avais eu la force de me le cacher. J'avais soudoyé de nacre, pour qu'elles ne me hantent pas, les terrasses d'onyx et d'albâtre; j'avais soudoyé de corail les marais pontins et le Rialto; de fruits rouges gros comme des citrouilles et d'orchidées les cyprès, les piments et les roses. Solitudes latines qu'hélas je découvris grâce à ce sou, et sans les avoir connues; enfant que je n'avais pas eu et dont je retrouvais pourtant les vêtements et les jouets. Solitude portugaise, avec des pampres au nord si épais sur les routes que les enfants y font des trous pour voir les aéroplanes, et Cintra, où les vautours, conscients eux de l'altitude, tournoient à dix mètres au-dessus des hommes, qui se croient toujours au niveau de la mer; avec le bruit des fontaines parfois assourdi, quand une femme étend devant le jet son pied nu. Solitude espagnole, avec un grand sol en pierre sur lequel de petites taches de velours et de soie se promènent, qui sont les hommes et les femmes, un grand silence de Dieu avec de petits points tendres et amers, qui sont les guitares et mandolines! Comme on juge un poison sur un être plus faible, de l'absinthe sur un lézard, de l'opium sur une chatte, je versai une seconde cette solitude de l'équateur dans deux grands yeux italiens tendus au-dessous de moi comme pour recevoir un collyre... Et je vis mon Italienne blêmir, mourir! Une Florentine seule sur un récif, même proche de l'Italie; une Napolitaine seule en Sicile, une Corse, seule, toute seule dans l'île d'Elbe, quelle pitié, alors que de chacune des Touamotou, des Nouvelles Hébrides et des Bahamas, une Anglaise en chandail jaillissait au moindre appel! Rien ne prouvait d'ailleurs que le naufragé fût bien Italien. J'allais à la recherche d'autres indices, aussi acharnée à identifier cet ancêtre que si c'était le mien et que si les hommes se reproduisaient par marcottage, quelques générations après leur mort, sans intermédiaires palpables. C'était un marin, on le voyait à de petites ancres gravées sur les écorces et les pierres; c'était un homme qui avait quitté l'île, y était revenu, on le voyait aux bêtes dont la présence ne s'expliquait que par voyages dans d'autres continents: il y avait des fourmiliers, mais pas une seule fourmi, et ils mangeaient les écorces et les feuilles comme l'eussent fait les fourmis mêmes. Il y avait des mangoustes, mais pas un seul serpent, et elles se vengeaient sur la seule chose commune aux autres espèces et aux serpents, sur les oeufs. Je trouvai quelques ossements d'animaux venus dans l'île déjà vieux, ou isolés et sans femelle ou mâle, un chien, un chat, espèces éteintes pour moi désormais, espèces ancestrales. C'était tout. A part les dix centimes italiens, que je glissai dans une fente de corail comme pour que toute la mer se mît à jouer une marche,--l'appareil ne fonctionnait plus, la mer se taisait,--pas d'autres signes que les ancres, distendues ou chavirées sur les écorces, intactes sur les roches, qu'il avait jetées sans arrêt comme dans une tempête, et qui résistaient, mordant aux acajous, aux amboines, sans voir qu'il était parti. En vain essayais-je d'obtenir quelque preuve de l'antilope aux caresses, lui disant des noms italiens, lui parlant avec l'accent vénitien, l'accent romain... La nuit déjà revenait... J'élevais mes bras pour bâiller, et les singes me lançaient, croyant qu'on comble ainsi le sac humain, les fruits qui croissent le plus haut. De l'autre île, mes oiseaux apprivoisés me faisaient leur dernière visite de ce jour, oies et canards suivant le courant à cause des poissons, tous les autres volant tout droit. * * * J'avais résolu de nager aussi jusqu'à la troisième île, malgré son aspect. A sept ou huit encablures, inculte comme un cuirassé, elle surveillait ses deux soeurs. Pas un arbre. Le vent soufflait sur elle les pollens par cuillerées, les duvets de tournesols par quarterons, et ces oiseaux à bec long par qui se marient les palétuviers, et ces insectes gonflés de graines de fraisiers qui remplacent en Polynésie le marcottage, mais on la sentait stérile. Elle n'avait pas non plus sa bague, ses récifs, négresse près des deux favorites, épouse illégitime du Pacifique, et je n'étais pas sans inquiétude sur l'abordage. A mesure que je nageais vers elle, j'avais déjà assez l'instinct de la mer pour sentir les poissons de moins en moins nombreux. Je traversais des zones d'un liquide qui me supportait à peine, et qui devait être du pétrole, puisqu'en sortant de l'eau, je vis mes tatouages à demi effacés. Je longeai une heure entière une falaise à pic et qui devait être en pierre ponce, puisque mon côté gauche, pour l'avoir effleuré trois fois, redevint blanc comme en Europe; et par un escalier, un vrai escalier en pas de vis comme ceux qui mènent chez nous dans les caves, je montai, avec l'impression de m'enfoncer, sur la pointe des pieds et les coudes au corps, me gardant de petites sources qui devaient être des acides. C'est du dernier escalier que je vis les dieux... Ils étaient alignés par centaines comme des menhirs; hautes de cinq, de dix, de quinze mètres, d'énormes têtes contemplaient ma tête encore au ras du sol, avec des nez tout froncés comme si tous m'avaient déjà senti monter, des yeux caves dont les plus proches de moi pleuraient de petites larmes sèches qui étaient des souris effrayées; tous surpris dans une opération silencieuse, dont il m'avait semblé surprendre les miroitements, les scintillements. Mais je me sentais rassurée, de n'avoir touché leur île que de mes orteils. Je gravis les dernières marches. Je les voyais tous de face éclairés de dos par le soleil, leur ombre dans cette revue rangée à leur pied comme un équipement. Tous l'esprit et le corps tendus comme le fils de Footit quand son père lui demande s'il sait ce que c'est que penser. Tous, à ma vue, se demandant, cherchant en eux s'ils le savaient. Tous poussiéreux comme des marbres de commode, offrant à un kodak une proie superbe, et au cinéma juste le petit mouvement de leur ombre. Tous, par politesse pour un humain, essayant de m'accueillir par ce qu'ils croyaient la pensée; celui-ci par un oiseau gris rampant qui le parcourait comme un pou; celui-là par une grenouille dans ses oreilles à rebords qui conservaient une eau plus pure que celle des orchidées; celui-là, en laissant tomber de son corps géant un petit bras usé. Parfois j'avais l'impression qu'ils se relâchaient de leur immobilité, que là-bas on s'inclinait, qu'ici on remuait. Je poussais un grand cri, et le garde-à-vous reprenait. On apprend vite à distinguer les dieux. Un seul était vraiment beau, un seul m'eût plu, avec une belle raie et une belle pomme d'Adam, comme en ont à Deauville les joueurs de tennis. Celui-ci d'une île où l'on a des faux cols. Un seul vraiment intelligent et auquel il eût été doux d'apprendre les quatre saisons, les quatre opérations. Il avait le nez levé, comme un fox. A mon âme un mouvement quand mon regard allait de celui qui avait un sourire passager à celui qui avait un sourire éternel. Certains paraissaient faux et truqués comme par des antiquaires; et ainsi que l'on se campe en face d'une commode Louis XVI, qu'on la juge vraie si l'on éprouve je ne sais quelle émotion Louis XVI, je me plaçais en face de chacun d'eux, je le jugeais, j'éprouvais je ne sais quelle horreur calédonienne, quelle tendresse papoue: c'était de vrais dieux. Certains que je croyais avoir déjà vus, je les retrouvais loin derrière, souriants de leur farce, parvenus à cette nouvelle place par une marche oblique ou droite comme le cheval ou le fou. Autour de quelques-uns, sans que rien pût faire comprendre cette maternité, le sol couvert de petites idoles. Tous marqués du même dessin comme un troupeau de dieux appartenant au même homme. Celui-là devinant presque, le plus habile, ce qu'était la pensée: me parlant par la voix d'un crapaud caché dans sa tête, puis, gâté par le succès, sifflant par un serpent caché dans son pied. Tous gênés, humiliés d'être convaincus d'impuissance vis-à-vis de cette femme blanche, devant cette mer, cette brise qu'ils avaient terrorisées. Ces deux-là avec des regards si nettement pointés vers un coin de l'île que malgré moi, je suivais leur invite, et, au dernier balcon de la terrasse, je pouvais voir enfin ce vers quoi tous étaient tournés: un océan sans île, tout ce qu'il y a de plus infini sur notre petite terre; il me fallut me tourner pour retrouver, derrière moi, mes deux îles comme deux bouées marquant le point où s'est englouti un sous-marin. Tous immobiles comme s'il n'y avait qu'un seul dieu caché dans leur armée, qu'il s'agissait pour moi de découvrir, et qu'en fait je cherchais, les touchant du doigt, comme Ulysse recherchant Achille dans le régiment des filles... Je le trouvai...! C'est ainsi que le pendule de ma vie, trop tendu, ne battait plus que des animaux aux dieux. Certes, moi aussi, comme tous, je créais l'univers. Mais cet appareil si parfait jadis, et qui faisait que pour moi il n'y avait pas de train en retard, pas de visites en avance, on pouvait dire qu'il n'était plus au point. Je ne donnais plus que ces mouvements lents de l'âme qui sont les singes, les perroquets, ou ces figures éclairs qui sont les dieux papous. Bientôt le gouffre encore s'élargirait. Je n'aurais plus à un bout de ma pensée que l'animal le plus proche des plantes, à l'autre que Dieu lui-même. C'étaient mes deux seuls voisins. Le moindre écart me heurtait au tatou ou à la Trinité. Seule à ne pas avoir un milliard d'hommes à ma droite, un milliard d'hommes à ma gauche, avec des femmes entre chacun pour amortir encore, tout ce qui venait de la nature ou du coeur m'atteignait de son premier choc et me bouleversait. Tous ces frissons qui m'étaient arrivés par mes nourrices ou mes poètes, m'arrachant à peine un soupir, ils me jetaient maintenant à terre, ils me roulaient sanglante sur des épines. Cette horreur de savoir Strasbourg allemande qui me faisait tout au plus, autrefois, transmise par mon tuteur, fermer les yeux, elle m'arrachait maintenant sur une berge étincelante des cris stridents. Cette haine des cravates Lavallière qui me faisait alors sourire, elle me faisait jeter contre des blocs de nacre coupante des soles blanchâtres. Chacune de mes pensées les plus simples ne s'arrêtait qu'après avoir atteint son zénith. J'avais beau cligner des yeux, cligner de l'âme, rien qui me redonnât ce monde dont le mouvement était l'allure Gaumont des cinémas médiocres et où j'eusse retrouvé mes amis... Parfois j'avais l'impression qu'il me suffirait de trouver un mot et de le crier tout haut pour sortir de cet enchantement. Je prononçais le premier venu au hasard, l'essayant sur l'horizon comme sur un coffre-fort, désirant plus qu'un sauveteur un simple dictionnaire pour le lire de bout en bout, certaine ainsi d'avoir à appuyer sur le vrai ressort, sur le mot qui ouvre Paris, les mansardes allumées, sur celui qui donne l'électricité, qui allume le gaz... En vain... Si dans ma sieste un nom me venait à l'esprit, je m'éveillais, je le criais vers la mer... Rien, un oiseau. Je me rendais compte que je l'avais dit trop brutalement, qu'il fallait l'entourer de deux ou trois consonnes indistinctes. Je le logeais dans cet assemblage... Je le lançais... Il y avait là-bas un tout petit remous,--mais un vrai petit remous. Puis, plus rien... Je songeais à mourir. Mais c'est alors que Calixte Sornin apparaissait et me sauvait. C'était le premier nom de mort que j'eusse entendu, à ma première messe. De Calixte je ne savais que ce nom. Un paysan sans doute, un ouvrier. Mais moi seule, sans aucun doute, de tous ceux qui vivaient me le rappelais encore. Il était célibataire, il était orphelin, il avait quatre-vingt-onze ans, avait dit le curé. J'étais le seul dépositaire de cette faible mémoire. Moi disparue, alors que pour moi-même je n'avais rien à craindre, alors que mon souvenir vivrait encore longtemps dans Bellac et par Simon dans Paris, moi morte, le dernier reflet de la vie de Calixte était anéanti. Parfois je me sentais plus responsable de ce souvenir à son terme que de mon existence même. Je l'entretenais de mille promesses. J'obligerais Loti à appeler un livre de son nom. Je ferais dire une messe haute devant les enfants de Marie et jeter le nom de Calixte à cinquante mémoires de petites filles, sûre que l'une le prendrait et le nourrirait de sa sève. J'obligerais les géographes à appeler Ile Calixte mon île, ou même celle des mille dieux, et à le lier ainsi, dans les cours des philosophes, à l'idée de Dieu lui-même... J'étais plus qu'un savant qui hésite à se tuer parce qu'avec lui meurt une découverte, j'avais la clef, seule j'avais la clef d'une vie humaine. Un être par moi mourrait ou vivrait. C'eût été de la lâcheté envers lui, que de me laisser couler à fond, ou de me pendre, ou de désespérer... C'est ainsi que ce nom, qui le premier avait jeté sur moi du deuil, me soutenait au-dessus des tempêtes, et m'attachait à la terre, et me maintenait dans cette faible couche d'air, haute de deux mètres, où l'on vit... CHAPITRE SEPTIÈME Dans Londres, la grande ville, Il est un être plus seul Qu'un naufragé dans son île Et qu'un mort dans son linceul. Grand badaud, petit rentier. Jeanne, voilà son métier. Aujourd'hui me revenait cette strophe de notre petit cours de morale. Cette autre aussi: A Douvre un original Tombe un jour dans le chenal. Il appelle au sauvetage. Il se cramponne au récif. Mais vers lui nul coeur ne nage... Adèle, ainsi meurt l'oisif. Car mademoiselle Savageon, notre maîtresse, se fournissait exclusivement dans le Royaume-Uni de nos modèles pour vices et qualités. Les étoffes, par contre, étaient malheureusement commandées à M. Renon, de Boussac... Ainsi les oisifs et les rentiers d'Europe étaient plus isolés que moi! Je voulais bien le croire. Mais du moins tous là-bas m'avaient semblé heureux. Peut-être est-ce que tous fumaient, et je pensai donc à fumer: j'essayai les roseaux, les herbes sèches. Il y avait sûrement du tabac dans l'île, mais je n'en avais jamais vu et c'est peut-être la seule plante qu'il ne me vint point à l'esprit de brûler, alors qu'il est peu de feuilles et d'arbres, du tournesol au palétuvier, dont j'ignore maintenant le goût. Lasse de fumer, toujours comme les heureux oisifs, je mâchai des racines, découvrant parfois le goût de quelque médicament pris dans mon enfance. La patrie de ma potion Raoul pour raffermir les os, de ma poudre Richard pour durcir les gencives, c'était mon île justement. Puis je fis griller des fleurs, non plus sèches, mais épanouies, j'aspirai leur fumée, et de là, (ma maîtresse avait tout prévu): Le grand Chinois de Lancastre Vous attire avec des fleurs... Puis vous inonde d'odeurs... Bientôt sa pipe est votre astre! Du lys au pavot, Cécile, La route, hélas, est docile! et de là me vint l'idée de plaisirs défendus. Par un bambou tout vert, j'aspirai les rôtis de la résine et du pollen. Puis je pensai à la cocaïne, contre laquelle pourtant Savageon n'avait mobilisé ni lord-maire de Belfast ni notaire de Bath. Tant pis si je devais en être un peu défigurée et si devait en souffrir cette bonne forme physique qui pendant ces deux années avait été ma seule ambition, comme si c'était par une course à pied que j'arriverais un jour à sortir de l'île. Les baies que j'avais reconnues poivrées ou que je croyais vénéneuses, je les essayai dans mon nez, et, car je me rappelais aussi la morphine, dans de petites blessures ouvertes avec des arêtes. Ou bien j'allais, humant l'air, espérant des sources d'éther. Enfin je découvris en moi ce que j'allais chercher maintenant jusqu'aux faîtes des arbres..., ce fut le rêve... Un matin, moi qui jamais ne rêve, je sentis en moi un nouveau coeur, fragile, tout enveloppé d'un réseau de ficelles comme ces poêles de Sarreguemines qu'on déménage. Je n'ouvris pas les yeux, la moindre lumière allait le mettre en poudre:... j'avais rêvé... J'avais rêvé ce qui en Europe eût été à peine un rêve, que je me levais, que je déjeunais, que je cousais. La plus humble servante n'eût pas compté cela comme un rêve. Je mettais le couvert, je brodais. J'empilais des assiettes, je coupais du pain. Toutes ces précautions pour soi-même, toute cette détresse aussi que donne à d'autres un rêve de Turkestan, de Ceylan, je les eus pour toute la journée de ces fourchettes, de ces assiettes, de ces verres. Le soir je m'étendis sous le même arbre, sur le même côté, dans l'espoir, sinon de visions plus actives, du moins d'un rêve qui me permettrait de revoir et de toucher les objets absents l'autre nuit, les huiliers, les coquetiers, les cuillers à poisson... Je rêvai d'un homme. Pas de raviers, pas de porte-couteaux. Un homme qui pleurait. Pas de couvert à salade, pas de compotier. Un grand jeune homme blond, avec de grands yeux noirs. Pas de fourchettes à huîtres. Un homme qui m'avouait tout. Il me tenait dans ses bras. Il me portait. C'était un rapt et en même temps un adieu éternel. Nous nous voyions pour la première fois et nous déchirions une éternité commune. Pour la première fois il m'étreignait, et nous avions tous les souvenirs d'un long amour. Pas de petits coins de verre pour glisser sous les assiettes les jours d'asperge ou d'artichaut, pas de bols. Mais un homme qui m'étreignait... Pas de cuillers en vermeil, de surtout en or. Mais ce frère fiancé qui pour la première fois me parlait et dont pas une des phrases ne me paraissait nouvelle. Il avait le même geste, au-dessus des marais stagnants, pour m'incliner et me faire toucher alternativement du pied et des cheveux le courant impétueux. Il avait la même manie de placer chacune de ses paroles en nimbe autour de sa tête, d'échanger avec moi des boules d'ivoire qui glissaient et que nous rattrapions avec angoisse. Nous allions, dans le sens du fleuve, dédaigneux des chiens enragés qui eux devaient le remonter. Il avait ce cheval blanc que je n'avais jamais vu, le même... Je sanglotais... Notre seule consolation était de nous passer et repasser les boules, puis de nous troquer peu à peu l'un contre l'autre... Qu'il était drôle, avec mes deux petits bras pendant à ses épaules, comme un des dieux de l'autre île... Je m'éveillai!... Le lord prévôt d'Édimbourg Dit que l'amour est chimère. Mais un jour il perd sa mère... Ses larmes coulent toujours. Irène, petite Irène, L'Amour c'est la grande peine. Dès lors je ne m'endormis plus que sous cet arbre qui donnait des rêves, habituant les oiseaux à ne plus venir y nicher, pressant mon côté gauche de la main et pensant à ceux dont je voulais rêver. Cette passion dura des semaines entières. Ce n'était pas que mes rêves fussent variés, je n'éprouvais guère par eux qu'une émotion: cette volupté, inconnue de moi jusque-là, qui mélangeait les sentiments les plus contraires, et que j'appelais la désolation. C'était non la tristesse seule, mais la détresse avec tous les triomphes, le bonheur avec tous les désespoirs; un sentiment de trouvaille sans égale et de perte irréparable, un sanglot qui gagnait comme un bâillement tous les visiteurs saugrenus que m'apportait la nuit: que ce fût Louis XI, me soulevant d'un geste d'affection qui me vouait pour toujours à mes rois, ou de pauvres amies de pension reniflantes, avec cette voix rauque et enrouée qu'on a quand un malade est sauvé. Mais toujours en Europe, et la seule différence avec des rêves européens était que le soleil y brillait. Maintenant encore je suis la seule personne qui voit le soleil en rêve. Puis venait le réveil... J'écoutais... Mais ce n'était point le pas d'un braconnier sur la route. Ce n'était point le meuglement d'une génisse qu'on amène au boucher, et qui se refuse de ses quatre sabots, pauvre bête mal renseignée, à la hauteur de l'épicerie. Ce n'était pas le poulet qu'on attrape encore au poulailler pour le tuer le soir; et toutes ces petites occupations de mort qu'éclaire l'aube des provinces. Hélas! c'était toutes les fleurs portées par mon arbre, les siennes, celles de ses lianes, les catleyas qui sortaient de ses trous, déversant sur moi, chavirées par la brise--désolation d'un baobab--des pollens de toutes couleurs et si abondants que la rosée était séchée sur moi comme par une poudre... J'attendais. Comme un blessé qui met machinalement la main à sa blessure, je passais ma main sur mon corps et la portais ensuite à mes yeux, pour voir de quelle nuance me laissait aujourd'hui l'aurore... Plus de désolation heureuse; seule, sans limites, la détresse. La joie se déliait soudain du désespoir, comme un serpent effrayé de son camarade de caducée, et disparaissait... Ce n'était pas les volets qu'on ouvre et qui claquent, ni la petite pluie du matin sur les brocs des laitières. C'était les paradisiers sortant de la nuit comme la porcelaine d'un four, tous les jours d'un éclat que je n'attendais pas si vif; et c'était moi-même, accoudée à plus de petits palmiers, de petits bananiers et d'araucarias, et plus indifférente à eux et à la vie que sur sa voiture, boulevard Montparnasse, le commis de Belloir qui ramène sa flore d'un bal officiel... Je me dressais, secouant toute pensée et tout pollen de ce corps pour eux stérile, agacée, au sortir d'un monde malléable et généreux, de la résistance de ces arbres, qu'on ne pouvait traverser, de ces vagues liquides et non solides, de ce soleil éternel, l'éphémère... Égoïste, je maigrissais... Envieuse, je ne mangeais plus... Menteuse à moi-même, j'avais des névralgies. Si bien que je décidai de me guérir... Un soir au lieu d'aller me loger, dès la première ombre, sous cet arbre, en cette empreinte dans la mousse qui me recevait maintenant comme une boîte-écrin sa louche, j'attendis la nuit, je m'égarai en elle, je l'aspirai à grands traits, j'en lavai mes yeux, j'en fis tout ce que l'on fait des collyres et des contrepoisons; tous ces personnages, toutes ces émotions de mes rêves si habitués à m'assaillir dès cette heure qu'ils pénétraient aujourd'hui à vif dans mon âme la prenant pour mon sommeil, je les chassai tant bien que mal; puis, à la plus grande distance connue d'un arbre dans l'île, je m'étendis sur le dos, les pieds joints, les mains croisées, et je me donnai à un sommeil sans rêve... Ce fut une passe pénible. Jamais je n'eus une âme plus veule, aussi fanée, jamais une vie physique plus aiguë. Cette lumière autour de moi était juste la plus vibrante avant les rayons ultra-violets; ces oiseaux, les plus beaux avant les oiseaux invisibles; ces étoiles, les plus proches du globe: celle-là, juste au-dessus, la plus proche; le crissement de la mer contre les coraux le plus aigu après celui des scies; il n'y avait plus entre moi et le néant des forces que cette dernière apparence