The Project Gutenberg EBook of Essais de Montaigne (self-édition); v. III,
by Michel de Montaigne

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Title: Essais de Montaigne (self-édition); v. III

Author: Michel de Montaigne

Translator: Général Michaud

Release Date: February 1, 2019 [EBook #58801]

Language: French

Character set encoding: UTF-8

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ESSAIS DE MONTAIGNE; VOLUME III ***




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Au lecteur

Table des Matières


ESSAIS DE MONTAIGNE


Cet ouvrage se compose de quatre volumes, comprenant:

1er VOLUME.—Avertissement, table générale des chapitres, texte et traduction du commencement au chapitre 6 inclus du livre II.

2e VOLUME.—Texte et traduction du chapitre 7 inclus du livre II au chapitre 35 inclus de ce même livre.

3e VOLUME.—Texte et traduction du chapitre 36 du livre II jusqu’à la fin.

4e VOLUME *.—Notice sur Montaigne, etc.; sommaire des Essais, variantes, notes, lexique, etc.


ILLUSTRATIONS:

1er vol.—Portrait de l’auteur, armoiries et signature.

2e vol.—Plan du domaine et perspective du manoir de Montaigne.

3e vol.—Vue de la tour de Montaigne et plan des étages.

4e vol.—Fac-similé d’une page du manuscrit de Bordeaux.

Voir sur ces illustrations, la notice insérée à cet effet au quatrième volume, en tête des Notes.


* Ce volume, indépendant des autres, est susceptible par sa contexture d’être aisément utilisé avec n’importe quelle édition des Essais ancienne ou moderne, moyennant un simple tableau de concordance de pagination facile à établir soi-même.

Planche III


ESSAIS

DE

MICHEL  SEIGNEVR

DE   MONTAIGNE


CIↃ  IↃ  XCV


TEXTE ET TRADUCTION

(suite)


10

LIVRE  SECOND. (ORIGINAL)
(Suite.)


CHAPITRE XXXVI.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXXVI.)
Des plus excellens hommes.

SI on me demandoit le choix de tous les hommes qui sont venus
à ma cognoissance, il me semble en trouuer trois excellens au
dessus de tous les autres.   L’vn Homere; non pas qu’Aristote ou
Varro, pour exemple, ne fussent à l’aduenture aussi sçauans que
luy; ny possible encore qu’en son art mesme, Virgile ne luy soit
comparable. Ie le laisse à iuger à ceux, qui les cognoissent tous
deux. Moy qui n’en cognoy que l’vn, puis seulement dire cela,
selon ma portée, que ie ne croy pas que les Muses mesmes allassent
au delà du Romain.

Tale facit carmen docta testudine, quale1
Cynthius impositis temperat articulis.

Toutesfois en ce iugement, encore ne faudroit il pas oublier, que
c’est principalement d’Homere que Virgile tient sa suffisance, que
c’est son guide, et maistre d’escole; et qu’vn seul traict de l’Iliade,
a fourny de corps et de matiere, à cette grande et diuine Eneide.
Ce n’est pas ainsi que ie compte: i’y mesle plusieurs autres circonstances,
qui me rendent ce personnage admirable, quasi au
dessus de l’humaine condition. Et à la verité, ie m’estonne souuent,
que luy qui a produit, et mis en credit au monde plusieurs deitez,
par son auctorité, n’a gaigné reng de Dieu luy mesme. Estant2
aueugle, indigent; estant auant que les sciences fussent redigées
en regle, et obseruations certaines, il les a tant cognues, que tous
ceux qui se sont meslez depuis d’establir des polices, de conduire
guerres, et d’escrire ou de la religion, ou de la philosophie, en
quelque secte que ce soit, ou des arts, se sont seruis de luy, comme
d’vn maistre tres-parfaict en la cognoissance de toutes choses.
12 Et de ses liures, comme d’vne pepiniere de toute espece de suffisance,

Qui quid sit pulchrum, quid turpe, quid vtile, quid non,
Plenius ac melius Chrysippo ac Crantore dicit:

Et comme dit l’autre,

A quo, ceu fonte perenni,
Vatum Pieriis labra rigantur aquis.

Et l’autre,

Adde Heliconiadum comites, quorum vnus Homerus
Astra potitus.

Et l’autre,1

Cuiúsque ex ore profuso
Omnis posteritas latices in carmina duxit,
Amnémque in tenues ausa est deducere riuos,
Vnius fœcunda bonis.
C’est contre l’ordre de Nature, qu’il a faict la plus excellente
production qui puisse estre: car la naissance ordinaire des choses,
elle est imparfaicte: elles s’augmentent, se fortifient par l’accroissance.
L’enfance de la poësie, et de plusieurs autres sciences, il l’a
rendue meure, parfaicte, et accomplie. A cette cause le peut on
nommer le premier et dernier des poëtes, suyuant ce beau tesmoignage2
que l’antiquité nous a laissé de luy, que n’ayant eu nul
qu’il peust imiter auant luy, il n’a eu nul apres luy qui le peust
imiter. Ses parolles, selon Aristote, sont les seules parolles, qui
ayent mouuement et action: ce sont les seuls mots substantiels.
Alexandre le grand ayant rencontré parmy les despouïlles de Darius,
vn riche coffret, ordonna qu’on le luy reseruast pour y loger
son Homere: disant, que c’estoit le meilleur et plus fidelle conseiller
qu’il eust en ses affaires militaires. Pour cette mesme raison
disoit Cleomenes fils d’Anaxandridas, que c’estoit le Poëte des Lacedemoniens,
par ce qu’il estoit tres-bon maistre de la discipline3
guerriere. Cette loüange singuliere et particuliere luy est aussi
demeurée au iugement de Plutarque, que c’est le seul autheur du
monde, qui n’a iamais soulé ne dégousté les hommes, se montrant
aux lecteurs tousiours tout autre, et fleurissant tousiours en nouuelle
grace. Ce folastre d’Alcibiades, ayant demandé à vn, qui
faisoit profession des lettres, vn liure d’Homere, luy donna vn
soufflet, par ce qu’il n’en auoit point: comme qui trouueroit vn de
nos prestres sans breuiaire.   Xenophanes se pleignoit vn iour à
Hieron, tyran de Syracuse, de ce qu’il estoit si pauure, qu’il n’auoit
dequoy nourrir deux seruiteurs: Et quoy, luy respondit-il, Homere4
qui estoit beaucoup plus pauure que toy, en nourrit bien plus de
dix mille, tout mort qu’il est. Que n’estoit ce dire, à Panætius,
quand il nommoit Platon l’Homere des philosophes? Outre cela,
quelle gloire se peut comparer à la sienne? Il n’est rien qui viue en
la bouche des hommes, comme son nom et ses ouurages: rien si
cogneu, et si reçeu que Troye, Helene, et ses guerres, qui ne furent
à l’aduenture iamais. Nos enfans s’appellent encore des noms
qu’il forgea, il y a plus de trois mille ans. Qui ne cognoist Hector,
et Achilles? Non seulement aucunes races particulieres, mais la
14 plus part des nations, cherchent origine en ses inuentions. Mahumet
second de ce nom, Empereur des Turcs, escriuant à nostre
Pape Pie second: Ie m’estonne, dit-il, comment les Italiens se bandent
contre moy, attendu que nous auons nostre origine commune
des Troyens: et que i’ay comme eux interest de venger le
sang d’Hector sur les Grecs, lesquels ils vont fauorisant contre
moy. N’est-ce pas vne noble farce, de laquelle les Roys, les choses
publiques, et les Empereurs, vont ioüant leur personnage tant de
siecles, et à laquelle tout ce grand vniuers sert de theatre? Sept
villes Grecques entrerent en debat du lieu de sa naissance, tant1
son obscurité mesmes luy apporta d’honneur:

Smyrna, Rhodos, Colophon, Salamis, Chios, Argos, Athenæ.
L’autre, Alexandre le grand. Car qui considerera l’aage qu’il
commença ses entreprises: le peu de moyen auec lequel il fit vn si
glorieux dessein: l’authorité qu’il gaigna en cette sienne enfance,
parmy les plus grands et experimentez capitaines du monde, desquels
il estoit suyui: la faueur extraordinaire, dequoy Fortune
embrassa, et fauorisa tant de siens exploits hazardeux, et à peu
que ie ne die temeraires:

Impellens quicquid sibi summa petenti2
Obstaret, gaudénsque viam fecisse ruina:

cette grandeur, d’auoir à l’aage de trente trois ans, passé victorieux
toute la terre habitable, et en vne demie vie auoir atteint tout l’effort
de l’humaine nature: si que vous ne pouuez imaginer sa durée
legitime, et la continuation de son accroissance, en vertu et en fortune,
iusques à vn iuste terme d’aage, que vous n’imaginiez quelque
chose au dessus de l’homme: d’auoir faict naistre de ses soldats
tant de branches Royales: laissant apres sa mort le monde en partage
à quatre successeurs, simples capitaines de son armée, desquels
les descendans ont depuis si long temps duré, maintenans3
cette grande possession: tant d’excellentes vertus qui estoient en
luy, iustice, tempérance, liberalité, foy en ses paroles, amour enuers
les siens, humanité enuers les vaincus: car ses mœurs semblent à
la verité n’auoir aucun iuste reproche: ouy bien aucunes de ses
actions particulieres, rares, et extraordinaires. Mais il est impossible
de conduire si grands mouuemens, auec les regles de la iustice.
Telles gens veulent estre iugez en gros, par la maistresse fin de
leurs actions. La ruyne de Thebes, le meurtre de Menander, et du
medecin d’Ephestion: de tant de prisonniers Persiens à vn coup,
d’vne trouppe de soldats Indiens non sans interest de sa parolle,4
16 des Cosseïens iusques aux petits enfans: sont saillies vn peu mal
excusables. Car quant à Clytus, la faute en fut amendée outre son
poix: et tesmoigne cette action autant que toute autre, la debonnaireté
de sa complexion, et que c’estoit de soy vne complexion
excellemment formée à la bonté, et a esté ingenieusement dict de
luy, qu’il auoit de la Nature ses vertus, de la Fortune ses vices.
Quant à ce qu’il estoit vn peu vanteur, vn peu trop impatient d’ouyr
mesdire de soy, et quant à ses mangeoires, armes, et mors, qu’il fit
semer aux Indes: toutes ces choses me semblent pouuoir estre
condonées à son aage, et à l’estrange prosperité de sa fortune. Qui1
considerera quand et quand, tant de vertus militaires, diligence,
pouruoyance, patience, discipline, subtilité, magnanimité, resolution,
bonheur, en quoy, quand l’authorité d’Hannibal ne nous l’auroit
appris, il a esté le premier des hommes: les rares beautez et conditions
de sa personne, iusques au miracle: ce port, et ce venerable
maintien, soubs vn visage si ieune, vermeil, et flamboyant:

Qualis, vbi Oceani perfusus Lucifer vnda,
Quem Venus ante alios astrorum diligit ignes,
Extulit os sacrum cœlo, tenebrásque resoluit:

l’excellence de son sçauoir et capacité: la durée et grandeur de sa2
gloire, pure, nette, exempte de tache et d’enuie: et qu’encore long
temps apres sa mort, ce fust vne religieuse croyance, d’estimer que
ses medailles portassent bon-heur à ceux qui les auoyent sur eux:
et que plus de Roys, et Princes ont escrit ses gestes, qu’autres historiens
n’ont escrit les gestes d’autre Roy ou Prince que ce soit: et
qu’encores à present, les Mahumetans, qui mesprisent toutes autres
histoires, reçoiuent et honnorent la sienne seule par special priuilege:
il confessera, tout cela mis ensemble, que i’ay eu raison de
le preferer à Cæsar mesme, qui seul m’a peu mettre en doubte du
choix. Et il ne se peut nier, qu’il n’y aye plus du sien en ses exploits,3
plus de la Fortune en ceux d’Alexandre. Ils ont eu plusieurs choses
esgales, et Cæsar à l’aduenture aucunes plus grandes. Ce furent
deux feux, ou deux torrens, à rauager le monde par diuers endroits.

Et velut immissi diuersis partibus ignes
Arentem in siluam, et virgulta sonantia lauro:
Aut vbi decursu rapido de montibus altis
Dant sonitum spumosi amnes, et in æquora currunt,
Quisque suum populatus iter.

Mais quand l’ambition de Cæsar auroit de soy plus de moderation,
elle a tant de mal’heur, ayant rencontré ce vilain subiect de la4
ruyne de son pays, et de l’empirement vniuersel du monde, que
toutes pieces ramassées et mises en la balance, ie ne puis que ie
ne panche du costé d’Alexandre.   Le tiers, et le plus excellent, à
18 mon gré, c’est Epaminondas. De gloire, il n’en a pas à beaucoup
pres tant que d’autres (aussi n’est-ce pas vne piece de la substance
de la chose,) de resolution et de vaillance, non pas de celle qui est
esguisée par ambition, mais de celle que la sapience et la raison
peuuent planter en vne ame bien reglée, il en auoit tout ce qui s’en
peut imaginer. De preuue de cette sienne vertu, il en a faict autant,
à mon aduis, qu’Alexandre mesme, et que Cæsar: car encore que
ses exploits de guerre, ne soyent ny si frequens, ny si enflez, ils ne
laissent pas pourtant, à les bien considerer et toutes leurs circonstances,
d’estre aussi poisants et roides, et portant autant de tesmoignage1
de hardiesse et de suffisance militaire. Les Grecs luy ont
faict cet honneur, sans contredit, de le nommer le premier homme
d’entre eux: mais estre le premier de la Grece, c’est facilement
estre le prime du monde. Quant à son sçauoir et suffisance, ce
iugement ancien nous en est resté, que iamais homme ne sceut tant,
et parla si peu que luy. Car il estoit Pythagorique de secte. Et ce
qu’il parla, nul ne parla iamais mieux: excellent orateur et tres
persuasif. Mais quant à ses mœurs et conscience, il a de bien loing
surpassé tous ceux, qui se sont iamais meslez de manier affaires:
car en cette partie, qui doit estre principalement considerée, qui2
seule marque veritablement, quels nous sommes: et laquelle ie
contrepoise seule à toutes les autres ensemble, il ne cede à aucun
philosophe, non pas à Socrates mesmes. En cestuy-cy l’innocence est
vne qualité, propre, maistresse, constante, vniforme, incorruptible.
Au parangon de laquelle, elle paroist en Alexandre subalterne,
incertaine, bigarrée, molle, et fortuite.   L’ancienneté iugea, qu’à
esplucher par le menu touts les autres grands capitaines, il se
trouue en chascun quelque speciale qualité, qui le rend illustre.
En cestuy-cy seul, c’est vne vertu et suffisance pleine par tout, et
pareille: qui en touts les offices de la vie humaine ne laisse rien à3
desirer de soy: soit en occupation publique ou priuée, ou paisible,
ou guerriere: soit à viure soit à mourir grandement et glorieusement.
Ie ne cognoy nulle ny forme ny fortune d’homme, que ie regarde
auec tant d’honneur et d’amour.   Il est bien vray, que son
obstination à la pauureté, ie la trouue aucunement scrupuleuse:
comme elle est peinte par ses meilleurs amis. Et cette seule action,
haute pourtant et tres digne d’admiration, ie la sens vn peu aigrette,
20 pour par souhait mesme en la forme qu’elle estoit en luy, m’en
desirer l’imitation.   Le seul Scipion Æmylian, qui luy donneroit
vne fin aussi fiere et magnifique, et la cognoissance des sciences
autant profonde et vniuerselle, se pourroit mettre à l’encontre à
l’autre plat de la balance. O quel desplaisir le temps m’a faict,
d’oster de nos yeux à poinct nommé, des premieres, la couple de
vies iustement la plus noble, qui fust en Plutarque, de ces deux
personnages: par le commun consentement du monde, l’vn le premier
des Grecs, l’autre des Romains! Quelle matiere, quelle œuurier!
   Pour vn homme non saint, mais que nous disons, galant1
homme, de mœurs ciuiles et communes: d’vne hauteur moderée:
la plus riche vie, que ie sçache, à estre vescue entre les viuants,
comme on dit: et estoffée de plus de riches parties et desirables,
c’est, tout consideré, celle d’Alcibiades à mon gré.   Mais quant à
Epaminondas, pour exemple d’vne excessiue bonté, ie veux adiouster
icy aucunes de ses opinions. Le plus doux contentement qu’il
eut en toute sa vie, il tesmoigna que c’estoit le plaisir qu’il auoit
donné à son pere, et à sa mere, de sa victoire de Leuctres: il
couche de beaucoup, preferant leur plaisir, au sien si iuste et si
plein d’vne tant glorieuse action. Il ne pensoit pas qu’il fust loisible2
pour recouurer mesmes la liberté de son pays, de tuer vn homme
sans cognoissance de cause. Voyla pourquoy il fut si froid à l’entreprise
de Pelopidas son compaignon, pour la deliurance de Thebes.
Il tenoit aussi, qu’en vne bataille il falloit fuyr la rencontre d’vn
amy, qui fust au party contraire, et l’espargner. Et son humanité à
l’endroit des ennemis mesmes, l’ayant mis en soupçon enuers les
Bœotiens, de ce qu’apres auoir miraculeusement forcé les Lacedemoniens
de luy ouurir le pas, qu’ils auoyent entreprins de garder à
l’entrée de la Morée pres de Corinthe, il s’estoit contenté de leur
auoir passé sur le ventre, sans les poursuyure à toute outrance: il3
fut deposé de l’estat de Capitaine general. Tres honorablement
pour vne telle cause: et pour la honte que ce leur fut d’auoir par
necessité à le remonter tantost apres en son degré, et recognoistre,
combien dependoit de luy leur gloire et leur salut: la victoire le
22 suyuant comme son ombre par tout où il guidast, la prosperité de
son pays mourut aussi luy mort, comme elle estoit née par luy.

CHAPITRE XXXVII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. XXXVII.)
De la ressemblance des enfans aux peres.

CE fagotage de tant de diuerses pieces, se faict en cette condition,
que ie n’y mets la main, que lors qu’vne trop lasche oysiueté me
presse, et non ailleurs que chez moy. Ainsin il s’est basty à diuerses
poses et interualles, comme les occasions me detiennent ailleurs
par fois plusieurs moys. Au demeurant, ie ne corrige point mes
premieres imaginations par les secondes, ouy à l’auenture quelque
mot: mais pour diuersifier, non pour oster. Ie veux representer le
progrez de mes humeurs, et qu’on voye chasque piece en sa naissance.1
Ie prendrois plaisir d’auoir commencé plustost, et à recognoistre
le train de mes mutations. Vn valet qui me seruoit à les
escrire soubs moy, pensa faire vn grand butin de m’en desrober
plusieurs pieces choisies à sa poste. Cela me console, qu’il n’y fera
pas plus de gain, que i’y ay fait de perte.   Ie me suis enuieilly
de sept ou huict ans depuis que ie commençay. Ce n’a pas esté
sans quelque nouuel acquest. I’y ay pratiqué la colique, par la liberalité
des ans: leur commerce et longue conuersation, ne se
passe aysément sans quelque tel fruit. Ie voudroy bien, de plusieurs
autres presens, qu’ils ont à faire, à ceux qui les hantent long2
temps, qu’ils en eussent choisi quelqu’vn qui m’eust esté plus acceptable:
car ils ne m’en eussent sçeu faire, que i’eusse en plus
grande horreur, des mon enfance. C’estoit à poinct nommé, de
tous les accidens de la vieillesse, celuy que ie craignois le plus.
I’auoy pensé mainte-fois à part moy, que i’alloy trop auant: et
qu’à faire vn si long chemin, ie ne faudroy pas de m’engager en
fin, en quelque malplaisant rencontre. Ie sentois et protestois assez,
qu’il estoit heure de partir, et qu’il falloit trencher la vie dans le
vif, et dans le sein, suyuant la regle des chirurgiens, quand ils ont
à coupper quelque membre. Qu’à celuy, qui ne la rendoit à temps,3
24 Nature auoit accoustumé de faire payer de bien rudes vsures. Il s’en
faloit tant, que i’en fusse prest lors, qu’en dix-huict mois ou enuiron
qu’il y a que ie suis en ce malplaisant estat, i’ay desia appris à
m’y accommoder. I’entre desia en composition de ce viure coliqueux:
i’y trouue dequoy me consoler, et dequoy esperer. Tant
les hommes sont accoquinez à leur estre miserable, qu’il n’est si
rude condition qu’ils n’acceptent pour s’y conseruer. Oyez Mæcenas.

Debilem facito manu,
Debilem pede, coxa,
Lubricos quate dentes:1
Vita dum superest, bene est.

Et couuroit Tamburlan d’vne sotte humanité, la cruauté fantastique
qu’il exerçoit contre les ladres, en faisant mettre à mort autant
qu’il en venoit à sa coignoissance, pour, disoit-il, les deliurer de la
vie qu’ils viuoient si penible. Car il n’y auoit nul d’eux, qui n’eust
mieux aymé estre trois fois ladre, que de n’estre pas. Et Antisthenes
le Stoïcien, estant fort malade, et s’escriant: Qui me deliurera
de ces maux? Diogenes, qui l’estoit venu veoir, luy presentant
vn couteau: Cestuy-cy, si tu veux, bien tost: Ie ne dy pas de
la vie, repliqua il, ie dy des maux. Les souffrances qui me touchent2
simplement par l’ame, m’affligent beaucoup moins qu’elles ne font
la pluspart des autres hommes: partie par iugement: car le monde
estime plusieurs choses horribles, ou euitables au prix de la vie,
qui me sont à peu pres indifferentes: partie, par vne complexion
stupide et insensible, que i’ay aux accidents qui ne donnent à moy
de droit fil: laquelle complexion i’estime l’vne des meilleures pieces
de ma naturelle condition. Mais les souffrances vrayment essentielles
et corporelles, ie les gouste bien vifuement. Si est-ce pourtant, que
les preuoyant autrefois d’vne veuë foible, delicate, et amollie par la
iouyssance de cette longue et heureuse santé et repos, que Dieu m’a3
presté, la meilleure part de mon aage: ie les auoy couceuës par
imagination, si insupportables, qu’à la verité i’en auois plus de
peur, que ie n’y ay trouué de mal. Par où i’augmente tousiours
cette creance, que la pluspart des facultez de nostre ame, comme
nous les employons, troublent plus le repos de la vie, qu’elles n’y
seruent.   Ie suis aux prises auec la pire de toutes les maladies,
la plus soudaine, la plus douloureuse, la plus mortelle, et la plus
irremediable. I’en ay desia essayé cinq ou six bien longs accez et
penibles: toutesfois ou ie me flatte, ou encores y a-t-il en cet estat,
dequoy se soustenir, à qui a l’ame deschargée de la crainte de la4
26 mort, et deschargée des menasses, conclusions et consequences,
dequoy la medecine nous enteste. Mais l’effect mesme de la douleur,
n’a pas cette aigreur si aspre et si poignante, qu’vn homme
rassis en doiue entrer en rage et en desespoir. I’ay aumoins ce
profit de la cholique, que ce que ie n’auoy encore peu sur moy,
pour me concilier du tout, et m’accointer à la mort, elle le parfera:
car d’autant plus elle me pressera, et importunera, d’autant
moins me sera la mort à craindre. I’auoy desia gaigné cela, de ne
tenir à la vie, que par la vie seulement: elle desnouëra encore cette
intelligence. Et Dieu vueille qu’en fin, si son aspreté vient à surmonter1
mes forces, elle ne me reiette à l’autre extremité non
moins vitieuse, d’aymer et desirer mourir.

Summum nec metuas diem, nec optes.

Ce sont deux passions à craindre, mais l’vne a son remede bien
plus prest que l’autre.   Au demeurant, i’ay tousiours trouué ce
precepte ceremonieux, qui ordonne si exactement de tenir bonne
contenance et vn maintien desdaigneux, et posé, à la souffrance
des maux. Pourquoy la philosophie, qui ne regarde que le vif, et
les effects, se va elle amusant à ces apparences externes? Qu’elle
laisse ce soing aux farceurs et maistres de rhetorique, qui font tant2
d’estat de nos gestes. Qu’elle condone hardiment au mal, cette lascheté
voyelle, si elle n’est ny cordiale, ny stomacale: et preste ses
pleintes volontaires au genre des souspirs, sanglots, palpitations,
pallissements, que Nature a mis hors de nostre puissance. Pourueu
que le courage soit sans effroy, les parolles sans desespoir, qu’elle
se contente. Qu’importe que nous tordions nos bras, pourueu que
nous ne tordions nos pensées? elle nous dresse pour nous, non
pour autruy, pour estre, non pour sembler. Qu’elle s’arreste à
gouuerner nostre entendement, qu’elle a pris à instruire. Qu’aux
efforts de la cholique, elle maintienne l’ame capable de se recognoistre,3
de suyure son train accoustumé: combatant la douleur et
la soustenant, non se prosternant honteusement à ses pieds: esmeuë
et eschauffée du combat, non abatue et renuersée: capable d’entretien
et d’autre occupation, iusques à certaine mesure. En accidents
si extremes, c’est cruauté de requerir de nous vne démarche
si composée. Si nous auons beau ieu, c’est peu que nous ayons
mauuaise mine. Si le corps se soulage en se plaignant, qu’il le
face; si l’agitation luy plaist, qu’il se tourneboule et tracasse à sa
28 fantasie: s’il luy semble que le mal s’euapore aucunement (comme
aucuns medecins disent que cela aide à la deliurance des femmes
enceintes) pour pousser hors la voix auec plus grande violence: ou
s’il en amuse son tourment, qu’il crie tout à faict. Ne commandons
point à cette voix, qu’elle aille, mais permettons le luy. Epicurus ne
pardonne pas seulement à son sage de crier aux tourments, mais
il le luy conseille. Pugiles etiam quum feriunt, in iactandis cæstibus
ingemiscunt, quia profundenda voce omne corpus intenditur, venitque
plaga vehementior. Nous auons assez de travail du mal, sans
nous trauailler à ces regles superflues.   Ce que ie dis pour excuser1
ceux, qu’on voit ordinairement se tempester, aux secousses et
assaux de cette maladie: car pour moy, ie l’ay passée iusques à
cette heure auec vn peu meilleure contenance et me contente de
gemir sans brailler. Non pourtant que ie me mette en peine, pour
maintenir cette decence exterieure: car ie fay peu de compte d’vn
tel aduantage. Ie preste en cela au mal autant qu’il veut: mais ou
mes douleurs ne sont pas si excessiues, ou i’y apporte plus de fermeté
que le commun. Ie me plains, Ie me despite, quand les aigres
pointures me pressent, mais ie n’en viens point au desespoir, comme
celuy là:2

Eiulatu, questu, gemitu, fremitibus
Resonando multum flebiles voces refert.

Ie me taste au plus espais du mal: et ay tousiours trouué que i’estoy
capable de dire, de penser, de respondre aussi sainement qu’en
vne autre heure, mais non si constamment: la douleur me troublant
et destournant. Quand on me tient le plus atterré, et que les
assistans m’espargnent, i’essaye souuent mes forces et leur entame
moy-mesme des propos les plus esloignez de mon estat. Ie puis
tout par vn soudain effort: mais ostez en la durée. O que n’ay ie la
faculté de ce songeur de Cicero, qui, songeant embrasser vne garse,3
trouua qu’il s’estoit deschargé de sa pierre emmy ses draps! Les
miennes me desgarsent estrangement. Aux interualles de cette douleur
excessiue lors que mes vreteres languissent sans me ronger, ie
me remets soudain en ma forme ordinaire: d’autant que mon ame
ne prend autre alarme, que la sensible et corporelle. Ce que ie doy
certainement au soing que i’ay eu à me preparer par discours à tels
accidens:

Laborum
Nulla mihi noua nunc facies inopináque surgit;
Omnia præcepi, atque animo mecum antè peregi.4

30 Ie suis essayé pourtant vn peu bien rudement pour vn apprenti, et
d’vn changement bien soudain et bien rude: estant cheu tout
à coup, d’vne tres-douce condition de vie, et tres-heureuse, à la
plus douloureuse, et penible, qui se puisse imaginer. Car outre ce
que c’est vne maladie bien fort à craindre d’elle mesme, elle fait
en moy ses commencemens beaucoup plus aspres et difficiles qu’elle
n’a accoustumé. Les accés me reprennent si souuent, que ie ne sens
quasi plus d’entiere santé: ie maintien toutesfois, iusques à cette
heure, mon esprit en telle assiette, que pourueu que i’y puisse apporter
de la constance, ie me treuue en assez meilleure condition1
de vie, que mille autres, qui n’ont ny fiéure, ny mal, que celuy qu’ils
se donnent eux mesmes, par la faute de leurs discours.   Il est
certaine façon d’humilité subtile, qui naist de la presomption:
comme ceste-cy: Que nous recognoissons nostre ignorance, en plusieurs
choses, et sommes si courtois d’auoüer, qu’il y ait és ouurages
de Nature, aucunes qualitez et conditions, qui nous sont imperceptibles,
et desquelles nostre suffisance ne peut descouurir les
moyens et les causes. Par cette honneste et conscientieuse declaration,
nous esperons gaigner qu’on nous croira aussi de celles, que
nous dirons, entendre. Nous n’auons que faire d’aller trier des miracles2
et des difficultez estrangeres: il me semble que parmy les
choses que nous voyons ordinairement, il y a des estrangetez si
incomprehensibles, qu’elles surpassent toute la difficulté des miracles.
Quel monstre est-ce, que cette goutte de semence, dequoy
nous sommes produits, porte en soy les impressions, non de la
forme corporelle seulement, mais des pensemens et des inclinations
de nos peres? Cette goutte d’eau, où loge elle ce nombre infiny
de formes? et comme portent elles ces ressemblances, d’vn progrez
si temeraire et si desreglé, que l’arriere fils respondra à son bisayeul,
le nepueu à l’oncle? En la famille de Lepidus à Rome, il y3
en a eu trois, non de suite, mais par interualles, qui nasquirent vn
mesme œuil couuert de cartilage. A Thebes il y auoit vne race qui
portoit dés le ventre de la mere, la forme d’vn fer de lance, et qui
ne le portoit, estoit tenu illegitime. Aristote dit qu’en certaine nation,
où les femmes estoient communes, on assignoit les enfans à
leurs peres, par la ressemblance.   Il est à croire que ie dois à mon
32 pere cette qualité pierreuse: car il mourut merueilleusement affligé
d’vne grosse pierre, qu’il auoit en la vessie. Il ne s’apperceut de son
mal, que le soixante septiesme an de son aage: et auant cela il
n’en auoit eu aucune menasse ou ressentiment, aux reins, aux costez,
ny ailleurs: et auoit vescu iusques lors, en vne heureuse santé,
et bien peu subiette à maladies, et dura encores sept ans en ce mal,
trainant vne fin de vie bien douloureuse. I’estoy nay vingt cinq ans
et plus, auant sa maladie, et durant le cours de son meilleur estat,
le troisiesme de ses enfans en rang de naissance. Où se couuoit
tant de temps, la propension à ce defaut? Et lors qu’il estoit si1
loing du mal, cette legere piece de sa substance, dequoy il me bastit,
comment en portoit elle pour sa part, vne si grande impression?
Et comment encore si couuerte, que quarante cinq ans apres,
i’aye commencé à m’en ressentir? seul iusques à cette heure, entre
tant de freres, et de sœurs, et tous d’vne mere. Qui m’esclaircira de
ce progrez, ie le croiray d’autant d’autres miracles qu’il voudra:
pourueu que, comme ils font, il ne me donne en payement, vne
doctrine beaucoup plus difficile et fantastique, que n’est la chose
mesme.   Que les medecins excusent vn peu ma liberté: car par
cette mesme infusion et insinuation fatale, i’ay receu la haine et le2
mespris de leur doctrine. Cette antipathie, que i’ay à leur art, m’est
hereditaire. Mon pere a vescu soixante et quatorze ans, mon ayeul
soixante et neuf, mon bisayeul pres de quatre vingts, sans auoir
gousté aucune sorte de medecine. Et entre eux, tout ce qui n’estoit
de l’vsage ordinaire, tenoit lieu de drogue. La medecine se forme
par exemples et experience: aussi fait mon opinion. Voyla pas vne
bien expresse experience, et bien aduantageuse? Ie ne sçay s’ils
m’en trouueront trois en leurs registres, nais, nourris, et trespassez,
en mesme fouïer, mesme toict, ayans autant vescu par leur
conduite. Il faut qu’ils m’aduoüent en cela, que si ce n’est la raison,3
aumoins que la Fortune est de mon party: or chez les medecins,
Fortune vaut bien mieux que la raison. Qu’ils ne me prennent point
à cette heure à leur aduantage, qu’ils ne me menassent point,
atterré comme ie suis: ce seroit supercherie. Aussi à dire la verité,
i’ay assez gaigné sur eux par mes exemples domestiques, encore
qu’ils s’arrestent là. Les choses humaines n’ont pas tant de constance:
il y a deux cens ans, il ne s’en faut que dix-huict, que cet
essay nous dure: car le premier nasquit l’an mil quatre cens deux.
C’est vrayment bien raison, que cette experience commence à nous
faillir. Qu’ils ne me reprochent point les maux, qui me tiennent4
asteure à la gorge: d’auoir vescu sain quarante sept ans pour ma
34 part, n’est-ce pas assez? Quand ce sera le bout de ma carriere, elle
est des plus longues.   Mes ancestres auoient la medecine à contre-cœur
par quelque inclination occulte et naturelle, car la veuë
mesme des drogues faisoit horreur à mon pere. Le Seigneur de
Gauiac mon oncle paternel, homme d’Eglise, maladif dés sa naissance,
et qui fit toutesfois durer cette vie debile, iusques à soixante
sept ans, estant tombé autrefois en vne grosse et vehemente fiéure
continue, il fut ordonné par les medecins, qu’on luy declaireroit,
s’il ne se vouloit ayder (ils appellent secours ce qui le plus souuent
est empeschement) qu’il estoit infailliblement mort. Ce bon homme,1
tout effrayé comme il fut de cette horrible sentence: Si, respondit-il,
ie suis donq mort: mais Dieu rendit tantost apres vain ce prognostique.
Le dernier des freres, ils estoyent quatre, Sieur de Bussaguet,
et de bien loing le dernier, se soubmit seul, à cet art: pour
le commerce, ce croy-ie, qu’il auoit auec les autres arts: car il
estoit conseiller en la cour de parlement: et luy succeda si mal,
qu’estant par apparence de plus forte complexion, il mourut pourtant
long temps auant les autres, sauf vn, le Sieur de Sainct Michel.
   Il est possible que i’ay receu d’eux cette dyspathie naturelle
à la medecine: mais s’il n’y eust eu que cette consideration, i’eusse2
essayé de la forcer. Car toutes ces conditions, qui naissent en nous
sans raison, elles sont vitieuses: c’est vne espece de maladie qu’il
faut combattre. Il peult estre, que i’y auois cette propension, mais
ie l’ay appuyée et fortifiée par les discours, qui m’en ont estably
l’opinion que i’en ay. Car ie hay aussi cette consideration de refuser
la medecine pour l’aigreur de son goust. Ce ne seroit aysément
mon humeur, qui trouue la santé digne d’estre r’achetée, par tous
les cauteres et incisions les plus penibles qui se facent. Et suyuant
Epicurus, les voluptez me semblent à euiter, si elles tirent à leurs
suittes des douleurs plus grandes: et les douleurs à rechercher,3
qui tirent à leur suitte des voluptez plus grandes. C’est vne pretieuse
chose, que la santé: et la seule qui merite à la verité qu’on
y employe, non le temps seulement, la sueur, la peine, les biens,
mais encore la vie à sa poursuite: d’autant que sans elle, la vie
nous vient à estre iniurieuse. La volupté, la sagesse, la science et
la vertu, sans elle se ternissent et esuanouyssent. Et aux plus
fermes et tendus discours, que la philosophie nous veuille imprimer
au contraire, nous n’auons qu’à opposer l’image de Platon,
estant frappé du haut mal, ou d’vne apoplexie: et en cette presupposition
le deffier d’appeller à son secours les riches facultez de4
36 son ame. Toute voye qui nous meneroit à la santé, ne se peut dire
pour moy ny aspre, ny chere. Mais i’ay quelques autres apparences,
qui me font estrangement deffier de toute cette marchandise. Ie ne
dy pas qu’il n’y en puisse auoir quelque art: qu’il n’y ait parmy
tant d’ouurages de Nature, des choses propres à la conseruation de
nostre santé, cela est certain. I’entends bien, qu’il y a quelque simple
qui humecte, quelque autre qui asseche: ie sçay par experience,
et que les refforts produisent des vents, et que les feuilles
du sené laschent le ventre: ie sçay plusieurs telles experiences:
comme ie sçay que le mouton me nourrit, et que le vin m’eschauffe.1
Et disoit Solon, que le manger estoit, comme les autres drogues,
vne medecine contre la maladie de la faim. Ie ne desaduouë pas
l’vsage, que nous tirons du monde, ny ne doubte de la puissance et
vberté de Nature, et de son application à nostre besoing. Ie vois
bien que les brochets, et les arondes se trouuent bien d’elle. Ie me
deffie des inuentions de nostre esprit: de nostre science et art: en
faueur duquel nous l’auons abandonnée, et ses regles: et auquel
nous ne sçauons tenir moderation, ny limite. Comme nous appellons
iustice, le pastissage des premieres loix qui nous tombent en
main, et leur dispensation et pratique, tres inepte souuent et tres2
inique. Et comme ceux, qui s’en moquent, et qui l’accusent, n’entendent
pas pourtant iniurier cette noble vertu: ains condamner
seulement l’abus et profanation de ce sacré titre. De mesme, en la
medecine, i’honore bien ce glorieux nom, sa proposition, sa promesse,
si vtile au genre humain: mais ce qu’il designe entre nous,
ie ne l’honore, ny l’estime   En premier lieu l’experience me le
fait craindre: car de ce que i’ay de cognoissance, ie ne voy nulle
race de gens si tost malade, et si tard guerie, que celle qui est
soubs la iurisdiction de la medecine. Leur santé mesme est alterée
et corrompue, par la contrainte des regimes. Les medecins ne se3
contentent point d’auoir la maladie en gouuernement, ils rendent
la santé malade, pour garder qu’on ne puisse en aucune saison
eschapper leur authorité. D’vne santé constante et entiere, n’en
tirent ils pas l’argument d’vne grande maladie future? I’ay esté
assez souuent malade: i’ay trouué sans leurs secours, mes maladies
aussi douces à supporter (et en ay essayé quasi de toutes les
sortes) et aussi courtes, qu’à nul autre: et si n’y ay point meslé
l’amertume de leurs ordonnances. La santé, ie l’ay libre et entiere,
sans regle, et sans autre discipline, que de ma coustume et de mon
plaisir. Tout lieu m’est bon à m’arrester: car il ne me faut autres4
commoditez estant malade, que celles qu’il me faut estant sain. Ie
38 ne me passionne point d’estre sans medecin, sans apotiquaire, et
sans secours: dequoy i’en voy la plus part plus affligez que du
mal. Quoy? eux mesmes nous font ils voir de l’heur et de la durée
en leur vie, qui nous puisse tesmoigner quelque apparent effect de
leur science?   Il n’est nation qui n’ait esté plusieurs siecles sans la
medecine: et les premiers siecles, c’est à dire les meilleurs et les
plus heureux: et du monde la dixiesme partie ne s’en sert pas encores
à cette heure. Infinies nations ne la cognoissent pas, où l’on
vit et plus sainement, et plus longuement, qu’on ne fait icy: et
parmy nous, le commun peuple s’en passe heureusement. Les Romains1
auoyent esté six cens ans, auant que de la receuoir: mais
apres l’auoir essayée, ils la chasserent de leur ville, par l’entremise
de Caton le Censeur, qui montra combien aysément il s’en pouuoit
passer, ayant vescu quatre vingts et cinq ans: et faict viure sa
femme iusqu’à l’extreme vieillesse, non pas sans medecine: mais
ouy bien sans medecin: car toute chose qui se trouue salubre à
nostre vie, se peut nommer medecine. Il entretenoit, ce dit Plutarque,
sa famille en santé, par l’vsage, ce me semble, du lieure.
Comme les Arcades, dit Pline, guerissent toutes maladies auec du
laict de vache. Et les Lybiens, dit Herodote, iouyssent populairement2
d’vne rare santé, par cette coustume qu’ils ont: apres que
leurs enfants ont atteint quatre ans, de leur causterizer et brusler
les veines du chef et des temples: par où ils coupent chemin pour
leur vie, à toute defluxion de rheume. Et les gens de village de ce
pays, à tous accidens n’employent que du vin le plus fort qu’ils
peuuent, meslé à force safran et espice: tout cela auec vne fortune
pareille.   Et à dire vray, de toute cette diuersité et confusion
d’ordonnances, quelle autre fin et effect apres tout y a il, que de
vuider le ventre? ce que mille simples domestiques peuuent faire.
Et si ne sçay si c’est si vtilement qu’ils disent: et si nostre nature3
n’a point besoing de la residence de ses excremens, iusques à certaine
mesure, comme le vin a de sa lie pour sa conseruation. Vous
voyez souuent des hommes sains, tomber en vomissemens, ou flux
de ventre par accident estranger, et faire vn grand vuidange d’excremens
sans besoin aucun precedent, et sans aucune vtilité
40 suyuante, voire auec empirement et dommage. C’est du grand Platon,
que i’apprins n’agueres, que de trois sortes de mouuements,
qui nous appartiennent, le dernier et le pire est celuy des purgations:
que nul homme, s’il n’est fol, ne doit entreprendre, qu’à
l’extreme necessité. On va troublant et esueillant le mal par oppositions
contraires. Il faut que ce soit la forme de viure, qui doucement
l’allanguisse et reconduise à sa fin. Les violentes harpades
de la drogue et du mal, sont tousiours à nostre perte, puis que la
querelle se desmesle chez nous, et que la drogue est vn secours infiable:
de sa nature ennemy à nostre santé, et qui n’a accez en1
nostre estat que par le trouble. Laissons vn peu faire. L’ordre qui
pouruoid aux puces et aux taulpes, pouruoid aussi aux hommes,
qui ont la patience pareille, à se laisser gouuerner, que les puces
et les taulpes. Nous auons beau crier bihore: c’est bien pour nous
enroüer, mais non pour l’auancer. C’est vn ordre superbe et impiteux.
Nostre crainte, nostre desespoir, le desgouste et retarde de
nostre ayde, au lieu de l’y conuier. Il doibt au mal son cours,
comme à la santé. De se laisser corrompre en faueur de l’vn, au
preiudice des droits de l’autre, il ne le fera pas: il tomberoit
en desordre. Suyuons de par Dieu, suyuons. Il meine ceux qui2
suyuent: ceux qui ne le suyuent pas, il les entraine, et leur rage,
et leur medecine ensemble. Faittes ordonner vne purgation à vostre
ceruelle. Elle y sera mieux employée, qu’à vostre estomach.   On
demandoit à vn Lacedemonien, qui l’auoit fait viure sain si long
temps: L’ignorance de la medecine, respondit-il. Et Adrian l’Empereur
crioit sans cesse en mourant, que la presse des medecins
l’auoit tué. Vn mauuais luicteur se fit medecin: Courage, luy dit
Diogenes, tu as raison, tu mettras à cette heure en terre ceux qui
t’y ont mis autresfois. Mais ils ont cet heur, selon Nicocles, que le
soleil esclaire leur succez, et la terre cache leur faute.   Et outre3
cela, ils ont vne façon bien auantageuse, à se seruir de toutes sortes
d’euenemens: car ce que la Fortune, ce que la Nature, ou
quelque autre cause estrangere, desquelles le nombre est infini,
produit en nous de bon et de salutaire, c’est le priuilege de la medecine
de se l’attribuer. Tous les heureux succez qui arriuent au
patient, qui est soubs son regime, c’est d’elle qu’il les tient. Les
occasions qui m’ont guery moy, et qui guerissent mille autres, qui
n’appellent point les medecins à leurs secours, ils les vsurpent en
leurs subiects. Et quant aux mauuais accidens, ou ils les desaduoüent
42 tout à fait, en attribuant la coulpe au patient, par des raisons
si vaines, qu’ils n’ont garde de faillir d’en trouuer tousiours
assez bon nombre de telles: Il a descouuert son bras, il a ouy le
bruit d’vn coche:

Rhedarum transitus arcto
Vicorum inflexu:

on a entrouuert sa fenestre, il s’est couché sur le costé gauche, ou
passé par sa teste quelque pensement penible. Somme vne parolle,
vn songe, vne œuillade, leur semble suffisante excuse pour se descharger
de faute. Ou, s’il leur plaist, ils se seruent encore de cet1
empirement, et en font leurs affaires, par cet autre moyen qui ne
leur peut iamais faillir: c’est de nous payer lors que la maladie se
trouue reschaufee par leurs applications, de l’asseurance qu’ils
nous donnent, qu’elle seroit bien autrement empirée sans leurs
remedes. Celuy qu’ils ont ietté d’vn morfondement en vne fieure
quotidienne, il eust eu sans eux, la continue. Ils n’ont garde de
faire mal leurs besongnes, puis que le dommage leur reuient à
profit. Vrayement ils ont raison de requerir du malade, vne application
de creance fauorable: il faut qu’elle le soit à la verité en
bon escient, et bien souple, pour s’appliquer à des imaginations si2
mal aisées à croire. Platon disoit bien à propos, qu’il n’appartenoit
qu’aux medecins de mentir en toute liberté, puis que nostre salut
despend de la vanité, et fauceté de leurs promesses. Æsope autheur
de tres-rare excellence, et duquel peu de gens descouurent
toutes les graces, est plaisant à nous representer cette authorité
tyrannique, qu’ils vsurpent sur ces pauures ames affoiblies et abatuës
par le mal, et la crainte: car il conte, qu’un malade estant
interrogé par son medecin, quelle operation il sentoit des medicamens,
qu’il luy auoit donnez: I’ay fort sué, respondit-il. Cela est
bon, dit le medecin. Vne autre fois il luy demanda encore, comme3
il s’estoit porté depuis: I’ay eu vn froid extreme, fit-il, et si ay fort
tremblé. Cela est bon, suyuit le medecin: à la troisieme fois, il luy
demanda de rechef, comment il se portoit: Ie me sens, dit-il,
enfler et bouffir comme d’hydropisie. Voyla qui va bien, adiousta
le medecin. L’vn de ses domestiques venant apres à s’enquerir à
luy de son estat: Certes mon amy, respond-il, à force de bien
estre, ie me meurs.   Il y auoit en Ægypte vne loy plus iuste, par
laquelle le medecin prenoit son patient en charge les trois premiers
iours, aux perils et fortunes du patient: mais les trois iours passez,
c’estoit aux siens propres. Car quelle raison y a-il, qu’Æsculapius4
44 leur patron ait esté frappé du foudre, pour auoir r’amené
Hypolitus de mort à vie,

Nam Pater omnipotens aliquem indignatus ab vmbris
Mortalem infernis, ad lumina surgere vitæ,
Ipse repertorem medicinæ talis et artis,
Fulmine Phœbigenam Stygias detrusit ad vndas:

et ses suyuans soyent absous, qui enuoyent tant d’ames de la vie à
la mort? Vn medecin vantoit à Nicoclés, son art estre de grande
auctorité: Vrayement c’est mon, dit Nicoclés, qui peut impunement
tuer tant de gens.   Au demeurant, si i’eusse esté de leur1
conseil, i’eusse rendu ma discipline plus sacrée et mysterieuse: ils
auoyent assez bien commencé, mais ils n’ont pas acheué de mesme.
C’estoit vn bon commencement, d’auoir fait des dieux et des dæmons
autheurs de leur science, d’auoir pris vn langage à part, vne escriture
à part. Quoy qu’en sente la philosophie, que c’est folie de
conseiller vn homme pour son profit, par maniere non intelligible:
Vt sî quis medicus imperet vt sumat

Terrigenam, herbigradam, domiportam, sanguine cassam.

C’estoit vne bonne regle en leur art, et qui accompagne toutes les
arts fanatiques, vaines, et supernaturelles, qu’il faut que la foy du2
patient, preoccupe par bonne esperance et asseurance, leur effect
et operation. Laquelle regle ils tiennent iusques là, que le plus
ignorant et grossier medecin, ils le trouuent plus propre à celuy,
qui a fiance en luy, que le plus experimenté, et incognu. Le choix
mesmes de la plus part de leurs drogues est aucunement mysterieux
et diuin. Le pied gauche d’vne tortue, l’vrine d’vn lezart, la fiante
d’vn elephant, le foye d’vne taupe, du sang tiré soubs l’aile droite
d’vn pigeon blanc: et pour nous autres coliqueux (tant ils abusent
desdaigneusement de nostre misere) des crottes de rat puluerisées,
et telles autres singeries, qui ont plus le visage d’vn enchantement3
magicien, que de science solide. Ie laisse à part le nombre imper
de leurs pillules: la destination de certains iours et festes de l’année:
la distinction des heures, à cueillir les herbes de leurs ingrediens:
et cette grimace rebarbatiue et prudente, de leur port et
contenance, dequoy Pline mesme se mocque. Mais ils ont failly,
veux-ie dire, de ce qu’à ce beau commencement, ils n’ont adiousté
cecy, de rendre leurs assemblées et consultations plus religieuses et
secretes: aucun homme profane n’y deuoit auoir accez, non plus
qu’aux secretes ceremonies d’Æsculape. Car il aduient de cette
46 faute, que leur irresolution, la foiblesse de leurs argumens, diuinations
et fondements, l’aspreté de leurs contestations, pleines de
haine, de ialousie, et de consideration particuliere, venants à estre
descouuertes à vn chacun, il faut estre merueilleusement aueugle,
si on ne se sent bien hazardé entre leurs mains. Qui vid iamais
medecin se seruir de la recepte de son compagnon, sans y retrancher
ou adiouster quelque chose? Ils trahissent assez par là leur
art: et nous font voir qu’ils y considerent plus leur reputation, et
par consequent leur profit, que l’interest de leurs patiens. Celuy là
de leurs docteurs est plus sage, qui leur a anciennement prescript,1
qu’vn seul se mesle de traiter vn malade: car s’il ne fait rien qui
vaille, le reproche à l’art de la medecine, n’en sera pas fort grand
pour la faute d’vn homme seul: et au rebours, la gloire en sera
grande, s’il vient à bien rencontrer: là où quand ils sont beaucoup,
ils descrient à tous les coups le mestier: d’autant qu’il leur aduient
de faire plus souuent mal que bien. Ils se deuoient contenter du
perpetuel desaccord, qui se trouue és opinions des principaux
maistres et autheurs anciens de cette science, lequel n’est cogneu
que des hommes versez aux liures, sans faire voir encore au peuple
les controuerses et inconstances de iugement, qu’ils nourrissent et2
continuent entre eux   Voulons nous vn exemple de l’ancien debat
de la medecine? Hierophilus loge la cause originelle des maladies
aux humeurs: Erasistratus, au sang des arteres: Asclepiades, aux
atomes inuisibles s’escoulants en noz pores: Alcmæon, en l’exuperance
ou deffaut des forces corporelles: Diocles, en l’inequalité
des elemens du corps, et en la qualité de l’air, que nous respirons:
Strato, en l’abondance, crudité, et corruption de l’alimant que nous
prenons: Hippocrates la loge aux esprits. Il y a l’vn de leurs amis,
qu’ils cognoissent mieux que moy, qui s’escrie à ce propos, que la
science la plus importante qui soit en nostre vsage, comme celle3
qui a charge de nostre conseruation et santé, c’est de mal’heur, la
plus incertaine, la plus trouble, et agitée de plus de changemens.
Il n’y a pas grand danger de nous mescomter à la hauteur du soleil,
ou en la fraction de quelque supputation astronomique: mais
icy, où il va de tout nostre estre, ce n’est pas sagesse, de nous
abandonner à la mercy de l’agitation de tant de vents contraires.
Auant la guerre Peloponnesiaque, il n’estoit pas grands nouuelles
de cette science: Hippocrates la mit en credit: tout ce que
cettuy-cy auoit estably, Chrysippus le renuersa: depuis Erasistratus
48 petit fils d’Aristote, tout ce que Chrysippus en auoit escrit.
Apres ceux-cy, suruindrent les Empiriques, qui prindrent vne voye
toute diuerse des anciens, au maniement de cet art. Quand le credit
de ces derniers commença à s’enuieillir, Herophilus mit en
vsage vne autre sorte de medecine, qu’Asclepiades vint à combattre
et aneantir à son tour. A leur reng gaignerent authorité les opinions
de Themison, et depuis de Musa, et encore apres celles de
Vexius Valens, medecin fameux par l’intelligence qu’il auoit auec
Messalina. L’empire de la medecine tomba du temps de Neron à
Thessalus, qui abolit et condamna tout ce qui en auoit esté tenu1
iusques à luy. La doctrine de cettuy-cy fut abbattue par Crinas de
Marseille, qui apporta de nouueau, de regler toutes les operations
medecinales, aux ephemerides et mouuemens des astres, manger,
dormir, et boire à l’heure qu’il plairoit à la lune et à Mercure. Son
authorité fut bien tost apres supplantée par Charinus, medecin de
cette mesme ville de Marseille. Cettuy-cy combattoit non seulement
la medecine ancienne, mais encore l’vsage des bains chauds, public,
et tant de siecles auparauant accoustumé. Il faisoit baigner
les hommes dans l’eau froide, en hyuer mesme, et plongeoit les
malades dans l’eau naturelle des ruisseaux. Iusques au temps de2
Pline aucun Romain n’auoit encore daigné exercer la medecine:
elle se faisoit par des estrangers, et Grecs: comme elle se fait entre
nous François, par des Latineurs. Car comme dit vn tres-grand
medecin, nous ne receuons pas aisément la medecine que nous entendons;
non plus que la drogue que nous cueillons. Si les nations,
desquelles nous retirons le gayac, la salseperille, et le bois d’esquine,
ont des medecins, combien pensons nous par cette mesme
recommendation de l’estrangeté, la rareté, et la cherté, qu’ils
façent feste de noz choulx, et de nostre persil? car qui oseroit
mespriser les choses recherchées de si loing, au hazard d’vne si3
longue peregrination et si perilleuse? Depuis ces anciennes mutations
de la medecine, il y en a eu infinies autres iusques à nous; et
le plus souuent mutations entieres et vniuerselles; comme sont
celles que produisent de nostre temps, Paracelse, Fiorauanti et Argenterius:
car ils ne changent pas seulement vne recepte, mais, à
ce qu’on me dit, toute la contexture et police du corps de la medecine,
accusans d’ignorance et de pipperie, ceux qui en ont faict
profession iusques à eux. Ie vous laisse à penser où en est le pauure
patient.   Si encor nous estions asseurez, quand ils se mescontent,
qu’il ne nous nuisist pas, s’il ne nous profite; ce seroit4
vne bien raisonnable composition, de se hazarder d’acquerir du
50 bien, sans se mettre en danger de perte. Æsope faict ce comte,
qu’vn qui auoit acheté vn More esclaue, estimant que cette couleur
luy fust venue par accident, et mauuais traictement de son premier
maistre, le fit medeciner de plusieurs bains et breuuages, auec
grand soing: il aduint, que le More n’en amenda aucunement sa
couleur basanee, mais qu’il en perdit entierement sa premiere
santé. Combien de fois nous aduient-il, de voir les medecins imputans
les vns aux autres, la mort de leurs patiens? Il me souuient
d’vne maladie populaire, qui fut aux villes de mon voisinage, il y a
quelques années, mortelle et tres-dangereuse: cet orage estant1
passé, qui auoit emporté vn nombre infiny d’hommes; l’vn des plus
fameux medecins de toute la contrée, vint à publier vn liuret, touchant
cette matiere, par lequel il se rauise, de ce qu’ils auoyent
vsé de la saignée, et confesse que c’est l’vne des causes principales
du dommage, qui en estoit aduenu. Dauantage leurs autheurs tiennent,
qu’il n’y a aucune medecine, qui n’ait quelque partie nuisible.
Et si celles mesmes qui nous seruent, nous offencent aucunement,
que doiuent faire celles qu’on nous applique du tout hors de
propos? De moy, quand il n’y auroit autre chose, i’estime qu’à ceux
qui hayssent le goust de la medecine, ce soit vn dangereux effort,2
et de preiudice, de l’aller aualler à vne heure si incommode, auec
tant de contre-cœur: et croy que cela essaye merueilleusement le
malade, en vne saison, où il a tant besoin de repos. Outre ce, qu’à
considerer les occasions, surquoy ils fondent ordinairement la
cause de noz maladies, elles sont si legeres et si delicates, que
i’argumente par là, qu’vne bien petite erreur en la dispensation de
leurs drogues, peut nous apporter beaucoup de nuisance. Or si le
mescomte du medecin est dangereux, il nous va bien mal: car il
est bien mal-aisé qu’il n’y retombe souuent: il a besoin de trop de
pieces, considerations, et circonstances, pour affuster iustement3
son dessein. Il faut qu’il cognoisse la complexion du malade, sa
temperature, ses humeurs, ses inclinations, ses actions, ses pensements
mesmes, et ses imaginations. Il faut qu’il se responde des
circonstances externes, de la nature du lieu, condition de l’air et
du temps, assiette des planetes, et leurs influances: qu’il sçache en
la maladie les causes, les signes, les affections, les iours critiques:
en la drogue, le poix, la force, le pays, la figure, l’aage, la dispensation:
et faut que toutes ces pieces, il les sçache proportionner et
rapporter l’vne à l’autre, pour en engendrer vne parfaicte symmetrie.
A quoy s’il faut tant soit peu, si de tant de ressorts, il y en a4
vn tout seul, qui tire à gauche, en voyla assez pour nous perdre.
Dieu sçait, de quelle difficulté est la cognoissance de la pluspart
52 de ces parties: car pour exemple, comment trouuera-il le signe
propre de la maladie; chacune estant capable d’vn infiny nombre
de signes? Combien ont ils de debats entr’eux et de doubtes, sur
l’interpretation des vrines? Autrement d’où viendroit cette altercation
continuelle que nous voyons entr’eux sur la cognoissance du
mal? Comment excuserions nous cette faute, où ils tombent si souuent,
de prendre martre pour renard? Aux maux, que i’ay eu, pour
peu qu’il y eust de difficulté, ie n’en ay iamais trouué trois d’accord.
Ie remarque plus volontiers les exemples qui me touchent.
Dernierement à Paris vn Gentil-homme fut taillé par l’ordonnance1
des medecins, auquel on ne trouua de pierre non plus à la vessie,
qu’à la main; et là mesmes, vn Euesque qui m’estoit fort amy,
auoit esté instamment sollicité par la pluspart des medecins, qu’il
appelloit à son conseil, de se faire tailler: i’aydoy moy mesme
soubs la foy d’autruy, à le luy suader: quand il fut trespassé, et
qu’il fut ouuert, on trouua qu’il n’auoit mal qu’aux reins. Ils sont
moins excusables en cette maladie, d’autant qu’elle est aucunement
palpable. C’est par là que la chirurgie me semble beaucoup plus
certaine, par ce qu’elle voit et manie ce qu’elle fait; il y a moins à
coniecturer et à deuiner. Là où les medecins n’ont point de speculum2
matricis, qui leur descouure nostre cerueau, nostre poulmon,
et nostre foye.   Les promesses mesmes de la medecine sont incroyables.
Car ayant à prouuoir à diuers accidents et contraires,
qui nous pressent souuent ensemble, et qui ont vne relation quasi
necessaire, comme la chaleur du foye, et froideur de l’estomach,
ils nous vont persuadant que de leurs ingrediens, cettuy-cy eschauffera
l’estomach, cet autre refraichira le foye: l’vn a sa charge
d’aller droit aux reins, voire iusques à la vessie, sans estaler ailleurs
ses operations; et conseruant ses forces et sa vertu, en ce
long chemin et plein de destourbiers, iusques au lieu, au seruice3
duquel il est destiné, par sa proprieté occulte: l’autre assechera le
cerueau: celuy là humectera le poulmon. De tout cet amas, ayant
fait vne mixtion de breuuage, n’est-ce pas quelque espece de resuerie,
d’esperer que ces vertus s’aillent diuisant, et triant de cette
confusion et meslange, pour courir à charges si diuerses? Ie craindrois
infiniement qu’elles perdissent, ou eschangeassent leurs ethiquettes,
54 et troublassent leurs quartiers. Et qui pourroit imaginer,
qu’en cette confusion liquide, ces facultez ne se corrompent, confondent,
et alterent l’vne l’autre? Quoy, que l’execution de cette
ordonnance despend d’vn autre officier, à la foy et mercy duquel
nous abandonnons encore vn coup nostre vie?   Comme nous
auons des pourpointiers, des chaussetiers pour nous vestir; et en
sommes d’autant mieux seruis, que chacun ne se mesle que de son
subiect, et a sa science plus restreinte et plus courte, que n’a vn
tailleur, qui embrasse tout. Et comme, à nous nourrir, les grands,
pour plus de commodité ont des offices distinguez de potagers et1
de rostisseurs, dequoy vn cuisinier, qui prend la charge vniuerselle,
ne peut si exquisement venir à bout. De mesme à nous guairir,
les Ægyptiens auoient raison de reiecter ce general mestier de
medecin, et descoupper cette profession à chasque maladie, à
chasque partie du corps son œuurier. Car cette partie en estoit
bien plus proprement et moins confusement traictée, de ce qu’on
ne regardoit qu’à elle specialement. Les nostres ne s’aduisent pas,
que, qui pouruoid à tout, ne pouruoid à rien: que la totale police
de ce petit monde, leur est indigestible. Cependant qu’ils craignent
d’arrester le cours d’vn dysenterique, pour ne luy causer la fieure,2
ils me tuerent vn amy, qui valoit mieux, que tout tant qu’ils sont.
Ils mettent leurs diuinations au poids, à l’encontre des maux presents:
et pour ne guarir le cerueau au preiudice de l’estomach,
offencent l’estomach, et empirent le cerueau, par ces drogues tumultuaires
et dissentieuses.   Quant à la varieté et foiblesse des
raisons de cet’ art, elle est plus apparente qu’en aucun’ autre art.
Les choses aperitiues sont vtiles à vn homme coliqueux, d’autant
qu’ouurans les passages et les dilatans, elles acheminent cette
matiere gluante, de laquelle se bastit la graue, et la pierre, et conduisent
contre-bas, ce qui se commence à durcir et amasser aux3
reins. Les choses aperitiues sont dangereuses à vn homme coliqueux,
d’autant qu’ouurans les passages et les dilatans, elles acheminent
vers les reins, la matiere propre à bastir la graue, lesquels
s’en saisissans volontiers pour cette propension qu’ils y ont, il est
mal aisé qu’ils n’en arrestent beaucoup de ce qu’on y aura charrié.
56 D’auantage, si de fortune il s’y rencontre quelque corps, vn peu
plus grosset qu’il ne faut pour passer tous ces destroicts, qui
restent à franchir pour l’expeller au dehors, ce corps estant esbranlé
par ces choses aperitiues, et ietté dans ces canaux estroits,
venant à les boucher, acheminera vne certaine mort et tres-douloureuse.
Ils ont vne pareille fermeté aux conseils qu’ils nous donnent
de nostre regime de viure: il est bon de tomber souuent de
l’eau, car nous voyons par experience, qu’en la laissant croupir,
nous luy donnons loisir de se descharger de ses excremens, et de
sa lye, qui seruira de matiere à bastir la pierre en la vessie: il est1
bon de ne tomber point souuent de l’eau, car les poisans excrements
qu’elle traine quant et elle, ne s’emporteront point, s’il n’y
a de la violence, comme on void par experience, qu’vn torrent qui
roule auecques roideur, baloye bien plus nettement le lieu où il
passe, que ne fait le cours d’vn ruisseau mol et lasche. Pareillement,
il est bon d’auoir souuent affaire aux femmes, car cela ouure
les passages, et achemine la graue et le sable. Il est bien aussi
mauuais, car cela eschauffe les reins, les lasse et affoiblit. Il est
bon de se baigner aux eaux chaudes, d’autant que cela relasche et
amollit les lieux, où se croupit le sable et la pierre. Mauuais aussi2
est-il, d’autant que cette application de chaleur externe, aide les
reins à cuire, durcir, et petrifier la matiere qui y est disposée. A
ceux qui sont aux bains, il est plus salubre de manger peu le soir,
affin que le breuuage des eaux qu’ils ont à prendre lendemain matin,
face plus d’operation, rencontrant l’estomach vuide, et non empesché.
Au rebours, il est meilleur de manger peu au disner, pour
ne troubler l’operation de l’eau, qui n’est pas encore parfaite, et ne
charger l’estomach si soudain, apres cet autre trauail, et pour
laisser l’office de digerer, à la nuict, qui le sçait mieux faire que
ne fait le iour, où le corps et l’esprit, sont en perpetuel mouuement3
et action. Voila comment ils vont bastelant, et baguenaudant à noz
despens en tous leurs discours, et ne me sçauroient fournir proposition,
à laquelle ie n’en rebastisse vne contraire, de pareille force.
Qu’on ne crie donc plus apres ceux qui en ce trouble, se laissent
doucement conduire à leur appetit et au conseil de Nature, et se
remettent à la fortune commune.   I’ay veu par occasion de mes
voyages, quasi tous les bains fameux de Chrestienté; et depuis
quelques années ay commencé à m’en seruir. Car en general i’estime
58 le baigner salubre, et croy que nous encourons non legeres
incommoditez, en nostre santé, pour auoir perdu cette coustume,
qui estoit generalement obseruée au temps passé, quasi en toutes
les nations, et est encores en plusieurs, de se lauer le corps tous
les iours: et ne puis pas imaginer que nous ne vaillions beaucoup
moins de tenir ainsi noz membres encroustez, et noz pores estouppez
de crasse. Et quant à leur boisson, la Fortune a faict premierement,
qu’elle ne soit aucunement ennemie de mon goust: secondement
elle est naturelle et simple, qui aumoins n’est pas
dangereuse, si elle est vaine. Dequoy ie prens pour respondant, cette1
infinité de peuples de toutes sortes et complexions, qui s’y assemble.
Et encores que ie n’y aye apperceu aucun effect extraordinaire et
miraculeux: ains que m’en informant vn peu plus curieusement
qu’il ne se faict, i’aye trouué mal fondez et faux, tous les bruits de
telles operations, qui se sement en ces lieux là, et qui s’y croyent
(comme le monde va se pippant aisément de ce qu’il desire) toutesfois
aussi, n’ay-ie veu guere de personnes que ces eaux ayent empiré;
et ne leur peut-on sans malice refuser cela, qu’elles n’esueillent
l’appetit, facilitent la digestion, et nous prestent quelque
nouuelle allegresse, si on n’y va par trop abbatu de forces; ce que2
ie desconseille de faire. Elles ne sont pas pour releuer vne poisante
ruyne: elles peuuent appuyer vne inclination legere, ou prouuoir à
la menace de quelque alteration. Qui n’y apporte assez d’allegresse,
pour pouuoir iouyr le plaisir des compagnies qui s’y trouuent, et
des promenades et exercices, à quoy nous conuie la beauté des
lieux, où sont communément assises ces eaux, il perd sans doubte
la meilleure piece et plus asseurée de leur effect. A cette cause i’ay
choisi iusques à cette heure, à m’arrester et à me seruir de celles,
où il y auoit plus d’amœnité de lieu, commodité de logis, de viures
et de compagnies, comme sont en France, les bains de Banieres:3
en la frontiere d’Allemaigne, et de Lorraine, ceux de Plombieres:
en Souysse, ceux de Bade: en la Toscane, ceux de Lucques; et specialement
ceux della Villa, desquels i’ay vsé plus souuent, et à
diuerses saisons.   Chasque nation a des opinions particulieres,
touchant leur vsage, et des loix et formes de s’en seruir, toutes diuerses:
et selon mon experience l’effect quasi pareil. Le boire n’est
aucunement receu en Allemaigne. Pour toutes maladies, ils se baignent,
et sont à grenouiller dans l’eau, quasi d’vn soleil à l’autre.
En Italie, quand ils boiuent neuf iours, ils s’en baignent pour le
moins trente; et communément boiuent l’eau mixtionnée d’autres4
drogues, pour secourir son operation. On nous ordonne icy, de
nous promener pour la digerer: là on les arreste au lict, où ils
60 l’ont prise, iusques à ce qu’ils l’ayent vuidée, leur eschauffant continuellement
l’estomach, et les pieds. Comme les Allemans ont de
particulier, de se faire generalement tous corneter et vantouser,
auec scarification dans le bain: ainsin ont les Italiens leurs doccie,
qui sont certaines gouttieres de cette eau chaude, qu’ils conduisent
par des cannes, et vont baignant vne heure le matin, et autant
l’apres disnée, par l’espace d’vn mois, ou la teste, ou l’estomach,
ou autre partie du corps, à laquelle ils ont affaire. Il y a infinies
autres differences de coustumes, en chasque contrée: ou pour
mieux dire, il n’y a quasi aucune ressemblance des vnes aux autres.1
Voylà comment cette partie de medecine, à laquelle seule ie
me suis laissé aller, quoy qu’elle soit la moins artificielle, si a elle
sa bonne part de la confusion et incertitude, qui se voit par tout
ailleurs en cet art.   Les poëtes disent tout ce qu’ils veulent, auec
plus d’emphase et de grace; tesmoing ces deux epigrammes.

Alcon hesterno signum Iouis attigit. Ille,
Quamuis marmoreus, vim patitur medici.
Ecce hodie iussus transferri ex æde vetusta,
Effertur, quamuis sit Deus atque lapis.

Et l’autre,2

Lotus nobiscum est, hilaris cænauit, et idem
Inuentus mane est mortuus Andragoras.
Tam subitæ mortis causam, Faustine, requiris?
In somnis medicum viderat Hermocratem.

Sur quoy ie veux faire deux comtes.   Le Baron de Caupene en
Chalosse, et moy, auons en commun le droit de patronage d’vn
benefice, qui est de grande estenduë, au pied de noz montaignes,
qui se nomme Lahontan. Il est des habitans de ce coin, ce qu’on
dit de ceux de la valée d’Angrougne; ils auoient vne vie à part, les
façons, les vestemens, et les mœurs à part: regis et gouuernez par3
certaines polices et coustumes particulieres, receuës de pere en
filz, ausquelles ils s’obligeoient sans autre contrainte, que de la
reuerence de leur vsage. Ce petit estat s’estoit continué de toute
ancienneté en vne condition si heureuse, qu’aucun iuge voisin
n’auoit esté en peine de s’informer de leur affaire; aucun aduocat
employé à leur donner aduis, ny estranger appellé pour esteindre
leurs querelles; et n’auoit on iamais veu aucun de ce destroit à
l’aumosne. Ils fuyoient les alliances et le commerce de l’autre
monde, pour n’alterer la pureté de leur police: iusques à ce,
comme ils recitent, que l’vn d’entre eux, de la memoire de leurs4
peres, ayant l’ame espoinçonnée d’vne noble ambition, alla s’aduiser
pour mettre son nom en credit et reputation, de faire l’vn de
ses enfans maistre Iean, ou maistre Pierre: et l’ayant faict instruire
62 à escrire en quelque ville voisine, en rendit en fin vn beau
notaire de village. Cettuy-cy, deuenu grand, commença à desdaigner
leurs anciennes coustumes, et à leur mettre en teste la pompe
des regions de deça. Le premier de ses comperes, à qui on escorna
vne cheure, il luy conseilla d’en demander raison aux iuges
Royaux d’autour de là; et de cettuy-cy à vn autre, iusques à ce
qu’il eust tout abastardy. A la suitte de cette corruption, ils disent,
qu’il y en suruint incontinent vn’ autre, de pire consequence,
par le moyen d’vn medecin, à qui il print enuie d’espouser vne
de leurs filles, et de s’habituer parmy eux. Cettuy-cy commença à1
leur apprendre premierement le nom des fiebures, des rheumes,
et des apostemes, la situation du cœur, du foye, et des intestins,
qui estoit vne science iusques lors tres esloignée de leur cognoissance:
et au lieu de l’ail, dequoy ils auoyent apris à chasser toutes
sortes de maux, pour aspres et extremes qu’ils fussent, il les accoustuma
pour vne toux, ou pour vn morfondement, à prendre les
mixtions estrangeres, et commença à faire trafique, non de leur
santé seulement, mais aussi de leur mort. Ils iurent que depuis
lors seulement, ils ont apperçeu que le serain leur appesantissoit
la teste, que le boire ayant chault apportoit nuisance, et que les2
vents de l’automne estoyent plus griefs que ceux du printemps:
que depuis l’vsage de cette medecine, ils se trouuent accablez
d’vne legion de maladies inaccoustumées, et qu’ils apperçoiuent
vn general deschet, en leur ancienne vigueur, et leurs vies de
moitié raccourcies. Voyla le premier de mes comtes.   L’autre est,
qu’auant ma subiection graueleuse, oyant faire cas du sang de
bouc à plusieurs, comme d’vne manne celeste enuoyée en ces
derniers siecles, pour la tutelle et conseruation de la vie humaine;
et en oyant parler à des gens d’entendement comme d’vne
drogue admirable, et d’vne operation infaillible: moy qui ay3
tousiours pensé estre en bute à tous les accidens, qui peuuent
toucher tout autre homme, prins plaisir en pleine santé à me
prouuoir de ce miracle; et commanday chez moy qu’on me nourrist
vn bouc selon la recepte. Car il faut que ce soit aux mois les
plus chaleureux de l’esté, qu’on le retire: et qu’on ne luy donne à
manger que des herbes aperitiues, et à boire que du vin blanc.
Ie me rendis de fortune chez moy le iour qu’il deuoit estre tué:
on me vint dire que mon cuysinier trouuoit dans la panse deux
ou trois grosses boules, qui se chocquoient l’vne l’autre parmy sa
mangeaille. Ie fus curieux de faire apporter toute cette tripaille4
en ma presence, et fis ouurir cette grosse et large peau: il en
sortit trois gros corps, legers comme des esponges, de façon
qu’il semble qu’ils soyent creuz, durs au demeurant par le dessus
et fermes, bigarrez de plusieurs couleurs mortes: l’vn parfaict en
64 rondeur, à la mesure d’vne courte boule: les autres deux, vn peu
moindres, ausquels l’arrondissement est imparfaict, et semble qu’il
s’y acheminast. I’ai trouué, m’en estant faict enquerir à ceux, qui
ont accoustumé d’ouurir de ces animaux, que c’est vn accident rare
et inusité. Il est vray-semblable que ce sont des pierres cousines
des nostres. Et s’il est ainsi, c’est vne esperance bien vaine aux
graueleux, de tirer leur guerison du sang d’vne beste, qui s’en alloit
elle mesme mourir d’vn pareil mal. Car de dire que le sang
ne se sent pas de cette contagion, et n’en altere sa vertu accoustumée,
il est plustost à croire, qu’il ne s’engendre rien en vn corps1
que par la conspiration et communication de toutes les parties: la
masse agist tout’ entiere, quoy que l’vne piece y contribue plus que
l’autre, selon la diuersité des operations. Parquoy il y a grande
apparence qu’en toutes les parties de ce bouc, il y auoit quelque
qualité petrifiante. Ce n’estoit pas tant pour la crainte de l’aduenir,
et pour moy, que i’estoy curieux de cette experience: comme c’estoit,
qu’il aduient chez moy, ainsi qu’en plusieurs maisons, que les
femmes y font amas de telles menues drogueries, pour en secourir le
peuple: vsant de mesme recepte à cinquante maladies, et de telle
recepte, qu’elles ne prennent pas pour elles, et si triomphent en2
bons euenemens.   Au demeurant, i’honore les medecins, non pas
suiuant le precepte, pour la necessité (car à ce passage on en oppose
vn autre du prophete, reprenant le Roy Asa d’auoir eu recours au
medecin) mais pour l’amour d’eux mesmes, en ayant veu beaucoup
d’honnestes hommes et dignes d’estre aymez. Ce n’est pas à
eux que i’en veux, c’est à leur art, et ne leur donne pas grand
blasme de faire leur profit de nostre sottise, car la plus part du
monde faict ainsi. Plusieurs vacations et moindres et plus dignes
que la leur, n’ont fondement, et appuy qu’aux abuz publiques. Ie les
appelle en ma compagnie, quand ie suis malade, s’ils se rencontrent3
à propos, et demande à en estre entretenu, et les paye comme
les autres. Ie leur donne loy, de me commander de m’abrier
chauldement, si ie l’ayme mieux ainsi, que d’autre sorte: ils peuuent
choisir d’entre les porreaux et les laictues, dequoy il leur
plaira que mon bouillon se face, et m’ordonner le blanc ou le
clairet: et ainsi de toutes autres choses, qui sont indifferentes à
mon appetit et vsage. I’entens bien que ce n’est rien faire pour
66 eux, d’autant que l’aigreur et l’estrangeté sont accidens de l’essence
propre de la medecine. Lycurgus ordonnoit le vin aux Spartiates
malades. Pourquoy? par ce qu’ils en haissoyent l’vsage,
sains. Tout ainsi qu’vn Gentil-homme mon voisin s’en sert pour
drogue tressalutaire à ses fiebures, par ce que de sa nature il en
hait mortellement le goust. Combien en voyons nous d’entr’ eux,
estre de mon humeur? desdaigner la medecine pour leur seruice,
et prendre vne forme de vie libre, et toute contraire à celle qu’ils
ordonnent à autruy? Qu’est-ce cela, si ce n’est abuser tout destroussément
de nostre simplicité? Car ils n’ont pas leur vie et leur santé1
moins chere que nous; et accommoderoient leurs effects à leur
doctrine, s’ils n’en cognoissoyent eux mesmes la faulceté.   C’est
la crainte de la mort et de la douleur, l’impatience du mal, vne
furieuse et indiscrete soif de la guerison, qui nous aueugle ainsi.
C’est pure lascheté qui nous rend nostre croyance si molle et
maniable. La plus part pourtant ne croyent pas tant, comme ils
endurent et laissent faire: car ie les oy se plaindre et en parler,
comme nous. Mais ils se resoluent en fin: Que feroy-ie donc?
Comme si l’impatience estoit de soy quelque meilleur remede, que
la patience. Y a il aucun de ceux qui se sont laissez aller à cette2
miserable subiection, qui ne se rende esgalement à toute sorte
d’impostures? qui ne se mette à la mercy de quiconque a cette
impudence, de luy donner promesse de sa guerison? Les Babyloniens
portoyent leurs malades en la place: le medecin c’estoit le
peuple: chacun des passants ayant par humanité et ciuilité à
s’enquerir de leur estat: et, selon son experience, leur donner
quelque aduis salutaire. Nous n’en faisons guere autrement: il
n’est pas vne simple femmelette, de qui nous n’employons les barbottages
et les breuets: et selon mon humeur, si i’auoy à en
accepter quelqu’vne, i’accepterois plus volontiers cette medecine3
qu’aucune autre: d’autant qu’aumoins il n’y a nul dommage à
craindre. Ce qu’Homere et Platon disoyent des Ægyptiens, qu’ils
estoyent tous medecins, il se doit dire de tous peuples. Il n’est
personne, qui ne se vante de quelque recepte, et qui ne la hazarde
sur son voisin, s’il l’en veut croire. I’estoy l’autre iour en vne
compagnie, où ie ne sçay qui, de ma confrairie, apporta la nouuelle
d’vne sorte de pillules compilées de cent, et tant d’ingrediens
de comte fait: il s’en esmeut vne feste et vne consolation singuliere:
car quel rocher soustiendroit l’effort d’vne si nombreuse
batterie? I’entens toutesfois par ceux qui l’essayerent, que la4
68 moindre petite graue ne daigna s’en esmouuoir.   Ie ne me puis
desprendre de ce papier, que ie n’en die encore ce mot, sur ce
qu’ils nous donnent pour respondant de la certitude de leurs
drogues, l’experience qu’ils ont faicte. La plus part, et ce croy-ie,
plus des deux tiers des vertus medecinales, consistent en la quinte
essence, ou proprieté occulte des simples; de laquelle nous ne
pouuons auoir autre instruction que l’vsage. Car quinte essence,
n’est autre chose qu’vne qualité, de laquelle par nostre raison nous
ne sçauons trouuer la cause. En telles preuues, celles qu’ils disent
auoir acquises par l’inspiration de quelque dæmon, ie suis content1
de les receuoir, (car quant aux miracles, ie n’y touche iamais) ou
bien encore les preuues qui se tirent des choses, qui pour autre
consideration tombent souuent en nostre vsage: comme si en la
laine, dequoy nous auons accoustumé de nous vestir, il s’est trouué
par accident, quelque occulte proprieté desiccatiue, qui guerisse
les mules au talon; et si au reffort, que nous mangeons pour la
nourriture, il s’est rencontré quelque operation aperitiue. Galen
recite, qu’il aduint à vn ladre de receuoir guerison par le moyen
du vin qu’il beut, d’autant que de fortune, vne vipere s’estoit coulée
dans le vaisseau. Nous trouuons en cet exemple le moyen, et vne2
conduitte vray-semblable à cette experience. Comme aussi en
celles, ausquelles les medecins disent, auoir esté acheminez par
l’exemple d’aucunes bestes. Mais en la plus part des autres experiences,
à quoy ils disent auoir esté conduis par la fortune, et
n’auoir eu autre guide que le hazard, ie trouue le progrez de cette
information incroyable. I’imagine l’homme, regardant au tour de
luy le nombre infiny des choses, plantes, animaux, metaulx. Ie ne
sçay par où luy faire commencer son essay: et quand sa premiere
fantasie se iettera sur la corne d’vn elan, à quoy il faut prester vne
creance bien molle et aisée: il se trouue encore autant empesché3
en sa seconde operation. Il luy est proposé tant de maladies, et
tant de circonstances, qu’auant qu’il soit venu à la certitude de ce
poinct, où doit ioindre la perfection de son experience, le sens
humain y perd son Latin: et auant qu’il ait trouué parmy cette
infinité de choses, que c’est cette corne: parmy cette infinité de
maladies, l’epilepsie: tant de complexions, au melancholique:
70 tant de saisons, en hyuer: tant de nations, au François: tant
d’aages, en la vieillesse: tant de mutations celestes, en la conionction
de Venus et de Saturne: tant de parties du corps au doigt.
A tout cela n’estant guidé ny d’argument, ny de coniecture, ny
d’exemple, ny d’inspiration diuine, ains du seul mouuement de la
fortune, il faudroit que ce fust par vne fortune, parfaictement artificielle,
reglée et methodique. Et puis, quand la guerison fut
faicte, comment se peut il asseurer, que ce ne fust, que le mal
estoit arriué à sa periode; ou vn effect du hazard? ou l’operation
de quelque autre chose, qu’il eust ou mangé, ou beu, ou touché ce1
iour là? ou le merite des prieres de sa mere-grand? Dauantage,
quand cette preuue auroit esté parfaicte, combien de fois fut elle
reiterée? et cette longue cordée de fortunes et de rencontres, r’enfilée,
pour en conclure vne regle? Quand elle sera conclue, par qui
est-ce? de tant de millions, il n’y a que trois hommes qui se meslent
d’enregistrer leurs experiences. Le sort aura il r’encontré à
poinct nommé l’vn de ceux-cy? Quoy si vn autre, et si cent autres,
ont faict des experiences contraires? A l’aduanture y verrions nous
quelque lumiere, si tous les iugements, et raisonnements des
hommes, nous estoyent cogneuz. Mais que trois tesmoings et trois2
docteurs, regentent l’humain genre, ce n’est pas la raison: il faudroit
que l’humaine nature les eust deputez et choisis, et qu’ils fussent
declarez nos syndics par expresse procuration.
A Madame de Dvras.

