The Project Gutenberg EBook of Les Memoires d'un ane., by Comtesse de Segur This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Les Memoires d'un ane. Author: Comtesse de Segur Release Date: June 29, 2004 [EBook #12783] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MEMOIRES D'UN ANE. *** Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. La Comtesse de Segur LES MEMOIRES D'UN ANE A MON PETIT MAITRE M. HENRI DE SEGUR _Mon petit Maitre, vous avez ete bon pour moi, mais vous avez parle avec mepris des anes en general. Pour mieux vous faire connaitre ce que sont les anes, j'ecris et je vous offre ces Memoires. Vous verrez, mon cher petit Maitre, comment moi, pauvre ane, et mes amis anes, anons et anesses, nous avons ete et nous sommes injustement traites pas les hommes. Vous verrez que nous avons beaucoup d'esprit et beaucoup d'excellentes qualites; vous verrez aussi combien j'ai ete mechant dans ma jeunesse, combien j'en ai ete puni et malheureux, et comme le repentir m'a change et m'a rendu l'amitie de mes camarades et de mes maitres. Vous verrez enfin que lorsqu'on aura lu ce livre, au lieu de dire: Bete comme un ane, ignorant comme un ane, tetu comme un ane, on dira: de l'esprit comme un ane, savant comme un ane, docile comme un ane, et que vous et vos parents vous serez fiers de ces eloges. Hi! han! mon bon Maitre; je vous souhaite de ne pas ressembler, dans la premiere moitie de sa vie, a votre fidele serviteur, CADICHON, Ane savant._ I LE MARCHE Je ne me souviens pas de mon enfance; je fus probablement malheureux comme tous les anons, joli, gracieux comme nous le sommes tous; tres certainement je fus plein d'esprit, puisque, tout vieux que je suis, j'en ai encore plus que mes camarades. J'ai attrape plus d'une fois mes pauvres maitres, qui n'etaient que des hommes, et qui, par consequent, ne pouvaient pas avoir l'intelligence d'un ane. Je vais commencer par vous raconter un des tours que je leur ai joues dans le temps de mon enfance: Les hommes n'etant pas tenus de savoir tout ce que savent les anes, vous ignorez sans doute, vous qui lisez ce livre, ce qui est connu de tous les anes mes amis: c'est que tous les mardis il y a dans la ville de Laigle un marche ou l'on vend des legumes, du beurre, des oeufs, du fromage, des fruits et autres choses excellentes. Ce mardi est un jour de supplice pour mes pauvres confreres; il l'etait pour moi aussi avant que je fusse achete par ma bonne vieille maitresse, votre grand'mere, chez laquelle je vis maintenant. J'appartenais a une fermiere exigeante et mechante. Figurez-vous, mon cher petit maitre, qu'elle poussait la malice jusqu'a ramasser tous les oeufs que pondaient ses poules, tout le beurre et les fromages que lui donnait le lait de ses vaches, tous les legumes et fruits qui murissaient dans la semaine, pour remplir des paniers qu'elle mettait sur mon dos. Et quand j'etais si charge que je pouvais a peine avancer, cette mechante femme s'asseyait encore au-dessus des paniers et m'obligeait a trotter ainsi ecrase, accable, jusqu'au marche de Laigle, qui etait a une lieue de la ferme. J'etais toutes les fois dans une colere que je n'osais montrer, parce que j'avais peur des coups de baton; ma maitresse en avait un tres gros, plein de noeuds, qui me faisait bien mal quand elle me battait. Chaque fois que je voyais, que j'entendais les preparatifs du marche, je soupirais, je gemissais, je brayais meme dans l'espoir d'attendrir mes maitres. --Allons, grand paresseux, me disait-on en venant me chercher, Vas-tu te taire, et ne pas nous assourdir avec ta vilaine grosse voix. Hi! han! hi! han! voila-t-il une belle musique que tu nous fais! Jules, mon garcon, approche ce faineant pres de la porte, que ta mere lui mette sa charge sur le