exaspérée; les couleurs les plus sombres de la nature, l'ocre, le noir, étaient elles-mêmes à leur octave la plus haute. Pas d'animaux à voix grave (je n'allais que tous les quinze ou vingt jours dans l'île des singes, n'ayant pas de protection contre leurs attaques); uniquement les cris suraigus des oiseaux, le bruit métallique de leur vol;--à part, le soir, cinq ou dix minutes, seules petites bouches d'orgue reliées à l'Europe, mais qui ne donnaient que quelques paroles mesurées comme par un câble, les grenouilles-taureaux. C'était l'époque aussi où les costumes de plumes ne me distrayaient plus, où j'avais renoncé à tout vêtement, où il m'était donné de voir sur mon corps, dernières contractions de ma vie française, ces mouvements que nous ignorons là-bas, perdus qu'ils sont sous nos robes et nos blouses, et je n'avais même pas pour moi la considération qu'un sauvage a du moins pour sa propre impassibilité. Ma poitrine, mes épaules s'écartaient dès que je me sentais franche et loyale. Je relevais la tête, je me redressais à l'approche d'un animal, malgré moi, avec cette dignité qui soulève dans Bellac une bourgeoise de la première caste quand apparaît une de la seconde. Un jour aussi je découvris que je perdais la mémoire. Je n'avais pu résister au désir d'écrire, et le couteau que j'avais ménagé deux ans comme ma seule arme et mon pourvoyeur, j'osai lui faire graver des phrases sur les arbres et dans le roc. Tous les eucalyptus aux angles des allées portaient un nom de rue, assez bas, on aurait pu le lire avec les mains la nuit. Puis, de coraux et de nacres, je composai dans les clairières des mots immenses, mosaïque un peu précaire, que je consolidais de résine, et sur laquelle j'évitai de marcher, mais chaque mètre perdu pour la promenade était gagné pour ma mémoire. L'île fut bientôt couverte de noms propres. Certains, selon le coquillage, brillaient surtout le soir. D'autres, que je croyais des plus indifférents, s'empourpraient soudain sans raison, et voulaient me révéler quelque amitié jusque-là inconnue. J'y trouvais parfois des oiseaux, pris dans la glu et qui luttaient pour leur vie contre une voyelle avide, des martins-pêcheurs pris dans le mot Hugo, des rossignols dans le mot Pape-Carpentier. Ils étaient confondus le matin quand la mousson avait soufflé. Sur la plage, des mots plus solides en rochers grenat que j'apportais un à un de la colline, y retournant chaque minute comme vers l'encrier ceux qui n'ont pas de stylo. Du promontoire, je les voyais ensuite me parler comme des réclames... Mais les hésitations qu'on éprouve parfois en écrivant une lettre, je les ressentais pour chaque syllabe de cette écriture géante. Point de participes à accorder, mais l'orthographe des mots les plus communs me devenait bizarre. Je voulus les appeler tout haut: mais jamais pavillon rouvert après des siècles ne rendit des portraits et des meubles plus vermoulus que ne le fit ma mémoire après deux ans de silence. Table! chaise! bouteille! ces modulations me paraissaient étranges, d'un son inconnu, ces mots prêts à m'échapper, à fuir. Je m'appelai moi-même, mon nom flottait autour de moi et ne m'habitait plus, je me tus pour ne point devenir quelque corps anonyme. J'appelai mes amies; tirés par des attelages bizarres qui étaient les prénoms, les noms de famille parurent, durs et secs comme des objets. Non seulement le mot le plus familier ne me revenait qu'après un effort, mais, une fois prononcé, il semblait libéré, il devenait incolore, il n'agissait plus sur mon tympan. Je devenais sourde à l'Europe. Je résolus de me guérir. Je repris tous ces mots à leur enfance même, quand rien ne les effarouche et ne les dissocie, c'est-à-dire à mon enfance. J'imaginai mes premières classes. Je repartis, pour planter à nouveau ma mémoire, du lieu où j'étais née, des premières leçons de géographie ou du catéchisme, des premières phrases apprises par coeur... Il était temps... Sur les dix communes du canton de Bellac, l'une déjà m'avait pour toujours échappé, et les autres, Nantiat, Le Breuil-au-Fa, Blond, tournoyaient déjà en moi comme des insectes un peu somnolents dans une salle dont on ouvre la porte: un peu de soleil, et Nantiat, et Blond s'envolaient pour toujours. Des péchés capitaux, l'un aussi ne vint pas et se déroba jusqu'à ma délivrance. Vingt fois, cent fois, je répétai leur liste; parfois au hasard, soudain, dans l'espoir de me surprendre moi-même dans je ne sais quel flagrant délit avec le péché absent; ou bien essayant d'en découvrir un indice dans mes gestes, quand je me redonnais ce que mes amies et moi nous appelions à la pension notre mauvais être: étendue, la tête redressée par un coussin, je regardais mon corps se gonfler des défauts de l'air. En vain. Le mensonge, la paresse, l'immodestie passaient au-dessus de lui comme les plus légers nuages; la gourmandise, l'envie, l'orgueil arrivaient sur lui dans un ordre aussi inoffensif et immuable que celui des couleurs du prisme. Mais le septième, ce péché capital que l'on commet sans doute sans arrêt dans la dixième commune de Bellac, résistait à tous ces hameçons que je posais sur mon corps même et que je croyais agiter en remuant un doigt, ou la langue. Car si ce n'est justement ce corps, nul moyen de le retrouver, nul dictionnaire. J'ouvrais les bras, les jambes, le feuilletant au hasard. En vain. Je regardais mon visage dans l'eau, y recherchant le péché comme dans ces gravures où les enfants doivent trouver un poisson sur l'arbre ou un soldat entre les jointures de la fenêtre... En vain. Je m'étudiais dans la loupe, car peut-être sortirait-il de mon image mille fois rapetissée... Je plongeais ma main, ma jambe dans une eau courante qui les allongeait, qui les faisait toutes courtes ou toutes rondes, les soumettant à une torture qui me les rendait seulement plus souples et plus fraîches, lavées même de l'orgueil et de la paresse. Ou bien, de même que j'avais retrouvé le nom de l'indigo, oublié lui aussi, en regardant un arc-en-ciel même, je prenais une journée d'Europe du lever au coucher, assurée qu'il suffirait de la pencher, de la secouer, comme un prisme justement, pour que le péché y apparût. Mais je tombais sur le souvenir d'une journée sanctifiée, où ne s'offraient à moi, au coin de la rue du Coq, sur la promenade, sur cette place mal famée elle-même, que des vertus théologales et de petits bourgeois à péchés véniels. Ou bien je me persuadais que je l'atteindrais seulement dans la commune oubliée; je recommençais toutes les promenades de mon enfance, je reprenais toutes les pistes qui avaient pu m'y conduire; par toutes les portes de Bellac, je refaisais mes premières sorties vers la campagne, touchant de ma mémoire, à vingt pas, à quarante pas de la maison, le premier arbre, la première épicière que j'aie jamais vus; mais commune et péché se tenaient en dehors de toute route vicinale. Si bien, tant les autres me paraissaient d'ailleurs bénins dans cette île, tant je me sentais peu orgueilleuse vis-à-vis des gourahs, peu menteuse vis-à-vis des ptemérops, peu luxurieuse vis-à-vis de la nacre, et cependant gonflée de je ne sais quels mal et fautes, que lui seul était le vrai péché, et j'en éprouvais en moi la présence terrible. Des péchés,--suivant d'ailleurs en cela la progression imposée par mademoiselle Savageon,--je passai aux académiciens. Mais leurs ruses sont plus subtiles encore. Car je ne surprendrai personne en disant combien il était rare qu'un mouvement de mon corps ou un geste du ruisseau m'indiquât soudain l'un d'eux. En un jour, j'en eus malgré tout une cohorte d'une dizaine, que j'accrus peu à peu, les faisant sortir dans l'ordre de leur coupole, à l'heure que je passais chaque matin à consolider ma mémoire, et parfois, la mousson soufflant, le ruisseau coulant, comme vient justement un vers à un académicien poète, un nom neuf d'académicien se fichait d'Europe en mon cerveau. Flèches légères, moins aiguës évidemment que celles de l'amour, mais qui atteignaient au moins, autant que la mémoire, une sorte d'amitié. Ainsi arriva à midi, un paon blanc grattant du bec sa queue qui s'écarta en deux gerbes comme l'eau d'une fontaine sous un doigt, à la seule pensée de jet d'eau, l'académicien Henri de Régnier, qui m'apporta du même coup tout un monde auquel je ne pensais plus, le jaspe, le jade, le stuc vénitien, l'onyx, noms étranges, moins usés pour moi, qui résistaient mieux aux termites de ma mémoire que calcaire, grès ou cailloux. Ainsi vint, le soir du même jour, en retard d'un jour sur lui à cette course autour du monde, l'académicien René Boylesve, grâce à une vraie ressemblance formée par des branches d'arbre, de tous les académiciens pour moi le plus palpable.--Puis, m'atteignant non comme une fléchette, celui-là, mais comme une élastique longuement étirée et qui me revint juste en plein coeur, l'académicien Bédier--car soudain, je les avais eux aussi oubliés, son nom me ramena Tristan avec Yseult. Puis, deux oiseaux écarlates s'enchâssant, les deux cardinaux. Puis, un jour, où je voyais un nuage éclairé rejoindre un nuage sombre, l'académicien Rostand que j'avais vu un jour rejoindre M. Bonnat. Tous ces chefs illustres, qui couverts du même titre et du même uniforme, aux jeunes filles de France paraissent à peu près le même et sont aimés en tout cas de la même passion, un grand clavier vert et noir, avec des dièses qui sont Barrès et Loti, tous, étrange influence de la Polynésie, me semblaient chacun seul et original. Puis, par l'Académie, comme par une grande trappe, passant des immortels qui vivent aux immortels qui sont morts, je m'engouffrai dans une région où,--ignorante comme je l'étais, seule comme je l'étais,--je me mis à imaginer notre littérature, et--j'y étais bien obligée si je voulais en savoir vraiment quelque chose--à la recréer. Tous ces noms d'auteurs et de héros, de théories et d'habitudes qui ne sont guère, pour les élèves les plus grandes des pensionnats, que des paravents, j'essayai de deviner ce qu'ils dissimulaient. Ces noms de Phèdre, de Consuelo qu'on nous jetait vite aux yeux pour nous éblouir et aveugler dès qu'il s'agissait d'amour, ces noms de classiques, Racine, Corneille, Rotrou, qu'on nous donnait vite tous en bloc comme un trousseau de clefs emmêlées pour que nous ne sachions distinguer quel tiroir de notre coeur chacun pourrait ouvrir, une fois prononcés, ils flottaient autour de moi, se refusant à rentrer dans mon esprit par le chemin habituel. Les moindres distiques de Ronsard, de Malherbe, une fois déclamés dans cette île, se cabraient et m'attaquaient doucement comme un attelage dont on a trempé le museau dans une fontaine enchantée. Ces vers de Lamartine, de Vigny, quand ils me revenaient soudain dans le vent, mon unique souffleur, souffleur embaumé, et dont la parole m'éventait toute; quand on voyait les étoiles, si basses ici, balancées par la brise même, agacer un quatrain qui ne s'y prenait pas, mais que je sentais bouger en ma mémoire; quand la nuit, dans un réveil subit, m'arrivait un vers de Musset, de Shakespeare que je répétais presque ahurie et meurtrie, comme on tient l'échelon rompu d'une échelle; quand je m'amusais à réunir tous ces noms qui pour moi ne signifiaient rien mais que je sentais pleins de sens, Syrinx, Paludes, Théodore, Adolphe, avec le soin d'un milliardaire ignorant qui collectionne des noms pour ses chevaux de course et ses vaisseaux; j'étais prise d'une langueur maternelle, en moi poussaient je ne sais quels germes, et un soir en effet, je me trouvais soudain face à face,--mes filles aussi à moi,--non plus avec des sonnets délabrés, des morceaux de prose bourrés de mastic, mais avec neuf personnes auxquelles j'avais bien peu pensé jusqu'ici, avec les neuf Muses. De même qu'un enfant préfère les boîtes et les écrins à leur plus beau contenu, j'éprouvai désormais mes plus grands plaisirs avec les noms seuls des genres et de mes nouvelles compagnes. Tragédie, Poésie lyrique, Histoire, aucune ne se déroba, aussi loyales que péchés et cantons limousins sont hypocrites, et je les lâchai au milieu de mon île,--première fois où des casoars heurtaient la tragédie, des paradisiers l'épopée. D'ailleurs, tout l'émoi des lectures, des départs aussi différents pour chaque livre que pour des trains pris au hasard, je les connus en m'engouffrant dans des titres d'oeuvres à moi inconnues et en me laissant emporter par eux, Sertorius, et les Ménechmes, et Hamlet, et Aucassin et Nicolette. J'imaginais leurs aventures, je les habillais de gestes, de costumes si nets qu'à mon retour en Europe les vrais m'ont semblé moins réels. Derrière toutes ces manies et ces cadres de l'esprit et de l'âme, dont nous répétions les noms au pensionnat comme des perroquets: Scholastique, Marivaudage, Préciosité,... à l'aide de vieux syllogismes, de vagues restes de leçons, j'essayais de les comprendre, et une source d'agréments nouveaux s'ouvrait en mon coeur comme un bar: Être précieuse, c'est désespérer alors qu'on espère toujours, c'est brûler de plus de feux que l'on n'en alluma, c'est tresser autour des mots révérés une toile avec mille fils et dès qu'un souffle, une pensée l'effleure, c'est le coeur qui s'élance du plus noir de sa cachette, la tue, suce son doux sang. C'est mademoiselle de Montpensier suçant le doux sang du mot amour, du mot amant. C'est mademoiselle de Rambouillet couvrant de sa blanche main tous les mots cruels, et nous les rendant ensuite, le mot Courroux, le mot Barbare, inoffensifs comme les détectives qui changent le revolver du bandit en un revolver porte-cigares. Le marivaudage? marivauder? c'est, sur un promontoire, allongée et nue, regarder le soleil, soupirer, et se dire: tu ne soupires pas! tu ne regardes pas le soleil! tu as trop chaud, découvre-toi!... Marivauder avec l'Europe, c'est lui tourner le dos, c'est s'occuper uniquement de suivre sur le baobab les sauts de l'oiseau vert à ventre rouge qui se retourne à chaque minute comme un disque, c'est dire: Europe, tu n'existes pas! Tu n'es pas pleine de grands magasins vitrés où errent les kleptomanes! Que tes villes seraient belles si on les construisait à la campagne! Et le romanticisme, dit romantisme,--et l'alexandrinisme, dit hellénisme, et la catachrèse, et la litote, et tous ces noms que nous tendions fièrement aux examens pour les faire poinçonner comme dans le métro des tickets de toute première classe, je les perçais à jour à ma façon, j'eus mon alexandrinisme à moi, mon romantisme à moi, et des litotes fausses plus belles que vos vraies. Il est d'ailleurs je ne sais quelles ornières, d'Homère à Chateaubriand, auxquelles une pensée même ignorante n'a qu'à se confier pour éprouver au juste--impression physique--le vrai glissement de toute la pensée humaine. C'est seulement sur la route présente que je m'égarais. Ma création devenait confuse dès qu'il s'agissait d'un poète vivant, et moi, à laquelle obéissaient les dociles Eschyle et Shakespeare, tout mon pouvoir mourait sur Jammes et sur Bergson. Je m'irritais surtout contre trois noms qui revenaient constamment entre Simon et ses amis, trois noms d'ailleurs flamboyants même pour les non initiés, et qu'ils se reprenaient l'un à l'autre de force ou doucement comme les jongleurs les torches dans les cirques; trois noms dont j'ignorais presque l'orthographe, mais qui me semblaient cependant, à la place de Renan, de Barrès, beaux écrous un peu desserrés, les seuls à visser maintenant notre pauvre existence contre le monde et ses mystères, Mallarmé, Claudel et Rimbaud. Je ne savais rien d'eux-mêmes, pas s'ils étaient vivants, et pas s'ils étaient morts; j'ignorais si le voisin que je heurterais dans les gares en prenant mon billet, dans les pâtisseries en mangeant des éclairs, jamais, hélas! ne serait plus, ou toujours pourrait être, ô bonheur, Mallarmé, Claudel ou Rimbaud. Et la douceur de voir l'un d'eux en colère contre un cocher et monter de force dans le fiacre sordide comme dans la gloire! Parfois, de même que sur une église drapée pour des funérailles on est inquiet d'apercevoir l'initiale d'un parent, on craint pour lui soudain,--un parfum, un souffle, me désignait l'un des trois, sauvant de la mort les deux autres. Je ne pensais plus qu'à eux trois, je nommai d'après eux ruisseaux et promontoires. Ou bien, chantage éhonté de Dieu, qui arriva ainsi à me redonner une morale,--je me persuadai que j'étais responsable d'eux trois, que si j'étais paresseuse, que si je me plaisais à mon insomnie, que si je me redonnais à la cocaïne ou aux rêves l'un d'eux mourait. J'arrivai, pour les maintenir constamment à la vie, à plus de perfection qu'une vestale; pour les sauver de dents ou de bras cassés, à un vrai souci de moi-même. Si je laissais mes genoux se durcir au lieu de les huiler, si je ne ponçais mes talons à la minute, Claudel était mort depuis longtemps... Si je ne séparais ce cacatoès et ce faisan en querelle, Mallarmé mourait. Je levais les bras, j'effrayais les combattants; le cacatoès noir se perchait, suivant de branche en branche le faisan qui serpentait comme sa projection dorée, mais la mort de Mallarmé s'était du moins élevée de trois mètres. Parfois c'est leur famille qui était en jeu, et, cruelle, je permis une fois que la soeur de Rimbaud tombât d'une échelle, une fois que se noyât l'amie de Mallarmé. C'est le soir surtout, en m'endormant, au-dessous des étoiles si proches et si allumées qu'il me semblait parfois en sentir passer une juste au-dessus de ma paupière comme une lampe de poche, que je m'acharnais contre ces purs esprits. C'était l'heure où je suivais le hurlement complet de la houle autour de l'île, de la mousson autour des cocotiers et où cette solitude dans l'espace me donnait, même à mes propres yeux, plus de noblesse que ne peut le faire en Europe la solitude du génie. Égale à ces trois hommes, je les appelais... Je me relevais parfois pour arranger de mes mains les tisons de mon petit foyer... Si n'en jaillissait aussitôt une grande flamme bleue, suivie d'une flamme rouge, Rimbaud perdait sa femme... Puis, assoupie, divaguant sur les deux ou trois phrases que j'avais entendues à leur sujet, je voyais Mallarmé donner aux paroles un pouvoir physique, des arbres pousser à sa voix, s'arrêtant une seconde aux rejets, formant un noeud aux métaphores; comme une lotion un vers de Mallarmé donner une nouvelle flore à des coins de jardins, à des tonnelles. Puis, à chaque objet, à chaque arbre, à chaque humain, à toutes ces apparences enfin que jamais nous ne pourrons toucher, Claudel, après les avoir meurtries en un point attachait là du moins une comparaison, qui se remplissait aussitôt, par je ne sais quelle loi des vases communicants, de sang, ou de sève, de résine, de liquides premiers... Un bruit sourd près de moi suivi d'une douce odeur, c'est que la noix de coco en tombant s'était ouverte... Toutes les huîtres s'ouvraient au fond des eaux et se ripolinaient de nacre... Une roussette volait du figuier au manguier,... Mallarmé ne la voyait pas... Rimbaud lui prenait la tête, l'orientait de ses mains, arrivait enfin à la lui faire voir, dans son vol de retour du manguier au figuier... L'Amour? Devant ce ciel qu'avaient depuis trois ans, combles de mes astres les plus chers, débarrassé les deux chariots, pourquoi pensais-je soudain qu'ils avaient pu parler de l'Amour? et soudain tout ce qu'avait pu en dire Racine ou Musset m'était indifférent, je sentais que c'était sur ces trois réseaux neufs qu'il fallait brancher ma pauvre tête-ampoule... Je la secouais dans la nuit, l'ajustant peu à peu sur le premier fil qui m'arrivait des ténèbres; et tout à coup une pensée si aiguë, un coup si étrange m'atteignait que je devinais qu'eux aussi l'avaient eu, et à mon réveil je retrouvais mes mains toutes noires, à cause des tisons, mais aussi comme le serviteur convaincu, par cette ruse, d'avoir touché au coffre-fort du maître. C'est cependant à l'aide de ces exercices et de ces joies factices, grâce à ces ombres et à ces surnoms qu'un beau jour (ainsi dans un pays étranger celui qui en apprend la langue, après six mois de surdité complète, un matin, dès son réveil, comprend tout ce que dit la bonne, puis le conducteur de tramway, le soir la grande tragédienne) il me sembla tout à coup comprendre mes confrères les hommes. Une couture céda dans cette forme ronde et imperméable dont inconsciemment je les enveloppais comme de sachets les raisins aux treilles. J'eus d'eux cette révélation que d'autres ont de Dieu, d'ailleurs de moi tout aussi proche. Tous ces jugements que j'avais appris à porter machinalement sur leurs vices, leurs vertus furent soudain périmés. Desséchés par ce soleil tropical, greffes stupides, préjugés, bon sens et bon goût tombèrent par vieillesse de moi. Le soleil se levait. Pour la millième fois je le voyais monter, et c'était pourtant comme si je levais pour la première fois la mèche d'une lampe. Une telle lumière s'installait sur le monde que tout ce que j'appelais jusqu'à ce jour crime ou défaut ou turpitude en était lavé. Peut-être était-ce que je comprenais seulement ce jour-là la lumière! Le vol, l'assassinat? Je voyais sur le voleur la lune adorable; le couchant caresser les bras nus du criminel. Je voyais un doux rayon accompagner les corps adultères. Je voyais l'éclat d'un bec électrique sur le visage crispé de la mère dont le fils a échoué à l'examen. Je voyais la lumière d'une lanterne vénitienne éclairer le front du père qui ne pardonne pas,--et lui était pardonné. Je voyais sous leur lampe ces beaux crânes de savants sur lesquels la hache du pessimiste s'émousse comme sur un noeud dans du chêne. Je voyais un bras nu,--était-il éclairé de l'intérieur?