Madame, vous me trouuastes sur ce pas dernierement, que vous
me vinstes voir. Par ce qu’il pourra estre, que ces inepties se rencontreront
quelque fois entre vos mains: ie veux aussi qu’elles
portent tesmoignage, que l’autheur se sent bien fort honoré de la
faueur que vous leur ferez. Vous y recognoistrez ce mesme port,
et ce mesme air, que vous auez veu en sa conuersation. Quand3
i’eusse peu prendre quelque autre façon que la mienne ordinaire,
et quelque autre forme plus honorable et meilleure, ie ne l’eusse
pas faict: car ie ne veux tirer de ces escrits, sinon qu’ils me representent
à vostre memoire, au naturel. Ces mesmes conditions et
72 facultez, que vous auez pratiquées et recueillies, Madame, auec beaucoup
plus d’honneur et de courtoisie qu’elles ne meritent, ie les veux
loger, mais sans alteration et changement, en vn corps solide, qui
puisse durer quelques années, ou quelques iours apres moy, où
vous les retrouuerez, quand il vous plaira vous en refreschir la
memoire, sans prendre autrement la peine de vous en souuenir:
aussi ne le vallent elles pas. Ie desire que vous continuez en moy,
la faueur de vostre amitié, par ces mesmes qualitez, par le moyen
desquelles, elle a esté produite.   Ie ne cherche aucunement qu’on
m’ayme et estime mieux, mort, que viuant. L’humeur de Tybere1
est ridicule, et commune pourtant, qui auoit plus de soin d’estendre
sa renommée à l’aduenir, qu’il n’auoit de se rendre estimable
et aggreable aux hommes de son temps. Si i’estoy de ceux, à qui
le monde peut deuoir loüange, ie l’en quitteroy pour la moitié, et
qu’il me la payast d’auance. Qu’elle se hastast et ammoncelast tout
autour de moy, plus espesse qu’alongée, plus pleine que durable.
Et qu’elle s’euanouit hardiment, quand et ma cognoissance, et
quand ce doux son ne touchera plus mes oreilles. Ce seroit vne
sotte humeur, d’aller à cet’heure, que ie suis prest d’abandonner le
commerce des hommes, me produire à eux, par vne nouuelle recommandation.2
Ie ne fay nulle recepte des biens que ie n’ay peu
employer à l’vsage de ma vie. Quel que ie soye, ie le veux estre
ailleurs qu’en papier. Mon art et mon industrie ont esté employez
à me faire valoir moy-mesme. Mes estudes, à m’apprendre à faire,
non pas à escrire. I’ay mis tous mes efforts à former ma vie. Voyla
mon mestier et mon ouurage. Ie suis moins faiseur de liures, que
de nulle autre besongne. I’ay desiré de la suffisance, pour le seruice
de mes commoditez presentes et essentielles, non pour en faire
magasin, et reserue à mes heritiers. Qui a de la valeur, si le face
cognoistre en ses mœurs, en ses propos ordinaires: à traicter l’amour,3
ou des querelles, au ieu, au lict, à la table, à la conduicte de
ses affaires, à son œconomie. Ceux que ie voy faire des bons liures
sous des meschantes chausses, eussent premierement faict leurs
chausses, s’ils m’en eussent creu. Demandez à vn Spartiate, s’il ayme
mieux estre bon rhetoricien que bon soldat: non pas moy, que bon
cuisinier, si ie n’auoy qui m’en seruist. Mon Dieu, Madame, que ie
haïrois vne telle recommandation, d’estre habile homme par escrit,
et estre vn homme de neant, et vn sot, ailleurs. I’ayme mieux encore
estre vn sot, et icy, et là, que d’auoir si mal choisi, où
74 employer ma valeur. Aussi il s’en faut tant que i’attende à me faire
quelque nouuel honneur par ces sottises, que ie feray beaucoup, si
ie n’y en pers point, de ce peu que i’en auois aquis. Car, outre ce
que cette peinture morte, et muete, desrobera à mon estre naturel,
elle ne se raporte pas à mon meilleur estat, mais beaucoup descheu
de ma premiere vigueur et allegresse, tirant sur le flestry et le
rance. Ie suis sur le fond du vaisseau, qui sent tantost le bas et la
lye.   Au demeurant, Madame, ie n’eusse pas osé remuer si hardiment
les mysteres de la medecine, attendu le credit que vous et
tant d’autres luy donnez, si ie n’y eusse esté acheminé par ses1
autheurs mesmes. Ie croy qu’ils n’en n’ont que deux anciens Latins,
Pline, et Celsus. Si vous les voyez quelque iour, vous trouuerez
qu’ils parlent bien plus rudement à leur art, que ie ne fay:
ie ne fay que la pincer, ils l’esgorgent. Pline se mocque entre
autres choses, dequoy quand ils sont au bout de leur corde, ils
ont inuenté cette belle deffaite, de r’enuoyer les malades qu’ils ont
agitez et tormentez pour neant, de leurs drogues et regimes, les
vns, au secours des vœuz, et miracles, les autres aux eaux chaudes.
Ne vous courroussez pas, Madame, il ne parle pas de celles de
deça, qui sont soubs la protection de vostre maison, et toutes2
Gramontoises. Ils ont vne tierce sorte de deffaite, pour nous chasser
d’aupres d’eux, et se descharger des reproches, que nous leur
pouuons faire du peu d’amendement, à noz maux, qu’ils ont eu
si long temps en gouuernement, qu’il ne leur reste plus aucune
inuention à nous amuser: c’est de nous enuoyer chercher la bonté
de l’air de quelque autre contrée.   Madame en voyla assez: vous
me donnez bien congé de reprendre le fil de mon propos, duquel ie
m’estoy destourné, pour vous entretenir.
Ce fut ce me semble, Pericles, lequel estant enquis, comme il se
portoit: Vous le pouuez, dit-il, iuger par là: montrant des breuets,3
qu’il auoit attachez au col et au bras. Il vouloit inferer, qu’il estoit
bien malade, puis qu’il en estoit venu iusques-là, d’auoir recours
à choses si vaines, et de s’estre laissé equipper en cette façon. Ie
ne dy pas que ie ne puisse estre emporté vn iour à cette opinion
ridicule, de remettre ma vie, et ma santé, à la mercy et gouuernement76
des medecins: ie pourray tomber en cette resuerie: ie ne
me puis respondre de ma fermeté future: mais lors aussi si quelqu’vn
s’enquiert à moy, comment ie me porte, ie luy pourray dire,
comme Pericles: Vous le pouuez iuger par là, montrant ma main
chargée de six dragmes d’opiate: ce sera vn bien euident signe
d’vne maladie violente: i’auray mon iugement merueilleusement
desmanché. Si l’impatience et la frayeur gaignent cela sur moy,
on en pourra conclure vne bien aspre fiéure en mon ame.   I’ay
pris la peine de plaider cette cause, que i’entens assez mal, pour
appuyer vn peu et conforter la propension naturelle, contre les1
drogues, et pratique de nostre medecine: qui s’est deriuée en moy,
par mes ancestres: à fin que ce ne fust pas seulement vne inclination
stupide et temeraire, et qu’elle eust vn peu plus de forme.
Aussi que ceux qui me voyent si ferme contre les exhortemens et
menaces, qu’on me fait, quand mes maladies me pressent, ne pensent
pas que ce soit simple opiniastreté: qu’il y ait quelqu’vn si
fascheux, qui iuge encore, que ce soit quelque esguillon de gloire.
Ce seroit vn desir bien assené, de vouloir tirer honneur d’vne
action, qui m’est commune, auec mon iardinier et mon muletier.
Certes ie n’ay point le cœur si enflé, ny si venteux, qu’vn plaisir2
solide, charnu, et moëlleux, comme la santé, ie l’allasse eschanger,
pour vn plaisir imaginaire, spirituel, et aëré. La gloire, voire
celle des quatre fils Aymon, est trop cher achetée à vn homme de
mon humeur, si elle luy couste trois bons accez de colique. La
santé de par Dieu! Ceux qui ayment nostre medecine, peuuent
auoir aussi leurs considerations bonnes, grandes, et fortes: ie ne
hay point les fantasies contraires aux miennes. Il s’en faut tant
que ie m’effarouche, de voir de la discordance de mes iugemens à
ceux d’autruy, et que ie me rende incompatible à la société des
hommes, pour estre d’autre sens et party que le mien: qu’au3
rebours, (comme c’est la plus generale façon que Nature aye
suiuy, que la varieté, et plus aux esprits, qu’aux corps: d’autant
qu’ils sont de substance plus souple et susceptible de formes) ie
trouue bien plus rare, de voir conuenir nos humeurs, et nos desseins.
Et ne fut iamais au monde, deux opinions pareilles, non
plus que deux poils, ou deux grains. Leur plus vniuerselle qualité,
c’est la diuersité.

FIN DV SECOND LIVRE. (ORIGINAL)

78

LIVRE  TROISIÈME.  (ORIGINAL)

CHAPITRE I.    (TRADUCTION LIV. III, CH. I.)
De l’vtile et de l’honeste.

PERSONNE n’est exempt de dire des fadaises: le malheur est, de
les dire curieusement:

Næ iste magno conatu magnas nugas dixerit.
Cela ne me touche pas; les miennes m’eschappent aussi nonchallamment
qu’elles le valent. D’où bien leur prend. Ie les quitterois
soudain, à peu de coust qu’il y eust. Et ne les achette, ny ne
les vends, que ce qu’elles poisent. Ie parle au papier, comme ie
parle au premier que ie rencontre. Qu’il soit vray, voicy dequoy.
A qui ne doit estre la perfidie detestable, puis que Tybere la
refusa à si grand interest? On luy manda d’Allemaigne, que s’il le1
trouuoit bon, on le defferoit d’Arminius par poison. C’estoit le
plus puissant ennemy que les Romains eussent, qui les auoit si
vilainement traictez soubs Varus, et qui seul empeschoit l’accroissement
de sa domination en ces contrees là. Il fit responce, que le
peuple Romain auoit accoustumé de se venger de ses ennemis par
voye ouuerte, les armes en main, non par fraude, et en cachette:
il quitta l’vtile pour l’honeste. C’estoit, me direz-vous, vn affronteur.
Ie le croy: ce n’est pas grand miracle, à gens de sa profession.
Mais la confession de la vertu, ne porte pas moins en la
bouche de celuy qui la hayt: d’autant que la verité la luy arrache2
par force, et que s’il ne la veult receuoir en soy, aumoins il s’en
couure, pour s’en parer.   Nostre bastiment et public et priué,
80 est plein d’imperfection: mais il n’y a rien d’inutile en Nature,
non pas l’inutilité mesmes, rien ne s’est ingeré en cet vniuers, qui
n’y tienne place opportune. Nostre estre est simenté de qualitez
maladiues: l’ambition, la ialousie, l’enuie, la vengeance, la superstition,
le desespoir, logent en nous, d’vne si naturelle possession,
que l’image s’en recognoist aussi aux bestes. Voire et la cruauté,
vice si desnaturé: car au milieu de la compassion, nous sentons
dedans, ie ne sçay quelle aigre-douce poincte de volupté maligne,
à voir souffrir autruy: et les enfans la sentent:

Suaue, mari magno, turbantibus æquora ventis,1
E terra magnum alterius spectare laborem.

Desquelles qualitez, qui osteroit les semences en l’homme, destruiroit
les fondamentales conditions de nostre vie. De mesme, en toute
police: il y a des offices necessaires, non seulement abiects, mais
encores vicieux. Les vices y trouuent leur rang, et s’employent à
la cousture de nostre liaison: comme les venins à la conseruation
de nostre santé. S’ils deuiennent excusables, d’autant qu’ils nous
font besoing, et que la necessité commune efface leur vraye qualité:
il faut laisser iouer cette partie, aux citoyens plus vigoureux,
et moins craintifs, qui sacrifient leur honneur et leur conscience,2
comme ces autres anciens sacrifierent leur vie, pour le salut de leur
pays. Nous autres plus foibles prenons des rolles et plus aysez et
moins hazardeux. Le bien public requiert qu’on trahisse, et qu’on
mente, et qu’on massacre: resignons cette commission à gens plus
obeissans et plus soupples.   Certes i’ay eu souuent despit, de voir
des iuges, attirer par fraude et fauces esperances de faueur ou
pardon, le criminel à descouurir son fait, et y employer la piperie
et l’impudence. Il seruiroit bien à la iustice, et à Platon mesme,
qui fauorise cet vsage, de me fournir d’autres moyens plus selon
moy. C’est vne iustice malicieuse: et ne l’estime pas moins blessee3
par soy-mesme, que par autruy.   Ie respondy, n’y a pas long
temps, qu’à peine trahirois-ie le Prince pour vn particulier, qui
serois tres-marry de trahir aucun particulier, pour le Prince. Et
ne hay pas seulement à piper, mais ie hay aussi qu’on se pipe en
moy: ie n’y veux pas seulement fournir de matiere et d’occasion.
En ce peu que i’ay eu à negocier entre nos Princes, en ces diuisions,
82 et subdiuisions, qui nous deschirent auiourd’huy: i’ay curieusement
euité, qu’ils se mesprinssent en moy, et s’enferrassent
en mon masque. Les gens du mestier se tiennent les plus couuerts,
et se presentent et contrefont les plus moyens, et les plus voysins
qu’ils peuuent: moy, ie m’offre par mes opinions les plus viues, et
par la forme plus mienne. Tendre negotiateur et nouice: qui ayme
mieux faillir à l’affaire, qu’à moy. Ç’a esté pourtant iusques à cette
heure, auec tel heur, car certes Fortune y a la principalle part,
que peu ont passé de main à autre, auec moins de soupçon, plus
de faueur et de priuauté. I’ay vne façon ouuerte, aisee à s’insinuer,1
et à se donner credit, aux premieres accointances. La naifueté et
la verité pure, en quelque siecle que ce soit, trouuent encore leur
opportunité et leur mise. Et puis de ceux-là est la liberté peu suspecte,
et peu odieuse, qui besongnent sans aucun leur interest. Et
peuuent veritablement employer la responce de Hipperides aux
Atheniens, se plaignans de l’aspreté de son parler: Messieurs, ne
considerez pas si ie suis libre, mais si ie le suis, sans rien prendre,
et sans amender par là mes affaires. Ma liberté m’a aussi aiséement
deschargé du soupçon de faintise, par sa vigueur (n’espargnant
rien à dire pour poisant et cuisant qu’il fust: ie n’eusse peu2
dire pis absent) et en ce, qu’elle a vne montre apparente de simplesse
et de nonchalance. Ie ne pretens autre fruict en agissant,
que d’agir, et n’y attache longues suittes et propositions. Chasque
action fait particulierement son ieu: porte s’il peut.   Au demeurant,
ie ne suis pressé de passion, ou hayneuse, ou amoureuse,
enuers les grands: ny n’ay ma volonté garrotee d’offence, ou d’obligation
particuliere. Ie regarde nos Roys d’vne affection simplement
legitime et ciuile, ny emeuë ny demeuë par interest priué,
dequoy ie me sçay bon gré. La cause generale et iuste ne m’attache
non plus, que moderément et sans fiéure. Ie ne suis pas3
subiet à ces hypoteques et engagemens penetrans et intimes. La
cholere et la hayne sont au delà du deuoir de la iustice: et sont
passions seruans seulement à ceux, qui ne tiennent pas assez à
leur deuoir, par la raison simple: Vtatur motu animi, qui vti ratione
non potest. Toutes intentions legitimes sont d’elles mesmes
temperees: sinon, elles s’alterent en seditieuses et illegitimes.
84 C’est ce qui me faict marcher par tout, la teste haute, le visage, et
le cœur ouuert. A la verité, et ne crains point de l’aduouer, ie porterois
facilement au besoing, vne chandelle à Sainct Michel, l’autre
à son serpent, suiuant le dessein de la vieille. Ie suiuray le bon
party iusques au feu, mais exclusiuement si ie puis. Que Montaigne
s’engouffre quant et la ruyne publique, si besoing est: mais
s’il n’est pas besoing, ie sçauray bon gré à la Fortune qu’il se
sauue: et autant que mon deuoir me donne de corde, ie l’employe
à sa conseruation. Fut-ce pas Atticus, lequel se tenant au iuste
party, et au party qui perdit, se sauua par sa moderation, en cet1
vniuersel naufrage du monde, parmy tant de mutations et diuersitez?
Aux hommes, comme luy priuez, il est plus aisé. Et en telle
sorte de besongne, ie trouue qu’on peut iustement n’estre pas ambitieux
à s’ingerer et conuier soy-mesmes.   De se tenir chancelant
et mestis, de tenir son affection immobile, et sans inclination
aux troubles de son pays, et en vne diuision publique, ie ne le
trouue ny beau, ny honneste: Ea non media, sed nulla via est,
velut euentum expectantium, quò fortunæ consilia sua applicent.
Cela peut estre permis enuers les affaires des voysins: et Gelon
tyran de Syracuse, suspendoit ainsi son inclination en la guerre2
des Barbares contre les Grecs, tenant vne Ambassade à Delphes,
auec des presents pour estre en eschauguette, à veoir de quel costé
tomberoit la fortune, et prendre l’occasion à poinct, pour le concilier
aux victorieux. Ce seroit vne espece de trahison, de le faire
aux propres et domestiques affaires, ausquels necessairement il
faut prendre party: mais de ne s’embesongner point, à homme
qui n’a ny charge, ny commandement exprez qui le presse, ie le
trouue plus excusable (et si ne practique pour moy cette excuse)
qu’aux guerres estrangeres: desquelles pourtant, selon nos loix,
ne s’empesche qui ne veut. Toutesfois ceux encore qui s’y engagent3
tout à faict, le peuuent, auec tel ordre et attrempance, que l’orage
debura couler par dessus leur teste, sans offence. N’auions nous
pas raison de l’esperer ainsi du feu Euesque d’Orleans, sieur de
Moruilliers? Et i’en cognois entre ceux qui y ouurent valeureusement
à cette heure, de mœurs ou si equables, ou si douces, qu’ils
seront, pour demeurer debout, quelque iniurieuse mutation et
cheute que le ciel nous appreste. Ie tiens que c’est aux Roys proprement,
de s’animer contre les Roys: et me moque de ces esprits,
86 qui de gayeté de cœur se presentent à querelles si disproportionnees.
Car on ne prend pas querelle particuliere auec vn Prince, pour
marcher contre luy ouuertement et courageusement, pour son honneur,
et selon son deuoir: s’il n’aime vn tel personnage, il fait
mieux, il l’estime. Et notamment la cause des loix, et defence de
l’ancien estat, a tousiours cela, que ceux mesmes qui pour leur
dessein particulier le troublent, en excusent les defenseurs, s’ils ne
les honorent.   Mais il ne faut pas appeller deuoir, comme nous
faisons tous les iours, vne aigreur et vne intestine aspreté, qui
naist de l’interest et passion priuee, ny courage, vne conduitte1
traistresse et malitieuse. Ils nomment zele, leur propension vers la
malignité, et violence. Ce n’est pas la cause qui les eschauffe, c’est
leur interest. Ils attisent la guerre, non par ce qu’elle est iuste:
mais par ce que c’est guerre.   Rien n’empesche qu’on ne se puisse
comporter commodément entre des hommes qui se sont ennemis,
et loyalement: conduisez vous y d’vne, sinon par tout esgale affection
(car elle peut souffrir differentes mesures) au moins temperee,
et qui ne vous engage tant à l’vn, qu’il puisse tout requerir
de vous. Et vous contentez aussi d’vne moienne mesure de leur
grace: et de couler en eau trouble, sans y vouloir pescher.   L’autre2
maniere de s’offrir de toute sa force aux vns et aux autres,
a encore moins de prudence que de conscience. Celuy enuers qui
vous en trahissez vn, duquel vous estes pareillement bien venu:
sçait-il pas, que de soy vous en faites autant à son tour? Il vous
tient pour vn meschant homme: ce pendant il vous oit, et tire de
vous, et fait ses affaires de vostre desloyauté. Car les hommes
doubles sont vtiles, en ce qu’ils apportent: mais il se faut garder,
qu’ils n’emportent que le moins qu’on peut.   Ie ne dis rien à
l’vn, que ie ne puisse dire à l’autre, à son heure, l’accent seulement
vn peu changé: et ne rapporte que les choses ou indifferentes,3
ou cogneuës, ou qui seruent en commun. Il n’y a point
d’vtilité, pour laquelle ie me permette de leur mentir. Ce qui a esté
fié à mon silence, ie le cele religieusement: mais ie prens à celer
88 le moins que ie puis. C’est vne importune garde, du secret des
Princes, à qui n’en a que faire. Ie presente volontiers ce marché,
qu’ils me fient peu: mais qu’ils se fient hardiment, de ce que ie
leur apporte. I’en ay tousiours plus sceu que ie n’ay voulu. Vn
parler ouuert, ouure vn autre parler, et le tire hors, comme fait
le vin et l’amour. Philippides respondit sagement à mon gré, au
Roy Lysimachus, qui luy disoit, Que veux-tu que ie te communique
de mes biens? Ce que tu voudras, pourueu que ce ne soit de tes
secrets. Ie voy que chacun se mutine, si on luy cache le fonds des
affaires ausquels on l’employe, et si on luy en a desrobé quelque1
arriere-sens. Pour moy, ie suis content qu’on ne m’en die non plus,
qu’on veut que i’en mette en besoigne: et ne desire pas, que ma
science outrepasse et contraigne ma parole. Si ie dois seruir d’instrument
de tromperie, que ce soit aumoins sauue ma conscience.
Ie ne veux estre tenu seruiteur, ny si affectionné, ny si loyal, qu’on
me treuue bon à trahir personne. Qui est infidelle à soy-mesme,
l’est excusablement à son maistre. Mais ce sont Princes, qui n’acceptent
pas les hommes à moytié, et mesprisent les seruices limitez
et conditionnez. Il n’y a remede: ie leur dis franchement
mes bornes: car esclaue, ie ne le doibs estre que de la raison, encore2
n’en puis-ie bien venir à bout. Et eux aussi ont tort, d’exiger
d’vn homme libre, telle subiection à leur seruice, et telle obligation,
que de celuy, qu’ils ont faict et achetté: ou duquel la fortune
tient particulierement et expressement à la leur. Les loix
m’ont osté de grand peine, elles m’ont choisi party, et donné vn
maistre: toute autre superiorité et obligation doibt estre relatiue à
celle-là, et retranchee. Si n’est-ce pas à dire, quand mon affection
me porteroit autrement, qu’incontinent i’y portasse la main: la
volonté et les desirs se font loy eux mesmes, les actions ont à la
receuoir de l’ordonnance publique.   Tout ce mien proceder, est3
vn peu bien dissonant à nos formes: ce ne seroit pas pour produire
grands effets, ny pour y durer: l’innocence mesme ne sçauroit
à cette heure ny negotier sans dissimulation, ny marchander
sans menterie. Aussi ne sont aucunement de mon gibier, les occupations
publiques: ce que ma profession en requiert, ie l’y
fournis, en la forme que ie puis la plus priuee. Enfant, on m’y
90 plongea iusques aux oreilles, et il succedoit: si m’en desprins ie de
belle heure. I’ay souuent depuis éuité de m’en mesler, rarement
accepte, iamais requis, tenant le dos tourné à l’ambition: mais
sinon comme les tireurs d’auiron, qui s’auancent ainsin à reculons:
tellement toutesfois, que de ne m’y estre poinct embarqué,
i’en suis moins obligé à ma resolution, qu’à ma bonne fortune. Car
il y a des voyes moins ennemyes de mon goust, et plus conformes
à ma portee, par lesquelles si elle m’eust appellé autrefois au seruice
public, et à mon auancement vers le credit du monde, ie sçay
que i’eusse passé par dessus la raison de mes discours, pour la1
suyure. Ceux qui disent communement contre ma profession, que
ce que i’appelle franchise, simplesse, et naifueté, en mes mœurs,
c’est art et finesse: et plustost prudence, que bonté: industrie,
que nature: bon sens, que bonheur: me font plus d’honneur
qu’ils ne m’en ostent.   Mais certes ils font ma finesse trop fine.
Et qui m’aura suyui et espié de pres, ie luy donray gaigné, s’il
ne confesse, qu’il n’y a point de regle en leur escole, qui sçeust
rapporter ce naturel mouuement, et maintenir vne apparence de
liberté, et de licence, si pareille, et inflexible, parmy des routes si
tortues et diuerses: et que toute leur attention et engin, ne les y2
sçauroit conduire. La voye de la verité est vne et simple, celle du
profit particulier, et de la commodité des affaires, qu’on a en
charge, double, inegale, et fortuite. I’ay veu souuent en vsage, ces
libertez contrefaites, et artificielles, mais le plus souuent, sans succez.
Elles sentent volontiers leur asne d’Esope: lequel par emulation
du chien, vint à se ietter tout gayement, à deux pieds, sur les
espaules de son maistre: mais autant que le chien receuoit de caresses,
de pareille feste, le pauure asne, en reçeut deux fois autant
de bastonnades. Id maximè quemque decet, quod est cuiusque suum
maximè. Ie ne veux pas priuer la tromperie de son rang, ce seroit3
mal entendre le monde: ie sçay qu’elle a seruy souuent profitablement,
et qu’elle maintient et nourrit la plus part des vacations des
hommes. Il y a des vices legitimes, comme plusieurs actions, ou
bonnes, ou excusables, illegitimes.   La iustice en soy, naturelle
et vniuerselle, est autrement reglee, et plus noblement, que n’est
cette autre iustice speciale, nationale, contrainte au besoing de nos
polices: Veri iuris germanæque iustitiæ solidam et expressam effigiem
nullam tenemus: vmbra et imaginibus vtimur. Si que le sage
92 Dandamys, oyant reciter les vies de Socrates, Pythagoras, Diogenes,
les iugea grands personnages en toute autre chose, mais
trop asseruis à la reuerence des loix. Pour lesquelles auctoriser, et
seconder, la vraye vertu a beaucoup à se desmettre de sa vigueur
originelle: et non seulement par leur permission, plusieurs actions
vitieuses ont lieu, mais encores à leur suasion. Ex Senatusconsultis
plebisquescitis scelera exercentur. Ie suy le langage commun, qui
fait difference entre les choses vtiles, et les honnestes: si que d’aucunes
actions naturelles, non seulement vtiles, mais necessaires, il
les nomme deshonnestes et sales.   Mais continuons nostre exemple1
de la trahison. Deux pretendans au royaume de Thrace, estoient
tombez en debat de leurs droicts, l’Empereur les empescha de venir
aux armes: mais l’vn d’eux, sous couleur de conduire vn accord
amiable, par leur entreueuë, ayant assigné son compagnon,
pour le festoyer en sa maison, le fit emprisonner et tuer. La iustice
requeroit, que les Romains eussent raison de ce forfaict: la difficulté
en empeschoit les voyes ordinaires. Ce qu’ils ne peurent legitimement,
sans guerre, et sans hazard, ils entreprindrent de le
faire par trahison: ce qu’ils ne peurent honnestement, ils le firent
vtilement. A quoy se trouua propre vn Pomponius Flaccus. Cettuy-cy,2
soubs feintes parolles, et asseurances, ayant attiré cest homme
dans ses rets: au lieu de l’honneur et faueur qu’il luy promettoit,
l’enuoya pieds et poings liez à Rome. Vn traistre y trahit l’autre,
contre l’vsage commun. Car ils sont pleins de desfiance, et est mal-aisé
de les surprendre par leur art: tesmoing la poisante experience,
que nous venons d’en sentir.   Sera Pomponius Flaccus qui
voudra, et en est assez qui le voudront. Quant à moy, et ma parolle
et ma foy, sont, comme le demeurant, pieces de ce commun
corps: leur meilleur effect, c’est le seruice public: ie tiens cela
pour presupposé. Mais comme si on me commandoit, que ie prinse3
la charge du Palais, et des plaids, ie respondroy, Ie n’y entens
rien: ou la charge de conducteur de pionniers, ie diroy, Ie suis
appellé à vn rolle plus digne: de mesmes, qui me voudroit employer,
à mentir, à trahir, et à me pariurer, pour quelque seruice
notable, non que d’assassiner ou empoisonner: ie diroy, Si i’ay
volé ou desrobé quelqu’vn, enuoyez moy plustost en gallere. Car il
est loysible à vn homme d’honneur, de parler ainsi que les Lacedemoniens,
ayants esté deffaicts par Antipater, sur le poinct de
94 leurs accords: Vous nous pouuez commander des charges poisantes
et dommageables, autant qu’il vous plaira: mais de honteuses, et
deshonnestes, vous perdrez vostre temps de nous en commander.
Chacun doit auoir iuré à soy mesme, ce que les Roys d’Ægypte faisoient
solennellement iurer à leurs iuges, qu’ils ne se desuoyeroient
de leur conscience, pour quelque commandement qu’eux
mesmes leur en fissent. A telles commissions il y a note euidente
d’ignominie, et de condemnation. Et qui vous la donne, vous accuse,
et vous la donne, si vous l’entendez bien, en charge et en
peine. Autant que les affaires publiques s’amendent de vostre exploict,1
autant s’en empirent les vostres: vous y faictes d’autant
pis, que mieux vous y faictes. Et ne sera pas nouueau, ny à l’auanture
sans quelque air de iustice, que celuy mesmes vous ruïne,
qui vous aura mis en besongne.   Si la trahison doit estre en
quelque cas excusable: lors seulement elle l’est, qu’elle s’employe
à chastier et trahir la trahison. Il se trouue assez de perfidies, non
seulement refusees, mais punies, par ceux en faueur desquels elles
auoient esté entreprises. Qui ne sçait la sentence de Fabritius, à
l’encontre du medecin de Pyrrhus?   Mais cecy encore se trouue:
que tel l’a commandee, qui par apres l’a vengee rigoureusement,2
sur celuy qu’il y auoit employé: refusant vn credit et pouuoir si
effrené, et desaduouant vn seruage et vne obeïssance si abandonnee,
et si lasche. Iaropelc Duc de Russie, practiqua vn Gentil-homme
de Hongrie, pour trahir le Roy de Poulongne Boleslaus, en
le faisant mourir, ou donnant aux Russiens moyen de luy faire
quelque notable dommage. Cettuy-cy s’y porta en galand homme:
s’addonna plus que deuant au seruice de ce Roy, obtint d’estre de
son conseil, et de ses plus feaux. Auec ces aduantages, et choisissant
à point l’opportunité de l’absence de son maistre, il trahit aux
Russiens Visilicie, grande et riche cité: qui fut entierement saccagee,3
et arse par eux, auec occision totale, non seulement des habitans
d’icelle, de tout sexe et aage, mais de grand nombre de
noblesse de là autour, qu’il y auoit assemblé à ces fins. Iaropelc
assouuy de sa vengeance, et de son courroux, qui pourtant n’estoit
pas sans tiltre, (car Boleslaus l’auoit fort offencé, et en pareille
conduitte) et saoul du fruict de cette trahison, venant à en considerer
la laideur nuë et seule, et la regarder d’vne veuë saine, et
non plus troublee par sa passion, la print à vn tel remors, et contre-cœur,
qu’il en fit creuer les yeux, et couper la langue, et les
parties honteuses, à son executeur.   Antigonus persuada les soldats4
96 Argyraspides, de luy trahir Eumenes, leur capitaine general,
son aduersaire. Mais l’eut-il faict tuer, apres qu’ils le luy eurent
liuré, il desira luy mesme estre commissaire de la iustice diuine,
pour le chastiment d’vn forfaict si detestable: et les consigna entre
les mains du gouuerneur de la prouince, luy donnant tres-expres
commandement, de les perdre, et mettre à male fin, en quelque
maniere que ce fust. Tellement que de ce grand nombre qu’ils estoient,
aucun ne vit onques puis, l’air de Macedoine. Mieux il en
auoit esté seruy, d’autant le iugea il auoir esté plus meschamment
et punissablement.   L’esclaue qui trahit la cachette de P. Sulpicius1
son maistre, fut mis en liberté, suiuant la promesse de la
proscription de Sylla: mais suiuant la promesse de la raison publique,
tout libre, il fut precipité du roc Tarpeien.   Et nostre Roy
Clouis, au lieu des armes d’or qu’il leur auoit promis, fit pendre
les trois seruiteurs de Cannacre, apres qu’ils luy eurent trahy leur
maistre, à quoy il les auoit pratiquez. Ils les font pendre auec la
bourse de leur payement au col. Ayant satisfaict à leur seconde foy,
et speciale, ils satisfont à la generale et premiere.   Mahomed second,
se voulant deffaire de son frere, pour la ialousie de la
domination, suiuant le stile de leur race, y employa l’vn de ses2
officiers: qui le suffoqua, l’engorgeant de quantité d’eau, prinse
trop à coup. Cela faict, il liura, pour l’expiation de ce meurtre, le
meurtrier entre les mains de la mere du trespassé (car ils n’estoient
freres que de pere): elle, en sa presence, ouurit à ce meurtrier
l’estomach: et tout chaudement de ses mains, fouillant et
arrachant son cœur, le ietta manger aux chiens. Et à ceux mesmes
qui ne valent rien, il est si doux, ayant tiré l’vsage d’vne action
vicieuse, y pouuoir hormais coudre en toute seureté, quelque traict
de bonté, et de iustice: comme par compensation, et correction
conscientieuse. Ioint qu’ils regardent les ministres de tels horribles3
malefices, comme gents, qui les leur reprochent: et cherchent par
leur mort d’estouffer la cognoissance et tesmoignage de telles menees.
   Or si par fortune on vous en recompence, pour ne frustrer
la necessité publique, de cet extreme et desesperé remede: celuy
qui le fait, ne laisse pas de vous tenir, s’il ne l’est luy-mesme, pour
vn homme maudit et execrable: et vous tient plus traistre, que ne
faict celuy, contre qui vous l’estes: car il touche la malignité de
vostre courage, par voz mains, sans desadueu, sans obiect. Mais il
vous employe, tout ainsi qu’on faict les hommes perdus, aux executions
98 de la haute iustice: charge autant vtile, comme elle est
peu honneste. Outre la vilité de telles commissions, il y a de la
prostitution de conscience. La fille à Seïanus ne pouuant estre punie
à mort, en certaine forme de iugement à Rome, d’autant qu’elle
estoit vierge, fut, pour donner passage aux loix, forcee par le bourreau,
auant qu’il l’estranglast. Non sa main seulement, mais son
ame, est esclaue à la commodité publique.   Quand le premier
Amurath, pour aigrir la punition contre ses subiects, qui auoient
donné support à la parricide rebellion de son fils, ordonna, que
leurs plus proches parents presteroient la main à cette execution:1
ie trouue tres-honeste à aucuns d’iceux, d’auoir choisi plustost, d’estre
iniustement tenus coulpables du parricide d’vn autre, que de
seruir la iustice de leur propre parricide. Et où en quelques bicoques
forcees de mon temps, i’ay veu des coquins, pour garantir
leur vie, accepter de pendre leurs amis et consorts, ie les ay tenus
de pire condition que les pendus. On dit que Vuitolde Prince
de Lituanie, introduisit en cette nation, que le criminel condamné
à mort, eust luy mesme de sa main, à se deffaire: trouuant estrange,
qu’vn tiers innocent de la faute, fust employé et chargé
d’vn homicide.   Le Prince, quand vne vrgente circonstance, et2
quelque impetueux et inopiné accident, du besoing de son estat,
luy fait gauchir sa parolle et sa foy, ou autrement le iette hors de
son deuoir ordinaire, doibt attribuer cette necessité, à vn coup de
la verge diuine. Vice n’est-ce pas, car il a quitté sa raison, à vne
plus vniuerselle et puissante raison: mais certes c’est malheur. De
maniere qu’à quelqu’vn qui me demandoit: Quel remede? nul remede,
fis-ie, s’il fut veritablement gehenné entre ces deux extremes
(sed videat ne quæratur latebra periurio) il le falloit faire:
mais s’il le fit, sans regret, s’il ne luy greua de le faire, c’est signe
que sa conscience est en mauuais termes. Quand il s’en trouueroit3
quelqu’vn de si tendre conscience, à qui nulle guarison ne semblast
digne d’vn si poisant remede, ie ne l’en estimeroy pas moins.
Il ne se sçauroit perdre plus excusablement et decemment. Nous
ne pouuons pas tout. Ainsi comme ainsi nous faut-il souuent,
comme à la derniere anchre, remettre la protection de nostre vaisseau
100 à la pure conduitte du ciel. A quelle plus iuste necessité se
reserue il? Que luy est-il moins possible à faire que ce qu’il ne
peut faire, qu’aux despens de sa foy et de son honneur? choses,
qui à l’auenture luy doiuent estre plus cheres que son propre salut,
et que le salut de son peuple. Quand les bras croisez il appellera
Dieu simplement à son aide, n’aura-il pas à esperer, que la diuine
bonté n’est pour refuser la faueur de sa main extraordinaire à vne
main pure et iuste? Ce sont dangereux exemples, rares, et maladifues
exceptions, à nos regles naturelles: il y faut ceder, mais
auec grande moderation et circonspection. Aucune vtilité priuee,1
n’est digne pour laquelle nous facions cet effort à nostre conscience:
la publique bien, lors qu’elle est et tres-apparente, et tres-importante.
   Timoleon se garantit à propos, de l’estrangeté de
son exploit, par les larmes qu’il rendit, se souuenant que c’estoit
d’vne main fraternelle qu’il auoit tué le tyran. Et cela pinça iustement
sa conscience, qu’il eust esté necessité d’achetter l’vtilité publique,
à tel prix de l’honnesteté de ses mœurs. Le Senat mesme
deliuré de seruitude par son moyen, n’osa rondement decider d’vn
si haut faict, et deschiré en deux si poisants et contraires visages.
Mais les Syracusains ayans tout à point, à l’heure mesme, enuoyé2
requerir les Corinthiens de leur protection, et d’vn chef digne de
restablir leur ville en sa premiere dignité, et nettoyer la Sicile de
plusieurs tyranneaux, qui l’oppressoient: il y deputa Timoleon,
auec cette nouuelle deffaitte et declaration: Que selon qu’il se porteroit
bien ou mal en sa charge, leur arrest prendroit party, à la faueur
du liberateur de son païs, ou à la desfaueur du meurtrier de son
frere. Cette fantastique conclusion, a quelque excuse, sur le danger
de l’exemple et importance d’vn faict si diuers. Et feirent bien, d’en
descharger leur iugement, ou de l’appuier ailleurs, et en des considerations
tierces. Or les deportements de Timoleon en ce voyage3
rendirent bien tost sa cause plus claire, tant il s’y porta dignement
et vertueusement, en toutes façons. Et le bon heur qui l’accompagna
aux aspretez qu’il eut à vaincre en cette noble besongne, sembla
luy estre enuoyé par les Dieux conspirants et fauorables à sa iustification.
   La fin de cettuy cy est excusable, si aucune le pouuoit
102 estre. Mais le profit de l’augmentation du reuenu publique, qui
seruit de pretexte au Senat Romain à cette orde conclusion, que ie
m’en vay reciter, n’est pas assez fort pour mettre à garand vne telle
iniustice. Certaines citez s’estoient rachetees à prix d’argent, et remises
en liberté, auec l’ordonnance et permission du Senat, des
mains de L. Sylla. La chose estant tombee en nouueau iugement,
le Senat les condamna à estre taillables comme auparauant: et
que l’argent qu’elles auoyent employé pour se rachetter, demeureroit
perdu pour elles. Les guerres ciuiles produisent souuent ces
vilains exemples: Que nous punissons les priuez, de ce qu’ils nous1
ont creu, quand nous estions autres. Et vn mesme magistrat fait
porter la peine de son changement, à qui n’en peut mais. Le maistre
foitte son disciple de docilité, et la guide son aueugle. Horrible
image de iustice.   Il y a des regles en la philosophie et faulses et
molles. L’exemple qu’on nous propose, pour faire preualoir l’vtilité
priuee, à la foy donnee, ne reçoit pas assez de poids par la circonstance
qu’ils y meslent. Des voleurs vous ont prins, ils vous ont remis
en liberté, ayans retiré de vous serment du paiement de certaine
somme. On a tort de dire, qu’vn homme de bien, sera quitte
de sa foy, sans payer, estant hors de leurs mains. Il n’en est rien.2
Ce que la crainte m’a fait vne fois vouloir, ie suis tenu de le vouloir
encore sans crainte. Et quand elle n’aura forcé que ma langue,
sans la volonté: encore suis ie tenu de faire la maille bonne de ma
parole. Pour moy, quand par fois ell’a inconsiderément deuancé
ma pensee, i’ay faict conscience de la desaduoüer pourtant. Autrement
de degré en degré, nous viendrons à abolir tout le droit qu’vn
tiers prend de nos promesses. Quasi verò forti viro vis possit adhiberi.
En cecy seulement a loy, l’interest priué, de nous excuser de
faillir à nostre promesse, si nous auons promis chose meschante,
et inique de soy. Car le droit de la vertu doibt preualoir le droit3
de nostre obligation.   I’ay autrefois logé Epaminondas au premier
rang des hommes excellens: et ne m’en desdy pas. Iusques où
104 montoit-il la consideration de son particulier deuoir? qui ne tua
iamais homme qu’il eust vaincu: qui pour ce bien inestimable, de
rendre la liberté à son païs, faisoit conscience de tuer vn tyran, ou
ses complices, sans les formes de la iustice: et qui iugeoit meschant
homme, quelque bon citoyen qu’il fust, celuy qui entre les
ennemis, et en la bataille, n’espargnoit son amy et son hoste. Voyla
vne ame de riche composition. Il marioit aux plus rudes et violentes
actions humaines, la bonté et l’humanité, voire la plus delicate,
qui se treuue en l’escole de la philosophie. Ce courage si gros,
enflé, et obstiné contre la douleur, la mort, la pauureté, estoit-ce1
nature, ou art, qui l’eust attendry, iusques au poinct d’vne si
extreme douceur, et debonnaireté de complexion? Horrible de fer
et de sang, il va fracassant et rompant vne nation inuincible contre
tout autre, que contre luy seul: et gauchit au milieu d’vne telle
meslee, au rencontre de son hoste et de son amy. Vrayment celuy là
proprement commandoit bien à la guerre, qui luy faisoit souffrir le
mors de la benignité, sur le point de sa plus forte chaleur: ainsin
enflammee qu’elle estoit, et toute escumeuse de fureur et de meurtre.
C’est miracle, de pouuoir mesler à telles actions quelque image
de iustice: mais il n’appartient qu’à la roideur d’Epaminondas, d’y2
pouuoir mesler la douceur et la facilité des mœurs les plus molles,
et la pure innocence. Et où l’vn dit aux Mammertins, que les statuts
n’auoient point de mise enuers les hommes armez: l’autre, au Tribun
du peuple, que le temps de la iustice, et de la guerre estoient
deux: le tiers, que le bruit des armes l’empeschoit d’entendre la
voix des loix: cettuy-cy n’estoit pas seulement empesché d’entendre
celles de la ciuilité, et pure courtoisie. Auoit-il pas emprunté de
ses ennemis, l’vsage de sacrifier aux Muses, allant à la guerre,
pour destremper par leur douceur et gayeté, cette furie et aspreté
martiale? Ne craignons point apres vn si grand precepteur, d’estimer3
qu’il y a quelque chose illicite contre les ennemys mesmes:
que l’interest commun ne doibt pas tout requerir de tous, contre
l’interest priué: manente memoria, etiam in dissidio publicorum fœderum,
priuati iuris:

Et nulla potentia vires
Præstandi, ne quid peccet amicus, habet:

et que toutes choses ne sont pas loisibles à vn homme de bien,
pour le seruice de son Roy, ny de la cause generale et des loix.
Non enim patria præstat omnibus officijs, et ipsi conducit pios habere
ciues in parentes. C’est vne instruction propre au temps. Nous4
n’auons que faire de durcir nos courages par ces lames de fer, c’est
assez que nos espaules le soyent: c’est assez de tramper nos
plumes en ancre, sans les tramper en sang. Si c’est grandeur de
courage, et l’effect d’vne vertu rare et singuliere, de mespriser
106 l’amitié, les obligations priuees, sa parolle, et la parenté, pour le
bien commun, et obeïssance du magistrat: c’est assez vrayement
pour nous en excuser, que c’est vne grandeur, qui ne peut loger
en la grandeur du courage d’Epaminondas.   I’abomine les exhortemens
enragez, de cette autre ame desreglee,

Dum tela micant, non vos pietatis imago
Vlla, nec aduersa conspecti fronte parentes
Commoueant, vultus gladio turbate verendos.

Ostons aux meschants naturels, et sanguinaires, et traistres, ce
pretexte de raison: laissons là cette iustice enorme, et hors de1
soy: et nous tenons aux plus humaines imitations. Combien peut
le temps et l’exemple? En vne rencontre de la guerre ciuile contre
Cinna, vn soldat de Pompeius, ayant tué sans y penser son frere,
qui estoit au party contraire, se tua sur le champ soy-mesme, de
honte et de regret. Et quelques annees apres, en vne autre guerre
ciuile de ce mesme peuple, vn soldat, pour auoir tué son frere, demanda
recompense à ses capitaines.   On argumente mal l’honneur
et la beauté d’vne action, par son vtilité: et conclud-on mal,
d’estimer que chacun y soit obligé, et qu’elle soit honeste à chacun,
si elle est vtile.2

Omnia non pariter rerum sunt omnibus apta.

Choisissons la plus necessaire et plus vtile de l’humaine societé, ce
sera le mariage. Si est-ce que le conseil des saincts, trouue le contraire
party plus honeste, et en exclut la plus venerable vacation
des hommes: comme nous assignons au haras, les bestes qui sont
de moindre estime.

CHAPITRE II.    (TRADUCTION LIV. III, CH. II.)
Du repentir.

LES autres forment l’homme, ie le recite: et en represente vn particulier,
bien mal formé; et lequel si i’auoy à façonner de nouueau,
108 ie ferois vrayement bien autre qu’il n’est: mes-huy c’est fait.
Or les traits de ma peinture, ne se fouruoyent point, quoy qu’ils se
changent et diuersifient. Le monde n’est qu’vne branloire perenne.
Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase,
les pyramides d’Ægypte: et du branle public, et du leur. La
constance mesme n’est autre chose qu’vn branle plus languissant.
Ie ne puis asseurer mon obiect: il va trouble et chancelant, d’vne
yuresse naturelle. Ie le prens en ce poinct, comme il est, en l’instant
que ie m’amuse à luy. Ie ne peinds pas l’estre, ie peinds le
passage: non vn passage d’aage en autre, ou comme dict le peuple,1
de sept en sept ans, mais de iour en iour, de minute en minute.
Il faut accommoder mon histoire à l’heure. Ie pourray tantost
changer, non de fortune seulement, mais aussi d’intention. C’est vn
contrerolle de diuers et muables accidens, et d’imaginations irresoluës,
et quand il y eschet, contraires: soit que ie sois autre moy-mesme,
soit que ie saisisse les subiects, par autres circonstances,
et considerations. Tant y a que ie me contredis bien à l’aduanture,
mais la verité, comme disoit Demades, ie ne la contredy point. Si
mon ame pouuoit prendre pied, ie ne m’essaierois pas, ie me resoudrois:
elle est tousiours en apprentissage, et en espreuue.2
Ie propose vne vie basse, et sans lustre. C’est tout vn. On attache
aussi bien toute la philosophie morale, à vne vie populaire et priuee,
qu’à vne vie de plus riche estoffe. Chaque homme porte la forme
entiere, de l’humaine condition. Les autheurs se communiquent au
peuple par quelque marque speciale et estrangere: moy le premier,
par mon estre vniuersel: comme, Michel de Montaigne: non
comme grammairien ou poëte, ou iurisconsulte. Si le monde se
plaint dequoy ie parle trop de moy, ie me plains dequoy il ne pense
seulement pas à soy. Mais est-ce raison, que si particulier en vsage,
ie pretende me rendre public en cognoissance? Est-il aussi raison,3
que ie produise au monde, où la façon et l’art ont tant de credit et
de commandement, des effects de nature et crus et simples, et
d’vne nature encore bien foiblette? Est-ce pas faire vne muraille
110 sans pierre, ou chose semblable, que de bastir des liures sans
science? Les fantasies de la musique, sont conduites par art, les
miennes par sort. Aumoins i’ay cecy selon la discipline, que iamais
homme ne traicta subiect, qu’il entendist ne cogneust mieux, que
ie fay celuy que i’ay entrepris: et qu’en celuy là ie suis le plus
sçauant homme qui viue. Secondement, que iamais aucun ne penetra
en sa matiere plus auant, ny en esplucha plus distinctement les
membres et suittes: et n’arriua plus exactement et plus plainement,
à la fin qu’il s’estoit proposé à sa besongne. Pour la parfaire, ie n’ay
besoing d’y apporter que la fidelité: celle-là y est, la plus sincere1
et pure qui se trouue. Ie dy vray, non pas tout mon saoul: mais
autant que ie l’ose dire. Et l’ose vn peu plus en vieillissant: car il
semble que la coustume concede à cet aage, plus de liberté de bauasser,
et d’indiscretion à parler de soy. Il ne peut aduenir icy, ce
que ie voy aduenir souuent, que l’artizan et sa besongne se contrarient.
Vn homme de si honneste conuersation, a-t-il faict vn si
sot escrit? Ou, des escrits si sçauans, sont-ils partis d’vn homme
de si foible conuersation? Qui a vn entretien commun, et ses escrits
rares: c’est à dire, que sa capacité est en lieu d’où il l’emprunte,
et non en luy. Vn personnage sçauant n’est pas sçauant par tout.2
Mais le suffisant est par tout suffisant, et à ignorer mesme. Icy
nous allons conformément, et tout d’vn train, mon liure et moy.
Ailleurs, on peut recommander et accuser l’ouurage, à part de
l’ouurier: icy non: qui touche l’vn, touche l’autre. Celuy qui en
iugera sans le congnoistre, se fera plus de tort qu’à moy: celuy qui
l’aura cogneu, m’a du tout satisfaict. Heureux outre mon merite, si
i’ay seulement cette part à l’approbation publique, que ie face sentir
aux gens d’entendement, que i’estoy capable de faire mon profit
de la science, si i’en eusse eu: et que ie meritoy que la memoire
me secourust mieux.   Excusons icy ce que ie dy souuent, que ie3
me repens rarement, et que ma conscience se contente de soy: non
comme de la conscience d’vn ange, ou d’vn cheual, mais comme de
la conscience d’vn homme. Adioustant tousiours ce refrein, non vn
refrein de ceremonie, mais de naifue et essentielle submission:
Que ie parle enquerant et ignorant, me rapportant de la resolution,
purement et simplement, aux creances communes et legitimes. Ie
n’enseigne point, ie raconte.   Il n’est vice veritablement vice, qui
112 n’offence, et qu’vn iugement entier n’accuse. Car il a de la laideur
et incommodité si apparente, qu’à l’aduanture ceux-là ont raison,
qui disent, qu’il est principalement produict par bestise et ignorance:
tant est-il mal-aisé d’imaginer qu’on le cognoisse sans le
haïr. La malice hume la pluspart de son propre venin, et s’en
empoisonne. Le vice laisse comme vn vlcere en la chair, vne repentance
en l’ame, qui tousiours s’esgratigne, et s’ensanglante elle
mesme. Car la raison efface les autres tristesses et douleurs, mais
elle engendre celle de la repentance: qui est plus griefue, d’autant
qu’elle naist au dedans: comme le froid et le chaud des fiéures est1
plus poignant, que celuy qui vient du dehors. Ie tiens pour vices,
mais chacun selon sa mesure, non seulement ceux que la raison et
la nature condamnent, mais ceux aussi que l’opinion des hommes a
forgé, voire fauce et erronee, si les loix et l’vsage l’auctorise.   Il
n’est pareillement bonté, qui ne resiouysse vne nature bien nee. Il
y a certes ie ne sçay quelle congratulation, de bien faire, qui nous
resiouit en nous mesmes, et vne fierté genereuse, qui accompagne
la bonne conscience. Vne ame courageusement vitieuse, se peut à
l’aduenture garnir de securité: mais de cette complaisance et satisfaction,
elle ne s’en peut fournir. Ce n’est pas vn leger plaisir,2
de se sentir preserué de la contagion d’vn siecle si gasté, et de dire
en soy: Qui me verroit iusques dans l’ame, encore ne me trouueroit-il
coupable, ny de l’affliction et ruyne de personne: ny de vengeance
ou d’enuie, ny d’offence publique des loix: ny de nouuelleté
et de trouble: ny de faute à ma parole: et quoy que la licence du
temps permist et apprinst à chacun, si n’ay-ie mis la main ny és
biens, ny en la bourse d’homme François, et n’ay vescu que sur la
mienne non plus en guerre qu’en paix: ny ne me suis seruy du
trauail de personne, sans loyer. Ces tesmoignages de la conscience,
plaisent, et nous est grand benefice que cette esiouyssance naturelle:3
et le seul payement qui iamais ne nous manque.   De fonder
la recompence des actions vertueuses, sur l’approbation d’autruy,
c’est prendre vn trop incertain et trouble fondement, signamment
en vn siecle corrompu et ignorant, comme cettuy cy: la bonne
estime du peuple est iniurieuse. A qui vous fiez vous, de veoir ce
qui est louable? Dieu me garde d’estre homme de bien, selon la
114 description que ie voy faire tous les iours par honneur, à chacun
de soy. Quæ fuerant vitià, mores sunt. Tels de mes amis, ont par
fois entreprins de me chapitrer et mercurializer à cœur ouuert, ou
de leur propre mouuement, ou semons par moy, comme d’vn office,
qui à vne ame bien faicte, non en vtilité seulement, mais en douceur
aussi, surpasse tous les offices de l’amitié. Ie l’ay tousiours
accueilli des bras de la courtoisie et recognoissance, les plus ouuerts.
Mais, à en parler à cette heure en conscience, i’ay souuent trouué en
leurs reproches et louanges, tant de fauce mesure, que ie n’eusse
guere failly, de faillir plustost, que de bien faire à leur mode. Nous1
autres principalement, qui viuons vne vie priuee, qui n’est en montre
qu’à nous, deuons auoir estably vn patron au dedans, auquel
toucher nos actions: et selon iceluy nous caresser tantost, tantost
nous chastier. I’ay mes loix et ma cour, pour iuger de moy, et m’y
adresse plus qu’ailleurs. Ie restrains bien selon autruy mes actions,
mais ie ne les estends que selon moy. Il n’y a que vous qui sçache
si vous estes lâche et cruel, ou loyal et deuotieux: les autres ne
vous voyent point, ils vous deuinent par coniectures incertaines:
ils voyent, non tant vostre naturel, que vostre art. Par ainsi, ne
vous tenez pas à leur sentence, tenez vous à la vostre. Tuo tibi iudicio2
est vtendum. Virtutis et vitiorum graue ipsius conscientiæ pondus
est: qua sublata, iacent omnia.   Mais ce qu’on dit, que la repentance
suit de pres le peché, ne semble pas regarder le peché qui
est en son haut appareil: qui loge en nous comme en son propre
domicile. On peut desauouër et desdire les vices, qui nous surprennent,
et vers lesquels les passions nous emportent: mais ceux qui
par longue habitude, sont enracinez et ancrez en vne volonté forte
et vigoureuse, ne sont subiects à contradiction. Le repentir n’est
qu’vne desdicte de nostre volonté, et opposition de nos fantasies,
qui nous pourmene à tout sens. Il faict desaduouër à celuy-là, sa3
vertu passee et sa continence.

Quæ mens est hodie, cur eadem non puero fuit,
Vel cur his animis incolumes non redeunt genæ?
C’est vne vie exquise, celle qui se maintient en ordre iusques en
son priué. Chacun peut auoir part au battelage, et representer vn
116 honneste personnage en l’eschaffaut: mais au dedans, et en sa poictrine,
où tout nous est loisible, où tout est caché, d’y estre reglé,
c’est le poinct. Le voysin degré, c’est de l’estre en sa maison, en
ses actions ordinaires, desquelles nous n’auons à rendre raison à
personne: où il n’y a point d’estude, point d’artifice. Et pourtant
Bias peignant vn excellent estat de famille: de laquelle, dit-il, le
maistre soit tel au dedans, par luy-mesme, comme il est au dehors,
par la crainte de la loy, et du dire des hommes. Et fut vne digne
parole de Iulius Drusus, aux ouuriers qui luy offroient pour trois
mille escus, mettre sa maison en tel poinct, que ses voysins n’y1
auroient plus la veuë qu’ils y auoient: Ie vous en donneray, dit-il,
six mille, et faictes que chacun y voye de toutes parts. On remarque
auec honneur l’vsage d’Agesilaus, de prendre en voyageant son
logis dans les eglises, affin que le peuple, et les Dieux mesmes,
vissent dans ses actions priuees. Tel a esté miraculeux au monde,
auquel sa femme et son valet n’ont rien veu seulement de remercable.
Peu d’hommes ont esté admirez par leurs domestiques. Nul a
esté prophete non seulement en sa maison, mais en son païs, dit
l’experience des histoires. De mesmes aux choses de neant. Et en
ce bas exemple, se void l’image des grands. En mon climat de Gascongne,2
on tient pour drolerie de me veoir imprimé. D’autant que
la cognoissance, qu’on prend de moy, s’esloigne de mon giste,
i’en vaux d’autant mieux. I’achette les imprimeurs en Guienne:
ailleurs ils m’achettent. Sur cet accident se fondent ceux qui se cachent
viuants et presents, pour se mettre en credit, trepassez et
absents. I’ayme mieux en auoir moins. Et ne me iette au monde,
que pour la part que i’en tire. Au partir de là, ie l’en quitte. Le
peuple reconuoye celuy-là, d’vn acte public, auec estonnement,
iusqu’à sa porte: il laisse auec sa robbe ce rolle: il en retombe
d’autant plus bas, qu’il s’estoit plus haut monté. Au dedans chez3
luy, tout est tumultuaire et vil. Quand le reglement s’y trouueroit,
il faut vn iugement vif et bien trié, pour l’apperceuoir en ces actions
basses et priuees. Ioint que l’ordre est vne vertu morne et sombre.
Gaigner vne bresche, conduire vne ambassade, regir vn peuple, ce
sont actions esclatantes: tancer, rire, vendre, payer, aymer, hayr,
et conuerser auec les siens, et auec soy-mesme, doucement et iustement:
ne relascher point, ne se desmentir point, c’est chose plus
rare, plus difficile, et moins remerquable. Les vies retirees soustiennent
118 par là, quoy qu’on die, des deuoirs autant ou plus aspres
et tendus, que ne font les autres vies. Et les priuez, dit Aristote,
seruent la vertu plus difficilement et hautement, que ne font ceux
qui sont en magistrat. Nous nous preparons aux occasions eminentes,
plus par gloire que par conscience. La plus courte façon
d’arriuer à la gloire, ce seroit faire pour la conscience ce que nous
faisons pour la gloire. Et la vertu d’Alexandre me semble representer
assez moins de vigueur en son theatre, que ne fait celle de Socrates,
en cette exercitation basse et obscure. Ie conçois aisément
Socrates, en la place d’Alexandre; Alexandre en celle de Socrates,1
ie ne puis. Qui demandera à celuy-là, ce qu’il sçait faire, il respondra,
Subiuguer le monde: qui le demandera à cettuy-cy, il dira,
Mener l’humaine vie conformément à sa naturelle condition: science
bien plus generale, plus poisante, et plus legitime.   Le prix de
l’ame ne consiste pas à aller haut, mais ordonnément. Sa grandeur
ne s’exerce pas en la grandeur: c’est en la mediocrité. Ainsi
que ceux qui nous iugent et touchent au dedans, ne font pas grand’recette
de la lueur de noz actions publiques: et voyent que ce ne
sont que filets et pointes d’eau fine reiallies d’vn fond au demeurant
limonneux et poisant. En pareil cas, ceux qui nous iugent par2
cette braue apparence du dehors, concluent de mesmes de nostre
constitution interne: et ne peuuent accoupler des facultez populaires
et pareilles aux leurs, à ces autres facultez, qui les estonnent,
si loin de leur visee. Ainsi donnons nous aux demons des
formes sauuages. Et qui non à Tamburlan des sourcils esleuez,
des nazeaux ouuerts, vn visage afreux, et vne taille desmesuree,
comme est la taille de l’imagination qu’il en a conceuë par le bruit
de son nom? Qui m’eust faict veoir Erasme autrefois, il eust esté
mal-aisé, que ie n’eusse prins pour adages et apophthegmes, tout
ce qu’il eust dit à son vallet et à son hostesse. Nous imaginons bien3
plus sortablement vn artisan sur sa garderobe ou sur sa femme
qu’vn grand President, venerable par son maintien et suffisance. Il
nous semble que de ces hauts thrones ils ne s’abaissent pas iusques à
viure. Comme les ames vicieuses sont incitees souuent à bien faire,
par quelque impulsion estrangere? aussi sont les vertueuses à faire
mal. Il les faut doncq iuger par leur estat rassis: quand elles sont
chez elles, si quelquefois elles y sont: ou au moins quand elles sont
120 plus voysines du repos, et en leur naifue assiette.   Les inclinations
naturelles s’aident et fortifient par institution: mais elles ne
se changent gueres et surmontent. Mille natures, de mon temps,
ont eschappé vers la vertu, ou vers le vice, au trauers d’vne discipline
contraire.

Sic vbi desuetæ siluis in carcere clausæ
Mansueuêre feræ, et vultus posuere minaces,
Atque hominem didicere pati, si torrida paruus
Venit in ora cruor, redeunt rabiésque furórque,
Admonitæque tument gustato sanguine fauces;1
Feruet, et à trepido vix abstinet ira magistro.

On n’extirpe pas ces qualitez originelles, on les couure, on les cache.
Le langage Latin m’est comme naturel: ie l’entends mieux
que le François: mais il y a quarante ans, que ie ne m’en suis du
tout poinct seruy à parler, ny guere à escrire. Si est-ce qu’à des
extremes et soudaines esmotions, où ie suis tombé, deux ou trois
fois en ma vie: et l’vne, voyant mon pere tout sain, se renuerser
sur moy pasmé: i’ay tousiours eslancé du fonds des entrailles, les
premieres paroles Latines: Nature se sourdant et s’exprimant à
force, à l’encontre d’vn si long vsage: et cet exemple se dit d’assez2
d’autres.   Ceux qui ont essaié de r’auiser les mœurs du monde,
de mon temps, par nouuelles opinions, reforment les vices de l’apparence,
ceux de l’essence ils les laissent là, s’ils ne les augmentent.
Et l’augmentation y est à craindre. On se seiourne volontiers
de tout autre bien faire, sur ces reformations externes, de moindre
coust et de plus grand merite: et satisfait-on à bon marché par là,
les autres vices naturels consubstantiels et intestins. Regardez vn
peu, comment s’en porte nostre experience. Il n’est personne, s’il
s’escoute, qui ne descouure en soy, vne forme sienne, vne forme
maistresse, qui lucte contre l’institution: et contre la tempeste des3
passions, qui luy sont contraires. De moy, ie ne me sens gueres
agiter par secousse: ie me trouue quasi tousiours en ma place,
comme font les corps lourds et poisans. Si ie ne suis chez moy,
i’en suis tousiours bien pres: mes desbauches ne m’emportent pas
fort loing: il n’y a rien d’extreme et d’estrange: et si ay des rauisemens
sains et vigoureux.   La vraye condamnation, et qui touche
122 la commune façon de nos hommes, c’est, que leur retraicte mesme
est pleine de corruption, et d’ordure: l’idée de leur amendement
chafourree, leur penitence malade, et en coulpe, autant à peu pres
que leur peché. Aucuns, ou pour estre collez au vice d’vne attache
naturelle, ou par longue accoustumance, n’en trouuent plus la laideur.
A d’autres, duquel regiment ie suis, le vice poise, mais ils le
contrebalancent auec le plaisir, ou autre occasion: et le souffrent
et s’y prestent, à certain prix. Vitieusement pourtant, et laschement.
Si se pourroit-il à l’aduanture imaginer, si esloignee disproportion
de mesure, où auec iustice, le plaisir excuseroit le peché,1
comme nous disons de l’vtilité. Non seulement s’il estoit accidental,
et hors du peché, comme au larrecin, mais en l’exercice mesme
d’iceluy, comme en l’accointance des femmes, où l’incitation est
violente, et, dit-on, par fois inuincible. En la terre d’vn mien parent,
l’autre iour que i’estois en Armaignac, ie vis vn paisant, que
chacun surnomme le Larron. Il faisoit ainsi le conte de sa vie:
Qu’estant nay mendiant, et trouuant, qu’à gaigner son pain au trauail
de ses mains, il n’arriueroit iamais à se fortifier assez contre
l’indigence, il s’aduisa de se faire larron: et auoit employé à ce
mestier toute sa ieunesse, en seureté, par le moyen de sa force2
corporelle: car il moissonnoit et vendangeoit des terres d’autruy:
mais c’estoit au loing, et à si gros monceaux, qu’il estoit inimaginable
qu’vn homme en eust tant emporté en vne nuict sur ses
espaules: et auoit soing outre cela, d’egaler, et disperser le dommage
qu’il faisoit, si que la foule estoit moins importable à chaque
particulier. Il se trouue à cette heure en sa vieillesse, riche pour
vn homme de sa condition, mercy à cette trafique: de laquelle il
se confesse ouuertement. Et pour s’accommoder auec Dieu, de ses
acquests, il dit, estre tous les iours apres à satisfaire par bien-faicts,
aux successeurs de ceux qu’il a desrobez: et s’il n’acheue3
(car d’y pouruoir tout à la fois, il ne peut) qu’il en chargera ses
heritiers, à la raison de la science qu’il a luy seul, du mal qu’il a
faict à chacun. Par cette description, soit vraye ou fauce, cettuy-cy
regarde le larrecin, comme action des-honneste, et le hayt, mais
moins que l’indigence: s’en repent bien simplement, mais en tant
124 qu’elle estoit ainsi contrebalancee et compensee, il ne s’en repent
pas. Cela, ce n’est pas cette habitude, qui nous incorpore au vice,
et y conforme nostre entendement mesme: ny n’est ce vent impetueux
qui va troublant et aueuglant à secousses nostre ame, et
nous precipite pour l’heure, iugement et tout, en la puissance du
vice.   Ie fay coustumierement entier ce que ie fay, et marche tout
d’vne piece: ie n’ay guere de mouuement qui se cache et desrobe à
ma raison, et qui ne se conduise à peu pres, par le consentement
de toutes mes parties: sans diuision, sans sedition intestine: mon
iugement en a la coulpe, ou la louange entiere: et la coulpe qu’il1
a vne fois, il l’a tousiours: car quasi dés sa naissance il est vn,
mesme inclination, mesme routte, mesme force. Et en matiere d’opinions
vniuerselles, dés l’enfance, ie me logeay au poinct où
i’auois à me tenir. Il y a des pechez impetueux, prompts et subits,
laissons les à part: mais en ces autres pechez, à tant de fois reprins,
deliberez, et consultez, ou pechez de complexion, ou pechez
de profession et de vacation: ie ne puis pas conceuoir, qu’ils soient
plantez si long temps en vn mesme courage, sans que la raison et
la conscience de celuy qui les possede, le vueille constamment, et
l’entende ainsin. Et le repentir qu’il se vante luy en venir à certain2
instant prescript, m’est vn peu dur à imaginer et former. Ie ne suy
pas la secte de Pythagoras, que les hommes prennent vne ame
nouuelle, quand ils approchent des simulacres des Dieux, pour recueillir
leurs oracles. Sinon qu’il voulust dire cela mesme, qu’il
faut bien qu’elle soit estrangere, nouuelle, et prestee pour le
temps: la nostre montrant si peu de signe de purification et netteté
condigne à cet office.   Ils font tout à l’opposite des preceptes
Stoiques: qui nous ordonnent bien, de corriger les imperfections
et vices que nous recognoissons en nous, mais nous defendent d’en
alterer le repos de nostre ame. Ceux-cy nous font à croire, qu’ils3
en ont grande desplaisance, et remors au dedans, mais d’amendement
et correction ny d’interruption, ils ne nous en font rien apparoir.
Si n’est-ce pas guerison, si on ne se descharge du mal. Si la
repentance pesoit sur le plat de la balance, elle emporteroit le
peché. Ie ne trouue aucune qualité si aysee à contrefaire, que la
deuotion, si on n’y conforme les mœurs et la vie: son essence est
abstruse et occulte, les apparences faciles et pompeuses.   Quant
126 à moy, ie puis desirer en general estre autre: ie puis condamner
et me desplaire de ma forme vniuerselle, et supplier Dieu pour
mon entiere reformation, et pour l’excuse de ma foiblesse naturelle:
mais cela, ie ne le doibs nommer repentir, ce me semble,
non plus que le desplaisir de n’estre ny Ange ny Caton. Mes actions
sont reglees, et conformes à ce que ie suis, et à ma condition. Ie ne
puis faire mieux: et le repentir ne touche pas proprement les
choses qui ne sont pas en nostre force: ouy bien le regret. I’imagine
infinies natures plus hautes et plus reglees que la mienne. Ie
n’amende pourtant mes facultez: comme ny mon bras, ny mon esprit,1
ne deuiennent plus vigoureux, pour en conceuoir vn autre qui
le soit. Si l’imaginer et desirer vn agir plus noble que le nostre,
produisoit la repentance du nostre, nous aurions à nous repentir
de nos operations plus innocentes: d’autant que nous iugeons bien
qu’en la nature plus excellente, elles auroyent esté conduictes d’vne
plus grande perfection et dignité: et voudrions faire de mesme.
Lors que ie consulte des deportemens de ma ieunesse auec ma
vieillesse, ie trouue que ie les ay communement conduits auec ordre,
selon moy. C’est tout ce que peut ma resistance. Ie ne me flatte
pas: à circonstances pareilles, ie seroy tousiours tel. Ce n’est pas2
macheure, c’est plustost vne teinture vniuerselle qui me tache. Ie
ne cognoy pas de repentance superficielle, moyenne, et de ceremonie.
Il faut qu’elle me touche de toutes parts, auant que ie la
nomme ainsin: et qu’elle pinse mes entrailles, et les afflige autant
profondement, que Dieu me voit, et autant vniuersellement.
Quand aux negoces, il m’est eschappé plusieurs bonnes auantures,
à faute d’heureuse conduitte: mes conseils ont pourtant bien
choisi, selon les occurrences qu’on leur presentoit. Leur façon est de
prendre tousiours le plus facile et seur party. Ie trouue qu’en mes
deliberations passees, i’ay, selon ma regle, sagement procedé,3
pour l’estat du subiect qu’on me proposoit: et en ferois autant
d’icy à mille ans, en pareilles occasions. Ie ne regarde pas, quel il
est à cette heure, mais quel il estoit, quand i’en consultois. La
force de tout conseil gist au temps: les occasions et les matieres
roulent et changent sans cesse. I’ay encouru quelques lourdes erreurs
en ma vie, et importantes: non par faute de bon aduis, mais
par faute de bon heur. Il y a des parties secrettes aux obiects,
qu’on manie, et indiuinables: signamment en la nature des hommes:
128 des conditions muettes, sans montre, incognues par fois du
possesseur mesme: qui se produisent et esueillent par des occasions
suruenantes. Si ma prudence ne les a peu penetrer et profetizer,
ie ne luy en sçay nul mauuais gré: sa charge se contient en
ses limites. Si l’euenement me bat, et s’il fauorise le party que i’ay
refusé: il n’y a remede, ie ne m’en prens pas à moy, i’accuse ma
fortune, non pas mon ouurage: cela ne s’appelle pas repentir.
Phocion auoit donné aux Atheniens certain aduis, qui ne fut pas
suiuy: l’affaire pourtant se passant contre son opinion, auec prosperité,
quelqu’vn luy dit: Et bien Phocion, es tu content que la1
chose aille si bien? Bien suis-ie content, fit-il, qu’il soit aduenu
cecy, mais ie ne me repens point d’auoir conseillé cela. Quand mes
amis s’adressent à moy, pour estre conseillez, ie le fay librement et
clairement, sans m’arrester comme faict quasi tout le monde, à ce
que la chose estant hazardeuse, il peut aduenir au rebours de mon
sens, par où ils ayent à me faire reproche de mon conseil: dequoy
il ne me chaut. Car ils auront tort, et ie n’ay deu leur refuser cet
office.   Ie n’ay guere à me prendre de mes fautes ou infortunes,
à autre qu’à moy. Car en effect, ie me sers rarement des aduis
d’autruy, si ce n’est par honneur de ceremonie: sauf où i’ay besoing2
d’instruction de science, ou de la cognoissance du faict. Mais
és choses où ie n’ay à employer que le iugement: les raisons
estrangeres peuuent seruir à m’appuyer, mais peu à me destourner.
Ie les escoute fauorablement et decemment toutes. Mais, qu’il
m’en souuienne, ie n’en ay creu iusqu’à cette heure que les miennes.
Selon moy, ce ne sont que mousches et atomes, qui promeinent
ma volonté. Ie prise peu mes opinions: mais ie prise aussi
peu celles des autres, fortune me paye dignement. Si ie ne reçoy
pas de conseil, i’en donne aussi peu. I’en suis peu enquis, et encore
moins creu: et ne sache nulle entreprinse publique ny priuee, que3
mon aduis aye redressee et ramenee. Ceux mesmes que la fortune
y auoit aucunement attachez, se sont laissez plus volontiers manier
à toute autre ceruelle qu’à la mienne. Comme cil qui suis bien autant
ialoux des droits de mon repos, que des droits de mon auctorité,
ie l’ayme mieux ainsi. Me laissant là, on fait selon ma profession,
qui est, de m’establir et contenir tout en moy. Ce m’est
plaisir, d’estre desinteressé des affaires d’autruy, et desgagé de
130 leur gariement.   En tous affaires quand ils sont passés, comment
que ce soit, i’ay peu de regret: car cette imagination me met hors
de peine, qu’ils deuoyent ainsi passer: les voyla dans le grand
cours de l’vniuers, et dans l’encheineure des causes Stoïques. Vostre
fantasie n’en peut, par souhait et imagination, remuer vn poinct,
que tout l’ordre des choses ne renuerse et le passé et l’aduenir.
Au demeurant, ie hay cet accidental repentir que l’aage apporte.
Celuy qui disoit anciennement, estre obligé aux annees, dequoy
elles l’auoyent deffait de la volupté, auoit autre opinion que la
mienne. Ie ne sçauray iamais bon gré à l’impuissance, de bien1
qu’elle me face. Nec tam auersa vnquam videbitur ab opere suo
prouidentia, vt debilitas inter optima inuenta sit. Nos appetits
sont rares en la vieillesse: vne profonde satieté nous saisit apres
le coup. En cela ie ne voy rien de conscience. Le chagrin, et la
foiblesse nous impriment vne vertu lasche, et caterreuse. Il ne nous
faut pas laisser emporter si entiers, aux alterations naturelles, que
d’en abastardir notre iugement. La ieunesse et le plaisir n’ont pas
faict autrefois que i’aye mescogneu le visage du vice en la volupté:
ny ne fait à cette heure, le degoust que les ans m’apportent, que
ie mescognoisse celuy de la volupté au vice. Ores que ie n’y suis2
plus, i’en iuge comme si i’y estoy. Moy qui la secouë viuement et
attentiuement, trouue que ma raison est celle mesme que i’auoy en
l’aage plus licencieux: sinon à l’auanture, d’autant qu’elle s’est
affoiblie et empiree, en vieillissant. Et trouue que ce qu’elle refuse
de m’enfourner à ce plaisir, en consideration de l’interest de ma
santé corporelle, elle ne le feroit non plus qu’autrefois, pour la
santé spirituelle. Pour la voir hors de combat, ie ne l’estime pas
plus valeureuse. Mes tentations sont si cassees et mortifiees, qu’elles
ne valent pas qu’elle s’y oppose: tendant seulement les mains au
deuant, ie les coniure. Qu’on luy remette en presence, cette ancienne3
concupiscence, ie crains qu’elle auroit moins de force à la
soustenir, qu’elle n’auoit autrefois. Ie ne luy voy rien iuger à part
soy, que lors elle ne iugeast, ny aucune nouuelle clarté. Parquoy
s’il y a conualescence, c’est vne conualescence maleficiee. Miserable
sorte de remede, deuoir à la maladie sa santé. Ce n’est pas à
132 nostre malheur de faire cet office: c’est au bon heur de nostre
iugement. On ne me fait rien faire par les offenses et afflictions,
que les maudire. C’est aux gents, qui ne s’esueillent qu’à coups de
fouët. Ma raison a bien son cours plus deliure en la prosperité:
elle est bien plus distraitte et occupee à digerer les maux, que les
plaisirs. Ie voy bien plus clair en temps serain. La santé m’aduertit,
comme plus alaigrement, aussi plus vtilement, que la maladie. Ie
me suis auancé le plus que i’ay peu, vers ma reparation et reglement,
lors que i’auoy à en iouïr. Ie seroy honteux et enuieux, que
la misere et l’infortune de ma vieillesse eust à se preferer à mes1
bonnes annees, saines, esueillees, vigoureuses. Et qu’on eust à
m’estimer, non par où i’ay esté, mais par où i’ay cesse d’estre.   A
mon aduis, c’est le viure heureusement, non, comme disoit Antisthenes,
le mourir heureusement, qui fait l’humaine felicité. Ie ne
me suis pas attendu d’attacher monstrueusement la queuë d’vn
philosophe à la teste et au corps d’vn homme perdu: ny que ce
chetif bout eust à desaduoüer et desmentir la plus belle, entiere et
longue partie de ma vie. Ie me veux presenter et faire veoir par tout
vniformément. Si i’auois à reuiure, ie reuiurois comme i’ay vescu.
Ny ie ne pleins le passé, ny ie ne crains l’aduenir: et si ie ne me2
deçoy, il est allé du dedans enuiron comme du dehors. C’est vne
des principales obligations, que i’aye à ma fortune, que le cours de
mon estat corporel ayt esté conduit, chasque chose en sa saison,
i’en ay veu l’herbe, et les fleurs, et le fruit: et en voy la secheresse.
Heureusement, puisque c’est naturellement. Ie porte bien plus
doucement les maux que i’ay, d’autant qu’ils sont en leur poinct:
et qu’ils me font aussi plus fauorablement souuenir de la longue
felicité de ma vie passee. Pareillement, ma sagesse peut bien estre
de mesme taille, en l’vn et en l’autre temps: mais elle estoit bien
de plus d’exploit, et de meilleure grace, verte, gaye, naïue, qu’elle3
n’est à present, cassee, grondeuse, laborieuse. Ie renonce donc à
ces reformations casuelles et douloureuses. Il faut que Dieu nous
touche le courage: il faut que nostre conscience s’amende d’elle
mesme, par renforcement de nostre raison, non par l’affoiblissement
de nos appetits. La volupté n’en est en soy, ny pasle, ny descoulouree,
pour estre apperceuë par des yeux chassieux et troubles.
On doibt aymer la temperance par elle mesme, et pour le respect
134 de Dieu qui nous l’a ordonnee, et la chasteté: celle que les
caterres nous prestent, et que ie doibs au benefice de ma cholique,
ce n’est ny chasteté, ny temperance. On ne peut se vanter de mespriser
et combatre la volupté, si on ne la voit, si on l’ignore, et ses
graces, et ses forces, et sa beauté plus attrayante. Ie cognoy l’vne
et l’autre, c’est à moy de le dire. Mais il me semble qu’en la vieillesse,
nos ames sont subiectes à des maladies et imperfections plus
importunes, qu’en la ieunesse. Ie le disois estant ieune, lors on me
donnoit de mon menton par le nez: ie le dis encore à cette heure,
que mon poil gris m’en donne le credit. Nous appellons sagesse, la1
difficulté de nos humeurs, le desgoust des choses presentes: mais
à la verité, nous ne quittons pas tant les vices, comme nous les
changeons: et, à mon opinion, en pis. Outre vne sotte et caduque
fierté, vn babil ennuyeux, ces humeurs espineuses et inassociables,
et la superstition, et vn soin ridicule des richesses, lors que l’vsage
en est perdu, i’y trouue plus d’enuie, d’iniustice et de malignité.
Elle nous attache plus de rides en l’esprit qu’au visage: et ne se
void point d’ames, ou fort rares, qui en vieillissant ne sentent l’aigre
et le moisi. L’homme marche entier, vers son croist et vers son
décroist. A voir la sagesse de Socrates, et plusieurs circonstances2
de sa condamnation, i’oseroy croire, qu’il s’y presta aucunement
luy mesme, par preuarication, à dessein: ayant de si prés, aagé
de soixante et dix ans, à souffrir l’engourdissement des riches allures
de son esprit, et l’esblouïssement de sa clairté accoustumée.
Quelles metamorphoses luy voy-ie faire tous les iours, en plusieurs
de mes cognoissans? c’est vne puissante maladie, et qui se coule
naturellement et imperceptiblement: il y faut grande prouision
d’estude, et grande precaution, pour euiter les imperfections qu’elle
nous charge: ou aumoins affoiblir leur progrez. Ie sens que nonobstant
tous mes retranchemens, elle gaigne pied à pied sur moy. Ie3
soustien tant que ie puis, mais ie ne sçay en fin, où elle me menera
moy-mesme. A toutes auantures, ie suis content qu’on sçache d’où
ie seray tombé.