dos!... La! un panier d'oeufs! encore un!... Les fromages, le beurre... les legumes maintenant!... C'est bon! voila une bonne charge qui va nous donner quelques pieces de cinq francs. Mariette, ma fille, apporte une chaise, que ta mere monte la-dessus!... Tres bien! Allons, bon voyage, ma femme, et fais marcher ce faineant de bourri. Tiens, v'la ton gourdin, tape dessus. --Pan! pan! --C'est bien; encore quelques caresses de ce genre, et il marchera. --Vlan! Vlan! Le baton ne cessait de me frotter les reins, les jambes, le cou; je trottais, je galopais presque; la fermiere me battait toujours. Je fus indigne de tant d'injustice et de cruaute; j'essayai de ruer pour jeter ma maitresse par terre, mais j'etais trop charge; je ne pus que sautiller et me secouer de droite et de gauche. J'eus pourtant le plaisir de la sentir degringoler. "Mechant ane! sot animal! entete! Je vais te corriger et te donner du Martin-baton." En effet, elle me battit tellement que j'eus peine a marcher jusqu'a la ville. Nous arrivames enfin. On ota de dessus mon pauvre dos ecorche tous les paniers pour les poser a terre; ma maitresse, apres m'avoir attache a un poteau, alla dejeuner, et moi, qui mourais de faim et de soif, on ne m'offrit pas seulement un brin d'herbe, une goutte d'eau. Je trouvai moyen de m'approcher des legumes pendant l'absence de la fermiere, et je me rafraichis la langue en me remplissant l'estomac avec un panier de salades et de choux. De ma vie je n'en avais mange de si bons; je finissais le dernier chou et la derniere salade lorsque ma maitresse revint. Elle poussa un cri en voyant son panier vide; je la regardai d'un air insolent et si satisfait, qu'elle devina le crime que j'avais commis. Je ne vous repeterai pas les injures dont elle m'accabla. Elle avait tres mauvais ton, et lorsqu'elle etait en colere, elle jurait et disait des choses qui me faisaient rougir, tout ane que je suis. Apres donc m'avoir tenu les propos les plus humiliants, auxquels je ne repondais qu'en me lechant les levres et en lui tournant le dos, elle prit son baton et se mit a me battre si cruellement que je finis par perdre patience, et que je lui lancai trois ruades, dont la premiere lui cassa le nez et deux dents, la seconde lui brisa le poignet, et la troisieme l'attrapa a l'estomac et la jeta par terre. Vingt personnes se precipiterent sur moi en m'accablant de coups et d'injures. On emporta ma maitresse je ne sais ou, et l'on me laissa attache au poteau pres duquel etaient etalees les marchandises que j'avais apportees. J'y restai longtemps; voyant que personne ne songeait a moi, je mangeai un second panier plein d'excellents legumes, je coupai avec mes dents la corde qui me retenait, et je repris tout doucement le chemin de ma ferme. Les gens que je depassais sur la route s'etonnaient de me voir tout seul. --Tiens, ce bourri avec sa longe cassee! Il s'est echappe, disait l'un. --Alors, c'est un echappe des galeres, dit l'autre. Et tous se mirent a rire. --Il ne porte pas une forte charge sur son dos, reprit le troisieme. --Bien sur, il a fait un mauvais coup! s'ecria un quatrieme. --Attrape-le donc, mon homme, nous mettrons le petit sur son bat, dit une femme. --Ah! il te portera bien avec le petit gars, repondit le mari. Moi, voulant donner une bonne opinion de ma douceur et de ma complaisance, je m'approchai tout doucement de la paysanne, et je m'arretai pres d'elle pour la laisser monter sur mon dos. --Il n'a pas l'air mechant, ce bourri! dit l'homme en aidant sa femme a se placer sur le bat. Je souris de pitie en entendant ce propos: Mechant! comme si un ane doucement traite etait jamais mechant. Nous ne devenons coleres, desobeissants et entetes que pour nous venger des coups et des injures que nous recevons. Quand