--jouer dans la nuit, une hanche éclairée par un feu de sarments, et, ô lumière qui à vingt mille lieues à l'heure, après dix ans, après quinze ans ne m'atteignait qu'aujourd'hui, les vrais regards de mes amis enfin me parvenaient. Le jour se levait. Des oiseaux, du milieu des clochettes d'où tombait un pollen tout rouge, secouaient non leurs plumes, mais leur couleur elle-même... Je comprenais les crinolines, les manches à gigot... Je comprenais tous ces grands mouvements de la terre sur lesquels Copernic et Newton sont emportés soudain avec le commun des mortels, comme dans les foires les propriétaires de manèges et de trottoirs roulants. Chère petite humanité, qui sans ce réveil à révélation, eût toujours pour moi passé en fraude sur son astre, mais qu'un simple rayon ce matin trouait comme une aiguille de douanier le voleur caché dans la malle Innovation... Ne criait-elle pas d'ailleurs un peu? N'entendais-je pas crier un enfant, un amant? Une douceur en moi inexplicable, une langueur me saisit, l'odeur des fleurs devint trop forte et me fit défaillir... l'humanité s'installait en moi comme un fils... Mes deux paradisiers apprivoisés, que j'aurais voulu semblables et qui ne l'étaient jamais, car ils ne s'apprivoisaient que par couples, se penchaient chacun sur une de mes épaules, et je chavirais toute du côté du plus lourd... Ah! que je comprenais ce matin ce fou de Limoges qui ajoutait à chacune de ses phrases, quel qu'en fût le sens, les trois mots «comme un homme» ou «comme une femme». Quelles délices de l'imiter! Je savourais cette heure comme si c'était la première heure du monde, la première où là-bas trois cents millions d'hommes dormaient, trois cents millions travaillaient, trois cents millions mangeaient, avec quelques dizaines de millions consacrés aux étreintes. C'était ce matin ma création... j'étais comble d'amour pour ces belles équipes. Tout ce qui d'elles autrefois m'avait choqué je l'aimais. J'aimais les barbes rousses, les verrues, les loupes. J'aimais les ivrognes, les négociants. Je comprenais ces magasins d'antiquaires à la sortie du cimetière Montmartre, où je détestais jadis voir les héritiers dépenser les premiers mille francs de leur legs. Je comprenais tous ces mariages le samedi à Saint-Sulpice, tous à onze heures juste dans les vingt-deux chapelles, et les mariés, les cheveux coupés de la veille, ras sur la nuque, assis sur vingt-deux tabourets, comme pour l'électrocution. Tous ces regards d'hommes qui avaient joué dans mes yeux aussi maladroitement que dans une fausse serrure, il s'y enfonçaient maintenant comme une clef de montre, et remontaient tout le poids de mon coeur... Les jacunas poussaient mille cris inhumains, comme un homme. Le kouroshivo soulevait légèrement l'horizon, comme une veine gonflée, comme une femme... Que de pitié je ressentais aussi pour eux, que d'ennuis ils se créent à tort avec les contrôleurs de tramways, les emprunts russes et les nègres! Je leur souhaitais le bonheur, l'éternité. Je leur souhaitais l'alcool qui dégrise, la suie qui blanchit... Si bien, quand le soleil sortit de son toril, harcelé par deux gros nuages, ahuri, que c'est eux là-bas, par milliards, qui me semblaient soudain isolés et perdus... Et tout le jour ma solitude fut quelque chose de poignant, d'angoissé et de doux,--à croire que ce n'était pas de la solitude, mais de l'amour. Qu'as-tu vu dans ton exil? Disait à Spencer sa femme, A Rome, à Vienne, à Pergame, A Calcutta? Rien!... fit-il... Veux-tu découvrir le monde Ferme tes yeux, Rosemonde. CHAPITRE HUITIÈME Un soir de ces rares jours que je ne laissais pas écouler anonymes, comme les milliers d'autres, mais que je rebaptisais de leur nom d'Europe, tant ils apportaient les goûts et jusqu'aux habitudes d'un jour précis, le troisième ou quatrième soir dans l'île où j'aie désiré boire du vin gris, manger des éclairs, danser la polka piquée, un samedi soir enfin, il me sembla voir remuer au large. A l'extrême bord de l'horizon, d'un flot à un flot tout proche, une forme avait couru et plongé, comme un rat à Paris d'une grille d'arbre dans la grille voisine. Si l'on ne nous avait appris, dès le certificat d'études (et en nous le faisant copier vingt fois comme la chose la plus utile, avec la distance de la terre à la lune, aux petites filles de Bellac),--que l'on voit toujours les voiles ou la mâture d'un navire avant sa coque, j'aurais juré voir un navire. Si l'on ne m'avait pas répété, dès le brevet simple, que l'espoir élargit les clavicules, dilate les vaso-moteurs, j'aurais juré, mes épaules soudain tombantes, mes artères soudain comprimées, que je venais d'être traversée par l'espoir. Je me retournai vers l'île, la regardant comme le visage d'un ami, dans une forêt, quand on entend marcher, mais l'île jamais n'avait paru plus calme. A moins d'une hypocrisie incroyable de l'île, je m'étais trompée. Toutes ces manettes, tous ces manomètres dont je vous ai parlé tout à l'heure indiquaient la sérénité, la paillette du rocher Rimbaud étincelait, la petite feuille était immobile. Je me calmai: je descendis prendre mon bain du soir. Soudain je dus regagner la lagune, prendre pied au plus vite, courir jusqu'à la grève, comme si la mer était subitement devenue un danger. Là-bas avaient résonné deux coups de canon... Je n'avais jamais entendu le canon, mais c'était bien lui. Moi seule d'ailleurs, l'Européenne, j'avais été atteinte par cette décharge. Rien ne bougeait dans l'île. C'était maintenant la nuit complète. Les oiseaux, la tête sous leur aile, n'avaient rien entendu... Ainsi des hommes étaient là! j'avais envie de ne pas attendre le jour, de nager aussitôt vers eux, de me donner au kouroshivo comme on se donne au train omnibus par dépit d'attendre le rapide.--Était-ce un signal? Tout un navire tirait-il pour me demander conseil? Étais-je le seul recours de cent marins, de cent détresses... Soudain je vis deux lueurs, et j'attendis, en comptant avec plus d'angoisse que dans l'attente de deux obus;--et les deux coups m'arrivèrent! Puis ce fut quatre, ce fut six, puis un silence. Puis vingt, trente: les lueurs des deux coups nouveaux s'appliquaient juste sur les deux coups derniers, et j'entendais, et je voyais, avec la même vitesse. Puis cinquante, puis cent; on essayait sur le ciel toute la boîte d'allumettes... puis un silence. Parfois un coup unique dont je n'avais pas vu la lueur, bien que mes yeux n'eussent pas quitté l'horizon. Toute l'île maintenant était éveillée. Il faisait clair de lune, tous les oiseaux volaient, les oiseaux de jour en longues bandes heurtaient les oiseaux de nuit stupéfaits; leurs couleurs que je voyais toujours isolées et à la même altitude, confondues et déséquilibrées; les oiseaux aquatiques planant dans le ciel, les oiseaux-mouches se posant, pour la première fois le corbeau orange descendant jusqu'à moi. Jamais kaléidoscope ne fut mieux secoué que mon île cette nuit-là; pas une des combinaisons ne fut oubliée. Une fusée monta, d'abord dédoublant les étoiles, puis dédoublant la nuit. La dernière fois que j'avais vu une fusée, c'était du toit avec Ceorelle, le jour du 14 juillet. Peut-être était-ce encore fête? Ou un fils de roi était-il né, ou deux jumeaux, car l'on avait tiré plus de cent une fois... Soudain, la gerbe d'un projecteur se promena sur les flots, avec quelle lenteur, s'immobilisa bêtement sur de petits remous qui m'étaient familiers et que je savais à peine creux d'un mètre, tourna et retourna autour d'une écume comme un cheval autour d'un chapeau, enfin atteignit l'île. Il resta figé une minute, hébété d'avoir heurté une masse solide; je courus vers lui, effleurée par les oiseaux qui le fuyaient, tendant la main comme un naufragé vers une corde; il bougeait de quelques mètres, je regagnais à nouveau le centre de la gerbe, je me faisais traverser par le rayon du milieu, j'agitais les bras, je me débattais, je criais. Mais, comme le regard d'un ami vous touche dans une foule et ne vous reconnaît pas, vous voit toute nue vous débattre, agiter les bras et ne vous reconnaît pas, il s'éleva soudain, se redressa comme la cheminée d'un navire qui a passé sous un pont, se redressa de toute sa taille sous cette arche obscure, et s'éteignit. En vain j'avais essayé avec ma loupe d'allumer une écorce à cette lueur. Il me fallait pour faire un feu attendre le soleil... Soudain un dernier coup de canon retentit, plus lointain, mais plus sec. Une sorte de coup de revolver pour achever une bête morte, un homme fusillé: le premier que je compris... Le premier qui m'annonça que les rois n'avaient pas de fils, les capitaines pas d'anniversaires, la France pas de 14 juillet... qu'il y avait la guerre! * * * C'est avec le premier rayon de soleil que mon feu fut allumé, le plus pur rayon, le plus froid, mais j'avais préparé mon bûcher de feuilles sèches, d'amadou, de liège. Il flamba. Pour la première fois je laissais la flamme mordre sur les arbustes, les gazons voisins... J'étais prête à brûler mon île comme d'autres brûlèrent leurs vaisseaux... Mais du secret terrible de la veille rien ne transparut sur le jour... Les vols d'oiseaux, dégagés de l'écheveau d'hier, étaient redevenus des fils brillants et droits. Un soleil ignorant brillait. Les ptemérops, les adjudants avaient tout oublié... Cette peine qui partait de ce matin ne m'était plus commune avec l'île et ses habitants, et je me sentais une nouvelle solitude au coeur même de mon isolement... Ainsi la guerre de son regard avait effleuré l'île, et disparu sur son navire à la dérive, et sans que j'eusse eu besoin de la menacer d'une perche et d'une gaffe, comme j'avais dû le faire pour le couguar sur son radeau!... Et quelle guerre? Quelles nations à marines avaient plongé pour reparaître là, se battre devant un seul témoin, cherchant à meurtrir à coups de canon leurs grandes ouïes? En quelle langue disait-on maintenant: Mon fils est mort, mon père est mort? En quelle langue disait-on: Ils arrivent, ou bien: enfin ils partent? En quelle langue un bègue envoyé aux nouvelles annonçait-il la... la... annonçait-il que l'armée était... était... enfin, tapant du pied, annonçait-il la guerre? A mille lieues d'elle, je me sentais redonnée, comme toutes les femmes, à une masse où les hommes ont le droit de choisir. Quelles races de chevaux, de mulets mouraient de misère et de cruauté? Quelles villes sur des lacs sentaient l'éther et l'iode? Dans quelles gares les duchesses soudoyaient-elles l'employé de la statistique pour qu'il dirigeât sur leur embranchement des blessés sérieux? Je promenais la guerre sur la carte du monde, l'essayant à chaque pays comme un couvercle à une boîte longue ou ovale, et, en forçant, elle allait presque à tous. En quelle langue disait-on: Achevez-moi! J'hésitais à choisir, comme si je donnais par ce choix le signal, j'hésitais entre l'Allemagne et l'Autriche, l'Espagne et les États-Unis. La guerre, qui détachait soudain du blason des grands empires les animaux héraldiques et les faisait pour moi lutter silencieusement à mort, la licorne avec l'ours, l'aigle à une tête avec son collègue à trois têtes!... Puis je pensai, égoïstement, moindre émoi, pire tendresse, que peut-être deux petites nations seulement étaient en guerre, Cuba par exemple avec la Bolivie, le Pérou avec son voisin nord, l'Équateur comme front. Ou, s'il fallait à tout prix y mêler un peuple européen, peut-être n'était-ce que la Norvège contre Panama, le Danemark contre l'Uruguay...--Toutes les capitales, je prononçai leur nom tout haut, cherchant dans l'air un cadenas secret qui remuait parfois, impassible au mot Paris... Oui, c'était bien par le mot Copenhague, le mot Lima que j'ouvrais en moi une citerne de pitié; pauvres Danois, hissant leurs canons pour une dernière résistance sur leur plus haute montagne, haute de cinquante-trois mètres! pauvres mille Liméniennes, quand dans la rue de Lima résonnait le clairon qui annonçait les listes de morts fermant toutes à la même seconde leurs yeux immenses!... Je me calmais un peu à confier la guerre à des mains aussi innocentes... La guerre, qui rend des nations entières ennemies soudain d'une couleur qu'elles éparpillent dans les champs pour l'exterminer, l'Allemagne du rouge garance, la Russie du vert turc, l'Italie du blanc... Tous ces chevaux de cuirassiers qui reviennent, chacun mangeant la queue de son chef de file, et dans l'escadron il n'y a plus de crins qu'aux casques! Tous ces millions d'hommes qui partent, choisissant des armes aseptisées et bien tranchantes, chacun s'encourageant lui-même, comme si chacun avait à se tuer lui-même... Guerre américaine sans doute, mais je n'arrivais pas cependant à calmer en moi l'Europe. Certes je voyais la France en paix, et pourtant je sentais déjà mes sentiments envers les autres pays, envers tous, vaciller, vaciller;--je sentais je ne sais quel poison gagner cet amour que j'avais des Espagnols, cette confiance en les Anglais, cette amitié pour la Bavière, et Madrid et Londres et Munich, toutes rondes sur leurs plateaux, n'étaient plus que les cases d'une roulette effleurée sans cesse par une bille qui touchait maintenant Lisbonne, maintenant Tokyo. Ah! je haïssais ce coup de canon, pour toujours peut-être interrompu, comme la voix d'une femme qui à la minute de sa mort révèle à son mari qu'un de ses amis l'a trompé, meurt juste avant d'avoir avoué le nom, et gâte pour lui, éternellement, la grande et la petite amitié. * * * A midi, j'avais l'habitude d'aller au rocher Claudel. Le courant effleurant l'île juste à ce point, tout ce que m'envoyait l'univers abordait là, et je m'y rendais comme à la seule distribution de cette poste, qui jadis m'avait apportée moi-même. Tous les mois, un déchet de l'Europe ou un cadeau presque neuf de l'Océanie m'y attendait, mais le plus souvent je n'en revenais, au bout d'une ou deux heures, qu'avec mon ombre. Ce jour-là justement, collé par le flux au rocher, imposé par une mer insistante, flottait un corps de chien. Il était déjà gonflé. C'était bien cet animal dont le cadavre est le seul cadavre en France que l'on voie couramment, qui y rende le pire destin familier aux enfants, traversant tout Paris, dernière pudeur, toujours par l'arche du milieu. Mais ici, grâce au remous, il s'acharnait à vouloir mettre hors de l'eau, à tirer à sec ce symbole de la mort. Je l'écartai d'autant de coups de gaffe qu'un policeman anglais qui voit un vrai chien vivant aborder en Angleterre. C'était un caniche. Il s'écartait une seconde, puis revenait, dans un mouvement de la mer qui remplaçait sans le savoir le réflexe d'un caniche battu. Il dérivait enfin, quand j'aperçus son collier: je nageai vers lui, défis la boucle, et il s'éloigna, sa mission terminée, qui était de m'apporter ces deux mots incompréhensibles: Volga, Vermeer. Quelques minutes après, une masse plus lourde passa au large, un autre chien, un terre-neuve, qui me donna lui aussi deux mots: Kismet, Bellerophon. Caniches, terre-neuve, races fidèles, qui venaient me chercher jusque-là, et qu'eût escortés sûrement le chien de berger s'il n'avait été retenu au milieu de la Brie par son devoir. Soudain retentit cet appel de mes oiseaux par lequel ils m'annonçaient qu'un oiseau nouveau avait pénétré dans l'île. Mais au lieu de poursuivre l'intrus de cocotier en baobab par de longs rayons rouges ou verts terminés par les cacatoès nègres, les moins rapides, au bord de la mer ils se pressaient autour d'une épave. Ils la cachaient, mais ils dessinaient autour d'elle une forme. Je voyais, sous tant d'ailes, une statue géante, une personne de tapisserie, mais gonflée et palpitante. A mesure que j'approchais, j'étais moi-même entourée et drapée d'un voile d'oiseaux excités, je devenais une créature géante aussi, aérée, avec au centre un petit corps de femme. J'arrivais. Les premiers de mes perroquets se confondaient déjà avec les perroquets de l'épave. Je me penchai, je rejetai les oiseaux qui la couvraient, avec mes mains, comme une couverture. Je vis une épaule, aussitôt cachée par de nouveaux plumages. Une minute je me battis contre cette enveloppe qui, crevant par places, me laissa apercevoir un genou, puis une main, puis une surface lisse, comme s'il y avait au-dessous un sol humain; puis, j'avais dû toucher l'oiseau-agrafe de cette robe, ils s'envolèrent tous à la fois, et, ce vêtement évanoui, je vis un homme. Un homme qui m'arrivait nu, comme aux femmes d'Europe un enfant. Le haut de son corps était à sec sur le sable, mais l'eau montait à sa ceinture et par pudeur, en mourant, il avait pu relever jusque-là la mer. Il avait les bras écartés, il semblait cloué par punition sur mon île, l'Océanie voulait faire un exemple. Sur ce corps d'homme, le premier que je voyais, du premier coup d'oeil j'étais stupéfaite de déchiffrer sa vie et ses moindres manies! Avais-je donc une telle science des hommes? l'index de la main droite était jaune, c'est qu'il fumait; les talons usés et éculés comme des talons de souliers, c'est qu'il était autoritaire; la bouche ouverte sur le côté, il devait s'amuser à cracher loin; la lèvre supérieure avancée, c'est qu'il était gai, c'est qu'il aimait les calembours; la ceinture plissée et ridée par une vraie ceinture, un gymnaste. Il avait des cheveux roux et ras, la barbe fraîche; on avait prévu la bataille, fait raser et tondre l'équipage. Le nez était cassé; plus tard j'ai songé qu'il devait être boxeur. Sur une de ses hanches, des cicatrices comme des encoches, de son genou à son épaule, comme si un enfant s'était mesuré chaque année à lui. Les lèvres juste closes de celui qui vient de parler, mais le visage dur de qui n'attend plus de réponse: une plaisanterie sans doute sur la torpille qui venait. Je ne sais quoi aussi d'épars jusque sur la poitrine, les mains, qui indiquait la ruse, le mensonge. Mais je ne pensai guère à me demander s'il était imprudent de me donner un maître rusé et menteur, un maître qui crachait, et déjà j'étais courbée sur lui. Je ne pouvais tirer sa langue, car il était impossible d'ouvrir ses mâchoires, ni le suspendre par les pieds, car il était lourd, ni fermer et rouvrir ses bras, déjà trop raides. Une heure je tournai autour de lui, assiégeant ce corps pour lui donner la vie, avec la minutie de celui qui veut tuer une tortue ou une bête à carapace, cherchant un défaut à son armure, essayant de le brûler avec ma loupe, comme jadis un ennemi dans un vrai siège. En vain. Sur le corail où je l'avais tiré, étendu et en croix, il me redonnait seulement à la fois l'étalon de ma religion et de ma race.--Parfois, assise à son chevet, je le gardais comme un typhique. Il me redonnait les vieilles mesures d'Occident pour juger ce monde où j'étais devenue la seule norme, le pouce, la coudée, l'aune. Parfois je le caressais au front comme un fiévreux. Sur son visage les ombres, à mesure que le soleil montait, modifiaient à chaque instant ses traits, sans que jamais cependant il ressemblât à quelqu'un que j'aie connu, épuisant les visages d'une série d'humains que je n'avais jamais rencontrée. Il était couvert de tatouages, d'abord indistincts sur son corps bleuâtre, mais que le soleil révéla peu à peu comme une encre sympathique, et je les lisais à mesure qu'ils apparaissaient sur lui. D'abord son prénom et son nom, cela était anglais, cela était le corps de John Smith. Puis son surnom, cela était, pour les dames, le corps de Johnny. Puis une insulte à qui lirait ses tatouages, mais je ne lui en voulus pas. Puis une phrase de la Bible le dédiant à celui qui fait bondir les montagnes, qui calme les coeurs, cela était l'âme de Johnny Smith. Sur son bras gauche, à côté de trois petites ancres en triangle, marques du vaccin qui libère pour toujours de la misère terrienne, deux mots en caractères anciens, du dix-septième ou du dix-huitième siècle, ROYAL NAVY. Puis là où les tatoueurs s'obstinent à croire qu'est le coeur, juste au milieu du ventre, un coeur grandeur nature avec une flèche. Des noms de femmes épars, Mary, Nelly, Molly, avec des dates et des villes, Mary de Plymouth, Nelly de São-Paulo, Molly de Dakar. Johnny était fidèle aux Anglaises quel que fût le continent. Une des jambes avec le dessin du tibia et du fémur, le pied avec tous les petits os, et, sur la plante, la signature de l'artiste: MACDONALD, TATOUEUR DU ROI, JERMYN STREET. Sur la poitrine en lettres de cinq centimètres le début d'une phrase, I AM, que je parvins à lire toute en retournant la plus lourde page qu'on ait lue en ce bas monde, I AM A SON OF HAPPY LEEDS. Un fils de l'heureuse Leeds, de la riche Leeds, grouillante d'épingles à tête et d'épingles à cheveux plus qu'un divan. Je lisais tout haut, je m'interrompais pour chasser les oiseaux, dans la langue, malgré moi, de Johnny Smith. Je n'ai parlé qu'anglais avec lui. C'est que je voyais l'Angleterre, à genoux devant lui, plus que si mille vaisseaux battant l'Union Jack avaient passé au large... Ainsi, par la loi des probables et des moyennes, c'était un Anglais que m'apportait la mer! Des cadavres flottant sur les eaux, le chiffre des Anglais dépassait au moins d'un celui des marines du monde réunies. La loi des deux tiers valait pour les corps de marins anglais, de chiens caniches anglais, autant que pour les cuirassés. Au premier coup de canon qui déchirait à fond mes flots, John Smith m'arrivait, comme sous la charrue en Berry un crâne gaulois; un corps gonflé, une éponge passée sur l'Angleterre, avec un relent de gin, un buvard sur ces mots de Nelly et de Molly; un de ces corps anglais, d'une densité plus faible que celle de l'eau de la mer, huile calmante qu'on répand autour des bateaux dans la tempête; un Anglais mort noyé... Mais l'idée de John Smith mort noyé, au lieu de troubler, donnait presque autant de calme et de confiance en le destin que celle d'un Florentin mort poignardé ou d'un Suisse mort centenaire. La nuit tombait, les oiseaux les plus acharnés, gagnés par le sommeil, s'envolaient de notre groupe, allaient mettre sous leur aile le bec qui avait becqueté un humain, et bientôt je fus seule avec lui. Je ne pouvais me résoudre à le tirer jusqu'à l'une de ces baignoires de corail que je lui désignais comme tombe. La lune se levait et le repassait et l'argentait comme un objet de toile. C'était le premier homme, après mon grand-père, que j'eusse jamais veillé de ma vie; je n'avais pour cet inconnu de Leeds, à chaque instant, qu'un geste filial. Comme pour mon grand-père, je ne pouvais supporter d'être à son côté, je ne me sentais utile et sûre que debout à ses pieds, sur l'axe même de cette vie, formant au-dessus de la Mort, jadis avec ce mourant, ce soir avec ce noyé, à peu près le même groupe que l'homme et sa brouette au-dessus du Niagara. Je n'osais me pencher que vers lui, à cause du vertige. Chaque flot un peu bruyant, chaque liane glissant, chaque chute de noix me faisait frissonner comme s'il était lié par des fils invisibles aux fruits, aux branches, aux oiseaux,--anglais, à chaque vague,--et que tout bruit était preuve en lui d'un secret mouvement. Je le contemplais, j'avais maintenant la science à peu près complète de son corps, je n'y découvrais que deux petites traces, imperceptibles, de son naufrage et de la mort, un oeil fermé d'un bourrelet plus fort que l'autre, celui sans doute qui avait touché l'eau le premier, et une égratignure près de l'épaule. Blessures fraîches que je soignai comme celles d'un vivant! Quand j'eus tout appris de lui, quand je l'eus épuisé comme un journal, quand j'eus tourné autour de lui, de près ou à distance, comme jamais Anglaise ne le fit autour d'une statue dans un musée, quand toute mon île eut été rebâtie, comme une ville européenne, et ma pensée aussi, à l'échelle d'un homme, je