136

CHAPITRE III.    (TRADUCTION LIV. III, CH. III.)
De trois commerces.

IL ne faut pas se cloüer si fort à ses humeurs et complexions.
Nostre principalle suffisance, c’est, sçauoir s’appliquer à diuers
vsages. C’est estre, mais ce n’est pas viure que se tenir attaché et
obligé par necessité, à vn seul train. Les plus belles ames sont celles
qui ont plus de varieté et de souplesse. Voyla vn honorable tesmoignage
du vieil Caton: Huic versatile ingenium sic pariter ad omnia
fuit, vt natum ad id vnum diceres, quodcumque ageret. Si
c’estoit à moy à me dresser à ma mode, il n’est aucune si bonne
façon, où ie voulusse estre fiché, pour ne m’en sçauoir desprendre.
La vie est vn mouuement inegal, irregulier, et multiforme. Ce n’est1
pas estre amy de soy, et moins encore maistre; c’est en estre esclaue,
de se suiure incessamment: et estre si pris à ses inclinations,
qu’on n’en puisse fouruoyer, qu’on ne les puisse tordre. Ie le dy à
cette heure, pour ne me pouuoir facilement despestrer de l’importunité
de mon ame, en ce qu’elle ne sçait communément s’amuser,
sinon où elle s’empesche, ny s’employer, que bandee et entiere.
Pour leger subiect qu’on luy donne, elle le grossit volontiers, et
l’estire, iusques au poinct où elle ayt à s’y embesongner de toute sa
force. Son oysiueté m’est à cette cause vne penible occupation, et
qui offense ma santé. La plus part des esprits ont besoing de matiere2
estrangere, pour se desgourdir et exercer: le mien en a besoing,
pour se rassoir plustost et seiourner, vitia otij negotio discutienda
sunt. Car son plus laborieux et principal estude, c’est,
s’estudier soy. Les liures sont, pour luy, du genre des occupations,
qui le desbauchent de son estude. Aux premieres pensees qui luy
viennent, il s’agite, et fait preuue de sa vigueur à tout sens: exerce
son maniement tantost vers la force, tantost vers l’ordre et la
grace, se range, modere, et fortifie. Il a dequoy esueiller ses facultez
par luy mesme. Nature luy a donné comme à tous, assez de
matiere sienne, pour son vtilité, et des subiects propres assez, où3
inuenter et iuger.   Le mediter est vn puissant estude et plein, à
138 qui sçait se taster et employer vigoureusement. I’ayme mieux forger
mon ame, que la meubler. Il n’est point d’occupation ny plus
foible, ny plus forte, que celle d’entretenir ses pensees, selon l’ame
que c’est. Les plus grandes en font leur vacation, quibus viuere est
cogitare. Aussi l’a nature fauorisee de ce priuilege, qu’il n’y a rien,
que nous puissions faire si long temps: ny action à laquelle nous
nous addonnions plus ordinairement et facilement. C’est la besongne
des Dieux, dit Aristote, de laquelle naist et leur beatitude et la
nostre.   La lecture me sert specialement à esueiller par diuers
obiects mon discours: à embesongner mon iugement, non ma memoyre.1
Peu d’entretiens doncq m’arrestent sans vigueur et sans
effort. Il est vray que la gentillesse et la beauté me remplissent et
occupent, autant ou plus, que le pois et la profondeur. Et d’autant
que ie sommeille en toute autre communication, et que ie n’y preste
que l’escorce de mon attention, il m’aduient souuent, en telle sorte
de propos abatus et lasches, propos de contenance, de dire et respondre
des songes et bestises, indignes d’vn enfant, et ridicules:
ou de me tenir obstiné en silence, plus ineptement encore et inciuilement.
I’ay vne façon resueuse, qui me retire à moy: et d’autre
part vne lourde ignorance et puerile, de plusieurs choses communes.2
Par ces deux qualitez, i’ay gaigné, qu’on puisse faire au vray,
cinq ou six contes de moy, aussi niais que d’autre quel qu’il soit.
Or suyuant mon propos, cette complexion difficile me rend delicat
à la pratique des hommes: il me les faut trier sur le volet: et
me rend incommode aux actions communes. Nous viuons, et negotions
auec le peuple: si sa conuersation nous importune, si nous
desdaignons à nous appliquer aux ames basses et vulgaires: et les
basses et vulgaires sont souuent aussi reglees que les plus déliees:
et toute sapience est insipide qui ne s’accommode à l’insipience
commune: il ne nous faut plus entremettre ny de nos propres3
affaires, ny de ceux d’autruy: et les publiques et les priuez se demeslent
140 auec ces gens là. Les moins tendues et plus naturelles
alleures de nostre ame, sont les plus belles: les meilleures occupations,
les moins efforcees. Mon Dieu, que la sagesse faict vn bon
office à ceux, de qui elle renge les desirs à leur puissance! Il n’est
point de plus vtile science. Selon qu’on peut: c’estoit le refrain et
le mot fauory de Socrates. Mot de grande substance: il faut adresser
et arrester nos desirs, aux choses les plus aysees et voysines.
Ne m’est-ce pas vne sotte humeur, de disconuenir auec vn milier à
qui ma fortune me ioint, de qui ie ne me puis passer, pour me
tenir à vn ou deux, qui sont hors de mon commerce: ou plustost à1
vn desir fantastique, de chose que ie ne puis recouurer? Mes mœurs
molles, ennemies de toute aigreur et aspreté, peuuent aysement
m’auoir deschargé d’enuies et d’inimitiez. D’estre aymé, ie ne dy,
mais de n’estre point hay, iamais homme n’en donna plus d’occasion.
Mais la froideur de ma conuersation, m’a desrobé auec raison,
la bien-vueillance de plusieurs, qui sont excusables de l’interpreter
à autre, et pire sens.   Ie suis tres-capable d’acquerir et
maintenir des amitiez rares et exquises. D’autant que ie me harpe
auec si grande faim aux accointances qui reuiennent à mon goust,
ie m’y produis, ie m’y iette si auidement, que ie ne faux pas aysement2
de m’y attacher, et de faire impression où ie donne: j’en ay
faict souuent heureuse preuue. Aux amitiez communes, ie suis aucunement
sterile et froid: car mon aller n’est pas naturel, s’il n’est
à pleine voyle. Outre ce, que ma fortune m’ayant duit et affriandé
de ieunesse, à vne amitié seule et parfaicte, m’a à la verité aucunement
desgousté des autres: et trop imprimé en la fantasie, qu’elle
est beste de compagnie, non pas de troupe, comme disoit cet ancien.
Aussi, que i’ay naturellement peine à me communiquer à
demy: et auec modification, et cette seruile prudence et soupçonneuse,
qu’on nous ordonne, en la conuersation de ces amitiez3
nombreuses, et imparfaictes. Et nous l’ordonne lon principalement
en ce temps, qu’il ne se peut parler du monde, que dangereusement,
ou faucement.   Si voy-ie bien pourtant, que qui a comme
moy, pour sa fin, les commoditez de sa vie, ie dy les commoditez
essentielles, doibt fuyr comme la peste, ces difficultez et delicatesse
d’humeur. Ie louerois vn’ ame à diuers estages, qui sçache et se
tendre et se desmonter: qui soit bien par tout où sa fortune la
142 porte: qui puisse deuiser auec son voisin, de son bastiment, de sa
chasse et de sa querelle: entretenir auec plaisir vn charpentier et
vn iardinier. I’enuie ceux, qui sçauent s’apriuoiser au moindre de
leur suitte, et dresser de l’entretien en leur propre train. Et le conseil
de Platon ne me plaist pas, de parler tousiours d’vn langage
maistral à ses seruiteurs, sans ieu, sans familiarité: soit enuers
les masles, soit enuers les femelles. Car outre ma raison, il est inhumain
et iniuste, de faire tant valoir cette telle quelle prerogatiue
de la fortune: et les polices, où il se souffre moins de disparité
entre les valets et les maistres, me semblent les plus equitables.1
Les autres s’estudient à eslancer et guinder leur esprit: moy à le
baisser et coucher: il n’est vicieux qu’en extention.

Narras et genus Æaci,
Et pugnata sacro bella sub Ilio:
Quo Chium pretio cadum
Mercemur, quis aquam temperet ignibus,
Quo præbente domum, et quota
Pelignis caream frigoribus, taces.
Ainsi comme la vaillance Lacedemonienne auoit besoing de
moderation, et du son doux et gratieux du ieu des flustes, pour la2
flatter en la guerre, de peur qu’elle ne se iettast à la temerité, et à
la furie: là où toutes autres nations ordinairement employent des
sons et des voix aigues et fortes, qui esmeuuent et qui eschauffent
à outrance le courage des soldats: il me semble de mesme, contre
la forme ordinaire, qu’en l’vsage de nostre esprit, nous auons pour
la plus part, plus besoing de plomb, que d’ailes: de froideur et de
repos, que d’ardeur et d’agitation. Sur tout, c’est à mon gré bien
faire le sot, que de faire l’entendu, entre ceux qui ne le sont pas:
parler tousjours bandé, fauellar in punta di forchetta. Il faut se
desmettre au train de ceux auec qui vous estes, et par fois affecter3
l’ignorance. Mettez à part la force et la subtilité: en l’vsage commun,
c’est assez d’y reseruer l’ordre: trainez vous au demeurant à
terre, s’ils veulent.   Les sçauans chopent volontiers à cette pierre:
ils font tousiours parade de leur magistere, et sement leurs liures
par tout. Ils en ont en ce temps entonné si fort les cabinets et oreilles
des dames, que si elles n’en ont retenu la substance, au moins
elles en ont la mine. A toute sorte de propos, et matiere, pour
basse et populaire qu’elle soit, elles se seruent d’vne façon de parler
et d’escrire, nouuelle et sçauante.

144 Hoc sermone pauent, hoc iram, gaudia, curas,
Hoc cuncta effundunt animi secreta, quid vltrà?
Concumbunt doctè.

Et alleguent Platon et sainct Thomas, aux choses ausquelles le premier
rencontré, seruiroit aussi bien de tesmoing. La doctrine qui
ne leur a peu arriuer en l’ame, leur est demeuree en la langue. Si
les bien-nees me croient, elles se contenteront de faire valoir leurs
propres et naturelles richesses. Elles cachent et couurent leurs
beautez, soubs des beautez estrangeres: c’est grande simplesse,
d’estouffer sa clarté pour luire d’vne lumiere empruntee. Elles sont1
enterrees et enseuelies soubs l’art de Capsula totæ. C’est qu’elles ne
se cognoissent point assez: le monde n’a rien de plus beau: c’est
à elles d’honnorer les arts, et de farder le fard. Que leur faut-il,
que viure aymees et honnorees? Elles n’ont, et ne sçauent que
trop, pour cela. Il ne faut qu’esueiller vn peu, et reschauffer les
facultez qui sont en elles. Quand ie les voy attachees à la rhetorique,
à la iudiciaire, à la logique, et semblables drogueries, si vaines
et inutiles à leur besoing: i’entre en crainte, que les hommes
qui le leur conseillent, le facent pour auoir loy de les regenter
soubs ce tiltre. Car quelle autre excuse leur trouuerois-ie? Baste,2
qu’elles peuuent sans nous, renger la grace de leurs yeux, à la
gayeté, à la seuerité, et à la douceur: assaisonner vn nenny, de
rudesse, de doubte, et de faueur: et qu’elles ne cherchent point
d’interprete aux discours qu’on faict pour leur seruice. Auec cette
science, elles commandent à baguette, et regentent les regents et
l’escole.   Si toutesfois il leur fasche de nous ceder en quoy que
ce soit, et veulent par curiosité auoir part aux liures: la poësie est
vn amusement propre à leur besoin: c’est vn art follastre, et subtil,
desguisé, parlier, tout en plaisir, tout en montre, comme elles.
Elles tireront aussi diuerses commoditez de l’histoire. En la philosophie,3
de la part qui sert à la vie, elles prendront les discours qui
les dressent à iuger de nos humeurs et conditions, à se deffendre de
nos trahisons: à regler la temerité de leurs propres desirs: à mesnager
leur liberté: allonger les plaisirs de la vie, et à porter humainement
l’inconstance d’vn seruiteur, la rudesse d’vn mary, et
l’importunité des ans, et des rides, et choses semblables. Voyla pour
le plus, la part que ie leur assignerois aux sciences.   Il y a des
146 naturels particuliers, retirez et internes. Ma forme essentielle, est
propre à la communication, et à la production: ie suis tout au
dehors et en euidence, nay à la societé et à l’amitié. La solitude
que i’ayme, et que ie presche, ce n’est principallement, que ramener
à moy mes affections, et mes pensees: restreindre et resserrer,
non mes pas, ains mes desirs et mon soucy, resignant la solicitude
estrangere, et fuyant mortellement la seruitude, et l’obligation: et
non tant la foule des hommes, que la foule des affaires. La solitude
locale, à dire verité, m’estend plustost, et m’eslargit au dehors: ie
me iette aux affaires d’estat, et à l’vniuers, plus volontiers quand1
ie suis seul. Au Louure et en la presse, ie me resserre et contraints
en ma peau. La foule me repousse à moy. Et ne m’entretiens iamais
si folement, si licentieusement et particulierement, qu’aux lieux de
respect, et de prudence ceremonieuse. Nos folies ne me font pas rire,
ce sont nos sapiences. De ma complexion, ie ne suis pas ennemy de
l’agitation des cours: i’y ay passé partie de la vie: et suis faict à
me porter allaigrement aux grandes compagnies: pourueu que ce
soit par interualles, et à mon poinct. Mais cette mollesse de iugement,
dequoy ie parle, m’attache par force à la solitude. Voire chez
moy, au milieu d’vne famille peuplee, et maison des plus frequentees,2
i’y voy des gens assez, mais rarement ceux, auecq qui i’ayme
à communiquer. Et ie reserue là, et pour moy, et pour les autres,
vne liberté inusitee. Il s’y faict trefue de ceremonie, d’assistance, et
conuoiemens, et telles autres ordonnances penibles de nostre courtoisie
(ô la seruile et importune vsance) chacun s’y gouuerne à sa
mode, y entretient qui veut ses pensees: ie m’y tiens muet, resueur,
et enfermé, sans offence de mes hostes.   Les hommes, de la societé
et familiarité desquels ie suis en queste, sont ceux qu’on appelle
honnestes et habiles hommes: l’image de ceux icy me degouste
des autres. C’est à le bien prendre, de nos formes, la plus3
rare: et forme qui se doit principallement à la nature. La fin de
ce commerce, c’est simplement la priuauté, frequentation, et conference:
l’exercice des ames, sans autre fruit. En nos propos, tous
148 subiects me sont égaux: il ne me chaut qu’il y ayt ny poix, ny
profondeur: la grace et la pertinence y sont tousiours: tout y est
teinct d’vn iugement meur et constant, et meslé de bonté, de franchise,
de gayeté et d’amitié. Ce n’est pas au subiect des substitutions
seulement, que nostre esprit montre sa beauté et sa force, et
aux affaires des Roys: il la montre autant aux confabulations
priuees. Ie congnois mes gens au silence mesme, et à leur soubsrire,
et les descouure mieux à l’aduanture à table, qu’au conseil.
Hippomachus disoit bien qu’il congnoissoit les bons lucteurs, à les
voir simplement marcher par vne ruë. S’il plaist à la doctrine de1
se mesler à nos deuis, elle n’en sera point refusee: non magistrale,
imperieuse, et importune, comme de coustume, mais suffragante
et docile elle mesme. Nous n’y cherchons qu’à passer le
temps: à l’heure d’estre instruicts et preschez, nous l’irons trouuer
en son throsne. Qu’elle se demette à nous pour ce coup s’il
lui plaist: car toute vtile et desirable qu’elle est, ie presuppose,
qu’encore au besoing nous en pourrions nous bien du tout passer,
et faire nostre effect sans elle. Vne ame bien nee, et exercee à la
practique des hommes, se rend plainement aggreable d’elle mesme.
L’art n’est autre chose que le contrerolle, et le registre des productions2
de telles ames.   C’est aussi pour moy vn doux commerce,
que celuy des belles et honnestes femmes: nam nos quoque
oculos eruditos habemus. Si l’ame n’y a pas tant à iouyr qu’au premier,
les sens corporels qui participent aussi plus à cettuy-cy, le
ramenent à vne proportion voisine de l’autre: quoy que selon moy,
non pas esgalle. Mais c’est vn commerce où il se faut tenir vn peu
sur ses gardes: et notamment ceux en qui le corps peut beaucoup,
comme en moy. Ie m’y eschauday en mon enfance: et y souffris
toutes les rages, que les poëtes disent aduenir à ceux qui s’y laissent
aller sans ordre et sans iugement. Il est vray que ce coup de3
fouët m’a seruy depuis d’instruction.

Quicumque Argolica de classe Capharea fugit,
Semper ab Euboicis vela retorquet aquis.

C’est folie d’y attacher toutes ses pensees, et s’y engager d’vne affection
furieuse et indiscrete. Mais d’autre part, de s’y mesler sans
amour, et sans obligation de volonté, en forme de comediens, pour
iouer vn rolle commun, de l’aage et de la coustume, et n’y mettre
du sien que les parolles: c’est de vray pouruoir à sa seureté: mais
150 bien laschement, comme celuy qui abandonneroit son honneur ou
son proffit, ou son plaisir, de peur du danger. Car il est certain,
que d’vne telle pratique, ceux qui la dressent, n’en peuuent esperer
aucun fruict, qui touche ou satisface vne belle ame. Il faut auoir en
bon escient desiré, ce qu’on veut prendre en bon escient plaisir de
iouyr. Ie dy quand iniustement fortune fauoriseroit leur masque:
ce qui aduient souuent, à cause de ce qu’il n’y a aucune d’elles, pour
malotrüe qu’elle soit, qui ne pense estre bien aymable, qui ne se
recommande par son aage, ou par son poil, ou par son mouuement
(car de laides vniuersellement, il n’en est non plus que de belles) et1
les filles Brachmanes, qui ont faute d’autre recommendation, le
peuple assemblé à cri publiq pour cet effect, vont en la place, faisans
montre de leurs parties matrimoniales: veoir, si par là aumoins
elles ne valent pas d’acquerir vn mary. Par consequent il n’en est
pas vne qui ne se laisse facilement persuader au premier serment
qu’on luy fait de la seruir. Or de cette trahison commune et ordinaire
des hommes d’auiourd’huy, il faut qu’il aduienne, ce que desia
nous montre l’experience: c’est qu’elles se r’allient et reiettent
à elles mesmes, ou entre elles, pour nous fuyr: ou bien qu’elles se
rengent aussi de leur costé, à cet exemple que nous leur donnons:2
qu’elles ioüent leur part de la farce, et se prestent à cette negociation,
sans passion, sans soing et sans amour: Neque affectui suo aut
alieno obnoxiæ. Estimans, suyuant la persuasion de Lysias en Platon,
qu’elles se peuuent addonner vtilement et commodement à
nous, d’autant plus, que moins nous les aymons. Il en ira comme
des comedies, le peuple y aura autant ou plus de plaisir que les
comediens. De moy, ie ne connois non plus Venus sans Cupidon,
qu’vne maternité sans engeance. Ce sont choses qui s’entreprestent
et s’entredoiuent leur essence. Ainsi cette piperie reiallit sur celuy
qui la fait: il ne luy couste guere, mais il n’acquiert aussi rien qui3
vaille. Ceux qui ont faict Venus Deesse, ont regardé que sa principale
beauté estoit incorporelle et spirituelle. Mais celle que ces gens
cy cerchent, n’est pas seulement humaine, ny mesme brutale: les
bestes ne la veulent si lourde et si terrestre. Nous voyons que l’imagination
et le desir les eschauffe souuent et solicite, auant le corps:
nous voyons en l’vn et l’autre sexe, qu’en la presse elles ont du
choix et du triage en leurs affections, et qu’elles ont entre-elles des
accointances de longue bien-vueillance. Celles mesmes à qui la
vieillesse refuse la force corporelle, fremissent encores, hannissent
et tressaillent d’amour. Nous les voyons auant le faict, pleines d’esperance4
et d’ardeur: et quand le corps a ioué son ieu, se chatouiller
encor de la douceur de cette souuenance: et en voyons qui
s’enflent de fierté au partir de là, et qui en produisent des chants
152 de feste et de triomphe, lasses et saoules. Qui n’a qu’à descharger
le corps d’vne necessité naturelle, n’a que faire d’y embesongner
autruy auec des apprests si curieux. Ce n’est pas viande à vne
grosse et lourde faim.   Comme celuy qui ne demande point qu’on
me tienne pour meilleur que ie suis, ie diray cecy des erreurs de
ma ieunesse: non seulement pour le danger qu’il y a, de la santé,
(si n’ay-ie sceu si bien faire, que ie n’en aye eu deux atteintes,
legeres toutesfois, et preambulaires) mais encores par mespris, ie
ne me suis guere adonné aux accointances venales et publiques.
I’ay voulu aiguiser ce plaisir par la difficulté, par le desir et par1
quelque gloire. Et aymois la façon de l’Empereur Tibere, qui se
prenoit en ses amours, autant par la modestie et noblesse, que par
autre qualité. Et l’humeur de la courtisane Flora, qui ne se prestoit
à moins, que d’vn Dictateur, ou Consul, ou Censeur: et prenoit
son deduit, en la dignité de ses amoureux. Certes les perles et le
brocadel y conferent quelque chose: et les tiltres, et le train.   Au
demeurant, ie faisois grand compte de l’esprit, mais pourueu que
le corps n’en fust pas à dire. Car à respondre en conscience, si
l’vne ou l’autre des deux beautez deuoit necessairement y faillir,
i’eusse choisi de quitter plustost la spirituelle. Elle a son vsage en2
meilleures choses. Mais au subiect de l’amour, subiect qui principallement
se rapporte à la veuë et à l’atouchement, on faict quelque
chose sans les graces de l’esprit, rien sans les graces corporelles.
C’est le vray aduantage des dames que la beauté: elle est si leur,
que la nostre, quoy qu’elle desire des traicts vn peu autres, n’est
en son point, que confuse auec la leur, puerile et imberbe. On dit
que chez le grand Seigneur, ceux qui le seruent sous titre de beauté,
qui sont en nombre infini, ont leur congé, au plus loing, à vingt et
deux ans. Les discours, la prudence, et les offices d’amitié, se
trouuent mieux chez les hommes: pourtant gouuernent-ils les affaires3
du monde.   Ces deux commerces sont fortuites, et despendans
d’autruy: l’vn est ennuyeux par sa rareté, l’autre se flestrit
auec l’aage: ainsin ils n’eussent pas assez prouueu au besoing de
154 ma vie. Celuy des liures, qui est le troisiesme, est bien plus seur et
plus à nous. Il cede aux premiers les autres aduantages: mais il
a pour sa part la constance et facilité de son seruice. Cettuy-cy
costoye tout mon cours, et m’assiste par tout: il me console en la
vieillesse et en la solitude: il me descharge du poix d’vne oisiueté
ennuyeuse: et me deffait à toute heure des compagnies qui me
faschent: il emousse les pointures de la douleur, si elle n’est du
tout extreme et maistresse. Pour me distraire d’vne imagination
importune, il n’est que de recourir aux liures, ils me destournent
facilement à eux, et me la desrobent. Et si ne se mutinent point,1
pour voir que ie ne les recherche, qu’au deffaut de ces autres commoditez,
plus reelles, viues et naturelles: ils me reçoiuent tousiours
de mesme visage. Il a bel aller à pied, dit-on, qui meine
son cheual par la bride. Et nostre Iacques Roy de Naples, et de
Sicile, qui beau, ieune, et sain, se faisoit porter par pays en
ciuiere, couché sur vn meschant oriller de plume, vestu d’vne robe
de drap gris, et vn bonnet de mesme: suiuy ce pendant d’vne
grande pompe royalle, lictieres, cheuaux à main de toutes sortes,
gentils-hommes et officiers: representoit vne austerité tendre encores
et chancellante. Le malade n’est pas à plaindre, qui a la guarison2
en sa manche. En l’experience et vsage de cette sentence, qui
est tres-veritable, consiste tout le fruict que ie tire des liures. Ie
ne m’en sers en effect, quasi non plus que ceux qui ne les cognoissent
poinct. I’en iouys, comme les auaritieux des tresors, pour sçauoir
que i’en iouyray quand il me plaira: mon ame se rassasie et
contente de ce droict de possession. Ie ne voyage sans liures, ny en
paix, ny en guerre. Toutesfois il se passera plusieurs iours, et des
mois, sans que ie les employe. Ce sera tantost, dis-ie, ou demain,
ou quand il me plaira: le temps court et s’en va ce pendant sans
me blesser. Car il ne se peut dire, combien ie me repose et seiourne3
en cette consideration, qu’ils sont à mon costé pour me donner du
plaisir à mon heure: et à reconnoistre, combien ils portent de secours
à ma vie. C’est la meilleure munition que i’aye trouué à cet
humain voyage: et plains extremement les hommes d’entendement,
qui l’ont à dire. I’accepte plustost toute autre sorte d’amusement,
pour leger qu’il soit: d’autant que cettuy-cy ne me peut faillir.
Chez moy, ie me destourne vn peu plus souuent à ma librairie, d’où,
tout d’vne main, ie commande mon mesnage. Ie suis sur l’entree,
et vois soubs moy, mon iardin, ma basse cour, ma cour, et dans la
plus part des membres de ma maison. Là ie feuillette à cette heure4
156 vn liure, à cette heure vn autre, sans ordre et sans dessein, à
pieces descousues. Tantost ie resue, tantost i’enregistre et dicte, en
me promenant, mes songes que voicy. Elle est au troisiesme estage
d’vne tour. Le premier, c’est ma chapelle, le second vne chambre
et sa suitte, où ie me couche souuent, pour estre seul. Au dessus,
elle a vne grande garderobe. C’estoit au temps passé, le lieu plus
inutile de ma maison. Ie passe là et la plus part des iours de ma
vie, et la plus part des heures du iour. Ie n’y suis iamais la nuict.
A sa suitte est vn cabinet assez poly, capable à receuoir du feu
pour l’hyuer, tres-plaisamment percé. Et si ie ne craignoy non plus1
le soing que la despense, le soing qui me chasse de toute besongne:
i’y pourroy facilement coudre à chasque costé vne gallerie de
cent pas de long, et douze de large, à plein pied: ayant trouué tous
les murs montez, pour autre vsage, à la hauteur qu’il me faut. Tout
lieu retiré requiert vn proumenoir. Mes pensees dorment, si ie les
assis. Mon esprit ne va pas seul, comme si les iambes l’agitent.
Ceux qui estudient sans liure, en sont tous là. La figure en est
ronde, et n’a de plat, que ce qu’il faut à ma table et à mon siege:
et vient m’offrant en se courbant, d’vne veuë, tous mes liures, rengez
sur des pulpitres à cinq degrez tout à l’enuiron. Elle a trois2
veuës de riche et libre prospect, et seize pas de vuide en diametre.
En hyuer i’y suis moins continuellement: car ma maison est iuchee
sur vn tertre, comme dit son nom: et n’a point de piece plus
euentee que cette cy: qui me plaist d’estre vn peu penible et à l’esquart,
tant pour le fruit de l’exercice, que pour reculer de moy la
presse. C’est là mon siege. I’essaye à m’en rendre la domination
pure: et à soustraire ce seul coing, à la communauté et coniugale,
et filiale, et ciuile. Par tout ailleurs ie n’ay qu’vne auctorité verbale:
en essence, confuse. Miserable à mon gré, qui n’a chez soy,
où estre à soy: où se faire particulierement la cour: où se cacher.3
L’ambition paye bien ses gents, de les tenir tousiours en montre,
comme la statue d’vn marché. Magna seruitus est magna fortuna.
Ils n’ont pas seulement leur retraict pour retraitte. Ie n’ay rien iugé
de si rude en l’austerité de vie, que nos religieux affectent, que ce
que ie voy en quelqu’vne de leurs compagnies, auoir pour regle vne
perpetuelle societé de lieu: et assistance nombreuse entre eux, en
quelque action que ce soit. Et trouue aucunement plus supportable,
d’estre tousiours seul, que ne le pouuoir iamais estre.   Si quelqu’vn
158 me dit, que c’est auillir les muses, de s’en seruir seulement
de iouet, et de passetemps, il ne sçait pas comme moy, combien
vaut le plaisir, le ieu et le passetemps: à peine que ie ne die toute
autre fin estre ridicule. Ie vis du iour à la iournee, et parlant en
reuerence, ne vis que pour moy: mes desseins se terminent là.
I’estudiay ieune pour l’ostentation; depuis, vn peu pour m’assagir:
à cette heure pour m’esbattre: iamais pour le quest. Vne humeur
vaine et despensiere que i’auois, apres cette sorte de meuble: non
pour en prouuoir seulement mon besoing, mais de trois pas au
dela, pour m’en tapisser et parer: ie l’ay pieça abandonnee.   Les1
liures ont beaucoup de qualitez aggreables à ceux qui les sçauent
choisir. Mais aucun bien sans peine. C’est vn plaisir qui n’est pas
net et pur, non plus que les autres: il a ses incommoditez, et bien
poisantes. L’ame s’y exerce, mais le corps, duquel ie n’ay non plus
oublié le soing, demeure ce pendant sans action, s’atterre et s’attriste.
Ie ne sçache excez plus dommageable pour moy, ny plus à
euiter, en cette declinaison d’aage.   Voyla mes trois occupations
fauories et particulieres. Ie ne parle point de celles que ie doibs au
monde par obligation ciuile.

CHAPITRE IIII.    (TRADUCTION LIV. III, CH. IV.)
De la Diuersion.

I’AY autresfois esté employé à consoler vne dame vrayement affligee.2
La plus part de leurs deuils sont artificiels et ceremonieux.

Vberibus semper lacrymis, sempérque paratis
In statione sua, atque expectantibus illam
Quo iubeat manare modo.

On y procede mal, quand on s’oppose à cette passion: car l’opposition
les pique et les engage plus auant à la tristesse. On exaspere le
160 mal par la ialousie du debat. Nous voyons des propos communs,
que ce que i’auray dit sans soing, si on vient à me le contester, ie
m’en formalise, ie l’espouse: beaucoup plus ce à quoy i’aurois
interest. Et puis en ce faisant, vous vous presentez à vostre operation
d’vne entree rude: là où les premiers accueils du medecin
enuers son patient, doiuent estre gracieux, gays, et aggreables.
Iamais medecin laid, et rechigné n’y fit œuure. Au contraire doncq,
il faut ayder d’arriuee et fauoriser leur plaincte, et en tesmoigner
quelque approbation et excuse. Par cette intelligence, vous gaignez
credit à passer outre, et d’vne facile et insensible inclination, vous1
vous coulez aux discours plus fermes et propres à leur guerison.
Moy, qui ne desirois principalement que de piper l’assistance, qui
auoit les yeux sur moy, m’aduisay de plastrer le mal. Aussi me trouue-ie
par experience, auoir mauuaise main et infructueuse à persuader.
Ou ie presente mes raisons trop pointues et trop seiches: ou trop brusquement:
ou trop nonchalamment. Apres que ie me fus appliqué
vn temps à son tourment, ie n’essayay pas de le guarir par fortes et
viues raisons: par ce que i’en ay faute, ou que ie pensois autrement
faire mieux mon effect. Ny n’allay choisissant les diuerses manieres,
que la philosophie prescrit à consoler: Que ce qu’on plaint n’est2
pas mal, comme Cleanthes: Que c’est vn leger mal, comme les Peripateticiens:
Que se plaindre n’est action, ny iuste, ny loüable,
comme Chrysippus: Ny cette cy d’Epicurus, plus voisine à mon
style, de transferer la pensee des choses fascheuses aux plaisantes:
Ny faire vne charge de tout cet amas, le dispensant par occasion,
comme Cicero. Mais declinant tout mollement noz propos, et les
gauchissant peu à peu, aux subiects plus voysins, et puis vn peu
plus eslongnez, selon qu’elle se prestoit plus à moy, ie luy desrobay
imperceptiblement cette pensee douloureuse: et la tins en bonne
contenance et du tout r’apaisee autant que i’y fus. I’vsay de diuersion.3
Ceux qui me suyuirent à ce mesme seruice, n’y trouuerent
aucun amendement: car ie n’auois pas porté la coignee aux racines.
A l’aduenture ay-ie touché quelque espece de diuersions publiques.
162 Et l’vsage des militaires, dequoy se seruit Pericles en la
guerre Peloponnesiaque: et mille autres ailleurs, pour reuoquer de
leurs païs les forces contraires, est trop frequent aux histoires. Ce
fut vn ingenieux destour, dequoy le Sieur d’Himbercourt sauua et
soy et d’autres, en la ville du Liege: où le Duc de Bourgongne, qui
la tenoit assiegee, l’auoit fait entrer, pour executer les conuenances
de leur reddition accordee. Ce peuple assemblé de nuict pour y
pouruoir, commence à se mutiner contre ces accords passez: et delibererent
plusieurs, de courre sus aux negociateurs, qu’ils tenoient
en leur puissance. Luy, sentant le vent de la premiere ondee de ces1
gens, qui venoient se ruer en son logis, lascha soudain vers eux,
deux des habitans de la ville, (car il y en auoit aucuns auec luy)
chargez de plus douces et nouuelles offres, à proposer en leur conseil,
qu’il auoit forgees sur le champ pour son besoing. Ces deux
arresterent la premiere tempeste, ramenant cette tourbe esmeüe en
la maison de ville, pour ouyr leur charge, et y deliberer. La deliberation
fut courte. Voicy desbonder vn second orage, autant animé
que l’autre: et luy à leur despecher en teste, quatre nouueaux et
semblables intercesseurs, protestans auoir à leur declarer à ce
coup, des presentations plus grasses, du tout à leur contentement et2
satisfaction: par où ce peuple fut de rechef repoussé dans le conclaue.
Somme, que par telle dispensation d’amusemens, diuertissant
leur furie, et la dissipant en vaines consultations, il l’endormit
en fin, et gaigna le iour, qui estoit son principal affaire.   Cet autre
comte est aussi de ce predicament. Atalante fille de beauté excellente,
et de merueilleuse disposition, pour se deffaire de la
presse de mille poursuiuants, qui la demandoient en mariage, leur
donna cette loy, qu’elle accepteroit celuy qui l’egalleroit à la course,
pourueu que ceux qui y faudroient, en perdissent la vie. Il s’en
trouua assez, qui estimerent ce prix digne d’vn tel hazard, et qui3
encoururent la peine de ce cruel marché. Hippomenes ayant à faire
son essay apres les autres, s’adressa à la deesse tutrice de cette
amoureuse ardeur, l’appellant à son secours: qui exauçant sa
priere, le fournit de trois pommes d’or, et de leur vsage. Le champ
de la course ouuert, à mesure qu’Hippomenes sent sa maistresse
luy presser les talons, il laisse eschapper, comme par inaduertance,
l’vne de ces pommes: la fille amusee de sa beauté, ne faut point de
se destourner pour l’amasser:

Obstupuit virgo, nitidique cupidine pomi
Declinat cursus, aurúmque volubile tollit.4

164 Autant en fit-il à son poinct, et de la seconde et de la tierce: iusques
à ce que par ce fouruoyement et diuertissement, l’aduantage
de la course luy demeura.   Quand les medecins ne peuuent purger
le caterrhe, ils le diuertissent, et desuoyent à vne autre partie
moins dangereuse. Ie m’apperçoy que c’est aussi la plus ordinaire
recepte aux maladies de l’ame. Abducendus etiam nonnunquam animus
est ad alia studia, solicitudines, curas, negotia: loci denique
mutatione, tanquam ægroti non conualescentes, sæpe curandus est.
On luy fait peu choquer les maux de droit fil: on ne luy en fait ny
soustenir ny rabatre l’atteinte: on la luy fait decliner et gauchir.1
Cette autre leçon est trop haute et trop difficile. C’est à faire à
ceux de la premiere classe, de s’arrester purement à la chose, la
considerer, la iuger. Il appartient à vn seul Socrates, d’accointer
la mort d’vn visage ordinaire, s’en appriuoiser et s’en iouer. Il ne
cherche point de consolation hors de la chose: le mourir luy semble
accident naturel et indifferent: il fiche là iustement sa veuë, et
s’y resoult, sans regarder ailleurs. Les disciples d’Hegesias, qui se
font mourir de faim, eschauffez des beaux discours de ses leçons,
et si dru que le Roy Ptolomee luy fit defendre de plus entretenir
son eschole de ces homicides discours: ceux là ne considerent2
point la mort en soy, ils ne la iugent point: ce n’est pas là où ils
arrestent leur pensee: ils courent, ils visent à vn estre nouueau.
Ces pauures gens qu’on void sur l’eschaffaut, remplis d’vne ardente
deuotion, y occupants tous leurs sens autant qu’ils peuuent:
les aureilles aux instructions qu’on leur donne; les yeux et les
mains tendues au ciel: la voix à des prieres hautes, auec vne esmotion
aspre et continuelle, font certes chose louable et conuenable à
vne telle necessité. On les doibt louer de religion: mais non proprement
de constance. Ils fuyent la lucte: ils destournent de la
mort leur consideration: comme on amuse les enfans pendant qu’on3
leur veut donner le coup de lancette. I’en ay veu, si par fois leur
veuë se raualoit à ces horribles asprets de la mort, qui sont autour
166 d’eux, s’en transir, et reietter auec furie ailleurs leur pensee. A
ceux qui passent vne profondeur effroyable, on ordonne de clorre
ou destourner leurs yeux.   Subrius Flauius, ayant par le commandement
de Neron, à estre deffaict, et par les mains de Niger, tous
deux chefs de guerre: quand on le mena au champ, où l’execution
deuoit estre faicte, voyant le trou que Niger auoit fait cauer pour
le mettre, inegal et mal formé: Ny cela, mesme, dit-il, se tournant
aux soldats qui y assistoyent, n’est selon la discipline militaire. Et
à Niger, qui l’exhortoit de tenir la teste ferme: Frapasses tu seulement
aussi ferme. Et deuina bien: car le bras tremblant à Niger,1
il la luy coupa à diuers coups. Cettuy-cy semble auoir eu sa pensee
droittement et fixement au subiect.   Celuy qui meurt en la meslee,
les armes à la main, il n’estudie pas lors la mort, il ne la sent, ny
ne la considere: l’ardeur du combat l’emporte. Vn honneste homme
de ma cognoissance, estant tombé comme il se batoit en estocade,
et se sentant daguer à terre par son ennemy de neuf ou dix coups,
chacun des assistans luy crioit qu’il pensast à sa conscience, mais
il me dit depuis, qu’encores que ces voix luy vinssent aux oreilles,
elles ne l’auoient aucunement touché, et qu’il ne pensa iamais qu’à
se descharger et à se venger. Il tua son homme en ce mesme combat.2
Beaucoup fit pour L. Syllanus, celuy qui luy apporta sa condamnation:
de ce qu’ayant ouy sa response, qu’il estoit bien preparé
à mourir, mais non pas de mains scelerees: il se rua sur luy,
auec ses soldats pour le forcer: et comme luy tout desarmé, se
defendoit obstinement de poingts et de pieds, il le fit mourir en ce
debat: dissipant en prompte cholere et tumultuaire, le sentiment
penible d’vne mort longue et preparee, à quoy il estoit destiné.
   Nous pensons tousiours ailleurs: l’esperance d’vne meilleure vie
nous arreste et appuye: ou l’esperance de la valeur de nos enfans:
ou la gloire future de nostre nom: ou la fuitte des maux de cette3
vie: ou la vengeance qui menasse ceux qui nous causent la mort:

168 Spero equidem mediis, si quid pia numina possunt,
Supplicia hausurum scopulis, et nomine Dido
Sæpe vocaturum.
Audiam, et hæc manes veniet mihi fama sub imos.

Xenophon sacrifioit couronné quand on luy vint annoncer la
mort de son fils Gryllus, en la bataille de Mantinee. Au premier
sentiment de cette nouuelle, il ietta sa couronne à terre: mais par
la suitte du propos, entendant la forme d’vne mort tres-valeureuse,
il l’amassa, et remit sur sa teste. Epicurus mesme se console en sa
fin, sur l’eternité et l’vtilité de ses escrits. Omnes clari et nobilitati1
labores, fiunt tolerabiles. Et la mesme playe, le mesme trauail,
ne poise pas, dit Xenophon, à vn general d’armee, comme à vn
soldat. Epaminondas print sa mort bien plus alaigrement, ayant
esté informé, que la victoire estoit demeuree de son costé. Hæc
sunt solatia, hæc fomenta summorum dolorum. Et telles autres circonstances
nous amusent, diuertissent et destournent de la consideration
de la chose en soy. Voire les arguments de la philosophie,
vont à touts coups costoyans et gauchissans la matiere, et à peine
essuyans sa crouste. Le premier homme de la premiere eschole
philosophique, et surintendante des autres, ce grand Zenon, contre2
la mort: Nul mal n’est honorable: la mort l’est: elle n’est pas
donc mal. Contre l’yurongnerie: Nul ne fie son secret à l’yurongne:
chacun le fie au sage: le sage ne sera donc pas yurongne.
Cela est-ce donner au blanc? I’ayme à veoir ces ames principales,
ne se pouuoir desprendre de nostre consorce. Tant parfaicts hommes
qu’ils soyent, ce sont tousiours bien lourdement des hommes.
C’est vne douce passion que la vengeance, de grande impression
et naturelle: ie le voy bien, encore que ie n’en aye aucune experience.
Pour en distraire dernierement vn ieune Prince, ie ne luy
allois pas disant, qu’il falloit prester la iouë à celuy qui vous auoit3
frappé l’autre, pour le deuoir de charité: ny ne luy allois representer
les tragiques euenements que la poësie attribue à cette passion.
Ie la laissay là, et m’amusay à luy faire gouster la beauté
d’vne image contraire: l’honneur, la faueur, la bien-vueillance
qu’il acquerroit par clemence et bonté: ie le destournay à l’ambition.
Voyla comme lon en faict.   Si vostre affection en l’amour
est trop puissante, dissipez la, disent-ils. Et disent vray, car ie l’ay
170 souuent essayé auec vtilité. Rompez la à diuers desirs, desquels il
y en ayt vn regent et vn maistre, si vous voulez, mais de peur qu’il
ne vous gourmande et tyrannise, affoiblissez-le, seiournez-le, en le
diuisant et diuertissant.

Cùm morosa vago singultiet inguine vena,

Coniicito humorem collectum in corpora quæque.

Et pouruoyez y de bonne heure, de peur que vous n’en soyez en
peine, s’il vous a vne fois saisi.

Si non prima nouis conturbes vulnera plagis,
Volgiuagáque vagus Venere ante recentia cures.1
Ie fus autrefois touché d’vn puissant desplaisir, selon ma complexion:
et encores plus iuste que puissant: ie m’y fusse perdu à
l’aduenture, si ie m’en fusse simplement fié à mes forces. Ayant
besoing d’vne vehemente diuersion pour m’en distraire, ie me fis
par art amoureux et par estude: à quoy l’aage m’aydoit. L’amour
me soulagea et retira du mal, qui m’estoit causé par l’amitié. Par
tout ailleurs de mesme. Vne aigre imagination me tient: ie trouue
plus court, que de la dompter, la changer: ie luy en substitue, si ie
ne puis vne contraire, aumoins vn’ autre. Tousiours la variation
soulage, dissout et dissipe. Si ie ne puis la combatre, ie luy eschappe:2
et en la fuïant, ie fouruoye, ie ruse. Muant de lieu,
d’occupation, de compagnie, ie me sauue dans la presse d’autres
amusemens et pensees, où elle perd ma trace, et m’esgare.   Nature
procede ainsi, par le benefice de l’inconstance. Car le temps
qu’elle nous a donné pour souuerain medecin de nos passions, gaigne
son effect principalement par là, que fournissant autres et
autres affaires à nostre imagination, il demesle et corrompt cette
premiere apprehension, pour forte qu’elle soit. Vn sage ne voit
guere moins, son amy mourant, au bout de vingt et cinq ans, qu’au
premier an; et suiuant Epicurus, de rien moins: car il n’attribuoit3
aucun leniment des fascheries, ny à la preuoyance, ny à l’antiquité
d’icelles. Mais tant d’autres cogitations trauersent cette-cy, qu’elle
s’alanguit, et se lasse en fin.   Pour destourner l’inclination des
bruits communs, Alcibiades couppa les oreilles et la queuë à son
beau chien, et le chassa en la place: afin que donnant ce subiect
pour babiller au peuple, il laissast en paix ses autres actions. I’ay
veu aussi, pour cet effect de diuertir les opinions et coniectures du
172 peuple, et desuoyer les parleurs, des femmes, couurir leurs vrayes
affections, par des affections contrefaictes. Mais i’en ay veu telle,
qui en se contrefaisant s’est laissee prendre à bon escient, et a
quitté la vraye et originelle affection pour la feinte: et aprins par
elle, que ceux qui se trouuent bien logez, sont des sots de consentir
à ce masque. Les accueils et entretiens publiques estans reseruez à
ce seruiteur aposté, croyez qu’il n’est guere habile, s’il ne se met
en fin en vostre place, et vous envoye en la sienne. Cela c’est proprement
tailler et coudre vn soulier, pour qu’vn autre le chausse.
Peu de chose nous diuertit et destourne: car peu de chose nous1
tient. Nous ne regardons gueres les subiects en gros et seuls: ce
sont des circonstances ou des images menues et superficielles qui
nous frappent: et des vaines escorces qui reiallissent des subiects.

Folliculos vt nunc teretes æstate cicadæ
Linquunt.

Plutarque mesme regrette sa fille par des singeries de son enfance.
Le souuenir d’vn adieu, d’vne action, d’vne grace particuliere, d’vne
recommandation derniere, nous afflige. La robe de Cæsar troubla
toute Romme, ce que sa mort n’auoit pas faict. Le son mesme des2
noms, qui nous tintoüine aux oreilles: Mon pauure maistre, ou
mon grand amy: helas mon cher pere, ou ma bonne fille. Quand
ces redites me pinsent, et que i’y regarde de pres, ie trouue que
c’est vne pleinte grammairiene, le mot et le ton me blesse. Comme
les exclamations des prescheurs, esmouuent leur auditoire souuent,
plus que ne font leurs raisons: et comme nous frappe la voix piteuse
d’vne beste qu’on tue pour nostre seruice: sans que ie poise
ou penetre ce pendant, la vraye essence et massiue de mon subiect.

His se stimulis dolor ipse lacessit.

Ce sont les fondemens de nostre deuil.   L’opiniastreté de mes3
pierres, specialement en la verge, m’a par fois ietté en longues
suppressions d’vrine, de trois, de quatre iours: et si auant en la
mort, que c’eust esté follie d’esperer l’euiter, voyre desirer, veu les
cruels efforts que cet estat m’apporte. O que ce bon Empereur, qui
faisoit lier la verge à ses criminels, pour les faire mourir à faute
de pisser, estoit grand maistre en la science de bourrellerie! Me
trouuant là, ie consideroy par combien legeres causes et obiects,
l’imagination nourrissoit en moy le regret de la vie: de quels atomes
174 se bastissoit en mon ame, le poids et la difficulté de ce deslogement:
à combien friuoles pensees nous donnions place en vn si
grand affaire. Vn chien, vn cheual, vn liure, vn verre, et quoy non?
tenoient compte en ma perte. Aux autres, leurs ambitieuses esperances,
leur bourse, leur science, non moins sottement à mon gré.
Ie voy nonchalamment la mort, quand ie la voy vniuersellement,
comme fin de la vie. Ie la gourmande en bloc: par le menu, elle
me pille. Les larmes d’vn laquais, la dispensation de ma desferre,
l’attouchement d’vne main cognue, vne consolation commune, me
desconsole et m’attendrit. Ainsi nous troublent l’ame, les plaintes1
des fables: et les regrets de Didon, et d’Ariadné passionnent ceux
mesmes qui ne les croyent point en Virgile et en Catulle: c’est vne
exemple de nature obstinee et dure, n’en sentir aucune emotion:
comme on recite, pour miracle, de Polemon: mais aussi ne pallit
il pas seulement à la morsure d’vn chien enragé, qui luy emporta
le gras de la iambe. Et nulle sagesse ne va si auant, de conceuoir
la cause d’vne tristesse, si viue et entiere, par iugement, qu’elle ne
souffre accession par la presence, quand les yeux et les oreilles y
ont leur part: parties qui ne peuuent estre agitees que par vains
accidens.   Est-ce raison que les arts mesmes se seruent et facent2
leur proufit, de nostre imbecillité et bestise naturelle? L’orateur,
dit la rhetorique, en cette farce de son plaidoier, s’esmouuera par
le son de sa voix, et par ses agitations feintes; et se lairra piper à
la passion qu’il represente. Il s’imprimera vn vray deuil et essentiel,
par le moyen de ce battelage qu’il iouë, pour le transmettre
aux iuges, à qui il touche encore moins. Comme font ces personnes
qu’on loüe aux mortuaires, pour ayder à la ceremonie du deuil,
qui vendent leurs larmes à poix et à mesure, et leur tristesse. Car
encore qu’ils s’esbranlent en forme empruntee, toutesfois en habituant
et rengeant la contenance, il est certain qu’ils s’emportent3
souuent tous entiers, et reçoiuent en eux vne vraye melancholie. Ie
fus entre plusieurs autres de ses amis, conduire à Soissons le corps
de monsieur de Grammont, du siege de la Fere, où il fut tué. Ie
consideray que par tout où nous passions, nous remplissions de lamentation
et de pleurs, le peuple que nous rencontrions, par la
seule montre de l’appareil de nostre conuoy: car seulement le
nom du trespassé n’y estoit pas cogneu. Quintilian dit auoir veu
176 des comediens si fort engagez en vn rolle de deuil, qu’ils en pleuroient
encore au logis: et de soy mesme, qu’ayant prins à esmouuoir
quelque passion en autruy, il l’auoit espousee, iusques à se
trouuer surprins, non seulement de larmes, mais d’vne palleur de
visage et port d’homme vrayement accablé de douleur.   En vne
contree pres de nos montaignes, les femmes font le prestre-martin:
car comme elles agrandissent le regret du mary perdu, par la
souuenance des bonnes et agreables conditions qu’il auoit, elles
font tout d’vn train aussi recueil et publient ses imperfections:
comme pour entrer d’elles mesmes en quelque compensation, et se1
diuertir de la pitié au desdain. De bien meilleure grace encore que
nous, qui à la perte du premier cognu, nous piquons à luy prester
des louanges nouuelles et fauces: et à le faire tout autre, quand
nous l’auons perdu de veuë, qu’il ne nous sembloit estre, quand
nous le voyions. Comme si le regret estoit vne partie instructiue:
ou que les larmes en lauant nostre entendement, l’esclaircissent. Ie
renonce dés à present aux fauorables tesmoignages, qu’on me voudra
donner, non par ce que i’en seray digne, mais par ce que ie
seray mort.   Qui demandera à celuy là, Quel interest auez vous à
ce siege? L’interest de l’exemple, dira-il, et de l’obeyssance commune2
du Prince: ie n’y pretens proffit quelconque: et de gloire,
ie sçay la petite part qui en peut toucher vn particulier comme
moy: ie n’ay icy ny passion ny querelle. Voyez le pourtant le lendemain,
tout changé, tout bouillant et rougissant de cholere, en
son rang de bataille pour l’assaut. C’est la lueur de tant d’acier,
et le feu et tintamarre de nos canons et de nos tambours, qui luy
ont ietté cette nouuelle rigueur et hayne dans les veines. Friuole
cause, me direz vous. Comment cause? il n’en faut point, pour
agiter nostre ame. Vne resuerie sans corps et sans subiect la regente
et l’agite. Que ie me mette à faire des chasteaux en Espaigne,3
mon imagination m’y forge des commoditez et des plaisirs,
desquels mon ame est reellement chatouillee et resiouye. Combien
de fois embrouillons nous nostre esprit de cholere ou de tristesse,
par telles ombres, et nous inserons en des passions fantastiques,
178 qui nous alterent et l’ame et le corps? Quelles grimaces, estonnees,
riardes, confuses, excite la resuerie en noz visages! Quelles saillies
et agitations de membres et de voix! Semble-il pas de cet homme
seul, qu’il aye des visions fauces, d’vne presse d’autres hommes,
auec qui il negocie: ou quelque demon interne, qui le persecute?
Enquerez vous à vous, où est l’obiect de cette mutation? Est-il rien
sauf nous, en nature, que l’inanité substante, sur quoy elle puisse?
Cambyses pour auoir songé en dormant, que son frere deuoit deuenir
Roy de Perse, le fit mourir, vn frere qu’il aymoit, et duquel il
s’estoit tousiours fié. Aristodemus Roy des Messeniens se tua, pour1
vne fantasie qu’il print de mauuais augure, de ie ne sçay quel hurlement
de ses chiens. Et le Roy Midas en fit autant, troublé et fasché
de quelque mal plaisant songe qu’il auoit songé. C’est priser sa
vie iustement ce qu’elle est, de l’abandonner pour vn songe. Oyez
pourtant nostre ame, triompher de la misere du corps, de sa foiblesse,
de ce qu’il est en butte à toutes offences et alterations:
vrayement elle a raison d’en parler.

O prima infelix fingenti terra Prometheo!
Ille parum cauti pectoris egit opus.
Corpora disponens, mentem non vidit in arte,2
Recta animi primùm debuit esse via.

CHAPITRE V.    (TRADUCTION LIV. III, CH. V.)
Sur des vers de Virgile.

A mesure que les pensemens vtiles sont plus pleins, et solides, ils
sont aussi plus empeschans, et plus onereux. Le vice, la mort,
la pauureté, les maladies, sont subiects graues, et qui greuent. Il
faut auoir l’ame instruitte des moyens de soustenir et combatre
les maux, et instruite des regles de bien viure, et de bien croire:
et souuent l’esueiller et exercer en cette belle estude. Mais à vne
ame de commune sorte, il faut que ce soit auec relasche et moderation:
elle s’affolle, d’estre trop continuellement bandee. I’auoy
besoing en ieunesse, de m’aduertir et solliciter pour me tenir en office.3
L’alegresse et la santé ne conuiennent pas tant bien, dit-on,
180 auec ces discours serieux et sages. Ie suis à present en vn autre
estat. Les conditions de la vieillesse, ne m’aduertissent que trop,
m’assagissent et me preschent. De l’excez de la gayeté, ie suis
tombé en celuy de la seuerité: plus fascheux. Parquoy, ie me
laisse à cette heure aller vn peu à la desbauche, par dessein: et
employe quelque fois l’ame, à des pensemens folastres et ieunes,
où elle se seiourne. Ie ne suis meshuy que trop rassis, trop poisant,
et trop meur. Les ans me font leçon tous les iours, de froideur, et
de temperance. Ce corps fuyt le desreiglement, et le craint: il est
à son tour de guider l’esprit vers la reformation: il regente à son1
tour: et plus rudement et imperieusement. Il ne me laisse pas vne
heure, ny dormant ny veillant, chaumer d’instruction, de mort, de
patience, et de pœnitence. Ie me deffens de la temperance, comme
i’ay faict autresfois de la volupté: elle me tire trop arriere, et
iusques à la stupidité. Or ie veux estre maistre de moy, à tout
sens. La sagesse a ses excez, et n’a pas moins besoing de moderation
que la folie. Ainsi, de peur que ie ne seche, tarisse, et m’aggraue
de prudence, aux interualles que mes maux me donnent,

Mens intenta suis ne siet vsque malis,

ie gauchis tout doucement, et desrobe ma veuë de ce ciel orageux2
et nubileux que i’ay deuant moy. Lequel, Dieu mercy, ie considere
bien sans effroy, mais non pas sans contention, et sans estude. Et
me vay amusant en la recordation des ieunesses passees:

Animus quod perdidit, optat,
Atque in præterita se totus imagine versat.

Que l’enfance regarde deuant elle, la vieillesse derriere: estoit ce
pas ce que signifioit le double visage de Ianus? Les ans m’entrainnent
s’ils veulent, mais à reculons. Autant que mes yeux peuuent
recognoistre cette belle saison expiree, ie les y destourne à secousses.
Si elle eschappe de mon sang et de mes veines, aumoins n’en3
veux-ie déraciner l’image de la memoire.

Hoc est
Viuere bis, vita posse priore frui.
Platon ordonne aux vieillards d’assister aux exercices, danses,
et ieux de la ieunesse, pour se resiouyr en autruy, de la soupplesse
et beauté du corps, qui n’est plus en eux: et rappeller en leur souuenance,
la grace et faueur de cet aage verdissant. Et veut qu’en
ces esbats, ils attribuent l’honneur de la victoire, au ieune homme,
qui aura le plus esbaudi et resioui, et plus grand nombre d’entre
eux. Ie merquois autresfois les iours poisans et tenebreux, comme4
182 extraordinaires. Ceux-là sont tantost les miens ordinaires: les extraordinaires
sont les beaux et serains. Ie m’en vay au train de
tressaillir, comme d’vne nouuelle faueur, quand aucune chose ne
me deult. Que ie me chatouille, ie ne puis tantost plus arracher vn
pauure rire de ce meschant corps. Ie ne m’esgaye qu’en fantasie et
en songe: pour destourner par ruse, le chagrin de la vieillesse.
Mais certes il faudroit autre remede, qu’en songe. Foible lucte, de
l’art contre la nature. C’est grand simplesse, d’alonger et anticiper,
comme chacun fait, les incommoditez humaines. I’ayme mieux
estre moins long temps vieil, que d’estre vieil, auant que de l’estre.1
Iusques aux moindres occasions de plaisir que ie puis rencontrer,
ie les empoigne. Ie congnois bien par ouyr dire, plusieurs especes
de voluptez prudentes, fortes et glorieuses: mais l’opinion ne
peut pas assez sur moy pour m’en mettre en appetit. Ie ne les veux
pas tant magnanimes, magnifiques et fastueuses, comme ie les veux
doucereuses, faciles et prestes. A natura discedimus: populo nos
damus, nullius rei bono auctori. Ma philosophie est en action, en
vsage naturel et present: peu en fantasie. Prinssé-ie plaisir à
iouer aux noisettes et à la toupie!

Non ponebat enim rumores ante salutem.2

La volupté est qualité peu ambitieuse; elle s’estime assez riche de
soy, sans y mesler le prix de la reputation: et s’ayme mieux à
l’ombre. Il faudroit donner le foüet à vn ieune homme, qui s’amuseroit
à choisir le goust du vin, et des sauces. Il n’est rien que
i’aye moins sçeu, et moins prisé: à cette heure ie l’apprens. I’en ay
grand honte, mais qu’y feroy-ie? I’ay encor plus de honte et de
despit, des occasions qui m’y poussent. C’est à nous, à resuer et
baguenauder, et à la ieunesse à se tenir sur la reputation et sur le
bon bout. Elle va vers le monde, vers le credit: nous en venons.
Sibi arma, sibi equos, sibi hastas, sibi clauam, sibi pilam, sibi natationes3
et cursus habeant: nobis senibus, ex lusionibus multis, talos
relinquant et tesseras. Les loix mesme nous enuoyent au logis. Ie
ne puis moins en faueur de cette chetiue condition, où mon aage
me pousse, que de luy fournir de ioüets et d’amusoires, comme à
l’enfance: aussi y retombons nous. Et la sagesse et la folie, auront
prou à faire, à m’estayer et secourir par offices alternatifs, en cette
calamité d’aage.

Misce stultitiam consiliis breuem.

Ie fuis de mesme les plus legeres pointures: et celles qui ne
m’eussent pas autresfois esgratigné, me transpercent à cette heure.4
Mon habitude commence de s’appliquer si volontiers au mal: in
fragili corpore odiosa omnis offensio est.

184 Ménsque pati durum sustinet ægra nihil.

I’ay esté tousiours chatouilleux et delicat aux offences, ie suis plus
tendre à cette heure, et ouuert par tout.

Et minimæ vires frangere quassa valent.

Mon iugement m’empesche bien de regimber et gronder contre les
inconuenients que Nature m’ordonne à souffrir, mais non pas de
les sentir. Ie courrois d’vn bout du monde à l’autre, chercher vn
bon an de tranquillité plaisante et eniouee, moy, qui n’ay autre fin
que viure et me resiouyr. La tranquillité sombre et stupide, se
trouue assez pour moy, mais elle m’endort et enteste: ie ne m’en1
contente pas. S’il y a quelque personne, quelque bonne compagnie,
aux champs, en la ville, en France, ou ailleurs, resseante, ou voyagere,
à qui mes humeurs soient bonnes, de qui les humeurs me
soyent bonnes, il n’est que de siffler en paume, ie leur iray fournir
des Essays, en chair et en os.   Puisque c’est le priuilege de l’esprit,
de se r’auoir de la vieillesse, ie luy conseille autant que ie
puis, de le faire: qu’il verdisse, qu’il fleurisse ce pendant, s’il
peut, comme le guy sur vn arbre mort. Ie crains que c’est vn traistre:
il s’est si estroittement affreté au corps, qu’il m’abandonne à
tous coups, pour le suiure en sa necessité. Ie le flatte à part, ie le2
practique pour neant: i’ay beau essayer de le destourner de cette
colligence, et luy presenter et Seneque et Catulle, et les dames et
les dances royalles: si son compagnon a la cholique, il semble
qu’il l’ayt aussi. Les puissances mesmes qui luy sont particulieres
et propres, ne se peuuent lors sousleuer: elles sentent euidemment
le morfondu: il n’y a poinct d’allegresse en ses productions,
s’il n’en y a quand et quand au corps.   Noz maistres ont tort, dequoy
cherchants les causes des eslancements extraordinaires de
nostre esprit, outre ce qu’ils en attribuent à vn rauissement diuin,
à l’amour, à l’aspreté guerriere, à la poësie, au vin: ils n’en ont3
donné sa part à la santé. Vne santé bouillante, vigoureuse, pleine,
oysiue, telle qu’autrefois la verdeur des ans et la securité, me la
fournissoient par venuës. Ce feu de gayeté suscite en l’esprit des
eloises viues et claires outre nostre clairté naturelle: et entre les
enthousiasmes, les plus gaillards, sinon les plus esperdus. Or bien,
ce n’est pas merueille, si vn contraire estat affesse mon esprit, le
clouë, et en tire vn effect contraire.

Ad nullum consurgit opus cum corpore languet.

Et veut encores que ie luy sois tenu, dequoy il preste, comme il
dit, beaucoup moins à ce consentement, que ne porte l’vsage ordinaire4
des hommes. Aumoins pendant que nous auons trefue,
186 chassons les maux et difficultez de nostre commerce,

Dum licet, obducta soluatur fronte senectus:

tetrica sunt amœnanda iocularibus. I’ayme vne sagesse gaye et
ciuile, et fuis l’aspreté des mœurs, et l’austerité: ayant pour suspecte
toute mine rebarbatiue:

Tristémque vultus tetrici arrogantiam;
Et habet tristis quoque turba cynædos.

Ie croy Platon de bon cœur, qui dit les humeurs faciles ou difficiles,
estre vn grand preiudice à la bonté ou mauuaistié de l’ame.
Socrates eut vn visage constant, mais serein et riant. Non fascheusement1
constant, comme le vieil Crassus, qu’on ne veit iamais rire.
La vertu est qualité plaisante et gaye.   Ie sçay bien que fort peu
de gens rechigneront à la licence de mes escrits, qui n’ayent plus
à rechigner à la licence de leur pensee. Ie me conforme bien à leur
courage: mais i’offence leurs yeux. C’est vne humeur bien ordonnee,
de pinser les escrits de Platon, et couler ses negociations pretendues
auec Phedon, Dion, Stella, Archeanassa. Non pudeat dicere,
quod non pudet sentire. Ie hay vn esprit hargneux et triste, qui
glisse par dessus les plaisirs de sa vie, et s’empoigne et paist aux
malheurs. Comme les mouches, qui ne peuuent tenir contre vn2
corps bien poly, et bien lissé, et s’attachent et reposent aux lieux
scabreux et raboteux. Et comme les vantouses, qui ne hument et
appetent que le mauuais sang.   Au reste, ie me suis ordonné
d’oser dire tout ce que i’ose faire: et me desplaist des pensees
mesmes impubliables. La pire de mes actions et conditions, ne me
semble pas si laide, comme ie trouue laid et lasche, de ne l’oser
aduouer. Chacun est discret en la confession, on le deuroit estre
en l’action. La hardiesse de faillir, est aucunement compensee et
bridee, par la hardiesse de le confesser. Qui s’obligeroit à tout
dire, s’obligeroit à ne rien faire de ce qu’on est contraint de taire.3
Dieu vueille que cet excés de ma licence, attire nos hommes iusques
à la liberté: par dessus ces vertus couardes et mineuses, nees
de nos imperfections: qu’aux despens de mon immoderation, ie
les attire iusques au point de la raison. Il faut voir son vice, et
l’estudier, pour le redire: ceux qui le celent à autruy, le celent
ordinairement à eux mesmes: et ne le tiennent pas pour assés couuert,
s’ils le voyent. Ils le soustrayent et desguisent à leur propre
conscience. Quare vitia sua nemo confitetur? Quia etiam nunc in
188 illis est, somnium narrare vigilantis est. Les maux du corps s’esclaircissent
en augmentant. Nous trouuons que c’est goutte, ce que
nous nommions rheume ou foulleure. Les maux de l’ame s’obscurcissent
en leurs forces: le plus malade les sent le moins. Voyla
pourquoy il les faut souuent remanier au iour, d’vne main impiteuse:
les ouurir et arracher du creus de nostre poitrine. Comme
en matiere de biens faicts, de mesme en matiere de mesfaicts, c’est
par fois satisfaction que la seule confession. Est-il quelque laideur
au faillir, qui nous dispense de nous en confesser? Ie souffre peine
à me feindre: si que i’euite de prendre les secrets d’autruy en1
garde, n’ayant pas bien le cœur de desaduouer ma science. Ie puis
la taire, mais la nyer, ie ne puis sans effort et desplaisir. Pour
estre bien secret, il le faut estre par nature, non par obligation.
C’est peu, au seruice des Princes, d’estre secret, si on n’est menteur
encore. Celuy qui s’enquestoit à Thales Milesius, s’il deuoit
solemnellement nyer d’auoir paillardé, s’il se fust addressé à moy,
ie luy eusse respondu, qu’il ne le deuoit pas faire, car le mentir
me semble encore pire que la paillardise. Thales luy conseilla tout
autrement, et qu’il iurast, pour garentir le plus, par le moins. Toutesfois
ce conseil n’estoit pas tant election de vice, que multiplication.2
Sur quoy disons ce mot en passant, qu’on fait bon marché à
vn homme de conscience, quand on luy propose quelque difficulté
au contrepoids du vice: mais quand on l’enferme entre deux vices,
on le met à vn rude choix. Comme on fit Origene: ou qu’il idolatrast,
ou qu’il se souffrist iouyr charnellement, à vn grand vilain
Æthiopien qu’on luy presenta. Il subit la premiere condition: et
vitieusement, dit-on. Pourtant ne seroient pas sans goust, selon
leur erreur, celles qui nous protestent en ce temps, qu’elles aymeroient
mieux charger leur conscience de dix hommes, que d’vne
messe.   Si c’est indiscretion de publier ainsi ses erreurs, il n’y a3
pas grand danger qu’elle passe en exemple et vsage. Car Ariston
disoit, que les vens que les hommes craignent le plus, sont ceux qui
les descouurent. Il faut rebrasser ce sot haillon qui cache nos
mœurs. Ils enuoyent leur conscience au bordel, et tiennent leur
contenance en regle. Iusques aux traistres et assassins, ils espousent
les loix de la ceremonie, et attachent là leur deuoir. Si n’est-ce,
ny à l’iniustice de se plaindre de l’inciuilité, ny à la malice de
190 l’indiscretion. C’est dommage qu’vn meschant homme ne soit encore
vn sot, et que la decence pallie son vice. Ces incrustations n’appartiennent
qu’à vne bonne et saine paroy, qui merite d’estre conseruee,
d’être blanchie.   En faueur des Huguenots, qui accusent nostre
confession auriculaire et priuee, ie me confesse en publiq, religieusement
et purement. Sainct Augustin, Origene, et Hippocrates, ont
publié les erreurs de leurs opinions: moy encore de mes mœurs.
Ie suis affamé de me faire congnoistre: et ne me chaut à combien,
pourueu que ce soit veritablement. Ou pour dire mieux, ie n’ay
faim de rien: mais ie fuis mortellement, d’estre pris en eschange,1
par ceux à qui il arriue de congnoistre mon nom. Celuy qui fait
tout pour l’honneur et pour la gloire, que pense-il gaigner, en se
produisant au monde en masque, desrobant son vray estre à la
congnoissance du peuple? Louez un bossu de sa belle taille, il le
doit receuoir à iniure: si vous estes couard, et qu’on vous honnore
pour vn vaillant homme, est-ce de vous qu’on parle? On vous prend
pour vn autre. I’aymeroy aussi cher, que celuy-là se gratifiast des
bonnetades qu’on luy faict, pensant qu’il soit maistre de la trouppe,
luy qui est des moindres de la suitte. Archelaus Roy de Macedoine,
passant par la ruë, quelqu’vn versa de l’eau sur luy: les assistans2
disoient qu’il deuoit le punir. Voyre mais, fit-il, il n’a pas versé
l’eau sur moy, mais sur celuy qu’il pensoit que ie fusse. Socrates
à celuy, qui l’aduertissoit: qu’on mesdisoit de luy. Point, dit-il: il
n’y a rien en moy de ce qu’ils disent. Pour moy, qui me loüeroit
d’estre bon pilote, d’estre bien modeste, ou d’estre bien chaste, ie
ne luy en deurois nul grammercy. Et pareillement, qui m’appelleroit
traistre, voleur, ou yurongne, ie me tiendroy aussi peu offencé.
Ceux qui se mescognoissent, se peuuent paistre de fauces approbations:
non pas moy, qui me voy, et qui me recherche iusques aux
entrailles, qui sçay bien ce qu’il m’appartient. Il me plaist d’estre3
moins loué, pourueu que ie soy mieux congneu. On me pourroit
tenir pour sage en telle condition de sagesse, que ie tien pour sottise.
Ie m’ennuye que mes Essais seruent les dames de meuble
commun seulement, et de meuble de sale: ce chapitre me fera du
cabinet. I’ayme leur commerce vn peu priué: le publique est sans
faueur et saueur. Aux adieux, nous eschauffons outre l’ordinaire
l’affection enuers les choses que nous abandonnons. Ie prens l’extreme
192 congé des ieux du monde: voicy nos dernieres accolades.
Mais venons à mon theme. Qu’a faict l’action genitale aux
hommes, si naturelle, si necessaire, et si iuste, pour n’en oser parler
sans vergongne, et pour l’exclurre des propos serieux et reglez?
Nous prononçons hardiment, tuer, desrober, trahir: et cela, nous
n’oserions qu’entre les dents. Est-ce à dire, que moins nous en
exhalons en parole, d’autant nous auons loy d’en grossir la pensee?
Car il est bon, que les mots qui sont le moins en vsage, moins
escrits, et mieux teuz, sont les mieux sceus, et plus generalement
cognus. Nul aage, nulles mœurs l’ignorent non plus que le pain.1
Ils s’impriment en chascun, sans estre exprimez, et sans voix et sans
figure. Et le sexe qui le fait le plus, a charge de le taire le plus.
C’est vne action, que nous auons mis en la franchise du silence,
d’où c’est crime de l’arracher. Non pas pour l’accuser et iuger. Ny
n’osons la fouëtter, qu’en periphrase et peinture. Grand faueur à vn
criminel, d’estre si execrable, que la iustice estime iniuste, de le
toucher et de le veoir: libre et sauué par le benefice de l’aigreur
de sa condamnation. N’en va-il pas comme en matiere de liures, qui
se rendent d’autant plus venaux et publiques, de ce qu’ils sont supprimez?
Ie m’en vay pour moy, prendre au mot l’aduis d’Aristote,2
qui dit, L’estre honteux, seruir d’ornement à la ieunesse, mais de
reproche à la vieillesse. Ces vers se preschent en l’escole ancienne:
escole à laquelle ie me tien bien plus qu’à la moderne: ses vertus
me semblent plus grandes, ses vices moindres.

Ceux qui par trop fuyant Venus estriuent,
Faillent autant que ceux qui trop la suiuent.

Tu, Dea, tu rerum naturam sola gubernas,
Nec sine te quicquam dias in luminis oras
Exoritur, neque fit lætum, nec amabile quicquam.
Ie ne sçay qui a peu mal mesler Pallas et les Muses, auec Venus,3
et les refroidir enuers l’amour: mais ie ne voy aucunes deitez qui
s’auiennent mieux, ny qui s’entredoiuent plus. Qui ostera aux muses
les imaginations amoureuses, leur desrobera le plus bel entretien
qu’elles ayent, et la plus noble matiere de leur ouurage: et qui
fera perdre à l’amour la communication et seruice de la poësie
l’affoiblira de ses meilleures armes. Par ainsin on charge le Dieu
194 d’accointance, et de bien-vueillance, et les Deesses protectrices
d’humanité et de iustice, du vice d’ingratitude et de mescognoissance.
Ie ne suis pas de si long temps cassé de l’estat et suitte de ce
Dieu, que ie n’aye la memoire informee de ses forces et valeurs:

Agnosco veteris vestigia flammæ.

Il y a encore quelque demeurant d’emotion et chaleur apres la
fiéure.

Nec mihi deficiat calor hic, hyemantibus annis.

Tout asseché que ie suis, et appesanty, ie sens encore quelques
tiedes restes de cette ardeur passee.1

Qual l’alto Ægeo per che Aquilone o Noto
Cessi, che tutto prima il vuolse et scosse,
Non s’accheta ei perto, ma’l sono el’ moto,
Ritien dell’ onde anco agitate è grosse.

Mais de ce que ie m’y entends, les forces et valeur de ce Dieu, se
trouuent plus vifues et plus animees, en la peinture de la poësie,
qu’en leur propre essence.

Et versus digitos habet.

Elle represente ie ne sçay quel air, plus amoureux que l’amour
mesme. Venus n’est pas si belle toute nüe, et viue, et haletante,2
comme elle est icy chez Virgile.