on nous traite bien, nous sommes bons, bien meilleurs que les autres animaux. Je ramenai a leur maison la jeune femme et son petit garcon, joli petit enfant de deux ans, qui me caressait, qui me trouvait charmant, et qui aurait bien voulu me garder. Mais je reflechis que ce ne serait pas honnete. Mes maitres m'avaient achete, je leur appartenais. J'avais deja brise le nez les dents, le poignet et l'estomac de ma maitresse, j'etais assez venge. Voyant donc que la maman allait ceder a son petit garcon, qu'elle gatait (je m'en etais bien apercu pendant que le portais sur mon dos), je fis un saut de cote et, avant que la maman eut pu ressaisir ma bride, je me sauvai en galopant, et je revins a la maison. Mariette, la fille de mon maitre, me vit la premiere. --Ah! voila Cadichon. Comme le voila revenu de bonne heure! Jules, viens lui oter son bat. --Mechant ane, dit Jules d'un ton bourru, il faut toujours s'occuper de lui. Pourquoi donc est-il revenu seul? Je parie qu'il s'est echappe. Vilaine bete! ajouta-t-il en me donnant un coup de pied dans les jambes, si je savais que tu t'es sauve, je te donnerais cent coups de baton. Mon bat et ma bride etant otes, je m'eloignai en galopant. A peine etais-je rentre dans l'herbage, que j'entendis des cris qui venaient de la ferme. J'approchai ma tete de la haie, et je vis qu'on avait ramene la fermiere; c'etaient les enfants qui poussaient ces cris. J'ecoutai de toutes mes oreilles, et j'entendis Jules dire a son pere: --Mon pere, je vais prendre le grand fouet du charretier, j'attacherai l'ane un arbre, et je le battrai jusqu'a ce qu'il tombe par terre. --Va, mon garcon, va, mais ne le tue pas; nous perdrions l'argent qu'il nous a coute. Je le vendrai a la prochaine foire. Je restai tremblant de frayeur en les entendant et en voyant Jules courir a l'ecurie pour chercher le fouet. Il n'y avait pas a hesiter, et, sans me faire scrupule cette fois de faire perdre a mes maitres le prix qu'ils m'avaient paye, je courus vers la haie qui me separait des champs: je m'elancai dessus avec une telle force que je brisai les branches et que je pus passer au travers. Je courus dans le champ, et je continuai a courir longtemps, bien longtemps, croyant toujours etre poursuivi. Enfin, n'en pouvant plus, je m'arretai, j'ecoutai ... je n'entendis rien. Je montai sur une butte, je ne vis personne. Alors, je commencai a respirer et a me rejouir de m'etre delivre de ces mechants fermiers. Mais je me demandais ce que j'allais devenir. Si je restais dans le pays, on me reconnaitrait, on me rattraperait, et l'on me ramenerait a mes maitres. Que faire? Ou aller? Je regardai autour de moi; je me trouvai isole et malheureux, et j'allai verser des larmes sur ma triste position, lorsque je m'apercus que j'etais au bord d'un bois magnifique: c'etait la foret de Saint-Evroult. "Quel bonheur! m'ecriai-je. Je trouverai dans cette foret de l'herbe tendre, de l'eau, de la mousse fraiche: j'y demeurerai pendant quelques jours, puis j'irai dans une autre foret, plus loin, bien plus loin de la ferme de mes maitres." J'entrai dans le bois; je mangeai avec bonheur de l'herbe tendre, et je bus l'eau d'une belle fontaine. Comme il commencait a faire nuit, je me couchai sur la mousse au pied d'un vieux sapin, et je m'endormis paisiblement jusqu'au lendemain. II LA POURSUITE Le lendemain, apres avoir mange et bu, je songeai a mon bonheur. "Me voici sauve, pensais-je; jamais on ne me retrouvera, et dans deux jours, quand je serai bien repose, j'irai plus loin encore." A peine avais-je fini cette reflexion, que j'entendis l'aboiement lointain d'un chien, puis d'un second; quelques instants apres, je distinguai les hurlements de toute une meute. Inquiet, un peu effraye meme, je me levai et je me dirigeai