jetai sur lui des brassées de fleurs qui ne s'ouvrent que le soir, son dernier vêtement, plus vibrant et ajusté que le vêtement d'oiseaux, et bientôt bruyant car toutes les grosses abeilles de nuit y vinrent bourdonner. Parfois je m'endormais une minute; de là-haut un aéroplane aurait cru voir dans cette île un couple dormant; je m'amusais à ce jeu; pour ce spectateur invisible, je m'étendais près du corps, je m'asseyais à sa hauteur, je m'endormais au-dessus de ce bras étendu. Je m'éveillais; je reprenais dans ma pensée, en sursaut, possession de ce mort, aussi ardemment qu'on reprend, en France, la nuit, la main d'une grande soeur. J'attendais le jour. Je voulais, puisqu'il n'était plus possible de le sauver des ténèbres, le sauver de cette dernière nuit. Soudain le soleil arriva; les petits oiseaux, maintenant moins curieux, s'occupaient de leur repas, et il n'y avait plus, dessinant le corps à une envergure immense, que quelques vautours perdus dans le ciel et que je n'avais jamais vus jusqu'à ce jour. Je sentais aussi des requins en route d'un fond lointain, nageant vers nous à la vitesse de la lumière. Je sentais des mouches appelées d'un autre archipel voler en droite ligne et qui bientôt arriveraient. Je sentais en rumeur toute cette agence du Pacifique qui veille aux enterrements d'une classe aussi haute. Je sentais partis, à vingt mille lieues à l'heure, les rayons qui allaient me le montrer plus livide, plus décharné, vert et indigne. Je me décidai donc, je le traînai jusqu'à la baignoire rouge, passant des rondins au-dessous de son corps pour qu'il roulât, et il laissa sur la grève, mais à contresens, l'empreinte d'un petit canot qu'on lance. Sous le poids de cet homme, jamais la trace de mes pas n'avait été aussi distincte et j'eus la même angoisse, à voir mes empreintes profondes, en me retournant, qu'à voir celles d'un inconnu. J'avais faim. J'avais faim d'une faim nouvelle. Après le premier travail que j'eusse accompli dans l'île, à cause peut-être du seul contact avec cet Anglais carnivore, j'avais envie de plus que d'oranges et de bananes. J'étais désespérée mais j'avais soudain appétit, récompense au labeur, réconfort des enterrements, de pickles, de rosbeef, de poulet cocotte... Mes oiseaux tournaient autour de moi sans se douter du changement... Je voulus aller pêcher et griller des truites sur du charbon de bois. Soudain, comme je lançais à la mer un fruit rond qui m'avait heurtée, comme j'essayais en vain de chasser une abeille, comme je pensais avec tristesse que j'étais là, répétant les gestes, les mêmes, de Nausicaa, de Sakountala et qu'une ombre de mort seule m'épiait, comme je devinais à vif en moi plus de tendresse, de dévouement qu'il n'en a jamais fallu pour devenir héroïne, et en plus l'art de nager, de grimper, l'art d'atteindre avec une pierre n'importe quelle noix de coco, et tout cela stérile, alors,--comme si regarder fixement la mort vous la fait voir ensuite cent fois,--soudain (j'eus la terreur d'un philosophe qui sentirait sa pensée non se poursuivre par chaînons et écluses mais se reproduire en grouillant comme une culture), je vis des cadavres aborder de partout. Ils abordaient là où eussent abordé des hommes vivants; ils étaient une vingtaine épars à cet assaut; de toutes les petites criques par où je sortais de mon bain, sortait en ce moment un homme. D'autres pris dans le courant passaient au large, chacun avec sa nage propre, champion dans la mort de l'overarm, des épaules hors de l'eau et des bras dressés, là une tête, là une main, là-bas un pied, et en rasant la mer à niveau on eût eu de quoi me refaire le corps entier de Johnny. Mais la plupart collés au rivage s'usaient, inlassables, à la pierre ponce ou à la nacre, avec ces saccades enfantines que nous donnent à nous les poussées de la mer. * * * Comme les hommes sont dissemblables,--si légers, si pesants, si fins, si grossiers, si vulgaires et si dignes jusque dans la mort, que je devinai dans ces cadavres les reconnaissants et les ingrats! Après chaque sauvetage, je me reposais, mais déjà presque modelée par une demi-heure de contact ou d'étreinte à certaine forme d'homme, désorientée quelques minutes devant le corps suivant, corps habillé alors que l'autre était nu, souple quand l'autre était raide, forçant mes bras et ma piété à épouser vingt formes différentes. Parfois la lune éclairait le noyé, je m'habituais à son visage; parfois je repêchais un corps dans l'ombre, et plus tard, sur le rivage, je ne le reconnaissais pas, il me semblait venu sans moi. Parfois une vague inattendue poussait le corps, j'avais l'impression qu'il s'aidait... Le soleil revint. A chaque corps retiré de la mer, elle avait changé de couleur,... pourpre à l'avant-dernier, rouge au dernier, et soudain vide de mort, toute bleue. Premier jour cependant où, depuis des années, je ne me baignai pas... Je les comptai; j'en trouvai d'abord dix-sept, puis seize; puis le disparu revint. Les uns avaient la tête, les autres les pieds tournés vers la mer. De la tête s'envolait toujours quelque oiseau, plus curieux que sont les oiseaux des visages que des corps. L'un avait un grelot dans sa poche, et sonnait. Deux avaient des alliances: j'eus désormais deux alliances au même doigt. Le plus jeune, imberbe, avait un veston noir avec des boutons d'or comme les collégiens chez nous; rien n'y manquait, ni la cravate, ni la montre, comme aux collégiens un jour de grande rentrée; c'était des vêtements faits sur mesure, de ceux que la mer n'arrive pas à enlever au corps, la ceinture était fixée au drap par des boutons-agrafes, et le midship retenait de la main sa casquette, seul objet qu'il eût pu perdre dans le désastre. Toute la douce peur de perdre sa casquette, mélangée à la confiance en son col, en ses brodequins, illuminait et sanctifiait ce visage. Mais à mesure que le soleil chauffait, cette troupe que je croyais d'abord uniforme, je la vis se diviser en deux. L'alliance que tous les noyés ont contre la nuit était rompue. Il y avait deux sortes de tricots, deux sortes de bérets; c'est qu'il y avait eu deux navires; il y avait deux sortes de têtes, de mains, même dans la mort deux attitudes; il y avait deux coupes de cheveux: c'est qu'il y avait deux races... Alors je vis la guerre. D'abord la compagnie de sept géants à chair blanche, jeunes tous et de taille égale comme un peuple mythique, les plus défigurés et les plus gonflés, comme s'ils n'avaient pas, eux, l'habitude de cette mort dans l'Océan, le visage si gras et leurs petites moustaches blondes si pommadées que l'eau restait sur eux en gouttelettes et n'avait pas désuni un poil, l'un avec un maintient-moustache, tous avec des instruments dans leur poche dont on n'a rien à faire au fond des eaux, des harmonicas, de petites flûtes, tous avec leur nom gravé à l'encre indélébile sur leurs tricots, mais sans tatouages et anonymes dès qu'ils étaient nus, les ongles faits au polissoir, chacun rapportant sur son visage non pas, comme d'habitude les morts, une ressemblance avec quelque inconnu entrevu dans un orchestre ou une diligence, mais la ressemblance exacte avec le camarade d'à côté; et dix corps en basane et en muscles, avec des cous d'otarie, avec des fils de laiton pour cheveux, de la corne pour ongles, de l'or pour dents, tous divers, ressemblant tous (avais-je donc oublié à quoi ressemblent les hommes?) à des chiens, à des chevaux, à des dogues, l'un à un chat, le midship à une femme, avec des poches toujours vides si ce n'est de tabac et de pipes, mais dont presque tous les corps portaient le nom et les aventures, l'un avec la même Molly de Dakar, l'autre avec toute la bataille de Hastings, un troisième sa vie décrite depuis le cou en cinq ou six lignes, naissance, engagement, naufrage du _Sunbeam_, naufrage du _Lady-Grey_, et il restait pour inscrire sa mort toute une place réservée jalousement, sans doute pour des noms de femmes, tout le sternum; un dernier enfin (rien que cela me poussa à prendre parti entre les deux races) avec sur le bras: Souvenir de Boulogne et un pavillon français. C'était sept matelots allemands contre dix de la Grande-Bretagne; c'était, je pouvais grâce à leurs noms nommer ces tournois, Meyer contre Blakely, Waldkröte contre Parrott. C'était ces bouches ouvertes, ces yeux chavirés, ces terriens qui voguaient sur la mer grâce à quelque truc, sans que leur densité y fût pour rien, les doigts si gros et écartés qu'il fallait bien constater qu'ils n'avaient pas de palmes, contre dix corps aux dents serrées, aux yeux fermés, si amaigris que la mer, au lieu de les gonfler comme les autres d'elle-même, semblait les avoir sucés et de chaque Anglais repris un héritage. Voilà ce que l'on faisait sans moi là-bas! C'était l'Angleterre contre l'Allemagne... Je m'étonnai soudain de n'avoir pas été prévenue par un bruit plus formidable... Je prêtai l'oreille... La mer était à nouveau bleu de roi, colorée par ce dernier mort que personne ne pourra jamais retirer. Le vent allongeait vers moi un flot qui maintenant me semblait vide, un flot sans humain, cependant insistant. Tous ces signes par lesquels les chiens veulent annoncer que leur maître mort ou mourant est là, à côté, s'avançant d'un pas vers un inconnu, lui léchant les pieds, repartant d'un pas en arrière, se détournant vers une direction inutile, l'Océan me les faisait. Les fleurs de nuit sur Smith s'étaient flétries. Les oiseaux picoraient sur la plage les jeunes vers, et de chaque noix de coco qui tombait, dès qu'elle touchait terre, comme d'un obus partaient des flammes fulgurantes qui étaient les paradisiers. Le soleil, selon la pente des cadavres, atteignait déjà quelques visages, et me les désignait. Il fallait me hâter, déjà ces bêtes que je n'avais jamais vues dans l'île, arrivant du dernier cadavre d'oiseau à leur premier cadavre d'homme par un chemin souterrain, cloportes, nécrophores, surgissaient près de chacun, et près de chacun aussi, pour retarder ce dernier départ, les oiseaux qui croquaient les insectes... Je ne pouvais à temps creuser autant de tombes. Je décidai de jeter tous les corps dans la plus grande fosse de corail, et je commençai par les Allemands plus proches d'elle. Ce fut d'eux que je m'enrichis, ils étaient chargés de bagues, de bracelets, de chaînes d'or; leurs ceintures, leurs portefeuilles, leurs poches étaient d'un caoutchouc que l'eau n'avait pu entamer, et tous par loi d'empire étaient devenus imperméables à la mer, par cette loi qui leur impose au contraire un visage et un coeur perméables, sensible au vin et aux châteaux, quand ils pénètrent dans la France, avides de ses saisons. Déjà je sentais en effet la France menacée elle aussi de la guerre; dans chaque corps, je cherchais un signe qui m'indiquât laquelle des deux équipes était morte pour moi; j'espérais le deviner en me relevant soudain, en les embrassant d'un regard... Rien encore. Pas un signe. Et je me baissais pour ma récolte de plaques d'écaille, de pierres précieuses, d'algues et d'insectes conservés dans des herbiers, de tout ce que ce râteau à sept dents avait raclé du Pacifique. Ce n'est que dans le portefeuille du dernier Allemand que je trouvai le _Petit Éclaireur de Shanghaï_, et un titre en lettres immenses m'apprit qu'en Champagne,--c'est la première de nos victoires que je connus, cela m'aida à supporter la nouvelle,--une de nos patrouilles avait ramené un prisonnier... J'étais seule avec mes alliés... Parfois, lasse de tirer sur un corps trop lourd, comme on délaisse un lacet qui s'est noué pour défaire d'abord l'autre soulier, je le délaissais pour un plus souple... * * * Je ne me réveillai que le lendemain, quand le soleil déjà déclinait. Ce fut la seule journée dont je n'ai vu que la moitié dans l'île et que je puisse soustraire à l'addition des autres. J'étais hébétée de sommeil. Je me laissais parler tout haut, à mon habitude, sachant que ma parole la plus machinale me renseignait sur moi-même. --Suzanne,--dit-elle,--tu es seule... Et en effet, on avait remonté ma solitude comme une horloge. Je me levai. Il ne restait plus de ceux qui avaient troublé l'île que quelques traînées légères comme d'avions qui atterrissent. J'errais sur la grève, je me mis encore au service de cette guerre qui comptait sur moi pour toucher l'extrême pointe de ses rayons et la libérer de cet homme mort dont chacun se coiffait. Pas une vague ce jour-là qui n'ait pris sous mon regard la forme d'un corps... Mais pourquoi après tout être plus triste qu'avant-hier? J'avais des gourdes pleines de rhum, j'avais des stylos, de l'encre; je pouvais m'enivrer, je pouvais écrire une lettre; j'avais tout ce qui retient au monde sept marins allemands et leur rend la vie préférable à la mort; j'avais une de ces pièces de dix pfennigs avec lesquelles on peut faire le tour de Heidelberg dans un tramway rouge ou de Munich dans un tramway bleu; un de ces demi-mark qui suffisent, au musée de Berlin, pour que le gardien chef fasse tourner pour vous sur son socle à roulettes l'_Ève_ de Rodin, alors que les plus pauvres ne peuvent voir _Ève_ que de face, ou doivent tourner autour d'elle; j'avais un de ces louis d'or avec lesquels on va de Coblentz à Bingen sur un vieux navire où est tracée en silhouette Bettina Brentano, à la place du pont où elle dormit pour aller voir Goethe. J'avais douze cartes postales avec les vues de Singapour, et le portrait de cette pieuvre, la même, à laquelle Toulet jetait des langoustes... J'avais cinq harmonicas, deux flûtes; je les essayai... J'avais le sifflet auquel devait répondre le caniche... J'avais le briquet de celui qui ressemblait à un Français et que j'avais enterré l'avant-dernier; le mouchoir en cachemire du midship, que j'avais enterré le dernier, pour que ses parents soient tranquilles, pour qu'il ait quitté le dernier son dernier bord; le couteau à cran de l'Irlandais que j'avais retiré par les pieds de sa vague, le plus lourd, qui tout le jour avait semblé, à deux pas du rivage, un phoque assommé au moment où il regagne la mer. J'avais appris tout ce qu'une femme, en répulsion, en pitié, peut apprendre des hommes; j'avais tout ce que vingt hommes peuvent jeter de gages, dans un jeu, sur un tablier de jeune fille, anneaux gravés à Rotterdam, lunettes, et en trousseaux de clefs de quoi ouvrir, d'abord vingt coffrets et cantines au fond de la mer, puis vingt armoires dans Wiesbaden ou Cardiff, plus une grande clef comme une clef de cave. J'avais le portrait de Sophie Silz en décolleté devant cette fausse mer en toile que les photographes installent pour les amies des marins; celui de Bertha Krappenau, en travesti, en faux tyrolien, mais auprès d'un vrai lac, sur une vraie barrière; j'avais le _Petit Éclaireur_. Je n'avais pas rallumé mon feu. Je n'avais pas hissé mon pavillon. Aujourd'hui j'avais peur des hommes. D'instinct je me protégeais contre ces cent millions d'ennemis dont j'apprenais l'existence. Cette île qui avait gagné, par ma présence, je ne sais quelle vie et quel aspect français, en une minute je l'eus sans presque y songer maquillée, et rien n'y eût exaspéré le capitaine d'un corsaire allemand. Tous ces perroquets qui parlaient français je les attirai au centre de l'île par des graines de tournesol et le rivage en fut libéré... Je ne pouvais lire le _Petit Éclaireur_ que ligne par ligne, et avec des repos, car la lecture était un supplice pour mes yeux. Tout ce que j'avais pensé jusqu'ici du bien, du mal, tout mon raisonnement, tous mes goûts et dégoûts je les contenais, résolue à donner raison à mon pays. Si mon pays avait attaqué l'Allemagne, surpris sa frontière, violé la Belgique, ce tout petit nerf de mon âme, infime, qui admet qu'on viole la Belgique, je lui permettais soudain de croître. Si les Français avaient pillé, avaient violé, ce déclic dans mon cerveau,--un peu rouillé,--qui approuve le pillage et le viol du Palatinat, je le déclenchais. Si les Français avaient fui, je laissais ce démon de la déroute, cet amour épouvantable des chariots de blessés versant dans la boue, des chiens tués d'un coup de baïonnette par un caporal énervé, ce goût des révoltes contre l'officier qui barre le chemin, je le laissais, ce démon si faible dans un coeur de jeune fille, s'épanouir en moi. Si les Anglais, leur flotte coulée, barraient la mer par des filets et des sous-marins, ce pli du coeur qui permet les naufrages cruels, je l'admettais; tous ces ferments mauvais, encore minuscules, ils s'opposaient déjà en moi à ces grandes formes pures et tristes, toujours de grandeur nature dans les âmes de jeunes filles, qui sont la conquête de l'Alsace avec des clairons, la bonté des zouaves pour les prisonniers, l'anarchiste et le royaliste se portant l'un l'autre à l'hôpital, formes soudain immobiles et exsangues, presque ridicules, et qui attendaient un mot de moi pour reprendre leur vie. Mais déjà j'avais lu les gros titres, puis les moyens. Déjà je savais que le fils de Kipling était tué, tué aussi le neveu du premier douanier de Shanghaï, M. Boilard, et en plus de ces deux-là tués depuis longtemps, les deux seuls dont je connusse les noms, une statistique me disait qu'il y avait huit millions de morts en Europe. J'avais toute la tristesse, tout le remords surtout, que donne une telle nouvelle... J'y étais cependant pour si peu! Par quoi avais-je ma part de cause dans tant d'horreur! Pourquoi me sentais-je un peu coupable? Quels étaient ceux de mes gestes autrefois, celle de mes paroles qui avaient apporté un poids, si léger fût-il, à la guerre? Par quoi avais-je, moi jadis à Bellac, manqué de prudence et appuyé sur le plateau? Tous les arbres de Picardie coupés, disait un titre. Plus de chevaux en France, disait un autre. Par quoi avais-je amené un arbre, un cheval de France à la mort? Oui, j'avais deux fois négligé, les deux fois où j'avais eu affaire à l'Allemagne même, de l'amadouer, de l'attirer. J'avais dit du mal de Werther, je l'avais trouvé, à mon brevet, plus menteur que sensuel, plus bourgeois qu'élevé; et, une autre fois, j'avais indiqué à un Allemand sur sa Mercédès la route de Limoges quand il demandait la route de Poitiers. Il avait vu Saint-Martial au lieu de Sainte-Radegonde. Voilà ma petite part dans cette guerre: J'avais irrité contre nous l'ombre de Werther et un capitaine de réserve... Je lisais. Je lisais des pages obscures. Je voyais la France guidée par des noms inconnus, Joffre, Pétain; je voyais qu'il y avait eu chaque jour un communiqué et que le 911e seulement m'arrivait. J'apprenais que ce gros bateau, le seul sur lequel jadis j'avais compté, le _Lusitania_, était coulé; je découvrais qu'on tue en avion, qu'on lance des gaz. J'eus une description en quatre colonnes de l'expulsion de M. Dahlen de l'école allemande de Shanghaï, tous les détails sur la fidélité du Siam aux Alliés, sur le dévouement de la Cochinchine, le nom de tous les donateurs de la fête de charité de Hanoï, celui de tous les passagers et indigènes de Macao coulés sur le _Tokyohara_. J'appris que le grand-amiral vivait à terre, le général en chef dans une péniche. J'aurais tout compris de la guerre sans une phrase insoluble qui dans chaque article contenait le nom de la même rivière, sans qu'on pût en saisir le rapport avec le sujet.--Les Allemands sont chez nous, disait le premier journaliste, mais que disent-ils de la Marne?--Peu de raisin en France cette année, disait le second, la Marne suffit aux Français. A la page littéraire, on se consolait des méfaits des cubistes avec le même contrepoison:--Nous avons visité les Indépendants, disait M. Clapier, le critique, heureusement qu'il y a la Marne... J'étais même un peu effrayée de voir mon pays défendu contre les Allemands et les mauvais arts par ce mot unique comme par un talisman. Que le mot la Marne devienne vide, périmé, et la France et l'Académie étaient sans armes! Mot qui semblait valable aussi pour les autres pays, seule monnaie française égale à son change:--Le Brésil est dépossédé du caoutchouc, disait la page financière; il se console avec la Marne; et pas un journaliste qui se trompât et dit:--La Grèce est infidèle mais il y a la Saône.--Les architectes français sont nuls, mais il y a la Vire... Sous toutes les lignes du _Petit Éclaireur_ le seul nom de Marne coulait comme un ruisseau sous les planches à jour d'un pont. Si bien que machinalement je dis tout haut, essayant sur moi ce baume.