Dixerat, et niueis hinc atque hinc Diua lacertis
Cunctantem amplexu molli fouet. Ille repente
Accepit solitam flammam, notúsque medullas
Intrauit calor, et labefacta per ossa cucurrit.
Non secus atque olim tonitru cùm rupta corusco
Ignea rima micans percurrit lumine nimbos.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ea verba loquutus,
Optatos dedit amplexus, placidúmque petiuit
Coniugis infusus gremio per membra soporem.3
Ce que i’y trouue à considerer, c’est qu’il la peinct vn peu bien
esmeüe pour vne Venus maritale. En ce sage marché, les appetits
ne se trouuent pas si follastres: ils sont sombres et plus mousses.
L’amour hait qu’on se tienne par ailleurs que par luy, et se mesle
laschement aux accointances qui sont dressees et entretenues soubs
autre titre: comme est le mariage. L’alliance, les moyens, y poisent
par raison, autant ou plus, que les graces et la beauté. On ne
se marie pas pour soy, quoy qu’on die: on se marie autant ou plus,
pour sa posterité, pour sa famille. L’vsage et l’interest du mariage
touche nostre race, bien loing par delà nous. Pourtant me plaist4
cette façon, qu’on le conduise plustost par main tierce, que par les
propres: et par le sens d’autruy, que par le sien. Tout cecy, combien
à l’opposite des conuentions amoureuses? Aussi est-ce vne
196 espece d’inceste, d’aller employer à ce parentage venerable et sacré,
les efforts et les extrauagances de la licence amoureuse, comme il
me semble auoir dict ailleurs. Il faut, dit Aristote, toucher sa femme
prudemment et seuerement, de peur qu’en la chatouillant trop lasciuement,
le plaisir ne la face sortir hors des gons de raison. Ce
qu’il dit pour la conscience, les medecins le disent pour la santé.
Qu’vn plaisir excessiuement chaud, voluptueux, et assidu, altere la
semence, et empesche la conception. Disent d’autre part, qu’à vne
congression languissante, comme celle là est de sa nature: pour la
remplir d’vne iuste et fertile chaleur, il s’y faut presenter rarement,1
et à notables interualles;

Quo rapiat sitiens Venerem interiúsque recondat.

Ie ne voy point de mariages qui faillent plustost, et se troublent,
que ceux qui s’acheminent par la beauté, et desirs amoureux. Il y
faut des fondemens plus solides, et plus constans, et y marcher
d’aguet: cette boüillante allegresse n’y vaut rien.   Ceux qui pensent
faire honneur au mariage, pour y ioindre l’amour, font, ce me
semble, de mesme ceux, qui pour faire faueur à la vertu, tiennent
que la noblesse n’est autre chose que vertu. Ce sont choses qui ont
quelque cousinage: mais il y a beaucoup de diuersité: on n’a que2
faire de troubler leurs noms et leurs tiltres. On fait tort à l’vne ou
à l’autre de les confondre. La noblesse est vne belle qualité, et introduite
auec raison: mais d’autant que c’est vne qualité dependant
d’autruy, et qui peut tomber en vn homme vicieux et de neant, elle
est en estimation bien loing au dessoubs de la vertu. C’est vne
vertu, si ce l’est, artificielle et visible: dependant du temps et de la
fortune: diuerse en forme selon les contrees, viuante et mortelle:
sans naissance, non plus que la riuiere du Nil: genealogique et
commune; de suite et de similitude: tiree par consequence, et consequence
bien foible. La science, la force, la bonté, la beauté, la3
richesse, toutes autres qualitez, tombent en communication et en
commerce: cetty-cy se consomme en soy, de nulle emploite au seruice
d’autruy. On proposoit à l’vn de nos Roys, le choix de deux
competiteurs, en vne mesme charge, desquels l’vn estoit Gentil’homme,
l’autre ne l’estoit point: il ordonna que sans respect de
cette qualité, on choisist celuy qui auroit le plus de merite: mais
où la valeur seroit entierement pareille, qu’alors on eust respect à
la noblesse: c’estoit iustement luy donner son rang. Antigonus à
198 vn ieune homme incogneu, qui luy demandoit la charge de son
pere, homme de valeur, qui venoit de mourir: Mon amy, dit-il, en
tels bien faicts, ie ne regarde pas tant la noblesse de mes soldats,
comme ie fais leur proüesse. De vray, il n’en doibt pas aller comme
des officiers des Roys de Sparte, trompettes, menestriers, cuisiniers,
à qui en leurs charges succedoient les enfants, pour ignorants qu’ils
fussent, auant les mieux experimentez du mestier. Ceux de Callicut
font des nobles, vne espece par dessus l’humaine. Le mariage leur
est interdit, et toute autre vacation que bellique. De concubines,
ils en peuuent auoir leur saoul: et les femmes autant de ruffiens:1
sans ialousie les vns des autres. Mais c’est vn crime capital et irremissible,
de s’accoupler à personne d’autre condition que la leur.
Et se tiennent pollus, s’ils en sont seulement touchez en passant:
et, comme leur noblesse en estant merueilleusement iniuriee et
interessee, tuent ceux qui seulement ont approché vn peu trop pres
d’eux. De maniere que les ignobles sont tenus de crier en marchant,
comme les gondoliers de Venise, au contour des ruës, pour ne
s’entreheurter: et les nobles leur commandent de se ietter au
quartier qu’ils veulent. Ceux cy euitent par là, cette ignominie,
qu’ils estiment perpetuelle; ceux là vne mort certaine. Nulle duree2
de temps, nulle faueur de Prince, nul office, ou vertu, ou richesse
peut faire qu’vn roturier deuienne noble. A quoy ayde cette coustume,
que les mariages sont defendus de l’vn mestier à l’autre. Ne
peut vne de race cordonniere, espouser vn charpentier: et sont les
parents obligez de dresser les enfants à la vacation des peres,
precisement, et non à autre vacation: par où se maintient la distinction
et continuation de leur fortune.   Vn bon mariage, s’il en
est, refuse la compagnie et conditions de l’amour: il tasche à representer
celles de l’amitié. C’est vne douce societé de vie, pleine
de constance, de fiance, et d’vn nombre infiny d’vtiles et solides3
offices, et obligations mutuelles. Aucune femme qui en sauoure le
goust,

Optato quam iunxit lumine tæda,

ne voudroit tenir lieu de maistresse à son mary. Si elle est logee en
son affection, comme femme, elle y est bien plus honorablement et
seurement logee. Quand il fera l’esmeu ailleurs, et l’empressé, qu’on
luy demande pourtant lors, à qui il aymeroit mieux arriuer vne
200 honte, ou à sa femme ou à sa maistresse, de qui la desfortune l’affligeroit
le plus, à qui il desire plus de grandeur: ces demandes
n’ont aucun doubte en vn mariage sain.   Ce qu’il s’en voit si peu
de bons, est signe de son prix et de sa valeur. A le bien façonner et
à le bien prendre, il n’est point de plus belle piece en notre societé.
Nous ne nous en pouuons passer, et l’allons auilissant. Il en aduient
ce qui se voit aux cages, les oyseaux qui en sont dehors, desesperent
d’y entrer; et d’vn pareil soing en sortir, ceux qui sont au dedans.
Socrates, enquis, qui estoit plus commode, prendre, ou ne
prendre point de femme: Lequel des deux, dit-il, on face, on s’en1
repentira. C’est vne conuention à laquelle se rapporte bien à point
ce qu’on dit, homo homini, ou Deus, ou lupus. Il faut le rencontre
de beaucoup de qualitez à le bastir. Il se trouue en ce temps plus
commode aux ames simples et populaires, où les delices, la curiosité,
et l’oysiueté, ne le troublent pas tant. Les humeurs desbauchees,
comme est la mienne, qui hay toute sorte de liaison et d’obligation,
n’y sont pas si propres.

Et mihi dulce magis resoluto viuere collo.
De mon dessein, i’eusse fuy d’espouser la sagesse mesme, si
elle m’eust voulu. Mais nous auons beau dire: la coustume et2
l’vsage de la vie commune, nous emporte. La plus part de mes
actions se conduisent par exemple, non par choix. Toutesfois ie ne
m’y conuiay pas proprement. On m’y mena, et y fus porté par des
occasions estrangeres. Car non seulement les choses incommodes,
mais il n’en est aucune si laide et vitieuse et euitable, qui ne puisse
deuenir acceptable par quelque condition et accident, tant l’humaine
posture est vaine. Et y fus porté, certes plus preparé lors, et plus
rebours, que ie ne suis à present, apres l’auoir essayé. Et tout
licencieux qu’on me tient, i’ay en verité plus seuerement obserué
les loix de mariage, que ie n’auois ny promis ny esperé. Il n’est3
plus temps de regimber quand on s’est laissé entrauer. Il faut prudemment
mesnager sa liberté: mais depuis qu’on s’est submis à
l’obligation, il s’y faut tenir soubs les loix du debuoir commun,
aumoins s’en efforcer. Ceux qui entreprennent ce marché pour s’y
202 porter auec hayne et mespris, font iniustement et incommodément.
Et cette belle regle que ie voy passer de main en main entre elles,
comme vn sainct oracle,

Sers ton mary comme ton maistre,
Et t’en garde comme d’vn traistre:

qui est à dire: Porte toy enuers luy, d’vne reuerence contrainte,
ennemye, et deffiante (cry de guerre et de deffi) est pareillement
iniurieuse et difficile. Ie suis trop mol pour desseins si espineux. A
dire vray, ie ne suis pas arriué à cette perfection d’habileté et galantise
d’esprit, que de confondre la raison auec l’iniustice, et mettre1
en risee tout ordre et regle qui n’accorde à mon appetit. Pour
hayr la superstition, ie ne me iette pas incontinent à l’irreligion. Si
on ne fait tousiours son debuoir, au moins le faut il tousiours
aymer et recognoistre: c’est trahison, se marier sans s’espouser.
Passons outre.   Nostre poëte represente vn mariage plein d’accord
et de bonne conuenance, auquel pourtant il n’y a pas beaucoup
de loyauté. A il voulu dire, qu’il ne soit pas impossible de se rendre
aux efforts de l’amour, et ce neantmoins reseruer quelque deuoir
enuers le mariage: et qu’on le peut blesser, sans le rompre
tout à faict? Tel valet ferre la mule au maistre qu’il ne hayt pas2
pourtant. La beauté, l’oportunité, la destinee (car la destinee y met
aussi la main)

Fatum est in partibus illis
Quas sinus abscondit: nam si tibi sidera cessent,
Nil faciet longi mensura incognita nerui,

l’ont attachée à vn estranger: non pas si entiere peut estre, qu’il
ne luy puisse rester quelque liaison par où elle tient encore à son
mary. Ce sont deux desseins, qui ont des routes distinguees, et non
confondues. Vne femme se peut rendre à tel personnage, que nullement
elle ne voudroit auoir espousé: ie ne dy pas pour les conditions3
de la fortune, mais pour celles mesmes de la personne. Peu
de gens ont espousé des amies qui ne s’en soient repentis. Et iusques
en l’autre monde, quel mauuais mesnage fait Iupiter avec sa
femme, qu’il auoit premierement pratiquee et iouyë par amourettes?
C’est ce qu’on dit, chier dans le panier, pour apres le mettre
sur sa teste. I’ay veu de mon temps en quelque bon lieu, guerir
honteusement et deshonnestement, l’amour, par le mariage: les
considerations sont trop autres. Nous aymons, sans nous empescher
deux choses diuerses, et qui se contrarient. Isocrates disoit,
que la ville d’Athenes plaisoit à la mode que font les dames qu’on4
204 sert par amour, chacun aymoit à s’y venir promener, et y passer
son temps: nul ne l’aymoit pour l’espouser: c’est à dire, pour s’y
habituer et domicilier. I’ay auec despit, veu des maris hayr leurs
femmes, de ce seulement, qu’ils leur font tort. Aumoins ne les faut
il pas moins aymer, de nostre faute: par repentance et compassion
aumoins, elles nous en deuroient estre plus cheres.   Ce sont fins
differentes, et pourtant compatibles, dit-il, en quelque façon. Le
mariage a pour sa part, l’vtilité, la iustice, l’honneur, et la constance:
vn plaisir plat, mais plus vniuersel. L’amour se fonde au
seul plaisir: et l’a de vray plus chatouilleux, plus vif, et plus aigu:1
vn plaisir attizé par la difficulté: il y faut de la piqueure et de la
cuison. Ce n’est plus amour, s’il est sans fleches et sans feu. La
liberalité des dames est trop profuse au mariage, et esmousse la
poincte de l’affection et du desir. Pour fuïr à cet inconuenient,
voyez la peine qu’y prennent en leurs loix Lycurgus et Platon.
   Les femmes n’ont pas tort du tout, quand elles refusent les regles
de vie, qui sont introduites au monde: d’autant que ce sont les
hommes qui les ont faictes sans elles. Il y a naturellement de la
brigue et riotte entre elles et nous. Le plus estroit consentement
que nous ayons auec elles, encores est-il tumultuaire et tempestueux.2
A l’aduis de nostre autheur, nous les traictons inconsiderément
en cecy. Apres que nous auons cogneu, qu’elles sont sans
comparaison plus capables et ardentes aux effects de l’amour que
nous, et que ce prestre ancien l’a ainsi tesmoigné, qui auoit esté
tantost homme, tantost femme:

Venus huic erat vtraque nota.

Et en outre, que nous auons appris de leur propre bouche, la
preuue qu’en firent autrefois, en diuers siecles, vn Empereur et vne
Emperiere de Rome, maistres ouuriers et fameux en cette besongne:
luy despucela bien en vne nuict dix vierges Sarmates ses3
captiues: mais elle fournit reelement en vne nuict, à vingt et cinq
entreprinses, changeant de compagnie selon son besoing et son goust,

Adhuc ardens rigidæ tentigine vuluæ:
Et lassata viris, nondum satiata recessit.

Et que sur le different aduenu à Cateloigne, entre vne femme, se
plaignant des efforts trop assiduelz de son mary (non tant à mon
aduis qu’elle en fust incommodee, car ie ne crois les miracles qu’en
foy, comme pour retrancher soubs ce pretexte, et brider en ce
mesme, qui est l’action fondamentale du mariage, l’authorité des
maris enuers leurs femmes: et pour montrer que leurs hergnes, et4
206 leur malignité passent outre la couche nuptiale, et foulent aux pieds
graces et douceurs mesmes de Venus) à laquelle plainte, le mary
respondoit, homme vrayement brutal et desnaturé, qu’aux iours
mesme de ieusne il ne s’en sçauroit passer à moins de dix: interuint
ce notable arrest de la Royne d’Aragon: par lequel, apres meure
deliberation de conseil, cette bonne Royne, pour donner regle et
exemple à tout temps, de la moderation et modestie requise en vn
iuste mariage: ordonna pour bornes legitimes et necessaires, le
nombre de six par iour: relaschant et quitant beaucoup du besoing
et desir de son sexe, pour establir, disoit-elle, vne forme aysee, et1
par consequent permanante et immuable. En quoy s’escrient les
docteurs, quel doit estre l’appetit et la concupiscence feminine,
puisque leur raison, leur reformation, et leur vertu, se taille à ce
prix? considerans le diuers iugement de nos appetits. Car Solon
patron de l’eschole legiste ne taxe qu’à trois fois par mois, pour ne
faillir point, cette hantise coniugale. Apres avoir creu, dis-ie, et
presché cela, nous sommes allez, leur donner la continence peculierement
en partage: et sur peines dernieres et extremes.   Il
n’est passion plus pressante, que cette cy, à laquelle nous voulons
qu’elles resistent seules: non simplement, comme à vn vice de sa2
mesure: mais comme à l’abomination et execration plus qu’à l’irreligion
et au parricide: et nous nous y rendons ce pendant sans
coulpe et reproche. Ceux mesme d’entre nous, qui ont essayé d’en
venir à bout, ont assez auoué quelle difficulté, ou plustost impossibilité
il y auoit, vsant de remedes materiels, à mater, affoiblir et
refroidir le corps. Nous au contraire, les voulons saines, vigoreuses,
en bon point, bien nourries, et chastes ensemble: c’est à
dire, et chaudes et froides. Car le mariage, que nous disons auoir
charge de les empescher de bruler, leur aporte peu de refraichissement
selon nos mœurs. Si elles en prennent vn, à qui la vigueur3
de l’aage boult encores, il fera gloire de l’espandre ailleurs.

Sit tandem pudor, aut eamus in ius,
Multis mentula millibus redempta,
Non est hæc tua, Basse, vendidisti.

208 Le philosophe Polemon fut iustement appellé en iustice par sa
femme, de ce qu’il alloit semant en vn champ sterile le fruict deu
au champ genital. Si c’est de ces autres cassez, les voyla en plein
mariage, de pire condition que vierges et vefues. Nous les tenons
pour bien fournies, par ce qu’elles ont vn homme aupres. Comme
les Romains tindrent pour viollee Clodia Læta, vestale, que Caligula
auoit approchée, encore qu’il fust aueré, qu’il ne l’auoit qu’approchée.
Mais au rebours; on recharge par là, leur necessité:
d’autant que l’attouchement et la compagnie de quelque masle que
ce soit, esueille leur chaleur, qui demeureroit plus quiete en la1
solitude. Et à cette fin, comme il est vray-semblable, de rendre par
cette circonstance et consideration, leur chasteté plus meritoire.
Boleslaus et Kinge sa femme, Roys de Poulongne, la vouërent d’vn
commun accord, couchez ensemble, le iour mesme de leurs nopces:
et la maintindrent à la barbe des commoditez maritales.   Nous
les dressons dés l’enfance, aux entremises de l’amour: leur grace,
leur attiffeure, leur science, leur parole, toute leur instruction, ne
regarde qu’à ce but. Leurs gouuernantes ne leur impriment autre
chose que le visage de l’amour, ne fust qu’en le leur representant
continuellement pour les en desgouster. Ma fille, c’est tout ce que2
i’ay d’enfans, est en l’aage auquel les loix excusent les plus eschauffees
de se marier. Elle est d’vne complexion tardiue, mince et
molle, et a esté par sa mere esleuee de mesme, d’vne forme retiree
et particuliere: si qu’elle ne commence encore qu’à se desniaiser
de la naifueté de l’enfance. Elle lisoit vn liure François deuant moy:
le mot de, fouteau, s’y rencontra, nom d’vn arbre cogneu: la
femme qu’ell’ a pour sa conduitte, l’arresta tout court, vn peu rudement,
et la fit passer par dessus ce mauuais pas. Ie la laissay
faire, pour ne troubler leurs regles: car ie ne m’empesche aucunement
de ce gouuernement. La police feminine a vn train mysterieux,3
il faut le leur quitter. Mais si ie ne me trompe, le commerce de
vingt laquays, n’eust sçeu imprimer en sa fantasie, de six moys,
l’intelligence et vsage, et toutes les consequences du son de ces
syllabes scelerees, comme fit cette bonne vieille, par sa reprimende
et son interdiction.

Motus doceri gaudet Ionicos
Matura virgo, et frangitur artubus,
Iam nunc, et incestos amores
De tenero meditatur vngui,

Qu’elles se dispensent vn peu de la ceremonie, qu’elles entrent en4
liberté de discours, nous ne sommes qu’enfans au prix d’elles, en
210 cette science. Oyez leur representer nos poursuittes et nos entretiens:
elles vous font bien cognoistre que nous ne leur apportons
rien, qu’elles n’ayent sçeu et digeré sans nous. Seroit-ce ce que dit
Platon, qu’elles ayent esté garçons desbauchez autresfois? Mon
oreille se rencontra vn iour en lieu, où elle pouuoit desrober aucun
des discours faicts entre elles sans soupçon: que ne puis-ie le dire?
Nostre dame, (fis-ie), allons à cette heure estudier des frases d’Amadis,
et des registres de Boccace et de l’Aretin, pour faire les
habiles: nous employons vrayement bien notre temps: il n’est ny
parole, ny exemple, ny démarche qu’elles ne sçachent mieux que1
nos liures. C’est vne discipline qui naist dans leurs veines,

Et mentem Venus ipsa dedit,

que ces bons maistres d’escole, nature, ieunesse, et santé, leur
soufflent continuellement dans l’ame. Elles n’ont que faire de l’apprendre,
elles l’engendrent.

Nec tantum niueo gauisa est ulla columbo
Compar, vel si quid dicitur improbius,
Oscula mordenti semper decerpere rostro,
Quantum præcipuè multiuola est mulier.
Qui n’eust tenu vn peu en bride cette naturelle violence de leur2
desir, par la crainte et honneur, dequoy on les a pourueuës, nous
estions diffamez. Tout le mouuement du monde se resoult et rend
à cet accouplage: c’est vne matiere infuse par tout: c’est vn centre
où toutes choses regardent. On void encore des ordonnances de la
vieille et sage Rome, faictes pour le seruice de l’amour: et les
preceptes de Socrates, à instruire les courtisanes.

Necnon libelli Stoici inter sericos
Iacere puluillos amant.

Zenon parmy les loix, regloit aussi les escarquillemens, et les secousses
du depucelage. De quel sens estoit le liure du philosophe3
Strato, de la conionction charnelle? Et dequoy traittoit Theophraste,
en ceux qu’il intitula, l’vn l’Amoureux, l’autre de l’Amour?
Dequoy Aristippus au sien, des anciennes delices? Que veulent pretendre
les descriptions si estendues et viues en Platon, des amours
de son temps? Et le liure de l’Amoureux, de Demetrius Phalereus:
et Clinias, ou l’Amoureux forcé de Heraclides Ponticus? Et d’Antisthenes,
celuy de faire les enfants, ou des nopces: et l’autre, du
maistre ou de l’Amant? Et d’Aristo, celuy, des exercices amoureux?
de Cleanthes, vn de l’Amour, l’autre de l’art d’aymer? Les dialogues
amoureux de Spherus? Et la fable de Iupiter et Iuno de4
Chrysippus, eshontee au delà de toute souffrance? Et ses cinquante
212 epistres si lasciues? Ie veux laisser à part les escrits des philosophes,
qui ont suiuy la secte d’Epicurus protectrice de la volupté.
Cinquante deitez estoient au temps passé asseruies à cet office. Et
s’est trouué nation, où pour endormir la concupiscence de ceux qui
venoient à la deuotion, on tenoit aux temples des garses à iouyr
et estoit acte de ceremonie de s’en seruir auant venir à l’office:
Nimirum propter continentiam incontinentia necessaria est, incendium
ignibus extinguitur.   En la plus part du monde, cette partie
de nostre corps estoit deifiee. En mesme prouince, les vns se l’escorchoient
pour en offrir et consacrer vn lopin: les autres offroient1
et consacroient leur semence. En vne autre, les ieunes hommes se
le perçoient publiquement, et ouuroient en diuers lieux entre chair
et cuir, et trauersoient par ces ouuertures, des brochettes, les plus
longues et grosses qu’ils pouuoient souffrir: et de ces brochettes
faisoient apres du feu, pour offrande à leurs Dieux: estimez peu
vigoureux et peu chastes, s’ils venoient à s’estonner par la force de
cette cruelle douleur. Ailleurs, le plus sacré magistrat, estoit reueré
et recogneu par ces parties là. Et en plusieurs ceremonies
l’effigie en estoit portee en pompe, à l’honneur de diuerses diuinitez.
Les dames Ægyptiennes en la feste des Bacchanales, en portoient2
au col vn de bois, exquisement formé, grand et pesant,
chacune selon sa force: outre ce que la statue de leur Dieu, en representoit,
qui surpassoit en mesure le reste du corps. Les femmes
mariées icy pres, en forgent de leur couurechef vne figure sur leur
front, pour se glorifier de la iouyssance qu’elles en ont: et venant
à estre vefues, le couchent en arriere, et enseuelissent soubs leur
coiffure. Les plus sages matrones à Rome, estoient honnorees d’offrir
des fleurs et des couronnes au Dieu Priapus. Et sur ses parties
moins honnestes, faisoit-on soir les vierges, au temps de leurs
nopces. Encore ne sçay-ie si i’ay veu en mes iours quelque air de3
pareille deuotion. Que vouloit dire cette ridicule piece de la chaussure
de nos peres, qui se voit encore en nos Suysses? A quoy faire,
la montre que nous faisons à cette heure de nos pieces en forme,
soubs nos grecgues: et souuent, qui pis est, outre leur grandeur
naturelle, par fauceté et imposture? Il me prend enuie de croire,
que cette sorte de vestement fut inuentee aux meilleurs et plus
conscientieux siecles, pour ne piper le monde: pour que chacun
214 rendist en publiq compte de son faict. Les nations plus simples,
l’ont encore aucunement rapportant au vray. Lors on instruisoit la
science de l’ouurier, comme il se faict, de la mesure du bras ou du
pied. Ce bon homme qui en ma ieunesse, chastra tant de belles et
antiques statues en sa grande ville, pour ne corrompre la veuë,
suyuant l’aduis de cet autre antien bon homme,

Flagitij principium est nudare inter ciues corpora:

se deuoit aduiser, comme aux mysteres de la bonne Deesse, toute
apparence masculine en estoit forclose, que ce n’estoit rien auancer,
s’il ne faisoit encore chastrer, et cheuaux, et asnes, et nature en fin.1

Omne adeo genus in terris, hominùmque, ferarúmque,
Et genus æquoreum, pecudes pictæque volucres,
In furias ignémque ruunt.

Les Dieux, dit Platon, nous ont fourni d’vn membre inobedient et
tyrannique: qui, comme vn animal furieux, entreprend par la violence
de son appetit, sousmettre tout à soy. De mesmes aux femmes
le leur, comme vn animal glouton et auide, auquel si on refuse
aliments en sa saison, il forcene impatient de delay; et soufflant
sa rage en leurs corps, empesche les conduits, arreste la respiration,
causant mille sortes de maux: iusques à ce qu’ayant humé le2
fruit de la soif commune, il en ayt largement arrousé et ensemencé
le fond de leur matrice.   Or se deuoit aduiser aussi mon legislateur,
qu’à l’auanture est-ce vn plus chaste et fructueux vsage, de
leur faire de bonne heure cognoistre le vif, que de le leur laisser
deuiner, selon la liberté, et chaleur de leur fantasie. Au lieu des
parties vrayes, elles en substituent par desir et par esperance,
d’autres extrauagantes au triple. Et tel de ma cognoissance s’est
perdu, pour auoir faict la descouuerte des siennes, en lieu où il
n’estoit encore au propre de les mettre en possession de leur plus
serieux vsage. Quel dommage ne font ces enormes pourtraicts, que3
les enfants vont semant aux passages et escalliers des maisons
Royalles? De là leur vient vn cruel mespris de nostre portee naturelle.
Que sçait-on, si Platon ordonnant apres d’autres republiques
216 bien instituees que les hommes, femmes, vieux, ieunes, se presentent
nuds à la veuë les vns des autres, en ses gymnastiques, n’a pas
regardé à cela? Les Indiennes qui voyent les hommes à crud, ont
aumoins refroidy le sens de la veuë. Et quoy que dient les femmes
de ce grand royaume du Pegu, qui au dessous de la ceinture, n’ont
à se couurir qu’vn drap fendu par le deuant: et si estroit, que
quelque cerimonieuse decence qu’elles y cerchent, à chasque pas on
les void toutes; que c’est vne inuention trouuee aux fins d’attirer
les hommes à elles, et les retirer des masles, à quoy cette nation
est du tout abandonnee: il se pourroit dire, qu’elles y perdent plus1
qu’elles n’auancent: et qu’vne faim entiere, est plus aspre, que
celle qu’on a rassasiee, au moins par les yeux. Aussi disoit Liuia,
qu’à vne femme de bien, vn homme nud, n’est non plus qu’vne
image. Les Lacedemoniennes, plus vierges femmes, que ne sont
noz filles, voyoyent tous les iours les ieunes hommes de leur ville,
despouillez en leurs exercices: peu exactes elles mesmes à couurir
leurs cuisses en marchant: s’estimants, comme dit Platon, assez
couuertes de leur vertu sans vertugade. Mais ceux là, desquels
parle Sainct Augustin, ont donné vn merueilleux effort de tentation
à la nudité, qui ont mis en doubte, si les femmes au iugement2
vniuersel, resusciteront en leur sexe, et non plustost au nostre,
pour ne nous tenter encore en ce sainct estat. On les leurre en
somme, et acharne, par tous moyens. Nous eschauffons et incitons
leur imagination sans cesse, et puis nous crions au ventre. Confessons
le vray, il n’en est guere d’entre nous, qui ne craigne plus la
honte, qui luy vient des vices de sa femme, que des siens: qui ne
se soigne plus (esmerueillable charité) de la conscience de sa bonne
espouse, que de la sienne propre: qui n’aymast mieux estre voleur et
sacrilege, et que sa femme fust meurtriere et heretique, que si elle
n’estoit plus chaste que son mary. Inique estimation de vices. Nous3
et elles sommes capables de mille corruptions plus dommageables
et desnaturees, que n’est la lasciueté. Mais nous faisons et poisons
les vices, non selon nature, mais selon nostre interest. Par où ils
prennent tant de formes inegales.   L’aspreté de noz decrets, rend
218 l’application des femmes à ce vice, plus aspre et plus vicieuse, que
ne porte sa condition: et l’engage à des suittes pires que n’est leur
cause. Elles offriront volontiers d’aller au palais querir du gain, et
à la guerre de la reputation, plustost que d’auoir au milieu de
l’oisiueté, et des delices, à faire vne si difficile garde. Voyent-elles
pas, qu’il n’est ny marchant ny procureur, ny soldat, qui ne quitte
sa besongne pour courre à cette autre: et le crocheteur, et le sauetier,
tout harassez et hallebrenez qu’ils sont de trauail et de faim?

Num tu, quæ tenuit diues Achæmenes,
Aut pinguis Phrygiæ Mygdonias opes,1
Permutare velis crine Licymniæ,
Plenas aut Arabum domos,
Dum fragrantia detorquet ad oscula
Ceruicem, aut facili sæuitia negat,
Quæ poscente magis gaudeat eripi,
Interdum rapere occupet?

Ie ne sçay si les exploicts de Cæsar et d’Alexandre surpassent en
rudesse la resolution d’vne belle ieune femme, nourrie à nostre
façon, à la lumiere et commerce du monde, battue de tant d’exemples
contraires, se maintenant entiere, au milieu de mille continuelles2
et fortes poursuittes. Il n’y a point de faire, plus espineux,
qu’est ce non faire, ny plus actif. Ie trouue plus aysé, de porter
vne cuirasse toute sa vie, qu’vn pucelage. Et est le vœu de la virginité,
le plus noble de tous les vœux, comme estant le plus aspre.
Diaboli virtus in lumbis est: dict Sainct Ierosme.   Certes le plus
ardu et le plus vigoureux des humains deuoirs, nous l’auons resigné
aux dames, et leur en quittons la gloire. Cela leur doit seruir
d’vn singulier esguillon à s’y opiniastrer. C’est vne belle matiere à
nous brauer, et à fouler aux pieds, cette vaine preeminence de valeur
et de vertu, que nous pretendons sur elles. Elles trouueront,3
si elles s’en prennent garde, qu’elles en seront non seulement tres-estimees,
mais aussi plus aymees. Vn galant homme n’abandonne
point sa poursuitte, pour estre refusé, pourueu que ce soit vn refus
de chasteté, non de choix. Nous auons beau iurer et menasser, et
nous plaindre: nous mentons, nous les en aymons mieux. Il n’est
point de pareil leurre, que la sagesse, non rude, et renfrongnee.
C’est stupidité et lascheté, de s’opiniastrer contre la hayne et le
220 mespris. Mais contre vne resolution vertueuse et constante, meslee
d’vne volonté recognoissante, c’est l’exercice d’vne ame noble et
genereuse. Elles peuuent recognoistre nos seruices, iusques à certaine
mesure, et nous faire sentir honnestement qu’elles ne nous
desdaignent pas. Car cette loy qui leur commande de nous abominer,
par ce que nous les adorons, et nous hayr de ce que nous les
aymons: elle est certes cruelle, ne fust que de sa difficulté. Pourquoy
n’orront elles noz offres et noz demandes, autant qu’elles se
contiennent sous le deuoir de la modestie? Que va lon deuinant,
qu’elles sonnent au dedans, quelque sens plus libre? Vne Royne de1
nostre temps, disoit ingenieusement, que de refuser ces abbors,
c’est tesmoignage de foiblesse, et accusation de sa propre facilité:
et qu’vne dame non tentee, ne se pouuoit venter de sa chasteté.
Les limites de l’honneur ne sont pas retranchez du tout si court:
il a dequoy se relascher, il peut se dispenser aucunement sans se
forfaire. Au bout de sa frontiere, il y a quelque estendue, libre,
indifferente, et neutre. Qui l’a peu chasser et acculer à force,
iusques dans son coin et son fort: c’est vn mal habile homme s’il
n’est satisfaict de sa fortune. Le prix de la victoire se considere par
la difficulté. Voulez vous sçauoir quelle impression a faict en son2
cœur, vostre seruitude et vostre merite? mesurez-le à ses mœurs.
Telle peut donner plus, qui ne donne pas tant. L’obligation du bien-faict,
se rapporte entierement à la volonté de celuy qui donne: les
autres circonstances qui tombent au bien faire, sont muettes,
mortes et casueles. Ce peu luy couste plus à donner, qu’à sa compaigne
son tout. Si en quelque chose la rareté sert d’estimation, ce
doit estre en cecy. Ne regardez pas combien peu c’est, mais combien
peu l’ont. La valeur de la monnoye se change selon le coin et,
la merque du lieu. Quoy que le despit et l’indiscretion d’aucuns
leur puisse faire dire, sur l’excez de leur mescontentement: tousiours3
la vertu et la verité regaigne son auantage. I’en ay veu, desquelles
la reputation a esté long temps interessee par iniure, s’estre
remises en l’approbation vniuerselle des hommes, par leur seule
constance, sans soing et sans artifice: chacun se repent et se desment,
de ce qu’il en a creu. De filles vn peu suspectes, elles tiennent le
premier rang entre les dames d’honneur. Quelqu’vn disoit à Platon:
Tout le monde mesdit de vous. Laissez les dire, fit-il: ie viuray de
façon, que ie leur feray changer de langage. Outre la crainte de
222 Dieu, et le prix d’vne gloire si rare, qui les doibt inciter à se conseruer,
la corruption de ce siecle les y force. Et si i’estois en leur
place, il n’est rien que ie ne fisse plustost que de commettre ma
reputation en mains si dangereuses. De mon temps, le plaisir d’en
comter (plaisir qui ne doit guere en douceur à celuy mesme de
l’effect) n’estoit permis qu’à ceux qui auoient quelque amy fidelle
et vnique: à present les entretiens ordinaires des assemblees et des
tables, ce sont les vanteries des faueurs receuës, et liberalité secrette
des dames. Vrayement c’est trop d’abiection, et de bassesse
de cœur, de laisser ainsi fierement persecuter, paistrir, et fourrager1
ces tendres et mignardes douceurs, à des personnes ingrates, indiscretes,
et si volages.   Cette nostre exasperation immoderee, et
illegitime, contre ce vice, naist de la plus vaine et tempesteuse
maladie qui afflige les ames humaines, qui est la ialousie.

Quis vetat apposito lumen de lumine sumi?
Dent licet assiduè, nil tamen inde perit.

Celle-là, et l’enuie sa sœur, me semblent des plus ineptes de la
trouppe. De cette-cy, ie n’en puis gueres parler: cette passion
qu’on peint si forte et si puissante, n’a de sa grace aucune addresse
en moy. Quant à l’autre, ie la cognois, au moins de veuë. Les bestes2
en ont ressentiment. Le pasteur Cratis estant tombé en l’amour
d’vne cheure, son bouc, ainsi qu’il dormoit, luy vint par ialousie
choquer la teste, de la sienne, et la luy escraza. Nous auons monté
l’excez de cette fieure, à l’exemple d’aucunes nations barbares. Les
mieux disciplinees en ont esté touchees: c’est raison: mais non pas
transportees:

Ense maritali nemo confossus adulter,
Purpureo Stygias sanguine tinxit aquas.

Lucullus, Cæsar, Pompeius, Antonius, Caton, et d’autres braues
hommes, furent cocus, et le sçeurent, sans en exciter tumulte. Il3
n’y eut en ce temps là, qu’vn sot de Lepidus, qui en mourut
d’angoisse.

Ah! tum te miserum malique fati,
Quem attractis pedibus, patente porta,
Percurrent mugilésque raphanique.

Et le Dieu de nostre poëte, quand il surprint auec sa femme l’vn de
ses compagnons, se contenta de leur en faire honte:

Atque aliquis de Diis non tristibus optat,
Sic fieri turpis.

Et ne laisse pourtant de s’eschauffer des molles caresses, qu’elle4
luy offre: se plaignant qu’elle soit pour cela entree en deffiance de
son affection:

Quid causas petis ex alto? fiducia cessit
Quo tibi, Diua, mei?

224 Voyre elle luy fait requeste pour vn sien bastard,

Arma rogo genitrix nato:

qui luy est liberalement accordee. Et parle Vulcan d’Æneas auec
honneur:

Arma acri facienda viro.

D’vne humanité à la verité plus qu’humaine. Et cet excez de bonté,
ie consens qu’on le quitte aux Dieux:

Nec diuis homines componier æquum est.
Quant à la confusion des enfans, outre ce que les plus graues
legislateurs l’ordonnent et l’affectent en leurs republiques, elle ne1
touche pas les femmes, où cette passion est ie ne sçay comment
encore mieux en siege.

Sæpe etiam Iuno, maxima cælicolum,
Coniugis in culpa flagrauit quotidiana.

Lors que la ialousie saisit ces pauures ames, foibles, et sans resistance,
c’est pitié, comme elle les tirasse et tyrannise cruellement.
Elle s’y insinue sous tiltre d’amitié: mais depuis qu’elle les possede,
les mesmes causes qui seruoient de fondement à la bien-vueillance,
seruent de fondement de hayne capitale: c’est des maladies
d’esprit celle, à qui plus de choses seruent d’aliment, et moins de2
choses de remede. La vertu, la santé, le merite, la reputation du
mary, sont les boutefeux de leur maltalent et de leur rage.

Nullæ sunt inimicitiæ, nisi amoris, acerbæ.

Cette fiéure laidit et corrompt tout ce qu’elles ont de bel et de bon
d’ailleurs. Et d’vne femme ialouse, quelque chaste qu’elle soit, et
mesnagere, il n’est action qui ne sente l’aigre et l’importun. C’est
vne agitation enragee, qui les reiette à vne extremité du tout contraire
à sa cause. Il fut bon d’vn Octauius à Rome. Ayant couché
auec Pontia Posthumia, il augmenta son affection par la iouyssance,
et poursuyuit à toute instance de l’espouser: ne la pouuant persuader,3
cet amour extreme le precipita aux effects de la plus
cruelle et mortelle inimitié: il la tua. Pareillement les symptomes
ordinaires de cette autre maladie amoureuse, ce sont haines intestines,
monopoles, coniurations:

Notumque, furens quid fæmina possit:

et vne rage, qui se ronge d’autant plus, qu’elle est contraincte de
s’excuser du pretexte de bien-vueillance.   Or le deuoir de chasteté,
226 a vne grande estendue. Est-ce la volonté que nous voulons
qu’elles brident? C’est vne piece bien soupple et actiue. Elle a
beaucoup de promptitude pour la pouuoir arrester. Comment? si
les songes les engagent par fois si auant, qu’elles ne s’en puissent
desdire. Il n’est pas en elles, ny à l’aduanture en la chasteté
mesme, puis qu’elle est femelle, de se deffendre des concupiscences
et du desirer. Si leur volonté seule nous interesse
où en sommes nous? Imaginez la grand’ presse, à qui auroit ce
priuilege, d’estre porté tout empenné, sans yeux, et sans langue,
sur le poinct de chacune qui l’accepteroit. Les femmes Scythes1
creuoyent les yeux à touts leurs esclaues et prisonniers de guerre,
pour s’en seruir plus librement et couuertement. O le furieux aduantage
que l’opportunité! Qui me demanderoit la premiere partie en
l’amour, ie respondrois, que c’est sçauoir prendre le temps: la seconde
de mesme: et encore la tierce. C’est vn poinct qui peut tout.
I’ay eu faute de fortune souuent, mais par fois aussi d’entreprise.
Dieu gard’ de mal qui peut encores s’en moquer. Il y faut en ce
siecle plus de temerité: laquelle nos ieunes gens excusent sous pretexte
de chaleur. Mais si elles y regardoyent de pres, elles trouueroyent
qu’elle vient plustost de mespris. Ie craignois superstitieusement2
d’offenser: et respecte volontiers, ce que i’ayme. Outre ce
qu’en cette marchandise, qui en oste la reuerence, en efface le lustre.
I’ayme qu’on y face vn peu l’enfant, le craintif et le seruiteur.
Si ce n’est du tout en cecy, i’ay d’ailleurs quelques airs de la sotte
honte dequoy parle Plutarque: et en a esté le cours de ma vie blessé
et taché diuersement. Qualité bien mal auenante à ma forme vniuerselle.
Qu’est-il de nous aussi, que sedition et discrepance? I’ay
les yeux tendres à soustenir vn refus, comme à refuser. Et me poise
tant de poiser à autruy, qu’és occasions où le deuoir me force d’essayer
la volonté de quelqu’vn, en chose doubteuse et qui lui couste,3
ie le fais maigrement et enuis. Mais si c’est pour mon particulier,
(quoy que die veritablement Homere, qu’à vn indigent c’est vne
228 sotte vertu que la honte) i’y commets ordinairement vn tiers, qui
rougisse en ma place: et esconduis ceux qui m’emploient, de pareille
difficulté: si qu’il m’est aduenu par fois, d’auoir la volonté
de nier, que ie n’en auois pas la force.   C’est donc folie, d’essayer
à brider aux femmes vn desir qui leur est si cuysant et si naturel.
Et quand ie les oye se vanter d’auoir leur volonté si vierge et si
froide, ie me moque d’elles. Elles se reculent trop arriere. Si c’est
vne vieille esdentee decrepite, ou vne ieune seche et pulmonique:
s’il n’est du tout croyable, aumoins elles ont apparence de le dire.
Mais celles qui se meuuent et qui respirent encores, elles en empirent1
leur marché. D’autant que les excuses inconsiderees seruent
d’accusation. Comme vn Gentilhomme de mes voysins, qu’on soupçonnoit
d’impuissance:

Languidior tenera cui pendens sicula beta,
Numquam se mediam sustulit ad tunicam:

trois ou quatre iours apres ses nopces, alla iurer tout hardiment,
pour se iustifier, qu’il auoit faict vingt postes la nuict precedente:
dequoy on s’est seruy depuis à le conuaincre de pure ignorance, et
à le desmarier. Outre, que ce n’est rien dire qui vaille. Car il n’y a
ny continence ny vertu, s’il n’y a de l’effort au contraire. Il est vray,2
faut-il dire, mais ie ne suis pas preste à me rendre. Les saincts
mesmes parlent ainsi. S’entend, de celles qui se vantent en bon
escient, de leur froideur et insensibilité, et qui veulent en estre
creuës d’vn visage serieux: car quand c’est d’vn visage affeté, où
les yeux dementent leurs parolles, et du iargon de leur profession,
qui porte coup à contrepoil, ie le trouue bon. Ie suis fort seruiteur
de la nayfueté et de la liberté: mais il n’y a remede, si elle n’est
du tout niaise ou enfantine, elle est inepte, et messeante aux dames
en ce commerce: elle gauchit incontinent sur l’impudence. Leurs
desguisements et leurs figures ne trompent que les sots: le mentir3
y est en siege d’honneur: c’est vn destour qui nous conduit à la
verité, par vne fauce porte. Si nous ne pouuons contenir leur imagination,
que voulons nous d’elles? les effects? Il en est assez qui
eschappent à toute communication estrangere, par lesquels la
chasteté peult estre corrompue.

Illud sæpe facit, quod sine teste facit.

Et ceux que nous craignons le moins, sont à l’auanture les plus à
craindre. Leurs pechez muets sont les pires.

230 Offendor mœcha simpliciore minus.

Il est des effects, qui peuuent perdre sans impudicité leur pudicité:
et qui plus est, sans leur sçeu. Obstetrix, virginis cuiusdam integritatem
manu velut explorans, siue maleuolentia, siue inscitia, siue casu,
dum inspicit, perdidit. Telle a adiré sa virginité, pour l’auoir cerchee:
telle s’en esbattant l’a tuee. Nous ne sçaurions leur circonscrire
precisement les actions que nous leur deffendons. Il faut conceuoir
nostre loy, soubs parolles generalles et incertaines. L’idee
mesme que nous forgeons à leur chasteté est ridicule. Car entre les
extremes patrons que i’en aye, c’est Fatua femme de Faunus, qui1
ne se laissa voir oncques puis ses nopces à masle quelconque. Et la
femme de Hieron, qui ne sentoit pas son mary punais, estimant que
ce fust vne qualité commune à tous hommes. Il faut qu’elles deuiennent
insensibles et inuisibles, pour nous satisfaire.   Or confessons
que le neud du iugement de ce deuoir, gist principallement en la
volonté. Il y a eu des maris qui ont souffert cet accident, non seulement
sans reproche et offence enuers leurs femmes, mais auec
singuliere obligation et recommandation de leur vertu. Telle, qui
aymoit mieux son honneur que sa vie, l’a prostitué à l’appetit forcené
d’vn mortel ennemy, pour sauuer la vie à son mary: et a2
faict pour luy ce qu’elle n’eust aucunement faict pour soy. Ce n’est
pas icy le lieu d’estendre ces exemples: ils sont trop hauts et trop
riches, pour estre representez en ce lustre: gardons-les à vn plus
noble siege. Mais pour des exemples de lustre plus vulgaire: est-il
pas tous les iours des femmes entre nous qui pour la seule vtilité
de leurs maris se prestent, et par leur expresse ordonnance et entremise?
Et anciennement Phaulius l’Argien offrit la sienne au Roy
Philippus par ambition: tout ainsi que par ciuilité ce Galba qui
auoit donné à souper à Mecenas, voyant que sa femme et luy commançoient
à comploter d’œuillades et de signes, se laissa couler sur3
son coussin, representant vn homme aggraué de sommeil: pour faire
espaule à leurs amours. Ce qu’il aduoua d’assez bonne grace: car
sur ce poinct, vn valet ayant pris la hardiesse de porter la main sur
les vases, qui estoient sur la table: il luy cria tout franchement:
Comment coquin? vois tu pas que ie ne dors que pour Mecenas?
Telle a les mœurs desbordees, qui a la volonté plus reformee que
232 n’a cet’ autre, qui se conduit soubs vne apparence reglee. Comme
nous en voyons, qui se plaignent d’auoir esté vouees à chasteté,
auant l’aage de cognoissance: i’en ay veu aussi, se plaindre veritablement,
d’auoir esté vouees à la desbauche, auant l’aage de cognoissance.
Le vice des parens en peut estre cause: ou la force du
besoing, qui est vn rude conseiller. Aux Indes Orientales, la chasteté
y estant en singuliere recommandation, l’vsage pourtant souffroit,
qu’vne femme mariee se peust abandonner à qui luy presentoit
vn elephant: et cela, auec quelque gloire d’auoir esté estimee
à si haut prix. Phedon le philosophe, homme de maison, apres la1
prinse de son païs d’Elide, feit mestier de prostituer, autant qu’elle
dura, la beauté de sa ieunesse, à qui en voulut, à prix d’argent,
pour en viure. Et Solon fut le premier en la Grece, dit-on, qui
par ses loix, donna liberté aux femmes aux despens de leur pudicité
de prouuoir au besoing de leur vie: coustume qu’Herodote
dit auoir esté receuë auant luy, en plusieurs polices. Et puis, quel
fruit de cette penible sollicitude? Car quelque iustice, qu’il y ayt
en cette passion, encore faudroit-il voir si elle nous charie vtilement.
Est-il quelqu’vn, qui les pense boucler par son industrie?

Pone seram, cohibe: sed quis custodiet ipsos2
Custodes? cauta est, et ab illis incipit vxor.

Quelle commodité ne leur est suffisante, en vn siecle si sçauant?
La curiosité est vicieuse par tout: mais elle est pernicieuse icy.
C’est folie de vouloir s’esclaircir d’vn mal, auquel il n’y a point de
medecine, qui ne l’empire et le rengrege: duquel la honte s’augmente
et se publie principalement par la ialousie: duquel la vengeance
blesse plus nos enfans, qu’elle ne nous guerit. Vous assechez
et mourez à la queste d’vne si obscure verification. Combien
piteusement y sont arriuez ceux de mon temps, qui en sont venus à
bout? Si l’aduertisseur n’y presente quand et quand le remede et3
son secours, c’est vn aduertissement iniurieux, et qui merite mieux
vn coup de poignard, que ne faict vn dementir. On ne se moque pas
moins de celuy qui est en peine d’y pouruoir, que de celuy qui
l’ignore. Le charactere de la cornardise est indelebile: à qui il est
vne fois attaché, il l’est tousiours. Le chastiement l’exprime plus,
que la faute. Il faict beau voir, arracher de l’ombre et du doubte,
nos malheurs priuez, pour les trompeter en eschaffaux tragiques:
234 et malheurs, qui ne pinsent, que par le rapport. Car bonne
femme et bon mariage, se dit, non de qui l’est, mais duquel on se
taist. Il faut estre ingenieux à euiter cette ennuyeuse et inutile cognoissance.
Et auoyent les Romains en coustume, reuenans de
voyage, d’enuoyer au deuant en la maison, faire sçauoir leur arriuee
aux femmes, pour ne les surprendre. Et pourtant a introduit
certaine nation, que le prestre ouure le pas à l’espousee, le iour
des nopces: pour oster au marié, le doubte et la curiosité, de cercher
en ce premier essay, si elle vient à luy vierge, ou blessee
d’vne amour estrangere.   Mais le monde en parle. Ie sçay cent1
honnestes hommes coquus, honnestement et peu indecemment. Vn
galant homme en est pleint, non pas desestimé. Faites que vostre
vertu estouffe votre malheur: que les gens de bien en maudissent
l’occasion: que celuy qui vous offence, tremble seulement à le
penser. Et puis, de qui ne parle on en ce sens, depuis le petit
iusques au plus grand?

Tot qui legionibus imperitauit,
Et melior quàm tu multis fuit, improbe, rebus.

Voys tu qu’on engage en ce reproche tant d’honnestes hommes en
ta presence, pense qu’on ne t’espargne non plus ailleurs. Mais2
iusques aux dames elles s’en moqueront. Et dequoy se moquent
elles en ce temps plus volontiers, que d’vn mariage paisible et bien
composé? Chacun de vous a fait quelqu’vn coqu: or nature est
toute en pareilles, en compensation et vicissitude. La frequence de
cet accident, en doibt mes-huy auoir moderé l’aigreur: le voyla
tantost passé en coustume.   Miserable passion, qui a cecy encore,
d’estre incommunicable.

Fors etiam nostris inuidit questibus aures.

Car à quel amy osez vous fier vos doleances: qui, s’il ne s’en rit,
ne s’en serue d’acheminement et d’instruction pour prendre luy-mesme3
sa part à la curee? Les aigreurs comme les douceurs du
mariage se tiennent secrettes par les sages. Et parmy les autres
importunes conditions, qui se trouuent en iceluy, cette cy à vn
homme languager, comme ie suis, est des principales: que la coustume
rende indecent et nuisible, qu’on communique à personne
tout ce qu’on en sçait, et qu’on en sent.   De leur donner mesme
conseil à elles, pour les desgouter de la ialousie, ce seroit temps
perdu: leur essence est si confite en soupçon, en vanité et en curiosité,
que de les guarir par voye legitime, il ne faut pas l’esperer.
Elles s’amendent souuent de cet inconuenient, par vne forme de4
santé, beaucoup plus à craindre que n’est la maladie mesme. Car
236 comme il y a des enchantemens, qui ne sçauent pas oster le mal,
qu’en le rechargeant à vn autre, elles reiettent ainsi volontiers
cette fieure à leurs maris, quand elles la perdent. Toutesfois à dire
vray, ie ne sçay si on peut souffrir d’elles pis que la ialousie. C’est
la plus dangereuse de leurs conditions, comme de leurs membres,
la teste. Pittacus disoit, que chacun auoit son defaut: que le sien
estoit la mauuaise teste de sa femme: hors cela, il s’estimeroit de
tout point heureux. C’est vn bien poisant inconuenient, duquel vn
personnage si iuste, si sage, si vaillant, sentoit tout l’estat de sa
vie alteré. Que deuons nous faire nous autres hommenets? Le Senat1
de Marseille eut raison, d’interiner sa requeste à celuy qui demandoit
permission de se tuer, pour s’exempter de la tempeste de sa
femme: car c’est vn mal, qui ne s’emporte iamais qu’en emportant
la piece: et qui n’a autre composition qui vaille, que la fuitte, ou
la souffrance: quoy que toutes les deux, tres-difficiles. Celuy là s’y
entendoit, ce me semble, qui dit qu’vn bon mariage se dressoit d’vne
femme aueugle, auec vn mary sourd.   Regardons aussi que cette
grande et violente aspreté d’obligation, que nous leur enioignons,
ne produise deux effects contraires à nostre fin: à sçauoir, qu’elle
aiguise les poursuyuants, et face les femmes plus faciles à se rendre.2
Car quant au premier point, montant le prix de la place, nous
montons le prix et le desir de la conqueste. Seroit-ce pas Venus
mesme, qui eust ainsi finement haussé le cheuet à sa marchandise,
par le maquerelage des loix: cognoissant combien c’est vn sot desduit,
qui ne le feroit valoir par fantasie et par cherté? En fin c’est
toute chair de porc, que la sauce diuersifie, comme disoit l’hoste
de Flaminius. Cupidon est vn Dieu felon. Il fait son ieu, à luitter la
deuotion et la iustice. C’est sa gloire, que sa puissance chocque
tout’ autre puissance, et que toutes autres regles cedent aux
siennes.3

Materiam culpæ prosequitúrque suæ.

Et quant au second poinct: serions nous pas moins coqus, si nous
craignions moins de l’estre? suyuant la complexion des femmes: car
la deffence les incite et conuie.

Vbi velis nolunt, vbi nolis volunt vltrò:

Concessa pudet ire via.

Quelle meilleure interpretation trouuerions nous au faict de Messalina?
Elle fit au commencement son mary coqu à cachetes,
comme il se faict: mais conduisant ses parties trop aysément, par
238 la stupidité qui estoit en luy, elle desdaigna soudain cet vsage: la
voyla à faire l’amour à la descouuerte, aduoüer des seruiteurs, les
entretenir et les fauoriser à la veüe d’vn chacun. Elle vouloit qu’il
s’en ressentist. Cet animal ne se pouuant esueiller pour tout cela,
et luy rendant ses plaisirs mols et fades, par cette trop lasche facilité,
par laquelle il sembloit qu’il les authorisast et legitimast: que
fit elle? Femme d’vn Empereur sain et viuant, et à Rome, au theatre
du monde, en plein midy, en feste et ceremonie publique, et
auec Silius, duquel elle iouyssoit long temps deuant, elle se marie
vn iour que son mary estoit hors de la ville. Semble-il pas qu’elle1
s’acheminast à deuenir chaste, par la nonchallance de son mary?
Ou qu’elle cherchast vn autre mary, qui luy aiguisast l’appetit par
sa ialousie, et qui en luy insistant, l’incitast? Mais la premiere difficulté
qu’elle rencontra, fut aussi la derniere. Cette beste s’esueilla
en sursaut. On a souuent pire marché de ces sourdaux endormis.
I’ay veu par experience, que cette extreme souffrance, quand elle
vient à se desnoüer, produit des vengeances plus aspres. Car prenant
feu tout à coup, la cholere et la fureur s’emmoncelant en vn,
esclatte tous ses efforts à la premiere charge.

Irarúmque omnes effundit habenas.2

Il la fit mourir, et grand nombre de ceux de son intelligence:
iusques à tel qui n’en pouuoit mais, et qu’elle auoit conuié à son
lict à coups d’escourgee.   Ce que Virgile dit de Venus et de Vulcan,
Lucrece l’auoit dict plus sortablement, d’vne iouyssance desrobee,
d’elle et de Mars.

Belli fera mœnera Mauors
Armipotens regit, in gremium qui sæpe tuum se
Reiicit, æterno deuinctus vulnere amoris
Pascit amore auidos inhians in te, Dea, visus,
Eque tuo pendet resupini spiritus ore:3
Hunc tu, Diua, tuo recubantem corpore sancto
Circumfusa super, suaueis ex ore loquelas
Funde.

Quand ie rumine ce, reiicit, pascit, inhians, molli, fouet, medullas,
labefacta, pendet, percurrit, et cette noble, circumfusa, mere du
240 gentil infusus, i’ay desdain de ces menues pointes et allusions verballes,
qui nasquirent depuis. A ces bonnes gens, il ne falloit d’aigue
et subtile rencontre. Leur langage est tout plein, et gros d’vne
vigueur naturelle et constante. Ils sont tout epigramme: non la
queuë seulement, mais la teste, l’estomach, et les pieds. Il n’y a
rien d’efforcé, rien de trainant: tout y marche d’vne pareille teneur.
Contextus totus virilis est, non sunt circa flosculos occupati. Ce
n’est pas vne eloquence molle, et seulement sans offence: elle est
nerueuse et solide, qui ne plaist pas tant, comme elle remplit et
rauit: et rauit le plus, les plus forts esprits. Quand ie voy ces1
braues formes de s’expliquer, si vifues, si profondes, ie ne dis pas
que c’est bien dire, ie dis que c’est bien penser. C’est la gaillardise
de l’imagination, qui esleue et enfle les parolles. Pectus est quod
disertum facit. Nos gens appellent iugement, langage, et beaux
mots, les pleines conceptions. Cette peinture est conduitte, non tant
par dexterité de la main, comme pour auoir l’obiect plus vifuement
empreint en l’ame. Gallus parle simplement, par ce qu’il conçoit
simplement. Horace ne se contente point d’vne superficielle expression,
elle le trahiroit: il voit plus clair et plus outre dans les
choses: son esprit crochette et furette tout le magasin des mots et2
des figures, pour se representer: et les luy faut outre l’ordinaire,
comme sa conception est outre l’ordinaire. Plutarque dit, qu’il veid
le langage Latin par les choses. Icy de mesme: le sens esclaire et
produit les parolles: non plus de vent, ains de chair et d’os. Elles
signifient, plus qu’elles ne disent. Les imbecilles sentent encores
quelque image de cecy. Car en Italie ie disois ce qu’il me plaisoit
en deuis communs: mais aux propos roides, ie n’eusse osé me fier
à vn idiome, que ie ne pouuois plier ny contourner, outre son alleure
commune. I’y veux pouuoir quelque chose du mien.   Le
maniement et employte des beaux esprits, donne prix à la langue:3
non pas l’innouant, tant, comme la remplissant de plus vigoreux et
diuers seruices, l’estirant et ployant. Ils n’y apportent point des
mots: mais ils enrichissent les leurs, appesantissent et enfoncent
242 leur signification et leur vsage: luy apprenent des mouuements
inaccoustumés: mais prudemment et ingenieusement. Et combien
peu cela soit donné à tous, il se voit par tant d’escriuains François
de ce siecle. Ils sont assez hardis et dédaigneux, pour ne suyure la
route commune: mais faute d’inuention et de discretion les pert.
Il ne s’y voit qu’vne miserable affectation d’estrangeté: des desguisements
froids et absurdes, qui au lieu d’esleuer, abbattent la matiere.
Pourueu qu’ils se gorgiasent en la nouuelleté, il ne leur
chaut de l’efficace. Pour saisir vn nouueau mot, ils quittent l’ordinaire,
souuent plus fort et plus nerueux.   En nostre langage ie1
trouue assez d’estoffe, mais vn peu faute de façon. Car il n’est rien,
qu’on ne fist du iargon de nos chasses, et de nostre guerre, qui est
vn genereux terrein à emprunter. Et les formes de parler, comme
les herbes, s’amendent et fortifient en les transplantant. Ie le
trouue suffisamment abondant, mais non pas maniant et vigoureux
suffisamment. Il succombe ordinairement à vne puissante conception.
Si vous allez tendu, vous sentez souuent qu’il languit soubs
vous, et fleschit: et qu’à son deffaut le Latin se presente au secours,
et le Grec à d’autres. D’aucuns de ces mots que ie viens de
trier, nous en apperçeuons plus mal-aysement l’energie, d’autant2
que l’vsage et la frequence, nous en ont aucunement auily et rendu
vulgaire la grace. Comme en nostre commun, il s’y rencontre des
frases excellentes, et des metaphores, desquelles la beauté flestrit
de vieillesse, et la couleur s’est ternie par maniement trop ordinaire.
Mais cela n’oste rien du goust, à ceux qui ont bon nez: ny
ne desroge à la gloire de ces anciens autheurs, qui, comme il est
vraysemblable, mirent premierement ces mots en ce lustre.   Les
sciences traictent les choses trop finement, d’vne mode artificielle,
et differente à la commune et naturelle. Mon page fait l’amour, et
l’entend: lisez luy Leon Hebreu, et Ficin: on parle de luy, de ses3
pensees, et de ses actions, et si n’y entend rien. Ie ne recognois
chez Aristote, la plus part de mes mouuemens ordinaires. On les a
couuers et reuestus d’vne autre robbe, pour l’vsage de l’eschole.
Dieu leur doint bien faire: si i’estois du mestier, ie naturaliserois
244 l’art, autant comme ils artialisent la nature. Laissons là Bembo et
Equicola.   Quand i’escris, ie me passe bien de la compagnie, et
souuenance des liures: de peur qu’ils n’interrompent ma forme.
Aussi qu’à la verité, les bons autheurs m’abbattent par trop, et
rompent le courage. Ie fais volontiers le tour de ce peintre, lequel
ayant miserablement representé des coqs, deffendoit à ses garçons,
qu’ils ne laissassent venir en sa boutique aucun coq naturel. Et auroy
plustost besoing, pour me donner vn peu de lustre, de l’inuention
du musicien Antinonydes, qui, quand il auoit à faire la musique,
mettoit ordre que deuant ou apres luy, son auditoire fust abbreuué1
de quelques autres mauuais chantres. Mais ie me puis plus malaisément
deffaire de Plutarque: il est si vniuersel et si plain, qu’à
toutes occasions, et quelque suiect extrauagant que vous ayez pris,
il s’ingere à vostre besonge, et vous tend vne main liberale et inespuisable
de richesses, et d’embellissemens. Il m’en fait despit,
d’estre si fort exposé au pillage de ceux qui le hantent. Ie ne le
puis si peu racointer, que ie n’en tire cuisse ou aile.   Pour ce
mien dessein, il me vient aussi à propos, d’escrire chez moy, en
pays sauuage, où personne ne m’aide, ny me releve: où ie ne
hante communément homme, qui entende le Latin de son patenostre;2
et de François vn peu moins. Ie l’eusse faict meilleur ailleurs,
mais l’ouurage eust esté moins mien. Et sa fin principale et perfection,
c’est d’estre exactement mien. Ie corrigerois bien vne erreur
accidentale, dequoy ie suis plein, ainsi que ie cours inaduertemment:
mais les imperfections qui sont en moy ordinaires et constantes,
ce seroit trahison de les oster. Quand on m’a dict ou que moy-mesme
me suis dict: Tu es trop espais en figures, voyla vn mot du
cru de Gascongne: voyla vne phrase dangereuse: (ie n’en refuis aucune
de celles qui s’vsent emmy les rues Françoises: ceux qui veulent
combatre l’vsage par la grammaire se moquent) voylà vn discours3
ignorant: voylà vn discours paradoxe, en voylà vn trop fol: tu te
ioues souuent, on estimera que tu dies à droit, ce que tu dis à
feinte. Oüy, fais-ie, mais ie corrige les fautes d’inaduertence, non
celles de coustume. Est-ce pas ainsi que ie parle par tout? me represente-ie
pas viuement? suffit. I’ay faict ce que i’ay voulu: tout
le monde me recognoist en mon liure, et mon liure en moy.   Or
246 i’ay vne condition singeresse et imitatrice. Quand ie me meslois de
faire des vers, et n’en fis iamais que des Latins, ils accusoient euidemment
le poëte que ie venois dernierement de lire. Et de mes
premiers Essays, aucuns puent vn peu l’estranger. A Paris ie parle
vn langage aucunement autre qu’à Montaigne. Qui que ie regarde
auec attention, m’imprime facilement quelque chose du sien. Ce
que ie considere, ie l’vsurpe: vne sotte contenance, vne desplaisante
grimace, vne forme de parler ridicule. Les vices plus. D’autant
qu’ils me poingnent, ils s’acrochent à moy, et ne s’en vont pas
sans secouer. On m’a veu plus souuent iurer par similitude, que1
par complexion. Imitation meurtriere, comme celle des singes horribles
en grandeur et en force, que le Roy Alexandre rencontra en
certaine contree des Indes. Desquels il eust esté autrement difficile
de venir à bout. Mais ils en presterent le moyen par cette leur inclination
à contrefaire tout ce qu’ils voyent faire. Car par là les
chasseurs apprindrent de se chausser des souliers à leur veuë,
auec force nœuds de liens: de s’affubler d’accoustremens de teste à
tout des lacs courants, et oindre par semblant, leurs yeux de glux.
Ainsi mettoyent imprudemment à mal, ces pauures bestes, leur
complexion singeresse. Ils s’engluoient, s’encheuestroyent et garrotoyent2
eux mesmes. Cette autre faculté, de representer ingenieusement
les gestes et parolles d’vn autre, par dessein qui apporte
souuent plaisir et admiration, n’est en moy, non plus qu’en vne
souche. Quand ie iure selon moy, c’est seulement, par Dieu, qui est
le plus droit de touts les serments. Ils disent, que Socrates iuroit le
chien: Zenon cette mesme interiection, qui sert à cette heure aux
Italiens, Cappari: Pythagoras, l’eau et l’air. Ie suis si aisé à receuoir
sans y penser ces impressions superficielles, que si i’ay eu
en la bouche, Sire ou Altesse, trois iours de suite, huict iours apres
ils m’eschappent, pour excellence, ou pour seigneurie. Et ce que3
i’auray pris à dire en battelant et en me moquant, ie le diray lendemain
serieusement. Parquoy, à escrire, i’accepte plus enuis les
argumens battus, de peur que ie les traicte aux despens d’autruy.
Tout argument m’est egallement fertile. Ie les prens sur vne mouche.
Et Dieu vueille que celuy que i’ay icy en main, n’ait pas esté
pris, par le commandement d’vne volonté autant volage. Que ie commence
par celle qu’il me plaira, car les matieres se tiennent toutes
enchesnees les vnes aux autres.   Mais mon ame me desplaist,
248 de ce qu’elle produit ordinairement ses plus profondes resueries,
plus folles, et qui me plaisent le mieux, à l’improuueu, et lors que
ie les cherche moins: lesquelles s’esuanouissent soudain, n’ayant
sur le champ où les attacher. A cheual, à la table, au lict. Mais plus
à cheual, où sont mes plus larges entretiens. I’ay le parler vn peu
delicatement ialoux d’attention et de silence, si ie parle de force.
Qui m’interrompt, m’arreste. En voyage, la necessité mesme des
chemins couppe les propos. Outre ce, que ie voyage plus souuent
sans compagnie, propre à ces entretiens de suite: par où ie prens
tout loisir de m’entretenir moy-mesme. Il m’en aduient comme de1
mes songes: en songeant, ie les recommande à ma memoire, car
ie songe volontiers que ie songe, mais le lendemain, ie me represente
bien leur couleur, comme elle estoit, ou gaye, ou triste, ou
estrange, mais quels ils estoient au reste, plus i’ahane à le trouuer,
plus ie l’enfonce en l’oubliance. Aussi des discours fortuites
qui me tombent en fantasie, il ne m’en reste en memoire qu’vne
vaine image: autant seulement qu’il m’en faut pour me faire ronger,
et despiter apres leur queste, inutilement.   Or donc, laissant
les liures à part, et parlant plus materiellement et simplement: ie
trouue apres tout, que l’amour n’est autre chose, que la soif de2
cette iouyssance en vn subiect desiré: ny Venus autre chose, que
le plaisir à descharger ses vases: comme le plaisir que nature nous
donne à descharger d’autres parties: qui deuient vicieux ou par
immoderation, ou par indiscretion. Pour Socrates, l’amour est appetit
de generation par l’entremise de la beauté. Et considerant
maintefois la ridicule titillation de ce plaisir, les absurdes mouuemens
esceruelez et estourdis, dequoy il agite Zenon et Cratippus:
cette rage indiscrete, ce visage enflammé de fureur et de cruauté,
au plus doux effect de l’amour: et puis cette morgue graue,
seuere, et ecstatique, en vne action si folle, qu’on ayt logé pesle-mesle3
250 nos delices et nos ordures ensemble: et que la supreme volupté
aye du transy et du plaintif, comme la douleur: ie crois qu’il
est vray, ce que dit Platon, que l’homme a esté faict par les Dieux
pour leur iouët.

Quænam ista iocandi
Sæuitia?

Et que c’est par moquerie, que Nature nous a laissé la plus trouble
de nos actions, la plus commune: pour nous esgaller par là, et
apparier les fols et les sages, et nous et les bestes. Le plus contemplatif,
et prudent homme, quand ie l’imagine en cette assiette, ie le1
tiens pour affronteur, de faire le prudent et le contemplatif. Ce
sont les pieds du paon, qui abbatent son orgueil.

Ridentem dicere verum
Quid vetat?

Ceux qui parmi les ieux, refusent les opinions serieuses, font, dit
quelqu’vn, comme celuy qui craint d’adorer la statuë d’vn sainct,
si elle est sans deuantiere. Nous mangeons bien et beuuons comme
les bestes: mais ce ne sont pas actions qui empeschent les offices
de nostre ame. En celles-là, nous gardons nostre auantage sur
elles: cette-cy met toute autre pensee soubs le ioug: abrutit et2
abestit par son imperieuse authorité, toute la theologie et philosophie
qui est en Platon: et si ne s’en plaint pas. Par tout ailleurs
vous pouuez garder quelque decence: toutes autres operations
souffrent des regles d’honnesteté: cette-cy ne se peut pas seulement
imaginer, que vicieuse ou ridicule. Trouuez y pour voir vn proceder
sage et discret. Alexandre disoit qu’il se connoissoit principallement
mortel, par cette action, et par le dormir: le sommeil suffoque
et supprime les facultez de nostre ame, la besongne les absorbe
et dissipe de mesme. Certes c’est vne marque non seulement de
nostre corruption originele: mais aussi de nostre vanité et deformité.3
   D’vn costé Nature nous y pousse, ayant attaché à ce desir,
la plus noble, vtile, et plaisante de toutes ses functions: et la nous
laisse d’autre part accuser et fuyr, comme insolente et deshonneste,
en rougir et recommander l’abstinence. Sommes nous pas bien
bruttes, de nommer brutale l’operation qui nous faict? Les peuples,
és religions, se sont rencontrez en plusieurs conuenances:
comme sacrifices, luminaires, encensements, ieusnes, offrandes: et
entre autres, en la condemnation de cette action. Toutes les opinions
y viennent, outre l’vsage si estendu des circoncisions. Nous
252 auons à l’auanture raison, de nous blasmer, de faire vne si sotte
production que l’homme: d’appeller l’action honteuse, et honteuses
les parties qui y seruent (à cette heure sont les miennes proprement
honteuses). Les Esseniens, dequoy parle Pline, se maintenoient
sans nourrice, sans maillot, plusieurs siecles: de l’abbord des estrangers,
qui, suiuants cette belle humeur, se rengeoient continuellement
à eux: ayant toute vne nation, hazardé de s’exterminer
plustost, que s’engager à vn embrassement feminin, et de perdre la
suitte des hommes plustost, que d’en forger vn. Ils disent que Zenon
n’eut affaire à femme, qu’vne fois en sa vie: et que ce fut par ciuilité,1
pour ne sembler dedaigner trop obstinement le sexe. Chacun
fuit à le voir naistre, chacun court à le voir mourir. Pour le destruire,
on cerche vn champ spacieux en pleine lumiere: pour le
construire, on se musse dans vn creux tenebreux, et le plus contraint
qu’il se peut. C’est le deuoir, de se cacher pour le faire, et
c’est gloire, et naissent plusieurs vertus, de le sçauoir deffaire.
L’vn est iniure, l’autre est faueur: car Aristote dit, que bonifier
quelqu’vn, c’est le tuer, en certaine phrase de son païs. Les Atheniens,
pour apparier la deffaueur de ces deux actions, ayants à
mundifier l’isle de Delos, et se iustifier enuers Apollo, defendirent2
au pourpris d’icelle, tout enterrement, et tout enfantement ensemble.
Nostri nosmet pœnitet.   Il y a des nations qui se couurent en
mangeant. Ie sçay vne dame, et des plus grandes, qui a cette
mesme opinion, que c’est vne contenance desagreable, de mascher:
qui rabat beaucoup de leur grace, et de leur beauté: et ne se presente
pas volontiers en public auec appetit. Et sçay vn homme, qui
ne peut souffrir de voir manger, ny qu’on le voye: et fuyt toute assistance,
plus quand il s’emplit, que s’il se vuide. En l’empire du
Turc, il se void grand nombre d’hommes, qui, pour exceller les autres,
ne se laissent iamais veoir, quand ils font leur repas; qui n’en3
font qu’vn la sepmaine: qui se deschiquettent et decoupent la face
et les membres: qui ne parlent iamais à personne. Gens fanatiques,
qui pensent honnorer leur nature en se desnaturant: qui se
prisent de leur mespris, et s’amendent de leur empirement. Quel
monstrueux animal, qui se fait horreur à soy-même, à qui ses plaisirs
poisent: qui se tient à mal-heur? Il y en a qui cachent leur
vie,

254 Exilióque domos et dulcia limina mutant,

Et la desrobent de la veuë des autres hommes: qui euitent la santé
et l’allegresse, comme qualitez ennemies et dommageables. Non
seulement plusieurs sectes, mais plusieurs peuples maudissent leur
naissance, et benissent leur mort. Il en est où le soleil est abominé,
les tenebres adorees. Nous ne sommes ingenieux qu’à nous mal
mener: c’est le vray gibbier de la force de nostre esprit: dangereux
vtil en desreglement.

O miseri quorum gaudia crimen habent!

Hé pauure homme, tu as assez d’incommoditez necessaires, sans les1
augmenter par ton inuention: et és assez miserable de condition,
sans l’estre par art: tu as des laideurs reelles et essentielles à suffisance,
sans en forger d’imaginaires. Trouues tu que tu sois trop à
l’aise si la moitié de ton aise ne te fasche? Trouues tu que tu ayes
remply tous les offices necessaires, à quoy Nature t’engage, et
qu’elle soit oysiue chez toy, si tu ne t’obliges à nouueaux offices?
Tu ne crains point d’offencer ses lois vniuerselles et indubitables,
et te piques aux tiennes partisanes et fantastiques. Et d’autant plus
qu’elles sont particulieres, incertaines, et plus contredictes, d’autant
plus tu fais là ton effort. Les ordonnances positiues de ta paroisse2
t’attachent: celles du monde ne te touchent point. Cours vn
peu par les exemples de cette consideration: ta vie en est toute.
Les vers de ces deux poëtes, traictans ainsi reseruément et discrettement
de la lasciueté, comme ils font, me semblent la descouurir
et esclairer de plus pres. Les dames couurent leur sein d’vn reseul,
les prestres plusieurs choses sacrees, les peintres ombragent
leur ouurage, pour luy donner plus de lustre. Et dict-on que le
coup du soleil et du vent, est plus poisant par reflexion qu’à droit
fil. L’Ægyptien respondit sagement à celuy qui luy demandoit, Que
portes-tu là, caché soubs ton manteau? Il est caché soubs mon3
manteau, affin que tu ne sçaches pas que c’est. Mais il y a certaines
autres choses qu’on cache pour les montrer. Oyez cetuy-là plus
ouuert,

Et nudam pressi corpus adusque meum.

Il me semble qu’il me chapone. Que Martial retrousse Venus à sa
poste, il n’arriue pas à la faire paroistre si entiere. Celuy qui dit
tout, il nous saoule et nous desgouste. Celuy qui craint à s’exprimer,
nous achemine à en penser plus qu’il n’en y a. Il y a de la
trahison en cette sorte de modestie: et notamment nous entr’ouurant
256 comme font ceux cy, vne si belle route à l’imagination. Et
l’action et la peinture doiuent sentir leur larrecin.   L’amour des
Espagnols, et des Italiens, plus respectueuse et craintifue, plus mineuse
et couuerte, me plaist. Ie ne sçay qui, anciennement, desiroit
le gosier allongé comme le col d’vne gruë, pour sauourer plus long
temps ce qu’il aualloit. Ce souhait est mieux à propos en cette volupté,
viste et precipiteuse. Mesmes à telles natures comme est la
mienne, qui suis vicieux en soudaineté. Pour arrester sa fuitte, et
l’estendre en preambules; entre-eux, tout sert de faueur et de recompense:
vne œillade, vne inclination, vne parolle, vn signe. Qui1
se pourroit disner de la fumee du rost, feroit-il pas vne belle
espargne? C’est vne passion qui mesle à bien peu d’essence solide,
beaucoup plus de vanité et resuerie fieureuse: il la faut payer et
seruir de mesme. Apprenons aux dames à se faire valoir, à s’estimer,
à nous amuser, et à nous piper. Nous faisons nostre charge
extreme la premiere: il y a tousiours de l’impetuosité Françoise.
Faisant filer leurs faueurs, et les estallant en detail: chacun, iusques
à la vieillesse miserable, y trouue quelque bout de lisiere, selon
son vaillant et son merite. Qui n’a iouyssance, qu’en la iouyssance:
qui ne gaigne que du haut poinct: qui n’ayme la chasse qu’en la2
prise: il ne luy appartient pas de se mesler à nostre escole. Plus il
y a de marches et degrez, plus il y a de hauteur et d’honneur au
dernier siege. Nous nous deurions plaire d’y estre conduicts,
comme il se faict aux palais magnifiques, par diuers portiques, et
passages, longues et plaisantes galleries, et plusieurs destours.
Cette dispensation reuiendroit à nostre commodité: nous y arresterions,
et nous y aymerions plus long temps. Sans esperance, et
sans desir, nous n’allons plus rien qui vaille. Nostre maistrise et
entiere possession, leur est infiniement à craindre. Depuis qu’elles
sont du tout rendues à la mercy de nostre foy, et constance, elles3
sont vn peu bien hasardees. Ce sont vertus rares et difficiles: soudain
qu’elles sont à nous, nous ne sommes plus à elles.

Postquam cupidæ mentis satiata libido est,
Verba nihil metuere, nihil periuria curant.

Et Thrasonidez ieune homme Grec, fut si amoureux de son amour,
qu’il refusa, ayant gaigné le cœur d’vne maistresse, d’en iouyr:
258 pour n’amortir, rassasier et allanguir par la iouyssance cette ardeur
inquiete, de laquelle il se glorifioit et se paissoit.   La cherté
donne goust à la viande. Voyez combien la forme des salutations,
qui est particuliere à nostre nation, abastardit par sa facilité, la
grace des baisers, lesquels Socrates dit estre si puissans et dangereux
à voler nos cœurs. C’est vne desplaisante coustume, et iniurieuse
aux dames, d’auoir à prester leurs leures, à quiconque a
trois valets à sa suitte, pour mal plaisant qu’il soit,

Cuius liuida naribus caninis,
Dependet glacies, rigétque barba:1
Centum occurrere malo culilingis.

Et nous mesme n’y gaignons guere: car comme le monde se voit
party, pour trois belles, il nous en faut baiser cinquante laides. Et
à vn estomach tendre, comme sont ceux de mon aage, vn mauuais
baiser en surpaie vn bon.   Ils font les poursuyuans en Italie, et
les transis, de celles mesmes qui sont à vendre: et se defendent
ainsi: Qu’il y a des degrez en la iouyssance: et que par seruices
ils veulent obtenir pour eux, celle qui est la plus entiere. Elles ne
vendent que le corps. La volonté ne peut estre mise en vente, elle
est trop libre et trop sienne. Ainsi ceux cy disent, que c’est la volonté2
qu’ils entreprennent, et ont raison. C’est la volonté qu’il faut
seruir et practiquer. I’ay horreur d’imaginer mien, vn corps priué
d’affection. Et me semble, que cette forcenerie est voisine à celle de
ce garçon, qui alla saillir par amour, la belle image de Venus que
Praxiteles auoit faicte. Ou de ce furieux Ægyptien, eschauffé apres
la charongne d’vne morte qu’il embaumoit et ensueroit. Lequel
donna occasion à la loy, qui fut faicte depuis en Ægypte, que les
corps des belles et ieunes femmes, et de celles de bonne maison,
seroient gardez trois iours, auant qu’on les mist entre les mains de
ceux qui auoient charge de prouuoir à leur enterrement. Periander3
fit plus merueilleusement: qui estendit l’affection coniugale, plus
reglee et legitime, à la iouyssance de Melissa sa femme trespassee.
Ne semble ce pas estre vne humeur lunatique de la Lune, ne pouuant
autrement iouyr d’Endymion son mignon, l’aller endormir
pour plusieurs mois: et se paistre de la iouyssance d’vn garçon,
260 qui ne se remuoit qu’en songe? Ie dis pareillement, qu’on ayme vn
corps sans ame, quand on ayme vn corps sans son consentement,
et sans son desir. Toutes iouyssances ne sont pas vnes. Il y a des
iouyssances ethiques et languissantes. Mille autres causes que la
bien-vueillance, nous peuuent acquerir cet octroy des dames. Ce
n’est suffisant tesmoignage d’affection. Il y peut eschoir de la trahison,
comme ailleurs: elles n’y vont par fois que d’vne fesse;

Tanquam thura merûmque parent:
Absentem marmoreàmue putes.