vers un petit ruisseau que j'avais remarque le matin. A peine y etais-je entre, que j'entendis la voix de Jules parlant aux chiens. "Allons, allons, mes chiens, cherchez bien, trouvez-moi ce miserable ane, mordez-le, dechirez-lui les jambes, et ramenez-le moi, que j'essaye mon fouet sur son dos." La frayeur manqua me faire tomber; mais je reflechis aussitot qu'en marchant dans l'eau les chiens ne pourraient plus sentir la trace de mes pas; je me mis donc a courir dans le ruisseau, qui etait heureusement borde des deux cotes de buissons tres epais. Je marchai sans m'arreter pendant fort longtemps; les aboiements des chiens s'eloignaient ainsi que la voix du mechant Jules: je finis par ne plus rien entendre. Haletant, epuise, je m'arretai un instant pour boire; je mangeai quelques feuilles de buissons; mes jambes etaient raides de froid, mais je n'osais par sortir de l'eau, j'avais peur que les chiens ne vinssent jusque-la et ne sentissent l'odeur de mes pas. Quand je fus un peu repose, je recommencai a courir, suivant toujours le ruisseau, jusqu'a ce que je fusse sorti de la foret. Je me trouvai alors dans une grande prairie ou paissaient plus de cinquante boeufs. Je me couchai au soleil dans un coin de l'herbage; les boeufs ne faisaient aucune attention a moi, de sorte que je pus manger et me reposer a mon aise. Vers le soir, deux hommes entrerent dans la prairie. --Frere, dit le plus grand des deux, si nous rentrions les boeufs cette nuit? On dit qu'il y a des loups dans le bois. --Des loups? Qui est-ce qui t'a dit cette betise? --Des gens de Laigle. On raconte que l'ane de la ferme des Haies a ete emporte et devore dans la foret. --Bah! laisse donc. Ils sont si mechants, les gens de cette ferme, qu'ils auront fait mourir leur ane a force de coups. --Et pourquoi donc qu'ils diraient que le loup l'a mange? --Pour qu'on ne sache pas qu'ils l'ont tue. --Tout de meme il vaudrait mieux rentrer nos boeufs. --Fais comme tu voudras, frere; je ne tiens ni a oui ni a non. Je ne bougeais pas dans mon coin, tant j'avais peur qu'on ne me vit. L'herbe etait haute et me cachait, fort heureusement; les boeufs ne se trouvaient pas du cote ou j'etais etendu; on les fit marcher vers la barriere, et puis a la ferme ou demeuraient leurs maitres. Je n'avais pas peur des loups, parce que l'ane dont on parlait c'etait moi-meme, et que je n'avais pas vu la queue d'un loup dans la foret ou j'avais passe la nuit. Je dormis donc a merveille, et je finissais mon dejeuner quand les boeufs rentrerent dans la prairie: deux gros chiens les menaient. Je les regardais tranquillement, lorsqu'un des chiens m'apercut, aboya d'un air menacant, et courut vers moi; son compagnon le suivit. Que devenir? Comment leur echapper? Je m'elancai sur les palissades qui entouraient la prairie; le ruisseau que j'avais suivi la traversait; je fus assez heureux pour sauter par-dessus, et j'entendis la voix d'un des hommes de la veille qui rappelait ses chiens. Je continuai mon chemin tout doucement, et je marchai jusqu'a une autre foret, dont j'ignore le nom. Je devais etre a plus de dix lieues de la ferme des Haies: j'etais donc sauve; personne ne me connaissait, et je pouvais me montrer sans craindre d'etre ramene chez mes anciens maitres. III LES NOUVEAUX MAITRES Je vecus tranquillement un mois dans cette foret. Je m'ennuyais bien un peu quelquefois, mais je preferais encore vivre seul que vivre malheureux. J'etais donc a moitie heureux lorsque je m'apercus que l'herbe diminuait et devenait dure; les feuilles tombaient, l'eau etait glacee, la terre etait humide. "Helas! helas! pensai-je; que devenir? Si je reste ici, je perirai de froid, de faim, de soif. Mais ou aller? Qui est-ce qui voudra de moi?" A force de reflechir, j'imaginai un moyen