--Elle est seule dans son île, mais il y a la Marne..., et soudain, en effet, la Marne me promit mon retour, tant je revis nettement à Charenton, sur son embouchure même, ce pêcheur à la ligne plein de ravissement,--je l'avais félicité, et il m'avait tendu sa main gauche,--secouer avec la droite, de son poisson, pour ne pas mouiller trop sa poche, tout ce qu'il pouvait de cette eau sacrée. Un moineau, apprivoisé sans doute sur un des navires coulés,--les moineaux sont bien laids et vulgaires, mais il y a la Marne--était venu se poser sur mon épaule et ne me quitta plus. CHAPITRE NEUVIÈME «Mon cher Simon, »Deux lignes de résumé d'abord, pour vous mettre au courant. Je ne suis pas morte, mais Polynésienne. J'ai protégé mon île d'un alligator et d'un couguar. J'ai refusé, malgré des sollicitations, d'être ma propre idole. J'entretiens un troupeau de deux cent trente-trois dieux et de dix-huit fantômes d'hommes. Un ornithorynque suit mes pas, sur lequel est posé le plus paresseux de mes oiseaux. Je vous écris parce que j'ai trouvé dans la poche d'un marin noyé nommé Rudolf Eberlein un étui plein de stylographes, et que l'encre se résorbe... Vous savez tout. »Je vous écris d'un promontoire que j'ai décoré avec mille rondelles de nacre, comme on le fait à Londres pour les becs de gaz et les refuges qu'on signale aux automobiles. Je suis visible là tous les jours, de deux heures au moins à six. Je dois même assurer que jamais être humain dans le monde n'a été plus visible; sur deux trépieds à mes côtés brûlent des pommes de pin, pour faire deux fumées; du palmier de gauche au palmier de droite est tendu derrière moi un rideau de plumes rouges, haut de trois mètres; le pavé est de corail noir, et ne devinez-vous pas aussi, rien qu'à ces quelques lignes,--vous en avez l'impression, comme vous l'avez parfois en téléphonant à une amie qui ne l'avoue pas elle non plus, mais qui marivaude elle aussi,--que je vous écris nue? J'ai sur mes genoux une feuille quadrillée, et je sens au travers la plume courir, me creusant aux points et aux virgules d'une si agréable piqûre que je vais multiplier les phrases courtes... Le ciel... La mer... Le ciel est tout étincelant ou tout rouge, c'est toujours ici la fin d'un grand incendie; les papillons noirs voltigent en tout point faible de l'espace comme du papier brûlé, la mer sur les récifs fait la chaudière qui refroidit; les palmes claquent comme des pincettes. Le monde a brûlé et j'en suis, tiède, le pauvre résidu. »Ici tout est luxe, Simon. De longs oiseaux à queue vermillonne remontent les gouffres de lumières par bonds, comme les saumons les cascades, jusqu'à l'éclat de soleil dont ils sont nés, de leur queue reprenant l'élan sur un rayon. Chaque arbuste par moi jadis fut sans doute si surpris qu'il porte depuis mon naufrage les fruits d'un autre. Ici les pommiers donnent des oranges, les figuiers des cerises. Ici un monde où fleurs, oiseaux, animaux et insectes, confondus dans le bonheur, n'ont pas eu le temps à mon arrivée de reprendre leurs attributs: des bêtes poilues pondent des oeufs, les poissons couvent. Tout ce que les poètes seuls voient en France, on le voit ici à l'oeil nu; les arbres boivent à la mer par de vraies trompes qui se contractent quand elle est trop salée. Tout ce qu'on dit par antiphrase des femmes à Paris, on peut le dire vraiment de moi; mon teint est nacré, poudré de vraie nacre, mes lèvres sont de corail, poudrées de vrai corail. Les couleurs aussi ont été recollées trop vite, les feuilles sont carmin ou pourpre, les fruits sont verts dès qu'ils sont mûrs. »Ici l'on peut avoir sans peine tous vos sons et vos parfums d'Europe. Pour écouter le bruit des peupliers, je n'ai qu'à fermer les yeux, m'étendre dans la grotte sous-marine, et écouter le bruit de la mer sur les galets. Pour entendre un murmure qui ressemble à celui de la messe, avec des prie-Dieu qui claquent, je n'ai qu'à ne pas dormir la nuit où les grosse outardes font leurs nids. Pour entendre le clairon ou le coup de massue qu'on donne dans les foires, afin de gagner la médaille, il suffit d'attacher une oie près d'un arbre vieilli qui s'écroule. C'est à s'y méprendre. Il y a même un bruit qui non seulement remplace l'autre, mais est le même, et je l'écoute tant que je peux, car il me rappelle Bellac et la cheminée en peluche: celui d'un coquillage vide à mon oreille. Et pour revoir certains gestes auxquels là-bas on tenait, c'est à peine plus difficile. Pour retrouver votre gant jaune que je voyais sans vous voir vous-même sur la rampe du palier, quand vous descendiez mon quatrième, je n'ai qu'à me pencher sur la lagune et suivre une truite jaune qui regagne le fond en cercles toujours plus petits. Le geste du conducteur qui tire la sonnette pour vous dire que le tramway est complet, j'ai deux singes qui le font quand je m'approche de leur palmier. C'est tout à fait l'Europe. Il y a des matins aussi où j'ai la fatigue, non de ceux qu'évente la mousson, que lave trois fois par jour le Kouro Shivo, mais de ceux dont les pieds toute la veille ont buté contre des escaliers, dont les épaules sont courbées d'avoir voyagé debout dans un train de Ceinture. Ici, devant cette île qui est devenue de mon âme un miroir que je confonds avec elle, devant ces dalaganpalangs qui ressemblent à une volonté que j'ai, cette colline Bahiki à évidés rouge et noir qui contrefait juste une petite peine que je ressens, ces oiseaux gnanlé qui imitent à s'y méprendre la poussière de pensée qui vole autour de mes pensées, moi la reine, ma perfection soudain m'accable, et je souhaite ce corps maladroit comme il l'était à Bellac, quand il cassait le douzième verre de chaque service, je souhaite mon oreille polluée, je voudrais entendre dire: «causer à quelqu'un, se rappeler de quelque chose»; entendre madame Blébé appeler ses filles ses demoiselles; je suis lasse de ces invisibles agrafes qui m'empêchent de tomber des plus hauts arbres, de ces poches d'air en moi qui me maintiennent au fond des eaux; je voudrais toucher un homme ivre, un typhique, et j'en oublie, quand la nuit vient, d'allumer mes feux de santal et de commander à mon île trop parfumée le clignement qui attirera un jour le navire coureur. »Seule, Simon; et pourtant, toutes ces places dans mon corps qui n'étaient sensibles qu'au contact des hommes, je les sens s'irriter. Ce chatouillement dans ma hanche, qui me prenait dès qu'un homme blond chuchotait à mon oreille, c'est maintenant un vrai sens, une vraie cicatrice. Cette faiblesse dans mes épaules dès qu'un jeune homme brun me parlait du théâtre, je la ressens. Ce petit doigt gauche qui remuait inlassablement quand une femme un peu frivole me tenait la main droite, il remue... et tous ces gués dans mon corps, quelqu'un les a passés hier tous à la fois, quand j'ai décidé de faire sauter dans la seconde île, avec des cartouches trouvées sur un marin allemand, la cachette en maçonnerie de l'inconnu qui m'y précéda. Étourdis par l'explosion, comme leurs frères poissons quand on pêche à la dynamite, des oiseaux restaient accroupis tout autour, et je pus ce jour-là pour la première fois saisir le plus sauvage oiseau de l'île. Par la fente ouverte dans le mur je passais le bras, posant le paradisier près de moi comme un paquet. Les décollant de l'ossature de l'île comme d'une reliure, un par un, j'en retirais des feuillets. Comme en pension une grande à la moyenne qu'elle adore, par une fente de sa porte, ce mort me passait des poèmes français, des pages de roman; quelque brave explorateur consciencieux qui avait cru que l'on doit vraiment emporter autour du monde ces dix chefs-d'oeuvre que les _Annales_ font choisir par plébiscite, la feuille 31 de _Don Quichotte_, la feuille 214 de Montaigne, 69 de _Jacques le Fataliste_. Je lisais chaque page aussitôt, plus désolée quand je m'apercevais que j'avais lu le verso avant le recto que si l'on m'avait raconté d'avance autrefois le dénouement d'un roman, trouvant un début, un milieu et une conclusion à chacun de ces passages isolés sur l'allure de Rossinante, sur le vol d'une bourse par Jacques, sur l'égoïsme, et j'étais comble après huit pages, comme si j'avais lu huit romans. La page 180 de La Rochefoucauld, qui me peina, sur les femmes, où La Rochefoucauld avait tout prévu, excepté mon cas, où il insultait injustement mes fards, ma fidélité, et me montrait la vieillesse venant d'Europe me rejoindre dans l'île. La page 55 de _Gil Blas_ qui me rapprit à elle seule bien des noms, les juges, les mulets, les duègnes, l'ombre-chevalier. Mais, sans parler des noms, c'est surtout tout un jeu d'adverbes, de conjonctions, d'exclamations qui revenaient à moi, j'en sentais mon âme rajeunie comme un vieux coussin auquel on remet ses ressorts; j'en bourrais ma pensée; j'en séparais tous ces mots qui peu à peu s'étaient rejoints dans mes phrases; je me promettais de parler devant l'écho avec des «soit que», des «suivant que», des «encore que». Après chaque page, j'enfonçais à nouveau le bras dans la caverne, appuyant de la main libre sur le paradisier qui avait repris ses sens, qui se débattait, qui me becqueta, le livrant enfin en rançon pour un volume que je retirai presque intact, et dont le titre était tel que je restai une minute immobile au-dessus comme sur un miroir: _Robinson Crusoé_... »Un mendiant ne comprend son infortune qu'en voyant un mendiant, un nègre un nègre, un mort qu'en voyant un mort. Jamais il ne m'était venu à l'idée jusqu'à ce jour, par égoïsme, de comparer mon sort à celui de Robinson. Je n'avais pas voulu admettre que sa solitude effroyable fût la mienne. La vue de cette seconde île ronde comme un ballon d'oxygène au-dessus de mon île m'avait maintenue dans l'espoir. Mais aujourd'hui je feuilletai le livre comme un manuel de médecine sur la maladie qu'on croit soudain la sienne... c'était bien la même... mêmes symptômes, mêmes mots... des oiseaux, des bêtes, un peu de terre entourée d'eau de tous côtés... La nuit tombait, j'allumai deux torches... Seule, seule à la lisière d'un archipel, une femme allait lire _Robinson Crusoé_. »Jusqu'au matin je lus, jusqu'à l'heure où les plus grosses étoiles se rassemblent dans un coin du ciel près d'un céleste gagnant, et où mon ptemérops apprivoisé tourne autour de ma tête en cercles égaux comme autour d'une boîte à moudre, avec le grincement son cri... Mais moi qui cherchais dans ce livre des préceptes, des avis, des exemples, j'étais stupéfaite du peu de leçons que mon aîné homme me donnait. D'abord c'était un Allemand de Brême, nommé Kreuzer; j'en étais un peu déçue, comme un geôlier américain qui retrouve un nègre ou un Chinois là où il enferma un superbe Irlandais. Puis, peut-être à cause de cette mauvaise foi que me donnait son origine, je le trouvai geignard, incohérent. Ce puritain accablé de raison, avec la certitude qu'il était l'unique jouet de la Providence, ne se confiait pas à elle une seule minute. A chaque instant pendant dix-huit années, comme s'il était toujours sur son radeau, il attachait des ficelles, il sciait des pieux, il clouait des planches. Cet homme hardi frissonnait de peur sans arrêt, et n'osa qu'au bout de treize ans reconnaître toute son île. Ce marin qui voyait de son promontoire à l'oeil nu les brumes d'un continent, alors que j'avais nagé au bout de quelques mois dans tout l'archipel, jamais n'eut l'idée de partir vers lui. Maladroit, creusant des bateaux au centre de l'île, marchant toujours sur l'équateur avec des ombrelles comme sur un fil de fer. Méticuleux, connaissant le nom de tous les plus inutiles objets d'Europe, et n'ayant de cesse qu'il n'eût appris tous les métiers. Il lui fallait une table pour manger, une chaise pour écrire, des brouettes, dix espèces de paniers (et il désespéra de ne pouvoir réussir la onzième), plus de filets à provisions que n'en veut une ménagère les jours de marché, trois genres de faucilles et faux, et un crible, et des roues à repasser, et une herse, et un mortier, et un tamis. Et des jarres, carrées, ovales et rondes, et des écuelles, et un miroir Brot, et toutes les casseroles. Encombrant déjà sa pauvre île, comme sa nation plus tard allait faire le monde, de pacotille et de fer-blanc. Le livre était plein de gravures, pas une seule qui me le montrât au repos: c'était Robinson bêchant, ou cousant, ou préparant onze fusils dans un mur à meurtrières, disposant un mannequin pour effrayer les oiseaux. Toujours agité, non comme s'il était séparé des humains, mais comme s'il était brouillé avec eux, et ne connaissant aucun des deux périls de la solitude, le suicide et la folie. Le seul homme peut-être, tant je le trouvais tatillon et superstitieux que je n'aurais pas aimé rencontrer dans une île. Ne brûlant jamais sa forteresse dans un élan vers Dieu, ne songeant jamais à une femme, sans divination, sans instinct. Si bien que c'était moi qui prenais la parole à chaque instant pour lui donner des conseils, pour lui dire: «Va donc à gauche, va donc à droite!» Pour lui dire: «Là, assieds-toi, pose ton fusil, ton ombrelle et ta canne. Tu es sur un promontoire, des perroquets t'entourent, écris donc quelques vers: pourquoi diable n'es-tu pas de Düsseldorf au lieu d'être de Brême! Ne travaille pas trois mois à te faire une table: accroupis-toi. Ne perds pas six mois à te faire un prie-Dieu: là, agenouille-toi. Ne trouve pas le moyen d'avoir ici des éboulements comme dans un pays de mineurs, des accidents d'électricité comme dans un siècle futur. Ton parapluie, ton ombrelle et ton en-cas, tant pis si tu n'arrives pas à perfectionner le ressort qui les tient fermés, laisse-les tout ouverts à la porte des forêts où tu ne peux pénétrer avec eux. Pense plutôt à moi, qui, pour te jouer un tour, aurais appuyé de la main, non du pied, sur le sable de ton île, et disparu. Que diable aurais-tu dit de cette main de femme! Cet arbre que tu veux couper pour planter ton orge, secoue-le, c'est un palmier, il te donnera le pain tout cuit; cet autre que tu arraches pour semer tes petits pois, cueille sur lui ces serpents jaunes appelés bananes, écosse-les. Je t'aime, malgré tout, toi qui parles du goût de chaque oiseau de l'île et jamais de son chant. Que dirais-tu d'un verre de bière?» »Ainsi toute la nuit je lus, jusqu'à l'heure où Vendredi, tout noir, arriva avec le matin. La lune se couchait. Parfois (est-ce une perle qui prenait une peau au fond de la lagune?) toute la mer se bombait et devenait opale. La Grande Ourse était repliée devant moi comme un mètre pliant, ma pauvre île trop petite pour pareille mesure... Ce n'était pas un silence d'Océanie, mais celui d'une gare quand le dernier train est passé, et la mer sur les récifs faisait le train qui disparaît, et une noix de coco tombait avec le bruit d'un disque, et, mon pied pris soudain dans une liane, je n'osai remuer comme si j'allais déranger un aiguillage... Toute cette petite énergie de femme que l'on avait minutieusement construite dans mon crâne comme un navire dans une bouteille, au seul mot de Vendredi, se délabra. Vendredi s'engouffrait en moi jusqu'à mon coeur d'un chemin plus court que celui d'un plongeur de nacre. Tout ce que pensait Vendredi me semblait naturel, ce qu'il faisait, utile; pas un conseil à lui donner. Ce goût de la chair humaine qu'il conserva quelques mois encore, je le comprenais. Le moindre de ses pas en dehors du chemin battu de Robinson, je sentais qu'il eût mené à une source ou à un trésor; et tout ce que ce Kreuzer maniaque avait passé des années à accomplir devenait justifié par sa seule présence. Qu'il devait être doux en effet de montrer à Vendredi la belle haie de pierres, de lui apprendre à écosser les haricots dans la jarre numéro quatre; de lui révéler comment le parapluie se ferme, s'ouvre; comment l'on fait tourner le rôti par un système de six broches et de deux ficelles. Et Dieu, comment il se tourne et se détourne? Et la Trinité, comment elle est triple et unique? Apprendre l'immortalité à Vendredi, les yeux dans ses yeux, en la lui soufflant dans sa bouche même comme la vie à un noyé; jouir de son premier triomphe sur les animaux et les arbres mortels, le voir flatter de la main avec pitié le baobab, qui dans mille ans mourra. Et mes paravents de trente mètres, et mes bêtes apprivoisées, quel supplice, Simon, de ne pas être assurée qu'un jour je les montrerai à quelqu'un! A quelqu'un qui se hâte un peu. Car je sens, à trop de plumes qui tombent, à trop de poil qui pousse, qu'arrive l'année où mes perroquets auront cent ans, mes gazelles douze ans et commenceront à mourir. »Voilà, Simon, car je tiens à finir ma lettre par un concetto, on nous l'ordonnait à la pension, comment mon jour le plus triste dans l'île fut celui où j'y fus rejointe par Robinson. »Adieu. Écrivez-moi ce qui se passe en Europe.» * * * Simon me répondit, le soir même, par une lettre écrite de ma main, qu'il se passait en Europe que la guerre finissait. L'uniforme était maintenant grenat avec les pattes d'épaules rouges. Lui était entré le premier à Strasbourg le jour anniversaire de Bazeilles, et le jour anniversaire de Sedan nous avions pris Berlin. Il ajouta quelques phrases pourtant bien simples, mais qui m'émurent presque autant: que le Printemps avait son exposition de duvetine, que l'omnibus Gare Saint-Lazare était devenu autobus, que le chasseur de Larue avait un crêpe au bras. Tous les habitués lui serraient la main. Puis il me dit des phrases plus simples encore, mais avec l'air de me conter des anecdotes curieuses: que des gens s'aimaient, des gens se haïssaient, des gens se retrouvaient aux gares, que des gens se mariaient et vivaient ensemble. Puis, des phrases qui me parurent plus étranges encore, sur les métiers: que les tuileries faisaient des tuiles, les épiciers des épices, les pâtissiers des pâtés... * * * Je lui répondis: «Cher Simon, »Voilà que toutes les huîtres et toutes les moules autour de mon île se referment avec le bruit de baïonnettes qu'on remet au fourreau. Voilà l'heure où l'on me disait jadis que le soleil s'enfonçait dans la mer, que le soleil prenait son bain; moi je ne disais rien, je l'ai toujours jugé tellement au delà! »Je sors d'un grand danger. Hier matin, j'ai manqué ne plus être dans mon île comme dans une nacelle de ballon, balancée entre deux mondes avec des oiseaux et des plantes qui se sont donnés à moi sans noms et sans conditions. Sur le carnet du naufragé d'en face, j'ai trouvé le plan de mon archipel, sa latitude, le nombre exact de milles qui le séparent de l'île Palmyre (770), de l'île Rimsky Korsakof (321) et de la Rakahanga (1.000 juste). Ce fut à peu près comme si ma vie errante sur mon radeau était finie. Je me sentis tenue aux quatre coins de l'horizon par des câbles. Je pouvais savoir sur ces cartes la profondeur à un mètre près de chaque trou de ma mer. Tous ces arbres que j'avais baptisés étaient rangés et dessinés dans ce carnet par essence, et me rendaient peu à peu leurs beaux pseudonymes contre des noms vulgaires ou latins; je n'avais plus de balisiers, de baobabs, d'angoissiers, mais du sagou, de la muscade; mon cocotier n'était que le palmier pincette; mon petit arbuste vert et rouge était l'indigo; mes grosses pommes jaunes étaient le cachou maigre. La science allait se poser sur cette tache ronde au milieu du Pacifique et la boire comme un buvard. Mes oiseaux allaient prendre les uniformes qu'ils ont au Jardin des Plantes. Hélas! quelques-uns même étaient dessinés; mon favori jaune était un tarin mâle; mon merle éventail était le baza gobe-mouches; mon perroquet qui changeait de plumage et de couleur tous les mois était un guêpier nubicoïde. Le naufragé précisait que pour reconnaître toutes les espèces d'oiseaux il suffit d'inspecter leurs iris, et malgré moi je regardais ceux qui se posaient dans les yeux. Un dont l'iris était fait de deux cercles, le plus grand bleu, le plus petit brun, c'était le lory papou. Un autre dont l'iris était rouge-sang avec une pointe dorée, c'était le combattant troupiale. Un autre qui était bigle, c'était le paradisier Dupont; et deux planches au lavis ne me permettaient pas non plus d'ignorer désormais le nom d'aucun coquillage; désormais c'était des coins d'hammon, des nautiles, des lépas que j'écrasais. Toute cette flore et faune indépendantes, il me suffisait de lire et d'accepter ce contrat pour l'annexer au reste du monde, à Buffon et à Cuvier. Comme une baladeuse à la remorque, je me sentis une minute rattachée à votre train. Des vents latins, des courants anglais, un souffle estival néerlandais, voilà ce qu'étaient ma mousson et mes douze alizés. Je n'hésitai plus; comme vous brûlez sans les lire les lettres qui vous apprennent un ancien amour de celle que vous croyiez pure, je jetai l'inventaire au feu, je relevai mes oiseaux, mes poissons de leur passé, et le nom stupide de mon île, je ne veux même pas vous le dire, pour l'oublier. »Ne m'en veuillez pas de mon orthographe. Il ne faut pas un petit effort, après cinq années, pour retenir mon stylo aux doubles lettttttres! »Aujourd'hui, je suis plus calme. Ce qui me calme surtout, quand j'écris, c'est de tracer soudain un mot en grandes majuscules. Je suis CALME. Pourquoi vous les écrivains en France n'usez-vous pas de ce procédé. Cela CALME comme si l'on avait soudain une loupe devant les yeux. Essayons, pour voir si le remède est vraiment sûr, d'écrire un mot qui me fasse de la peine, le mot gare, le mot armoire à glace, le mot CHENONCEAUX. »Ne me dites pas que vous m'aimez. Vous me croyez depuis longtemps diluée dans la mer; peut-être tout au plus, dans les êtres tout jeunes, imaginez-vous qu'est entrée une parcelle de moi et les caressez-vous... Pourtant, vous qui avez Chenonceaux, Chambord, Valençay, aimez-moi... »Ne dites pas que vous mourrez sans moi. Vous mourrez sans prononcer mon nom, sans regarder dans mes yeux pour y découvrir, comme le naufragé dans les iris d'oiseaux, ma vraie espèce. Vous avez rayé de votre testament la ligne qui était pour moi... Pourtant vous qui êtes là-bas, vous qui avez les journaux, _le Figaro_, _le Matin_, _l'Écho_ et les _Débats_, vous qui pourriez avoir par retour du courrier _la Gazette de Limoges_, aimez-moi... »Ah! Simon. Comme un pharmacien tout à coup au milieu de sa potion s'arrête, et subitement, sans raison, devine que sa vocation était d'être géomètre, comme à un jockey, sans raison, qui tient par la bride Dragon-du-Roi, est soudain révélé qu'il était né pour la médecine, à l'instant et sans raison, je devine que j'étais faite pour l'AMOUR, pour l'AMOUR. »Pour l'amour à Chamonix; je vois la fenêtre de la chambre d'hôtel pour laquelle j'étais créée. Pour l'amour à Saint-Moritz; je vois les skieurs. Qu'on est bête dans la vie! Je pense que la NEIGE est un solide, qu'elle doit malgré tout en tombant faire un léger bruit, et jamais je n'ai eu l'idée de l'écouter. Je pense que tous ces êtres humains autour de moi qui s'aimaient, devaient se serrer les mains à les tordre, s'étreindre dans des bow-windows, crier,... et je n'ai jamais rien remarqué, ni entendu. Pendant mes vingt ans dans le monde, rien qui ait pu me laisser croire qu'on s'y aimait. Dites-moi ce que vous faisiez avec Anne, Simon. Parlez-moi sans mensonge!» * * * Simon me répondit qu'il allait tout me dire. Qu'avec Anne ils s'embrassaient. Très souvent, derrière moi. Il n'y avait pas de silence, car celui qui n'embrassait pas continuait à parler. Qu'il l'étendait sur mon divan rose de l'hôtel, vite, pendant que je préparais le thé. Ce bruit de pas, qui m'étonnait, c'était leurs quatre pieds reprenant terre, eux se levant. Qu'il se penchait sur elle, et ce cri, qu'il avait à demi couvert en renversant le cache-pot en cuivre ondulé, ce cri qui m'avait fait accourir toute pâle, et que j'avais cru stupidement, comme si les causes suivent les effets, un cri d'effroi, c'était... Ici je déchirais sa lettre. * * * Cher Simon, Hélas! oui, il m'arrive de dire tout haut, quand un nuage blanc s'élève soudain:--Le train part! et de crier parfois, quand j'ai faim:--A table! C'est pour m'éviter ces visites douloureuses de mots français que j'ai pris l'habitude de me faire des mots et que j'ai maintenant une langue à moi seule. Aux arbres et aux oiseaux j'ai retiré même ces surnoms européens déformés dont je les avais affublés au hasard, comme de gibus et de corsets un roi peul. Plus de prunicotiers, d'adonisiers, de kerikerisiers. J'ai bien deux cents mots qui jamais ne me portent hors de l'île où ils sont nés, même ceux qui signifient Nostalgie ou Attente. Langage fluide, car toujours paresseuse, je me suis épargné jusqu'à la peine d'y loger des _x_ et des nasales. Pas de ces _h_ aspirés non plus que j'ai toujours détestés et qui collent le mot sur votre visage comme un masque pour opération. Langage sans suffixes, ni préfixes, ni racines, où les êtres qui se ressemblent le plus ont les noms les plus différents. Noms sifflants toujours suivis d'une belle épithète qui les nourrit comme un tender. Noms roulants dont je forge beaucoup devant