I’en sçay, qui ayment mieux prester cela, que leur coche: et qui ne1
se communiquent, que par là. Il faut regarder si vostre compagnie
leur plaist pour quelque autre fin encores, ou pour celle là seulement,
comme d’vn gros garson d’estable: en quel rang et à quel
prix vous y estes logé,

Tibi si datur vni
Quo lapide illa diem candidiore notet.

Quoy, si elle mange vostre pain, à la sauce d’vne plus agreable
imagination?

Te tenet, absentes alios suspirat amores.

Comment? auons nous pas veu quelqu’vn en nos iours, s’estre2
seruy de cette action, à l’vsage d’vne horrible vengeance: pour tuer
par là, et empoisonner, comme il fit, vne honneste femme?   Ceux
qui cognoissent l’Italie, ne trouueront iamais estrange, si pour ce
subiect, ie ne cherche ailleurs des exemples. Car cette nation se
peut dire regente du reste du monde en cela. Ils ont plus communément
des belles femmes, et moins de laydes que nous: mais des
rares et excellentes beautez, i’estime que nous allons à pair. Et en
iuge autant des esprits: de ceux de la commune façon, ils en ont
beaucoup plus, et euidemment. La brutalité y est sans comparaison
plus rare: d’ames singulieres et du plus haut estage, nous ne leur3
en deuons rien. Si i’auois à estendre cette similitude, il me sembleroit
pouuoir dire de la vaillance, qu’au rebours, elle est au prix
d’eux, populaire chez nous, et naturelle: mais on la voit par fois,
en leurs mains, si pleine et si vigoreuse, qu’elle surpasse tous les
plus roides exemples que nous en ayons.   Les mariages de ce
pays là, clochent en cecy. Leur coustume donne communement la
loy si rude aux femmes, et si serue, que la plus esloignee accointance
auec l’estranger, leur est autant capitalle que la plus voisine.
262 Cette loy fait, que toutes les approches se rendent necessairement
substantieles. Et puis que tout leur reuient à mesme compte, elles
ont le choix bien aysé. Et ont elles brisé ces cloisons? Croyez
qu’elles font feu: Luxuria ipsis vinculis, sicut fera bestia, irritata,
deinde emissa. Il leur faut vn peu lascher les resnes.

Vidi ego nuper equum, contra sua frena tenacem,
Ore reluctanti fulminis ire modo.

On alanguit le desir de la compagnie, en luy donnant quelque liberté.
C’est vn bel vsage de nostre nation, qu’aux bonnes maisons,
nos enfans soyent receuz, pour y estre nourris et esleuez pages1
comme en vne escole de noblesse. Et est discourtoisie, dit-on,
et iniure, d’en refuser vn Gentil-homme. I’ay apperçeu, car autant
de maisons autant de diuers stiles et formes, que les dames qui ont
voulu donner aux filles de leur suite, les regles plus austeres, n’y
ont pas eu meilleure aduanture. Il y faut de la moderation. Il faut
laisser bonne partie de leur conduitte, à leur propre discretion:
car ainsi comme ainsi n’y a il discipline qui les sçeut brider de
toutes parts. Mais il est bien vray, que celle qui est eschappee bagues
sauues, d’vn escolage libre, apporte bien plus de fiance de
soy, que celle qui sort saine, d’vne escole seuere et prisonniere.2
   Nos peres dressoient la contenance de leurs filles à la honte et à la
crainte (les courages et les desirs tousiours pareils), nous à l’asseurance:
nous n’y entendons rien. C’est à faire aux Sarmates, qui
n’ont loy de coucher auec homme, que de leurs mains elles n’en
ayent tué vn autre en guerre. A moy qui n’y ay droit que par les
oreilles, suffit, si elles me retiennent pour le conseil, suyuant le
priuilege de mon aage. Ie leur conseille donc, et à nous aussi,
l’abstinence: mais si ce siecle en est trop ennemy, aumoins la discretion
et la modestie. Car, comme dit le compte d’Aristippus, parlant
à des ieunes hommes, qui rougissoient de le veoir entrer chez3
vne courtisane: Le vice est, de n’en pas sortir, non pas d’y entrer.
Qui ne veut exempter sa conscience, qu’elle exempte son nom: si
le fons n’en vaut guere, que l’apparence tienne bon.   Ie loüe la
264 gradation et la longueur, en la dispensation de leurs faueurs. Platon
montre, qu’en toute espece d’amour, la facilité et promptitude
est interdicte aux tenants. C’est vn traict de gourmandise, laquelle
il faut qu’elles couurent de tout leur art, de se rendre ainsi temerairement
en gros, et tumultuairement. Se conduisant en leur dispensation,
ordonnement et mesurement, elles pipent bien mieux
nostre desir, et cachent le leur. Qu’elles fuyent tousiours deuant
nous: ie dis celles mesmes qui ont à se laisser attraper. Elles nous
battent mieux en fuyant, comme les Scythes. De vray, selon la loy
que Nature leur donne, ce n’est pas proprement à elles de vouloir1
et desirer: leur rolle est souffrir, obeyr, consentir. C’est pourquoy
Nature leur a donné vne perpetuelle capacité; à nous, rare et incertaine.
Elles ont tousiours leur heure, afin qu’elles soyent tousiours
prestes à la nostre Pati natæ. Et où elle a voulu que nos appetis
eussent montre et declaration prominante, ell’ a faict que les leurs
fussent occultes et intestins. Et les a fournies de pieces impropres
à l’ostentation: et simplement pour la defensiue. Il faut laisser à la
licence Amazonienne pareils traits à cettuy cy. Alexandre passant
par l’Hyrcanie, Thalestris Royne des Amazones le vint trouuer auec
trois cents gens-darmes de son sexe: bien montez et bien armez:2
ayant laissé le demeurant d’vne grosse armee, qui la suyuoit, au
delà des voisines montaignes. Et luy dit tout haut, et en publiq,
que le bruit de ses victoires et de sa valeur, l’auoit menee là, pour
le veoir, luy offrir ses moyens et sa puissance au secours de ses
entreprinses. Et que le trouuant si beau, ieune, et vigoureux, elle,
qui estoit parfaitte en toutes ses qualitez, luy conseilloit qu’ils couchassent
ensemble: afin qu’il nasquist de la plus vaillante femme
du monde, et du plus vaillant homme, qui fust lors viuant, quelque
chose de grand et de rare, pour l’aduenir. Alexandre la remercia
du reste: mais pour donner temps à l’accomplissement de sa derniere3
demande, il arresta treize iours en ce lieu, lesquels il festoya
le plus alaigrement qu’il peut, en faueur d’vne si courageuse Princesse.
   Nous sommes quasi par tout iniques iuges de leurs actions,
comme elles sont des nostres. I’aduoüe la verité lors qu’elle me
nuit, de mesme que si elle me sert. C’est vn vilain desreglement,
qui les pousse si souuent au change, et les empesche de fermir leur
affection en quelque subiect que ce soit: comme on voit de cette
266 Deesse, à qui lon donne tant de changemens et d’amis. Mais si est-il
vray, que c’est contre la nature de l’amour, s’il n’est violant, et
contre la nature de la violance, s’il est constant. Et ceux qui s’en
estonnent, s’en escrient, et cherchent les causes de cette maladie en
elles, comme desnaturee et incroyable: que ne voyent ils, combien
souuent ils la reçoyuent en eux, sans espouuantement et sans miracle?
Il seroit à l’aduenture plus estrange d’y voir de l’arrest. Ce n’est
pas vne passion simplement corporelle. Si on ne trouue point de
bout en l’auarice, et en l’ambition, il n’y en a non plus en paillardise.
Elle vit encore apres la satieté: et ne luy peut on prescrire ny1
satisfaction constante, ny fin: elle va tousiours outre sa possession.
Et si l’inconstance leur est à l’aduenture aucunement plus pardonnable
qu’à nous. Elles peuuent alleguer comme nous, l’inclination
qui nous est commune à la varieté et à la nouuelleté: et alleguer secondement
sans nous, qu’elles achetent chat en sac. Ieanne Royne
de Naples, feit estrangler Andreosse son premier mary, aux grilles
de sa fenestre, auec un laz d’or et de soye, tissu de sa main propre:
sur ce qu’aux couruees matrimoniales, elle ne luy trouuoit
ny les parties, ny les efforts, assez respondants à l’esperance qu’elle
en auoit couçeuë, à veoir sa taille, sa beauté, sa ieunesse et disposition:2
par où elle auoit esté prinse et abusee. Que l’action a plus
d’effort que n’a la souffrance: ainsi que de leur part tousiours aumoins
il est pourueu à la necessité: de nostre part il peut auenir
autrement. Platon à cette cause establit sagement par ses loix,
auant tout mariage, pour decider de son opportunité, que les iuges
voient les garçons, qui y pretendent, touts fins nuds: et les filles
nuës iusqu’à la ceinture seulement. En nous essayant, elles ne nous
trouuent à l’aduenture pas digne de leur choix:

Experta latus, madidoque simillima loro
Inguina, nec lassa stare coacta manu,3
Deserit imbelles thalamos.

Ce n’est pas tout, que la volonté charrie droict. La foiblesse et l’incapacité,
rompent legitimement vn mariage:

Et quærendum aliunde foret neruosius illud,
Quod posset zonam soluere virgineam.

Pourquoy non, et selon sa mesure, vne intelligence amoureuse,
plus licentieuse et plus actiue?

Si blando nequeat superesse labori.
Mais n’est-ce pas grande impudence, d’apporter nos imperfections
et foiblesses, en lieu où nous desirons plaire, et y laisser4
268 bonne estime de nous et recommandation? Pour ce peu qu’il m’en
faut à cette heure,

Ad vnum
Mollis opus,

ie ne voudrois importuner vne personne, que i’ay a reuerer et
craindre.

Fuge suspicari,
Cuius vndenum trepidauit ætas
Claudere lustrum.

Nature se deuoit contenter d’auoir rendu cet aage miserable, sans1
le rendre encore ridicule. Ie hay de le voir, pour vn pouce de chetiue
vigueur, qui l’eschaufe trois fois la semaine, s’empresser et se
gendarmer, de pareille aspreté, comme s’il auoit quelque grande et
legitime iournee dans le ventre: vn vray feu d’estoupe. Et admire
sa cuisson, si viue et fretillante, en vn moment si lourdement congelee
et esteinte. Cet appetit ne deuroit appartenir qu’à la fleur
d’vne belle ieunesse. Fiez vous y, pour voir, à seconder cett’ ardeur
indefatigable, pleine, constante, et magnanime, qui est en vous: il
vous la lairra vrayment en beau chemin. Renuoyez le hardiment
plustost vers quelque enfance molle, estonnee, et ignorante, qui2
tremble encore soubs la verge, et en rougisse,

Indum sanguineo veluti violauerit ostro
Si quis ebur, vel mista rubent vbi lilia multa
Alba rosa.

Qui peut attendre le lendemain, sans mourir de honte, le desdain
de ces beaux yeux, consens de sa lascheté et impertinence:

Et taciti fecere tamen conuitia vultus,

il n’a iamais senty le contentement et la fierté, de les leur auoir
battus et ternis, par le vigoureux exercice d’vne nuict officieuse et
actiue. Quand i’en ay veu quelqu’vne s’ennuyer de moy, ie n’en ay3
point incontinent accusé sa legereté: i’ay mis en doubte, si ie
n’auois pas raison de m’en prendre à Nature plustost. Certes elle
m’a traitté illegitimement et inciuilement,

Si non longa satis, si non benè mentula crassa:

Nimirum sapiunt vidéntque paruam
Matronæ quoque mentulam illibenter:

et d’vne lesion enormissime. Chacune de mes pieces est esgalement
mienne, que toute autre. Et nulle autre ne me fait plus proprement
homme que cette cy.   Ie doy au publiq vniuersellement mon
pourtrait. La sagesse de ma leçon est en verité, en liberté, en
essence, toute. Dedeignant au rolle de ses vrays deuoirs, ces petites4
regles, feintes, vsuelles, prouinciales. Naturelle toute, constante,
generale. De laquelle sont filles, mais bastardes, la ciuilité,
la ceremonie. Nous aurons bien les vices de l’apparence, quand
nous aurons eu ceux de l’essence. Quand nous aurons faict à ceux
270 icy, nous courrons sus aux autres, si nous trouuons qu’il y faille
courir. Car il y a danger, que nous fantasions des offices nouueaux,
pour excuser nostre negligence enuers les naturels offices, et pour
les confondre. Qu’il soit ainsin, il se void, qu’és lieux, où les fautes
sont malefices, les malefices ne sont que fautes. Qu’és nations, où
les loix de la bienseance sont plus rares et lasches, les loix primitiues
de la raison commune sont mieux obseruees: l’innumerable
multitude de tant de deuoirs, suffoquant nostre soing, l’allanguissant
et dissipant. L’application aux legeres choses nous retire des
iustes. O que ces hommes superficiels, prennent vne routte facile et1
plausible, au prix de la nostre! Ce sont ombrages, dequoy nous nous
plastrons et entrepayons. Mais nous n’en payons pas, ainçois en rechargeons
nostre debte, enuers ce grand iuge, qui trousse nos panneaus
et haillons, d’autour noz parties honteuses: et ne se feint
point à nous veoir par tout, iusques à noz intimes et plus secrettes
ordures: vtile decence de nostre virginale pudeur, si elle luy pouuoit
interdire cette descouuerte. En fin, qui desniaiseroit l’homme,
d’vne si scrupuleuse superstition verbale, n’apporteroit pas grande
perte au monde. Nostre vie est partie en folie, partie en prudence.
Qui n’en escrit que reueremment et regulierement, il en laisse en2
arriere plus de la moitié. Ie ne m’excuse pas enuers moy: et si ie
le faisoy, ce seroit plustost de mes excuses, que ie m’excuseroy, que
d’autre mienne faute. Ie m’excuse à certaines humeurs, que i’estime
plus fortes en nombre que celles, qui sont de mon costé. En leur
consideration, ie diray encore cecy (car ie desire de contenter chacun;
chose pourtant difficile, esse vnum hominem accommodatum ad
tantam morum ac sermonum et voluntatum varietatem) qu’ils n’ont à
se prendre à moy, de ce que ie fay dire aux auctoritez receuës et
approuuees de plusieurs siecles: et que ce n’est pas raison, qu’à
faute de rythme ils me refusent la dispense, que mesme des hommes3
ecclesiastiques, des nostres, iouyssent en ce siecle. En voicy deux,
et des plus crestez:

Rimula, dispeream, ni monogramma tua est.

Vn vit d’amy la contente et bien traitte.

Quoy tant d’autres? I’ayme la modestie: et n’est par iugement,
272 que i’ay choisi cette sorte de parler scandaleux: c’est Nature, qui
l’a choisi pour moy. Ie ne le louë, non plus que toutes formes contraires
à l’vsage receu: mais ie l’excuse: par circonstances tant
generales que particulieres, en allege l’accusation. Suiuons.   Pareillement
d’où peut venir cette vsurpation d’authorité souueraine,
que vous prenez sur celles, qui vous fauorisent à leurs despens,

Si furtiua dedit nigra munuscula nocte,

que vous en inuestissez incontinent l’interest, la froideur, et vne
auctorité maritale? C’est vne conuention libre, que ne vous y prenez
vous, comme vous les y voulez tenir? Il n’y a point de prescription1
sur les choses volontaires. C’est contre la forme, mais il
est vray pourtant, que i’ay en mon temps conduict ce marché, selon
que sa nature peut souffrir, aussi conscientieusement qu’autre
marché, et auec quelque air de iustice: et que ie ne leur ay tesmoigné
de mon affection, que ce que i’en sentois; et leur en ay representé
naifuement, la decadence, la vigueur, et la naissance: les
accez et les remises. On n’y va pas tousiours vn train. I’ay esté si
espargnant à promettre, que ie pense auoir plus tenu que promis,
ny deu. Elles y ont trouué de la fidelité, iusques au seruice de leur
inconstance. Ie dis inconstance aduouee, et par fois multipliee. Ie2
n’ay iamais rompu auec elles, tant que i’y tenois, ne fust que par le
bout d’vn filet. Et quelques occasions qu’elles m’en ayent donné,
n’ay iamais rompu, iusques au mespris et à la hayne. Car telles
priuautez, lors mesme qu’on les acquiert par les plus honteuses
conuentions, encores m’obligent elles à quelque bien-vueillance.
De cholere et d’impatience vn peu indiscrette, sur le poinct de
leurs ruses et desfuites, et de nos contestations, ie leur en ay faict
voir par fois. Car ie suis de ma complexion, subiect à des emotions
brusques, qui nuisent souuent à mes marchez, quoy qu’elles soyent
legeres et courtes. Si elles ont voulu essayer la liberté de mon3
iugement, ie ne me suis pas feint, à leur donner des aduis paternels
et mordans, et à les pinser où il leur cuysoit. Si ie leur ay
laissé à se plaindre de moy, c’est plustost d’y auoir trouué vn
amour, au prix de l’vsage moderne, sottement consciencieux. I’ay
obserué ma parolle, és choses dequoy on m’eust aysement dispensé.
274 Elles se rendoient lors par fois auec reputation, et soubs des capitulations,
qu’elles souffroient aysement estre faussees par le vaincueur.
I’ay faict caler soubs l’interest de leur honneur, le plaisir, en
son plus grand effort, plus d’vne fois. Et où la raison me pressoit,
les ay armees contre moy: si qu’elles se conduisoient plus seurement
et seuerement, par mes regles, quand elles s’y estoient franchement
remises, qu’elles n’eussent faict par les leurs propres. I’ay autant
que i’ay peu chargé sur moy seul, le hazard de nos assignations,
pour les en descharger: et ay dressé nos parties tousiours par le
plus aspre, et inopiné, pour estre moins en souspçon, et en outre1
par mon aduis, plus accessible. Ils sont ouuerts, principalement par
les endroits qu’ils tiennent de soy couuerts. Les choses moins
craintes sont moins defendues et obseruees. On peut oser plus aysement,
ce que personne ne pense que vous oserez, qui deuient facile
par sa difficulté. Iamais homme n’eut ses approches plus impertinemment
genitales. Cette voye d’aymer, est plus selon la discipline.
Mais combien elle est ridicule à nos gens, et peu effectuelle, qui le
sçait mieux que moy? Si ne m’en viendra point le repentir. Ie n’y
ay plus que perdre,

Me tabula sacer2
Votiua paries indicat vuida,
Suspendisse potenti
Vestimenta maris Deo.

Il est à cette heure temps d’en parler ouuertement. Mais tout ainsi
comme à vn autre, ie dirois à l’auanture, Mon amy tu resues, l’amour
de ton temps a peu de commerce auec la foy et la
preud’hommie;

Hæc si tu postules
Ratione certa facere, nihilo plus agas,
Quàm si des operam, vt cum ratione insanias.3

Aussi au rebours, si c’estoit à moy de recommencer, ce seroit certes
le mesme train et par mesme progrez, pour infructueux qu’il me
peust estre. L’insuffisance et la sottise est loüable en vne action
meslouable. Autant que ie m’eslongne de leur humeur en cela, ie
m’approche de la mienne.   Au demeurant, en ce marché, ie ne
me laissois pas tout aller: ie m’y plaisois, mais ie ne m’y oubliois
pas: ie reseruois en son entier, ce peu de sens et de discretion, que
Nature m’a donné, pour leur seruice, et pour le mien: vn peu d’esmotion,
mais point de resuerie. Ma conscience s’y engageoit aussi,
iusques à la desbauche et dissolution, mais iusques à l’ingratitude,4
trahison, malignité, et cruauté, non. Ie n’achetois pas le plaisir de
276 ce vice à tout prix: et me contentois de son propre et simple coust.
Nullum intra se vitium est. Ie hay quasi à pareille mesure vne oysiueté
croupie et endormie, comme vn embesongnement espineux et
penible. L’vn me pince, l’autre m’assoupit. I’ayme autant les blesseures,
comme les meurtrisseures, et les coups trenchans, comme
les coups orbes. I’ay trouué en ce marché, quand i’y estois plus propre,
vne iuste moderation entre ces deux extremitez. L’amour est
vne agitation esueillee, viue, et gaye. Ie n’en estois ny troublé, ny
affligé, mais i’en estois eschauffé, et encores alteré: il s’en faut
arrester là. Elle n’est nuisible qu’aux fols. Vn ieune homme demandoit1
au philosophe Panetius, s’il sieroit bien au sage d’estre amoureux:
Laissons là le sage, respondit-il, mais toy et moy, qui ne le
sommes pas, ne nous engageons en chose si esmeuë et violente,
qui nous esclaue à autruy, et nous rende contemptibles à nous. Il
disoit vray: qu’il ne faut pas fier chose de soy si precipiteuse, à
vne ame qui n’aye dequoy en soustenir les venues, et dequoy rabatre
par effect la parole d’Agesilaus, que la prudence et l’amour ne
peuuent ensemble. C’est vne vaine occupation, il est vray, messeante,
honteuse, et illegitime. Mais à la conduire en cette façon,
ie l’estime salubre, propre à desgourdir vn esprit, et vn corps poisant.2
Et comme medecin, l’ordonnerois à vn homme de ma forme et
condition, autant volontiers qu’aucune autre recepte: pour l’esueiller
et tenir en force bien auant dans les ans, et le dilaier des
prises de la vieillesse. Pendant que nous n’en sommes qu’aux fauxbourgs,
que le pouls bat encores,

Dum noua canities, dum prima et recta senectus,
Dum superest Lachesi quod torqueat, et pedibus me
Porto meis, nullo dextram subeunte bacillo,

nous auons besoing d’estre sollicitez et chatouillez, par quelque
agitation mordicante, comme est cette-cy. Voyez combien elle a3
rendu de ieunesse, vigueur et de gayeté, au sage Anacreon. Et Socrates,
plus vieil que ie ne suis, parlant d’vn obiect amoureux:
M’estant, dit-il, appuyé contre son espaule, de la mienne, et approché
ma teste à la sienne, ainsi que nous regardions ensemble dans
vn liure, ie senty sans mentir, soudain vne piqueure dans l’espaule,
comme de quelque morsure de beste; et fus plus de cinq iours depuis,
qu’elle me fourmilloit: et m’escoula dans le cœur vne demangeaison
continuelle. Vn attouchement, et fortuite, et par vne espaule,
aller eschauffer, et alterer vne ame refroidie, et esneruee par
l’aage, et la premiere de toutes les humaines, en reformation.4
Pourquoy non dea? Socrates estoit homme, et ne vouloit ny estre
ny sembler autre chose. La philosophie n’estriue point contre les
voluptez naturelles, pourueu que la mesure y soit ioincte: et en
278 presche la moderation, non la fuitte. L’effort de sa resistance s’emploie
contre les estrangeres et bastardes. Elle dit que les appetits
du corps ne doiuent pas estre augmentez par l’esprit. Et nous aduertit
ingenieusement, de ne vouloir point esueiller nostre faim par
la saturité: de ne vouloir farcir, au lieu de remplir le ventre:
d’euiter toute iouyssance, qui nous met en disette: et toute viande
et breuuage, qui nous altere, et affame. Comme au seruice de l’amour
elle nous ordonne, de prendre vn obiect qui satisface simplement
au besoing du corps, qui n’esmeuue point l’ame: laquelle
n’en doit pas faire son faict, ains suyure nüement et assister le1
corps. Mais ay-ie pas raison d’estimer, que ces preceptes, qui ont
pourtant d’ailleurs, selon moy, vn peu de rigueur, regardent vn
corps qui face son office: et qu’à vn corps abbattu, comme vn
estomach prosterné, il est excusable de le rechauffer et soustenir
par art: et par l’entremise de la fantasie, luy faire reuenir l’appetit
et l’allegresse, puis que de soy il l’a perdue?   Pouuons nous pas
dire, qu’il n’y a rien en nous, pendant cette prison terrestre, purement,
ny corporel, ny spirituel: et qu’iniurieusement nous desmembrons
vn homme tout vif: et qu’il semble y auoir raison, que
nous nous portions enuers l’vsage du plaisir, aussi fauorablement2
aumoins, que nous faisons enuers la douleur? Elle estoit, pour
exemple, vehemente, iusques à la perfection, en l’ame des saincts
par la pœnitence. Le corps y auoit naturellement part, par le droict
de leur colligance, et si pouuoit auoir peu de part à la cause: si ne
se sont ils pas contentez qu’il suyuist nuement, et assistast l’ame
affligee. Ils l’ont affligé luymesme, de peines atroces et propres:
affin qu’à l’enuy l’vn de l’autre, l’ame et le corps plongeassent
l’homme dans la douleur, d’autant plus salutaire, que plus aspre.
En pareil cas, aux plaisirs corporels, est-ce pas iniustice d’en refroidir
l’ame, et dire, qu’il l’y faille entrainer, comme à quelque3
obligation et necessité contreinte et seruile? C’est à elle plustost de
les couuer et fomenter: de s’y presenter et conuier: la charge de
regir luy appartenant. Comme c’est aussi à mon aduis à elle, aux
plaisirs, qui luy sont propres, d’en inspirer et infondre au corps
tout le ressentiment que porte sa condition, et de s’estudier qu’ils
luy soient doux et salutaires. Car c’est bien raison, comme ils disent,
280 que le corps ne suyue point ses appetits au dommage de l’esprit.
Mais pourquoy n’est-ce pas aussi raison, que l’esprit ne suiue
pas les siens, au dommage du corps?   Ie n’ay point autre passion
qui me tienne en haleine. Ce que l’auarice, l’ambition, les querelles,
les procés, font à l’endroit des autres, qui comme moy, n’ont
point de vacation assignee, l’amour le feroit plus commodément. Il
me rendroit, la vigilance, la sobrieté, la grace, le soing de ma personne:
r’asseureroit ma contenance, à ce que les grimaces de la
vieillesse, ces grimaces difformes et pitoyables, ne vinssent à la
corrompre: me remettroit aux estudes sains et sages, par où ie me1
peusse rendre plus estimé et plus aymé: ostant à mon esprit le
desespoir de soy, et de son vsage, et le raccointant à soy: me diuertiroit
de mille pensees ennuyeuses, de mille chagrins melancholiques
que l’oysiueté nous charge en tel aage, et le mauuais
estat de nostre santé: reschaufferoit aumoins en songe, ce sang
que nature abandonne: soustiendroit le menton, et allongeroit vn
peu les nerfs, et la vigueur et allegresse de la vie, à ce pauure
homme, qui s’en va le grand train vers sa ruine. Mais i’entens bien
que c’est vne commodité fort mal-aisée à recouurer. Par foiblesse,
et longue experience, nostre goust est deuenu plus tendre et plus2
exquis. Nous demandons plus, lors que nous apportons moins.
Nous voulons le plus choisir, lors que nous meritons le moins d’estre
acceptez. Nous cognoissans tels, nous sommes moins hardis,
et plus defians: rien ne nous peut asseurer d’estre aymez, veu
nostre condition, et la leur. I’ay honte de me trouuer parmy cette
verte et bouillante ieunesse,

Cuius in indomito constantior inguine neruus,
Quàm noua collibus arbor inhæret.

Qu’irions nous presenter nostre misere parmy cette allégresse?

Possint vt iuuenes visere feruidi3
Multo non sine risu,
Dilapsam in cineres facem.

Ils ont la force et la raison pour eux: faisons leur place: nous
n’auons plus que tenir. Et ce germe de beauté naissante, ne se
laisse manier à mains si gourdes, et prattiquer à moyens purs
materiels. Car, comme respondit ce philosophe ancien, à celuy qui
se moquoit, dequoy il n’auoit sçeu gaigner la bonne grace d’vn
tendron qu’il pourchassoit: Mon amy, le hameçon ne mord pas à
du fromage si frais. Or c’est vn commerce qui a besoin de relation
282 et de correspondance. Les autres plaisirs que nous receuons,
se peuuent recognoistre par recompenses de nature diuerse: mais
cettuy-cy ne se paye que de mesme espece de monnoye. En verité
en ce desduit, le plaisir que ie fay, chatouille plus doucement mon
imagination, que celuy qu’on me fait. Or cil n’a rien de genereux,
qui peut receuoir plaisir où il n’en donne point; c’est vne vile ame,
qui veut tout deuoir, et qui se plaist de nourrir de la conference,
auec les personnes ausquels il est en charge. Il n’y a beauté, ny
grace, ny priuauté si exquise, qu’vn galant homme deust desirer
à ce prix. Si elles ne nous peuuent faire du bien que par pitié:1
i’ayme bien plus cher ne viure point, que de viure d’aumosne.
Ie voudrois auoir droit de leur demander, au stile auquel i’ay veu
quester en Italie: Fate bene per voi: ou à la guise que Cyrus
exhortoit ses soldats, Qui m’aymera, si me suiue. R’alliez vous, me
dira lon, à celles de vostre condition, que la compagnie de mesme
fortune vous rendra plus aysees. O la sotte composition et insipide!

Nolo
Barbam vellere mortuo leoni.

Xenophon employe pour obiection et accusation, contre Menon,
qu’en son amour il embesongna des obiects passants fleur. Ie trouue2
plus de volupté à seulement veoir le juste et doux meslange de deux
ieunes beautés: ou à le seulement considerer par fantasie, qu’à
faire moy mesme le second, d’vn meslange triste et informe. Ie resigne
cet appetit fantastique, à l’Empereur Galba, qui ne s’addonnoit
qu’aux chairs dures et vieilles: et à ce pauure miserable,

O ego di faciant talem te cernere possim,
Charáque mutatis oscula ferre comis,
Amplectique meis corpus non pingue lacertis!

Et entre les premieres laideurs, ie compte les beautez artificielles et
forcees. Emonez ieune gars de Chio, pensant par des beaux attours,3
acquerir la beauté que nature luy ostoit, se presenta au philosophe
Arcesilaus: et luy demanda si vn sage se pourroit veoir amoureux:
Ouy dea, respondit l’autre, pourueu que ce ne fust pas d’vne beauté
paree et sophistiquee comme la tienne. La laideur d’vne vieillesse
aduouee, est moins vieille, et moins laide à mon gré, qu’vne autre
peinte et lissee. Le diray-ie, pourueu qu’on ne m’en prenne à la
gorge? L’amour ne me semble proprement et naturellement en
sa saison, qu’en l’aage voisin de l’enfance:

Quem si puellarum insereres choro,
Mille sagaces falleret hospites4
Discrimen obscurum, solutis
Crinibus, ambiguóque vultu.

284 Et la beauté non plus. Car ce qu’Homere l’estend iusqu’à ce que le
menton commence à s’ombrager, Platon mesme l’a remarqué pour
rare. Et est notoire la cause pour laquelle le sophiste Dion appelloit
les poils folets de l’adolescence, Aristogitons et Harmodiens. En la
virilité, ie le trouue desia aucunement hors de son siege, non qu’en
la vieillesse.

Importunus enim transuolat aridas
Quercus.

Et Marguerite Royne de Nauarre, alonge en femme, bien loing,
l’auantage des femmes: ordonnant qu’il est saison à trente ans,1
qu’elles changent le titre de belles en bonnes. Plus courte possession
nous luy donnons sur nostre vie, mieux nous en valons. Voyez
son port. C’est vn menton puerile, qui ne sçait en son eschole,
combien on procede au rebours de tout ordre. L’estude, l’exercitation,
l’vsage, sont voyes à l’insuffisance: les nouices y regentent.
Amor ordinem nescit. Certes sa conduicte a plus de galbe, quand elle
est meslee d’inaduertance, et de trouble: les fautes, les succez
contraires y donnent poincte et grace. Pourueu qu’elle soit aspre et
affamee, il chaut peu, qu’elle soit prudente. Voyez comme il va chancelant,
chopant, et folastrant. On le met aux ceps, quand on le guide2
par art, et sagesse. Et contraint on sa diuine liberté, quand on le
submet à ces mains barbues et calleuses.   Au demeurant, ie leur
oy souuent peindre cette intelligence toute spirituelle, et desdaigner
de mettre en consideration l’interest que les sens y ont. Tout y sert.
Mais ie puis dire auoir veu souuent, que nous auons excusé la foiblesse
de leurs esprits, en faueur de leurs beautez corporelles,
mais que ie n’ay point encore veu, qu’en faueur de l’esprit, tant
rassis, et meur soit-il, elles vueillent prester la main à vn corps,
qui tombe tant soit peu en decadence. Que ne prend il enuie à quelqu’vne,
de faire cette noble harde Socratique, du corps à l’esprit,3
achetant au prix de ses cuisses, vne intelligence et generation philosophique
et spirituelle: le plus haut prix où elle les puisse monter:
Platon ordonne en ses loix, que celuy qui aura faict quelque
signalé et vtile exploit en la guerre, ne puisse estre refusé durant
l’expedition d’icelle, sans respect de sa laideur ou de son aage, du
baiser, ou autre faueur amoureuse, de qui il la vueille. Ce qu’il
trouue si iuste en recommandation de la valeur militaire, ne le peut
il pas estre aussi, en recommandation de quelque autre valeur? Et
286 que ne prend il enuie à vne de preoccuper sur ses compagnes la
gloire de cet amour chaste? chaste dis-ie bien,

Nam si quando ad prælia ventum est,
Vt quondam in stipulis magnus sine viribus ignis
Incassum furit.

Les vices qui s’estouffent en la pensee, ne sont pas des pires.   Pour
finir ce notable commentaire, qui m’est eschappé d’vn flux de caquet:
flux impetueux par fois et nuisible,

Vt missum sponsi furtiuo munere malum
Procurrit casto virginis è gremio:1
Quod miseræ oblitæ molli sub veste locatum,
Dum aduentu matris prosilit, excutitur,
Atque illud prono præceps agitur decursu:
Huic manat tristi conscius ore rubor.

Ie dis, que les masles et femelles, sont iettez en mesme moule, sauf
l’institution et l’vsage, la difference n’y est pas grande. Platon appelle
indifferemment les vns et les autres, à la societé de tous
estudes, exercices, charges et vacations guerrieres et paisibles, en
sa republique. Et le philosophe Antisthenes, ostoit toute distinction
entre leur vertu et la nostre. Il est bien plus aisé d’accuser l’vn2
sexe, que d’excuser l’autre. C’est ce qu’on dit, Le fourgon se moque
de la paele.

CHAPITRE VI.    (TRADUCTION LIV. III, CH. VI.)
Des Coches.

IL est bien aisé à verifier, que les grands autheurs, escriuans des
causes, ne se seruent pas seulement de celles qu’ils estiment estre
vrayes, mais de celles encores qu’ils ne croient pas, pourueu qu’elles
ayent quelque inuention et beauté. Ils disent assez veritablement et
vtilement, s’ils disent ingenieusement. Nous ne pouuons nous asseurer
de la maistresse cause, nous en entassons plusieurs, pour voir
si par rencontre elle se trouuera en ce nombre,

Namque vnam dicere causam3
Non satis est, verum plures, vnde vna tamen sit.

288

Me demandez vous d’où vient cette coustume, de benir ceux qui
esternuent? Nous produisons trois sortes de vent; celuy qui sort
par embas est trop sale: celuy qui sort par la bouche, porte quelque
reproche de gourmandise: le troisiesme est l’esternuement: et
parce qu’il vient de la teste, et est sans blasme, nous luy faisons cet
honneste recueil. Ne vous moquez pas de cette subtilité, elle est,
dit-on, d’Aristote.   Il me semble auoir veu en Plutarque (qui est
de tous les autheurs que ie cognoisse, celuy qui a mieux meslé l’art
à la nature, et le iugement à la science) rendant la cause du sousleuement
d’estomach, qui aduient à ceux qui voyagent en mer, que1
cela leur arriue de crainte, ayant trouué quelque raison, par laquelle
il prouue, que la crainte peut produire vn tel effect. Moy qui
y suis fort subiect, sçay bien, que cette cause ne me touche pas. Et
le sçay, non par argument, mais par necessaire experience. Sans
alleguer ce qu’on m’a dict, qu’il en arriue de mesme souuent aux
bestes, specialement aux pourceaux, hors de toute apprehension de
danger: et ce qu’vn mien cognoissant, m’a tesmoigné de soy, qu’y
estant fort subiect, l’enuie de vomir luy estoit passee, deux ou trois
fois, se trouuant pressé de frayeur, en grande tourmente. Comme
à cet ancien: Peius vexabar quàm vt periculum mihi succurreret.2
Ie n’euz iamais peur sur l’eau: comme ie n’ay aussi ailleurs (et s’en
est assez souuent offert de iustes, si la mort l’est) qui m’ait troublé
ou esblouy. Elle naist par fois de faute de iugement, comme
de faute de cœur. Tous les dangers que i’ay veu, ç’a esté les yeux
ouuerts, la veuë libre, saine, et entiere. Encore faut-il du courage à
craindre. Il me seruit autrefois au prix d’autres, pour conduire et
tenir en ordre ma fuite, qu’elle fust sinon sans crainte, toutesfois
sans effroy, et sans estonnement. Elle estoit esmeue, mais non pas
estourdie ny esperdue. Les grandes ames vont bien plus outre, et
representent des fuites, non rassises seulement, et saines, mais3
fieres. Disons celle qu’Alcibiades recite de Socrates, son compagnon
d’armes: Ie le trouuay, dit-il, apres la route de nostre armee, luy
et Lachez, des derniers entre les fuyans: et le consideray tout
à mon aise, et en seureté, car i’estois sur vn bon cheual, et luy à
pied, et auions ainsi combatu. Ie remarquay premierement, combien
il montroit d’auisement et de resolution, au prix de Lachez:
et puis la brauerie de son marcher, nullement different du sien
ordinaire: sa veue ferme et reglee, considerant et iugeant ce qui se
passoit autour de luy: regardant tantost les vns, tantost les autres,
290 amis et ennemis, d’vne façon, qui encourageoit les vns, et signifioit
aux autres, qu’il estoit pour vendre bien cher son sang et sa vie, à
qui essayeroit de la luy oster, et se sauuerent ainsi: car volontiers
on n’attaque pas ceux-cy, on court apres les effraiez. Voylà le tesmoignage
de ce grand capitaine: qui nous apprend ce que nous
essaions tous les iours, qu’il n’est rien qui nous iette tant aux dangers,
qu’vne faim inconsideree de nous en mettre hors. Quo timoris
minus est, eo minus fermè periculi est. Nostre peuple a tort, de dire,
celuy-là craint la mort, quand il veut exprimer, qu’il y songe, et
qu’il la preuoit. La preuoyance conuient egallement à ce qui nous1
touche en bien, et en mal. Considerer et iuger le danger, est aucunement
le rebours de s’en estonner. Ie ne me sens pas assez fort
pour soustenir le coup, et l’impetuosité, de cette passion de la peur,
ny d’autre vehemente. Si i’en estois vn coup vaincu, et atterré, ie
ne m’en releuerois iamais bien entier. Qui auroit faict perdre pied à
mon ame, ne la remettroit iamais droicte en sa place. Elle se retaste
et recherche trop vifuement et profondement. Et pourtant, ne
lairroit iamais ressoudre et consolider la playe qui l’auroit percee.
Il m’a bien pris qu’aucune maladie ne me l’ayt encore desmise. A
chasque charge qui me vient, ie me presente et oppose, en mon2
haut appareil. Ainsi la premiere qui m’emporteroit, me mettroit
sans ressource. Ie n’en fais point à deux. Par quelque endroict que
le rauage fauçast ma leuee, me voyla ouuert, et noyé sans remede.
Epicurus dit, que le sage ne peut iamais passer à vn estat contraire.
I’ay quelque opinion de l’enuers de cette sentence; que qui aura
esté vne fois bien fol, ne sera nulle autre fois bien sage. Dieu me
donne le froid selon la robe, et me donne les passions selon le
moyen que i’ay de les soustenir. Nature m’ayant descouuert d’vn
costé, m’a couuert de l’autre: m’ayant desarmé de force, m’a armé
d’insensibilité, et d’vne apprehension reglee, ou mousse.   Or ie ne3
puis souffrir long temps, et les souffrois plus difficilement en ieunesse,
ny coche, ny littiere, ny bateau, et hay toute autre voiture
que de cheual, en la ville, et aux champs. Mais ie puis souffrir la
lictiere, moins qu’vn coche: et par mesme raison, plus aisement
vne agitation rude sur l’eau, d’où se produict la peur, que le mouuement
qui se sent en temps calme. Par cette legere secousse, que
les auirons donnent, desrobant le vaisseau soubs nous, ie me sens
brouiller, ie ne sçay comment, la teste et l’estomach: comme ie ne
292 puis souffrir sous moy vn siege tremblant. Quand la voile, ou le
cours de l’eau, nous emporte esgallement, ou qu’on nous touë,
cette agitation vnie, ne me blesse aucunement. C’est vn remuement
interrompu, qui m’offence: et plus, quand il est languissant. Ie ne
sçaurois autrement peindre sa forme. Les medecins m’ont ordonné
de me presser et sangler d’vne seruiette le bas du ventre, pour remedier
à cet accident: ce que ie n’ay point essayé, ayant accoustumé
de lucter les deffauts qui sont en moy, et les dompter par
moy-mesme.   Si i’en auoy la memoire suffisamment informee, ie
ne pleindroy mon temps à dire icy l’infinie varieté, que les histoires1
nous presentent de l’vsage des coches, au seruice de la guerre:
diuers selon les nations, selon les siecles: de grand effect, ce me
semble, et necessité. Si que c’est merueille, que nous en ayons perdu
toute cognoissance. I’en diray seulement cecy, que tout freschement,
du temps de nos peres, les Hongres les mirent tres-vtilement en besongne
contre les Turcs: en chacun y ayant vn rondelier et vn mousquetaire,
et nombre de harquebuzes rengees, prestes et chargees:
le tout couuert d’vne pauesade, à la mode d’vne galliotte. Ils faisoient
front à leur bataille de trois mille tels coches et apres que le canon
auoit ioué, les faisoient tirer, et aualler aux ennemys cette salue,2
auant que de taster le reste: qui n’estoit pas vn leger auancement:
ou descochoient lesdits coches dans leurs escadrons, pour les rompre
et y faire iour: outre le secours qu’ils en pouuoient prendre,
pour flanquer en lieu chatouilleux, les trouppes marchants en la
campagne: ou à couurir vn logis à la haste, et le fortifier. De mon
temps, vn Gentil-homme, en l’vne de nos frontieres, impost de sa
personne, et ne trouuant cheual capable de son poids, ayant vne
querelle, marchoit par païs en coche, de mesme cette peinture, et
s’en trouuoit tres-bien. Mais laissons ces coches guerriers.
Comme si leur neantise n’estoit assez cognue à meilleures enseignes,3
les derniers Roys de nostre premiere race marchoient par
païs en vn chariot mené de quatre bœufs. Marc Antoine fut le premier,
qui se fit trainer à Rome, et vne garse menestriere quand et
luy, par des lyons attelez à vn coche. Heliogabalus en fit depuis
autant, se disant Cibelé la mere des Dieux: et aussi par des tigres,
contrefaisant le Dieu Bacchus: il attela aussi par fois deux cerfs à
son coche: et vne autre fois quatre chiens: et encore quatre garses
294 nues, se faisant trainer par elles, en pompe, tout nud. L’empereur
Firmus fit mener son coche, à des autruches de merueilleuse grandeur,
de maniere qu’il sembloit plus voler que rouler.   L’estrangeté
de ces inuentions, me met en teste cett’ autre fantasie: Que
c’est vne espece de pusillanimité, aux monarques, et vn tesmoignage
de ne sentir point assez, ce qu’ils sont, de trauailler à se faire valloir
et paroistre, par despenses excessiues. Ce seroit chose excusable
en pays estranger: mais parmy ses subiects, où il peut tout, il
tire de sa dignité, le plus extreme degré d’honneur, où il puisse
arriuer. Comme à vn Gentil-homme, il me semble, qu’il est superflu1
de se vestir curieusement en son priué: sa maison, son train, sa
cuysine respondent assez de luy. Le conseil qu’Isocrates donne à son
Roy, ne me semble sans raison: Qu’il soit splendide en meubles
et vtensiles: d’autant que c’est vne despense de duree, qui passe
iusques à ses successeurs: et qu’il fuye toutes magnificences, qui
s’escoulent incontinent et de l’vsage et de la memoire. I’aymois à
me parer quand i’estoy cadet, à faute d’autre parure: et me seoit
bien. Il en est sur qui les belles robes pleurent. Nous auons des
comtes merueilleux de la frugalité de nos Roys au tour de leurs
personnes, et en leurs dons: grands Roys en credit, en valeur, et2
en fortune. Demosthenes combat à outrance, la loy de sa ville, qui
assignoit les deniers publics aux pompes des ieux, et de leurs festes.
Il veut que leur grandeur se montre, en quantité de vaisseaux bien
equippez, et bonnes armees bien fournies. Et a lon raison d’accuser
Theophrastus, qui establit en son liure des richesses, vn aduis contraire:
et maintient telle nature de despense, estre le vray fruit de
l’opulence. Ce sont plaisirs, dit Aristote, qui ne touchent que la
plus basse commune: qui s’euanouissent de la souuenance aussi
tost qu’on en est rassasié: et desquels nul homme iudicieux et
graue ne peut faire estime. L’emploitte me sembleroit bien plus3
royale, comme plus vtile, iuste et durable, en ports, en haures,
fortifications et murs: en bastiments somptueux, en eglises, hospitaux,
colleges, reformation de ruës et chemins: en quoy le Pape
Gregoire treziesme lairra sa memoire recommandable à long temps:
et en quoy nostre Royne Catherine tesmoigneroit à longues annees
sa liberalité naturelle et munificence, si ses moyens suffisoient à son
296 affection. La Fortune m’a faict grand desplaisir d’interrompre la
belle structure du Pont neuf, de nostre grand’ ville, et m’oster l’espoir
auant mourir d’en veoir en train le seruice.   Outre ce, il
semble aux subiects spectateurs de ces triomphes, qu’on leur fait
montre de leurs propres richesses, et qu’on les festoye à leurs despens.
Car les peuples presument volontiers des Roys, comme nous
faisons de nos valets: qu’ils doiuent prendre soing de nous apprester
en abondance tout ce qu’il nous faut, mais qu’ils n’y doiuent
aucunement toucher de leur part. Et pourtant l’Empereur Galba,
ayant pris plaisir à vn musicien pendant son souper, se fit porter sa1
boëte, et luy donna en sa main vne poignee d’escus, qu’il y pescha,
auec ces paroles: Ce n’est pas du public, c’est du mien. Tant y a,
qu’il aduient le plus souuent, que le peuple a raison: et qu’on repaist
ses yeux, de ce dequoy il auoit à paistre son ventre.   La liberalité
mesme n’est pas bien en son lustre en main souueraine:
les priuez y ont plus de droict. Car à le prendre exactement, vn
Roy n’a rien proprement sien; il se doibt soy-mesmes à autruy. La
iurisdiction ne se donne point en faueur du iuridiciant: c’est en faueur
du iuridicié. On fait vn superieur, non iamais pour son profit,
ains pour le profit de l’inferieur: et vn medecin pour le malade,2
non pour soy. Toute magistrature, comme tout art, iette sa fin hors
d’elle. Nulla ars in se versatur. Parquoy les gouuerneurs de l’enfance
des Princes, qui se piquent à leur imprimer cette vertu de
largesse: et les preschent de ne sçauoir rien refuser, et n’estimer
rien si bien employé, que ce qu’ils donront (instruction que i’ay veu
en mon temps fort en credit) ou ils regardent plus à leur proufit,
qu’à celuy de leur maistre: ou ils entendent mal à qui ils parlent.
Il est trop aysé d’imprimer la liberalité, en celuy, qui a dequoy y
fournir autant qu’il veut, aux despens d’autruy. Et son estimation
se reglant, non à la mesure du present, mais à la mesure des moyens3
de celuy qui l’exerce, elle vient à estre vaine en mains si puissantes.
Ils se trouuent prodigues, auant qu’ils soient liberaux.
Pourtant est elle de peu de recommandation, au prix d’autres vertus
royalles. Et la seule, comme disoit le tyran Dionysius, qui se comporte
bien auec la tyrannie mesme. Ie luy apprendroy plustost ce
verset du laboureur ancien,

Τη χειρι δει σπειρειν, αλλαμη ὁλω τω θυλακω

Qu’il faut à qui en veut retirer fruict, semer de la main, non pas verser
du sac: il faut espandre le grain, non pas le respandre: et qu’ayant
298 à donner, ou pour mieux dire, à payer, et rendre à tant de gens,
selon qu’ils ont deseruy, il en doibt estre loyal et auisé dispensateur.
Si la liberalité d’vn Prince est sans discretion et sans mesure,
ie l’ayme mieux auare.   La vertu Royalle semble consister le plus
en la iustice. Et de toutes les parties de la iustice, celle là remerque
mieux les Roys, qui accompagne la liberalité. Car ils l’ont particulierement
reseruee à leur charge: là où toute autre iustice, ils
l’exercent volontiers par l’entremise d’autruy. L’immoderee largesse,
est vn moyen foible à leur acquerir bien-vueillance: car elle
rebute plus de gens, qu’elle n’en practique: Quo in plures vsus sis,1
minus in multos vti possis. Quid autem est stultius, quàm, quod libenter
facias, curare vt id diutius facere non possis? Et si elle est employee
sans respect du merite, fait vergongne à qui la reçoit: et se
reçoit sans grace. Des tyrans ont esté sacrifiez à la hayne du peuple,
par les mains de ceux mesme, qu’ils auoyent iniquement auancez:
telle maniere d’hommes, estimants asseurer la possession des biens
indeuement receuz, s’ils montrent auoir à mespris et hayne, celuy
duquel ils les tenoyent, et se r’allient au iugement et opinion commune
en cela.   Les subiects d’vn Prince excessif en dons, se rendent
excessifs en demandes: ils se taillent, non à la raison, mais à2
l’exemple. Il y a certes souuent, dequoy rougir, de nostre impudence.
Nous sommes surpayez selon iustice, quand la recompence
esgalle nostre seruice: car n’en deuons nous rien à nos Princes d’obligation
naturelle? S’il porte nostre despence, il fait trop: c’est
assez qu’il l’ayde: le surplus s’appelle bien-faict, lequel ne se peut
exiger: car le nom mesme de la liberalité sonne liberté. A nostre
mode, ce n’est iamais faict: le reçeu ne se met plus en compte:
on n’ayme la liberalité que future. Par quoy plus vn Prince s’espuise
en donnant, plus il s’appaourit d’amys. Comment assouuiroit
il les enuies, qui croissent, à mesure qu’elles se remplissent? Qui a3
sa pensee à prendre, ne l’a plus à ce qu’il a prins. La conuoitise
n’a rien si propre que d’estre ingrate.   L’exemple de Cyrus ne
duira pas mal en ce lieu, pour seruir aux Roys de ce temps, de
touche, à recognoistre leurs dons, bien ou mal employez: et leur
faire veoir, combien cet Empereur les assenoit plus heureusement,
qu’ils ne font. Par où ils sont reduits à faire leurs emprunts, apres
sur les subiects incognus, et plustost sur ceux, à qui ils ont faict
du mal, que sur ceux, à qui ils ont faict du bien: et n’en reçoiuent
aydes, où il y aye rien de gratuit, que le nom. Crœsus luy reprochoit
sa largesse: et calculoit à combien se monteroit son thresor,4
300 s’il eust eu les mains plus restreintes. Il eut enuie de iustifier sa
liberalité: et despeschant de toutes parts, vers les grands de son
estat, qu’il auoit particulierement auancez: pria chacun de le secourir,
d’autant d’argent qu’il pourroit, à vne sienne necessité: et
le luy enuoyer par declaration. Quand touts ces bordereaux luy
furent apportez, chacun de ses amys, n’estimant pas que ce fust
assez faire, de luy en offrir seulement autant qu’il en auoit reçeu
de sa munificence, y en meslant du sien propre beaucoup, il se
trouua, que cette somme se montoit bien plus que ne disoit l’espargne
de Crœsus. Sur quoy Cyrus: Ie ne suis pas moins amoureux1
des richesses, que les autres Princes, et en suis plustost plus
mesnager. Vous voyez à combien peu de mise i’ay acquis le thresor
inestimable de tant d’amis: et combien ils me sont plus fideles
thresoriers, que ne seroient des hommes mercenaires, sans obligation,
sans affection: et ma cheuance mieux logee qu’en des coffres,
appellant sur moy la haine, l’enuie, et le mespris des autres Princes.
   Les Empereurs tiroient excuse à la superfluité de leurs ieux
et montres publiques, de ce que leur authorité dependoit aucunement,
aumoins par apparence, de la volonté du peuple Romain:
lequel auoit de tout temps accoustumé d’estre flaté par telle sorte de2
spectacles et d’excez. Mais c’estoyent particuliers qui auoyent nourry
cette coustume, de gratifier leurs concitoyens et compagnons:
principalement sur leur bourse, par telle profusion et magnificence.
Elle eut tout autre goust, quand ce furent les maistres qui vindrent
à l’imiter. Pecuniarum translatio à iustis dominis ad alienos non debet
liberalis videri. Philippus de ce que son fils essayoit par presents,
de gaigner la volonté des Macedoniens, l’en tança par vne
lettre, en cette maniere. Quoy? as tu enuie, que tes subiects te
tiennent pour leur boursier, non pour leur Roy? Veux tu les prattiquer?
Prattique les, des bien-faicts de ta vertu, non des bien-faicts3
de ton coffre.   C’etoit pourtant vne belle chose, d’aller faire apporter
et planter en la place aux arenes, vne grande quantité de
gros arbres, tous branchus et tous verts, representans vne grande
302 forest ombrageuse, despartie en belle symmetrie: et le premier
iour, ietter là dedans mille austruches, mille cerfs, mille sangliers, et
mille dains, les abandonnant à piller au peuple: le lendemain
faire assommer en sa presence, cent gros lyons, cent leopards, et
trois cens ours: et pour le troisiesme iour, faire combatre à outrance,
trois cens paires de gladiateurs, comme fit l’Empereur Probus.
C’estoit aussi belle chose à voir, ces grands amphitheatres encroustez
de marbre au dehors, labouré d’ouurages et statues, le
dedans reluisant de rares enrichissemens,

Baltheus en gemmis, en illita porticus auro.1

Tous les costez de ce grand vuide, remplis et enuironnez depuis le
fons iusques au comble, de soixante ou quatre vingts rangs d’eschelons,
aussi de marbre, couuers de carreaux,

Exeat, inquit,
Si pudor est, et puluino surgat equestri,
Cuius res legi non sufficit,

où se peussent renger cent mille hommes, assis à leur aise. Et la
place du fons, où les ieux se iouoyent, la faire premierement par
art, entr’ouurir et fendre en creuasses, representant des antres qui
vomissoient les bestes destinees au spectacle: et puis secondement2
l’inonder d’vne mer profonde, qui charioit force monstres marins,
chargee de vaisseaux armez à representer vne bataille naualle: et
tiercement, l’applanir et assecher de nouueau, pour le combat des
gladiateurs: et pour la quatriesme façon, la sabler de vermillon et
de storax, au lieu d’arene, pour y dresser vn festin solemne, à tout
ce nombre infiny de peuple: le dernier acte d’vn seul iour.

Quoties nos descendentis arenæ
Vidimus in partes, ruptáque voragine terræ
Emersisse feras, et ijsdem sæpe latebris
Aurea cum croceo creuerunt arbuta libro!3
Nec solùm nobis siluestria cernere monstra
Contigit, æquoreos ego cum certantibus vrsis
Spectaui vitulos, et equorum nomine dignum,
Sed deforme pecus.

Quelquefois on y a faict naistre, vne haute montaigne pleine de
fruitiers et arbres verdoyans, rendant par son feste, vn ruisseau
d’eau, comme de la bouche d’vne viue fontaine. Quelquefois on y
promena vn grand nauire, qui s’ouuroit et desprenoit de soy-mesmes,
et apres auoir vomy de son ventre, quatre ou cinq cens
bestes à combat, se resserroit et s’esuanouissoit, sans ayde. Autresfois,4
du bas de cette place, ils faisoient eslancer des surgeons et
filets d’eau, qui reiallissoient contremont, et à cette hauteur infinie,
alloient arrousant et embaumant cette infinie multitude. Pour
se couurir de l’iniure du temps, ils faisoient tendre cette immense
capacité, tantost de voyles de pourpre labourez à l’éguille, tantost
de soye, d’vne ou autre couleur, et les auançoyent et retiroyent en
vn moment, comme il leur venoit en fantasie,

304 Quamuis non modico caleant spectacula sole,
Vela reducuntur, cùm venit Hermogenes.

Les rets aussi qu’on mettoit au deuant du peuple, pour le defendre
de la violence de ces bestes eslancees, estoient tyssus d’or,

Auro quoque torta refulgent
Retia.
S’il y a quelque chose qui soit excusable en tels excez, c’est, où
l’inuention et la nouueauté, fournit d’admiration, non pas la despence.
En ces vanitez mesme, nous descouurons combien ces siecles
estoyent fertiles d’autres esprits que ne sont les nostres. Il va de1
cette sorte de fertilité, comme il fait de toutes autres productions
de la Nature. Ce n’est pas à dire qu’elle y ayt lors employé son dernier
effort. Nous n’allons point, nous rodons plustost, et tourneuirons
çà et là: nous nous promenons sur nos pas. Ie crains que
nostre cognoissance soit foible en tous sens. Nous ne voyons ny
gueres loing, ny guere arriere. Elle embrasse peu, et vit peu:
courte et en estendue de temps, et en estendue de matiere.

Vixere fortes ante Agamemnona
Multi, sed omnes illacrymabiles
Vrgentur, ignotique longa2
Nocte.

Et supera bellum Troianum et funera Troiæ,
Multi alias alij quoque res cecinere poetæ.

Et la narration de Solon, sur ce qu’il auoit apprins des prestres
d’Ægypte de la longue vie de leur estat, et maniere d’apprendre et
conseruer les histoires estrangeres, ne me semble tesmoignage de
refus en cette consideration. Si interminatam in omnes partes magnitudinem
regionum videremus et temporum, in quam se iniiciens
animus et intendens, ita latè longeque peregrinatur, vt nullam oram
vltimi videat, in qua possit insistere: in hac immensitate infinita, vis3
innumerabilium appareret formarum. Quand tout ce qui est venu
par rapport du passé, iusques à nous, seroit vray, et seroit sçeu
par quelqu’vn, ce seroit moins que rien, au prix de ce qui est
ignoré. Et de cette mesme image du monde, qui coule pendant que
nous y sommes, combien chetiue et racourcie est la cognoissance
des plus curieux? Non seulement des euenemens particuliers, que
Fortune rend souuent exemplaires et poisans: mais de l’estat des
grandes polices et nations, il nous en eschappe cent fois plus, qu’il
n’en vient a nostre science. Nous escrions, du miracle de l’inuention
de nostre artillerie, de nostre impression: d’autres hommes,4
vn autre bout du monde à la Chine, en iouyssoit mille ans auparauant.
Si nous voyions autant du monde, comme nous n’en voyons
pas, nous apperceurions, comme il est à croire, vne perpetuelle
multiplication et vicissitude de formes. Il n’y a rien de seul et de
rare, eu esgard à Nature, ouy bien eu esgard à nostre cognoissance:
qui est vn miserable fondement de nos regles, et qui nous
306 represente volontiers vne tres-fauce image des choses. Comme vainement
nous concluons auiourd’huy, l’inclination et la decrepitude
du monde, par les arguments que nous tirons de nostre propre foiblesse
et decadence:

Iámque adeo affecta est ætas, affectáque tellus.

Ainsi vainement concluoit cettuy-la, sa naissance et ieunesse, par
la vigueur qu’il voyoit aux esprits de son temps, abondans en nouuelletez
et inuentions de diuers arts:

Verum, vt opinor, habet nouitatem summa, recénsque
Natura est mundi, neque pridem exordia cœpit: 1
Quare etiam quædam nunc artes expoliuntur,
Nunc etiam augescunt, nunc addita nauigiis sunt
Multa.
Nostre monde vient d’en trouuer vn autre (et qui nous respond
si c’est le dernier de ses freres, puis que les Dæmons, les Sybilles,
et nous, auons ignoré cettuy-cy iusqu’à cette heure?) non moins
grand, plain, et membru, que luy: toutesfois si nouueau et si enfant,
qu’on luy apprend encore son a, b, c. Il n’y a pas cinquante
ans, qu’il ne sçauoit, ny lettres, ny poix, ny mesure, ny vestements,
ny bleds, ny vignes. Il estoit encore tout nud, au giron, et ne viuoit2
que des moyens de sa mere nourrice. Si nous concluons bien, de
nostre fin, et ce poëte de la ieunesse de son siecle, cet autre
monde ne fera qu’entrer en lumiere, quand le nostre en sortira.
L’vniuers tombera en paralysie: l’vn membre sera perclus, l’autre
en vigueur. Bien crains-ie, que nous aurons tres-fort hasté sa declinaison
et sa ruyne, par nostre contagion: et que nous luy aurons
bien cher vendu nos opinions et nos arts. C’estoit vn monde
enfant: si ne l’auons nous pas fouëté et soubsmis à nostre discipline,
par l’auantage de nostre valeur, et forces naturelles: ny ne
l’auons practiqué par nostre iustice et bonté: ny subiugué par3
nostre magnanimité. La plus part de leurs responces, et des negotiations
faictes auec eux, tesmoignent qu’ils ne nous deuoient rien
en clarté d’esprit naturelle, et en pertinence. L’espouuentable magnificence
des villes de Cusco et de Mexico, et entre plusieurs choses
pareilles, le iardin de ce Roy, où tous les arbres, les fruicts,
et toutes les herbes, selon l’ordre et grandeur qu’ils ont en vn iardin,
estoient excellemment formees en or: comme en son cabinet,
tous les animaux, qui naissoient en son estat et en ses mers: et
308 la beauté de leurs ouurages, en pierrerie, en plume, en cotton, en
la peinture, montrent qu’ils ne nous cedoient non plus en l’industrie.
Mais quant à la deuotion, obseruance des loix, bonté, liberalité,
loyauté, franchise, il nous a bien seruy, de n’en auoir pas tant
qu’eux. Ils se sont perdus par cet aduantage, et vendus, et trahis
eux mesmes.   Quant à la hardiesse et courage, quant à la fermeté,
constance, resolution contre les douleurs et la faim, et la
mort, ie ne craindrois pas d’opposer les exemples, que ie trouuerois
parmy eux, aux plus fameux exemples anciens, que nous ayons
aux memoires de nostre monde pardeçà. Car pour ceux qui les ont1
subiuguez, qu’ils ostent les ruses et batelages, dequoy ils se sont
seruis à les piper: et le iuste estonnement, qu’apportoit à ces nations
là, de voir arriuer si inopinement des gens barbus, diuers en
langage, religion, en forme, et en contenance: d’vn endroit du
monde si esloigné, et où ils n’auoient iamais sçeu qu’il y eust habitation
quelconque: montez sur des grands monstres incongneuz:
contre ceux, qui n’auoient non seulement iamais veu de cheual,
mais beste quelconque, duicte à porter et soustenir homme ny autre
charge: garnis d’vne peau luysante et dure, et d’vne arme trenchante
et resplendissante: contre ceux, qui pour le miracle de la2
lueur d’vn miroir ou d’vn cousteau, alloyent eschangeant vne
grande richesse en or et en perles, et qui n’auoient ny science ny
matiere, par où tout à loysir, ils sçeussent percer nostre acier:
adioustez y les foudres et tonnerres de nos pieces et harquebuses,
capables de troubler Cæsar mesme, qui l’en eust surpris autant
inexperimenté: et à cett’heure, contre des peuples nuds, si ce
n’est où l’inuention estoit arriuee de quelque tyssu de cotton: sans
autres armes pour le plus, que d’arcs, pierres, bastons et boucliers
de bois: des peuples surpris soubs couleur d’amitié et de bonne
foy, par la curiosité de veoir des choses estrangeres et incognues:3
ostez, dis-ie, aux conquerans cette disparité, vous leur ostez toute
l’occasion de tant de victoires. Quand ie regarde à cette ardeur indomtable,
dequoy tant de milliers d’hommes, femmes, et enfans,
se presentent et reiettent à tant de fois, aux dangers ineuitables,
pour la deffence de leurs dieux, et de leur liberté: cette genereuse
310 obstination de souffrir toutes extremitez et difficultez, et la mort,
plus volontiers, que de se soubsmettre à la domination de ceux, de
qui ils ont esté si honteusement abusez: et aucuns, choisissans plutost
de se laisser defaillir par faim et par ieusne, estans pris, que
d’accepter le viure des mains de leurs ennemis, si vilement victorieuses:
ie preuois que à qui les eust attaquez pair à pair, et d’armes,
et d’experience, et de nombre, il y eust faict aussi dangereux,
et plus, qu’en autre guerre que nous voyons.   Que n’est tombee
soubs Alexandre, ou soubs ces anciens Grecs et Romains, vne si
noble conqueste: et vne si grande mutation et alteration de tant1
d’empires et de peuples, soubs des mains, qui eussent doucement
poly et defriché ce qu’il y auoit de sauuage: et eussent conforté et
promeu les bonnes semences, que Nature y auoit produit: meslant
non seulement à la culture des terres, et ornement des villes, les
arts de deça, en tant qu’elles y eussent esté necessaires, mais aussi,
meslant les vertus Grecques et Romaines, aux origineles du pays?
Quelle reparation eust-ce esté, et quel amendement à toute cette
machine, que les premiers exemples et deportemens nostres, qui
se sont presentez par delà, eussent appellé ces peuples, à l’admiration,
et imitation de la vertu, et eussent dressé entre-eux et nous,2
vne fraternelle societé et intelligence? Combien il eust esté aisé, de
faire son profit, d’ames si neuues, si affamees d’apprentissage,
ayants pour la plus part, de si beaux commencemens naturels? Au
rebours, nous nous sommes seruis de leur ignorance, et inexperience,
à les plier plus facilement vers la trahison, luxure, auarice,
et vers toute sorte d’inhumanité et de cruauté, à l’exemple et patron
de nos mœurs. Qui mit iamais à tel prix, le seruice de la mercadence
et de la trafique? Tant de villes rasees, tant de nations exterminees,
tant de millions de peuples, passez au fil de l’espee, et
la plus riche et belle partie du monde bouleuersee, pour la negotiation3
des perles et du poiure. Mechaniques victoires. Iamais l’ambition,
iamais les inimitiez publiques, ne pousserent les hommes,
les vns contre les autres, à si horribles hostilitez, et calamitez si
miserables.   En costoyant la mer à la queste de leurs mines, aucuns
Espagnols prindrent terre en vne contree fertile et plaisante,
312 fort habitee: et firent à ce peuple leurs remonstrances accoustumees:
Qu’ils estoient gens paisibles, venans de loingtains voyages,
enuoyez de la part du Roy de Castille, le plus grand Prince de la
terre habitable, auquel le Pape, representant Dieu en terre, auoit
donné la principauté de toutes les Indes. Que s’ils vouloient luy estre
tributaires, ils seroient tres-benignement traictez: leur demandoient
des viures, pour leur nourriture, et de l’or pour le besoing
de quelque medecine. Leur remontroient au demeurant, la creance
d’vn seul Dieu, et la verité de nostre religion, laquelle ils leur conseilloient
d’accepter, y adioustans quelques menasses. La responce1
fut telle: Que quand à estre paisibles, ils n’en portoient pas la
mine, s’ils l’estoient. Quant à leur Roy, puis qu’il demandoit, il
deuoit estre indigent, et necessiteux: et celuy qui luy auoit faict
cette distribution, homme aymant dissension, d’aller donner à vn
tiers, chose qui n’estoit pas sienne, pour le mettre en debat contre
les anciens possesseurs. Quant aux viures, qu’ils leur en fourniroient:
d’or, ils en auoient peu: et que c’estoit chose qu’ils mettoient
en nulle estime, d’autant qu’elle estoit inutile au seruice de
leur vie, là où tout leur soin regardoit seulement à la passer heureusement
et plaisamment: pourtant ce qu’ils en pourroient trouuer,2
sauf ce qui estoit employé au seruice de leurs dieux, qu’ils le
prinssent hardiment. Quant à vn seul Dieu, le discours leur en
auoit pleu: mais qu’ils ne vouloient changer leur religion, s’en
estans si vtilement seruis si long temps: et qu’ils n’auoient accoustumé
prendre conseil, que de leurs amis et cognoissans. Quant aux
menasses, c’estoit signe de faute de iugement, d’aller menassant
ceux, desquels la nature, et les moyens estoient incongnuz. Ainsi
qu’ils se despeschassent promptement de vuyder leur terre, car ils
n’estoient pas accoustumez de prendre en bonne part, les honnestetez
et remonstrances de gens armez, et estrangers: autrement3
qu’on feroit d’eux, comme de ces autres, leur montrant les testes
d’aucuns hommes iusticiez autour de leur ville. Voylà vn exemple
de la balbucie de cette enfance. Mais tant y a, que ny en ce lieu-là,
ny en plusieurs autres, où les Espagnols ne trouuerent les marchandises
qu’ils cherchoient, ils ne feirent arrest ny entreprinse:
quelque autre commodité qu’il y eust: tesmoing mes Cannibales.
Des deux les plus puissans Monarques de ce monde là, et à
l’auanture de cettuy-cy, Roys de tant de Roys: les derniers qu’ils
en chasserent: celuy du Peru, ayant esté pris en vne bataille, et
mis à vne rançon si excessiue, qu’elle surpasse toute creance, et4
314 celle là fidellement payee: et auoir donné par sa conuersation signe
d’vn courage franc, liberal, et constant, et d’vn entendement
net, et bien composé: il print enuie aux vainqueurs, apres en auoir
tiré vn million trois cens vingt cinq mille cinq cens poisant d’or:
outre l’argent, et autres choses, qui ne monterent pas moins (si que
leurs cheuaux n’alloient plus ferrez, que d’or massif) de voir encores,
au prix de quelque desloyauté que ce fust, quel pouuoit estre
le reste des thresors de ce Roy, et iouyr librement de ce qu’il auoit
reserré. On luy apposta vne fauce accusation et preuue: Qu’il desseignoit
de faire sousleuer ses prouinces, pour se remettre en liberté.1
Sur quoy par beau iugement, de ceux mesme qui luy auoient
dressé cette trahison, on le condamna à estre pendu et estranglé
publiquement: luy ayant faict racheter le tourment d’estre bruslé
tout vif, par le baptesme qu’on luy donna au supplice mesme. Accident
horrible et inouy: qu’il souffrit pourtant sans se desmentir,
ny de contenance, ny de parole, d’vne forme et grauité vrayement
royalle. Et puis, pour endormir les peuples estonnez et transis de
chose si estrange, on contrefit vn grand deuil de sa mort, et luy
ordonna on des somptueuses funerailles.   L’autre Roy de Mexico,
ayant long temps defendu sa ville assiegee, et montré en ce siege2
tout ce que peut et la souffrance, et la perseuerance, si onques
Prince et peuple le montra: et son malheur l’ayant rendu vif, entre
les mains des ennemis, auec capitulation d’estre traité en Roy:
aussi ne leur fit-il rien voir en la prison, indigne de ce tiltre: ne
trouuant point apres cette victoire, tout l’or qu’ils s’estoient promis:
quand ils eurent tout remué, et tout fouillé, ils se mirent à en
chercher des nouuelles, par les plus aspres gehennes, dequoy ils se
peurent aduiser, sur les prisonniers qu’ils tenoient. Mais pour
n’auoir rien profité, trouuant des courages plus forts que leurs
tourments, ils en vindrent en fin à telle rage, que contre leur foy3
et contre tout droict des gens, ils condamnerent le Roy mesme, et
l’vn des principaux seigneurs de sa cour à la gehenne, en presence
l’vn de l’autre. Ce seigneur se trouuant forcé de la douleur, enuironné
de braziers ardens, tourna sur la fin, piteusement sa veue
vers son maistre, comme pour luy demander mercy, de ce qu’il n’en
pouuoit plus. Le Roy plantant fierement et rigoureusement les yeux
sur luy, pour reproche de sa lascheté et pusillanimité, luy dit seulement
ces mots, d’vne voix rude et ferme: Et moy, suis ie dans vn
bain, suis-ie pas plus à mon aise que toy? Celuy-là soudain apres
succomba aux douleurs, et mourut sur la place. Le Roy à demy4
rosty, fut emporté de là. Non tant par pitié (car quelle pitié toucha
316 iamais des ames si barbares, qui pour la doubteuse information de
quelque vase d’or à piller, fissent griller deuant leurs yeux vn
homme: non qu’vn Roy, si grand, et en fortune, et en merite) mais
ce fut que sa constance rendoit de plus en plus honteuse leur
cruauté. Ils le pendirent depuis, ayant courageusement entrepris de
se deliurer par armes d’vne si longue captiuité et subiection: où il
fit sa fin digne d’vn magnanime Prince.   A vne autre fois ils mirent
brusler pour vn coup, en mesme feu, quatre cens soixante
hommes tous vifs, les quatre cens du commun peuple, les soixante
des principaux seigneurs d’vne prouince, prisonniers de guerre1
simplement. Nous tenons d’eux-mesmes ces narrations: car ilz ne
les aduouent pas seulement, ils s’en ventent, et les preschent. Seroit-ce
pour tesmoignage de leur iustice, ou zele enuers la religion?
Certes ce sont voyes trop diuerses, et ennemies d’vne si saincte fin.
S’ils se fussent proposés d’estendre nostre foy, ils eussent consideré
que ce n’est pas en possession de terres qu’elle s’amplifie, mais en
possession d’hommes: et se fussent trop contentez des meurtres
que la necessité de la guerre apporte, sans y mesler indifferemment
vne boucherie, comme sur des bestes sauuages: vniuerselle, autant
que le fer et le feu y ont peu attaindre: n’en ayant conserué par2
leur dessein, qu’autant qu’ils en ont voulu faire de miserables esclaues,
pour l’ouurage et seruice de leurs minieres. Si que plusieurs
des chefs ont esté punis à mort, sur les lieux de leur conqueste,
par ordonnance des Roys de Castille, iustement offencez de l’horreur
de leurs deportemens, et quasi tous desestimez et mal-voulus.
Dieu a meritoirement permis, que ces grands pillages se soient
absorbez par la mer en les transportant: ou par les guerres intestines,
dequoy ils se sont mangez entre-eux: et la plus part s’enterrerent
sur les lieux, sans aucun fruict de leur victoire.   Quant à
ce que la recepte, et entre les mains d’vn Prince mesnager, et prudent,3
respond si peu à l’esperance, qu’on en donna à ses predecesseurs,
et à cette premiere abondance de richesses, qu’on rencontra
à l’abord de ces nouuelles terres (car encore qu’on en retire beaucoup,
nous voyons que ce n’est rien, au prix de ce qui s’en deuoit
attendre) c’est que l’vsage de la monnoye estoit entierement incognu,
et que par consequent, leur or se trouua tout assemblé, n’estant
en autre seruice, que de montre, et de parade, comme vn
meuble reserué de pere en fils, par plusieurs puissants Roys, qui
espuisoient tousiours leurs mines, pour faire ce grand monceau de
318 vases et statues, à l’ornement de leurs palais, et de leurs temples:
au lieu que nostre or est tout en emploite et en commerce. Nous le
menuisons et alterons en mille formes, l’espandons et dispersons.
Imaginons que nos Roys amoncelassent ainsi tout l’or, qu’ils pourroient
trouuer en plusieurs siecles, et le gardassent immobile.
Ceux du royaume de Mexico estoient aucunement plus ciuilisez,
et plus artistes, que n’estoient les autres nations de là. Aussi iugeoient-ils,
ainsi que nous, que l’vniuers fust proche de sa fin: et
en prindrent pour signe la desolation que nous y apportasmes. Ils
croyoyent que l’estre du monde, se depart en cinq aages, et en la1
vie de cinq soleils consecutifs, desquels les quatre auoient desia
fourny leurs temps, et que celuy qui leur esclairoit, estoit le cinquiesme.
Le premier perit auec toutes les autres creatures, par
vniuerselle inondation d’eaux. Le second, par la cheute du ciel sur
nous, qui estouffa toute chose viuante: auquel aage ils assignent
les geants, et en firent voir aux Espagnols des ossements; à la proportion
desquels, la stature des hommes reuenoit à vingt paumes
de hauteur. Le troisiesme, par feu, qui embrasa et consuma tout.
Le quatriesme, par vne émotion d’air, et de vent, qui abbatit iusques
à plusieurs montaignes: les hommes n’en moururent point,2
mais ils furent changez en magots (quelles impressions ne souffre
la lascheté de l’humaine creance!) Apres la mort de ce quatriesme
soleil, le monde fut vingt-cinq ans en perpetuelles tenebres. Au
quinziesme desquels fut creé vn homme, et vne femme, qui refirent
l’humaine race. Dix ans apres, à certain de leurs iours, le soleil
parut nouuellement creé: et commence depuis, le compte de leurs
annees par ce iour là. Le troisiesme iour de sa creation, moururent
les Dieux anciens: les nouueaux sont nays depuis du iour à la
iournee. Ce qu’ils estiment de la maniere que ce dernier soleil perira,
mon autheur n’en a rien appris. Mais leur nombre de ce quatriesme3
changement, rencontre à cette grande conionction des
astres, qui produisit il y a huict cens tant d’ans, selon que les astrologiens
estiment, plusieurs grandes alterations et nouuelletez au
monde.   Quant à la pompe et magnificence, par où ie suis entré
en ce propos, ny Græce, ny Rome, ny Ægypte, ne peut, soit en vtilité,
320 ou difficulté, ou noblesse, comparer aucun de ses ouurages,
au chemin qui se voit au Peru, dressé par les Roys du païs, depuis
la ville de Quito, iusques à celle de Cusco (il y a trois cens lieuës)
droit, vny, large de vingt-cinq pas, paué, reuestu de costé et d’autre
de belles et hautes murailles, et le long d’icelles par le dedans,
deux ruisseaux perennes, bordez de beaux arbres, qu’ils nomment,
Moly. Où ils ont trouué des montaignes et rochers, ils les ont taillez
et applanis, et comblé les fondrieres de pierre et chaux. Au
chef de chasque iournee, il y a de beaux palais fournis de viures,
de vestements, et d’armes, tant pour les voyageurs, que pour les1
armees qui ont à y passer. En l’estimation de cet ouurage, i’ay
compté la difficulté, qui est particulierement considerable en ce
lieu là. Ils ne bastissoient point de moindres pierres, que de dix
pieds en carré: ils n’auoient autre moyen de charrier, qu’à force
de bras en trainant leur charge: et pas seulement l’art d’eschaffauder:
n’y sçachants autre finesse, que de hausser autant de terre,
contre leur bastiment, comme il s’esleue, pour l’oster apres.   Retombons
à nos coches. En leur place, et de toute autre voiture, ils
se faisoient porter par les hommes, et sur les espaules. Ce dernier
Roy du Peru, le iour qu’il fut pris, estoit ainsi porté sur des brancars2
d’or, et assis dans vne chaize d’or, au milieu de sa bataille.
Autant qu’on tuoit de ces porteurs, pour le faire choir à bas, car on
le vouloit prendre vif, autant d’autres, et à l’enuy, prenoient la
place des morts: de façon qu’on ne le peut onques abbatre, quelque
meurtre qu’on fist de ces gens là, iusques à ce qu’vn homme
de cheual l’alla saisir au corps, et l’aualla par terre.