de trouver un abri. Je sortis de la foret, et j'allai dans un petit village tout pres de la. Je vis une petite maison isolee et bien propre; une bonne femme etait assise a la porte, elle filait. Je fus touche de son air de bonte et de tristesse; je m'approchai d'elle, et je mis ma tete sur son epaule. La bonne femme poussa un cri, se leva precipitamment de dessus sa chaise, et parut effrayee. Je ne bougeai pas; je la regardai d'un air doux et suppliant. --Pauvre bete! dit-elle enfin, tu n'as pas l'air mechant. Si tu n'appartiens a personne, je serais bien contente de t'avoir pour remplacer mon pauvre vieux Grison, mort de vieillesse. Je pourrai continuer a gagner ma vie en vendant mes legumes au marche. Mais ... tu as sans doute un maitre, ajouta-t-elle en soupirant. --A qui parlez-vous, grand'mere? dit une voix douce qui venait de l'interieur de la maison. --Je cause avec un ane qui est venu me mettre la tete sur l'epaule, et qui me regarde d'un air si doux que je n'ai pas le coeur de le chasser. --Voyons, voyons, reprit la petite voix. Et aussitot je vis sur le seuil de la porte un beau petit garcon de six a sept ans. Il etait pauvrement mais proprement vetu. Il me regarda d'un oeil curieux et un peu craintif. --Puis-je le caresser, grand'mere? dit-il. --Certainement, mon Georget; mais prends garde qu'il ne te morde. Le petit garcon allongea son bras, et, ne pouvant m'atteindre, il avanca un pied, puis l'autre, et put me caresser le dos. Je ne bougeai pas, de peur de l'effrayer; seulement je tournai ma tete vers lui, et je passai ma langue sur sa main. _Georget:_--Grand'mere, grand'mere, comme il a l'air bon, ce pauvre ane, il m'a leche la main! _La grand' mere:_--C'est singulier qu'il soit tout seul. Ou est son maitre? Va donc, Georget, par le village et a l'auberge ou s'arretent les voyageurs: tu demanderas a qui appartient ce bourri. Son maitre est peut-etre en peine de lui. _Georget:_--Vais-je emmener le bourri, grand'mere? _La grand'mere:_--Il ne te suivrait pas; laisse-le aller ou il voudra. Georget partit en courant; je trottai apres lui. Quand il vit que je le suivais, il vint a moi, et, me caressant, il me dit: "Dis donc, mon petit bourri, puisque tu me suis tu me laisseras bien monter sur ton dos". Et, sautant sur mon dos, il me fit: _Hu! hu!_ Je partis au petit galop, ce qui enchanta Georget. _Ho! ho!_ fit-il en passant devant l'auberge. Je m'arretai tout de suite. Georget sauta a terre; je restai devant la porte, ne bougeant pas plus que si j'avais ete attache. --Ou'est-ce que tu veux, mon garcon! dit le maitre de l'auberge. --Je viens savoir, monsieur Duval, si ce bourri, qui est ici a la porte, ne serait pas a vous ou a une de vos pratiques. M. Duval s'avanca vers la porte, me regarda attentivement. "Non ce n'est pas a moi, ni a personne que je connaisse, mon garcon. Va chercher plus loin." Georget remonta sur mon dos; je repartis au galop, et nous marchames, demandant de porte en porte a qui j'appartenais. Personne ne me reconnaissait, et nous revinmes chez la bonne grand'mere, qui filait toujours assise devant sa maison. _Georget:_--Grand'mere, le bourri n'appartient a personne du pays. Qu'allons-nous en faire? Il ne veut pas me quitter, et il se sauve quand quelqu'un veut le toucher. _La grand'mere:_--En ce cas, mon Georget, il ne faut pas le laisser passer la nuit dehors; il pourrait lui arriver malheur. Va le mener a l'ecurie de notre pauvre Grison, et donne-lui une botte de foin et un seau d'eau. Nous verrons demain a le mener au marche; peut-etre retrouverons-nous son maitre. _Georget:_--Et si nous ne le retrouvons pas, grand'mere? _La grand'mere:_--Nous le garderons jusqu'a ce qu'on le reclame. Nous ne pouvons pas laisser cette pauvre bete perir de froid pendant