l'écho, les criant et les modifiant jusqu'à ce qu'il me revienne du rocher un nom sans alliage... Glaïa, le sentiment que l'on éprouve quand toutes les feuilles rouges du manguier sont retournées par le vent et deviennent blanches; Kirara, le mouvement de l'âme quand les mille chauves-souris, pendues à un arbre mort comme des figues, se détachent une à une; Hiroza, quand elles partent toutes ensemble et prennent un oiseau dans leur groupe. Ibili, la rencontre d'une liane qui s'est glissée jusqu'à la grève et qu'on pourrait lier à un câble. Koiva, pour tous les gestes faits par un bras humain; et des noms identiques pour les désirs les plus différents: Youli pour la faim à la fois et le sommeil, Azié pour cette caresse sur moi, incessante, des ailes d'oiseaux, et pour l'amour. Moi, je suis Veloa, la reine, et il ne faut pas me confondre avec Velloa, le manque de cassis et d'eau de coings. Puis, cela me fait moins seule, les mots les plus féminins de l'ancien monde, je les mets au masculin; la mer, la terre, la nuit sont devenus des êtres d'un autre sexe que le mien; la lune est Sikolè, mot quatre jours femelle et trois jours mâle; imaginez aussi que la mangue, la cerise, la poire changent de genre pendant que vous les approchez de vos lèvres. J'ai comparé mon vocabulaire l'autre jour avec le dictionnaire des îles voisines, trouvé dans la grotte. Sur un objet, un seul, mais sur le plus précieux du Pacifique, sur le mot soleil, je me suis rencontrée avec leur vraie langue. J'en suis toute fière. Car heureux qui devine le mot esquimau qui veut dire Glace, le mot anglais qui veut dire Marmelade, le mot français qui veut dire Honneur... Ma lutte contre la solitude? Parfois je la combats en nageant jusqu'à l'île des dieux, en serrant leurs minuscules mains, en caressant leurs immenses lèvres, en me tenant immobile aux places où l'un d'eux manque, en tenant l'intérim d'un dieu. Parfois, en plantant l'île de mannequins qui ne font jamais peur aux oiseaux d'ailleurs, leurs oripeaux étant de plumes. Parfois en me servant de mon ombre; tous les gestes d'amies qu'elle peut figurer, toutes les poses d'illustres statues, tous les profils, seul pauvre cinéma qui me donne un spectacle d'Europe, je les essaye sur le sable par le soleil ou sur la nacre par la lune, une écorce de banane sur le nez pour avoir l'ombre de la Montespan. Je m'amuse aussi à être successivement deux femmes. Aujourd'hui une personne qui prend à rebours les forêts, trouble les sources, casse des oeufs; demain, une autre qui suit les vallées, habite les clairières, n'apporte les cinq sens de l'île réunis sur son étroit visage qu'aux points chéris par le soleil. Chacune a son nom. La première est toujours nue, la seconde harnachée d'orchidées. Mais je ne les suis, hélas! que tour à tour. Comme ces héroïnes qui jouent à elles seules, au cinéma, le rôle de deux jumelles, ce n'est que par artifice qu'elles peuvent se rencontrer et se toucher juste du doigt, à minuit, pour la relève. L'une est capable de tous les exploits, l'autre de toutes les bassesses. L'une est idolâtre, crédule; l'autre raisonne. L'une a tendance à engraisser, l'autre à maigrir. L'une marche sur la pointe des pieds, l'autre sur le talon, et elles ne laissent pas les mêmes traces dans l'île. L'une innocente, l'autre perverse, et leurs bouches ne laissent pas la même empreinte dans les fruits. L'une qui caresse les animaux au front, l'autre qui les flatte. En somme, en les perfectionnant, j'arrive simplement à séparer, comme Dominique autrefois, et il faut au moins une bonne piqûre de guêpe ou de cactus pour les ressouder un moment, mon corps et mon âme. Je vis ainsi à cloche-pied. Mon âme est quelque chose de bien exigu, bien bourgeois, et jamais je n'y aperçois même l'ombre d'un inconnu. J'ai eu beau tirer sur ces petits bouts de cruauté, de colère qui autrefois me donnaient l'illusion que je pouvais être au besoin impitoyable et sanguinaire. J'ai essayé d'étrangler l'oiseau tango, pour connaître les limites de l'impassibilité; il s'est remis, et est mort quelques semaines après pour prouver qu'il ne mourait que de désillusion. Mon âme est bonne fille. Mais autour de mon corps, étendu et poudré, sur un mancenillier, comme un appât, immobile, je sens parfois errer les esprits polynésiens. Je le farde, pour qu'il m'offre dans l'eau un visage méconnaissable. Je le cache, je l'ensevelis sous des feuilles, je le colle à un arbre par des lianes de sa couleur, je connais toutes les places de l'île où il se loge secrètement. Quel explorateur d'Europe me découvrirait dans ces heures-là, où je suis la femme la mieux cachée du globe! Souvent aussi je dors sur cette mousse qui teint en rouge. Je me relève avec une moitié de moi colorée pour la semaine, séparée en deux par une ligne capricieuse, riche en belles queues d'aronde que j'accentue à la couleur. J'ai deux mains dissemblables, des jambes inégales, chacune traite l'autre en étrangère, et si je prie, et si je croise mes genoux, demi-personne, je vis du moins avec une demi-personne moins connue. A quoi je m'occupe encore, Simon? J'attends. C'est mon seul travail, un travail véritable, que je ne peux négliger une matinée ou un après-midi sans ressentir le remords que donne chez nous la paresse: j'attends. C'est mon métier. Étendue ou assise devant la mer, j'attends. Je ne suis plus qu'un oeil, j'en arrive à ne pas sourciller pour ne pas perdre le millième d'une chance. Tout mon ciel, tout mon océan est tendu comme une toile d'araignée, je suis prête à bondir sur la barque qui s'y prendra. Parfois, tout au plus, deux oiseaux qui avaient volé de conserve s'écartant soudain l'un de l'autre, je sens mon regard se découdre et je dois fermer les yeux une seconde. Ou les secouer parfois, pour attiser deux iris engraissés tout à coup par deux vagues jumelles. Sans aucune pensée, comme les jeunes filles sur les terrasses attendent un de ces sentiments français auxquels un peu de complaisance du soir donnerait forme humaine, j'attends un homme. J'attends non pas un de ces bateaux transatlantiques qui portent des hommes à destins médiocres, aucune ligne n'effleurant ces passages, mais les deux esquifs qui ont le plus de différence et qui portent les êtres les plus lointains, une pirogue d'abord, ou au contraire un yacht. Je suis au carrefour du bonheur le plus raffiné ou de l'âge de fer. Au lieu du faible écart que fait l'aiguille pour les jeunes filles en France entre un officier et un fonctionnaire, elle marque ici l'écart complet: un milliardaire ou un sauvage. Ce n'est plus entre un roux et un brun, entre un petit à ceinture de gymnastique qui préfère le bordeaux et un grand à cache-col marqueté qui préfère le bourgogne que je me sens balancée, mais entre deux races séparées de vingt mille ans, entre la jeunesse et la vieillesse du monde, entre un lit d'herbes au troisième étage à droite d'un arbre géant, avec la panthère apprivoisée sur le palier, les crânes vides en sonnettes à la troisième branche à droite, et tout le lin et la soie de New-York;--à moins encore que l'homme n'arrive de cette île de forçats qu'on m'a dit voisine, un évadé avec des oeufs durs dans des journaux... A la vie avec un sauvage, préférerais-je la mort? Un sauvage que je ne tutoyerais jamais, auquel enfin j'accorderais, aux yeux de ses frères, cette demi-divinité que je refuse aux démons de l'île, qui croirait vraiment que je le rends immortel, et que le jour de sa mort (ce serait le plus dur), je feindrais de ne plus aimer et de punir?... Et cet Anglais poli qui m'eût dit, en me tendant à moi, toute nue, sa main pour notre premier shake-hand: «Excusez mes gants?» Et ce pasteur américain qui vite me photographierait avec le drapeau de son université pour robe? Et cet Allemand plein d'amour, qui m'eût installée à une table pliante avec de la bière de Pilsen, me condamnant à un baiser chaque fois que j'oublierais de refermer le chapeau en étain du verre? Les jours où je sens trop que le départ n'est pas pris vers moi entre les messieurs du monde, j'attends le vent... Cette île, comme dans une auto l'on reconnaît simplement à un petit tube rouge devant ou à un petit tube bleu à gauche si elle a son huile ou son essence, je sais maintenant à quels objets minuscules on voit qu'elle a son plein de soleil ou de vent. Je sais l'aboutissant des rouages du Pacifique. Cette paillette d'argent dans un trou du coin gauche du rocher Rimbaud, si elle miroite, c'est que la lune est à sa maturité. Cette tranche d'arbre abattu soudain couleur sang de boeuf, c'est la pluie pour le surlendemain. Ces abeilles sortant de l'arbre par le sommet, c'est un tremblement de terre pour le début du jour suivant. Ce nénuphar remuant trois fois, c'est un phénomène plus rare, annuel à peu près, le passage dans l'île de l'ornithorynque. Ainsi je n'ai qu'à surveiller certaines ombres, certains miroitements comme des compteurs de taxi, et pour savoir si le vent, ou la mousson, ou la tempête sont vers moi en route, il me suffit de jeter les yeux sur une feuille de palmier, qu'un ignorant n'eût pas distinguée des autres, mais qui est mon manomètre et qui tremblote toute seule, une heure avant le moindre souffle. Je la consulte sans relâche, déçue quand elle reste trop de jours immobile... Soudain elle frissonne... De la mer où je me baigne je me hisse alors sur la plate-forme du promontoire; ce que je faisais petite fille avec mon doigt mouillé pour savoir d'où venait le vent, j'y emploie là-haut mon corps entier. Il arrive par rafales, attaquant selon l'époque mon côté caressant ou mon côté implacable, déposant brutalement sur moi la première, sur moi stérile, les plus avides de ces parfums et de ces graines invisibles qui eussent fructifié si j'avais été terreau et non pas chair: vent protestant, collant sur moi soudain une feuille entière, de forme inconnue; il arrive tendrement, me léchant par ondes, d'en haut parfois, comme par une fenêtre d'atelier ouverte, d'en bas, comme d'une bouche de chaleur dans un musée. Puis, l'oiseau qui annonce la fin du vent pousse son cri, cri presque imperceptible au milieu des ramages, la vague qui annonce la houle pour minuit et quart me couvre d'écume; le héron qui s'envole trente-cinq minutes avant la fin du jour s'élève; plus un souffle; l'obscurité complète qui annonce la nuit m'enveloppe, et je désespère sur mon île en panne... On s'occupe, seule dans une île!... CHAPITRE DIXIÈME J'avais été réveillée brusquement, mais par quoi? Par un rêve? ou plutôt, pendant la dernière seconde de mon sommeil, le canon n'avait-il pas tonné, un projecteur ne m'avait-il pas illuminée? Je scrutais à la fois, pour découvrir la cause de ce sursaut, mon esprit, mon corps et l'horizon. Je tâtonnais dans l'île obscure, appuyant sur les plus sensibles de mes oiseaux, cognant aux arbres creux, appelant l'écho, comme dans un salon où l'on cherche le bouton électrique. J'obtins seulement que le soleil se levât. Du fond de ma grotte enfin, comme celui qui a perdu sa bague, qui s'est replacé, après avoir retourné la maison entière, sur la dernière chaise où il l'avait encore, raisonne, se lève, et va droit au bon tiroir, je m'élançai, je grimpai au cocotier le plus proche, je cherchai la fumée du geyser de l'autre île... J'avais trouvé... deux fumées montaient. Ce n'était pas un mirage. Il y avait deux fumées, et pas quatre îles, et pas deux lignes de brisants. Sur cette aube encore fraîche, je voyais s'imprimer l'haleine des hommes... Les hommes vivaient encore... Si j'avais eu de meilleurs yeux, peut-être aurais-je pu apercevoir une troisième fumée, toute petite, celle d'une cigarette ou d'une pipe!... Au faîte de mon cocotier, je fus soudain inerte, comme si c'était là que je me maintenais depuis cinq ans; quelques minutes encore, et je n'aurais plus supporté la solitude; que la fumée eût paru à huit heures, et non à sept, et il eût été trop tard, j'avais lâché tout. Si bien que je le lâchai vraiment, et tombai, le plus mûr de ses fruits... J'étais au bord de la mer, je me jetai dans le Kouro-Shivo comme dans un taxi. J'étais trop légère ce jour-là pour l'eau salée. J'en sortais parfois tout entière. Je me retenais et me faisais lourde, par peur qu'on ne m'aperçût de l'autre rivage. Le livre du naufragé m'avait révélé les coutumes des archipels voisins et de leurs races, et il y avait de quoi me rendre méfiante. Si c'était le vent d'Ouest qui avait soufflé la nuit, l'arrivant venait de Haühaü, où l'on divinise les blanches. Mais s'il avait soufflé de l'Est, c'était de l'île Meyer, où on les mange farcies, et, du Nord, de Samua Bay où les Papous coupent les têtes. Je tins mon bras tout droit hors de l'eau pour voir d'où était venu ce vent qui allait me rendre esclave ou reine. Il ne soufflait pas, les fumées étaient toutes droites, mon visiteur venait du centre de la terre. Mon visiteur, l'idée m'en vint soudain, était venu dans un yacht à vapeur. Mais c'est la maladresse des Européens qui alors m'épouvanta: ils étaient capables de croire, au renflement de l'eau, que c'était un requin et de tirer. J'essayais en vain, car ils étaient capables aussi de tirer sur lui à mitraille, de chasser le nuage de perroquets qui volait juste au-dessus de moi, parlant ma langue et décelant ma présence. Soudain, comme un ballon d'enfant que j'aurais lâché, ce nuage s'éleva... L'étranger avait dû faire un geste. Puis, dans la seconde île, je vis deux gerbes de paradisiers rouges monter, puis des roses, des violets; quelqu'un attisait ce beau feu, l'étranger avait dû tirer; mais j'étais déjà près des brisants, et l'oreille droite dans la mer comme un coquillage, je n'avais pu entendre qu'elle. Enfin, je fus dans la lagune, et j'entendis un bêlement, puis un jappement; l'étranger avait dû prendre mon cerf par la corne, mon singe par la queue. Les poissons de cette eau tranquille aussi étaient effarés. Aucun n'habitait plus le fond de sa couleur, les ablettes roses sur le corail, les tanches sur les fonds striés, mais ils croyaient à tort gagner la sécurité en changeant de décor, et les dorés étaient sur la nacre, les verts sur le sable blanc. Tous agités d'un mouvement régulier qui les poussait chaque seconde un millimètre en avant, et bientôt en effet, j'entendis le bruit d'un moteur... Trop tard... car, au moment où je prenais pied, je vis un canot à pétrole prendre la passe entre les récifs et piquer justement vers mon île. Je jouais aux quatre coins avec plus que ma vie. Je le regardais partir, pour la première fois haineuse, ruisselante et n'ayant de sec que les yeux... Soudain des larmes en jaillirent... Un regard d'homme! J'avais vu un regard d'homme! Un regard d'homme, sans me voir, comme jadis le réflecteur m'avait touchée! Sur un visage hâlé, aussi peu habiles à se cacher que tout à l'heure les poissons, deux yeux bleus. C'était tout; le bord du canot coupait la tête juste au-dessous. Je n'avais pas vu de nez humain, de bouche humaine. Le menton, le cou, les épaules, je n'avais rien vu de tout cela. Mais j'avais vu des sourcils, un front, des oreilles. J'avais vu des cheveux noirs et touffus. Je n'avais pas vu cligner ces paupières, car tout avait été trop rapide, mais j'avais vu une main s'élever du canot et caresser ces cheveux; une autre main, qui toucha doucement l'oreille. Un homme tout entier était là, et dont chaque partie du corps caressait les autres! A ce moment, j'aperçus un manteau accroché à un arbre. La brise s'était levée, une brise d'Est, qui allait amener trop tard le chef qui devait me rôtir, mais agitait ce vêtement et lui commandait des gestes de pantin qui me rappelèrent aussitôt, comme si je les avais oubliés, tous les gestes des hommes. Le bras se balançait, le col s'ouvrait, c'était le manteau d'un homme qui marche, qui respire. Je le palpai, je le cueillis au point même où il tenait à l'arbre, pour ne pas l'abîmer, comme un fruit. J'étais sûre qu'on viendrait à sa recherche: ce n'était pas un de ces manteaux qu'on abandonne dans une île, c'était un de ces chefs-d'oeuvre en homespun blanc et bistre pour lequel on n'hésite pas à déranger le soir la femme déjà endormie et sur lui assise, doublé de soie bise; qu'on adore, avec des revers aux manches et une martingale. Mais on ne le retrouverait pas sans moi, car je m'en enveloppai! Comme en Orient les amants dans les tapis des harems, on ne le ramènerait pas sans moi chez ce M. Billy Kinley, qui était son maître d'après l'étiquette. Je m'attachai à tout ce qu'il contenait. Je nouai à mon poignet un foulard or et gris, qui sentait le benjoin, à mon genou un mouchoir de soie vert qui sentait la bergamote. De deux parfums d'homme, je me fis deux amarres. Je fouillai les poches, avide de toucher enfin les résidus du monde qu'un homme porte sur soi; toutes étaient vides, mais du moins chacune avait son odeur, l'une sentant le tabac blond, l'autre le chocolat, la petite sur la poitrine la menthe. J'aspirai ces flacons de sels, après cinq ans je revins à la vie, l'Europe avec ses parfums passa à ma portée... Je me précipitai à mes échos, pour y crier l'appel que j'avais si souvent répété sur eux; je courus à l'écho quadruple, dédaignant le double et le triple; le vent avait tourné et venait de l'Ouest, trop tard, car que m'importait maintenant d'être déesse à Haühaü! Je courais, effrayant mes tatous, qui regagnaient leurs terriers, mes singes qui remontaient aux arbres. Les animaux me laissaient tout le sol pour cette entrevue humaine... J'étais au centre de la petite presqu'île ronde quand je vis le canot aborder à nouveau, sans doute à ma recherche. L'homme appela. Puis sur ma droite, dans les cocotiers, j'entendis un autre homme qui chantait. Puis, loin derrière moi, un banjo. Un quatrième homme sifflait près de la mer. J'entendais à la fois les quatre harmonies que peuvent faire les humains; et, dès que l'écho eut rejeté quatre fois mon appel, je sentis cette circonférence se resserrer, l'assaut donné à ma solitude par quatre hommes avec des fusils, des revolvers, des haches; déjà les branches craquaient, et soudain, quand la pression humaine fut trop forte pour moi,--vingt mètres, trente mètres, tant j'y étais devenue sensible,--ne t'évanouis pas, Suzanne!--je m'évanouis... * * * Je ne me décidais ni à bouger ni à rouvrir les yeux. Une à une, reconnaissante à chacune comme si un être nouveau se créait pour mon usage, j'avais entendu leurs trois voix... Ils étaient tout près, penchés sur moi... Sur mon corps je percevais leur haleine, l'une atteignait ma main, l'autre ma joue, l'autre ma gorge. Tout le reste de mon corps était glacé, ces trois points bouillants. Chacun de leurs mots aussi atteignait en moi une fibre précise, un muscle de ma jambe, un point de mon cerveau, et quelquefois une partie de moi-même que je devinais spirituelle et non sensuelle. Trois voix aussi différentes que pour un opéra, la basse, la moyenne, la haute, et je fis voeu dès que toutes trois se seraient unies pour une phrase en trio, d'ouvrir les yeux. Mais chacun ne parlait qu'à son tour. Paroles anglaises dont je comprenais certes le sens, mais qui surtout donnaient à ma mémoire un mouvement sans rapport avec leur contenu, et chacune ouvrait en moi une vision d'Europe et l'épuisait comme une glande... La voix de basse disait: --Les pieds me déroutent. Tout est mystère dans ces îles. Voici la trente-unième race à ajouter aux trente races de Wellney. Mais qu'il y ait des pieds cambrés en Polynésie, c'est la ruine de Spencer et de Heurteau! Je comprenais tout cela, mais que mes pensées étaient autres! L'arrivée aux gares, pensais-je! quand le train décrit une toute petite courbe pour entrer dans le hall, quand l'approche de Paris rend si sensible qu'on devine au-dessous de soi chaque aiguillage. L'arrivée à Saincaize, juste à la sortie du tunnel et qu'on jette des noyaux de cerise sur les voyageurs qui débarquent du train de Bourges! La voix haute dit: --Mais cette peau? --Fardée et nacrée. La peau s'explique dans Wellney. Mais les pieds me confondent. Moi je pensais: Le vin, dont peut-être une bouteille était là, toute proche! Les ceps, sur les pentes autour des échalas comme de beaux bigoudis la veille des confirmations! Les vendanges, à l'époque des pêches, quand on les ouvre et qu'on remplace le noyau par un raisin de muscat!... La voix du baryton demanda: --C'est une jeune fille? --Tout ce qu'il y a de plus jeune fille. Depuis l'île Rimsky on arrache le lobe droit à celles qui ne sont plus vierges. A Salou, on tatoue une main ouverte sur la plante de leur pied. Mais allez tatouer une main sur ces pieds-là! La limonade, la gazeuse, à la saccharine! la bouteille éventée qu'on retrouve dans un placard un mois après le passage des petites Elichade! l'eau de Couzan, l'eau de Périer, le champagne! --Abandonnée dans l'île. Toutes les fillettes accusées de divination sont isolées pour quatre ans d'après Wellney. Songez qu'on leur arrache le lobe à quinze ans. A neuf dans l'île Barré. Celle-là a vingt ans. Les châteaux, les églises, les canaux, les jardins, les routes, les chemins, les sentiers, les traces..., la montagne, la neige, les glaciers, les traces, les sentiers, les chemins, les routes, les autos, la rivière enfin, et le grand pont! --Mais sa peau, Billy. --Fardée et nacrée. Tant Billy s'était hâté de répondre, la voix haute et la voix basse s'étaient confondues!... Les hommes, les petits, les grands, les bègues, les sourds, ceux à moustaches, ceux rasés, ceux en veston, ceux dont le chapeau s'envole et un balayeur le maintient avec son balai... Je n'avais qu'à ouvrir les yeux pour voir tout cela... Mais la voix haute se fâchait... --Fardée et nacrée, voilà tout ce que tu sais dire. Mais au-dessous du fard? Les chiens, les chats,--les cages et les aquariums surveillés par les chats, les chats en porcelaine qui dorment avec des taches dorées et leur nom écrit au-dessous au crayon! --Peau brune. Type Wellney. Je passe un peu d'acide sur son bras. Regardez... Alors quelque chose me piqua. Il frottait du doigt mon bras au creux du coude. Entre les hommes et moi, par un acide qui ronge, le contact était repris pour toujours... J'ouvris les yeux... Je les vis tous trois. --Jack, elle pleure,--dit la voix haute.--Console-la. Alors Jack, celui qui m'avait touchée déjà (j'avais vu sur moi l'empreinte de ses mains), celui qui avait déjà l'habitude de mon corps et m'avait portée, celui (je voyais sur sa chemise de soie bleue une traînée nacrée comme celle que laisse la lune) qui savait mon poids, mon parfum, s'approcha, souleva ma tête, et enfin je pus parler, et reprendre après tant d'années ma conversation avec les hommes, et dire mon premier mot français qui fit reculer Jack stupéfait et s'approcher les deux autres: --Un mouchoir!