CHAPITRE VII.    (TRADUCTION LIV. III, CH. VII.)
De l’incommodité de la grandeur.

PVISQVE nous ne la pouuons aueindre, vengeons nous à en mesdire.
Si n’est-ce pas entierement mesdire de quelque chose, d’y
trouuer des deffauts: il s’en trouue en toutes choses, pour belles et
desirables qu’elles soyent. En general, elle a cet euident auantage,3
qu’elle se raualle quand il luy plaist, et qu’à peu pres, elle a le
322 choix, de l’vne et l’autre condition. Car on ne tombe pas de toute
hauteur, il en est plus, desquelles on peut descendre, sans tomber.
Bien me semble-il, que nous la faisons trop valoir: et trop valoir
aussi la resolution de ceux que nous auons ou veu ou ouy dire,
l’auoir mesprisee, ou s’en estre desmis, de leur propre dessein. Son
essence n’est pas si euidemment commode, qu’on ne la puisse refuser
sans miracle. Ie trouue l’effort bien difficile à la souffrance des
maux, mais au contentement d’vne mediocre mesure de fortune, et
fuite de la grandeur, i’y trouue fort peu d’affaire. C’est vne vertu,
ce me semble, où moy, qui ne suis qu’vn oyson, arriuerois sans1
beaucoup de contention. Que doiuent faire ceux, qui mettroient
encores en consideration, la gloire qui accompagne ce refus, auquel
il peut escheoir plus d’ambition, qu’au desir mesme et iouyssance de
la grandeur? D’autant que l’ambition ne se conduit iamais mieux
selon soy, que par vne voye esgaree et inusitee.   I’aiguise mon
courage vers la patience, ie l’affoiblis vers le desir. Autant ay-ie à
souhaitter qu’vn autre, et laisse à mes souhaits autant de liberté et
d’indiscretion: mais pourtant, si ne m’est-il iamais aduenu, de souhaitter
ny empire ny royauté, ny l’eminence de ces hautes fortunes
et commanderesses. Ie ne vise pas de ce costé là: ie m’aime trop.2
Quand ie pense à croistre, c’est bassement: d’vne accroissance contrainte
et coüarde: proprement pour moy: en resolution, en prudence,
en santé, en beauté, et en richesse encore. Mais ce credit,
cette auctorité si puissante, foule mon imagination. Et tout à l’opposite
de l’autre, m’aymerois à l’auanture mieux, deuxiesme ou
troisiesme à Perigueux, que premier à Paris: au moins sans mentir,
mieux troisiesme à Paris, que premier en charge, Ie ne veux ny
debattre auec vn huissier de porte, miserable incognu: ny faire
fendre en adoration, les presses où ie passe. Ie suis duit à vn estage
moyen, comme par mon sort, aussi par mon goust. Et ay montré en3
la conduitte de ma vie, et de mes entreprinses, que i’ay plustost
fuy, qu’autrement, d’eniamber par dessus le degré de fortune, auquel
Dieu logea ma naissance. Toute constitution naturelle, est pareillement
iuste et aysee. I’ay ainsi l’ame poltrone, que ie ne mesure
pas la bonne fortune selon sa hauteur, ie la mesure selon sa
324 facilité.   Mais si ie n’ay point le cœur gros assez, ie l’ay à l’equipollent
ouuert, et qui m’ordonne de publier hardiment sa foiblesse.
Qui me donneroit à conferer la vie de L. Thorius Balbus, gallant
homme, beau, sçauant, sain, entendu et abondant en toute sorte de
commoditez et plaisirs, conduisant vne vie tranquille, et toute
sienne, l’ame bien preparee contre la mort, la superstition, les douleurs,
et autres encombriers de l’humaine necessité, mourant en fin
en bataille, les armes en la main, pour la defense de son païs, d’vne
part: et d’autre part la vie de M. Regulus, ainsi grande et hautaine,
que chascun la cognoist, et sa fin admirable: l’vne sans nom,1
sans dignité: l’autre exemplaire et glorieuse à merueilles: i’en diroy
certes ce qu’en dit Cicero, si ie sçauoy aussi bien dire que luy.
Mais s’il me les falloit coucher sur la mienne, ie diroy aussi, que la
premiere est autant selon ma portee, et selon mon desir, que ie conforme
à ma portee, comme la seconde est loing au delà. Qu’à cette
cy, ie ne puis aduenir que par veneration: i’aduiendroy volontiers à
l’autre par vsage.   Retournons à nostre grandeur temporelle, d’où
nous sommes partis. Ie suis desgousté de maistrise, et actiue et passiue.
Otanez l’vn des sept, qui auoient droit de pretendre au royaume
de Perse, print vn party, que i’eusse prins volontiers: c’est qu’il quitta2
à ses compagnons son droit d’y pouuoir arriuer par election, ou par
sort: pourueu que luy et les siens, vescussent en cet empire hors de
toute subiection et maistrise, sauf celle des loix antiques: et y
eussent toute liberté, qui ne porteroit preiudice à icelles: impatient
de commander, comme d’estre commandé.   Le plus aspre et difficile
mestier du monde, à mon gré, c’est, faire dignement le Roy.
I’excuse plus de leurs fautes, qu’on ne fait communement, en consideration
de l’horrible poix de leur charge, qui m’estonne. Il est
difficile de garder mesure, à vne puissance si desmesuree. Si est-ce
que c’est enuers ceux-mesmes qui sont de moins excellente nature,3
vne singuliere incitation à la vertu, d’estre logé en tel lieu, où vous
ne faciez aucun bien, qui ne soit mis en registre et en compte: et
où le moindre bien faire, porte sur tant de gens: et où vostre suffisance,
comme celle des prescheurs, s’adresse principallement au
peuple, iuge peu exacte, facile à piper, facile à contenter. Il est peu
de choses, ausquelles nous puissions donner le iugement syncere,
par ce qu’il en est peu, ausquelles en quelque façon nous n’ayons
particulier interest. La superiorité et inferiorité, la maistrise, et la
326 subiection, sont obligees à vne naturelle enuie et contestation: il
faut qu’elles s’entrepillent perpetuellement. Ie ne crois ny l’vne ny
l’autre, des droicts de sa compagne: laissons en dire à la raison,
qui est inflexible et impassible, quand nous en pourrons finer. Ie
feuilletois il n’y a pas vn mois, deux liures Escossois, se combattans
sur ce subiect. Le populaire rend le Roy de pire condition
qu’vn charretier, le monarchique le loge quelques brasses au dessus
de Dieu, en puissance et souueraineté.   Or l’incommodité de
la grandeur, que i’ay pris icy à remerquer, par quelque occasion
qui vient de m’en aduertir, est cette-cy. Il n’est à l’auanture rien1
plus plaisant au commerce des hommes, que les essais que nous
faisons les vns contre les autres, par ialousie d’honneur et de valeur,
soit aux exercices du corps ou de l’esprit: ausquels la grandeur
souueraine n’a aucune vraye part. A la verité il m’a semblé
souuent, qu’à force de respect, on y traicte les Princes desdaigneusement
et iniurieusement. Car ce dequoy ie m’offençois infiniement
en mon enfance, que ceux qui s’exerçoient auec moy, espargnassent
de s’y employer à bon escient, pour me trouuer indigne contre qui
ils s’efforçassent: c’est ce qu’on voit leur aduenir tous les iours,
chacun se trouuant indigne de s’efforcer contre eux. Si on recognoist2
qu’ils ayent tant soit peu d’affection à la victoire, il n’est celuy,
qui ne se trauaille à la leur prester: et qui n’ayme mieux trahir
sa gloire, que d’offenser la leur. On n’y employe qu’autant
d’effort qu’il en faut pour seruir à leur honneur. Quelle part ont ils
à la meslee, en laquelle chacun est pour eux? Il me semble voir ces
paladins du temps passé, se presentans aux ioustes et aux combats,
auec des corps, et des armes faëes. Brisson courant contre Alexandre,
se feignit en la course: Alexandre l’en tança: mais il luy en
deuoit faire donner le foüet. Pour cette consideration, Carneades
disoit, que les enfans des Princes n’apprennent rien à droict qu’à3
manier des cheuaux: d’autant qu’en tout autre exercice, chacun
fleschit soubs eux, et leur donne gaigné: mais vn cheual qui n’est
ny flateur ny courtisan, verse le fils du Roy par terre, comme il feroit
le fils d’vn crocheteur.   Homere a esté contrainct de consentir
que Venus fut blessee au combat de Troye, vne si douce saincte
et si delicate, pour luy donner du courage et de la hardiesse, qualitez
qui ne tombent aucunement en ceux qui sont exempts de danger.
On fait courroucer, craindre, fuyr les Dieux, s’enialouser, se
douloir, et se passionner, pour les honorer des vertus qui se bastissent
328 entre nous, de ces imperfections. Qui ne participe, au hazard et
difficulté, ne peut pretendre interest à l’honneur et plaisir qui suit
les actions hazardeuses. C’est pitié de pouuoir tant, qu’il aduienne
que toutes choses vous cedent. Vostre fortune reiette trop loing de
vous la societé et la compagnie, elle vous plante trop à l’escart.
Cette aysance et lasche facilité, de faire tout baisser soubs soy, est
ennemye de toute sorte de plaisir. C’est glisser cela, ce n’est pas
aller: c’est dormir, ce n’est pas viure! Conceuez l’homme accompagné
d’omnipotence, vous l’abysmez: il faut qu’il vous demande par
aumosne, de l’empeschement et de la resistance. Son estre et son1
bien est en indigence.   Leurs bonnes qualitez sont mortes et perdues:
car elles ne se sentent que par comparaison, et on les en met
hors: ils ont peu de cognoissance de la vraye loüange, estans batus
d’vne si continuelle approbation et vniforme. Ont ils affaire au
plus sot de leurs subiects? ils n’ont aucun moyen de prendre aduantage
sur luy: en disant, C’est pour ce qu’il est mon Roy, il luy
semble auoir assez dict, qu’il a presté la main à se laisser vaincre.
Cette qualité estouffe et consomme les autres qualitez vrayes et
essentielles: elles sont enfoncees dans la royauté: et ne leur laisse
à eux faire valoir, que les actions qui la touchent directement, et2
qui luy seruent: les offices de leur charge. C’est tant estre Roy,
qu’il n’est que par là. Cette lueur estrangere qui l’enuironne, le
cache, et nous le desrobe: nostre veuë s’y rompt et s’y dissipe,
estant remplie et arrestee par cette forte lumiere. Le Senat ordonna
le prix d’eloquence à Tybere: il le refusa, n’estimant pas d’vn iugement
si peu libre, quand bien il eust esté veritable, il s’en peust
ressentir.   Comme on leur cede tous auantages d’honneur, aussi
conforte lon et auctorise les deffauts et vices qu’ils ont: non seulement
par approbation, mais aussi par imitation. Chacun des suiuans
d’Alexandre portoit comme luy, la teste à costé. Et les flateurs de3
Dionisius, s’entrehurtoient en sa presence, poussoyent et versoient
ce qui se rencontroit à leurs pieds, pour dire qu’ils auoient la veuë
aussi courte que luy. Les greueures ont aussi par fois seruy de recommandation
et faueur. I’en ay veu la surdité en affectation. Et
par ce que le maistre hayssoit sa femme, Plutarque a veu les courtisans
repudier les leurs, qu’ils aymoient. Qui plus est, la paillardise
s’en est veuë en credit, et toute dissolution: comme aussi la desloyauté,
les blasphemes, la cruauté: comme l’heresie, comme la
superstition, l’irreligion, la mollesse, et pis si pis il y a. Par vn
330 exemple encores plus dangereux, que celuy des flateurs de Mithridates,
qui d’autant que leur maistre pretendoit à l’honneur de bon
medecin, luy portoient à inciser et cauteriser leurs membres. Car ces
autres souffrent cauteriser leur ame, partie plus delicate et plus
noble.   Mais pour acheuer par où i’ay commencé: Adrian l’Empereur
debatant auec le philosophe Fauorinus de l’interpretation de
quelque mot: Fauorinus luy en quitta bien tost la victoire: ses
amys se plaignans à luy: Vous vous moquez, fit-il, voudriez vous
qu’il ne fust pas plus sçauant que moy, luy qui commande à trente
legions? Auguste escriuit des vers contre Asinius Pollio: Et moy,1
dit Pollio, ie me tais: ce n’est pas sagesse d’escrire à l’enuy de celuy,
qui peut proscrire. Et auoient raison. Car Dionysius pour ne
pouuoir esgaller Philoxenus en la poësie, et Platon en discours: en
condamna l’vn aux carrieres, et enuoya vendre l’autre esclaue en
l’isle d’Ægine.

CHAPITRE VIII.    (TRADUCTION LIV. III, CH. VIII.)
De l’art de conferer.

C’EST vn vsage de nostre iustice, d’en condamner aucuns, pour
l’aduertissement des autres. De les condamner, par ce qu’ils ont
failly, ce seroit bestise, comme dit Platon. Car ce qui est faict, ne
se peut deffaire: mais c’est afin qu’ils ne faillent plus de mesmes, ou
qu’on fuye l’exemple de leur faute. On ne corrige pas celuy qu’on2
pend, on corrige les autres par luy. Ie fais de mesmes. Mes erreurs
sont tantost naturelles et incorrigibles et irremediables. Mais ce que
les honnestes hommes profitent au public en se faisant imiter, ie le
profiteray à l’auanture à me faire euiter.

Nónne vides Albi vt malè viuat filius, vtque
Barrus inops? magnum documentum, ne patriam rem
Perdere quis velit.

Publiant et accusant mes imperfections, quelqu’vn apprendra de les
craindre. Les parties que i’estime le plus en moy, tirent plus d’honneur
de m’accuser, que de me recommander. Voylà pourquoy i’y3
332 retombe, et m’y arreste plus souuent. Mais quand tout est compté,
on ne parle iamais de soy, sans perte. Les propres condemnations
sont tousiours accreuës, les louanges mescruës. Il en peut estre
aucuns de ma complexion, qui m’instruis mieux par contrarieté que
par similitude: et par fuite que par suite. A cette sorte de discipline
regardoit le vieux Caton, quand il dict, que les sages ont plus
à apprendre des fols, que les fols des sages. Et cet ancien ioueur
de lyre, que Pausanias recite, auoir accoustumé contraindre ses
disciples d’aller ouyr vn mauuais sonneur, qui logeoit vis à vis de
luy: où ils apprinssent à hayr ses desaccords et fauces mesures.1
L’horreur de la cruauté me reiecte plus auant en la clemence,
qu’aucun patron de clemence ne me sçauroit attirer. Vn bon escuyer
ne redresse pas tant mon assiete, comme fait vn procureur, ou vn
Venitien à cheual. Et vne mauuaise façon de langage, reforme
mieux la mienne, que ne fait la bonne. Tous les iours la sotte contenance
d’vn autre, m’aduertit et m’aduise. Ce qui poincte, touche
et esueille mieux, que ce qui plaist. Ce temps est propre à nous
amender à reculons, par disconuenance plus que par conuenance;
par difference, que par accord. Estant peu apprins par les bons
exemples, ie me sers des mauuais: desquels la leçon est ordinaire.2
Ie me suis efforcé de me rendre autant aggreable comme i’en voyoy
de fascheux: aussi ferme, que i’en voyoy de mols: aussi doux,
que i’en voyoy d’aspres: aussi bon, que i’en voyoy de meschants.
Mais ie me proposoy des mesures inuincibles.   Le plus fructueux
et naturel exercice de nostre esprit, c’est à mon gré la conference.
I’en trouue l’vsage plus doux, que d’aucune autre action de nostre
vie. Et c’est la raison pourquoy, si i’estois à cette heure forcé de
choisir, ie consentirois plustost, ce crois-ie, de perdre la veuë, que
l’ouyr ou le parler. Les Atheniens, et encore les Romains, conseruoient
en grand honneur cet exercice en leurs Academies. De nostre3
temps, les Italiens en retiennent quelques vestiges, à leur grand
profit: comme il se voit par la comparaison de nos entendemens
aux leurs. L’estude des liures, c’est vn mouuement languissant et
foible qui n’eschauffe point: là où la conference, apprend et exerce
en vn coup. Si ie confere auec vne ame forte, et vn roide iousteur,
il me presse les flancs, me picque à gauche et à dextre: ses imaginations
eslancent les miennes. La ialousie, la gloire, la contention,
334 me poussent et rehaussent au dessus de moy-mesmes. Et l’vnisson,
est qualité du tout ennuyeuse en la conference. Mais comme nostre
esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et reglez,
il ne se peut dire, combien il perd, et s’abastardit, par le
continuel commerce, et frequentation, que nous auons auec les
esprits bas et maladifs. Il n’est contagion qui s’espande comme
celle-là. Ie sçay par assez d’experience, combien en vaut l’aune.
I’ayme à contester, et à discourir, mais c’est auec peu d’hommes,
et pour moy. Car de seruir de spectacle aux grands, et faire à
l’enuy parade de son esprit, et de son caquet, ie trouue que c’est1
vn mestier tres-messeant à vn homme d’honneur.   La sottise est
vne mauuaise qualité, mais de ne la pouuoir supporter, et s’en despiter
et ronger, comme il m’aduient, c’est vne autre sorte de maladie,
qui ne doit guere à la sottise, en importunité. Et est ce qu’à
present ie veux accuser du mien. I’entre en conference et en dispute,
auec grande liberté et facilité: d’autant que l’opinion trouue en
moy le terrein mal propre à y penetrer, et y pousser de hautes racines.
Nulles propositions m’estonnent, nulle creance me blesse,
quelque contrarieté qu’elle aye à la mienne. Il n’est si friuole et si
extrauagante fantasie, qui ne me semble bien sortable à la production2
de l’esprit humain. Nous autres, qui priuons nostre iugement
du droict de faire des arrests, regardons mollement les opinions
diuerses: et si nous n’y prestons le iugement, nous y prestons
aysement l’oreille. Où l’vn plat est vuide du tout en la balance, ie
laisse vaciller l’autre, sous les songes d’vne vieille. Et me semble
estre excusable, si i’accepte plustost le nombre impair: le ieudy au
prix du vendredy: si ie m’aime mieux douziesme ou quatorziesme,
que treiziesme à table: si ie vois plus volontiers vn liéure costoyant,
que trauersant mon chemin, quand ie voyage: et donne
plustost le pied gauche, que le droict, à chausser. Toutes telles reuasseries,3
qui sont en credit autour de nous, meritent aumoins
qu’on les escoute. Pour moy, elles emportent seulement l’inanité,
mais elles l’emportent. Encores sont en poids, les opinions vulgaires
et casuelles, autre chose, que rien, en nature. Et qui ne s’y laisse
aller iusques là, tombe à l’auanture au vice de l’opiniastreté, pour
euiter celuy de la superstition.   Les contradictions donc des iugemens,
ne m’offencent, ny m’alterent: elles m’esueillent seulement
336 et m’exercent. Nous fuyons la correction, il s’y faudroit presenter
et produire notamment quand elle vient par forme de conference,
non de regence. A chasque opposition, on ne regarde pas si elle est
iuste, mais, à tort, ou à droit, comme on s’en deffera. Au lieu d’y
tendre les bras, nous y tendons les griffes. Ie souffrirois estre rudement
heurté par mes amis: Tu és vn sot, tu resues. I’ayme entre
les galans hommes, qu’on s’exprime courageusement: que les mots
aillent où va la pensee. Il nous faut fortifier l’ouye, et la durcir,
contre cette tendreur du son ceremonieux des parolles. I’ayme vne
societé, et familiarité forte, et virile: vne amitié, qui se flatte en1
l’aspreté et vigueur de son commerce: comme l’amour, és morsures
et esgratigneures sanglantes. Elle n’est pas assez vigoureuse et genereuse,
si elle n’est querelleuse: si elle est ciuilisee et artiste: si
elle craint le heurt, et a ses allures contreintes. Neque enim disputari
sine reprehensione potest. Quand on me contrarie, on esueille
mon attention, non pas ma cholere: ie m’auance vers celuy qui me
contredit, qui m’instruit. La cause de la verité, deuroit estre la
cause commune à l’vn et à l’autre. Que respondra-il? la passion du
courroux luy a desia frappé le iugement: le trouble s’en est saisi,
auant la raison. Il seroit vtile, qu’on passast par gageure, la decision2
de nos disputes: qu’il y eust vne marque materielle de nos
pertes: affin que nous en tinssions estat, et que mon valet me peust
dire: Il vous cousta l’annee passee cent escus, à vingt fois, d’auoir
esté ignorant et opiniastre. Ie festoye et caresse la verité en quelque
main que ie la trouue, et m’y rends alaigrement, et luy tends
mes armes vaincues, de loing que ie la vois approcher. Et pourueu
qu’on n’y procede d’vne troigne trop imperieusement magistrale,
ie prens plaisir à estre reprins. Et m’accommode aux accusateurs,
souuent plus, par raison de ciuilité, que par raison d’amendement:
aymant à gratifier et à nourrir la liberté de m’aduertir, par la facilité3
de ceder.   Toutesfois il est malaisé d’y attirer les hommes de
mon temps. Ils n’ont pas le courage de corriger, par ce qu’ils n’ont
pas le courage de souffrir à l’estre. Et parlent tousiours auec dissimulation,
en presence les vns des autres. Ie prens si grand plaisir
d’estre iugé et cogneu, qu’il m’est comme indifferent, en quelle des
deux formes ie le soys. Mon imagination se contredit elle mesme si
souuent, et condamne, que ce m’est tout vn, qu’vn autre le face:
338 veu principalement que ie ne donne à sa reprehension, que l’authorité
que ie veux. Mais ie romps paille auec celuy, qui se tient si
haut à la main: comme i’en cognoy quelqu’vn, qui plaint son aduertissement,
s’il n’en est creu: et prend à iniure, si on estriue à le
suiure. Ce que Socrates recueilloit tousiours riant, les contradictions,
qu’on opposoit à son discours, on pourroit dire, que sa force
en estoit cause: et que l’auantage ayant à tomber certainement de
son costé, il les acceptoit, comme matiere de nouuelle victoire. Toutesfois
nous voyons au rebours, qu’il n’est rien, qui nous y rende le
sentiment si delicat, que l’opinion de la préeminence, et desdaing1
de l’aduersaire. Et que par raison, c’est au foible plustost, d’accepter
de bon gré les oppositions qui le redressent et rabillent. Ie cherche
à la verité plus la frequentation de ceux qui me gourment, que
de ceux qui me craignent. C’est vn plaisir fade et nuisible, d’auoir
affaire à gens qui nous admirent et facent place. Antisthenes commanda
à ses enfans, de ne sçauoir iamais gré ny grace, à homme
qui les louast. Ie me sens bien plus fier, de la victoire que ie gaigne
sur moy, quand en l’ardeur mesme du combat, ie me faits plier
soubs la force de la raison de mon aduersaire: que ie ne me sens
gré, de la victoire que ie gaigne sur luy, par sa foiblesse. En fin, ie2
reçois et aduoue toute sorte d’atteinctes qui sont de droict fil, pour
foibles qu’elles soient: mais ie suis par trop impatient, de celles
qui se donnent sans forme.   Il me chaut peu de la matiere, et me
sont les opinions vnes, et la victoire du subiect à peu pres indifferente.
Tout vn iour ie contesteray paisiblement, si la conduicte du
debat se suit auec ordre. Ce n’est pas tant la force et la subtilité,
que ie demande, comme l’ordre. L’ordre qui se voit tous les iours,
aux altercations des bergers et des enfants de boutique: iamais
entre nous. S’ils se detraquent, c’est en inciuilité: si faisons nous
bien. Mais leur tumulte et impatience, ne les deuoye pas de leur3
theme. Leur propos suit son cours. S’ils preuiennent l’vn l’autre,
s’ils ne s’attendent pas, aumoins ils s’entendent. On respond tousiours
trop bien pour moy, si on respond à ce que ie dits. Mais quand
la dispute est trouble et des-reglee, ie quitte la chose, et m’attache
à la forme, auec despit et indiscretion: et me iette à vne façon de
debattre, testue, malicieuse, et imperieuse, dequoy i’ay à rougir
apres. Il est impossible de traitter de bonne foy auec vn sot. Mon
340 iugement ne se corrompt pas seulement à la main d’vn maistre si
impetueux: mais aussi ma conscience.   Noz disputes deuroient
estre defendues et punies, comme d’autres crimes verbaux. Quel
vice n’esueillent elles et n’amoncellent, tousiours regies et commandees
par la cholere? Nous entrons en inimitié, premierement contre
les raisons, et puis contre les hommes. Nous n’apprenons à disputer
que pour contredire: et chascun contredisant et estant
contredict, il en aduient que le fruit du disputer, c’est perdre et
aneantir la verité. Ainsi Platon en sa republique, prohibe cet exercice
aux esprits ineptes et mal nays. A quoy faire vous mettez vous1
en voye de quester ce qui est, auec celuy qui n’a ny pas, ny alleure
qui vaille? On ne fait point tort au subiect, quand on le quicte,
pour voir du moyen de le traicter. Ie ne dis pas moyen scholastique
et artiste, ie dis moyen naturel, d’vn sain entendement. Que sera-ce
en fin? l’vn va en Orient, l’autre en Occident. Ils perdent le principal,
et l’escartent dans la presse des incidens. Au bout d’vne heure
de tempeste, ils ne sçauent ce qu’ils cherchent: l’vn est bas, l’autre
haut, l’autre costier. Qui se prend à vn mot et vne similitude. Qui
ne sent plus ce qu’on luy oppose, tant il est engagé en sa course, et
pense à se suiure, non pas à vous. Qui se trouuant foible de reins,2
craint tout, refuse tout, mesle dez l’entree, et confond le propos:
ou sur l’effort du debat, se mutine à se taire tout plat: par vne
ignorance despite, affectant vn orgueilleux mesprix: ou vne sottement
modeste fuitte de contention. Pourueu que cettuy-cy frappe,
il ne luy chaut combien il se descouure. L’autre compte ses mots, et
les poise pour raisons. Celuy-là n’y employe que l’auantage de sa
voix, et de ses poulmons. En voyla vn qui conclud contre soy-mesme:
et cettuy-cy qui vous assourdit de prefaces et digressions
inutiles. Cet autre s’arme de pures iniures, et cherche vne querelle
d’Alemaigne, pour se deffaire de la societé et conference d’vn esprit,3
qui presse le sien. Ce dernier ne voit rien en la raison, mais il vous
tient assiegé sur la closture dialectique de ses clauses, et sur les
342 formules de son art.   Or qui n’entre en deffiance des sciences, et
n’est en doubte, s’il s’en peut tirer quelque solide fruict, au besoin
de la vie: à considerer l’vsage que nous en auons? Nihil sanantibus
litteris. Qui a pris de l’entendement en la logique? où sont ses belles
promesses? Nec ad melius viuendum, nec ad commodius disserendum.
Voit-on plus de barbouillage au caquet des harengeres, qu’aux disputes
publiques des hommes de cette profession? I’aymeroy mieux,
que mon fils apprint aux tauernes à parler, qu’aux escholes de la
parlerie. Ayez vn maistre és arts, conferez auec luy, que ne nous
fait-il sentir cette excellence artificiele, et ne rauit les femmes, et1
les ignorans comme nous sommes, par l’admiration de la fermeté
de ses raisons, de la beauté de son ordre? que ne nous domine-il et
persuade comme il veut? Vn homme si auantageux en matiere, et
en conduicte, pourquoy mesle-il à son escrime les iniures, l’indiscretion
et la rage? Qu’il oste son chapperon, sa robbe, et son Latin,
qu’il ne batte pas nos aureilles d’Aristote tout pur et tout creu, vous
le prendrez pour l’vn d’entre nous, ou pis. Il me semble de cette
implication et entrelasseure du langage, par où ils nous pressent,
qu’il en va comme des ioueurs de passe-passe: leur souplesse combat
et force nos sens, mais elle n’esbranle aucunement nostre2
creance: hors ce bastelage, ils ne font rien qui ne soit commun et
vil. Pour estre plus sçauans, ils n’en sont pas moins ineptes. I’ayme
et honore le sçauoir, autant que ceux qui l’ont. Et en son vray
vsage, c’est le plus noble et puissant acquest des hommes. Mais en
ceux-là, et il en est vn nombre infiny de ce genre, qui en establissent
leur fondamentale suffisance et valeur: qui se rapportent de leur
entendement à leur memoire, sub aliena vmbra latentes: et ne peuuent
rien que par liure: ie le hay, si ie l’ose dire, vn peu plus que
la bestise. En mon pays, et de mon temps, la doctrine amande assez
les bourses, nullement les ames. Si elle les rencontre mousses, elle3
les aggraue et suffoque: masse crue et indigeste: si desliees, elle
les purifie volontiers, clarifie et subtilise iusques à l’exinanition.
C’est chose de qualité à peu pres indifferente: tres-vtile accessoire, à
vne ame bien nee, pernicieux à vne autre ame et dommageable. Ou
plustost, chose de tres-precieux vsage, qui ne se laisse pas posseder
à vil prix: en quelque main c’est vn sceptre, en quelque autre, vne
marotte.   Mais suyuons. Quelle plus grande victoire attendez vous,
344 que d’apprendre à vostre ennemy qu’il ne vous peut combattre?
Quand vous gaignez l’auantage de vostre proposition, c’est la verité
qui gaigne: quand vous gaignez l’auantage de l’ordre, et de la conduitte,
c’est vous qui gaignez. Il m’est aduis qu’en Platon et Xenophon
Socrates dispute plus, en faueur des disputants qu’en faueur
de la dispute: et pour instruire Euthydemus et Protagoras de la
cognoissance de leur impertinence, plus que de l’impertinence de
leur art. Il empoigne la premiere matiere, comme celuy qui a vne
fin plus vtile que de l’aisclaircir, assauoir esclaircir les esprits, qu’il
prend à manier et exercer. L’agitation et la chasse est proprement1
de nostre gibier, nous ne sommes pas excusables de la conduire
mal et impertinemment: de faillir à la prise, c’est autre chose.
Car nous sommes nais à quester la verité, il appartient de la posseder
à vne plus grande puissance. Elle n’est pas, comme disoit Democritus,
cachee dans le fonds des abysmes: mais plustost esleuee
en hauteur infinie en la cognoissance diuine. Le monde n’est qu’vne
escole d’inquisition. Ce n’est pas à qui mettra dedans, mais à qui
fera les plus belles courses. Autant peut faire le sot, celuy qui dit
vray, que celuy qui dit faux: car nous sommes sur la maniere, non
sur la matiere du dire. Mon humeur est de regarder autant à la2
forme, qu’à la substance: autant à l’aduocat qu’à la cause, comme
Alcibiades ordonnoit qu’on fist. Et tous les iours m’amuse à lire en
des autheurs, sans soing de leur science: y cherchant leur façon,
non leur subiect. Tout ainsi que ie poursuy la communication de
quelque esprit fameux, non affin qu’il m’enseigne, mais affin que
ie le cognoisse, et que le cognoissant, s’il le vaut, ie l’imite. Tout
homme peut dire veritablement, mais dire ordonnement, prudemment,
et suffisamment, peu d’hommes le peuuent. Par ainsi la fauceté
qui vient d’ignorance, ne m’offence point: c’est l’ineptie. I’ay
rompu plusieurs marchez qui m’estoient vtiles, par l’impertinence3
de la contestation de ceux, auec qui ie marchandois. Ie ne m’esmeus
pas vne fois l’an, des fautes de ceux sur lesquels i’ay puissance:
mais sur le poinct de la bestise et opiniastreté de leurs allegations,
excuses et defences, asnieres et brutales, nous sommes
tous les iours à nous en prendre à la gorge. Ils n’entendent ny ce
qui se dit, ny pourquoy, et respondent de mesme: c’est pour desesperer.
Ie ne sens heurter rudement ma teste, que par vne autre
teste. Et entre plustost en composition auec le vice de mes gens,
qu’auec leur temerité, importunité et leur sottise. Qu’ils facent
moins, pourueu qu’ils soient capables de faire. Vous viuez en esperance4
346 d’eschauffer leur volonté. Mais d’vne souche, il n’y a ny
qu’esperer, ny que iouyr qui vaille.   Or quoy, si ie prends les
choses autrement qu’elles ne sont? Il peut estre. Et pourtant i’accuse
mon impatience. Et tiens, premierement, qu’elle est esgallement
vitieuse en celuy qui a droit, comme en celuy qui a tort. Car
c’est tousiours vn’aigreur tyrannique, de ne pouuoir souffrir vne
forme diuerse à la sienne. Et puis, qu’il n’est à la verité point de
plus grande fadese, et plus constante, que de s’esmouuoir et piquer
des fadeses du monde, ny plus heteroclite. Car elle nous formalise
principallement contre nous: et ce philosophe du temps passé1
n’eust iamais eu faute d’occasion à ses pleurs, tant qu’il se fust
consideré. Mison l’vn des sept sages, d’vne humeur Timoniene et
Democritiene interrogé, dequoy il rioit seul: De ce que ie ris seul:
respondit-il. Combien de sottises dis-ie, et respons-ie tous les
iours, selon moy: et volontiers donq combien plus frequentes, selon
autruy? Si ie m’en mors les leures, qu’en doiuent faire les autres?
Somme, il faut viure entre les viuants, et laisser la riuiere
courre sous le pont, sans nostre soing: ou à tout le moins, sans
nostre alteration. De vray, pourquoy sans nous esmouuoir, rencontrons
nous quelqu’vn qui ayt le corps tortu et mal basty, et ne pouuons2
souffrir le rencontre d’vn esprit mal rengé, sans nous mettre
en cholere? Cette vitieuse aspreté tient plus au iuge, qu’à la faute.
Ayons tousiours en la bouche ce mot de Platon: Ce que ie treuue
mal sain, n’est-ce pas pour estre moy-mesmes mal sain? Ne suis-ie
pas moy-mesmes en coulpe? mon aduertissement se peut-il pas
renuerser contre moy? Sage et diuin refrein, qui fouete la plus vniuerselle,
et commune erreur des hommes. Non seulement les reproches,
que nous faisons les vns aux autres, mais noz raisons aussi,
et noz arguments et matieres controuerses, sont ordinairement retorquables
à nous: et nous enferrons de noz armes. Dequoy l’ancienneté3
m’a laissé assez de graues exemples. Ce fut ingenieusement dit
et bien à propos, par celuy qui l’inuenta:

Stercus cuique suum bene olet.

Noz yeux ne voyent rien en derriere. Cent fois le iour, nous nous
moquons de nous sur le subiect de nostre voysin, et detestons en
d’autres, les defauts qui sont en nous plus clairement: et les admirons
d’vne merueilleuse impudence et inaduertence. Encores hier
ie fus à mesmes, de veoir vn homme d’entendement se moquant
autant plaisamment que iustement, de l’inepte façon d’vn autre, qui
348 rompt la teste à tout le monde du registre de ses genealogies et
alliances, plus de moitié fauces (ceux-là se iettent plus volontiers
sur tels sots propos, qui ont leurs qualitez plus doubteuses et moins
seures) et luy s’il eust reculé sur soy, se fust trouué non guere
moins intemperant et ennuyeux à semer et faire valoir la prerogatiue
de la race de sa femme. O importune presomption, de laquelle
la femme se voit armee par les mains de son mary mesme? S’il entendoit
du Latin, il luy faudroit dire,

Age! si hæc non insanit satis sua sponte, instiga.

Ie ne dis pas, que nul n’accuse, qui ne soit net: car nul n’accuseroit:1
voire ny net, en mesme sorte de tache. Mais i’entens, que
nostre iugement chargeant sur vn autre, duquel pour lors il est
question, ne nous espargne pas, d’vne interne et seuere iurisdiction.
C’est office de charité, que, qui ne peut oster vn vice en soy, cherche
ce neantmoins à l’oster en autruy: où il peut auoir moins maligne
et reuesche semence. Ny ne me semble responce à propos, à
celuy, qui m’aduertit de ma faute, dire qu’elle est aussi en luy.
Quoy pour cela? Tousiours l’aduertissement est vray et vtile. Si
nous auions bon nez, nostre ordure nous deuroit plus puïr, d’autant
qu’elle est nostre. Et Socrates est d’aduis, que qui se trouueroit2
coulpable, et son fils, et vn estranger, de quelque violence et iniure,
deuroit commencer par soy, à se presenter à la condamnation de
la iustice, et implorer, pour se purger, le secours de la main du
bourreau: secondement pour son fils: et dernierement pour l’estranger.
Si ce precepte prend le ton vn peu trop haut: au moins se
doibt il presenter le premier, à la punition de sa propre conscience.
Les sens sont nos propres et premiers iuges, qui n’apperçoiuent
les choses que par les accidens externes: et n’est merueille, si en
toutes les pieces du seruice de nostre societé, il y a vn si perpetuel,
et vniuersel meslange de ceremonies et apparences superficielles:3
si que la meilleure et plus effectuelle part des polices, consiste en
cela. C’est tousiours à l’homme que nous auons affaire, duquel la
condition est merueilleusement corporelle. Que ceux qui nous ont
voulu bastir ces annees passees, vn exercice de religion, si contemplatif
et immateriel, ne s’estonnent point, s’il en trouue, qui pensent,
350 qu’elle fust eschappée et fondue entre leurs doigts, si elle ne
tenoit parmy nous, comme marque, tiltre, et instrument de diuision
et de part, plus que par soy-mesmes. Comme en la conference. La
grauité, la robbe, et la fortune de celuy qui parle, donne souuent
credit à des propos vains et ineptes. Il n’est pas à presumer, qu’vn
monsieur, si suiuy, si redouté, n’aye au dedans quelque suffisance
autre que populaire: et qu’vn homme à qui on donne tant de commissions,
et de charges, si desdaigneux et si morguant, ne soit plus
habile, que cet autre, qui le salue de si loing, et que personne
n’employe. Non seulement les mots, mais aussi les grimaces de ces1
gens là, se considerent et mettent en compte: chacun s’appliquant
à y donner quelque belle et solide interpretation. S’ils se rabaissent
à la conference commune, et qu’on leur presente autre chose qu’approbation
et reuerence, ils vous assomment de l’authorité de leur
experience: ils ont ouy, ils ont veu, ils ont faict, vous estes accablé
d’exemples. Ie leur dirois volontiers, que le fruict de l’experience
d’vn chirurgien, n’est pas l’histoire de ses practiques, et se souuenir
qu’il a guary quatre empestez et trois gouteux, s’il ne sçait de
cet vsage, tirer dequoy former son iugement, et ne nous sçait faire
sentir, qu’il en soit deuenu plus sage à l’vsage de son art. Comme2
en vn concert d’instruments, on n’oit pas vn leut, vne espinete, et
la flutte: on oyt vne harmonie en globe: l’assemblage et le fruict de
tout cet amas. Si les voyages et les charges les ont amendez, c’est à
la production de leur entendement de le faire paroistre. Ce n’est
pas assez de compter les experiences, il les faut poiser et assortir:
et les faut auoir digerees et alambiquees, pour en tirer les raisons
et conclusions qu’elles portent. Il ne fut iamais tant d’historiens.
Bon est-il tousiours et vtile de les ouyr, car ils nous fournissent tout
plein de belles instructions et louables du magasin de leur memoire.
Grande partie certes, au secours de la vie. Mais nous ne3
cherchons pas cela pour cette heure, nous cherchons si ces recitateurs
et recueilleurs sont louables eux-mesmes.   Ie hay toute
sorte de tyrannie, et la parliere, et l’effectuelle. Ie me bande volontiers
contre ces vaines circonstances, qui pipent nostre iugement
par les sens: et me tenant au guet de ces grandeurs extraordinaires,
ay trouué que ce sont pour le plus, des hommes comme les
autres:

Rarus enim fermè sensus communis in illa
Fortuna.

352 A l’auanture les estime lon, et apperçoit moindres qu’ils ne sont,
d’autant qu’ils entreprennent plus, et se montrent plus, ils ne respondent
point au faix qu’ils ont pris. Il faut qu’il y ayt plus de vigueur,
et de pouuoir au porteur, qu’en la charge. Celuy qui n’a pas
remply sa force, il vous laisse deuiner, s’il a encore de la force au
delà, et s’il a esté essayé iusques à son dernier poinct. Celuy qui
succombe à sa charge, il descouure sa mesure, et la foiblesse de
ses espaules. C’est pourquoy on voit tant d’ineptes ames entre les
sçauantes, et plus que d’autres. Il s’en fust faict des bons hommes
de mesnage, bons marchans, bons artizans: leur vigueur naturelle1
estoit taillee à cette proportion. C’est chose de grand poix que la
science, ils fondent dessoubs. Pour estaller et distribuer cette riche
et puissante matiere, pour l’employer et s’en ayder: leur engin
n’a, ny assez de vigueur, ny assez de maniement. Elle ne peut qu’en
vne forte nature: or elles sont bien rares. Et les foibles, dit Socrates,
corrompent la dignité de la philosophie en la maniant. Elle
paroist et inutile et vicieuse, quand elle est mal estuyee. Voyla
comment ils se gastent et affollent.

Humani qualis simulator simius oris,
Quem puer arridens, pretioso stamine serum2
Velauit, nudásques nates ac terga reliquit,
Ludibrium mensis.

A ceux pareillement, qui nous regissent et commandent, qui tiennent
le monde en leur main, ce n’est pas assez d’auoir vn entendement
commun: de pouuoir ce que nous pouuons. Ils sont bien
loing au dessoubs de nous, s’ils ne sont bien loing au dessus.
Comme ils promettent plus, ils doiuent aussi plus.   Et pourtant
leur est le silence, non seulement contenance de respect et grauité,
mais encore souuent de profit et de mesnage. Car Megabysus estant
allé voir Apelles en son ouurouer, fut long temps sans mot dire:3
et puis commença à discourir de ses ouurages. Dont il reçeut cette
reprimende: Tandis que tu as gardé silence, tu semblois quelque
grande chose, à cause de tes cheines et de ta pompe: mais
maintenant, qu’on t’a ouy parler, il n’est pas iusques aux garsons
de ma boutique qui ne te mesprisent. Ces magnifiques atours, ce
grand estat, ne luy permettoient point d’estre ignorant d’vne ignorance
populaire: et de parler impertinemment de la peinture. Il deuoit
maintenir muet, cette externe et presomptiue suffisance. A combien
de sottes ames en mon temps, a seruy vne mine froide et taciturne,
de tiltre de prudence et de capacité?   Les dignitez, les charges, se4
354 donnent necessairement, plus par fortune que par merite: et a lon
tort souuent de s’en prendre aux Roys. Au rebours c’est merueille
qu’ils y ayent tant d’heur, y ayans si peu d’adresse: Principis est
virtus maxima, nosse suos. Car la nature ne leur a pas donné la
veuë, qui se puisse estendre à tant de peuple, pour en discerner la
precellence: et perser nos poitrines, où loge la cognoissance de
nostre volonté et de nostre meilleure valeur. Il faut qu’ils nous
trient par coniecture, et à tastons: par la race, les richesses, la
doctrine, la voix du peuple: tres-foibles argumens. Qui pourroit
trouuer moyen, qu’on en peust iuger par iustice, et choisir les1
hommes par raison, establiroit de ce seul trait, vne parfaite forme
de police.   Ouy mais, il a mené à poinct ce grand affaire. C’est
dire quelque chose; mais ce n’est pas assez dire. Car cette sentence
est iustement receuë, Qu’il ne faut pas iuger les conseils par
les euenemens. Les Carthaginois punissoient les mauuais aduis de
leurs capitaines, encore qu’ils fussent corrigez par vne heureuse
yssue. Et le peuple Romain a souuent refusé le triomphe à des
grandes et tres-vtiles victoires, par ce que la conduitte du chef ne
respondoit point à son bon heur. On s’apperçoit ordinairement aux
actions du monde, que la fortune, pour nous apprendre, combien2
elle peut en toutes choses: et qui prent plaisir à rabatre nostre
presomption: n’ayant peu faire les mal-habiles sages, elle les fait
heureux, à l’enuy de la vertu. Et se mesle volontiers à fauoriser les
executions, où la trame est plus purement sienne. D’où il se voit
tous les iours, que les plus simples d’entre nous, mettent à fin de
tres-grandes besongnes et publiques et priuees. Et comme Sirannez
le Persien, respondit à ceux qui s’estonnoient comme ses affaires succedoient
si mal, veu que ses propos estoient si sages: Qu’il estoit
seul maistre de ses propos, mais du succez de ses affaires, c’estoit
la fortune. Ceux-cy peuuent respondre de mesme: mais d’vn contraire3
biais. La plus part des choses du monde se font par elles
mesmes.

Fata viam inueniunt.

L’issuë authorise souuent vne tresinepte conduite. Nostre entremise
n’est quasi qu’vne routine: et plus communement consideration
d’vsage, et d’exemple, que de raison. Estonné de la grandeur de
l’affaire, i’ay autrefois sçeu par ceuz qui l’auoient mené à fin, leurs
356 motifs et leur addresse: ie n’y ay trouué que des aduis vulgaires:
et les plus vulgaires et vsitez, sont aussi peut-estre, les plus seurs
et plus commodes à la pratique, sinon à la montre. Quoy si les
plus plattes raisons, sont les mieux assises: les plus basses et lasches,
et les plus battues, se couchent mieux aux affaires? Pour
conseruer l’authorité du conseil des Roys, il n’est pas besoing que
les personnes profanes y participent, et y voyent plus auant que de
la premiere barriere. Il se doibt reuerer à credit et en bloc, qui en
veut nourrir la reputation. Ma consultation esbauche vn peu la matiere,
et la considere legerement par ses premiers visages: le fort1
et principal de la besongne, i’ay accoustumé de le resigner au ciel,

Permitte diuis cætera.
L’heur et le mal’heur, sont à mon gré deux souueraines puissances.
C’est imprudence, d’estimer que l’humaine prudence puisse
remplir le rolle de la fortune. Et vaine est l’entreprise de celuy, qui
presume d’embrasser et causes et consequences, et mener par la main,
le progrez de son faict. Vaine sur tout aux deliberations guerrieres.
Il ne fut iamais plus de circonspection et prudence militaire, qu’il
s’en voit par fois entre nous. Seroit ce qu’on crainct de se perdre en
chemin, se reseruant à la catastrophe de ce ieu? Ie dis plus, que2
nostre sagesse mesme et consultation, suit pour la plus part la conduicte
du hazard. Ma volonté et mon discours, se remue tantost
d’vn air, tantost d’vn autre: et y a plusieurs de ces mouuemens,
qui se gouuernent sans moy. Ma raison a des impulsions et agitations
iournallieres, et casuelles:

Vertuntur species animorum, et pectora motus
Nunc alios, alios dum nubila ventus agebat,
Concipiunt.

Qu’on regarde qui sont les plus puissans aux villes, et qui font
mieux leurs besongnes: on trouuera ordinairement, que ce sont les3
moins habiles. Il est aduenu aux femmelettes, aux enfans, et aux
insensez, de commander des grands estats, à l’esgal des plus suffisans
Princes. Et y rencontrent, dit Thucydides, plus ordinairement
les grossiers que les subtils. Nous attribuons les effects de leur
bonne fortune à leur prudence.

Vt quisque Fortuna vtitur,
Ita præcellet: atque exinde sapere illum omnes dicimus.

Parquoy ie dis bien, en toutes façons, que les euenemens, sont maigres
tesmoings de nostre prix et capacité.   Or i’estois sur ce
358 poinct, qu’il ne faut que voir vn homme esleué en dignité: quand
nous l’aurions cogneu trois iours deuant, homme de peu: il coule
insensiblement en nos opinions, vne image de grandeur, de suffisance,
et nous persuadons que croissant de train et de credit, il est
creu de merite. Nous iugeons de luy non selon sa valeur: mais à la
mode des getons, selon la prerogatiue de son rang. Que la chanse
tourne aussi, qu’il retombe et se mesle à la presse: chacun s’enquiert
auec admiration de la cause qui l’auoit guindé si haut. Est-ce
luy? faict on: n’y sçauoit il autre chose quand il y estoit? les
Princes se contentent ils de si peu? nous estions vrayement en1
bonnes mains. C’est chose que i’ay veu souuent de mon temps.
Voyre et le masque des grandeurs, qu’on represente aux comedies,
nous touche aucunement et nous pippe. Ce que i’adore moy-mesmes
aux Roys, c’est la foule de leurs adorateurs. Toute inclination et
soubmission leur est deuë, sauf celle de l’entendement. Ma raison
n’est pas duite à se courber et fleschir, ce sont mes genoux. Melanthius
interrogé ce qu’il luy sembloit de la tragedie de Dionysius:
Ie ne l’ay, dit-il, point veuë, tant elle est offusquee de langage.
Aussi la pluspart de ceux qui iugent les discours des grans, deburoient
dire: Ie n’ay point entendu son propos, tant il estoit offusqué2
de grauité, de grandeur, et de majesté. Antisthenes suadoit vn
iour aux Atheniens, qu’ils commandassent, que leurs asnes fussent
aussi bien employez au labourage des terres, comme estoyent les
cheuaux: sur quoy il luy fut respondu, que cet animal n’estoit pas
nay à vn tel seruice: C’est tout vn, repliqua il; il n’y va que de
vostre ordonnance: car les plus ignorans et incapables hommes,
que vous employez aux commandemens de vos guerres, ne laissent
pas d’en deuenir incontinent tres-dignes, par ce que vous les y employez.
A quoy touche l’vsage de tant de peuples, qui canonizent le
Roy, qu’ils ont faict d’entre eux, et ne se contentent point de l’honnorer,3
s’ils ne l’adorent. Ceux de Mexico, dépuis que les ceremonies
de son sacre sont paracheuees, n’osent plus le regarder au visage:
ains comme s’ils l’auoient deifié par sa royauté, entre les serments
qu’ils luy font iurer, de maintenir leur religion, leurs loix, leurs libertez,
d’estre vaillant, iuste et debonnaire: il jure aussi, de faire
marcher le soleil en sa lumiere accoustumee: d’esgouster les nuees
en temps opportun: courir aux riuieres leurs cours: et faire porter
à la terre toutes choses necessaires à son peuple.   Ie suis
360 diuers à cette façon commune: et me deffie plus de la suffisance,
quand ie la vois accompagnée de grandeur de fortune, et de recommandation
populaire. Il nous fault prendre garde, combien c’est,
de parler à son heure, de choisir son poinct, de rompre le propos,
ou le changer, d’vne authorité magistrale: de se deffendre des
oppositions d’autruy, par vn mouuement de teste, vn sous-ris, ou
vn silence, deuant vne assistance, qui tremble de reuerence et de
respect. Vn homme de monstrueuse fortune, venant mesler son
aduis à certain leger propos, qui se demenoit tout laschement, en
sa table, commença iustement ainsi: Ce ne peut estre qu’vn menteur1
ou ignorant, qui dira autrement que, etc. Suyuez cette
poincte philosophique, vn poignart à la main.   Voicy vn autre
aduertissement, duquel ie tire grand vsage. C’est qu’aux disputes
et conferences, tous les mots qui nous semblent bons, ne doiuent
pas incontinent estre acceptez. La plus part des hommes sont riches
d’vne suffisance estrangere. Il peut bien aduenir à tel, de dire vn
beau traict, vne bonne responce et sentence, et la mettre en auant,
sans en cognoistre la force. Qu’on ne tient pas tout ce qu’on emprunte,
à l’aduenture se pourra-il verifier par moy-mesme. Il n’y
faut point tousiours ceder, quelque verité ou beauté qu’elle ayt. Ou2
il la faut combatre à escient, ou se tirer arriere, soubs couleur de
ne l’entendre pas: pour taster de toutes parts, comment elle est
logee en son autheur. Il peut aduenir, que nous nous enferrons, et
aydons au coup, outre sa portee. I’ay autrefois employé à la necessité
et presse du combat, des reuirades, qui ont faict faucee outre
mon dessein, et mon esperance. Ie ne les donnois qu’en nombre, on
les reçeuoit en poix. Tout ainsi, comme, quand ie debats contre vn
homme vigoureux; ie me plais d’anticiper ses conclusions: ie luy
oste la peine de s’interpreter: i’essaye de preuenir son imagination
imparfaicte encores et naissante: l’ordre et la pertinence de son3
entendement, m’aduertit et menace de loing: de ces autres ie fais
tout le rebours, il ne faut rien entendre que par eux, ny rien presupposer.
   S’ils iugent en parolles vniuerselles: Cecy est bon,
362 cela ne l’est pas; et qu’ils rencontrent, voyez si c’est la fortune, qui
rencontre pour eux. Qu’ils circonscriuent et restreignent vn peu
leur sentence: Pourquoy c’est; par où c’est. Ces iugements vniuersels,
que ie voy si ordinaires, ne disent rien. Ce sont gents, qui salüent
tout vn peuple, en foulle et en troupe. Ceux qui en ont vraye
cognoissance, le salüent et remarquent nommement et particulierement.
Mais c’est vne hazardeuse entreprinse. D’où i’ay veu plus
souuent que tous les iours, aduenir que les esprits foiblement fondez,
voulants faire les ingenieux à remarquer en la lecture de quelque
ouurage, le point de la beauté: arrestent leur admiration, d’vn1
si mauuais choix, qu’au lieu de nous appprendre l’excellence de
l’autheur, ils nous apprennent leur propre ignorance. Cette exclamation
est seure: Voyla qui est beau: ayant oüy vne entiere page
de Vergile. Par là se sauuent les fins. Mais d’entreprendre à le
suiure par espaulettes, et de iugement expres et trié, vouloir remarquer
par où vn bon autheur se surmonte: poisant les mots, les
phrases, les inuentions et ses diuerses vertus, l’vne apres l’autre:
ostez vous de là. Videndum est non modo quid quisque loquatur, sed
etiam quid quisque sentiat, atque etiam qua de causa quisque sentiat.
   I’oy journellement dire à des sots, des mots non sots. Ils disent2
vne bonne chose: sçachons iusques où ils la cognoissent,
voyons par où ils la tiennent. Nous les aydons à employer ce beau
mot, et cette belle raison, qu’ils ne possedent pas, ils ne l’ont
qu’en garde: ils l’auront produicte à l’auanture, et à tastons, nous
la leur mettons en credit et en prix. Vous leur prestez la main. A
quoy faire? Ils ne vous en sçauent nul gré, et en deuiennent plus
ineptes. Ne les secondez pas, laissez les aller: ils manieront cette
matiere, comme gens qui ont peur de s’eschauder, ils n’osent luy
changer d’assiette et de iour, ny l’enfoncer. Croullez la tant soit
peu; elle leur eschappe: ils vous la quittent, toute forte et belle3
qu’elle est. Ce sont belles armes: mais elles sont mal emmanchees.
Combien de fois en ay-ie veu l’experience? Or si vous venez à les
esclaircir et confirmer, ils vous saisissent et desrobent incontinent
cet aduantage de vostre interpretation: C’estoit ce que ie voulois
364 dire: voyla iustement ma conception: si ie ne l’ay ainsin exprimé, ce
n’est que faute de langue. Souflez. Il faut employer la malice
mesme, à corriger cette fiere bestise. Le dogme d’Hegesias, Qu’il ne
faut ny haïr, ny accuser: ains instruire: a de la raison ailleurs.
Mais icy, c’est iniustice et inhumanité de secourir et redresser celuy,
qui n’en a que faire, et qui en vaut moins. I’ayme à les laisser
embourber et empestrer encore plus qu’ils ne sont: et si auant, s’il
est possible, qu’en fin ils se recognoissent.   La sottise et desreglement
de sens, n’est pas chose guerissable par vn traict d’aduertissement.
Et pouuons proprement dire de cette reparation, ce que1
Cyrus respond à celuy, qui le presse d’enhorter son ost, sur le
point d’vne bataille: Que les hommes ne se rendent pas courageux
et belliqueux sur le champ, par vne bonne harangue: non plus
qu’on ne deuient incontinent musicien, pour ouyr vne bonne chanson.
Ce sont apprentissages, qui ont à estre faicts auant la main,
par longue et constante institution. Nous deuons ce soing aux nostres,
et cette assiduité de correction et d’instruction: mais d’aller
prescher le premier passant, et regenter l’ignorance ou ineptie du
premier rencontré, c’est vn vsage auquel ie veux grand mal. Rarement
le fais-ie, aux propos mesme qui se passent auec moy, et2
quitte plustost tout, que de venir à ces instructions reculees et magistrales.
Mon humeur n’est propre, non plus à parler qu’à escrire,
pour les principians. Mais aux choses qui se disent en commun, ou
entre autres, pour fauces et absurdes que ie les iuge, ie ne me iette
iamais à la trauerse, ny de parole ny de signe.   Au demeurant
rien ne me despite tant en la sottise, que, dequoy elle se plaist
plus, que aucune raison ne se peut raisonnablement plaire. C’est
mal’heur, que la prudence vous deffend de vous satisfaire et fier de
vous, et vous en enuoye tousiours mal content et craintif: là où
l’opiniastreté et la temerité, remplissent leurs hostes d’esiouïssance3
et d’asseurance. C’est aux plus mal habiles de regarder les autres
hommes par dessus l’espaule, s’en retournans tousiours du combat,
pleins de gloire et d’allegresse. Et le plus souuent encore cette outrecuidance
de langage et gayeté de visage, leur donne gaigné, à
l’endroit de l’assistance, qui est communément foible et incapable de
bien iuger, et discerner les vrays aduantages. L’obstination et ardeur
d’opinion, est la plus seure preuue de bestise. Est il rien certain,
366 resolu, dedeigneux, contemplatif, serieux, graue, comme l’asne?
Pouuons nous pas mesler au tiltre de la conference et communication,
les deuis poinctus et coupez que l’alegresse et la priuauté
introduit entre les amis, gaussans et gaudissans plaisamment et
vifuement les vns les autres? Exercice auquel ma gayeté naturelle
me rend assez propre. Et s’il n’est aussi tendu et serieux que cet
autre exercice que ie viens de dire, il n’est pas moins aigu et ingenieux,
ny moins profitable, comme il sembloit à Lycurgus. Pour
mon regard i’y apporte plus de liberté que d’esprit, et y ay plus
d’heur que d’inuention: mais ie suis parfaict en la souffrance: car1
i’endure la reuenche, non seulement aspre, mais indiscrete aussi,
sans alteration. Et à la charge qu’on me fait, si ie n’ay dequoy repartir
brusquement sur le champ, ie ne vay pas m’amusant à suiure
cette poincte, d’vne contestation ennuyeuse et lasche, tirant à l’opiniastreté.
Ie la laisse passer, et baissant ioyeusement les oreilles,
remets d’en auoir ma raison à quelque heure meilleure. Il n’est pas
marchant qui tousiours gaigne. La plus part changent de visage, et
de voix, où la force leur faut: et par vne importune cholere, au
lieu de se venger, accusent leur foiblesse, ensemble et leur impatience.
En cette gaillardise nous pinçons par fois des cordes secrettes2
de nos imperfections, lesquelles, rassis, nous ne pouuons toucher
sans offence: et nous entraduertissons vtilement de nos deffauts.
Il y a d’autres ieux de main, indiscrets et aspres, à la Françoise:
que ie hay mortellement: i’ay la peau tendre et sensible: i’en ay
veu en ma vie, enterrer deux Princes de nostre sang royal. Il fait
laid se battre en s’esbatant.   Au reste, quand ie veux iuger de
quelqu’vn, ie luy demande combien il se contente de soy: iusques
où son parler ou sa besongne luy plaist. Ie veux euiter ces belles
excuses, Ie le fis en me ioüant:

Ablatum mediis opus est incudibus istud:3

368 ie n’y fus pas vne heure: ie ne l’ay reueu depuis. Or dis-ie, laissons
donc ces pieces, donnez m’en vne qui vous represente bien
entier, par laquelle il vous plaise qu’on vous mesure. Et puis: que
trouuez vous le plus beau en vostre ouurage? est-ce ou cette
partie, ou cette cy? la grace, ou la matiere, ou l’inuention, ou le
iugement, ou la science? Car ordinairement ie m’apperçoy, qu’on
faut autant à iuger de sa propre besongne, que de celle d’autruy.
Non seulement pour l’affection qu’on y mesle: mais pour n’auoir la
suffisance de la cognoistre et distinguer. L’ouurage de sa propre
force, et fortune, peult seconder l’ouurier et le deuancer outre son1
inuention, et cognoissance. Pour moy, ie ne iuge la valeur d’autre
besongne, plus obscurement que de la mienne: et loge les Essais
tantost bas, tantost haut, fort inconstamment et doubteusement. Il
y a plusieurs liures vtiles à raison de leurs subiects, desquels l’autheur
ne tire aucune recommandation: et des bons liures, comme
des bons ouurages, qui font honte à l’ouurier. I’escriray la façon
de nos conuiues, et de nos vestemens: et l’escriray de mauuaise
grace: ie publieray les edicts de mon temps, et les lettres des
Princes qui passent és mains publiques: ie feray vn abbregé sur vn
bon liure (et tout abbregé sur vn bon liure est vn sot abbregé) lequel2
liure viendra à se perdre: et choses semblables. La posterité
retirera vtilité singuliere de telles compositions: moy quel honneur,
si ce n’est de ma bonne fortune? Bonne part des liures fameux,
sont de cette condition.   Quand ie leuz Philippes de Comines,
il y a plusieurs annees, tresbon autheur certes; i’y remarquay ce
mot pour non vulgaire: Qu’il se faut bien garder de faire tant de
seruice à son maistre, qu’on l’empesche d’en trouuer la iuste recompence.
Ie deuois louer l’inuention, non pas luy. Ie la rencontray en
Tacitus, il n’y a pas long temps: Beneficia eò vsque læta sunt, dum
videntur exolui passe; vbi multum anteuenere, pro gratta odium redditur.3
Et Seneque vigoureusement: Nam qui putat esse turpe non reddere,
non vult esse cui reddat. Q. Cicero d’vn biais plus lasche: Qui
se non putat satisfacere modo amicus esse nullo, potest. Le subiect selon
qu’il est, peut faire trouuer vn homme sçauant et memorieux: mais
pour iuger en luy les parties plus siennes, et plus dignes, la force et
370 beaute de son ame: il faut sçauoir ce qui est sien, et ce qui ne l’est
point: et en ce qui n’est pas sien, combien on luy doibt en consideration
du choix, disposition, ornement, et langage qu’il a fourny.
Quoy, s’il y a emprunté la matiere, et empiré la forme? comme il
aduient souuent. Nous autres qui auons peu de practique auec les
liures, sommes en cette peine: que quand nous voyons quelque belle
inuention en vn poëte nouueau, quelque fort argument en vn prescheur,
nous n’osons pourtant les en louer, que nous n’ayons prins
instruction de quelque sçauant, si cette piece leur est propre, ou
si elle est estrangere. Iusques lors ie me tiens tousiours sur mes1
gardes.   Ie viens de courre d’vn fil, l’histoire de Tacitus (ce qui
ne m’aduient guere, il y a vingt ans que ie ne mis en liure, vne
heure de suite) et l’ay faict, à la suasion d’vn Gentil-homme que
la France estime beaucoup: tant pour sa valeur propre, que pour
vne constante forme de suffisance, et bonté, qui se voit en plusieurs
freres qu’ils sont. Ie ne sçache point d’autheur, qui mesle à vn registre
public, tant de consideration des mœurs, et inclinations particulieres.
Et me semble le rebours, de ce qu’il luy semble à luy:
qu’ayant specialement à suiure les vies des Empereurs de son temps,
si diuerses et extremes, en toute sorte de formes: tant de notables2
actions, que nommément leur cruauté produisit en leurs subiects:
il auoit vne matiere plus forte et attirante, à discourir et à narrer,
que s’il eust eu à dire des batailles et agitations vniuerselles. Si que
souuent ie le trouue sterile, courant par dessus ces belles morts,
comme s’il craignoit nous fascher de leur multitude et longueur.
Cette forme d’histoire, est de beaucoup la plus vtile. Les mouuemens
publics, dependent plus de la conduicte de la Fortune, les
priuez de la nostre. C’est plustost vn iugement, que deduction d’histoire:
il y a plus de preceptes, que de contes: ce n’est pas vn
liure à lire, c’est vn liure à estudier et apprendre: il est si plein de3
sentences, qu’il y en a à tort et à droict: c’est vne pepiniere de
discours ethiques, et politiques, pour la prouision et ornement de
ceux, qui tiennent quelque rang au maniement du monde. Il plaide
tousiours par raisons solides et vigoureuses, d’vne façon poinctue,
et subtile: suyuant le stile affecté du siecle. Ils aymoient tant à s’enfler,
qu’où ils ne trouuoyent de la poincte et subtilité aux choses,
ils l’empruntoyent des parolles. Il ne retire pas mal à l’escrire de
Seneque. Il me semble plus charnu, Seneque plus aigu. Son seruice
372 est plus propre à vn estat trouble et malade, comme est le nostre
present: vous diriez souuent qu’il nous peinct et qu’il nous pinse.
Ceux qui doubtent de sa foy, s’accusent assez de luy vouloir mal
d’ailleurs. Il a les opinions saines, et pend du bon party aux affaires
Romaines. Ie me plains vn peu toutesfois, dequoy il a iugé de
Pompeius plus aigrement, que ne porte l’aduis des gens de bien,
qui ont vescu et traicté auec luy: de l’auoir estimé du tout pareil à
Marius et à Sylla, sinon d’autant qu’il estoit plus couuert. On n’a
pas exempté d’ambition, son intention au gouuernement des affaires,
ny de vengeance: et ont crainct ses amis mesmes, que la victoire1
l’eust emporté outre les bornes de la raison: mais non pas
iusques a vne mesure si effrenee. Il n’y a rien en sa vie, qui nous
ayt menassé d’vne si expresse cruauté et tyrannie. Encores ne faut-il
pas contrepoiser le souspçon à l’euidence: ainsi ie ne l’en crois
pas. Que ses narrations soient naifues et droictes, il se pourroit à
l’auanture argumenter de cecy mesme: Qu’elles ne s’appliquent
pas tousiours exactement aux conclusions de ses iugements: lesquels
il suit selon la pente qu’il y a prise, souuent outre la matiere
qu’il nous montre: laquelle il n’a daigné incliner d’vn seul air. Il
n’a pas besoing d’excuse, d’auoir approuué la religion de son temps,2
selon les loix qui luy commandoient, et ignoré la vraye. Cela, c’est
son malheur, non pas son defaut.   I’ay principalement consideré
son iugement, et n’en suis pas bien esclaircy par tout. Comme ces
mots de la lettre que Tibere vieil et malade, enuoyoit au Senat:
Que vous escriray-ie messieurs, ou comment vous escriray-ie, ou
que ne vous escriray-ie point, en ce temps? Les dieux, et les deesses
me perdent pirement, que ie ne me sens tous les iours perir, si ie
le sçay. Ie n’apperçoy pas pourquoy il les applique si certainement,
à vn poignant remors qui tourmente la conscience de Tibere. Aumoins
lors que i’estois à mesme, ie ne le vis point.   Cela m’a semblé3
aussi vn peu lasche, qu’ayant eu à dire, qu’il auoit exercé certain
honnorable magistrat à Rome, il s’aille excusant que ce n’est
point par ostentation, qu’il l’a dict. Ce traict me semble bas de poil,
pour vne ame de sa sorte. Car le n’oser parler rondement de soy,
accuse quelque faute de cœur. Vn iugement roide et hautain, et qui
374 iuge sainement, et seurement: il vse à toutes mains, des propres
exemples, ainsi que de chose estrangere: et tesmoigne franchement
de luy, comme de chose tierce. Il faut passer par dessus ces
regles populaires, de la ciuilité, en faueur de la verité, et de la liberté.
I’ose non seulement parler de moy: mais parler seulement
de moy. Ie fouruoye quand i’escry d’autre chose, et me desrobe à
mon subiect. Ie ne m’ayme pas si indiscretement, et ne suis si attaché
et meslé à moy, que ie ne me puisse distinguer et considerer à
quartier: comme vn voysin, comme vn arbre. C’est pareillement
faillir, de ne veoir pas iusques où on vaut, ou d’en dire plus qu’on1
n’en void. Nous deuons plus d’amour à Dieu, qu’à nous, et le cognoissons
moins, et si en parlons tout nostre saoul.   Si ses escrits
rapportent aucune chose de ses conditions: c’estoit vn grand personnage,
droicturier, et courageux, non d’vne vertu superstitieuse,
mais philosophique et genereuse. On le pourra trouuer hardy en
ses tesmoignages. Comme où il tient, qu’vn soldat portant vn fais de
bois, ses mains se roidirent de froid, et se collerent à sa charge, si
qu’elles y demeurerent attachees et mortes, s’estants departies des
bras. I’ay accoustumé en telles choses, de plier soubs l’authorité de
si grands tesmoings.   Ce qu’il dit aussi, que Vespasian, par la2
faueur du Dieu Serapis, guarit en Alexandrie vne femme aueugle,
en luy oignant les yeux de sa saliue: et ie ne sçay quel autre miracle:
il le fait par l’exemple et deuoir de tous bons historiens. Ils
tiennent registres des euenements d’importance. Parmy les accidens
publics, sont aussi les bruits et opinions populaires. C’est leur rolle,
de reciter les communes creances, non pas de les regler. Cette part
touche les theologiens, et les philosophes directeurs des consciences.
Pourtant tres-sagement, ce sien compagnon et grand homme comme
luy: Equidem plura transcribo quàm credo: nam nec affirmare sustineo
de quibus dubito, nec subducere quæ accepi: et l’autre: Hæc3
neque affirmare neque refellere operæ pretium est: famæ rerum standum
est. Et escriuant en vn siecle, auquel la creance des prodiges
commençoit à diminuer, il dit ne vouloir pourtant laisser d’inserer
en ses annales, et donner pied à chose receuë de tant de gens de
bien, et auec si grande reuerence de l’antiquité. C’est tresbien dict.
Qu’ils nous rendent l’histoire, plus selon qu’ils reçoyuent, que selon
376 qu’ils estiment. Moy qui suis Roy de la matiere que ie traicte,
et qui n’en dois compte à personne, ne m’en crois pourtant pas du
tout. Ie hazarde souuent des boutades de mon esprit, desquelles ie
me deffie: et certaines finesses verbales dequoy ie secoue les
oreilles: mais ie les laisse courir à l’auanture, ie voys qu’on s’honore
de pareilles choses: ce n’est pas à moy seul d’en iuger. Ie me
presente debout; et couché; le deuant et le derriere; à droitte et
à gauche; et en touts mes naturels plis. Les esprits, voire pareils
en force, ne sont pas tousiours pareils en application et en goust.
Voyla ce que la memoire m’en presente en gros, et assez incertainement.1
Tous iugemens en gros, sont lasches et imparfaicts.

CHAPITRE IX.    (TRADUCTION LIV. III, CH. IX.)
De la vanité.

IL n’en est à l’auanture aucune plus expresse, que d’en escrire si
vainement. Ce que la diuinité nous en a si diuinement exprimé,
deburoit estre soigneusement et continuellement medité, par les
gens d’entendement. Qui ne voit, que i’ay pris vne route, par laquelle
sans cesse et sans trauail, i’iray autant, qu’il y aura d’ancre
et de papier au monde? Ie ne puis tenir registre de ma vie, par mes
actions: Fortune les met trop bas: ie le tiens par mes fantasies. Si
ay-ie veu vn Gentil-homme, qui ne communiquoit sa vie, que par
les operations de son ventre. Vous voyiez chez luy, en montre, vn2
ordre de bassins de sept ou huict iours. C’estoit son estude, ses discours.
Tout autre propos luy puoit. Ce sont icy, vn peu plus ciuilement,
des excremens d’vn vieil esprit: dur tantost, tantost lasche:
et tousiours indigeste. Et quand seray-ie à bout de representer vne
continuelle agitation et mutation de mes pensees, en quelque matiere
qu’elles tombent, puisque Diomedes remplit six mille liures,
du seul subiect de la grammaire? Que doit produire le babil, puisque
le begaiement et desnouement de la langue, estouffa le monde
d’vne si horrible charge de volumes? Tant de paroles, pour les paroles
seules. O Pythagoras, que n’esconjuras-tu cette tempeste! On3
accusoit vn Galba du temps passé, de ce qu’il viuoit oyseusement. Il
respondit, que chacun deuoit rendre raison de ses actions, non pas
378 de son seiour. Il se trompoit: car la iustice a cognoissance et animaduersion
aussi, sur ceux qui chaument. Mais il y deuroit auoir
quelque coërction des loix, contre les escriuains ineptes et inutiles,
comme il y a contre les vagabons et faineants. On banniroit des
mains de nostre peuple, et moy, et cent autres. Ce n’est pas moquerie.
L’escriuaillerie semble estre quelque symptome d’vn siecle
desbordé. Quand escriuismes nous tant, que depuis que nous
sommes en trouble? quand les Romains tant, que lors de leur
ruyne? Outre-ce que l’affinement des esprits, ce n’en est pas l’assagissement,
en vne police: cet embesongnement oisif, naist de ce1
que chacun se prent laschement à l’office de sa vacation, et s’en
desbauche. La corruption du siecle se fait, par la contribution particuliere
de chacun de nous. Les vns y conferent la trahison, les
autres l’iniustice, l’irreligion, la tyrannie, l’auarice, la cruauté, selon
qu’ils sont plus puissans: les plus foibles y apportent la sottise,
la vanité, l’oisiueté: desquels ie suis. Il semble que ce soit la saison
des choses vaines, quand les dommageables nous pressent. En
vn temps, où le meschamment faire est si commun, de ne faire
qu’inutilement, il est comme louable. Ie me console que ie seray
des derniers, sur qui il faudra mettre la main. Ce pendant qu’on2
pouruoira aux plus pressans, i’auray loy de m’amender. Car il me
semble que ce seroit contre raison, de poursuyure les menus inconuenients,
quand les grands nous infestent. Et le medecin Philotimus,
à vn qui luy presentoit le doigt à penser, auquel il recognoissoit
au visage, et à l’haleine, vn vlcere aux poulmons: Mon amy,
fit-il, ce n’est pas à cette heure le temps de t’amuser à tes ongles.
Ie vis pourtant sur ce propos, il y a quelques annees, qu’vn personnage,
de qui i’ay la memoire en recommandation singuliere, au
milieu de nos grands maux, qu’il n’y auoit ny loy, ny iustice, ny
magistrat, qui fist son office: non plus qu’à cette heure: alla publier3
ie ne sçay quelles chetiues reformations, sur les habillemens,
la cuisine et la chicane. Ce sont amusoires dequoy on paist vn
peuple mal-mené, pour dire qu’on ne l’a pas du tout mis en oubly.
Ces autres font de mesme, qui s’arrestent à deffendre à toute instance,
des formes de parler, les dances, et les ieux, à vn peuple
abandonné à toute sorte de vices execrables. Il n’est pas temps de
se lauer et decrasser, quand on est atteint d’vne bonne fiéure. C’est
à faire aux seuls Spartiates, de se mettre à se peigner et testonner,
380 sur le poinct qu’ils se vont precipiter à quelque extreme hazard de
leur vie. Quant à moy, i’ay cette autre pire coustume, que si i’ay
vn escarpin de trauers, ie laisse encores de trauers, et ma chemise
et ma cappe: ie desdaigne de m’amender à demy. Quand ie suis en
mauuais estat, ie m’acharne au mal. Ie m’abandonne par desespoir,
et me laisse aller vers la cheute, et iette, comme lon dit, le
manche apres la coignee. Ie m’obstine à l’empirement: et ne m’estime
plus digne de mon soing. Ou tout bien ou tout mal. Ce m’est
faueur, que la desolation de cet estat, se rencontre à la desolation
de mon aage. Ie souffre plus volontiers, que mes maux en soient rechargez,1
que si mes biens en eussent esté troublez. Les paroles que
i’exprime au mal-heur, sont paroles de despit. Mon courage se herisse
au lieu de s’applatir. Et au rebours des autres, ie me trouue plus
deuost, en la bonne, qu’en la mauuaise fortune: suyuant le precepte
de Xenophon, sinon suyuant sa raison. Et fais plus volontiers les doux
yeux au ciel, pour le remercier, que pour le requerir. I’ay plus de
soing d’augmenter la santé, quand elle me rit, que ie n’ay de la remettre,
quand ie l’ay escartee. Les prosperitez me seruent de discipline
et d’instruction, comme aux autres, les aduersitez et les verges.
Comme si la bonne fortune estoit incompatible auec la bonne conscience:2
les hommes ne se rendent gents de bien, qu’en la mauuaise.
Le bon heur m’est vn singulier aiguillon, à la moderation, et modestie.
La priere me gaigne, la menace me rebute, la faueur me
ploye, la crainte me roydit. Parmy les conditions humaines,
cette-cy est assez commune, de nous plaire plus des choses estrangeres
que des nostres, et d’aymer le remuement et le changement.

Ipsa dies ideo nos grato perluit haustu,
Quód permutatis hora recurrit equis.

I’en tiens ma part. Ceux qui suyuent l’autre extremité, de s’aggreer
en eux-mesmes: d’estimer ce qu’ils tiennent au dessus du reste: et3
de ne recognoistre aucune forme plus belle, que celle qu’ils voyent:
s’ils ne sont plus aduisez que nous, ils sont à la verité plus heureux.
Ie n’enuie point leur sagesse, mais ouy leur bonne fortune. Cette
humeur auide des choses nouuelles et incognues, ayde bien à nourrir
en moy, le desir de voyager: mais assez d’autres circonstances
y conferent. Ie me destourne volontiers du gouuernement de ma maison.
382 Il y a quelque commodité à commander, fust ce dans vne grange,
et à estre obey des siens. Mais c’est vn plaisir trop vniforme et languissant.
Et puis il est par necessité meslé de plusieurs pensements
fascheux. Tantost l’indigence et l’oppression de vostre peuple: tantost
la querelle d’entre vos voysins: tantost l’vsurpation qu’ils font
sur vous, vous afflige:

Aut verberatæ grandine vineæ,
Fundusque mendax, arbore nunc aquas
Culpante, nunc torrentia agros
Sydera, nunc hyemes iniquas.1

Et qu’à peine en six mois, enuoyera Dieu vne saison, dequoy vostre
receueur se contente bien à plain: et que si elle sert aux vignes,
elle ne nuyse aux prez.

Aut nimiis torret feruoribus ætherius sol,
Aut subiti perimunt imbres, gelidæque pruinæ,
Flabràque ventorum violento turbine vexant.