l'hiver, ou bien tomber aux mains de mechants garnements qui la battraient et la feraient mourir de fatigue et de misere. Georget me donna a boire et a manger, me caressa et sortit. Je lui entendis dire en fermant la porte: "Ah! que je voudrais qu'il n'eut pas de maitre et qu'il restat chez nous!" Le lendemain Georget me mit un licou apres m'avoir fait dejeuner. Il m'amena devant la porte, la grand'mere me mit sur le dos un bat tres leger, et s'assit dessus. Georget lui apporta un petit panier de legumes, qu'elle mit sur ses genoux, et nous partimes pour le marche de Mamers. La bonne femme vendit bien ses legumes, personne ne me reconnut et je revins avec mes nouveaux maitres. Je vecus chez eux pendant quatre ans; j'etais heureux; je ne faisais de mal a personne; je faisais bien mon service; j'aimais mon petit maitre, qui ne me battait jamais; on ne me fatiguait pas trop; on me nourrissait assez bien. D'ailleurs, je ne suis pas gourmand. L'ete, des epluchures de legumes, des herbes dont ne veulent pas les chevaux ni les vaches; l'hiver, du foin et des pelures de pommes de terre, de carottes, de navets: voila ce qui nous suffit a nous autres anes. Il y avait pourtant des journees que je n'aimais pas; c'etaient celles ou ma maitresse me louait a des enfants du voisinage. Elle n'etait pas riche, et, les jours ou je n'avais pas a travailler, elle etait bien aise de gagner quelque chose en me louant aux enfants du chateau voisin. Ils n'etaient pas toujours bons. Voici ce qui m'arriva un jour dans une de ces promenades. IV LE PONT Il y avait six anes ranges dans la cour; j'etais un des plus beaux et des plus forts. Trois petites filles nous apporterent de l'avoine dans une auge. Tout en mangeant, j'ecoutais causer les enfants. _Charles_:--Voyons, mes amis, choisissons nos anes. Moi, d'abord, je prends celui-ci (en me montrant du doigt). --Toi, tu prends toujours ce que tu crois le meilleur, dirent a la fois les cinq enfants. Il faut tirer au sort. _Charles_:--Comment veux-tu que nous tirions au sort, Caroline? Est-ce qu'on peut mettre les anes dans un sac et les en tirer comme des billes? Antoine:--Ah! ah! ah! Est-il bete avec ses anes dans un sac! Comme si on ne pouvait pas les numeroter, 1, 2, 3, 4, 5, 6, mettre les numeros dans un sac, et tirer au hasard chacun le sien. --C'est vrai, c'est vrai, s'ecrierent les cinq autres. Ernest, fais les numeros pendant que nous allons les ecrire sur le dos des anes. Ces enfants sont betes, me disais-je. S'ils avaient l'esprit d'un ane, au lieu de se donner l'ennui d'ecrire les numeros sur notre dos, ils nous rangeraient tout simplement le long du mur: le premier serait l, le second 2, et ainsi de suite. Pendant ce temps, Antoine avait apporte un gros morceau de charbon. J'etais le premier, il m'ecrivit un enorme 1 sur la croupe; pendant qu'il ecrivait 2 sur la croupe de mon camarade, je me secoue fortement pour lui faire voir que son invention n'etait pas fameuse. Voila le charbon parti et le 1 disparu. --Imbecile! s'ecria-t-il; il faut que je recommence. Pendant qu'il refait son n deg. l, mon camarade, qui m'avait vu faire, et qui etait malin, se secoue a son tour. Voila le 2 parti. Antoine commence a se facher; les autres rient et se moquent de lui. Je fais signe aux camarades, nous le laissons faire; aucun ne bouge. Ernest revient avec les numeros dans son mouchoir: chacun tire. Pendant qu'ils regardent leurs numeros, je fais encore un signe aux camarades, et voila que tous nous nous secouons tant et plus. Plus de charbon, plus de numeros; il faut tout recommencer: les enfants sont en colere. Charles triomphe et ricane; Ernest, Albert, Caroline, Cecile et Louise crient contre Antoine, qui tape du pied; ils se disent des injures; mes camarades et moi, nous