--dis-je. * * * Maintenant, c'était le soir de cette journée et nous nous taisions tous quatre. Mes oiseaux étonnés de me voir rester dans la seconde île, regagnaient par vols la première, volant presque à reculons. Chaque rayon aussi nous quittait pour se déposer une minute sur mon vrai royaume et s'éteindre. J'étais vêtue maintenant d'un pyjama de soie noire; j'avais une gourmette d'or à la cheville, je reprenais la vie d'Europe par ses modes les plus snob. J'avais repris les goûts d'Europe par leur degré le plus aigu, le rhum, le champagne, les pickles. J'étais un peu ivre, la terre pour moi recommençait de tourner. Maintenant je savais tout de la guerre. J'hésitais encore, à cause de l'accent anglais de mes amis, sur les noms de leurs maréchaux, Pétain, Foch, mais je savais toutes leurs aventures. Jack, qui me semblait le stratège, avait tenu à m'indiquer la manoeuvre de la Marne, qui sauva la France: flanc droite, puis flanc gauche; la manoeuvre de Bouchavesne, qui sauva la mairie de Bouchavesne: flanc gauche, puis flanc droite; enfin la manoeuvre de ses patrouilles à lui, par laquelle il fit prisonnier deux uhlans, combinaisons merveilleuses des deux victoires précédentes, flanc gauche-droite, puis flanc droite-gauche. D'Hawkins qui était dans l'état-major, j'avais appris tous les potins de toutes les armées, la visite de lady Abbley déguisée en garçon boucher; son voyage en auto avec Clemenceau dont il attendait avec admiration des confidences et qui lui dit seulement, après deux jours de silence, montrant des vaches dans un pré: «Si l'on donnait du café aux vaches, on trairait du café au lait.» Sa stupeur dans la salle à manger de lord Asquith en apercevant un an après le début de la guerre le portrait de l'empereur Guillaume en pied. Pour Billy, il parlait peu et portait sur lui tous ses souvenirs, dans la main un morceau de grenade qui l'empêchait de prendre la boussole et lui avait fait commettre, sur le yacht, de grandes erreurs de compas; un ordre de service signé à la fois par un général anglais qui s'appelait French et un général français qui s'appelait Langlais. Puis, comme il avait été lieutenant d'étapes, il put m'indiquer, à mesure que je lui fournissais des noms limousins, quelles troupes anglaises y avaient campé, à Saint-Sulpice les Hindous, à Limoges les Néo-Zélandais, à Rochechouart les Syriens juifs, et deux escadrons boers pour garder les Russes révoltés près d'Ussel. J'appris aussi les modes de l'année, ils me montrèrent _Vogue_ et _Feuillets d'art_, et, pour me prouver combien ils m'estimaient et me jugeaient de leur monde, ils m'énumérèrent les derniers mariages, unanimes à blâmer Perscilla Bandenby qui se mariait sans amour et en jaune. Maintenant, par la grâce de cette soie, de ces foulards, tous mes penchants m'étaient revenus et plus intraitables que jadis. Depuis douze heures à peine je revoyais les hommes, et, au lieu de tout approuver d'eux et de leurs créations, comme je le croyais, je me sentais aussi intransigeante qu'à la pension. A nouveau il était des couleurs que je détestais, le violet, par exemple de la chemise d'Hawkins; j'étais sans pitié pour les cravates à initiales, j'étais irritée par les souliers d'homme à empeignes trop grandes; il y avait déjà un champagne que je préférais. J'obligeai Billy à changer ses chaussettes, qui étaient de raies concentriques. Les petites pipes à queue courte et droite, je les aimais aux dépens des pipes à queue courbe. Autant les cheveux blonds à l'argentine, les grandes mains fortes me semblaient dignes de nos caresses, autant je méprisais les cheveux noirs avec raie au milieu et les mains petites et souples. Je préférais le platine à l'or, les palmers aux biscuits secs, la moutarde Dearly à la moutarde ordinaire, toutes ces vérités qu'une génération atteint en vingt ans, j'en étais redevenue maîtresse en un après-midi. Moi qui ce matin eusse défailli de joie à l'idée d'un trafiquant, d'un négociant, je trouvais naturel que mes trois sauveurs fussent de jeunes astronomes millionnaires venus ici à leurs frais pour suivre des éclipses. Moi qui souhaitais presque indifféremment l'arrivée d'un Papou, d'un Chinois ou d'un nègre, entre ces trois jeunes lords, dont le premier était duc, le troisième vicomte, il y en avait un qui me rendait la présence des autres presque inutile, par hasard le plus titré, le plus riche: un penchant invincible me portait vers Jack. Je ne savais me contenir. Chaque fois qu'il se levait, j'avais peine à ne pas le suivre comme un chien. Parfois je voyais mes compagnons rire tous trois; c'était (car je gardai longtemps encore l'habitude de penser tout haut), que je venais de libérer une de ces phrases à l'infinitif qui me tenaient lieu de raisonnement; je venais de dire: Tenir Jack dans mes bras,--le faire boire,--tourner son bracelet d'identité jusqu'à ce qu'il criât! Jack n'en tirait pas d'orgueil et même ne s'en émouvait pas: il avait eu pour voisin à l'hôpital un trépané qui parlait comme moi. Il me soignait comme le trépané; à chacune de mes paroles inconscientes il s'approchait et voulait me pousser un nouveau coussin sous la tête. La nuit était tombée. Le chauffeur du canot vint aux ordres, comme un chauffeur d'auto avant le théâtre à Paris (Refaire le plastron de la chemise du chauffeur, cousu à l'envers! Teindre en vert la mèche blanche que le chauffeur avait dans sa perruque!), mes amis s'étendirent tous trois l'un près de l'autre (Cogner doucement leurs trois têtes entre elles!), et chacun, après un certain nombre de milliards d'étoiles, s'endormit. J'avais peur; ces trois astronomes étendus et immobiles parsemaient l'île d'ombres nouvelles qui marchaient; mais je n'osai les réveiller, la nuit n'est pas une éclipse. Je ne pouvais m'éloigner de Jack. J'avais rampé vers lui. Je me disais en vain tout ce que m'eût dit Mademoiselle: que pour la première fois de ma vie je n'étais plus une jeune fille bien élevée, qu'une jeune fille bien élevée ne prend pas une main d'homme, n'embrasse pas un front, ne couvre pas de petits galets, un à un, pour atteindre le poids maximum où sa respiration s'oppresse, une poitrine échancrée d'astronome-lieutenant. Près de ce corps endormi, d'ailleurs, pour la première fois, je me rendais compte de la ruse et de l'agilité que j'avais gagnée dans l'île. Je voyais tout malgré la nuit. Ce jeune homme méfiant qu'un oiseau éveillait, je le piquai d'une épine pour le voir remuer, soupirer. Je replaçais sous sa tête sans qu'il s'en aperçût ses coussins. Je faisais le siège de ce sommeil. Je fardai son visage, je peignis ses lèvres. Je mis près de lui cette herbe qui fait rêver; il claqua la langue pour exciter un cheval, il remua le troisième doigt de la main droite, mon herbe polynésienne le fit rêver d'une promenade en charrette sur Riverside. Grimpée dans le mancenillier juste au-dessus de lui, je le surveillais, comme les tigres qui se laissent tomber sur le passant; au moment où son rêve parut le tourmenter, je me laissai tomber près de lui, écartant le cauchemar sans l'éveiller lui-même. Vêtue de nacre dans cette débauche lunaire comme un rat d'hôtel dans l'obscurité vêtu de noir, quoiqu'une jeune fille bien élevée ait ordre de ne pas le faire, je fouillai ses poches. De quelle joie je partageais avec lui chaque chose, chaque arbre, chaque oiseau de ce monde hier encore si terriblement indivisible! Mais comme il dormait! Déjà cependant ces perroquets qui n'étaient plus grâce à lui que mes demi-perroquets, ces passereaux mes demi-passereaux commençaient à tournoyer. Mes mille demi-étoiles bougeaient doucement, mon demi-Pacifique ne comblait plus juste l'horizon, c'était l'heure où le monde a du jeu, c'était le matin; la scie sur les récifs crissait comme à la fin d'une bûche. Étendue enfin, mais aussi mal à l'aise sur le sol de cette île où je n'avais jamais dormi que sur un lit nouveau, j'attendais avec impatience: j'avais oublié de leur demander la saison. J'attendais leur réveil pour savoir si c'était le printemps ou l'été. Et enfin (je n'attendis pas sa part!), mon demi-soleil parut! Alors je me précipitai sur Jack, je le secouai en riant, je réussis avec son corps le contraire de ce que j'avais fait avec les dix-sept corps de l'an passé; je le tirai par les bras et les cheveux jusqu'à la lagune; je le précipitai dans l'eau fraîche couverte de rosée où seuls les poissons de nuit remuaient encore. Ses camarades, éveillés par ses cris, riaient, et, unis à lui par ce fil qui joint les amis et les alpinistes, ils se précipitèrent après nous. * * * Que vous dire encore? C'est au moment où Billy m'annonça le déjeuner que j'éprouvai pour lui le même sentiment que pour Jack. Même désir de le toucher, de l'embrasser. Même amour pour ses parents et sa famille, même sympathie intarissable pour le moindre de ses gestes, dévouement pour ses vertus. J'étouffais sous ma main des paroles que tous trois croyaient encore des aveux à Jack, mais qui étaient bel et bien des hymnes à Billy. C'est vers Billy, dos à Jack, que je me tournai pendant la sieste. Je m'attaquai à son sommeil de jour comme au sommeil de nuit de Jack. De la même épine, de la même caresse, sans voir cette fois son visage, malgré le soleil, car il l'avait recouvert d'un foulard. Mais c'était bien en moi le même désir, ressenti avec Jack la nuit, que Billy ait une soeur, une maison. Le même, exactement, de voyager à ses côtés, de voir Billy en silhouette sur un volcan jetant des flammes; de voir, la main de Billy dans ma main, de jeunes crocodiles descendre le Gange, le museau imperceptiblement orienté à chaque groupe de pèlerins vers l'enfant le plus gras. Jack derrière moi s'était éveillé; il m'agaçait d'une palme, en homme qui se croyait toujours aimé, et, me retournant enfin, je m'aperçus avec épouvante que d'ailleurs il l'était encore. Ma pensée, malgré ma passion pour Billy, ne dépouillait pas Jack de tous ces charmes dont je l'avais chargé à chaque étage de son corps comme un arbre de Noël. J'aimais Billy et Jack. Que pouvait bien signifier tout cela? Ou la Providence réglait trop bien les choses, et elle me délivrait par les deux seuls hommes au monde qui pouvaient me plaire. Ou mon coeur, cinq ans rouillé, n'était plus qu'un moulin. Mais que me fallut-il penser le soir, quand Hawkins, modestement, car il voyait les autres préférés, me demanda d'écouter le phonographe. Comme il tournait l'aiguille et de la main appuyait sur le disque, fermant les yeux pour que son doigt perçût mieux les empreintes, comme il allait s'asseoir ensuite, et hésitait, ne trouvant que des places (à part les touffes de cactus) ornées de nacre, d'orchidées, de corail et aucune pour laquelle l'homme fût un ornement; comme il restait debout, tiré d'embarras une minute, car Jack et Billy avaient choisi la _Marseillaise_ et devaient se lever pour l'entendre, un tic des sourcils d'Hawkins jeta tout vif cet ami dans mon coeur. Un amour plus fort encore que pour les autres, puisque des membres plus lointains de sa famille en étaient touchés. Visiter le grand-père d'Hawkins un jour où la neige tombe sur Londres, donnant à l'Angleterre la seule ressemblance qu'elle pût avoir avec ma plage en nacre! Nager dans le Gange avec le filleul de la soeur de Hawkins, près de grands bateaux avec des oiseaux mouvants dans leur mâture immobile, des poissons dormants dans leurs remous! Aller à Compiègne en auto avec le cousin issu de germain de Hawkins, avoir peur, car il conduit les yeux fixés sur moi! Hawkins, maintenant, cherchait de nouveau à s'asseoir, car la musique en avait fini avec les hymnes nationaux. Le phonographe jouait _Sous les ponts de Paris_. Hawkins me faisait expliquer les paroles françaises, puis chantait le refrain, mâchonnant l'air de ces mots pour lui nouveaux comme avec de nouvelles dents. Puis ce fut un tango, et sur son visage tout ce qu'un tango peut suggérer à la pensée d'un étudiant d'Oxford, je m'étonnais de le lire dans ses moindres détails. Cinq années de solitude m'avaient appris à deviner d'après les crispations de lèvres ou les reflets sur les joues quels noms propres ou quels noms de ville traversent une pensée d'homme... Rien d'ailleurs que de logique dans la rêverie d'Hawkins. En cette première seconde, il songeait à la Havane, il voyait un passager, au transbordement, effaré de voir tomber sa malle à chapeau dans la mer. En cette deuxième seconde, à deux statues du port de Bahia, dont les oreilles étaient des coquillages gigantesques; l'un d'ailleurs était faux et l'on n'y entendait pas la mer. En cette seconde, à Madrid, à la caissière bigle du Palace Hôtel, à Goya, à Vélasquez. Puis, soudain, le tango fini, à pas grand'chose, à rien... Que je l'aimais! Et la nuit revint. Le phonographe, la lampe électrique du canot à travers les cocotiers, un cri de singe au loin, tout cela donnait à mon âme le mal que donne un jardin public de banlieue, et devant un miroir j'aurais pu d'après mon visage deviner quels mots terribles traversaient en me déchirant toute: le Vésinet, La Garenne-Bezons, peut-être Bois-Colombes... Sur la grève, le mécanicien sifflotait les airs déjà joués, mais en retard de deux ou trois disques. Je savais qu'il s'occupait à réunir tout ce qu'il y avait de bleu, de blanc et de rouge dans le vestiaire pour mettre à la poupe un pavillon français, mais j'hésitais à aller le voir: je n'étais pas sûre de ne pas l'aimer! Il vint enfin, se courbant devant moi, m'offrant le drapeau boursouflé sur ses deux mains comme un lange avec un enfant. Il avait ce langage assuré, ces yeux à iris carré, ce dandinement des épaules qui vous rendent, avec leur cravate jaune et bleu clair, les chauffeurs-mécaniciens plus chers que l'amour. * * * Billy, qui était seulement chasseur d'antilopes et de couguars, et qui détestait l'astronomie, avait songé à me ramener au yacht, ancré à Rimsky-Korsakov, dans le désir, je crois, de me montrer dès le lendemain sa collection de peaux et de cornes, mais je décidai de ne partir qu'avec eux tous et d'attendre l'éclipse. Ils m'approuvèrent, car ils craignaient qu'elle ne fût accompagnée d'un typhon, et j'eus tout le temps de leur présenter mon île. Elle était prête... Au fond, le souci de cette réception avait guidé tous mes actes durant ces cinq années; j'avais fait de l'île un parc, un salon, astiquant les grèves de nacre, polissant les récifs, colorant de rouge vif par des injections dans les racines des bosquets entiers, que je bordais ensuite d'orchidées nègres, essuyant sur les cavernes marines cette poussière que donne l'Océan avec autant de profusion qu'une route en Provence, ayant dédaigné aussi d'encombrer ma demeure d'objets qui pouvaient être utiles, mais qui l'eussent ridiculisée le jour de mon sauvetage, tables, chaises ou baquets; c'était un jardin sans un journal sur les pelouses, sans une feuille morte, l'île en somme la mieux cirée de Polynésie, et Billy glissait sur le corail. Aux oiseaux mêmes j'avais donné des habitudes de volière, les nourrissant aux mêmes ronds-points, reléguant les nids-jardins des oiseaux jardiniers dans un seul pré tout planté maintenant de leurs maisons ouvrières, pelant les mousses des palétuviers, seule laideur de mes arbres, pour qu'ils ne fussent pas surpris dans cette flanelle, et tendant le long des allées mes rideaux de plumes (tout semblables, disait Hawkins, aux rideaux dont on camouflait les routes près du front, avec la différence qu'ils étaient en plumes de paradis). La réception avait tardé, les arbustes étaient devenus arbres, les perroquets parlaient une langue humaine, mais cette heure de thé dans quatre tasses en noix de coco semblait justifier aux yeux de Dieu, et justifiait en tous cas aux miens, cinq années de drames et de malheur. Puis l'éclipse eut lieu, augmentant l'irritation de Billy, qui ne pouvait comprendre l'émotion des deux astronomes, et en quoi les phénomènes terrestres sont primés par les solaires et les lunaires. Il s'indignait, tandis que nous trois, par ce voile jeté sur la lune, comme les serins quand on cache leur cage, nous nous taisions. Il comparait chacun des astres à une des bêtes qu'il chassait, et ne pouvait arriver à le lui préférer. Il criait contre tous ces instruments qu'Hawkins et Jack braquaient sur le ciel sans jamais tirer, soudain apaisé et interloqué par une étoile filante, frappée par eux au coeur. Il disparut, et je l'aperçus plus tard gravant des mots au chalumeau oxydrique sur le rocher du promontoire; il avait l'air d'un cambrioleur qui forçait les secrets de l'île; en fait il lui en ajoutait un, il écrivait: CETTE ILE EST L'ILE SUZANNE OU LES DÉMONS DE POLYNÉSIE LES TERREURS L'ÉGOISME FURENT VAINCUS PAR UNE JEUNE FILLE DE BELLAC * * * * * C'est le lendemain que le canot partit, face au soleil. Pas de typhon. La mer était puissamment calme comme celui qui a renoncé à une colère. J'étais assise face à mon île. Peu à peu elle s'arrondit; pour la première fois je la vis d'un peu plus loin, de loin, de l'horizon. Elle étincelait, elle n'était plus que rubis et topaze, tous ces rayons dans lesquels j'avais été prise six ans ne m'atteignaient plus que par leur sommet, ma tête seule était encore illuminée par eux; un mille encore, et je reprenais ma lumière terne d'Européenne, sous la vraie poudre de riz que m'avait prêtée Hawkins. Mais surtout mon île semblait habitée. Dans les frondaisons, dans les formes des collines, il y avait, par moi seule apportée, cette harmonie que quarante millions de Français ont juste achevé d'imposer à leurs montagnes et forêts. Mon île était usée juste comme la France. Au-dessus d'elle, c'était par ces vols réguliers et nombreux qui aboutissaient à un être humain comme la queue à sa comète, que volaient les oiseaux, plus épars au-dessus des autres îles que des poussières dans une eau Saint-Galmier. Parfois un arbre que j'avais toujours cru confondu avec les autres m'apparaissait tout seul et me faisait un adieu isolé. Les places que je croyais mes cachettes les plus sûres apparurent aussi pour la plupart: c'est quand je pleurais ou je priais que j'avais été le plus visible. Puis la seconde île se rapprocha d'elle, lui glissa un reflet qu'elle accepta et cacha, comme une femme qui mène au train son ami le billet de l'ami qui reste. Puis un choc au canot, c'était le dernier ressaut de la houle contre mes récifs; puis une contraction de mon coeur, c'était sans doute la ligne d'où les Canaques qu'on arrache à leur patrie se précipitent à la mer. Deux ou trois de mes oiseaux favoris m'accompagnèrent longtemps, puis, à je ne sais quelle autre limite, désolés mais contraints, m'abandonnèrent. Je pleurais. Billy pour la première fois maudissait la terre, et me détourna de ses bras vers l'avant juste à la seconde où mon île disparut, comme on détourne la tête d'un enfant au moment exact où le monsieur dans le lit meurt. Ainsi je quittai l'île. Parfois je frissonnais, croyant être effleurée à nouveau par un de mes oiseaux; mais c'était le vent qui emportait une des mille dépouilles de paradisiers entassés sur le pont. Avec des yeux aussi gonflés de larmes qu'une pensionnaire qui va au couvent, je surveillais les glissades de la mallette que mes amis m'avaient prêtée. Petit trousseau de pension qui ne contenait que des litres de perles... Billy essayait de me distraire, me parlant de Wilson, de Victor Hugo, de Verlaine, comme on m'eût parlé, fillette, des pions et des sous-maîtresses que j'allais avoir en Europe... Hawkins qui avait la meilleure vue de tous et qui s'était tourné vers l'arrière resta une demi-heure ainsi avec une jumelle, puis me prit par la main et me dit tout à coup: --C'est fini: on ne la voit plus... C'est ainsi que mon île devint invisible... * * * * * Que vous dire maintenant? Comment, le soir même, j'aperçus une autre terre, puis une autre avec des collines, puis une autre avec des montagnes, et j'avais l'impression que la mer, que le déluge, descendaient? Comment Billy (rien en moi sans doute n'étant solaire ou lunaire) devint à son tour amoureux et ne me lâcha plus? Comment mon sauvetage me plaçait au point le plus éloigné de son pays où puisse parvenir une Française? De plus loin de la France, disait Jack, il n'y avait que Lelestra, l'étoile la plus proche. Comment, par peur d'un raz signalé par notre antenne, nous fîmes relâche deux jours dans une autre île inhabitée?... Au fond, le sort m'avait gâtée, mon île était meilleure; ici les fruits étaient plus aigres, les noix de coco plus difficiles à briser... Comment je repris l'habitude de dormir dans un lit, d'abord devant le lit sur le parquet, puis sur le tapis, puis sur des coussins, regagnant le sommeil par degré comme une favorite le trône? Comment Billy pleurait, chaque soir, à neuf heures, car il était exact comme une montre, quand je refusais sa main? Nous étions étendus dans des hamacs sur le pont. De grandes étoiles pendaient jusqu'à nous et se relevaient subitement, mais nous ne jouions pas à ce jeu stupide. Nous jouions au loto, seul jeu qui fût à bord. Déjà les étoiles, les oiseaux redevenaient pour moi des molécules étrangères... Plusieurs fois le yacht essaya d'annoncer par radio que j'étais retrouvée, mais l'appareil manquait de puissance, et seuls quelques braves colons ou recruteurs isolés pour six mois dans les archipels purent s'en réjouir. Parfois un canot retourné; c'était un Canaque, me disait-on, enfui d'un navire et qui devait être pris dans le banc au-dessous. Puis un jour une goélette dont le vieux capitaine se mit à danser en rond quand il apprit mon sauvetage. Son chargement était de whisky et de bordeaux, il nous signala qu'il allait me fêter. --Épousez-moi,--disait Billy.