Ioinct le soulier neuf, et bien formé, de cet homme du temps passé,
qui vous blesse le pied. Et que l’estranger n’entend pas, combien il
vous couste, et combien vous prestez, à maintenir l’apparence de
cet ordre, qu’on void en vostre famille: et qu’à l’auanture l’achetez2
vous trop cher.   Ie me suis pris tard au mesnage. Ceux que Nature
auoit fait naistre auant moy, m’en ont deschargé long temps.
I’auois des-ja pris vn autre ply, plus selon ma complexion. Toutesfois
de ce que i’en ay veu, c’est vn’ occupation plus empeschante,
que difficile. Quiconque est capable d’autre chose, le sera bien aysément
de celle là. Si ie cherchois à m’enrichir, cette voye me sembleroit
trop longue. I’eusse seruy les Roys, trafique plus fertile que
toute autre. Puis que ie ne pretens acquerir que la reputation de
n’auoir rien acquis, non plus que dissipé: conformément au reste
de ma vie, impropre à faire bien et à faire mal qui vaille: et que ie3
ne cherche qu’à passer, ie le puis faire, Dieu mercy, sans grande
attention. Au pis aller, courez tousiours par retranchement de despence,
deuant la pauureté. C’est à quoy ie m’attends, et de me reformer,
auant qu’elle m’y force. I’ay estably au demeurant, en mon
ame, assez de degrez, à me passer de moins, que ce que i’ay. Ie dis,
passer auec contentement. Non æstimatione census, verùm victu atque
cultu, terminatur pecuniæ modus. Mon vray besoing n’occupe pas
si iustement tout mon auoir, que sans venir au vif, Fortune n’ait où
mordre sur moy. Ma presence, toute ignorante et desdaigneuse
qu’elle est, preste grande espaule à mes affaires domestiques. Ie4
m’y employe, mais despiteusement. Ioinct que i’ay cela chez moy,
384 que pour brusler à part, la chandelle par mon bout, l’autre bout ne
s’espargne de rien.   Les voyages ne me blessent que par la despence,
qui est grande, et outre mes forces: ayant accoustumé d’y
estre auec equippage non necessaire seulement, mais aussi honneste.
Il me les en faut faire d’autant plus courts et moins frequents:
et n’y employe que l’escume, et ma reserue, temporisant
et differant, selon qu’elle vient. Ie ne veux pas, que le plaisir
de me promener, corrompe le plaisir de me retirer. Au rebours,
i’entends qu’ils se nourrissent, et fauorisent l’vn l’autre. La Fortune
m’a aydé en cecy: que puis que ma principale profession en cette1
vie, estoit de la viure mollement, et plustost laschement qu’affaireusement;
elle m’a osté le besoing de multiplier en richesses, pour
pouruoir à la multitude de mes heritiers. Pour vn, s’il n’a assez de
ce, dequoy i’ay eu si plantureusement assez, à son dam. Son imprudence
ne meritera pas, que ie luy en desire d’auantage. Et chascun,
selon l’exemple de Phocion, pouruoid suffisamment à ses enfants,
qui leur pouruoid, en tant qu’ils ne luy sont dissemblables. Nullement
seroy-ie d’aduis du faict de Crates. Il laissa son argent chez
vn banquier, auec cette condition: si ses enfants estoient des sots,
qu’il le leur donnast; s’ils estoient habiles, qu’il le distribuast aux2
plus sots du peuple. Comme si les sots, pour estre moins capables
de s’en passer, estoient plus capables d’vser des richesses. Tant y a,
que le dommage qui vient de mon absence, ne me semble point meriter,
pendant que i’auroy dequoy le porter, que ie refuse d’accepter
les occasions qui se presentent, de me distraire de cette assistance
penible.   Il y a tousiours quelque piece qui va de trauers. Les negoces,
tantost d’vne maison, tantost d’vne autre, vous tirassent. Vous
esclairez toutes choses de trop pres. Votre perspicacité vous nuit icy,
comme si fait elle assez ailleurs. Ie me desrobe aux occasions de me
fascher: et me destourne de la cognoissance des choses, qui vont3
mal. Et si ne puis tant faire, qu’à toute heure ie ne heurte chez
moy, en quelque rencontre, qui me desplaise. Et les fripponneries,
qu’on me cache le plus, sont celles que ie sçay le mieux. Il en est
que pour faire moins mal, il faut ayder soy mesme à cacher. Vaines
pointures: vaines par fois, mais tousiours pointures. Les plus menus
386 et graisles empeschemens, sont les plus persans. Et comme les
petites lettres lassent plus les yeux, aussi nous piquent plus les petits
affaires: la tourbe des menus maux, offence plus, que la violence
d’vn, pour grand qu’il soit. A mesure que ces espines domestiques
sont drues et desliees, elles nous mordent plus aigu, et sans
menace, nous surprenant facilement à l’impourueu. Ie ne suis pas
philosophe. Les maux me foullent selon qu’ils poisent: et poisent
selon la forme, comme selon la matiere: et souuent plus. I’y ay plus
de perspicacité que le vulgaire, si i’y ay plus de patience. En fin s’ils
ne me blessent, ils me poisent. C’est chose tendre que la vie, et1
aysee à troubler. Depuis que i’ay le visage tourné vers le chagrin,
nemo enim resistit sibi cùm cœperit impelli, pour sotte cause qui m’y
ayt porté: i’irrite l’humeur de ce costé là: qui se nourrit apres, et
s’exaspere, de son propre branle, attirant et ammoncellant vne matiere
sur autre, dequoy se paistre.

Stillicidi casus lapidem cauat.

Ces ordinaires goutieres me mangent, et m’vlcerent. Les inconuenients
ordinaires ne sont iamais legers. Ils sont continuels et irreparables,
quand ils naissent des membres du mesnage, continuels et
inseparables. Quand ie considere mes affaires de loing, et en gros;2
ie trouue, soit pour n’en auoir la memoire gueres exacte, qu’ils sont
allez iusques à cette heure, en prosperant, outre mes contes et mes
raisons. I’en retire ce me semble plus, qu’il n’y en a: leur bon heur
me trahit. Mais suis-ie au dedans de la besongne, voy-ie marcher
toutes ces parcelles?

Tum verò in curas animum diducimur omnes:

mille choses m’y donnent à desirer et craindre. De les abandonner
du tout, il m’est tres-facile: de m’y prendre sans m’en peiner, tres-difficile.
C’est pitié, d’estre en lieu où tout ce que vous voyez, vous
embesongne, et vous concerne. Et me semble iouyr plus gayement3
les plaisirs d’vne maison estrangere, et y apporter le goust plus libre
et pur. Diogenes respondit selon moy, à celuy qui luy demanda
quelle sorte de vin il trouuoit le meilleur: L’estranger, feit il.
   Mon pere aymoit à bastir Montaigne, où il estoit nay: et en toute
cette police d’affaires domestiques, i’ayme à me seruir de son exemple,
388 et de ses regles; et y attacheray mes successeurs autant que ie
pourray. Si ie pouuois mieux pour luy, ie le feroys. Ie me glorifie
que sa volonté s’exerce encores, et agisse par moy. Ia Dieu ne permette
que ie laisse faillir entre mes mains, aucune image de vie,
que ie puisse rendre à vn si bon pere. Ce que ie me suis meslé d’acheuer
quelque vieux pan de mur, et de renger quelque piece de
bastiment mal dolé, ç’a esté certes, regardant plus à son intention,
qu’à mon contentement. Et accuse ma faineance, de n’auoir passé
outre, à parfaire les commencements qu’il a laissez en sa maison:
d’autant plus, que ie suis en grands termes d’en estre le dernier1
possesseur de ma race, et d’y porter la derniere main. Car quant à
mon application particuliere, ny ce plaisir de bastir, qu’on dit estre
si attrayant, ny la chasse, ny les iardins, ny ces autres plaisirs de
la vie retiree, ne me peuuent beaucoup amuser. C’est chose dequoy
ie me veux mal, comme de toutes autres opinions qui me sont incommodes.
Ie ne me soucie pas tant de les auoir vigoureuses et
doctes, comme ie me soucie de les auoir aisees et commodes à la
vie. Elles sont bien assez vrayes et saines, si elles sont vtiles et aggreables.
Ceux qui m’oyans dire mon insuffisance aux occupations
du mesnage, me viennent souffler aux oreilles que c’est desdaing,2
et que ie laisse de sçauoir les instrumens du labourage, ses saisons,
son ordre, comment on fait mes vins, comme on ente, et de sçauoir
le nom et la forme des herbes et des fruicts, et l’apprest des viandes,
dequoy ie vis: le nom et prix des estoffes, de quoy ie m’abille, pour
auoir à cœur quelque plus haute science, ils me font mourir. Cela,
c’est sottise: et plustost bestise, que gloire. Ie m’aymerois mieux
bon escuyer, que bon logicien.

Quin tu aliquid saltem potius quorum indiget vsus,
Viminibus mollique paras detexere iunco?

Nous empeschons noz pensees du general, et des causes et conduittes3
vniuerselles: qui se conduisent tresbien sans nous: et laissons
en arriere nostre faict: et Michel, qui nous touche encore de
plus pres que l’homme.   Or i’arreste bien chez moy le plus ordinairement:
mais ie voudrois m’y plaire plus qu’ailleurs.

Sit meæ sedes vtinam senectæ,
Sit modus lasso maris, et viarum,
Militiæque!

Ie ne sçay si i’en viendray à bout. Ie voudrois qu’au lieu de quelque
autre piece de sa succession, mon pere m’eut resigné cette passionnee
amour, qu’en ses vieux ans il portoit à son mesnage. Il estoit4
bien heureux, de ramener ses desirs, à sa fortune, et de se sçauoir
plaire de ce qu’il auoit. La philosophie politique aura bel accuser la
390 bassesse et sterilité de mon occupation, si i’en puis vne fois prendre
le goust, comme luy. Ie suis de cet auis, que la plus honorable
vacation, est de seruir au publiq, et estre vtile à beaucoup. Fructus
enim ingenij et virtutis, omnisque præstantiæ tum maximus accipitur,
quum in proximum quemque confertur. Pour mon regard ie m’en
despars: partie par conscience: (car par où ie vois le poix qui touche
telles vacations, ie vois aussi le peu de moyen que i’ay d’y fournir:
et Platon maistre ouurier en tout gouuernement politique, ne
laissa de s’en abstenir) partie par poltronerie. Ie me contente de
iouïr le monde, sans m’en empresser: de viure vne vie, seulement1
excusable: et qui seulement ne poise, ny à moy, ny à autruy.
   Iamais homme ne se laissa aller plus plainement et plus laschement,
au soing et gouuernement d’vn tiers, que ie ferois, si i’auois
à qui. L’vn de mes souhaits pour cette heure, ce seroit de trouuer
vn gendre, qui sçeust appaster commodément mes vieux ans, et les
endormir: entre les mains de qui ie deposasse en toute souueraineté,
la conduite et vsage de mes biens: qu’il en fist ce que i’en
fais, et gaignast sur moy ce que i’y gaigne: pourueu qu’il y apportast
vn courage vrayement recognoissant, et amy. Mais quoy? nous
viuons en vn monde, où la loyauté des propres enfans est incognue.2
Qui a la garde de ma bourse en voyage, il l’a pure et sans contrerolle:
aussi bien me tromperoit il en comptant. Et si ce n’est vn
diable, ie l’oblige à bien faire, par vne si abandonnee confiance.
Multi fallere docuerunt, dum timent falli, et aliis ius peccandi suspicando
fecerunt. La plus commune seureté, que ie prens de mes
gens, c’est la mescognoissance. Ie ne presume les vices qu’apres que
ie les aye veuz: et m’en fie plus aux ieunes, que i’estime moins gastez
par mauuais exemple. I’oy plus volontiers dire, au bout de deux
mois, que i’ay despandu quatre cens escus, que d’auoir les oreilles
battues tous les soirs, de trois, cinq, sept. Si ay-ie esté desrobé3
aussi peu qu’vn autre de cette sorte de larrecin. Il est vray, que ie
preste la main à l’ignorance. Ie nourris à escient, aucunement trouble
et incertaine la science de mon argent. Iusques à certaine mesure,
ie suis content, d’en pouuoir doubter. Il faut laisser vn peu de
place à la desloyauté, ou imprudence de vostre valet. S’il nous en
392 reste en gros, dequoy faire nostre effect, cet excez de la liberalité
de la Fortune, laissons le vn peu plus courre à sa mercy. La portion
du glanneur. Apres tout, ie ne prise pas tant la foy de mes
gents, comme ie mesprise leur iniure. O le vilain et sot estude,
d’estudier son argent, se plaire à le manier et recomter! c’est par
là, que l’auarice faict ses approches.   Dépuis dix huict ans, que ie
gouuerne des biens, ie n’ay sçeu gaigner sur moy, de voir, ny tiltres,
ny mes principaux affaires qui ont necessairement à passer par
ma science, et par mon soing. Ce n’est pas vn mespris philosophique,
des choses transitoires et mondaines: ie n’ay pas le goust si espuré,1
et les prise pour le moins ce qu’elles valent: mais certes c’est paresse
et negligence inexcusable et puerile. Que ne feroy ie plustost que de
lire vn contract? Et plustost, que d’aller secoüant ces paperasses
poudreuses, serf de mes negoces? ou encore pis, de ceux d’autruy,
comme font tant de gents à prix d’argent? Ie n’ay rien cher que le
soucy et la peine: et ne cherche qu’à m’anonchalir et auachir. I’estoy,
ce croy-je, plus propre, à viure de la fortune d’autruy, s’il se
pouuoit, sans obligation et sans seruitude. Et si ne sçay, à l’examiner
de pres, si selon mon humeur et mon sort, ce que i’ay à souffrir
des affaires, et des seruiteurs, et des domestiques, n’a point plus2
d’abiection, d’importunité, et d’aigreur, que n’auroit la suitte d’vn
homme, nay plus grand que moy, qui me guidast vn peu à mon aise.
Seruitus obedientia est fracti animi et abiecti, arbitrio carentis suo.
Crates fit pis, qui se ietta en la franchise de la pauureté, pour se
deffaire des indignitez et cures de la maison. Cela ne ferois-ie pas.
Ie hay la pauureté à pair de la douleur: mais ouy bien, changer
cette sorte de vie, à vne autre moins braue, et moins affaireuse.
   Absent, ie me despouille de tous tels pensemens: et sentirois moins
lors la ruyne d’vne tour, que ie ne fais present, la cheute d’vne ardoyse.
Mon ame se démesle bien ayséement à part, mais en presence,3
elle souffre, comme celle d’vn vigneron. Vne rene de trauers
à mon cheual, vn bout d’estriuiere qui batte ma iambe, me tiendront
tout vn iour en eschec. I’esleue assez mon courage à l’encontre
des inconueniens, les yeux, ie ne puis.

Sensus! ô superi sensus!

394

Ie suis chez moy, respondant de tout ce qui va mal. Peu de maistres,
ie parle de ceux de moyenne condition, comme est la mienne:
et s’il en est, ils sont plus heureux: se peuuent tant reposer, sur
vn second, qu’il ne leur reste bonne part de la charge. Cela oste
volontiers quelque chose de ma façon, au traittement des suruenants:
et en ay peu arrester quelcun par aduenture plus par ma
cuisine, que par ma grace: comme font les fascheux: et oste beaucoup
du plaisir que ie deurois prendre chez moy, de la visitation et
assemblees de mes amys. La plus sotte contenance d’vn Gentil-homme
en sa maison, c’est de le voir empesché du train de sa police:1
parler à l’oreille d’vn valet, en menacer vn autre des yeux.
Elle doit couler insensiblement, et representer vn cours ordinaire.
Et treuue laid, qu’on entretienne ses hostes, du traictement qu’on
leur fait, autant à l’excuser qu’à le vanter. I’ayme l’ordre et la
netteté,

Et cantharus et lanx
Ostendunt mihi me,

au prix de l’abondance: et regarde chez moy exactement à la necessité,
peu à la parade. Si vn valet se bat chez autruy, si vn plat se
verse, vous n’en faites que rire: vous dormez ce pendant que monsieur2
renge auec son maistre d’hostel, son faict, pour vostre traictement
du lendemain. I’en parle selon moy. Ne laissant pas en general
d’estimer, combien c’est vn doux amusement à certaines natures,
qu’vn mesnage paisible, prospere, conduict par vn ordre reglé.
Et ne voulant attacher à la chose, mes propres erreurs et
inconuenients. Ny desdire Platon, qui estime la plus heureuse occupation
à chascun, faire ses particuliers affaires sans iniustice.
   Quand ie voyage, ie n’ay à penser qu’à moy, et à l’emploicte de
mon argent: cela se dispose d’vn seul precepte. Il est requis trop
de parties à amasser: ie n’y entens rien. A despendre, ie m’y3
entens vn peu, et à donner iour à ma despence: qui est de vray
son principal vsage. Mais ie m’y attens trop ambitieusement; qui la
rend inegalle et difforme: et en outre immoderee en l’vn et l’autre
visage. Si elle paroist, si elle sert, ie m’y laisse indiscretement aller:
et me resserre autant indiscretement, si elle ne luyt, et si elle ne
me rit. Qui que ce soit, ou art, ou nature, qui nous imprime cette
condition de viure, par la relation à autruy, nous fait beaucoup
plus de mal que de bien. Nous nous defraudons de nos propres vtilitez,
pour former les apparences à l’opinion commune. Il ne nous
396 chaut pas tant, quel soit nostre estre, en nous, et en effect, comme
quel il soit, en la cognoissance publique. Les biens mesmes de l’esprit,
et la sagesse, nous semblent sans fruict, si elle n’est iouye que
de nous: si elle ne se produict à la veuë et approbation estrangere.
Il y en a, de qui l’or coulle à gros bouillons, par des lieux sousterreins,
imperceptiblement: d’autres l’estendent tout en lames et en
feuilles. Si qu’aux vns les liars valent escuz, aux autres le contraire:
le monde estimant l’emploite et la valeur, selon la montre. Tout
soing curieux autour des richesses sent à l’auarice. Leur dispensation
mesme, et la liberalité trop ordonnee et artificielle: elles ne1
valent pas vne aduertance et sollicitude penible. Qui veut faire sa
despense iuste, la fait estroitte et contrainte. La garde, ou l’emploitte,
sont de soy choses indifferentes, et ne prennent couleur de
bien ou de mal, que selon l’application de nostre volonté.   L’autre
cause qui me conuie à ces promenades, c’est la disconuenance aux
mœurs presentes de nostre estat: ie me consolerois aysement de
cette corruption, pour le regard de l’interest public:

Peioraque sæcula ferri
Temporibus, quorum sceleri non inuenit ipsa
Nomen, et à nullo posuit natura metallo:2

mais pour le mien, non. I’en suis en particulier trop pressé. Car en
mon voisinage, nous sommes tantost par la longue licence de ces
guerres ciuiles, enuieillis en vne forme d’estat si desbordee,

Quippe vbi fas versum atque nefas:

qu’à la verité, c’est merueille qu’elle se puisse maintenir.

Armati terram exercent, sempérque recentes
Conuectare iuuat prædas, et viuere rapto.

En fin ie vois par nostre exemple, que la societé des hommes se
tient et se coust, à quelque prix que ce soit. En quelque assiette
qu’on les couche, ils s’appilent, et se rengent, en se remuant et3
s’entassant: comme des corps mal vnis qu’on empoche sans ordre,
trouuent d’eux mesmes la façon de se ioindre, et s’emplacer, les
vns parmy les autres: souuent mieux, que l’art ne les eust sçeu
disposer. Le Roy Philippus fit vn amas, des plus meschans hommes
et incorrigibles qu’il peut trouuer, et les logea tous en vne ville,
qu’il leur fit bastir, qui en portoit le nom. I’estime qu’ils dresserent
des vices mesme, vne contexture politique entre eux, et vne commode
et iuste societé. Ie vois, non vne action, ou trois, ou cent,
mais des mœurs, en vsage commun et reçeu, si farouches, en inhumanité
sur tout et desloyauté, qui est pour moy la pire espece des4
398 vices, que ie n’ay point le courage de les conceuoir sans horreur:
et les admire, quasi autant que ie les deteste. L’exercice de ces
meschancetez insignes, porte marque de vigueur et force d’ame,
autant que d’erreur et desreglement. La necessité compose les
hommes et les assemble. Cette cousture fortuite se forme apres en
loix. Car il en a esté d’aussi sauuages qu’aucune opinion humaine
puisse enfanter, qui toutesfois ont maintenu leurs corps, auec autant
de santé et longueur de vie, que celles de Platon et Aristote
sçauroient faire. Et certes toutes ces descriptions de police, feintes
par art, se trouuent ridicules, et ineptes à mettre en practique.1
   Ces grandes et longues altercations, de la meilleure forme de societé:
et des regles plus commodes à nous attacher, sont altercations
propres seulement à l’exercice de nostre esprit. Comme il se
trouue és arts, plusieurs subiects qui ont leur essence en l’agitation
et en la dispute, et n’ont aucune vie hors de là. Telle peinture de
police, seroit de mise, en vn nouueau monde: mais nous prenons vn
monde desia faict et formé à certaines coustumes. Nous ne l’engendrons
pas comme Pyrrha, ou comme Cadmus. Par quelque moyen
que nous ayons loy de le redresser, et renger de nouueau, nous ne
pouuons gueres le tordre de son accoustumé ply, que nous ne rompions2
tout. On demandoit à Solon, s’il auoit estably les meilleures
loyx qu’il auoit peu aux Atheniens: Ouy bien, respondit-il, de celles
qu’ils eussent receuës. Varro s’excuse de pareil air: Que s’il auoit
tout de nouueau à escrire de la religion, il diroit ce, qu’il en croid.
Mais, estant desia receuë, il en dira selon l’vsage, plus que selon nature.
   Non par opinion, mais en verité, l’excellente et meilleure police,
est à chacune nation, celle soubs laquelle elle s’est maintenuë.
Sa forme et commodité essentielle despend de l’vsage. Nous nous
desplaisons volontiers de la condition presente. Mais ie tiens pourtant,
que d’aller desirant le commandement de peu, en vn estat3
populaire: ou en la monarchie, vne autre espece de gouuernement,
c’est vice et folie.

Ayme l’estat tel que tu le vois estre:
S’il est royal, ayme la royauté;
S’il est de peu, ou bien communauté,
Ayme l’aussi, car Dieu t’y a faict naistre.

Ainsin en parloit le bon monsieur de Pibrac, que nous venons de
perdre: vn esprit si gentil, les opinions si saines, les mœurs si
douces. Cette perte, et celle qu’en mesme temps nous auons faicte
de monsieur de Foix, sont pertes importantes à nostre couronne. Ie4
400 ne sçay s’il reste à la France dequoy substituer vne autre coupple,
pareille à ces deux Gascons, en syncerité, et en suffisance, pour le
conseil de nos Roys. C’estoyent ames diuersement belles, et certes
selon le siecle, rares et belles, chacune en sa forme. Mais qui les auoit
logees en cet aage, si desconuenables et si disproportionnees à nostre
corruption, et à nos tempestes?   Rien ne presse vn estat que
l’innouation: le changement donne seul forme à l’iniustice, et à la
tyrannie. Quand quelque piece se démanche, on peut l’estayer: on
peut s’opposer à ce que l’alteration et corruption naturelle à toutes
choses, ne nous esloigne trop de nos commencemens et principes.1
Mais d’entreprendre à refondre vne si grande masse, et à changer
les fondements d’vn si grand bastiment, c’est à faire à ceux qui
pour descrasser effacent: qui veulent amender les deffauts particuliers,
par vne confusion vniuerselle, et guarir les maladies par la
mort: non tam commutandarum quàm euertendarum rerum cupidi.
Le monde est inepte à se guarir. Il est si impatient de ce qui le
presse, qu’il ne vise qu’à s’en deffaire, sans regarder à quel prix.
Nous voyons par mille exemples, qu’il se guarit ordinairement à ses
despens: la descharge du mal present, n’est pas guarison, s’il n’y
a en general amendement de condition. La fin du chirurgien, n’est2
pas de faire mourir la mauuaise chair: ce n’est que l’acheminement
de sa cure: il regarde au delà, d’y faire renaistre la naturelle,
et rendre la partie à son deu estre. Quiconque propose seulement
d’emporter ce qui le masche, il demeure court: car le bien ne succede
pas necessairement au mal: vn autre mal luy peut succeder;
et pire. Comme il aduint aux tueurs de Cesar, qui ietterent la chose
publique à tel poinct, qu’ils eurent à se repentir de s’en estre meslez.
A plusieurs depuis, iusques à nos siecles, il est aduenu de
mesmes. Les François mes contemporanees sçauent bien qu’en dire.
Toutes grandes mutations esbranlent l’estat, et le desordonnent.3
   Qui viseroit droit à la guarison, et en consulteroit auant toute œuure,
se refroidiroit volontiers d’y mettre la main. Pacuuius Calauius
corrigea le vice de ce proceder, par vn exemple insigne. Ses concitoyens
estoient mutinez contre leurs magistrats: luy personnage de
grande authorité en la ville de Capouë, trouua vn iour moyen d’enfermer
le Senat dans le Palais: et conuoquant le peuple en la place,
402 leur dit: Que le iour estoit venu, auquel en pleine liberté ils pouuoient
prendre vengeance des tyrans qui les auoyent si long temps
oppressez, lesquels il tenoit à sa mercy seuls et desarmez. Fut
d’aduis, qu’au sort, on les tirast hors, l’vn apres l’autre: et de chacun
on ordonnast particulierement: faisant sur le champ, executer
ce qui en seroit decreté: pourueu aussi que tout d’vn train ils
aduisassent d’establir quelque homme de bien, en la place du condamné,
affin qu’elle ne demeurast vuide d’officier. Ils n’eurent pas
plustost ouy le nom d’vn senateur, qu’il s’esleua vn cry de mescontentement
vniuersel à l’encontre de luy: Ie voy bien, dit Pacuuius,1
il faut demettre cettuy-cy: c’est vn meschant: ayons en vn bon en
change. Ce fut vn prompt silence: tout le monde se trouuant bien
empesché au choix. Au premier plus effronté, qui dit le sien:
voyla vn consentement de voix encore plus grand à refuser celuy là.
Cent imperfections, et iustes causes, de le rebuter. Ces humeurs
contradictoires, s’estans eschauffees, il aduint encore pis du second
Senateur, et du tiers. Autant de discorde à l’election, que de conuenance
à la demission. S’estans inutilement lassez à ce trouble, ils
commencent, qui deçà, qui delà, à se desrober peu à peu de l’assemblee:
rapportant chacun cette resolution en son ame, que le2
plus vieil et mieux cogneu mal, est tousiours plus supportable, que
le mal recent et inexperimenté.   Pour nous voir bien piteusement
agitez: car que n’auons nous faict?

Eheu! cicatricum et sceleris pudet,
Fratrúmque: quid nos dura refugimus
Ætas? quid intactum nefasti
Liquimus? vnde manus iuuentus
Metu Deorum continuit? quibus
Pepercit aris?

ie ne vay pas soudain me resoluant,3

Ipsa si velit Salus,
Seruare prorsus non potest hanc familiam.

Nous ne sommes pas pourtant à l’auanture, à nostre dernier periode.
La conseruation des estats, est chose qui vray-semblablement
surpasse nostre intelligence. C’est, comme dit Platon, chose puissante,
et de difficile dissolution, qu’vne ciuile police, elle dure souuent
contre des maladies mortelles et intestines: contre l’iniure des
loix iniustes, contre la tyrannie, contre le debordement et ignorance
des magistrats, licence et sedition des peuples. En toutes nos
fortunes, nous nous comparons à ce qui est au dessus de nous, et4
regardons vers ceux qui sont mieux. Mesurons nous à ce qui est au
dessous: il n’en est point de si miserable, qui ne trouue mille
exemples où se consoler. C’est nostre vice, que nous voyons plus
404 mal volontiers, ce qui est dessus nous, que volontiers, ce qui est
dessoubs. Si disoit Solon, qui dresseroit vn tas de tous les maux
ensemble, qu’il n’est aucun, qui ne choisist plustost de remporter
auec soy les maux qu’il a, que de venir à diuision legitime, auec
tous les autres hommes, de ce tas de maux, et en prendre sa quotte
part. Nostre police se porte mal. Il en a esté pourtant de plus malades,
sans mourir. Les dieux s’esbatent de nous à la pelote, et nous agitent
à toutes mains, enimuero Dij nos homines quasi pilas habent.
   Les astres ont fatalement destiné l’estat de Rome, pour exemplaire
de ce qu’ils peuuent en ce genre. Il comprend en soy toutes les1
formes et auantures, qui touchent vn estat: tout ce que l’ordre y
peut, et le trouble, et l’heur, et le mal’heur. Qui se doit desesperer
de sa condition, voyant les secousses et mouuemens dequoy celuy là
fut agité, et qu’il supporta? Si l’estendue de la domination, est la
santé d’vn estat, dequoy ie ne suis aucunement d’aduis (et me plaist
Isocrates, qui instruit Nicocles, non d’enuier les Princes, qui ont
des dominations larges, mais qui sçauent bien conseruer celles qui
leur sont escheuës) celuy-là ne fut iamais si sain, que quand il fut
le plus malade. La pire de ses formes, luy fut la plus fortunee. A
peine recognoist-on l’image d’aucune police, soubs les premiers2
Empereurs: c’est la plus horrible et la plus espesse confusion qu’on
puisse conceuoir. Toutesfois il la supporta: et y dura, conseruant,
non pas vne monarchie resserree en ses limites, mais tant de nations,
si diuerses, si esloignees, si mal affectionnees, si desordonnement
commandees, et iniustement conquises.

Nec gentibus vllis
Commodat in populum, terræ pelagique potentem,
Inuidiam fortuna suam.

Tout ce qui branle ne tombe pas. La contexture d’vn si grand corps
tient à plus d’vn clou. Il tient mesme par son antiquité: comme les3
vieux bastimens, ausquels l’aage a desrobé le pied, sans crouste et
sans cyment, qui pourtant viuent et soustiennent en leur propre
poix,

Nec iam validis radicibus hærens,
Pondere tuta suo est.
D’auantage ce n’est pas bien procedé, de recognoistre seulement
le flanc et le fossé: pour iuger de la seureté d’vne place, il faut
406 voir, par où on y peut venir, en quel estat est l’assaillant. Peu de
vaisseaux fondent de leur propre poix, et sans violence estrangere.
Or tournons les yeux par tout, tout croulle autour de nous. En tous
les grands estats, soit de Chrestienté, soit d’ailleurs, que nous cognoissons,
regardez y, vous y trouuerez vne euidente menasse de
changement et de ruyne:

Et sua sunt illis incommoda, párque per omnes
Tempestas.

Les astrologues ont beau ieu, à nous aduertir, comme ils font, de
grandes alterations, et mutations prochaines: leurs deuinations1
sont presentes et palpables, il ne faut pas aller au ciel pour cela.
Nous n’auons pas seulement à tirer consolation, de cette societé
vniuerselle de mal et de menasse: mais encores quelque esperance,
pour la duree de nostre estat: d’autant que naturellement, rien ne
tombe, là où tout tombe. La maladie vniuerselle est la santé particuliere.
La conformité, est qualité ennemie à la dissolution. Pour
moy, ie n’en entre point au desespoir, et me semble y voir des
routes à nous sauuer!

Deus hæc fortasse benigna
Reducet in sedem vice.2

Qui sçait, si Dieu voudra qu’il en aduienne, comme des corps qui
se purgent, et remettent en meilleur estat, par longues et griefues
maladies: lesquelles leur rendent vne santé plus entiere et plus
nette, que celle qu’elles leur auoient osté? Ce qui me poise le plus,
c’est qu’à conter les symptomes de nostre mal, i’en vois autant de
naturels, et de ceux que le ciel nous enuoye, et proprement siens,
que de ceux que nostre desreglement, et l’imprudence humaine y
conferent. Il semble que les astres mesmes ordonnent, que nous
auons assez duré, et outre les termes ordinaires. Et cecy aussi me
poise, que le plus voysin mal, qui nous menace, ce n’est pas alteration3
en la masse entiere et solide, mais sa dissipation et diuulsion:
l’extreme de noz craintes.   Encores en ces reuasseries icy
crains-ie la trahison, de ma memoire, que par inaduertance, elle
m’aye faict enregistrer vne chose deux fois. Ie hay à me recognoistre:
et ne retaste iamais qu’enuis ce qui m’est vne fois eschappé.
Or ie n’apporte icy rien de nouuel apprentissage. Ce sont imaginations
communes: les ayant à l’auanture conceuës cent fois, i’ay peur
de les auoir desia enrollees. La redicte est par tout ennuyeuse, fut
ce dans Homere. Mais elle est ruyneuse, aux choses qui n’ont qu’vne
montre superficielle et passagere. Ie me desplais de l’inculcation,4
voire aux choses vtiles, comme en Seneque. Et l’vsage de son escole
Stoïque me desplaist, de redire sur chasque matiere, tout au long et
408 au large, les principes et presuppositions, qui seruent en general:
et realleguer tousiours de nouueau les arguments et raisons communes
et vniuerselles.   Ma memoire s’empire cruellement tous les
iours:

Pocula Lethæos vt si ducentia somnos,
Arente fauce traxerim.

Il faudra doresnauant (car Dieu mercy iusques à cette heure, il
n’en est pas aduenu de faute) qu’au lieu que les autres cherchent
temps, et occasion de penser à ce qu’ils ont à dire, ie fuye à me
preparer, de peur de m’attacher à quelque obligation, de laquelle1
i’aye à despendre. L’estre tenu et obligé, me fouruoye et le despendre
d’vn si foible instrument qu’est ma memoire. Ie ne lis iamais
cette histoire, que ie ne m’en offence, d’vn ressentiment propre et
naturel. Lyncestez accusé de coniuration, contre Alexandre, le iour
qu’il fut mené en la presence de l’armée, suiuant la coustume, pour
estre ouy en ses deffences, auoit en sa teste vne harangue estudiée,
de laquelle tout hesitant et begayant il prononça quelques paroles.
Comme il se troubloit de plus en plus, ce pendant qu’il lucte auec
sa memoire, et qu’il la retaste, le voila chargé et tué à coups de
pique, par les soldats, qui luy estoyent plus voisins: le tenans pour2
conuaincu. Son estonnement et son silence, leur seruit de confession.
Ayant eu en prison tant de loysir de se preparer, ce n’est à leur aduis,
plus la memoire qui luy manque: c’est la conscience qui luy
bride la langue, et luy oste la force. Vrayement c’est bien dit. Le lieu
estonne, l’assistance, l’expectation, lors mesme qu’il n’y va que de
l’ambition de bien dire. Que peut on faire, quand c’est vne harangue,
qui porte la vie en consequence?   Pour moy, cela mesme, que ie
sois lié à ce que i’ay à dire, sert à m’en desprendre. Quand ie me
suis commis et assigné entierement à ma memoire, ie pends si fort
sur elle, que ie l’accable: elle s’effraye de sa charge. Autant que ie3
m’en rapporte à elle, ie me mets hors de moy: iusques à essayer
ma contenance. Et me suis veu quelque iour en peine, de celer la
seruitude en laquelle i’estois entraué. Là où mon dessein est, de
representer en parlant, vne profonde nonchalance d’accent et de
visage, et des mouuemens fortuites et impremeditez, comme naissans
des occasions presentes: aymant aussi cher ne rien dire qui
vaille, que de montrer estre venu preparé pour bien dire: chose
messeante, sur tout à gens de ma profession: et chose de trop
grande obligation, à qui ne peut beaucoup tenir. L’apprest donne
410 plus à esperer, qu’il ne porte. On se met souuent sottement en
pourpoinct, pour ne sauter pas mieux qu’en saye. Nihil est his, qui
placere volunt, tam aduersarium, quàm expectatio. Ils ont laissé par
escrit de l’orateur Curio, que quand il proposoit la distribution des
pieces de son oraison, en trois, ou en quatre: ou le nombre de ses
arguments et raisons, il luy aduenoit volontiers, ou d’en oublier
quelqu’vn, ou d’y en adiouster vn ou deux de plus. I’ay tousiours
bien euité, de tomber en cet inconuenient: ayant hay ces promesses
et prescriptions: non seulement pour la deffiance de ma memoire:
mais aussi pource que cette forme retire trop à l’artiste. Simpliciora1
militares decent. Baste, que ie me suis meshuy promis, de ne prendre
plus la charge de parler en lieu de respect. Car quant à parler
en lisant son escript: outre ce qu’il est tresinepte, il est de grand
desauantage à ceux, qui par nature pouuoient quelque chose en
l’action. Et de me ietter à la mercy de mon inuention presente,
encore moins: ie l’ay lourde et trouble, qui ne sçauroit fournir aux
soudaines necessitez, et importantes.   Laisse Lecteur courir encore
ce coup d’essay, et ce troisiesme alongeail, du reste des pieces de
ma peinture. I’adiouste, mais ie ne corrige pas. Premierement, par
ce que celuy qui a hypothequé au monde son ouurage, ie trouue2
apparence, qu’il n’y ayt plus de droict. Qu’il die, s’il peut, mieux
ailleurs, et ne corrompe la besongne qu’il a venduë. De telles gens,
il ne faudroit rien acheter qu’apres leur mort. Qu’ils y pensent bien,
auant que de se produire. Qui les haste? Mon liure est tousiours
vn: sauf qu’à mesure, qu’on se met à le renouueller, afin que l’achetteur
ne s’en aille les mains du tout vuides, ie me donne loy d’y
attacher (comme ce n’est qu’vne marqueterie mal iointe) quelque
embleme supernumeraire. Ce ne sont que surpoids, qui ne condamnent
point la premiere forme, mais donnent quelque prix particulier
à chacune des suiuantes, par vne petite subtilité ambitieuse. De là3
toutesfois il aduiendra facilement, qu’il s’y mesle quelque transposition
de chronologie: mes contes prenants place selon leur opportunité,
non tousiours selon leur aage.   Secondement, à cause que
pour mon regard, ie crains de perdre au change. Mon entendement
ne va pas tousiours auant, il va à reculons aussi. Ie ne me
deffie gueres moins de mes fantasies, pour estre secondes ou
tierces, que premieres: ou presentes, que passees. Nous nous corrigeons
412 aussi sottement souuent, comme nous corrigeons les autres.
Ie suis enuieilly de nombre d’ans, depuis mes premieres publications,
qui furent l’an mille cinq cens quatre vingts. Mais ie fais
doute que ie sois assagi d’vn pouce. Moy à cette heure, et moy
tantost, sommes bien deux. Quand meilleur, ie n’en puis rien dire.
Il feroit bel estre vieil, si nous ne marchions, que vers l’amendement.
C’est vn mouuement d’yuroigne, titubant, vertigineux, informe:
ou des ionchez, que l’air manie casuellement selon soy.
Antiochus auoit vigoureusement escript en faueur de l’Academie:
il print sur ses vieux ans vn autre party: lequel des deux ie1
suyuisse, seroit ce pas tousiours suiure Antiochus? Apres auoir
estably le doubte, vouloir establir la certitude des opinions humaines,
estoit ce pas establir le doubte, non la certitude? et promettre,
qui luy eust donné encore vn aage à durer, qu’il estoit
tousiours en termes de nouuelle agitation: non tant meilleure,
qu’autre?   La faueur publique m’a donné vn peu plus de hardiesse
que ie n’esperois: mais ce que ie crains le plus, c’est de saouler.
I’aymerois mieux poindre que lasser. Comme a faict vn sçauant
homme de mon temps. La louange est tousiours plaisante, de qui,
et pourquoy elle vienne. Si faut-il pour s’en aggreer iustement,2
estre informé de sa cause. Les imperfections mesme ont leur moyen
de se recommander. L’estimation vulgaire et commune, se voit peu
heureuse en rencontre. Et de mon temps, ie suis trompé, si les
pires escrits ne sont ceux qui ont gaigné le dessus du vent populaire.
Certes ie rends graces à des honnestes hommes, qui daignent
prendre en bonne part, mes foibles efforts. Il n’est lieu où les
fautes de la façon paroissent tant, qu’en vne matiere qui de soy n’a
point de recommandation. Ne te prens point à moy, Lecteur, de
celles qui se coulent icy, par la fantasie, ou inaduertance d’autruy:
chasque main, chasque ouurier, y apporte les siennes. Ie ne me3
mesle, ny d’orthographe, et ordonne seulement qu’ils suiuent l’ancienne,
ny de la punctuation: ie suis peu expert en l’vn et en l’autre.
Où ils rompent du tout le sens, ie m’en donne peu de peine, car aumoins
ils me deschargent. Mais où ils en substituent vn faux, comme
ils font si souuent, et me destournent à leur conception, ils me
ruynent. Toutesfois quand la sentence n’est forte à ma mesure, vn
honneste homme la doit refuser pour mienne. Qui cognoistra combien
414 ie suis peu laborieux, combien ie suis faict à ma mode, croira
facilement, que ie redicterois plus volontiers, encore autant d’Essais,
que de m’assuiettir à resuiure ceux-cy, pour cette puerile correction.
   Ie disois donc tantost, qu’estant planté en la plus profonde
miniere de ce nouueau metal, non seulement ie suis priué
de grande familiarité, auec gens d’autres mœurs que les miennes:
et d’autres opinions, par lesquelles ils tiennent ensemble d’vn nœud,
qui commande tout autre nœud. Mais encore ie ne suis pas sans
hazard, parmy ceux, à qui tout est esgalement loisible: et desquels
la plus part ne peut empirer meshuy son marché, vers nostre iustice.1
D’où naist l’extreme degré de licence. Comptant toutes les
particulieres circonstances qui me regardent, ie ne trouue homme
des nostres, à qui la deffence des loix, couste, et en gain cessant,
et en dommage emergeant, disent les clercs, plus qu’à moy. Et tels
font bien les braues, de leur chaleur et aspreté, qui font beaucoup
moins que moy, en iuste balance. Comme maison de tout temps
libre, de grand abbord, et officieuse à chacun (car ie ne me suis
iamais laissé induire, d’en faire vn outil de guerre: laquelle ie vois
chercher plus volontiers, où elle est le plus esloingnee de mon voisinage)
ma maison a merité assez d’affection populaire: et seroit2
bien mal-aisé de me gourmander sur mon fumier. Et i’estime à vn
merueilleux chef d’œuure, et exemplaire, qu’elle soit encore vierge
de sang, et de sac, soubs vn si long orage, tant de changemens et
agitations voisines. Car à dire vray, il estoit possible à vn homme
de ma complexion, d’eschapper à vne forme constante, et continue,
telle qu’elle fust. Mais les inuasions et incursions contraires, et alternations
et vicissitudes de la fortune, au tour de moy, ont iusqu’à
cette heure plus exasperé qu’amolly l’humeur du pays: et me rechargent
de dangers, et difficultez inuincibles.   I’eschape. Mais il
me desplaist que ce soit plus par fortune: voire, et par ma prudence,3
que par iustice: et me desplaist d’estre hors la protection
des loix, et soubs autre sauuegarde que la leur. Comme les choses
sont, ie vis plus qu’à demy, de la faueur d’autruy: qui est vne rude
obligation. Ie ne veux debuoir ma seureté, ny à la bonté, et benignité
des grands, qui s’aggreent de ma legalité et liberté: ny à la
416 facilité des mœurs de mes predecesseurs, et miennes: car quoy si
i’estois autre? Si mes desportemens et la franchise de ma conuersation,
obligent mes voisins, ou la parenté: c’est cruauté qu’ils s’en
puissent acquitter, en me laissant viure, et qu’ils puissent dire:
Nous luy condonons la libre continuation du seruice diuin, en la
chapelle de sa maison, toutes les eglises d’autour, estants par nous
desertées: et luy condonons l’vsage de ses biens, et sa vie, comme
il conserue nos femmes, et nos bœufs au besoing. De longue main
chez moy, nous auons part à la louange de Lycurgus Athenien, qui
estoit general depositaire et gardien des bourses de ses concitoyens.1
Or ie tiens, qu’il faut viure par droict, et par auctorité, non par
recompense ny par grace. Combien de galans hommes ont mieux
aymé perdre la vie, que la deuoir? Ie fuis à me submettre à toute
sorte d’obligation. Mais sur tout, à celle qui m’attache, par deuoir
d’honneur. Ie ne trouue rien si cher, que ce qui m’est donné: et ce
pourquoy, ma volonté demeure hypothequee par tiltre de gratitude.
Et reçois plus volontiers les offices, qui sont à vendre. Ie
croy bien. Pour ceux-cy, ie ne donne que de l’argent: pour les autres,
ie me donne moy-mesme.   Le neud, qui me tient par la loy
d’honnesteté, me semble bien plus pressant et plus poisant, que2
n’est celuy de la contraincte ciuile. On me garotte plus doucement
par vn notaire, que par moy. N’est-ce pas raison, que ma conscience
soit beaucoup plus engagee, à ce, en quoy on s’est simplement fié
d’elle? Ailleurs, ma foy ne doit rien: car on ne luy a rien presté.
Qu’on s’ayde de la fiance et asseurance, qu’on a prise hors de moy.
I’aymeroy bien plus cher, rompre la prison d’vne muraille, et des
loix, que de ma parole. Ie suis delicat à l’obseruation de mes promesses,
iusques à la superstition: et les fay en tous subiects volontiers
incertaines et conditionnelles. A celles, qui sont de nul poids,
ie donne poids de la ialousie de ma regle: elle me gehenne et3
charge de son propre interest. Ouy, és entreprinses toutes miennes
et libres, si i’en dy le poinct, il me semble, que ie me les prescry:
et que, le donner à la science d’autruy, c’est le preordonner à soy.
418 Il me semble que ie le promets, quand ie le dy. Ainsi i’euente peu
mes propositions. La condemnation que ie fais de moy, est plus
vifue et roide, que n’est celle des iuges, qui ne me prennent que
par le visage de l’obligation commune: l’estreinte de ma conscience
plus serree, et plus seuere. Ie suy laschement les debuoirs ausquels
on m’entraineroit, si ie n’y allois. Hoc ipsum ita iustum est quod
rectè fit, si est voluntarium. Si l’action n’a quelque splendeur de liberté,
elle n’a point de grace, ny d’honneur.

Quod me ius cogit, vix voluntate impetrent.

Où la necessité me tire, i’ayme à lacher la volonté. Quia quicquid1
imperio cogitur, exigenti magis, quàm præstanti acceptum refertur.
I’en sçay qui suyuent cet air, iusques à l’iniustice: donnent plustost
qu’ils ne rendent, prestent plustost qu’ilz ne payent: font plus escharsement
bien à celuy, à qui ils en sont tenus. Ie ne vois pas là,
mais ie touche contre.   I’ayme tant à me descharger et desobliger,
que i’ay parfois compté à profit, les ingratitudes, offences, et indignitez,
que i’auois reçeu de ceux, à qui ou par nature, ou par accident,
i’auois quelque deuoir d’amitié: prenant cette occasion de
leur faute, pour autant d’acquit, et descharge de ma debte. Encore
que ie continue à leur payer les offices apparents, de la raison publique,2
ie trouue grande espargne pourtant à faire par iustice, ce
que ie faysoy par affection, et à me soulager vn peu, de l’attention
et sollicitude, de ma volonté au dedans. Est prudentis sustinere vt
cursum, sic impetum beneuolentiæ. Laquelle i’ay trop vrgente et
pressante, où ie m’addonne: aumoins pour vn homme, qui ne veut
estre aucunement en presse. Et me sert cette mesnagerie, de quelque
consolation, aux imperfections de ceux qui me touchent. Ie suis
bien desplaisant qu’ils en vaillent moins, mais tant y a, que i’en
espargne aussi quelque chose de mon application et engagement
enuers eux. I’approuue celuy qui ayme moins son enfant, d’autant3
qu’il est ou teigneux ou bossu. Et non seulement, quand il est malicieux;
mais aussi quand il est malheureux, et mal nay (Dieu mesme
en a rabbatu cela de son prix, et estimation naturelle) pourueu qu’il
se porte en ce refroidissement, auec moderation, et iustice exacte.
En moy, la proximité n’allege pas les deffauts, elle les aggraue
420 plustost.   Apres tout, selon que ie m’entends en la science du bien-faict
et de recognoissance, qui est vne subtile science et de grand
vsage, ie ne vois personne, plus libre et moins endebté, que ie suis
iusques à cette heure. Ce que ie doibs, ie le doibs simplement aux
obligations communes et naturelles. Il n’en est point, qui soit plus
nettement quitte d’ailleurs.

Nec sunt mihi nota potentum
Munera.

Les Princes me donnent prou, s’ils ne m’ostent rien: et me font
assez de bien, quand ils ne me font point de mal: c’est tout ce que1
i’en demande. O combien ie suis tenu à Dieu, de ce qu’il luy a pleu,
que i’aye reçeu immediatement de sa grace, tout ce que i’ay: qu’il
a retenu particulierement à soy toute ma debte! Combien ie supplie
instamment sa saincte misericorde, que iamais ie ne doiue vn
essentiel grammercy à personne! Bien heureuse franchise: qui m’a
conduit si loing. Qu’elle acheue. I’essaye à n’auoir expres besoing
de nul. In me omnis spes est mihi. C’est chose que chacun peut en
soy: mais plus facilement ceux, que Dieu a mis à l’abry des necessitez
naturelles et vrgentes. Il fait bien piteux, et hazardeux, despendre
d’vn autre. Nous mesmes qui est la plus iuste adresse, et la2
plus seure, ne nous sommes pas assez asseurez. Ie n’ay rien mien,
que moy; et si en est la possession en partie manque et empruntee.
Ie me cultiue et en courage, qui est le plus fort: et encores en fortune,
pour y trouuer dequoy me satisfaire, quand ailleurs tout m’abandonneroit.
Eleus Hippias ne se fournit pas seulement de science,
pour au giron des muses se pouuoir ioyeusement esquarter de toute
autre compagnie au besoing: ny seulement de la cognoissance de
la philosophie, pour apprendre à son ame de se contenter d’elle, et
se passer virilement des commoditez qui lui viennent du dehors,
quand le sort l’ordonne. Il fut si curieux, d’apprendre encore à3
faire sa cuisine, et son poil, ses robes, ses souliers, ses bragues,
pour se fonder en soy, autant qu’il pourroit, et soustraire au secours
estranger. On iouyt bien plus librement, et plus gayement,
des biens empruntez: quand ce n’est pas vne iouyssance obligee et
contrainte par le besoing: et qu’on a, et en sa volonté, et en sa
fortune, la force et les moyens de s’en passer. Ie me connoy bien.
Mais il m’est malaisé d’imaginer nulle si pure liberalité de personne
enuers moy, nulle hospitalité si franche et gratuite, qui ne me semblast
422 disgratiée, tyrannique, et teinte de reproche, si la necessité
m’y auoit encheuestré. Comme le donner est qualité ambitieuse, et
de prerogatiue, aussi est l’accepter qualité de summission. Tesmoin
l’iniurieux, et querelleux refus, que Baiazet feit des presents, que
Temir luy enuoyoit. Et ceux qu’on offrit de la part de l’Empereur
Solyman, à l’Empereur de Calicut, le mirent en si grand despit,
que non seulement il les refusa rudement: disant, que ny luy ny ses
predecesseurs n’auoient accoustumé de prendre: et que c’estoit leur
office de donner: mais en outre feit mettre en vn cul de fosse, les
ambassadeurs enuoyez à cet effect. Quand Thetis, dit Aristote, flatte1
Iuppiter: quand les Lacedemoniens flattent les Atheniens: ils ne
vont pas leur rafreschissant la memoire des biens, qu’ils leur ont
faits, qui est tousiours odieuse: mais la memoire des bien-faicts
qu’ils ont receuz d’eux. Ceux que ie voy si familierement employer
tout chacun et s’y engager: ne le feroient pas, s’ils sauouroient
comme moy la douceur d’vne pure liberté: et s’ils poisoient autant
que doit poiser à vn sage homme, l’engageure d’vne obligation. Elle
se paye à l’aduenture quelquefois: mais elle ne se dissout iamais.
Cruel garrotage, à qui ayme d’affranchir les coudees de sa liberté,
en tout sens. Mes cognoissants, et au dessus et au dessous de moy,2
sçauent, s’ils en ont iamais veu, de moins sollicitant, requerant,
suppliant, ny moins chargeant sur autruy. Si ie le suis, au delà de
tout exemple moderne, ce n’est pas grande merueille: tant de
pieces de mes mœurs y contribuants. Vn peu de fierté naturelle:
l’impatience du refus: contraction de mes desirs et desseins: inhabileté
à toute sorte d’affaires. Et mes qualitez plus fauories, l’oysiueté,
la franchise. Par tout cela, i’ay prins à haine mortelle, d’estre
tenu ny à autre, ny par autre que moy. I’employe bien viuement,
tout ce que ie puis, à m’en passer: auant que i’employe la beneficence
d’vn autre, en quelque, ou legere ou poisante occasion ou besoing3
que ce soit. Mes amis m’importunent estrangement, quand ils
me requierent, de requerir vn tiers. Et ne me semble guere moins
de coust, desengager celuy qui me doibt, vsant de luy: que m’engager
enuers celuy, qui ne me doibt rien. Cette condition ostee, et
cet’ autre, qu’ils ne vueillent de moy chose negotieuse et soucieuse (car
i’ay denoncé à tout soing guerre capitale) ie suis commodement facile
et prest au besoing de chacun. Mais i’ay encore plus fuy à receuoir,
424 que ie n’ay cherché à donner: aussi est il bien plus aysé
selon Aristote. Ma fortune m’a peu permis de bien faire à autruy:
et ce peu qu’elle m’en a permis, elle l’a assez maigrement logé. Si
elle m’eust faict naistre pour tenir quelque rang entre les hommes,
i’eusse esté ambitieux de me faire aymer: non de me faire craindre
ou admirer. L’exprimeray-ie plus insolamment? i’eusse autant
regardé, au plaire, qu’au prouffiter. Cyrus tres-sagement, et par la
bouche d’vn tres bon capitaine, et meilleur philosophe encores,
estime sa bonté et ses biens faicts, loing au delà de sa vaillance, et
belliqueuses conquestes. Et le premier Scipion, par tout où il se1
veut faire valoir, poise sa debonnaireté et humanité, au dessus de
sa hardiesse et de ses victoires: et a tousiours en la bouche ce glorieux
mot, Qu’il a laissé aux ennemys, autant à l’aymer, qu’aux
amys. Ie veux donc dire, que s’il faut ainsi debuoir quelque chose,
ce doibt estre à plus legitime tiltre, que celuy dequoy ie parle, auquel
la loy de cette miserable guerre m’engage: et non d’vn si gros
debte, comme celuy de ma totale conseruation: il m’accable.   Ie
me suis couché mille fois chez moy, imaginant qu’on me trahiroit
et assommeroit cette nuict là: composant auec la Fortune, que ce
fust sans effroy et sans langueur. Et me suis escrié apres mon2
patenostre,

Impius hæc tam culta noualia miles habebit?

Quel remede? c’est le lieu de ma naissance, et de la plus part de
mes ancestres: ils y ont mis leur affection et leur nom. Nous nous
durcissons à tout ce que nous accoustumons. Et à vne miserable
condition, comme est la nostre, ç’a esté vn tresfauorable present de
Nature, que l’accoustumance, qui endort nostre sentiment à la souffrance
de plusieurs maux. Les guerres ciuiles ont cela de pire que
les autres guerres, de nous mettre chacun en echauguette en sa
propre maison.3

Quàm miserum, porta vitam muróque tueri,
Vixque suæ tutum viribus esse domus!

C’est grande extremité, d’estre pressé iusques dans son mesnage, et
repos domestique. Le lieu où ie me tiens, est tousiours le premier
et le dernier, à la batterie de nos troubles: et où la paix n’a iamais
son visage entier,

Tum quoque cùm pax est, trepidant formidine belli.

Quoties pacem fortuna lacessit,
Hàc iter est bellis: melius, fortuna, dedisses
Orbe sub Eoo sedem, gelidàque sub Arcto,4
Errantésque domos.

Ie tire par fois, le moyen de me fermir contre ces considerations,
426 de la nonchalance et lascheté. Elles nous menent aussi aucunement
à la resolution. Il m’aduient souuent, d’imaginer auec quelque plaisir,
les dangers mortels, et les attendre. Ie me plonge la teste baissee,
stupidement dans la mort, sans la considerer et recognoistre,
comme dans vne profondeur muette et obscure, qui m’engloutit
d’vn saut, et m’estouffe en vn instant, d’vn puissant sommeil, plein
d’insipidité et indolence. Et en ces morts courtes et violentes, la
consequence que i’en preuoy, me donne plus de consolation, que
l’effait de crainte. Ils disent, comme la vie n’est pas la meilleure,
pour estre longue, que la mort est la meilleure, pour n’estre pas1
longue. Ie ne m’estrange pas tant de l’estre mort, comme i’entre en
confidence auec le mourir. Ie m’enueloppe et me tapis en cet orage,
qui me doit aueugler et rauir de furie, d’vne charge prompte et
insensible. Encore s’il aduenoit, comme disent aucuns iardiniers,
que les roses et violettes naissent plus odoriferantes pres des aulx
et des oignons, d’autant qu’ils sucçent et tirent à eux, ce qu’il y a
de mauuaise odeur en la terre: aussi que ces deprauées natures,
humassent tout le venin de mon air et du climat, et m’en rendissent
d’autant meilleur et plus pur, par leur voysinage: que ie ne
perdisse pas tout. Cela n’est pas: mais de cecy il en peut estre2
quelque chose, que la bonté est plus belle et plus attraiante quand
elle est rare, et que la contrarieté et diuersité, roidit et resserre en
soy le bien faire: et l’enflamme par la ialousie de l’opposition, et
par la gloire. Les voleurs de leur grace, ne m’en veulent pas particulierement.
Ne fay-ie pas moy à eux. Il m’en faudroit à trop de
gents. Pareilles consciences logent sous diuerses sortes de robes. Pareille
cruauté, desloyauté, volerie. Et d’autant pire, qu’elle est plus
lasche, plus seure, et plus obscure, sous l’ombre des loix. Ie hay
moins l’iniure professe que trahitresse; guerriere que pacifique et
iuridique. Nostre fieure est suruenuë en vn corps, qu’elle n’a de3
guere empiré. Le feu y estoit, la flamme s’y est prinse. Le bruit est
plus grand: le mal, de peu. Ie respons ordinairement, à ceux qui
me demandent raison de mes voyages: Que ie sçay bien ce que ie
fuis, mais non pas ce que ie cherche. Si on me dit, que parmy les
estrangers il y peut auoir aussi peu de santé, et que leurs mœurs
ne sont pas mieux nettes que les nostres: ie respons premierement,
qu’il est malaysé:

Tam multæ scelerum facies!

Secondement, c’est tousiours gain, de changer vn mauuais estat à
vn estat incertain. Et que les maux d’autruy ne nous doiuent pas4
poindre comme les nostres.   Ie ne veux pas oublier cecy, que ie
428 ne me mutine iamais tant contre la France, que ie ne regarde Paris
de bon œil. Elle a mon cœur des mon enfance. Et m’en est aduenu
comme des choses excellentes: plus i’ay veu dépuis d’autres
villes belles, plus la beauté de cette cy, peut, et gaigne sur mon
affection. Ie l’ayme par elle mesme, et plus en son estre seul, que
rechargee de pompe estrangere. Ie l’ayme tendrement, iusques à
ses verrues et à ses taches. Ie ne suis François, que par cette grande
cité: grande en peuples, grande en felicité de son assiette: mais
sur tout grande, et incomparable en varieté, et diuersité de commoditez:
la gloire de la France, et l’vn des plus nobles ornements du1
monde. Dieu en chasse loing nos diuisions: entiere et vnie, ie la
trouue deffendue de toute autre violence. Ie l’aduise, que de tous
les partis, le pire sera celuy qui la mettra en discorde. Et ne crains
pour elle, qu’elle mesme. Et crains pour elle, autant certes, que
pour autre piece de cet estat. Tant qu’elle durera, ie n’auray faute
de retraicte, où rendre mes abboys: suffisante à me faire perdre le
regret de tout’ autre retraicte.   Non par ce que Socrates l’a dict,
mais par ce qu’en verité c’est mon humeur, et à l’auanture non
sans quelque excez, i’estime tous les hommes mes compatriotes: et
embrasse vn Polonois comme vn François, postposant cette lyaison2
nationale, à l’vniuerselle et commune. Ie ne suis guere feru de la
douceur d’vn air naturel. Les cognoissances toutes neufues, et toutes
miennes, me semblent bien valoir ces autres communes et fortuites
cognoissances du voisinage. Les amitiez pures de nostre acquest,
emportent ordinairement, celles ausquelles la communication du
climat, ou du sang, nous ioignent. Nature nous a mis au monde libres
et desliez, nous nous emprisonnons en certains destroits:
comme les Roys de Perse qui s’obligeoient de ne boire iamais autre
eau, que celle du fleuue de Choaspez, renonçoyent par sottise, à
leur droict d’vsage en toutes les autres eaux: et assechoient pour3
leur regard, tout le reste du monde. Ce que Socrates feit sur sa fin,
d’estimer vne sentence d’exil pire, qu’vne sentence de mort contre
soy: ie ne seray, à mon aduis, iamais ny si cassé, ny si estroittement
habitué en mon païs, que ie le feisse. Ces vies celestes, ont
assez d’images, que i’embrasse par estimation plus que par affection.
Et en ont aussi, de si esleuees, et extraordinaires, que par
estimation mesme ie ne les puis embrasser, d’autant que ie ne les
430 puis conceuoir. Cette humeur fut bien tendre à vn homme, qui iugeoit
le monde sa ville. Il est vray, qu’il dedaignoit les peregrinations,
et n’auoit gueres mis le pied hors le territoire d’Attique.
Quoy, qu’il plaignoit l’argent de ses amis à desengager sa vie: et
qu’il refusa de sortir de prison par l’entremise d’autruy, pour ne
desobeïr aux loix en vn temps, qu’elles estoient d’ailleurs si fort
corrompuës? Ces exemples sont de la premiere espece, pour moy.
De la seconde, sont d’autres, que ie pourroy trouuer en ce mesme
personnage. Plusieurs de ces rares exemples surpassent la force de
mon action: mais aucuns surpassent encore la force de mon iugement.1
   Outre ces raisons, le voyager me semble vn exercice profitable.
L’ame y a vne continuelle exercitation, à remarquer des
choses incogneuës et nouuelles. Et ie ne sçache point meilleure escole,
comme i’ay dict souuent, à façonner la vie, que de luy proposer
incessamment la diuersité de tant d’autres vies, fantasies, et
vsances: et luy faire gouster vne si perpetuelle varieté de formes
de nostre nature. Le corps n’y est ny oisif ny trauaillé: et cette
moderee agitation le met en haleine. Ie me tien à cheual sans demonter,
tout choliqueux que ie suis, et sans m’y ennuyer, huict et
dix heures,2

Vires vltra sortémque senectæ.

Nulle saison m’est ennemye, que le chaut aspre d’vn soleil poignant.
Car les ombrelles, dequoy dépuis les anciens Romains l’Italie
se sert, chargent plus les bras, qu’ils ne deschargent la teste. Ie
voudroy sçauoir quelle industrie c’estoit aux Perses, si anciennement,
et en la naissance de la luxure, de se faire du vent frais, et
des ombrages à leur poste, comme dict Xenophon. I’ayme les pluyes
et les crotes comme les cannes. La mutation d’air et de climat ne
me touche point. Tout ciel m’est vn. Ie ne suis battu que des alterations
internes, que ie produicts en moy, et celles là m’arriuent3
moins en voyageant. Ie suis mal-aisé à esbranler: mais estant
auoyé, ie vay tant qu’on veut. I’estriue autant aux petites entreprises,
qu’aux grandes: et à m’equiper pour faire vne iournée, et visiter
vn voisin, que pour vn iuste voyage. I’ay apris à faire mes
iournees à l’Espagnole, d’vne traicte: grandes et raisonnables
432 iournees. Et aux extremes chaleurs, les passe de nuict, du soleil
couchant iusques au leuant. L’autre façon de repaistre en chemin,
en tumulte et haste, pour la disnee, nommément aux cours iours,
est incommode. Mes cheuaux en valent mieux. Iamais cheual ne
m’a failly, qui a sceu faire auec moy la premiere iournee. Ie les
abreuue par tout: et regarde seulement qu’ils ayent assez de chemin
de reste, pour battre leur eau. La paresse à me leuer, donne
loisir à ceux qui me suyuent, de disner à leur aise, auant partir.
Pour moy, ie ne mange iamais trop tard: l’appetit me vient en
mangeant, et point autrement: ie n’ay point de faim qu’à table.1
Aucuns se plaignent dequoy ie me suis agreé à continuer cet
exercice, marié, et vieil. Ils ont tort. Il est mieux temps d’abandonner
sa maison, quand on l’a mise en train de continuer sans
nous: quand on y a laissé de l’ordre qui ne demente point sa forme
passee. C’est bien plus d’imprudence, de s’esloingner, laissant en sa
maison vne garde moins fidele, et qui ait moins de soing de pouruoir
à vostre besoing.   La plus vtile et honnorable science et
occupation à vne mere de famille, c’est la science du mesnage. I’en
vois quelqu’vne auare; de mesnagere, fort peu. C’est sa maistresse
qualité, et qu’on doibt chercher, auant toute autre: comme le seul2
douaire qui sert à ruyner ou sauuer nos maisons. Qu’on ne m’en
parle pas; selon que l’experience m’en a apprins, ie requiers d’vne
femme mariee, au dessus de toute autre vertu, la vertu œconomique.
Ie l’en mets au propre, luy laissant par mon absence tout le
gouuernement en main. Ie vois auec despit en plusieurs mesnages,
monsieur reuenir maussade et tout marmiteux du tracas des
affaires, enuiron midy, que madame est encore apres à se coiffer
et attiffer, en son cabinet. C’est à faire aux Roynes: encores ne
sçay-ie. Il est ridicule et iniuste, que l’oysiueté de nos femmes, soit
entretenuë de nostre sueur et trauail. Il n’aduiendra, que ie puisse,3
à personne, d’auoir l’vsage de ses biens plus liquide que moy, plus
quiete et plus quitte. Si le mary fournit de matiere, Nature mesme
veut qu’elles fournissent de forme.   Quant aux deuoirs de l’amitié
maritale, qu’on pense estre interessez par cette absence: ie ne le
crois pas. Au rebours, c’est vne intelligence, qui se refroidit volontiers
434 par vne trop continuelle assistance, et que l’assiduité blesse.
Toute femme estrangere nous semble honneste femme. Et chacun
sent par experience, que la continuation de se voir, ne peut representer
le plaisir que lon sent à se desprendre, et reprendre à secousses.
Ces interruptions me remplissent d’vne amour recente
enuers les miens, et me redonnent l’vsage de ma maison plus
doux: la vicissitude eschaufe mon appetit, vers l’vn, puis vers
l’autre party. Ie sçay que l’amitié a les bras assez longs, pour se
tenir et se ioindre, d’vn coin de monde à l’autre: et specialement
cette cy, où il y a vne continuelle communication d’offices, qui en1
reueillent l’obligation et la souuenance. Les Stoïciens disent bien,
qu’il y a si grande colligance et relation entre les sages, que celuy
qui disne en France, repaist son compagnon en Ægypte; et qui
estend seulement son doigt, où que ce soit, tous les sages qui sont
sur la terre habitable, en sentent ayde. La iouyssance, et la possession,
appartiennent principalement à l’imagination. Elle embrasse
plus chaudement et plus continuellement ce qu’elle va querir, que
ce que nous touchons. Comptez voz amusements iournaliers; vous
trouuerez que vous estes lors plus absent de vostre amy, quand il
vous est present. Son assistance relasche vostre attention, et donne2
liberté à vostre pensee, de s’absenter à toute heure, pour toute occasion.
De Rome en hors, ie tiens et regente ma maison, et les
commoditez que i’y ay laissé: ie voy croistre mes murailles, mes
arbres, et mes rentes, et descroistre à deux doigts pres, comme
quand i’y suis,

Ante oculos errat domus, errat forma locorum.

Si nous ne iouyssons que ce que nous touchons, adieu noz escus
quand ils sont en noz coffres, et noz enfans s’ils sont à la chasse.
Nous les voulons plus pres. Au iardin est-ce loing? A vne demy
iournee? Quoy, à dix lieuës est-ce loing, ou pres? Si c’est pres:3
quoy onze, douze, treze? et ainsi pas à pas. Vrayment celle qui
sçaura prescripre à son mary, le quantiesme pas finit le pres, et le
quantiesme pas donne commencement au loing, ie suis d’aduis
qu’elle l’arreste entre-deux.

Excludat iurgia finis.
Vtor permisso, caudæque pilos vt equinæ
Paulatim vello: et demo vnum, demo etiam vnum,
Dum cadat elusus ratione ruentis acerui.

Et qu’elles appellent hardiment la philosophie à leur secours. A qui
quelqu’vn pourroit reprocher, puis qu’elle ne voit ny l’un ny l’autre4
bout de la iointure, entre le trop et le peu, le long et le court, le
leger et le poisant, le pres et le loing: puis qu’elle n’en recognoist
le commencement ny la fin, qu’elle iuge bien incertainement du
436 milieu. Rerum natura nullam nobis dedit cognitionem finium. Sont-elles
pas encore femmes et amies des trespassez; qui ne sont pas
au bout de cettuy-cy, mais en l’autre monde? Nous embrassons et
ceux qui ont esté, et ceux qui ne sont point encore, non que les
absens. Nous n’auons pas faict marché, en nous mariant, de nous
tenir continuellement accouez, l’vn à l’autre, comme ie ne sçay
quels petits animaux que nous voyons, ou comme les ensorcelez de
Karenty, d’vne maniere chiennine. Et ne doibt vne femme auoir les
yeux si gourmandement fichez sur le deuant de son mary, qu’elle
n’en puisse veoir le derriere, où besoing est. Mais ce mot de ce1
peintre si excellent, de leurs humeurs, seroit-il point de mise en ce
lieu, pour representer la cause de leurs plaintes?

Vxor, si cesses, aut te amare cogitat,
Aut tete amari, aut potare, aut animo obsequi,
Et tibi bene esse soli, cùm sibi sit malè.

Ou bien seroit-ce pas, que de soy l’opposition et contradiction les
entretient et nourrit: et qu’elles s’accommodent assez, pourueu
qu’elles vous incommodent?   En la vraye amitié, de laquelle ie
suis expert, ie me donne à mon amy, plus que ie ne le tire à moy.
Ie n’ayme pas seulement mieux, luy faire bien, que s’il m’en faisoit:2
mais encore qu’il s’en face, qu’à moy: il m’en faict lors le
plus, quand il s’en faict. Et si l’absence luy est ou plaisante ou
vtile, elle m’est bien plus douce que sa presence: et ce n’est pas
proprement absence, quand il y a moyen de s’entr’aduertir. I’ay tiré
autrefois vsage de nostre esloingnement et commodité. Nous remplissions
mieux, et estandions, la possession de la vie, en nous separant:
il viuoit, il iouyssoit, il voyoit pour moy, et moy pour luy,
autant plainement que s’il y eust esté: l’vne partie demeuroit
oisiue, quand nous estions ensemble: nous nous confondions.
La separation du lieu rendoit la conionction de noz volontez plus riche.3
Cette faim insatiable de la presence corporelle, accuse vn peu
la foiblesse en la iouissance des ames.   Quant à la vieillesse,
qu’on m’allegue; au rebours: c’est à la ieunesse à s’asseruir aux
opinions communes, et se contraindre pour autruy. Elle peut fournir
à tous les deux, au peuple et à soy: nous n’auons que trop à
faire, à nous seuls. A mesure que les commoditez naturelles nous
faillent, soustenons nous par les artificielles. C’est iniustice, d’excuser
la ieunesse de suyure ses plaisirs, et deffendre à la vieillesse
d’en chercher. Ieune, ie couurois mes passions eniouees, de prudence:
438 vieil, ie demesle les tristes, de débauche. Si prohibent les
loix Platoniques, de peregriner auant quarante ans, ou cinquante:
pour rendre la peregrination plus vtile et instructiue. Ie consentiroy
plus volontiers, à cet autre second article, des mesmes loix,
qui l’interdit, apres soixante. Mais en tel aage, vous ne reuiendrez
iamais d’vn si long chemin. Que m’en chaut-il? ie ne l’entreprens,
ny pour en reuenir, ny pour le parfaire. I’entreprens seulement de
me branler, pendant que le branle me plaist, et me proumeine pour
me proumener. Ceux qui courent vn benefice, ou vn lieure, ne
courent pas. Ceux là courent, qui courent aux barres, et pour exercer1
leur course. Mon dessein est diuisible par tout, il n’est pas
fondé en grandes esperances: chasque iournee en faict le bout. Et
le voyage de ma vie se conduict de mesme. I’ay veu pourtant assez
de lieux esloingnez, où i’eusse desiré qu’on m’eust arresté. Pourquoy
non, si Chrysippus, Cleanthes, Diogenes, Zenon, Antipater,
tant d’hommes sages, de la secte plus renfroingnée, abandonnerent
bien leur pays, sans aucune occasion de s’en plaindre: et seulement
pour la iouissance d’vn autre air? Certes le plus grand desplaisir
de mes peregrinations, c’est que ie n’y puisse apporter cette
resolution, d’establir ma demeure où ie me plairoy. Et qu’il me2
faille tousiours proposer de reuenir, pour m’accommoder aux humeurs
communes.   Si ie craingnois de mourir en autre lieu, que
celuy de ma naissance: si ie pensois mourir moins à mon aise, esloingné
des miens: à peine sortiroy-ie hors de France, ie ne sortirois
pas sans effroy hors de ma parroisse. Ie sens la mort qui me
pince continuellement la gorge, ou les reins. Mais ie suis autrement
faict: elle m’est vne par tout. Si toutesfois i’auois à choisir: ce seroit,
ce croy-ie, plustost à cheual, que dans vn lict: hors de ma
maison, et loing des miens. Il y a plus de creuecœur que de consolation,
à prendre congé de ses amis. I’oublie volontiers ce deuoir3
de nostre entregent. Car des offices de l’amitié, celuy-là est le seul
desplaisant: et oublierois ainsi volontiers à dire ce grand et eternel
adieu. S’il se tire quelque commodité de cette assistance, il s’en
tire cent incommoditez. I’ay veu plusieurs mourans bien piteusement,
assiegez de tout ce train: cette presse les estouffe. C’est contre
le deuoir, et est tesmoignage de peu d’affection, et de peu de
soing, de vous laisser mourir en repos. L’vn tourmente vos yeux,
l’autre vos oreilles, l’autre la bouche: il n’y a sens, ny membre,
qu’on ne vous fracasse. Le cœur vous serre de pitié, d’ouïr les
plaintes des amis; et de despit à l’aduanture, d’ouïr d’autres plaintes,4
440 feintes et masquées. Qui a tousiours eu le goust tendre, affoibly,
il l’a encore plus. Il luy faut en vne si grande necessité, vne
main douce, et accommodée à son sentiment pour le grater iustement
où il luy cuit. Ou qu’on ne le grate point du tout. Si nous
auons besoing de sage femme, à nous mettre au monde: nous
auons bien besoing d’vn homme encore plus sage, à nous en sortir.
Tel, et amy, le faudroit-il acheter bien cherement, pour le seruice
d’vne telle occasion. Ie ne suis point arriué à cette vigueur desdaigneuse,
qui se fortifie en soy-mesme, que rien n’aide, ny ne trouble;
ie suis d’vn poinct plus bas. Ie cherche à coniller, et à me desrober1
de ce passage: non par crainte, mais par art. Ce n’est pas
mon aduis, de faire en cette action, preuue ou montre de ma constance.
Pour qui? Lors cessera tout le droict et l’interest, que i’ay à
la reputation. Ie me contente d’vne mort recueillie en soy, quiete,
et solitaire, toute mienne, conuenable à ma vie retirée et priuée.
Au rebours de la superstition Romaine, où on estimoit malheureux,
celuy qui mouroit sans parler: et qui n’auoit ses plus proches à
luy clorre les yeux. I’ay assez affaire à me consoler, sans auoir à
consoler autruy; assez de pensées en la teste, sans que les circonstances
m’en apportent de nouuelles: et assez de matiere à m’entretenir,2
sans l’emprunter. Cette partie n’est pas du rolle de la societé:
c’est l’acte à vn seul personnage. Viuons et rions entre les
nostres, allons mourir et rechigner entre les inconnuz. On trouue
en payant, qui vous tourne la teste, et qui vous frotte les pieds:
qui ne vous presse qu’autant que vous voulez, vous presentant vn
visage indifferent, vous laissant vous gouuerner, et plaindre à vostre
mode.   Ie me deffais tous les iours par discours, de cette humeur
puerile et inhumaine, qui faict que nous desirons d’esmouuoir
par nos maux, la compassion et le dueil en nos amis. Nous
faisons valoir nos inconueniens outre leur mesure, pour attirer3
leurs larmes. Et la fermeté que nous louons en chacun, à soustenir
sa mauuaise fortune, nous l’accusons et reprochons à nos proches,
quand c’est en la nostre. Nous ne nous contentons pas qu’ils se
ressentent de nos maux, si encores ils ne s’en affligent. Il faut estendre
la ioye, mais retrancher autant qu’on peut la tristesse. Qui
se faict plaindre sans raison, est homme pour n’estre pas plaint,
quand la raison y sera. C’est pour n’estre iamais plaint, que se
plaindre tousiours, faisant si souuent le piteux, qu’on ne soit pitoyable
442 à personne. Qui se faict mort viuant, est subiect d’estre
tenu pour vif mourant. I’en ay veu prendre la cheure, de ce qu’on
leur trouuoit le visage frais, et le pouls posé: contraindre leur ris,
par ce qu’il trahissoit leur guairison: et haïr la santé, de ce
qu’elle n’estoit pas regrettable. Qui bien plus est, ce n’estoyent pas
femmes. Ie represente mes maladies, pour le plus, telles qu’elles
sont, et euite les paroles de mauuais prognostique, et les exclamations
composées. Sinon l’allegresse, aumoins la contenance rassise
des assistans, est propre, pres d’vn sage malade. Pour se voir en
vn estat contraire, il n’entre point en querelle auec la santé. Il luy1
plaist de la contempler en autruy, forte et entiere; et en iouyr au
moins par compagnie. Pour se sentir fondre contre-bas, il ne
reiecte pas du tout les pensées de la vie, ny ne fuit les entretiens
communs. Ie veux estudier la maladie quand ie suis sain: quand
elle y est, elle faict son impression assez réele, sans que mon imagination
l’aide. Nous nous preparons auant la main, aux voyages
que nous entreprenons, et y sommes resolus: l’heure qu’il nous
faut monter à cheual, nous la donnons à l’assistance, et en sa faueur,
l’estendons.   Ie sens ce proffit inesperé de la publication de
mes mœurs, qu’elle me sert aucunement de regle. Il me vient par2
fois quelque consideration de ne trahir l’histoire de ma vie. Cette
publique declaration, m’oblige de me tenir en ma route; et à ne
desmentir l’image de mes conditions: communément moins desfigurées
et contredictes, que ne porte la malignité, et maladie des
iugemens d’auiourd’huy. L’vniformité et simplesse de mes mœurs,
produict bien vn visage d’aisée interpretation, mais parce que la
façon en est vn peu nouuelle, et hors d’vsage, elle donne trop beau
ieu à la mesdisance. Si est-il vray, qu’à qui me veut loyallement
iniurier, il me semble fournir bien suffisamment, où mordre, en
mes imperfections aduoüées, et cogneuës: et dequoy s’y saouler,3
sans s’escarmoucher au vent. Si pour en preoccuper moy-mesme
l’accusation, et la descouuerte, il luy semble que ie luy esdente sa
morsure, c’est raison qu’il prenne son droict, vers l’amplification
et extention. L’offence a ses droicts outre la iustice. Et que les
vices dequoy ie luy montre des racines chez moy, il les grossisse
en arbres. Qu’il y employe non seulement ceux qui me possedent,
444 mais ceux aussi qui ne font que me menasser. Iniurieux vices, et
en qualité, et en nombre. Qu’il me batte par là. I’embrasseroy volontiers
l’exemple du philosophe Dion. Antigonus le vouloit piquer
sur le subiet de son origine. Il luy coupa broche: Ie suis, dit-il,
fils d’vn serf, boucher, stigmatizé, et d’vne putain, que mon pere
espousa par la bassesse de sa fortune. Tous deux furent punis pour
quelque mesfaict. Vn orateur m’achetta enfant, me trouuant beau
et aduenant: et m’a laissé mourant tous ses biens; lesquels ayant
transporté en cette ville d’Athenes, ie me suis addonné à la philosophie.
Que les historiens ne s’empeschent à chercher nouuelles1
de moy: ie leur en diray ce qui en est. La confession genereuse et
libre, enerue le reproche, et desarme l’iniure. Tant y a que tout
conté, il me semble qu’aussi souuent on me loüe, qu’on me desprise
outre la raison. Comme il me semble aussi que dés mon enfance,
en rang et degré d’honneur, on m’a donné lieu, plustost au
dessus, qu’au dessoubs de ce qui m’appartient. Ie me trouueroy
mieux en païs, auquel ces ordres fussent ou reglez ou mesprisez.
Entre les masles dépuis que l’altercation de la prerogatiue au marcher
ou à se seoir, passe trois repliques, elle est inciuile. Ie ne
crain point de ceder ou proceder iniquement, pour fuir à vne si2
importune contestation. Et iamais homme n’a eu enuie de ma presseance,
à qui ie ne l’aye quittée.   Outre ce profit, que ie tire d’escrire
de moy, i’en ay esperé cet autre, que s’il aduenoit que mes
humeurs pleussent, et accordassent à quelque honneste homme,
auant mon trespas, il rechercheroit de nous ioindre. Ie luy ay
donné beaucoup de païs gaigné: car tout ce qu’vne longue cognoissance
et familiarité, luy pourroit auoir acquis en plusieurs années,
il l’a veu en trois iours dans ce registre, et plus seurement
et exactement. Plaisante fantasie: plusieurs choses, que ie ne voudroy
dire au particulier, ie les dis au public. Et sur mes plus secretes3
sciences ou pensées, renuoye à vne boutique de libraire, mes
amis plus feaux:

Excutienda damus præcordia.