nous mettons a braire. Le tapage attire les papas et les mamans. On leur explique la chose. Un des papas imagine enfin de nous ranger le long du mur. Il fait tirer les numeros aux enfants. --Un! s'ecrie Ernest. C'etait moi. --Deux! dit Cecile. C'etait un de mes amis. --Trois! dit Antoine. Et ainsi de suite jusqu'au dernier. --A present, partons, dit Charles. Moi, d'abord, je pars le premier. --Oh! je saurai bien te rattraper, lui repondit vivement Ernest. --Je parie que non, reprit aussitot Charles. -Je gage que si, repliqua Ernest. Voila Charles qui tape son ane et qui part au galop. Avant qu'Ernest ait eu le temps de me donner un coup de fouet, je pars aussi, mais d'un train qui me fait bien vite rattraper Charles et son ane. Ernest est enchante, Charles est furieux. Il tape, il tape son ane; Ernest n'avait pas besoin de me frapper, je courais, j'allais comme le vent. Je depasse Charles en une minute; j'entends les autres qui suivent en riant et en criant: --Bravo! l'ane n deg. 1; bravo! il court comme un cheval. L'amour-propre me donne du courage; je continue a galoper jusqu'a ce que nous soyons arrives pres d'un pont. J'arrete brusquement; je venais de voir qu'une large planche du pont etait pourrie; je ne voulais pas tomber a l'eau avec Ernest, mais retourner avec les autres, qui etaient bien loin derriere nous. --Ho la! ho la! bourri, me dit Ernest. Sur le pont, mon ami, sur le pont! Je resiste; il me donne un coup de baguette. Je continue a marcher vers les autres. --Entete! bete brute! veux-tu tourner et passer le pont? Je marche toujours vers les camarades; je les rejoins malgre les injures et les coups de ce mechant garcon. --Pourquoi bats-tu ton ane, Ernest? s'ecria Caroline; il est excellent. Il t'a mene ventre a terre et t'a fait depasser Charles. --Je le bats parce qu'il s'entete a ne pas vouloir passer le pont, dit Ernest; il s'est obstine a revenir sur ses pas. --Ah! bah! c'est parce qu'il etait seul; maintenant que nous voila tous il passera le pont tout comme les autres. Les malheureux! pensai-je. Ils vont tous tomber dans la riviere! Il faut que je tache de leur montrer qu'il y a du danger. Et me voila reparti au galop, courant vers le pont, a la grande satisfaction d'Ernest et aux cris de joie des enfants. Je galope jusqu'au pont; arrive la, je m'arrete brusquement comme si j'avais peur. Ernest, etonne, me presse de continuer: je recule d'un air de frayeur, qui surprend plus encore Ernest. L'imbecile ne voyait rien; la planche pourrie etait pourtant bien visible. Les autres avaient rejoint, et regardaient en riant les efforts d'Ernest pour me faire passer et les miens pour ne pas passer. Ils finissent par descendre de leurs anes; chacun me pousse, me bat sans pitie; je ne bouge pas. --Tirez-le par la queue! s'ecrie Charles. Les anes sont si entetes, que lorsqu'on veut les faire reculer, ils avancent. Les voila qui veulent me saisir la queue. Je me defends en ruant; ils me battent tous ensemble: je n'en bouge pas davantage. --Attends, Ernest, dit Charles; je passerai le premier, ton ane me suivra certainement. Il veut avancer, je me mets en travers du pont; il me fait reculer a force de coups. "Au fait, me dis-je, si ce mechant garcon veut se noyer, qu'il se noie, j'ai fait ce que j'ai pu pour le sauver; qu'il boive un coup, puisqu'il le veut absolument." A peine son ane met-il le pied sur la planche pourrie, qu'elle casse, et voila Charles et son ane a l'eau. Pour son camarade, il n'y avait pas de danger, car il savait nager comme tous les anes. Mais Charles se debattait et criait sans pouvoir se tirer de la. --Une perche! une perche! disait-il. Les enfants criaient et couraient de tous cotes. Enfin Caroline apercoit une longue perche, la ramasse et la presente a Charles, qui la saisit. Son poids entraine Caroline, qui appelle _au secours!