--Vous m'aimez! --Non, Billy. --Épousez-moi,--reprenait Billy qui me tentait avec tous les noms propres qui signifient luxe et beauté,--nous aurons un yacht Kauderlen, toute la vaisselle sera de la vaisselle d'argent Keller. Quel beau bruit dans les tempêtes! Vous m'aimez! Mais j'aimais tout le monde. Cette vague indifférence que nous éprouvons pour nos semblables, ma solitude l'avait haussée de ton, et elle commençait à l'amour. Dans toute l'île Lewis j'essayai de trouver un être humain que je n'aimerais pas... Mais allez contempler cinq minutes l'iris, devenu minuscule à cause des plongées, d'un pêcheur de perles, la malice dans la prunelle d'un évêque, dans la pupille d'un Canaque la foi en un dieu plus beau que le plus beau Canaque, et ne pas se sentir par eux transportée d'amour! L'approche de chaque être humain me donnait l'ivresse d'une pipe d'opium. Je me retenais pour ne pas l'embrasser et aspirer son souffle, ses yeux crépitant. Devant chaque tête humaine je m'arrêtais comme devant une cage et je sifflais aux oiseaux. Même dans l'île Rateau où les gens vivent avec avidité, se partageant l'air avec des soufflements, assemblant au sommet de leur visage tous leurs yeux, nez et bouches comme des parasites, comme s'ils allaient plonger et s'en délivrer en enfonçant peu à peu la tête, je n'en pus trouver un qui me fît horreur. Même en Papouasie... Cette aube sur les rives de la Fly! Tout dormait, à part de petits échassiers qui marchaient sur les feuilles de nénuphar sans enfoncer... Un grand arc lunaire s'élevait avec les sept couleurs de l'autre (voulez-vous que je les récite?) plus une dorée. Un casoar accroupi près de moi lançait en l'air sa tête encore aveugle comme une élastique, retirait les peaux blanches de ses yeux et, me voyant, s'enfuyait sur les immenses pattes qui ont mené ses ancêtres d'île en île depuis la Tasmanie. Jeannot le canaque, que nous appelions République, car il avait été condamné à mort avec sursis à Nouméa, pour insulte à la République--nous le tenions par ce mot; la moindre incartade et sa condamnation reprenait force!--Jeannot allait au bain, et laissait derrière lui en secouant les lianes de jasmin une trace plus parfumée que celle de la Première de chez Guerlain, et vous envoyait ensuite par son plongeon une bouffée de vin chaud et de cannelle qui était l'odeur de la Fly. Enfin le docteur Albertino parut, poursuivi par les femmes du chef papou qui lui vendaient des insectes rares pour vingt francs (que la vie devient chère!). Il avait une grande barbe noire à travers laquelle apparaissait parfois une petite main blanche, qui gesticulait, la sienne. Le soir, à la fête du village, pour que les Papous continuassent à le croire sorcier, il enflamma un peu, très peu de son alcool (il le ménageait pour confire ses nouveaux serpents) et il avala les flammes. Il avait de petits complets d'alpaga blanc exécutés, disait-il, par M. Tomasini, le seul tailleur au monde que n'inquiète pas le problème des bretelles. Et je l'aimai! et je fus déçue de l'aimer, comme je l'étais autrefois de n'éprouver que de l'indifférence. C'est le 1er juillet 1918 que j'arrivai à Honolulu, où la fille de l'évêque, apprenant que je n'avais pas de robe, m'envoya la plus belle des siennes pour la réception et, hasard ou habitude hawaïenne, vint m'attendre au palais dans la robe jumelle. C'était la première femme vêtue que je voyais, je me précipitai dans ses bras, nous ne fûmes une minute que la même forme en soie verte. Du yacht, Billy avec sa longue-vue pouvait croire qu'on ne redonne pas impunément une femme à son sexe et que je m'étais fondue en lui dès la première rencontre. Il fallut partir au bout d'une heure: jamais le choeur des Hawaïens n'avait eu à chanter à aussi peu d'intervalle l'hymne de la jeune fille qui arrive et l'hymne de la jeune fille qui part. A New-York, M. Cazenave donna un dîner en mon honneur chez Sherry. Il y avait là enfin un commandant français, qui avait une main de fer, un lieutenant qui avait un gantelet mécanique, et la première chair française que je pus serrer était un métal affreux. Le capitaine avait un clapet d'argent sur le crâne; je retrouvais mes compatriotes comme après l'explosion d'une chaudière. Un quatrième, comme je lui demandais d'un peu loin combien leur mission comprenait d'officiers, leva la main en l'écartant pour m'indiquer qu'ils étaient cinq, oubliant qu'il n'avait plus que quatre doigts. Mais la guerre avait juste épargné en chacun d'eux le trait par lequel il pouvait me plaire, et j'étais heureuse de penser que j'aimais dans les hommes la part la moins périssable. J'étais la seule personne au monde qui n'eût pas entendu encore de récits de guerre; vous pensez s'ils en profitèrent. Le commandant, un peu familier, me touchait parfois de son crochet de fer, doucement, comme pour irriter sans le détruire un beau feu. Plus heureux que s'ils révélaient à la Belle au Bois Dormant après son réveil l'invention de la poudre, de l'imprimerie, des truffes et du champagne, ils m'expliquèrent les tranchées, les fils de fer crénelés, les sacs barbelés, se souriant au mot «cavalerie». C'est à ce moment, tout à fait par hasard, que mes yeux se portèrent sur Edwin Marion, mon vis-à-vis... Mon regard passa d'abord sur cette face distraitement, et je n'y rapportai pas l'angoisse que j'éprouvai. Une minute après, même serrement de coeur, et je me souvins avoir regardé Marion une seconde fois... Alors, cinq fois, dix fois, je recommençai l'expérience... et je compris... j'avais bien devant moi le premier homme en qui je ne trouvais rien à aimer... C'était pourtant cette heure des repas où chacun se découvre et s'aime en son voisin. M. Cazenave découvrait dans un jeune Irlandais un cousin de son beau-frère, l'embrassait, découvrait l'Irlande. Miss Pond découvrait que Sargent est un grand poète et Hugo un grand peintre. Mrs Dallmore dans le _Star-spangled banner_ retrouvait deux mesures de Beethoven. Mr Hoover, entrepris par un de nos agents de propagande, découvrait que l'Algérie, la Tunisie sont des colonies françaises, et s'extasia... Mais moi, sur la tête d'Edwin j'épuisais mes regards. Tous les gestes par lesquels un caractère se dévoile, il les faisait pourtant en moins d'une minute. En une minute je le vis rire, parler, boire, manger, hoqueter, se curer les dents, les oreilles, les ongles. On eût dit que sa seule occupation était de se délivrer des alluvions dont le recouvrait chaque seconde. Je le vis distrait, morne, gai, débordant de santé et minant des deux genoux un pied de table, portant la main à son front, malade... Sur son visage de métis américain, où chaque trait ancestral prenait successivement le commandement des autres, je le vis Écossais, Juif, Hollandais, Bostonien. Je le vis, car il avait les yeux vairons et les cheveux différents de couleur comme s'il y avait sur son crâne un côté Sud et un côté Nord, selon le profil qu'il m'offrait, roux avec un oeil bleu, gris sel avec un oeil obscur. Je le vis tendre une main vers son verre, hypocrite, rampante, pour surprendre son verre, saisir une des franges de la nappe et la déchirer peu à peu; il jetait son pain sous la table, puis, les alluvions se déposant à nouveau, d'un mouchoir humecté il se lavait le menton et les doigts. M. Cazenave qui s'amusait de ma répulsion, me dit que tous comme moi trouvaient Edwin antipathique mais qu'il était un homme de génie, que les légendes de ses dessins étaient célèbres, qu'aucun trône ne résistait à ses caricatures; que d'ailleurs, quand il était par trop arrogant, il suffisait de lui parler de la mort. Il se taisait aussitôt, il s'enfuyait, comme un couguar auquel on montre une allumette. Edwin maintenant avait fermé les yeux. Il avait le privilège de s'endormir dès qu'il voulait. Il avait glissé sur sa chaise, sa barbe dépassait, il dormait, avec pour drap une nappe surchargée de vingt femmes, d'argent, de fleurs et de liqueurs et sur laquelle on voyait la trace de ses doigts, car ils marquaient comme son fusain. Parfois à un clignement, à un sursaut, on devinait que cheminait en lui, comme une aiguille dans le corps d'un enfant, une de ses futures légendes, un de ses sarcasmes futurs... qui soudain effleura un organe vital (le foie, car il devint tout jaune), et l'éveilla... Il m'observait maintenant d'un oeil soupçonneux, comme s'il comprenait qu'on m'avait renseignée sur lui pendant son sommeil. De temps à autre, pour fêter son dessin de la veille dans le Sun, déjà célèbre, qui représentait un navire dans une tempête, toutes les fois qu'il était parlé près ou loin de la mer ou de la marine, on se tournait vers lui et la tablée lui souriait avec honneur. Il m'adressa soudain la parole, et me félicita d'avoir été découverte dans mon île. J'étais décidée à découvrir en lui, par la parole, ce point faible et sympathique qu'aucun regard n'avait pu trouver. Je lui souris... --Et vous,--dis-je,--qui vous découvrira jamais dans la vôtre?... --Je suis découvert,--répondit-il.--J'ai une femme abrutie et trois enfants idiots. Je ne pus répondre, car M. Vinocht vantait une édition fameuse de la Tempête de Coleridge, et tout son groupe en profitait pour se tourner et s'incliner vers Edwin. Une dame plâtrée continua à remuer la tête, comme un magot chinois, jusqu'à ce qu'Edwin l'arrêtât d'une grimace. Il me dit qu'elle vivait de la propriété du plus beau cimetière de Saint-Louis, dont elle vendait les places fort cher, car il était au centre du jardin public. Elle passait même pour enlever les dents en or de ses pensionnaires... --Voilà un cimetière que vous devrez éviter,--dis-je. Car il avait trois dents en or. Il me regarda, méfiant, se demandant si l'on ne m'avait pas prévenue de sa phobie, surveillant désormais le moindre de mes gestes, attendant la moindre de mes paroles, comme celui qui sait le revolver de l'autre chargé, m'offrant des asperges à l'huile, me disant du mal de la sauce blanche, avec toute la bassesse de quelqu'un qui a peur d'un spectre; me livrant la plus belle femme de l'assemblée en me contant sa passion pour son chauffeur, employant plus de vilenies pour éviter le seul mot de mort et me distraire que bien d'autres pour écarter la mort même; recourant pour me gagner à des ruses qui pouvaient faire croire à sa franchise, me disant du bien de l'Allemagne, du mal de la France, et il ne pensait ni l'un ni l'autre. Je lui parlais de Daumier, qui était mort, de Degas, qui venait de mourir, mais lui me questionnait sur Vuillard, sur Bonnard, sur tous ceux qui avaient longtemps à vivre, comme celui qui remplace les vraies cartouches par des fausses dans le revolver sur la table, affectant, jusqu'au moment où j'insistai, de croire Degas encore vivant, tombé en enfance, mais vivant, dans le coma mais vivant... Là-bas l'orchestre jouait _le Vaisseau fantôme_, et tous à nouveau lui souriaient et s'inclinaient vers lui... Moi j'abandonnai la partie... La vue, l'odorat, l'ouïe s'étaient en vain épuisés; de noble en lui, de digne, il ne pouvait plus y avoir qu'un métal entré par hasard, un louis d'or avalé, un pharynx d'argent... Peut-être encore le toucher m'indiquerait-il... Comme il avançait les doigts vers une carafe, par un geste à dessein maladroit, j'effleurai sa main; elle était froide, lisse, dure; il me regarda, le même regard faux dans ses yeux vairons, devinant ce que j'allais dire, rejetant déjà sa serviette, presque levé... Je le dis... --Vous avez des mains de mort... Il me salua, pour détourner quelque maléfice, et partit... Alors je me tournai vers les autres, et soudain je m'aperçus qu'eux aussi, par l'effet de cette immonde vertu, ils avaient été retirés de mon coeur. Cette chaîne que chacun accrochait de mon regard à l'un de ses traits ou l'un de ses gestes, Edwin l'avait décrochée pour s'enfuir. Ils étaient là, devant moi, réussis évidemment dans leur genre, comme des petits pâtés cuits à point; un peu plus de cuisson, et le rouge de madame Blumenoll fondait, et le coeur de Mrs Baldwann. Quelques-uns restaient sympathiques, émergeaient au-dessus des autres, je les repêchais comme jadis mes épaves. Je regardai Billy, je vis un grand enfant blond et rose, bon, beau, spirituel, riche et doux,--un pauvre enfant! Il me sourit, lui le milliardaire qui pensait en cette minute à notre automobile Pic-Pic en or, notre villa Plumet en vermeil, à notre existence Rolls Royce en diamant. Mais je fermai les yeux... J'avais perdu aussi Billy... Là-bas on parlait du _Lusitania_ et tous se tournaient vers la place d'Edwin avec des sourires flatteurs, étonnés de la trouver vide. Maintenant j'étais sur la terrasse du Plazza. Étendu dans un casier, quatorze étages au-dessus de moi, pauvre bouteille humaine, Billy, averti de ma décision, pleurait. Je voyais de grandes raies lumineuses quadriller la cité comme un gâteau, les unes entaillées jusqu'au macadam, les autres là-bas appuyées à peine; il faudrait tirer là-bas pour arracher sa part, qui viendrait avec des lambeaux de parquets couverts d'enfants endormis, de couples... Je voyais les ombres des arbres, selon les becs de gaz, se confier aux arbres mêmes ou les fuir de toutes leurs forces. Je voyais les grandes roues et les réclames de Broadway tourner selon des lois astrales. Jamais reflet plus brutal ne fut donné de la Voie lactée que ce soir par Broadway. Même dans cette nuit, même dans ce repos, je sentais que j'avais décliné le droit, prêté à moi par Dieu, de voir sur chaque humain ce privilège qui le rend supérieur à tous les autres; et les animaux, et les objets eux-mêmes retombaient pour moi à leur lot commun qui est de plaire ou de déplaire; et parmi ces chauves-souris qui volaient, une seule, qui passait, qui revint, me plut; et parmi les veilleurs de nuit, un cercle de lumière autour d'eux, qui circulaient dans l'ombre comme des îles, un seul, qui s'arrêtait chaque fois que je comptais dix, excita mon amour, ma peine. Le champagne aussi m'énervait, et, comme la terrasse s'emplissait de monde, un gros financier et sa femme, un snob et sa fiancée, deux soeurs, deux frères, ma pensée, toute la journée, si droite et si pure, se perdait en ces couples, finissait dans la nuit par eux comme par un delta... De mille clignements les étoiles racolaient pour l'éternité... Le vent soufflait sur elles et sur moi et sur les cèdres périssables... Comme celui qui veut se suicider au Niagara et, soudain modeste, rentre à l'hôtel se noyer dans sa baignoire, confuse soudain de la solitude royale de mon île, jusqu'au matin, je me donnai à ces deux pauvres mètres carrés de solitude entre sept millions d'hommes... * * * Je viens de traverser l'Océan sans corail et sans requins. Près de l'Europe un dirigeable a jeté sur le yacht des journaux pleins de photographies. L'armistice vient d'être signé par Lloyd George qui ressemble à un caniche, par Wilson qui ressemble à un colley et par Clemenceau qui ressemble à un dogue. L'Europe a les plus beaux espoirs de cette paix signée par des hommes qui ressemblent aux chiens. C'est la nuit encore. Mais j'ai voulu, dès qu'a été signalée la première côte de France, que le yacht m'y débarquât seule au hasard et m'y laissât. Dans le même canot automobile qui m'a prise à mon île, Billy m'a accompagnée. A travers des pins, des ombres, j'ai entendu le bruit du même moteur qui m'a éveillée dans les palmiers et les coraux. Billy a voulu me munir d'un litre de gin, d'un cake, d'un châle de Manille. J'ai refusé tout cet attirail étranger. Aussi j'ai soif, j'ai froid, et j'ai faim. Maintenant j'attends, comme le matin de mon naufrage, debout tout à l'heure, puis assise, sur cette France qui va m'enliser avant le jour. Je n'en reconnais rien encore. Billy m'a dit que La Rochelle devait être tout proche, mais j'épie en vain un de ces bruits ou de ces signes qu'une préfecture devrait donner vers minuit. L'Océan seul a de grands et petits fracas si particuliers que je les reconnais saintongeois. Le ciel seul a une forme connue dont je me coiffe comme de la seule toque qui enfin, après six ans, me va. Cette assurance d'équilibre seule qu'on a en caressant de la main la terre, le grain de sa patrie, me pénètre. Le silence seul a cette sonorité de mon enfance qui me donne soudain pour oreilles toute la nature et la nuit. Mais ces gestes que j'avais déjà prévus (et même répétés dans ma cabine) pour les arbres et les oiseaux de France, ces arbres auxquels je n'aurai plus à monter, cette retenue aussi vis-à-vis des feuillages caducs, des fleurs éphémères, cette modestie avec forêts et parterres, elle est jusqu'ici sans objet. Je n'aperçois à travers l'ombre que des pins semblables à ceux de l'île; le parfum que je respire, c'est celui des magnolias, comme là-bas; et ma main qui se glisse dans le premier buisson que je croyais de vergnes ou d'érables plus tendrement que dans une chevelure, ne rencontre que des fusains, des fougères. En mon absence mon pays a dû vieillir, se durcir, renoncer aux espèces à feuilles mortelles, ne plus confier sa flore à la chance du printemps... Tant pis, je me confie à la chance du jour! Mais voilà que la chouette vole doucement autour de moi. Voilà que la musaraigne, chassée par elle, pousse son cri. Voilà un souffle, un vent léger qui ne m'a jamais effleurée qu'aux heures où je revenais en voiture, la mariée enfin couchée, des noces du Dorat ou de Bessines. Voilà qu'il me force à lui présenter mon visage. Voilà que je suis replacée, orientée par lui, dans une des veilles de la nuit en France. Voici l'ordre invariable qui me prend comme un trottoir roulant, un pinson qui se plaint, là-bas le chant du coq. Voici fait le point de ma nuit, j'en connais maintenant l'exacte profondeur. Je suis dans cette courte veille où le rossignol s'est tu, et se repose avant son dernier chant. C'est bien lui qui volette près de moi, qui me frôle, modeste, comme la chanteuse de lieder qui gagne la scène un des figurants; et voilà la dernière veille du rossignol. Jamais rossignol n'a chanté plus près de moi. Sa gorge s'enfle. Comme au cinéma quand on est trop près de l'écran, ces ondes de désolation, de bonheur qui partent d'un rossignol, je suis à l'intérieur d'elles, je frémis. Voici le vent de trois heures trois quarts, voici le bruit de grelots de quatre heures. Près de moi, l'Océan est laiteux, humble à la fois et hypocrite et satisfait: un nouveau million de noyés vient sans doute d'être complété. Mais soudain un clairon là-bas a sonné le réveil. Aux quatre points cardinaux il sonne. A tous les Français de vingt ans étendus vers le Sud, l'Occident, le Septentrion, il annonce que le soleil va se lever. Il sonne en cette minute au Levant: tout le fond du clairon doit être doré. Voilà l'aurore, et ce froid qu'apporte le premier rayon. C'est bien la France, malgré ce dernier faux décor de magnolias et de pins. Voici que du plus gros de ces arbres s'échappe une pie, comme un mot français qu'il ne peut plus contenir. Voici deux pies, trois, quatre, voici les pics verts, voici les sansonnets, voici des phrases entières. C'est bien la côte sur laquelle viennent s'achever les rivières de mon pays, et je frémis à leur estuaire comme un jeune saumon. Ce que j'aspire auprès de ce champ à lièvres, c'est bien la brume légère qui attire les braconniers et ce clair-obscur qui attire les gendarmes. Ce que j'entends, c'est bien, comme à nos fermes, les animaux veilleurs échanger une minute leurs cris, le chien hululer, la chouette aboyer. Voilà que je t'arrive sans valise, ô France, mais avec un corps préparé pour toi, avec la soif et la faim, un corps à jeun pour ton vin et ton omelette,--et voici le soleil qui se lève! Je te reconnais, France, à la grosseur des guêpes, des mûres, des hannetons et, bonheur d'être hors de ce rêve qui me donnait pouvoir sur les oiseaux, les oiseaux me fuient! Un geste vers le rossignol, ô bonheur, et il fuit! Des chariots grincent. Pour la première fois depuis six ans je suis remise en jeu comme les autres créatures à chaque aurore par la gravitation, la pesanteur, le travail. Une batteuse bat. Pour la première fois, je ne me sens pas le seul humain inutile de l'univers, et sur lequel, chère pierre ponce, un autre humain n'aiguise pas sa vie. Un train siffle. Quelle joie de n'être pas seule en France! Je me hasarde à la regarder par-dessus la dune. C'est bien elle. Voici la vache, qui rend inutile l'arbre-lait, la vigne qui rend inutile l'arbre-vin. Voici là-bas le mouton, qui rend si mesquin l'arbre-laine. Les corbeaux paissent la lisière nord du champ, les pies la lisière sud. De La Rochelle toujours invisible j'entends les rumeurs. Le clairon maintenant sonne le rappel aux caporaux, aux fourriers, la vie commence en France pour les Français de ces grades. Puis le rappel aux chefs de compagnie, la vie est commencée pour les bourgeois. Un froissement gigantesque de soie et de velours, la bourgeoisie passe son uniforme. Les préfets déchirent leur courrier. Les préfètes s'éveillent, alanguies d'orgueil, et par la fenêtre entr'ouverte leur parvient le bruit des tramways et des enclumes. Ah! à ce seul nom de préfet, de conservateur des hypothèques, de receveur de l'enregistrement, voilà que ma qualité de Française me revient comme un métier! Mais j'entends des pas. Je retiens ce réflexe polynésien qui vous oblige, quand on entend des pas, à grimper au faîte du cèdre ou à plonger au fond des mers. Je me cache dans un arbre creux. J'entends une voix. Je contiens cette envie polynésienne, qui pousse, pour honorer les paroles de l'arrivant, à les répéter en chantant à tue-tête... Mais le voilà lui-même qui chante. Je le vois. Ce premier air que Hawkins m'a joué sur son phonographe avec des cires et une aiguille, un doigt sur le coeur il le chante. Il arrive... Voici donc ce Français, qui rend inutile l'arbre-étreinte! Voici donc un de ces Français célèbres dans le monde entier pour traverser de biais sans accident les voies populeuses et la vie! Je le vois. Je le vois comme vous ne savez pas voir, car je n'ai pas repris l'habitude de séparer dans mes pensées ce que je vois de physique et ce que je vois de moral. Il a deux grandes moustaches avec un dévouement sans bornes. Il a une pomme d'Adam qui palpite avec un grand besoin de confidences. Il a une épingle de cravate en doublé avec une douce obstination... Il ne bondit pas sur l'arbre, il ne court pas dans l'eau. Il tient à la terre comme un vase léger dans lequel on a mis du sable pour en faire une lampe stable. Ses pieds quittent à peine le sol, éventé par sa jaquette, et son visage éclaire à la même hauteur buissons et animaux. Voici le Français, qui remplace pour l'humanité l'arbre-lampe. Il va passer sans me découvrir. Je tousse, entre le refrain et le couplet, car je sais de là-bas que ni oiseaux ni hommes n'entendent quand ils chantent. Il se retourne. Il me voit sortir de mon arbre. Fils des Latins, des Gaulois, il a encore ces réflexes des gens qui voient une dryade. Il se découvre et lisse sa moustache. Il approche peu à peu. Il a deux beaux yeux gris avec l'amour des collections de timbres. Il retire un gant de la poche de sa jaquette. Il me dit: --Je suis le contrôleur des poids et mesures, mademoiselle... Pourquoi pleurer? FIN IMPRIMERIE ET LIBRAIRIE CENTRALE DES CHEMINS DE FER IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--2684-12-24.--(Encre Lorilleux). End of Project Gutenberg's Suzanne et le Pacifique, by Jean Giraudoux *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SUZANNE ET LE PACIFIQUE *** ***** This file should be named 61664-8.txt or 61664-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/6/1/6/6/61664/ Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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