Si à si bonnes enseignes, i’eusse sceu quelqu’vn qui m’eust esté
propre, certes ie l’eusse esté trouuer bien loing. Car la douceur
d’vne sortable et aggreable compagnie, ne se peut assez acheter à
mon gré. Eh qu’est-ce qu’vn amy! Combien est vraye cette ancienne
sentence, que l’vsage en est plus necessaire, et plus doux, que des
elemens de l’eau et du feu!   Pour reuenir à mon conte. Il n’y a
446 donc pas beaucoup de mal de mourir loing, et à part. Si estimons
nous à deuoir de nous retirer pour des actions naturelles, moins
disgratiées que cette-cy, et moins hideuses. Mais encore ceux qui
en viennent là, de trainer languissans vn long espace de vie, ne
deuroient à l’aduanture souhaiter, d’empescher de leur misere vne
grande famille. Pourtant les Indois en certaine prouince, estimoient
iuste de tuer celuy, qui seroit tombé en telle necessité. En
vne autre de leurs prouinces, ils l’abandonnoient seul à se sauuer,
comme il pourroit. A qui ne se rendent-ils en fin ennuyeux et insupportables?
les offices communs n’en vont point iusques là. Vous1
apprenez la cruauté par force, à vos meilleurs amis: durcissant et
femme et enfans, par long vsage, à ne sentir et plaindre plus vos
maux. Les souspirs de ma cholique, n’apportent plus d’esmoy à
personne. Et quand nous tirerions quelque plaisir de leur conuersation
(ce qui n’aduient pas tousiours, pour la disparité des conditions,
qui produict aisément mespris ou enuie, enuers qui que ce
soit) n’est-ce pas trop, d’en abuser tout vn aage? Plus ie les verrois
se contraindre de bon cœur pour moy, plus ie plaindrois leur
peine. Nous auons loy de nous appuyer, non pas de nous coucher
si lourdement sur autruy: et nous estayer en leur ruyne. Comme2
celuy qui faisoit esgorger des petits enfans, pour se seruir de leur
sang, à guarir vne sienne maladie. Ou cet autre, à qui on fournissoit
des ieunes tendrons, à couuer la nuict ses vieux membres: et
mesler la douceur de leur haleine, à la sienne aigre et poisante. La
decrepitude est qualité solitaire. Ie suis sociable iusques à l’excez.
Si me semble-il raisonnable, que meshuy ie soustraye de la veuë
du monde, mon importunité, et la couue moy seul. Que ie m’appile
et me recueille en ma coque, comme les tortuës: i’apprenne à
veoir les hommes, sans m’y tenir. Ie leur ferois outrage en vn pas
si pendant. Il est temps de tourner le dos à la compagnie.   Mais3
en ces voyages vous serez arresté miserablement en vn caignart, où
tout vous manquera. La plus-part des choses necessaires, ie les
porte quant et moy. Et puis, nous ne sçaurions euiter la Fortune,
si elle entreprend de nous courre sus. Il ne me faut rien d’extraordinaire,
quand ie suis malade. Ce que Nature ne peut en moy, ie ne
veux pas qu’vn bolus le face. Tout au commencement de mes fiéures,
448 et des maladies qui m’atterrent; entier encores, et voisin de
la santé, ie me reconcilie à Dieu, par les derniers offices Chrestiens.
Et m’en trouue plus libre, et deschargé; me semblant en
auoir d’autant meilleure raison de la maladie. De notaire et de
conseil, il m’en faut moins que de medecins. Ce que ie n’auray
estably de mes affaires tout sain, qu’on ne s’attende point que ie le
face malade. Ce que ie veux faire pour le seruice de la mort, est
tousiours faict. Ie n’oserois le dislayer d’vn seul iour. Et s’il n’y a
rien de faict, c’est à dire, ou que le doubte m’en aura retardé le
choix: car par fois, c’est bien choisir de ne choisir pas: ou que1
tout à faict, ie n’auray rien voulu faire.   I’escris mon liure à peu
d’hommes, et à peu d’années. Si ç’eust esté vne matiere de durée,
il l’eust fallu commettre à vn langage plus ferme. Selon la variation
continuelle, qui a suiuy le nostre iusques à cette heure, qui
peut esperer que sa forme presente soit en vsage, d’icy à cinquante
ans? Il escoule touts les iours de nos mains: et depuis que ie vis,
s’est alteré de moitié. Nous disons, qu’il est à cette heure parfaict.
Autant en dict du sien, chasque siecle. Ie n’ay garde de l’en tenir
là tant qu’il fuira, et s’ira difformant comme il faict. C’est aux bons
et vtiles escrits, de le clouer à eux, et ira son credit, selon la fortune2
de nostre estat. Pourtant ne crains-ie point d’y inserer plusieurs
articles priuez, qui consument leur vsage entre les hommes
qui viuent auiourd’huy: et qui touchent la particuliere science
d’aucuns, qui y verront plus auant, que de la commune intelligence.
Ie ne veux pas, apres tout, comme ie vois souuent agiter la
memoire des trespassez, qu’on aille debattant: Il iugeoit, il viuoit
ainsin: il vouloit cecy: s’il eust parlé sur sa fin il eust dict, il eust
donné; ie le cognoissois mieux que tout autre. Or autant que la
bien-seance me le permet, ie fais icy sentir mes inclinations et
affections. Mais plus librement, et plus volontiers, le fais-ie de bouche,3
à quiconque desire en estre informé. Tant y a, qu’en ces memoires,
si on y regarde, on trouuera que i’ay tout dit, ou tout
designé. Ce que ie ne puis exprimer, ie le montre au doigt.

Verum animo satis hæc vestigia parua sagaci
Sunt, per quæ possis cognoscere cætera tute.

Ie ne laisse rien à desirer, et deuiner de moy. Si on doit s’en entretenir,
ie veux que ce soit veritablement et iustement. Ie reuiundrois
volontiers de l’autre monde, pour démentir celuy, qui me
450 formeroit autre que ie n’estois, fust-ce pour m’honorer. Des viuans
mesme, ie sens qu’on parle tousiours autrement qu’ils ne sont. Et
si à toute force, ie n’eusse maintenu vn amy que i’ay perdu, on me
l’eust deschiré en mille contraires visages.   Pour acheuer de dire
mes foibles humeurs: i’aduouë, qu’en voyageant, ie n’arriue guere
en logis, où il ne me passe par la fantasie, si i’y pourray estre, et
malade, et mourant à mon aise. Ie veux estre logé en lieu, qui me
soit bien particulier, sans bruict, non maussade, ou fumeux, ou
estouffé. Ie cherche à flatter la mort, par ces friuoles circonstances.
Ou pour mieux dire, à me descharger de tout autre empeschement:1
afin que ie n’aye qu’à m’attendre à elle, qui me poisera volontiers
assez, sans autre recharge. Ie veux qu’elle ait sa part à l’aisance et
commodité de ma vie. C’en est vn grand lopin, et d’importance, et
espere meshuy qu’il ne dementira pas le passé. La mort a des formes
plus aisées les vnes que les autres, et prend diuerses qualitez
selon la fantasie de chacun. Entre les naturelles, celle qui vient
d’affoiblissement et appesantissement, me semble molle et douce.
Entre les violentes, i’imagine plus mal-aisément vn precipice,
qu’vne ruïne qui m’accable: et vn coup trenchant d’vne espée,
qu’vne harquebusade: et eusse plustost beu le breuuage de Socrates,2
que de me fraper, comme Caton. Et quoy que ce soit vn, si
sent mon imagination difference, comme de la mort à la vie, à me
ietter dans vne fournaise ardente, ou dans le canal d’vne platte
riuiere. Tant sottement nostre crainte regarde plus au moyen qu’à
l’effect. Ce n’est qu’vn instant; mais il est de tel poix, que ie donneroy
volontiers plusieurs iours de ma vie, pour le passer à ma
mode. Puisque la fantasie d’vn chacun trouue du plus et du moins,
en son aigreur: puisque chacun a quelque choix entre les formes
de mourir, essayons vn peu plus auant d’en trouuer quelqu’vne
deschargée de tout desplaisir. Pourroit on pas la rendre encore3
voluptueuse, comme les commourans d’Antonius et de Cleopatra?
Ie laisse à part les efforts que la philosophie, et la religion produisent,
aspres et exemplaires. Mais entre les hommes de peu, il s’en
est trouué, comme vn Petronius, et vn Tigillinus à Rome, engagez à
se donner la mort, qui l’ont comme endormie par la mollesse de
leurs apprests. Ils l’ont faicte couler et glisser parmy la lascheté
452 de leurs passetemps accoustumez. Entre des garses et bons compagnons;
nul propos de consolation, nulle mention de testament,
nulle affectation ambitieuse de constance, nul discours de leur
condition future: parmy les ieux, les festins, facecies, entretiens
communs et populaires, et la musique, et des vers amoureux. Ne
sçaurions nous imiter cette resolution en plus honneste contenance?
Puis qu’il y a des morts bonnes aux fols, bonnes aux sages: trouuons-en
qui soient bonnes à ceux d’entre deux. Mon imagination
m’en presente quelque visage facile, et, puis qu’il faut mourir, desirable.
Les tyrans Romains pensoient donner la vie au criminel, à1
qui ils donnoient le choix de sa mort. Mais Theophraste philosophe
si delicat, si modeste, si sage, a-il pas esté forcé par la raison,
d’oser dire ce vers latinisé par Ciceron:

Vitam regit fortuna, non sapientia.

La fortune aide à la facilité du marché de ma vie: l’ayant logée en
tel poinct, qu’elle ne faict meshuy ny besoing aux miens, ny empeschement.
C’est vne condition que i’eusse acceptée en toutes les
saisons de mon aage: mais en cette occasion, de trousser mes bribes,
et de plier bagage, ie prens plus particulierement plaisir à ne
leur apporter ny plaisir ny deplaisir, en mourant. Elle a, d’vne artiste2
compensation, faict, que ceux qui peuuent pretendre quelque
materiel fruict de ma mort, en reçoiuent d’ailleurs, coniointement,
vne materielle perte. La mort s’appesantit souuent en nous, de ce
qu’elle poise aux autres: et nous interesse de leur interest, quasi
autant que du nostre: et plus et tout par fois.   En cette commodité
de logis que ie cherche, ie n’y mesle pas la pompe et l’amplitude:
ie la hay plustost: mais certaine proprieté simple, qui se
rencontre plus souuent aux lieux où il y a moins d’art, et que Nature
honore de quelque grace toute sienne. Non ampliter sed munditer
conuiuium. Plus salis quàm sumptus. Et puis, c’est à faire à3
ceux que les affaires entrainent en plain hyuer, par les Grisons,
d’estre surpris en chemin en cette extremité. Moy qui le plus souuent
voyage pour mon plaisir, ne me guide pas si mal. S’il faict
laid à droicte, ie prens à gauche: si ie me trouue mal propre à
monter à cheual, ie m’arreste. Et faisant ainsi, ie ne vois à la verité
rien, qui ne soit aussi plaisant et commode que ma maison. Il
est vray que ie trouue la superfluité tousiours superfluë: et remarque
de l’empeschement en la delicatesse mesme et en l’abondance.
Ay-ie laissé quelque chose à voir derriere moy, i’y retourne:
c’est tousiours mon chemin. Ie ne trace aucune ligne certaine, ny4
454 droicte ny courbe. Ne trouue-ie point où ie vay, ce qu’on m’auoit
dict? comme il aduient souuent que les iugemens d’autruy ne s’accordent
pas aux miens, et les ay trouuez le plus souuent faux: ie
ne plains pas ma peine: i’ay apris que ce qu’on disoit n’y est point.
I’ay la complexion du corps libre, et le goust commun, autant
qu’homme du monde. La diuersité des façons d’vne nation à autre,
ne me touche que par le plaisir de la varieté. Chaque vsage a sa
raison. Soyent des assietes d’estain, de bois, de terre: bouilly ou
rosty; beurre, ou huyle, de noix ou d’oliue, chaut ou froit, tout
m’est vn. Et si vn, que vieillissant, i’accuse cette genereuse faculté:1
et auroy besoin que la delicatesse et le choix, arrestast l’indiscretion
de mon appetit, et par fois soulageast mon estomach. Quand
i’ay esté ailleurs qu’en France: et que, pour me faire courtoisie,
on m’a demandé, si ie vouloy estre serui à la Françoise, ie m’en
suis mocqué, et me suis tousiours ietté aux tables les plus espesses
d’estrangers. I’ay honte de voir nos hommes, enyurez de cette sotte
humeur, de s’effaroucher des formes contraires aux leurs. Il leur
semble estre hors de leur element, quand ils sont hors de leur
village. Où qu’ils aillent, ils se tiennent à leurs façons, et abominent
les estrangeres. Retrouuent ils vn compatriote en Hongrie, ils2
festoient cette auanture: les voyla à se r’alier; et à se recoudre
ensemble; à condamner tant de mœurs barbares qu’ils voyent.
Pourquoy non barbares, puis qu’elles ne sont Françoises? Encore
sont ce les plus habilles, qui les ont recognuës, pour en mesdire.
La pluspart ne prennent l’aller que pour le venir. Ils voyagent couuerts
et resserrez, d’vne prudence taciturne et incommunicable, se
defendans de la contagion d’vn air incogneu. Ce que ie dis de ceux
là, me ramentoit en chose semblable, ce que i’ay par fois apperçeu
en aucuns de noz ieunes courtisans. Ils ne tiennent qu’aux hommes
de leur sorte: nous regardent comme gens de l’autre monde, auec3
desdain, ou pitié. Ostez leur les entretiens des mysteres de la
cour, ils sont hors de leur gibier. Aussi neufs pour nous et malhabiles,
comme nous sommes à eux. On dict bien vray, qu’vn honneste
homme, c’est vn homme meslé. Au rebours, ie peregrine
tressaoul de nos façons: non pour chercher des Gascons en Sicile,
i’en ay assez laissé au logis: ie cherche des Grecs plustost, et des
456 Persans: i’accointe ceux-la, ie les considere: c’est là où ie me
preste, et où ie m’employe. Et qui plus est, il me semble, que ie
n’ay rencontré guere de manieres, qui ne vaillent les nostres. Ie
couche de peu: car à peine ay-ie perdu mes giroüettes de veuë. Au
demeurant, la plus-part des compaignies fortuites que vous rencontrez
en chemin, ont plus d’incommodité que de plaisir: ie ne m’y
attache point, moins asteure, que la vieillesse me particularise et
sequestre aucunement, des formes communes. Vous souffrez pour
autruy, ou autruy pour vous. L’vn et l’autre inconuenient est poisant,
mais le dernier me semble encore plus rude.   C’est vne1
rare fortune, mais de soulagement inestimable, d’auoir vn honneste
homme, d’entendement ferme, et de mœurs conformes aux vostres,
qui aime à vous suiure. I’en ay eu faute extreme, en tous mes
voyages. Mais vne telle compaignie, il la faut auoir choisie et acquise
dés le logis. Nul plaisir n’a saueur pour moy sans communication.
Il ne me vient pas seulement vne gaillarde pensée en l’ame,
qu’il ne me fasche de l’auoir produite seul, et n’ayant à qui l’offrir.
Si cum hac exceptione detur sapientia, vt illam inclusam teneam, nec
enuntiem, reijciam. L’autre l’auoit monté d’vn ton au dessus. Si
contigerit ea vita sapienti, vt omnium rerum affluentibus copijs, quamuis 2
omnia, quæ cognitione digna sunt, summo otio secum ipse consideret,
et contempletur, tamen si solitudo tanta sit, vt hominem videre
non possit, excedat è vita. L’opinion d’Archytas m’agrée, qu’il feroit
desplaisant au ciel mesme, et à se promener dans ces grands et
diuins corps celestes, sans l’assistance d’vn compaignon. Mais il
vaut mieux encore estre seul, qu’en compaignie ennuyeuse et
inepte. Aristippus s’aymoit à viure estranger par tout,

Me si fata meis paterentur ducere vitam
Auspicijs,

ie choisirois à la passer le cul sur la selle:3

Visere gestiens,
Qua parte debacchentur ignes,
Qua nebulæ pluuijque rores.
Auez-vous pas des passe-temps plus aisez? dequoy auez-vous
faute? Vostre maison est-elle pas en bel air et sain, suffisamment
fournie, et capable plus que suffisamment? La majesté Royalle y a
458 peu plus d’vne fois en sa pompe. Vostre famille n’en laisse-elle pas
en reglement, plus au dessoubs d’elle, qu’elle n’en a au dessus, en
eminence? Y a il quelque pensée locale, qui vous vlcere, extraordinaire,
indigestible?

Quæ te nunc coquat et vexet sub pectore fixa?

Où cuidez-vous pouuoir estre sans empeschement et sans destourbier?
Nunquam simpliciter fortuna indulget. Voyez donc, qu’il n’y a
que vous qui vous empeschez: et vous vous suiurez par tout, et
vous plaindrez par tout. Car il n’y a satisfaction ça bas, que pour
les ames ou brutales ou diuines. Qui n’a du contentement à vne si1
iuste occasion, où pense-il le trouuer? A combien de milliers d’hommes,
arreste vne telle condition que la vostre, le but de leurs souhaits?
Reformez vous seulement: car en cela vous pouuez tout: là
où vous n’aurez droict que de patience, enuers la fortune. Nulla
placida quies est, nisi quam ratio composuit.   Ie voy la raison de
cet aduertissement, et la voy tresbien. Mais on auroit plustost faict,
et plus pertinemment, de me dire en vn mot: Soyez sage. Cette resolution,
est outre la sagesse: c’est son ouurage, et sa production.
Ainsi fait le medecin, qui va criaillant apres vn pauure malade languissant,
qu’il se resiouysse: il luy conseillerait vn peu moins ineptement,2
s’il luy disoit: Soyez sain. Pour moy, ie ne suis qu’homme
de la commune sorte. C’est vn precepte salutaire, certain, et d’aisee
intelligence: Contentez vous du vostre: c’est à dire, de la raison:
l’execution pourtant, n’en est non plus aux plus sages, qu’en moy.
C’est vne parole populaire, mais elle a vne terrible estendue. Que
ne comprend elle? Toutes choses tombent en discretion et modification.
Ie sçay bien qu’à le prendre à la lettre, ce plaisir de voyager,
porte tesmoignage d’inquietude et d’irresolution. Aussi sont ce
nos maistresses qualitez, et prædominantes. Ouy; ie le confesse:
ie ne vois rien seulement en songe, et par souhait, où ie me puisse3
tenir. La seule varieté me paye, et la possession de la diuersité:
au moins si quelque chose me paye. A voyager, cela mesme me
nourrit, que ie me puis arrester sans interest: et que i’ay où m’en
diuertir commodément. I’ayme la vie priuee, par ce que c’est par
mon choix que ie l’ayme, non par disconuenance à la vie publique:
qui est à l’auanture, autant selon ma complexion. I’en sers plus
gayement mon Prince, par ce que c’est par libre eslection de mon
jugement, et de ma raison, sans obligation particuliere. Et que ie
n’y suis pas reiecté, ny contrainct, pour estre irreceuable à tout
460 autre party, et mal voulu. Ainsi du reste. Ie hay les morceaux que
la necessité me taille. Toute commodité me tiendroit à la gorge,
de laquelle seule i’aurois à despendre:

Alter remus aquas, alter mihi radat arenas.

Vne seule corde ne m’arreste iamais assez.   Il y a de la vanité,
dites vous, en cet amusement. Mais où non? Et ces beaux preceptes,
sont vanité, et vanité toute la sagesse. Dominus nouit cogitationes
sapientium, quoniam vanæ sunt. Ces exquises subtilitez, ne
sont propres qu’au presche. Ce sont discours qui nous veulent enuoyer
tous bastez en l’autre monde. La vie est vn mouuement materiel1
et corporel: action imparfaicte de sa propre essence, et desreglée.
Ie m’employe à la seruir selon elle.

Quisque suos patimur manes.

Sic est faciendum, vt contra naturam vniuersam nihil contendamus:
ea tamen conseruata, propriam sequamur. A quoy faire, ces
poinctes esleuées de la philosophie, sur lesquelles, aucun estre humain
ne se peut rasseoir: et ces regles qui excedent nostre vsage
et nostre force?   Ie voy souuent qu’on nous propose des images
de vie, lesquelles, ny le proposant, ny les auditeurs, n’ont aucune
esperance de suiure, ny qui plus est, enuie. De ce mesme papier où2
il vient d’escrire l’arrest de condemnation contre vn adultere, le
iuge en desrobe vn lopin, pour en faire vn poulet à la femme de
son compagnon. Celle à qui vous viendrez de vous frotter illicitement,
criera plus asprement, tantost, en vostre presence mesme, à
l’encontre d’vne pareille faute de sa compaigne, que ne feroit Porcie.
Et tel condamne les hommes à mourir, pour des crimes, qu’il
n’estime point fautes. I’ay veu en ma ieunesse, vn galant homme,
presenter d’vne main au peuple des vers excellens et en beauté et
en desbordement; et de l’autre main en mesme instant, la plus
quereleuse reformation theologienne, dequoy le monde se soit desieuné3
il y a long temps. Les hommes vont ainsin. On laisse les
loix, et preceptes suiure leur voye, nous en tenons vne autre. Non
par desreglement de mœurs seulement, mais par opinion souuent,
et par iugement contraire. Sentez lire vn discours de philosophie:
l’inuention, l’eloquence, la pertinence, frappe incontinent vostre esprit,
et vous esmeut. Il n’y a rien qui chatouille ou poigne vostre
conscience: ce n’est pas à elle qu’on parle. Est-il pas vray? Si disoit
Ariston, que ny vne estuue ny vne leçon, n’est d’aucun fruict
462 si elle ne nettoye et ne decrasse. On peut s’arrester à l’escorce:
mais c’est apres qu’on en a retiré la mouelle. Comme apres auoir
aualé le bon vin d’vne belle coupe, nous en considerons les graueures
et l’ouurage. En toutes les chambrées de la philosophie ancienne,
cecy se trouuera, qu’vn mesme ouurier, y publie des regles
de temperance, et publie ensemble des escrits d’amour et desbauche.
Et Xenophon, au giron de Clinias, escriuit contre la vertu
Aristippique. Ce n’est pas qu’il y ait vne conuersion miraculeuse,
qui les agite à ondées. Mais c’est que Solon se represente tantost
soy-mesme, tantost en forme de legislateur: tantost il parle pour1
la presse, tantost pour soy. Et prend pour soy les regles libres et
naturelles, s’asseurant d’vne santé ferme et entiere.

Curentur dubij medicis maioribus ægri.

Antisthenes permet au sage d’aimer, et faire à sa mode ce, qu’il
trouue estre opportun, sans s’attendre aux loix: d’autant qu’il a
meilleur aduis qu’elles, et plus de cognoissance de la vertu. Son
disciple Diogenes, disoit, opposer aux perturbations, la raison: à
fortune, la confidence: aux loix, nature. Pour les estomachs tendres,
il faut des ordonnances contraintes et artificielles. Les bons
estomachs se seruent simplement, des prescriptions de leur naturel2
appetit. Ainsi font nos medecins, qui mangent le melon et boiuent
le vin fraiz, ce pendant qu’ils tiennent leur patient obligé au sirop
et à la panade. Ie ne sçay quels liures, disoit la courtisanne Lays,
quelle sapience, quelle philosophie, mais ces gens-là, battent aussi
souuent à ma porte, qu’aucuns autres. D’autant que nostre licence
nous porte tousiours au delà de ce qui nous est loisible, et permis,
on a estressy souuent outre la raison vniuerselle, les preceptes et
loix de nostre vie.

Nemo satis credit tantum delinquere, quantum
Permittas.3

Il seroit à desirer, qu’il y eust plus de proportion du commandement
à l’obeïssance. Et semble la visée iniuste, à laquelle on ne
peut atteindre. Il n’est si homme de bien, qu’il mette à l’examen
des loix toutes ses actions et pensées, qui ne soit pendable dix fois
en sa vie. Voire tel, qu’il seroit tres-grand dommage, et tres-iniuste
de punir et de perdre.

Ole, quid ad te,
De cute quid faciat ille, vel illa sua?

Et tel pourroit n’offencer point les loix, qui n’en meriteroit point
la loüange d’homme de vertu: et que la philosophie feroit tres-iustement4
foiter. Tant cette relation est trouble et inegale. Nous
n’auons garde d’estre gens de bien selon Dieu: nous ne le sçaurions
464 estre selon nous. L’humaine sagesse, n’arriua iamais aux
deuoirs qu’elle s’estoit elle mesme prescript. Et si elle y estoit arriuee,
elle s’en prescriroit d’autres au delà, où elle aspirast tousiours
et pretendist. Tant nostre estat est ennemy de consistance.
L’homme s’ordonne à soy mesme, d’estre necessairement en faute.
Il n’est guere fin, de tailler son obligation, à la raison d’vn autre
estre, que le sien. A qui prescript-il ce, qu’il s’attend que personne
ne face? Luy est-il iniuste de ne faire point ce qu’il luy est impossible
de faire? Les loix qui nous condamnent, à ne pouuoir pas,
nous condamnent de ce que nous ne pouuons pas.   Au pis aller,1
cette difforme liberté, de se presenter à deux endroicts, et les actions
d’vne façon, les discours de l’autre; soit loisible à ceux, qui
disent les choses. Mais elle ne le peut estre à ceux, qui se disent
eux mesmes, comme ie fais, Il faut que i’aille de la plume comme
des pieds. La vie commune, doibt auoir conference aux autres vies.
La vertu de Caton estoit vigoureuse, outre la raison de son siecle:
et à vn homme qui se mesloit de gouuerner les autres, destiné au
seruice commun; il se pourroit dire, que c’estoit vne iustice, sinon
iniuste, au moins vaine et hors de saison. Mes mœurs mesmes, qui
ne desconuiennent de celles, qui courent, à peine de la largeur2
d’vn poulce, me rendent pourtant aucunement farouche à mon
aage, et inassociable. Ie ne sçay pas, si ie me trouue desgouté sans
raison, du monde, que ie hante; mais ie sçay bien, que ce seroit
sans raison, si ie me plaignoy, qu’il fust desgouté de moy, puis que
ie le suis de luy. La vertu assignee aux affaires du monde, est vne
vertu à plusieurs plis, encoigneures, et couddes, pour s’appliquer
et ioindre à l’humaine foiblesse: meslee et artificielle; non droitte,
nette, constante, ny purement innocente. Les annales reprochent
iusques à cette heure à quelqu’vn de nos Roys, de s’estre trop simplement
laissé aller aux consciencieuses persuasions de son confesseur.3
Les affaires d’estat ont des preceptes plus hardis.

Exeat aula,
Qui vult esse pius.
I’ay autresfois essayé d’employer au seruice des maniemens publiques,
les opinions et regles de viure, ainsi rudes, neufues, impolies
466 ou impollues, comme ie les ay nées chez moy, ou rapportees de
mon institution et desquelles ie me sers, sinon si commodeement
au moins seurement en particulier: une vertu scholastique et
nouice: ie les y ay trouuees ineptes et dangereuses. Celuy qui va
en la presse, il faut qu’il gauchisse, qu’il serre ses couddes, qu’il
recule, ou qu’il auance, voire qu’il quitte le droict chemin, selon ce
qu’il rencontre. Qu’il viue non tant selon soy, que selon autruy:
non selon ce qu’il se propose, mais selon ce qu’on luy propose: selon
le temps, selon les hommes, selon les affaires. Platon dit, que
qui eschappe, brayes nettes, du maniement du monde, c’est par1
miracle, qu’il en eschappe. Et dit aussi, que quand il ordonne son
philosophe chef d’vne police, il n’entend pas le dire d’vne police
corrompue, comme celle d’Athenes: et encore bien moins, comme
la nostre, enuers lesquelles la sagesse mesme perdroit son Latin.
Et vne bonne herbe, transplantee, en solage fort diuers à sa condition,
se conforme bien plustost à iceluy, qu’elle ne le reforme à
soy. Ie sens que si i’auois à me dresser tout à fait à telles occupations,
il m’y faudroit beaucoup de changement et de rabillage.
Quand ie pourrois cela sur moy, et pourquoy ne le pourrois ie,
auec le temps et le soing? ie ne le voudrois pas. De ce peu que ie2
me suis essayé en cette vacation; ie m’en suis d’autant degousté. Ie
me sens fumer en l’ame par fois, aucunes tentations vers l’ambition:
mais ie me bande et obstine au contraire:

At tu, Catulle, obstinatus obdura.

On ne m’y appelle gueres, et ie m’y conuie aussi peu. La liberté et
l’oysiueté, qui sont mes maistresses qualitez, sont qualitez, diametralement
contraires à ce mestier là. Nous ne sçauons pas distinguer
les facultez des hommes. Elles ont des diuisions, et bornes,
mal-aysees à choisir et delicates. De conclurre par la suffisance
d’vne vie particuliere, quelque suffisance à l’vsage public, c’est mal3
conclud. Tel se conduict bien, qui ne conduict pas bien les autres:
et faict des Essais, qui ne sçauroit faire des effects. Tel dresse bien
vn siege, qui dresseroit mal vne bataille: et discourt bien en priué,
qui harangueroit mal ou vn peuple ou vn Prince. Voire à l’auanture,
est-ce plustost tesmoignage à celuy qui peut l’vn, de ne pouuoir
point l’autre, qu’autrement. Ie trouue que les esprits hauts, ne sont
de guere moins aptes aux choses basses, que les bas esprits aux
hautes. Estoit-il à croire, que Socrates eust appresté aux Atheniens
matiere de rire à ses despens, pour n’auoir onques sçeu computer
les suffrages de sa tribu, et en faire rapport au conseil? Certes la4
veneration, en quoy i’ay les perfections de ce personnage, merite,
que sa fortune fournisse à l’excuse de mes principales imperfections,
vn si magnifique exemple. Nostre suffisance est detaillee à
menues pieces. La mienne n’a point de latitude, et si est chetifue
468 en nombre. Saturninus, à ceux qui luy auoient deferé tout commandement:
Compaignons, fit-il, vous auez perdu vn bon capitaine,
pour en faire vn mauvais general d’armee.   Qui se vante,
en vn temps malade, comme cestuy-cy, d’employer au seruice du
monde, vne vertu naifue et sincere: ou il ne la cognoist pas, les
opinions se corrompans auec les mœurs (de vray, oyez la leur
peindre, oyez la pluspart se glorifier de leurs deportemens, et former
leurs regles; au lieu de peindre la vertu, ils peignent l’iniustice
toute pure et le vice: et la presentent ainsi fauce à l’institution
des Princes) ou s’il la cognoist, il se vante à tort: et quoy1
qu’il die, faict mille choses, dequoy sa conscience l’accuse. Ie croirois
volontiers Seneca de l’experience qu’il en fit en pareille occasion,
pourueu qu’il m’en voulust parler à cœur ouuert. La plus
honnorable marque de bonté, en vne telle necessité, c’est recognoistre
librement sa faute, et celle d’autruy: appuyer et retarder
de sa puissance, l’inclination vers le mal: suyure enuis cette
pente, mieux esperer et mieux desirer. I’apperçois en ces desmembremens
de la France, et diuisions, où nous sommes tombez, chacun
se trauailler à deffendre sa cause: mais iusques aux meilleurs,
auec desguisement et mensonge. Qui en escriroit rondement, en2
escriroit temerairement et vitieusement. Le plus iuste party, si est-ce
encore le membre d’vn corps vermoulu et vereux. Mais d’vn tel
corps, le membre moins malade s’appelle sain: et à bon droit,
d’autant que nos qualitez n’ont tiltre qu’en la comparaison. L’innocence
ciuile, se mesure selon les lieux et saisons. I’aymerois bien à
voir en Xenophon, vne telle loüange d’Agesilaus. Estant prié par
vn Prince voisin, auec lequel il auoit autresfois esté en guerre, de
le laisser passer en ses terres, il l’octroya: luy donnant passage à
trauers le Peloponnese: et non seulement ne l’emprisonna ou empoisonna,
le tenant à sa mercy: mais l’accueillit courtoisement,3
suyuant l’obligation de sa promesse, sans luy faire offence. A ces
humeurs là, ce ne seroit rien dire. Ailleurs et en autre temps, il se
fera conte de la franchise, et magnanimité d’vne telle action. Ces babouyns
capettes s’en fussent moquez. Si peu retire l’innocence
Spartaine à la Françoise. Nous ne laissons pas d’auoir des hommes
vertueux: mais c’est selon nous. Qui a ses mœurs establies en reglement
470 au dessus de son siecle: ou qu’il torde, et émousse ses
regles: ou, ce que ie luy conseille plustost, qu’il se retire à quartier,
et ne se mesle point de nous. Qu’y gaigneroit-il?

Egregium sanctúmque virum si cerno, bimembri
Hoc monstrum puero, et miranti iam sub aratro
Piscibus inuentis, et fœtæ comparo mulæ.

On peut regretter les meilleurs temps: mais non pas fuyr aux
presens: on peut desirer autres magistrats, mais il faut ce nonobstant,
obeyr à ceux icy. Et à l’aduanture y a il plus de recommendation
d’obeyr aux mauuais, qu’aux bons. Autant que l’image1
des loix receuës, et anciennes de cette monarchie, reluyra en quelque
coin, m’y voila planté. Si elles viennent par malheur, à se contredire,
et empescher entr’elles, et produire deux parts, de chois
doubteux, et difficile: mon election sera volontiers, d’eschapper, et
me desrober à cette tempeste. Nature m’y pourra prester ce pendant
la main: ou les hazards de la guerre. Entre Cæsar et Pompeius,
ie me fusse franchement declaré. Mais entre ces trois voleurs,
qui vindrent depuis, ou il eust fallu se cacher, ou suyure le
vent. Ce que i’estime loisible, quand la raison ne guide plus.

Quo diuersus abis?2

Cette farcisseure, est vn peu hors de mon theme. Ie m’esgare:
mais plustost par licence, que par mesgarde. Mes fantasies se
suyuent: mais par fois c’est de loing: et se regardent, mais d’vne
veuë oblique. I’ay passé les yeux sur tel dialogue de Platon: mi party
d’vne fantastique bigarrure: le deuant à l’amour, tout le bas
à la rhetorique. Ils ne craignent point ces muances: et ont vne
merueilleuse grace à se laisser ainsi rouller au vent: ou à le sembler.
Les noms de mes chapitres n’en embrassent pas tousiours la
matiere: souuent ils la denotent seulement, par quelque marque:
comme ces autres l’Andrie, l’Eunuche; ou ceux cy, Sylla, Cicero,3
Torquatus. I’ayme l’alleure poëtique, à sauts et à gambades. C’est
vn art, comme dit Platon, leger, volage, demoniacle. Il est des ouurages
en Plutarque, où il oublie son theme, où le propos de son
argument ne se trouue que par incident, tout estouffé en matiere
estrangere. Voyez ses alleures au Dæmon de Socrates. O Dieu, que
ces gaillardes escapades, que cette variation a de beauté: et plus
472 lors, que plus elle retire au nonchalant et fortuit! C’est l’indiligent
lecteur, qui perd mon subiect; non pas moy. Il s’en trouuera tousiours
en vn coing quelque mot, qui ne laisse pas d’estre bastant,
quoy qu’il soit serré. Ie vois au change, indiscrettement et tumultuairement:
mon stile, et mon esprit, vont vagabondant de mesmes.
Il faut auoir vn peu de folie, qui ne veut auoir plus de sottise:
disent, et les preceptes de nos maistres, et encores plus leurs
exemples. Mille poëtes trainent et languissent à la prosaïque, mais
la meilleure prose ancienne, et ie la seme ceans indifferemment
pour vers, reluit par tout, de la vigueur et hardiesse poëtique, et1
represente quelque air de sa fureur. Il luy faut certes quitter la
maistrise, et preeminence en la parlerie. Le poëte, dit Platon, assis
sur le trepied des Muses, verse de furie, tout ce qui luy vient en la
bouche: comme la gargouïlle d’vne fontaine, sans le ruminer et
poiser: et luy eschappe des choses, de diuerse couleur, de contraire
substance, et d’vn cours rompu. Et la vieille theologie est
toute poësie, disent les sçauants, et la premiere philosophie. C’est
l’originel langage des Dieux. I’entends que la matiere se distingue
soy-mesmes. Elle montre assez où elle se change, où elle conclud,
où elle commence, où elle se reprend: sans l’entrelasser de parolles,2
de liaison, et de cousture, introduictes pour le seruice des
oreilles foibles, ou nonchallantes: et sans me gloser moy-mesme.
Qui est celuy, qui n’ayme mieux n’estre pas leu, que de l’estre en
dormant ou en fuyant? Nihil est tam vtile, quod in transitu prosit.
Si prendre des liures, estoit les apprendre: et si les veoir, estoit les
regarder: et les parcourir, les saisir, i’auroy tort de me faire du
tout si ignorant que ie dy. Puisque ie ne puis arrester l’attention du
lecteur par le poix: manco male, s’il aduient que ie l’arreste par mon
embrouïlleure. Voire mais, il se repentira par apres, de s’y estre
amusé. C’est mon: mais il s’y sera tousiours amusé. Et puis il est3
des humeurs comme cela, à qui l’intelligence porte desdain: qui
m’en estimeront mieux de ce qu’ils ne sçauront ce que ie dis: ils
conclurront la profondeur de mon sens, par l’obscurité. Laquelle à
parler en bon escient, ie hay bien fort: et l’euiterois, si ie me sçauois
euiter. Aristote se vante en quelque lieu, de l’affecter. Vitieuse
affectation. Par ce que la coupure si frequente des chapitres, dequoy
i’vsoy au commencement, m’a semblé rompre l’attention
auant qu’elle soit née, et la dissoudre: dedaignant s’y coucher
pour si peu, et se recueillir: ie me suis mis à les faire plus longs:
qui requierent de la proposition et du loisir assigné. En telle occupation,4
474 à qui on ne veut donner vne seule heure, on ne veut rien
donner. Et ne fait on rien pour celuy, pour qui on ne fait, qu’autre
chose faisant. Ioint, qu’à l’aduenture ay-ie quelque obligation particuliere,
à ne dire qu’à demy, à dire confusement, à dire discordamment.
Ie veux donq mal à cette raison trouble-feste. Et ces
proiects extrauagants qui trauaillent la vie, et ces opinions si fines,
si elles ont de la verité; ie la trouue trop chere et trop incommode.
Au rebours: ie m’employe à faire valoir la vanité mesme, et l’asnerie,
si elle m’apporte du plaisir. Et me laisse aller apres mes
inclinations naturelles sans les contreroller de si pres.   I’ay veu1
ailleurs des maisons ruynées, et des statues, et du ciel et de la terre:
ce sont tousiours des hommes. Tout cela est vray: et si pourtant
ne sçauroy reuoir si souuent le tombeau de cette ville, si grande,
et si puissante, que ie ne l’admire et reuere. Le soing des morts
nous est en recommandation. Or i’ay esté nourry des mon enfance,
auec ceux icy. I’ay eu cognoissance des affaires de Rome, longtemps
auant que ie l’ay euë de ceux de ma maison. Ie sçauois le Capitole
et son plant, auant que ie sceusse le Louure: et le Tibre auant la
Seine. J’ay eu plus en teste, les conditions et fortunes de Lucullus,
Metellus, et Scipion, que ie n’ay d’aucuns hommes des nostres. Ils2
sont tres passez. Si est bien mon pere: aussi entierement qu’eux:
et s’est esloigné de moy, et de la vie, autant en dixhuict ans, que
ceux-là ont faict en seize cens: duquel pourtant ie ne laisse pas
d’embrasser et practiquer la memoire, l’amitié et societé, d’vne
parfaicte vnion et tres-viue. Voire, de mon humeur, ie me rends
plus officieux enuers les trespassez. Ils ne s’aydent plus, ils en requierent
ce me semble d’autant plus mon ayde. La gratitude est là,
iustement en son lustre. Le bien-faict est moins richement assigné,
où il y a retrogradation, et reflexion. Arcesilaus visitant Ctesibius
malade, et le trouuant en pauure estat, luy fourra tout bellement3
soubs le cheuet du lict, de l’argent qu’il luy donnoit. Et en le luy
celant, luy donnoit en outre, quittance de luy en sçauoir gré. Ceux
qui ont merité de moy, de l’amitié et de la recognoissance, ne l’ont
iamais perdue pour n’y estre plus: ie les ay mieux payez, et plus
soigneusement, absens et ignorans. Ie parle plus affectueusement
de mes amis, quand il n’y a plus de moyen qu’ils le sçachent. Or
i’ay attaqué cent querelles pour la deffence de Pompeius, et pour
la cause de Brutus. Cette accointance dure encore entre nous. Les
476 choses presentes mesmes, nous ne les tenons que par la fantasie.
Me trouuant inutile à ce siecle ie me reiecte à cet autre. Et en suis
si embabouyné, que l’estat de cette vieille Rome, libre, iuste, et
florissante, car ie n’en ayme, ny la naissance, ny la vieillesse, m’interesse
et me passionne. Parquoy ie ne sçauroy reuoir si souuent,
l’assiette de leurs rues, et de leurs maisons, et ces ruynes profondes
iusques aux Antipodes, que ie ne m’y amuse. Est-ce par nature,
ou par erreur de fantasie, que la veuë des places, que nous sçauons
auoir esté hantées et habitées par personnes, desquelles la memoire
est en recommendation, nous emeut aucunement plus, qu’ouïr le1
recit de leurs faicts, ou lire leurs escrits? Tanta vis admonitionis
inest in locis! Et id quidem in hac vrbe infinitum: quacumque enim
ingredimur, in aliquam historiam vestigium ponimus. Il me plaist
de considerer leur visage, leur port, et leurs vestements. Ie remasche
ces grands noms entre les dents, et les fais retentir à mes
oreilles. Ego illos veneror, et tantis nominibus semper assurgo. Des
choses qui sont en quelque partie grandes et admirables, i’en admire
les parties mesmes communes. Ie les visse volontiers deuiser,
promener, et soupper. Ce seroit ingratitude, de mespriser les reliques,
et images de tant d’honnestes hommes, et si valeureux lesquels2
i’ay veu viure et mourir: et qui nous donnent tant de bonnes
instructions par leur exemple, si nous les sçauions suyure.   Et puis
cette mesme Rome que nous voyons, merite qu’on l’ayme. Confederée
de si long temps, et par tant de tiltres, à nostre couronne.
Seule ville commune, et vniuerselle. Le magistrat souuerain qui y
commande, est recognu pareillement ailleurs: c’est la ville metropolitaine
de toutes les nations Chrestiennes. L’Espaignol et le François,
chacun y est chez soy. Pour estre des Princes de cet estat, il
ne faut qu’estre de Chrestienté, où qu’elle soit. Il n’est lieu çà bas,
que le ciel ayt embrassé auec telle influence de faueur, et telle3
constance. Sa ruyne mesme est glorieuse et enflée.

Laudandis preciosior ruinis.

Encore retient elle au tombeau des marques et image d’empire. Vt
palam sit vno in loco gaudentis opus esse naturæ. Quelqu’vn se blasmeroit,
et se mutineroit en soy-mesme, de se sentir chatouïller d’vn
si vain plaisir. Nos humeurs ne sont pas trop vaines, qui sont plaisantes.
Quelles qu’elles soyent qui contentent constamment vn
homme capable de sens commun, ie ne sçaurois auoir le cœur de le
plaindre.   Ie doibs beaucoup à la Fortune, dequoy iusques à cette
478 heure, elle n’a rien fait contre moy d’outrageux au delà de ma portée.
Seroit ce pas sa façon, de laisser en paix, ceux de qui elle n’est
point importunée?

Quanto quisque sibi plura negauerit,
A Diis plura feret: nil cupientium
Nudus castra peto: multa petentibus,
Desunt multa.

Si elle continue, elle me r’enuoyera tres-content et satisfaict,

Nihil supra
Deos lacesso.1

Mais gare le heurt. Il en est mille qui rompent au port. Ie me console
aiséement, de ce qui aduiendra icy, quand ie n’y seray plus.
Les choses presentes m’embesongnent assez,

Fortunæ cætera mando.

Aussi n’ay-ie point cette forte liaison, qu’on dit attacher les hommes
à l’aduenir, par les enfans qui portent leur nom, et leur honneur.
Et en doibs desirer à l’auanture d’autant moins, s’ils sont si desirables.
Ie ne tiens que trop au monde, et à cette vie par moy-mesme.
Ie me contente d’estre en prise de la Fortune, par les circonstances
proprement necessaires à mon estre, sans luy alonger par ailleurs2
sa iurisdiction sur moy. Et n’ay iamais estimé qu’estre sans enfans,
fust vn defaut qui deust rendre la vie moins complete, et moins
contente. La vacation sterile, a bien aussi ses commoditez. Les
enfans sont du nombre des choses, qui n’ont pas fort dequoy estre
desirées, notamment à cette heure, qu’il seroit si difficile de les
rendre bons. Bona iam nec nasci licet, ita corrupta sunt semina. Et
si ont iustement dequoy estre regrettées, à qui les perd, apres les
auoir acquises.   Celuy qui me laissa ma maison en charge, prognostiquoit
que ie la deusse ruyner, regardant à mon humeur, si
peu casaniere. Il se trompa; me voicy comme i’y entray: sinon vn3
peu mieux. Sans office pourtant et sans benefice. Au demeurant, si
la Fortune ne m’a faict aucune offence violente, et extraordinaire,
aussi n’a-elle pas de grace. Tout ce qu’il y a de ses dons chez nous,
il y est auant moy, et au delà de cent ans. Ie n’ay particulierement
aucun bien essentiel, et solide, que ie doiue à sa liberalité. Elle
m’a faict quelques faueurs venteuses, honnoraires, et titulaires,
sans substance. Et me les a aussi à la verité, non pas accordées,
mais offertes. Dieu sçait, à moy: qui suis tout materiel, qui ne me
paye que de la realité, encores bien massiue: et qui, si ie l’osois
confesser, ne trouuerois l’auarice, guere moins excusable que l’ambition:4
ny la douleur, moins euitable que la honte: ny la santé,
moins desirable que la doctrine: ou la richesse, que la noblesse.

480

Parmy ses faueurs vaines, ie n’en ay point qui plaise tant à cette
niaise humeur, qui s’en paist chez moy, qu’vne bulle authentique
de bourgeoisie Romaine: qui me fut octroyée dernierement que i’y
estois, pompeuse en seaux, et lettres dorées: et octroyée auec toute
gratieuse liberalité. Et par ce qu’elles se donnent en diuers stile,
plus ou moins fauorable: et qu’auant que i’en eusse veu, i’eusse
esté bien aise, qu’on m’en eust montré vn formulaire: ie veux, pour
satisfaire à quelqu’vn, s’il s’en trouue malade de pareille curiosité à
la mienne, la transcrire icy en sa forme.

Quod Horatius Maximus, Martius Cecius, Alexander Mutus, almæ1
vrbis conseruatores de Illustrissimo viro Michaèle Montano equite
sancti Michaèlis, et à cubiculo Regis Christianissimi, Romana Ciuitate
donando, ad Senatum retulerunt, S. P. Q. R. de ea re ita fieri
censuit.
CVM, veteri more et instituto, cupidè illi semper studioséque suscepti
sint, qui, virtute ac nobilitate præstantes, magno Reip. nostræ
vsui atque ornamento fuissent, vel esse aliquando possent: Nos, maiorum
nostrorum exemplo atque auctoritate permoti, præclaram hanc
consuetudinem nobis imitandam ac seruandam fore censemus. Quamobrem
cum Illustrissimus Michaèl Montanus, Eques sancti Michaèlis, et
a cubiculo Regis Christianissimi Romani nominis studiosissimus, et2
familiæ laude atque splendore et propriis virtutum meritis dignissimus
sit, qui summo Senatus Populique Romani iudicio ac studio in
Romanam Ciuitatem adsciscatur; placere Senatui P. Q. R. Illustrissimum
Michaèlem Montanum rebus omnibus ornatissimum, atque huic
inclyto populo charissimum, ipsum posterosque in Romanam Ciuitatem
adscribi, ornarique omnibus et præmiis et honoribus, quibus illi
fruuntur, qui Ciues Patriciique Romani nati aut iure optimo facti
sunt. In quo censere Senatum P. Q. R. se non tam illi Ius Ciuitatis
largiri quàm debitum tribuere, neque magis beneficium dare quám ab
ipso accipere, qui hoc Ciuitatis munere accipiendo, singulari Ciuitatem3
ipsam ornamento atque honore affecerit. Quam quidem S. C. auctoritatem
iidem Conseruatores per Senatus P. Q. R. scribas in acta
referri atque in Capitolij curia seruari, priuilegiumque huiusmodi
fieri, solitoque vrbis sigillo communiri curarunt. Anno ab vrbe condita
CXƆCCCXXXI, post Christum natum M. D. LXXXI. III. Idus Martij.

Horatius Fuscus sacri S. P. Q. R. scriba.
Vincent. Martholus sacri S. P. Q. R. scriba.

482

N’estant bourgeois d’aucune ville, ie suis bien aise de l’estre de
la plus noble qui fut et qui sera onques. Si les autres se regardoient
attentiuement, comme ie fay, ils se trouueroient comme ie fay,
pleins d’inanité et de fadaise. De m’en deffaire, ie ne puis, sans me
deffaire moy-mesmes. Nous en sommes tous confits, tant les vns que
les autres. Mais ceux qui le sentent, en ont vn peu meilleur compte:
encore ne sçay-ie.   Cette opinion et vsance commune, de regarder
ailleurs qu’à nous, a bien pourueu à nostre affaire. C’est vn obiect
plein de mescontentement. Nous n’y voyons que misere et vanité.
Pour ne nous desconforter, Nature a reietté bien à propos, l’action1
de nostre veuë, au dehors. Nous allons en auant à vau l’eau, mais
de rebrousser vers nous, nostre course, c’est vn mouuement penible:
la mer se brouille et s’empesche ainsi, quand elle est repoussée
à soy. Regardez, dict chacun, les branles du ciel: regardez au
public: à la querelle de cestuy-là: au pouls d’vn tel: au testament
de cet autre: somme regardez tousiours haut ou bas, ou à costé,
ou deuant, ou derriere vous. C’estoit vn commandement paradoxe,
que nous faisoit anciennement ce Dieu à Delphes: Regardez dans
vous, recognoissez vous, tenez vous à vous. Vostre esprit, et vostre
volonté, qui se consomme ailleurs, ramenez la en soy: vous vous2
escoulez, vous vous respandez: appilez vous, soustenez vous: on
vous trahit, on vous dissipe, on vous desrobe à vous. Voy tu pas,
que ce monde tient toutes ses veuës contraintes au dedans, et ses
yeux ouuerts à se contempler soy-mesme? C’est tousiours vanité
pour toy, dedans et dehors: mais elle est moins vanité, quand elle
est moins estendue. Sauf toy, ô homme, disoit ce Dieu, chasque
chose s’estudie la premiere, et a selon son besoin, des limites à ses
trauaux et desirs. Il n’en est vne seule si vuide et necessiteuse que
toy, qui embrasses l’vniuers. Tu és le scrutateur sans cognoissance:
le magistrat sans iuridiction: et apres tout, le badin de la farce.3

484

CHAPITRE X.    (TRADUCTION LIV. III, CH. X.)
De mesnager sa volonté.

AV prix du commun des hommes, peu de choses me touchent: ou
pour mieux dire, me tiennent. Car c’est raison qu’elles touchent,
pourueu qu’elles ne nous possedent. I’ay grand soin d’augmenter
par estude, et par discours, ce priuilege d’insensibilité, qui est naturellement
bien auancé en moy. I’espouse, et me passionne par
consequent, de peu de choses. I’ay la veuë clere: mais ie l’attache
à peu d’obiects: le sens delicat et mol: mais l’apprehension et
l’application, ie l’ay dure et sourde. Ie m’engage difficilement. Autant
que ie puis ie m’employe tout à moy. Et en ce subiect mesme,
ie briderois pourtant et soustiendrois volontiers, mon affection,1
qu’elle ne s’y plonge trop entiere: puis que c’est vn subiect, que ie
possede à la mercy d’autruy, et sur lequel la Fortune a plus de
droict que ie n’ay. De maniere, que iusques à la santé, que i’estime
tant, il me seroit besoing, de ne la pas desirer, et m’y addonner si
furieusement, que i’en trouue les maladies importables. On se doibt
moderer, entre la haine de la douleur, et l’amour de la volupté. Et
ordonne Platon vne moyenne route de vie entre les deux. Mais aux
affections qui me distrayent de moy, et attachent ailleurs, à celles
là certes m’oppose-ie de toute ma force. Mon opinion est, qu’il se
faut prester à autruy, et ne se donner qu’à soy-mesme. Si ma volonté2
se trouuoit aysée à s’hypothequer et à s’appliquer, ie n’y durerois
pas. Ie suis trop tendre, et par nature et par vsage,

Fugax rerum, securâque in otia natus.

Les debats contestez et opiniastrez, qui donneroient en fin aduantage
à mon aduersaire; l’issue qui rendroit honteuse ma chaulde
poursuitte, me rongeroit à l’aduanture bien cruellement. Si ie mordois
à mesme, comme font les autres; mon ame n’auroit iamais la
force de porter les alarmes, et emotions, qui suyuent ceux qui embrassent
tant. Elle seroit incontinent disloquée par cette agitation
intestine. Si quelquefois on m’a poussé au maniement d’affaires estrangeres,3
486 i’ay promis de les prendre en main, non pas au poulmon et
au foye; de m’en charger, non de les incorporer: de m’en soigner,
ouy; de m’en passionner, nullement: i’y regarde, mais ie ne les
couue point. I’ay assez affaire à disposer et ranger la presse domestique
que i’ay dans mes entrailles, et dans mes veines, sans y
loger, et me fouler d’vne presse estrangere. Et suis assez interessé
de mes affaires essentiels, propres, et naturels, sans en conuier
d’autres forains. Ceux qui sçauent combien ils se doiuent, et de
combien d’offices ils sont obligez à eux, trouuent que Nature leur a
donné cette commission plaine assez, et nullement oysifue. Tu as1
bien largement affaire chez toy, ne t’esloigne pas.   Les hommes
se donnent à louage. Leurs facultez ne sont pas pour eux; elles
sont pour ceux, à qui ils s’asseruissent; leurs locataires sont chez
eux, ce ne sont pas eux. Cette humeur commune ne me plaist pas.
Il faut mesnager la liberté de nostre ame, et ne l’hypotequer qu’aux
occasions iustes. Lesquelles sont en bien petit nombre, si nous
iugeons sainement. Voyez les gens appris à se laisser emporter et
saisir, ils le font par tout. Aux petites choses comme aux grandes;
à ce qui ne les touche point, comme à ce qui les touche. Ils s’ingerent
indifferemment où il y a de la besongne; et sont sans vie,2
quand ils sont sans agitation tumultuaire. In negotiis sunt, negotij
causa. Ils ne cherchent la besongne que pour embesongnement. Ce
n’est pas, qu’ils vueillent aller, tant, comme c’est, qu’ils ne se peuuent
tenir. Ne plus ne moins, qu’vne pierre esbranlée en sa cheute,
qui ne s’arreste iusqu’à tant qu’elle se couche. L’occupation est à
certaine maniere de gents, marque de suffisance et de dignité.
Leur esprit cherche son repos au bransle, comme les enfans au berceau.
Ils se peuuent dire autant seruiables à leurs amis, comme
importuns à eux mesmes. Personne ne distribue son argent à autruy,
chacun y distribue son temps et sa vie. Il n’est rien dequoy3
nous soyons si prodigues, que de ces choses là, desquelles seules
l’auarice nous seroit vtile et louable. Ie prens vne complexion toute
diuerse. Ie me tiens sur moy. Et communément desire mollement
ce que ie desire, et desire peu: m’occupe et embesongne de mesme,
rarement et tranquillement. Tout ce qu’ils veulent et conduisent,
ils le font de toute leur volonté et vehemence. Il y a tant de mauuais
488 pas, que pour le plus seur, il faut vn peu legerement et superficiellement
couler ce monde: et le glisser, non pas l’enfoncer. La
volupté mesme, est douloureuse en sa profondeur.

Incedis per ignes
Subpositos cineri doloso.
Messieurs de Bordeaux m’esleurent Maire de leur ville, estant
esloigné de France; et encore plus esloigné d’vn tel pensement. Ie
m’en excusay. Mais on m’apprint que i’auois tort; le commandement
du Roy s’y interposant aussi. C’est vne charge, qui doit sembler
d’autant plus belle, qu’elle n’a, ny loyer ny gain, autre que1
l’honneur de son execution. Elle dure deux ans; mais elle peut estre
continuée par seconde eslection. Ce qui aduient tres rarement. Elle le
fut à moy; et ne l’auoit esté que deux fois auparauant: quelques
années y auoit, à Monsieur de Lansac; et fraichement à Monsieur
de Biron Mareschal de France. En la place duquel ie succeday; et
laissay la mienne, à Monsieur de Matignon aussi Mareschal de
France. Glorieux de si noble assistance.

Vterque bonus pacis bellique minister.

La Fortune voulut part à ma promotion, par cette particuliere circonstance
qu’elle y mit du sien. Non vaine du tout. Car Alexandre2
desdaigna les Ambassadeurs Corinthiens qui lui offroyent la bourgeoisie
de leur ville; mais quand ils vindrent à luy deduire, comme
Bacchus et Hercules estoyent aussi en ce registre, il les en remercia
gratieusement.   A mon arriuée, ie me deschiffray fidelement, et
conscientieusement, tout tel que ie me sens estre: sans memoire,
sans vigilance, sans experience, et sans vigueur: sans hayne aussi,
sans ambition, sans auarice, et sans violence: à ce qu’ils fussent
informez et instruicts de ce qu’ils auoyent à attendre de mon seruice.
Et par ce que la cognoissance de feu mon pere les auoit seule
incitez à cela, et l’honneur de sa memoire: ie leur adioustay bien3
clairement, que ie serois tres-marry que chose quelconque fist autant
d’impression en ma volonté, comme auoyent faict autrefois en
la sienne, leurs affaires, et leur ville, pendant qu’il l’auoit en gouuernement,
en ce lieu mesme auquel ils m’auoyent appellé. Il me
souuenoit, de l’auoir veu vieil, en mon enfance, l’ame cruellement
agitée de cette tracasserie publique; oubliant le doux air de sa maison,
où la foiblesse des ans l’auoit attaché long temps auant; et
son mesnage, et sa santé; et mesprisant certes sa vie, qu’il y cuida
perdre, engagé pour eux, à des longs et penibles voyages. Il estoit
tel; et luy partoit cette humeur d’vne grande bonté de nature. Il4
ne fut iamais ame plus charitable et populaire. Ce train, que ie
490 louë en autruy, ie n’ayme point à le suiure. Et ne suis pas sans
excuse. Il auoit ouy dire, qu’il se falloit oublier pour le prochain;
que le particulier ne venoit en aucune consideration au prix du general.
La plus part des regles et preceptes du monde prennent ce
train, de nous pousser hors de nous, et chasser en la place, à
l’vsage de la societé publique. Ils ont pensé faire vn bel effect, de
nous destourner et distraire de nous; presupposans que nous n’y
tinsions que trop, et d’vne attache trop naturelle; et n’ont espargné
rien à dire pour cette fin. Car il n’est pas nouueau aux sages, de
prescher les choses comme elles seruent, non comme elles sont. La1
verité a ses empeschements, incommoditez et incompatibilitez auec
nous. Il nous faut souuent tromper, afin que nous ne nous trompions.
Et siller nostre veuë, estourdir nostre entendement, pour les
redresser et amender. Imperiti enim iudicant, et qui frequenter in
hoc ipsum fallendi sunt, ne errent. Quand ils nous ordonnent, d’aymer
auant nous, trois, quatre, et cinquante degrez de choses; ils
representent l’art des archers, qui pour arriuer au poinct, vont
prenant leur visée grande espace au dessus de la bute. Pour dresser
vn bois courbe, on le recourbe au rebours.   I’estime qu’au
temple de Pallas, comme nous voyons en toutes autres religions,2
il y auoit des mysteres apparens, pour estre montrez au
peuple; et d’autres mysteres plus secrets, et plus haults, pour estre
montrés seulement à ceux qui en estoyent profez. Il est vray-semblable
qu’en ceux-cy, se trouue le vray poinct de l’amitié que chacun
se doit. Non vne amitié faulce, qui nous faict embrasser la
gloire, la science, la richesse, et telles choses, d’vne affection principalle
et immoderée, comme membres de nostre estre; ny vne
amitié molle et indiscrette; en laquelle il aduient ce qui se voit au
lierre, qu’il corrompt et ruyne la paroy qu’il accole. Mais vne amitié
salutaire et reglée; esgalement vtile et plaisante. Qui en sçait3
les deuoirs, et les exerce, il est vrayement du cabinet des Muses; il
a attaint le sommet de la sagesse humaine, et de nostre bon heur.
Cettuy-cy, sçachant exactement ce qu’il se doit, trouue dans son
rolle, qu’il doit appliquer à soy, l’vsage des autres hommes, et du
monde; et pour ce faire, contribuer à la societé publique les deuoirs
et offices qui le touchent. Qui ne vit aucunement à autruy, ne
vit guere à soy. Qui sibi amicus est, scito hunc amicum omnibus esse.
La principale charge que nous ayons, c’est à chacun sa conduite. Et
492 est ce pourquoy nous sommes icy. Comme qui oublieroit de bien et
saintement viure; et penseroit estre quitte de son deuoir, en y
acheminant et dressant les autres; ce seroit vn sot. Tout de mesme,
qui abandonne en son propre, le sainement et gayement viure, pour
en seruir autruy, prent à mon gré vn mauuais et desnaturé party.
Ie ne veux pas, qu’on refuse aux charges qu’on prend, l’attention,
les pas, les parolles, et la sueur, et le sang au besoing:

Non ipse pro charis amicis
Aut patria timidus perire.

Mais c’est par emprunt et accidentalement; l’esprit se tenant tousiours1
en repos et en santé: non pas sans action, mais sans vexation,
sans passion. L’agir simplement, luy couste si peu, qu’en
dormant mesme il agit. Mais il luy faut donner le bransle, auec
discretion. Car le corps reçoit les charges qu’on luy met sus, iustement
selon qu’elles sont: l’esprit les estend et les appesantit souuent
à ses despens, leur donnant la mesure que bon luy semble.
On faict pareilles choses auec diuers efforts, et differente contention
de volonté. L’vn va bien sans l’autre. Car combien de gens se
hazardent tous les iours aux guerres, dequoy il ne leur chault: et
se pressent aux dangers des battailles, desquelles la perte, ne leur2
troublera pas le voisin sommeil? Tel en sa maison, hors de ce danger,
qu’il n’oseroit auoir regardé, est plus passionné de l’yssue de
cette guerre, et en a l’ame plus trauaillée, que n’a le soldat qui y
employe son sang et sa vie. I’ay peu me mesler des charges publiques,
sans me despartir de moy, de la largeur d’vne ongle, et me
donner à autruy sans m’oster à moy. Cette aspreté et violence de
desirs, empesche plus, qu’elle ne sert à la conduitte de ce qu’on
entreprend. Nous remplit d’impatience enuers les euenemens, ou
contraires, ou tardifs: et d’aigreur et de soupçon enuers ceux, auec
qui nous negotions. Nous ne conduisons iamais bien la chose de laquelle3
nous sommes possedez et conduicts.

Malè cuncta ministrat
Impetus.

Celuy qui n’y employe que son iugement, et son addresse, il y procede
plus gayement: il feint, il ploye, il differe tout à son aise, selon
le besoing des occasions: il faut d’atteinte, sans tourment, et
sans affliction, prest et entier pour vne nouuelle entreprise: il
marche tousiours la bride à la main. En celuy qui est enyuré de
cette intention violente et tyrannique, on voit par necessité beaucoup
d’imprudence et d’iniustice. L’impetuosité de son desir l’emporte.4
Ce sont mouuements temeraires, et, si Fortune n’y preste beaucoup,
494 de peu de fruict. La philosophie veut qu’au chastiement des
offences receuës, nous en distrayons la cholere: non afin que la vengeance
en soit moindre, ains au rebours, afin qu’elle en soit d’autant
mieux assenee et plus poisante. A quoy il luy semble que cette impetuosité
porte empeschement. Non seulement la cholere trouble: mais
de soy, elle lasse aussi les bras de ceux qui chastient. Ce feu estourdit
et consomme leur force. Comme en la precipitation, festinatio tarda
est. La hastiueté se donne elle mesme la iambe, s’entraue et s’arreste.
Ipsa se velocitas implicat. Pour exemple. Selon ce que i’en vois par
vsage ordinaire, l’auarice n’a point de plus grand destourbier que1
soy-mesme. Plus elle est tendue et vigoureuse, moins elle en est
fertile. Communement elle attrape plus promptement les richesses,
masquée d’vn’ image de liberalité.   Vn Gentilhomme tres-homme
de bien, et mon amy, cuyda brouiller la santé de sa teste, par vne
trop passionnée attention et affection aux affaires d’vn Prince, son
maistre. Lequel maistre, s’est ainsi peinct soy-mesmes à moy:
Qu’il voit le poix des accidens, comme vn autre: mais qu’à ceux
qui n’ont point de remede, il se resoult soudain à la souffrance:
aux autres, apres y auoir ordonné les prouisions necessaires, ce
qu’il peut faire promptement par la viuacité de son esprit, il attend2
en repos ce qui s’en peut ensuiure. De vray, ie l’ay veu à mesme,
maintenant vne grande nonchalance et liberté d’actions et de visage,
au trauers de bien grands affaires et bien espineux. Ie le
trouue plus grand et plus capable, en vne mauuaise, qu’en vne
bonne fortune. Ses pertes luy sont plus glorieuses, que ses victoires,
et son deuil que son triomphe.   Considerez, qu’aux actions
mesmes qui sont vaines et friuoles: au ieu des eschecs, de la
paulme, et semblables, cet engagement aspre et ardant d’vn desir
impetueux, iette incontinent l’esprit et les membres, à l’indiscretion,
et au desordre. On s’esblouit, on s’embarasse soy mesme. Celuy qui3
se porte plus moderément enuers le gain, et la perte, il est tousiours
chez soy. Moins il se pique et passionne au ieu, il le conduit
d’autant plus auantageusement et seurement.   Nous empeschons
au demeurant, la prise et la serre de l’ame, à luy donner tant de
choses à saisir. Les vnes, il les luy faut seulement presenter, les
autres attacher, les autres incorporer. Elle peut voir et sentir toutes
choses, mais elle ne se doit paistre que de soy. Et doit estre instruicte,
de ce qui la touche proprement, et qui proprement est de
son auoir, et de sa substance. Les loix de Nature nous apprennent
496 ce que iustement, il nous faut. Apres que les sages nous ont dit,
que selon elle personne n’est indigent, et que chacun l’est selon
l’opinion, ils distinguent ainsi subtilement, les desirs qui viennent
d’elle, de ceux qui viennent du desreglement de nostre fantasie.
Ceux desquels on voit le bout, sont siens, ceux qui fuyent deuant
nous, et desquels nous ne pouuons ioindre la fin, sont nostres. La
pauureté des biens, est aisée à guerir; la pauureté de l’ame,
impossible.

Nam si, quod satis est homini, id satis esse potesset,
Hoc sat erat: nunc, quum hoc non est, quî credimus porro,1
Diuitias vllas animum m’i explere potesse?

Socrates voyant porter en pompe par sa ville, grande quantité de
richesse, ioyaux et meubles de prix: Combien de choses, dit-il, ie
ne desire point! Metrodorus viuoit du poix de douze onces par iour,
Epicurus à moins: Metroclez dormoit en hyuer auec les moutons,
en esté aux cloistres des Eglises. Sufficit ad id natura, quod poscit.
Cleanthes viuoit de ses mains, et se vantoit, que Cleanthes, s’il
vouloit, nourriroit encore vn autre Cleanthes.   Si ce que Nature
exactement, et originelement nous demande, pour la conseruation
de nostre estre, est trop peu (comme de vray combien ce l’est, et2
combien à bon comte nostre vie se peut maintenir, il ne se doit
exprimer mieux que par cette consideration: Que c’est si peu, qu’il
eschappe la prise et le choc de la Fortune, par sa petitesse) dispensons
nous de quelque chose plus outre; appellons encore nature,
l’vsage et condition de chacun de nous; taxons nous, traitons nous
à cette mesure; estendons noz appartenances et noz comtes iusques
là. Car iusques là, il me semble bien, que nous auons quelque
excuse. L’accoustumance est vne seconde nature, et non moins
puissante. Ce qui manque à ma coustume ie tiens qu’il me manque.
Et i’aymerois presque esgalement qu’on m’ostast la vie, que si on3
me l’essimoit et retranchoit bien loing de l’estat auquel ie l’ay vescue
si long temps. Ie ne suis plus en termes d’vn grand changement,
ny de me ietter à vn nouueau train et inusité; non pas mesme
vers l’augmentation: il n’est plus temps de deuenir autre. Et comme
ie plaindrois quelque grande aduenture, qui me tombast à cette
heure entre mains, qu’elle ne seroit venuë en temps que i’en peusse
iouyr,

Quo mihi fortunæ, si non conceditur vti?

Ie me plaindroy de mesme, de quelque acquest interne. Il vault
quasi mieux iamais, que si tard, deuenir honneste homme. Et bien4
entendu à viure, lors qu’on n’a plus de vie. Moy, qui m’en vay, resigneroy
facilement à quelqu’vn, qui vinst, ce que i’apprends de
prudence, pour le commerce du monde. Moustarde apres disner. Ie
498 n’ay que faire du bien, duquel ie ne puis rien faire. A quoy la
science, à qui n’a plus de teste? C’est iniure et deffaueur de Fortune,
de nous offrir des presents, qui nous remplissent d’vn iuste
despit de nous auoir failly en leur saison. Ne me guidez plus: ie ne
puis plus aller. De tant de membres, qu’a la suffisance, la patience
nous suffit. Donnez la capacité d’vn excellent dessus, au chantre qui a
les poulmons pourris! Et d’eloquence à l’eremite relegué aux deserts
d’Arabie. Il ne faut point d’art, à la cheute. La fin se trouue de
soy, au bout de chasque besongne. Mon monde est failly, ma forme
expirée. Ie suis tout du passé. Et suis tenu de l’authorizer et d’y1
conformer mon issue. Ie veux dire cecy par maniere d’exemple. Que
l’eclipsement nouueau des dix iours du Pape, m’ont prins si bas,
que ie ne m’en puis bonnement accoustrer. Ie suis des années, ausquelles
nous comtions autrement. Vn si ancien et long vsage, me
vendique et rappelle à soy. Ie suis contraint d’estre vn peu heretique
par là. Incapable de nouuelleté, mesme correctiue. Mon imagination
en despit de mes dents se iette tousiours dix iours plus
auant, ou plus arriere: et grommelle à mes oreilles. Cette regle touche
ceux, qui ont à estre. Si la santé mesme, si succrée vient à me
retrouuer par boutades, c’est pour me donner regret plustost que2
possession de soy. Ie n’ay plus où la retirer. Le temps me laisse.
Sans luy rien ne se possede. O que ie feroy peu d’estat de ces
grandes dignitez electiues, que ie voy au monde, qui ne se donnent
qu’aux hommes prests à partir: ausquelles on ne regarde pas tant,
combien deuëment on les exercera, que combien peu longuement
on les exercera: dés l’entrée on vise à l’issue. Somme: me voicy
apres d’acheuer cet homme, non d’en refaire vn autre. Par long
vsage, cette forme m’est passée en substance, et fortune en nature.
Ie dis donc, que chacun d’entre nous foiblets, est excusable
d’estimer sien, ce qui est compris soubs cette mesure. Mais aussi3
au delà de ces limites, ce n’est plus que confusion. C’est la plus
large estandue que nous puissions octroyer à noz droicts. Plus nous
amplifions nostre besoing et possession, d’autant plus nous engageons
nous aux coups de la Fortune, et des aduersitez. La carriere
de noz desirs doit estre circonscripte, et restraincte, à vn court limite,
des commoditez les plus proches et contigues. Et doit en
outre, leur course, se manier, non en ligne droicte, qui face bout
ailleurs, mais en rond, duquel les deux pointes se tiennent et terminent
en nous, par vn brief contour. Les actions qui se conduisent
500 sans cette reflexion, s’entend voisine reflexion et essentielle, comme
sont celles des auaricieux, des ambitieux, et tant d’autres, qui courent
de pointe, desquels la course les emporte tousiours deuant
eux, ce sont actions erronées et maladiues.   La plus part de noz
vacations sont farcesques. Mundus vniuersus exercet histrioniam. Il
faut iouer deuement nostre rolle, mais comme rolle d’vn personnage
emprunté. Du masque et de l’apparence, il n’en faut pas faire vne
essence réelle, ny de l’estranger le propre. Nous ne sçauons pas
distinguer la peau de la chemise. C’est assés de s’enfariner le visage,
sans s’enfariner la poictrine. I’en vois qui se transforment et1
se transsubstantient en autant de nouuelles figures, et de nouueaux
estres, qu’ils entreprennent de charges: et qui se prelatent iusques
au foye et aux intestins: et entrainent leur office iusques en leur
garderobe. Ie ne puis leur apprendre à distinguer les bonnetades,
qui les regardent, de celles qui regardent leur commission, ou leur
suitte, ou leur mule. Tantum se fortunæ permittunt, etiam vt naturam
dediscant. Ils enflent et grossissent leur ame, et leur discours
naturel, selon la haulteur de leur siege magistral. Le Maire et Montaigne,
ont tousiours esté deux, d’vne separation bien claire. Pour
estre aduocat ou financier, il n’en faut pas mescognoistre la fourbe,2
qu’il y a en telles vacations. Vn honneste homme n’est pas comtable
du vice ou sottise de son mestier; et ne doit pourtant en refuser
l’exercice. C’est l’vsage de son pays, et il y a du proffit. Il faut viure
du monde, et s’en preualoir, tel qu’on le trouue. Mais le iugement
d’vn Empereur, doit estre au dessus de son empire; et le voir et considerer,
comme accident estranger. Et luy doit sçauoir iouyr de soy
à part; et se communicquer comme Iacques et Pierre: au moins à
soy-mesmes.   Ie ne sçay pas m’engager si profondement, et si entier.
Quand ma volonté me donne à vn party, ce n’est pas d’vne si violente
obligation, que mon entendement s’en infecte. Aux presens3
brouillis de cet estat, mon interest ne m’a faict mescognoistre, ny
les qualitez louables en noz aduersaires, ny celles qui sont reprochables
502 en ceux que i’ay suiuy. Ils adorent tout ce qui est de leur
costé: moy ie n’excuse pas seulement la plus part des choses, qui
sont du mien. Vn bon ouurage, ne perd pas ses graces, pour plaider
contre moy. Hors le nœud du debat, ie me suis maintenu en
equanimité, et pure indifference. Neque extra necessitates belli, præcipuum
odium gero. Dequoy ie me gratifie, d’autant que ie voy communément
faillir au contraire. Ceux qui allongent leur cholere, et
leur haine au delà des affaires, comme faict la plus part, montrent
qu’elle leur part d’ailleurs, et de cause particuliere. Tout ainsi
comme, à qui estant guary de son vlcere, la fiebure demeure encore,1
montre qu’elle auoit vn autre principe plus caché. C’est qu’ils
n’en ont point à la cause, en commun: et entant qu’elle blesse l’interest
de touts, et de l’estat. Mais luy en veulent, seulement en ce,
qu’elle leur masche en priué. Voyla pourquoy, ils s’en picquent de
passion particuliere, et au delà de la iustice, et de la raison publique.
Non tam omnia vniuersi, quàm ea, quæ ad quemque pertinerent,
singuli carpebant. Ie veux que l’aduantage soit pour nous: mais ie
ne forcene point, s’il ne l’est. Ie me prens fermement au plus sain
des partis. Mais ie n’affecte pas qu’on me remarque specialement,
ennemy des autres, et outre la raison generalle. I’accuse merueilleusement2
cette vitieuse forme d’opiner: Il est de la Ligue: car il
admire la grace de Monsieur de Guyse. L’actiueté du Roy de Nauarre
l’estonne: il est Huguenot. Il trouue cecy à dire aux mœurs du
Roy: il est seditieux en son cœur. Et ne conceday pas au magistrat
mesme, qu’il eust raison, de condamner vn liure, pour auoir logé
entre les meilleurs poëtes de ce siecle, vn heretique. N’oserions
nous dire d’vn voleur, qu’il a belle greue? Faut-il, si elle est putain,
qu’elle soit aussi punaise? Aux siecles plus sages, reuoqua-on
le superbe tiltre de Capitolinus, qu’on auoit auparauant donné à
Marcus Manlius, comme conseruateur de la religion et liberté publique?3
Estouffa-on la memoire de sa liberalité, et de ses faicts
d’armes, et recompenses militaires ottroyées à sa vertu, par ce qu’il
affecta depuis la Royauté, au preiudice des loix de son pays? S’ils
ont prins en haine vn aduocat, l’endemain il leur deuient ineloquent.
I’ay touché ailleurs le zele, qui poulsa des gens de bien à semblables
fautes. Pour moy, ie sçay bien dire: Il faict meschamment
cela, et vertueusement cecy. De mesmes, aux prognostiques ou euenements
sinistres des affaires, ils veulent, que chacun en son party
504 soit aueugle ou hebeté: que nostre persuasion et iugement, serue
non à la verité, mais au proiect de nostre desir. Ie faudroy plustost
vers l’autre extremité: tant ie crains, que mon desir me suborne.
Ioint, que ie me deffie vn peu tendrement, des choses que ie souhaitte.
   I’ay veu de mon temps, merueilles en l’indiscrette et
prodigieuse facilité des peuples, à se laisser mener et manier la
creance et l’esperance, où il a pleu et seruy à leurs chefs: par dessus
cent mescomtes, les vns sur les autres: par dessus les fantosmes,
et les songes. Ie ne m’estonne plus de ceux, que les singeries
d’Apollonius et de Mahumed embufflerent. Leur sens et entendement,1
est entierement estouffé en leur passion. Leur discretion
n’a plus d’autre choix, que ce qui leur rit, et qui conforte leur
cause. I’auoy remarqué souuerainement cela, au premier de noz
partis fiebureux. Cet autre, qui est nay depuis, en l’imitant, le surmonte.
Par où ie m’aduise, que c’est vne qualité inseparable des
erreurs populaires. Apres la premiere qui part, les opinions s’entrepoussent,
suiuant le vent, comme les flotz. On n’est pas du corps,
si on s’en peut desdire: si on ne vague le train commun. Mais
certes on faict tort aux partis iustes, quand on les veut secourir de
fourbes. I’y ay tousiours contredict. Ce moyen ne porte qu’enuers2
les testes malades. Enuers les saines, il y a des voyes plus seures, et
non seulement plus honnestes, à maintenir les courages, et excuser
les accidents contraires.   Le ciel n’a point veu vn si poisant desaccord,
que celuy de Cæsar, et de Pompeius; ny ne verra pour
l’aduenir. Toutesfois il me semble recognoistre en ces belles ames,
vne grande moderation de l’vn enuers l’autre. C’estoit vne ialousie
d’honneur et de commandement, qui ne les emporta pas à hayne
furieuse et indiscrette; sans malignité et sans detraction. En leurs<