_ Ernest, Antoine et Albert courent a elle; ils parviennent avec peine a retirer le malheureux Charles, qui avait bu plus qu'il n'avait soif, et qui etait trempe des pieds a la tete. Quand il est sauve, les enfants se mettent a rire de sa mine piteuse; Charles se fache; les enfants sautent sur leurs anes et lui conseillent en riant de rentrer a la maison pour changer d'habits et de linge. Il remonte tout mouille sur son ane. Je riais a part moi de sa figure ridicule. Le courant avait entraine son chapeau et ses souliers, l'eau ruisselait jusqu'a terre; ses cheveux, trempes, se collaient a sa figure, son air furieux achevait de le rendre completement risible. Les enfants riaient, mes camarades sautaient et couraient pour temoigner leur gaiete. Je dois ajouter que l'ane de Charles etait deteste de nous tous, parce qu'il etait querelleur, gourmand et bete, ce qui est tres rare parmi les anes. Enfin, Charles disparut, les enfants et mes camarades se calmerent. Chacun me caressa et admira mon esprit; nous repartimes tous, moi en tete de la bande. V LE CIMETIERE Nous marchions au pas, et nous approchions du cimetiere du village, qui est a une lieue du chateau. "Si nous retournions, dit Caroline, et que nous reprenions le chemin de la foret?" --Pourquoi cela? dit Cecile. _Caroline:_--C'est que je n'aime pas les cimetieres. _Cecile:_ d'un air moqueur.--Pourquoi n'aimes-tu pas les cimetieres? Est-ce que tu as peur d'y rester? --Non, mais je pense aux pauvres gens qui y sont enterres, et j'en suis attristee. Les enfants se moquerent de Caroline, et passerent expres tout contre le mur. Ils allaient le depasser, lorsque Caroline, qui paraissait inquiete, arreta son ane, sauta a terre, et courut a la grille du cimetiere. --Que fais-tu, Caroline? ou vas-tu? s'ecrierent les enfants. Caroline ne repondit pas; elle poussa precipitamment la grille, entra dans le cimetiere, regarda autour d'elle, et courut vers une tombe fraichement remuee. Ernest l'avait suivie avec inquietude, et la rejoignit au moment ou, se baissant vers la tombe, elle relevait un pauvre petit garcon de trois ans dont elle avait entendu les gemissements. --Qu'as-tu, mon pauvre petit? Pourquoi pleures-tu? L'enfant sanglotait et ne pouvait repondre; il etait tres joli et miserablement vetu. _Caroline:_--Comment es-tu tout seul ici, mon pauvre petit? _L'enfant:_ sanglotant.--Ils m'ont laisse ici; j'ai faim. _Caroline:_--Qui est-ce qui t'a laisse ici? _L'enfant:_ sanglotant.--Les hommes noirs; j'ai faim. _Caroline:_--Ernest, va vite chercher nos provisions; il faut donner a manger a ce pauvre petit; il nous expliquera ensuite pourquoi il pleure et pourquoi il est ici. Ernest courut chercher le panier aux provisions, pendant que Caroline tachait de consoler l'enfant. Peu d'instants apres Ernest reparut, suivi de toute la bande, que la curiosite attirait. On donna a l'enfant du poulet froid et du pain trempe dans du vin; a mesure qu'il mangeait, ses larmes se sechaient, son visage reprenait un air riant. Quand il fut rassasie, Caroline lui demanda pourquoi il etait couche sur cette tombe. _L'enfant:_--C'est grand'mere qu'ils ont mise la. Je veux attendre qu'elle revienne. _Caroline:_--Ou est ton papa? _L'enfant:_--Je ne sais pas, je ne le connais pas. _Caroline:_--Et ta maman? _L'enfant:_--Je ne sais pas; des hommes noirs l'ont emportee comme grand'mere. _Caroline:_--Mais qui est-ce qui te soigne? _L'enfant:_--Personne. _Caroline:_--Qui est-ce qui te donne a manger? _L'enfant:_--Personne; je tetais nourrice. _Caroline:_--Ou est-elle ta nourrice? _L'enfant:_--La-bas, a la maison. _Caroline:_--Qu'est-ce qu'elle fait? _L'enfant:_--Elle marche; elle mange de l'herbe. _Caroline:_--De l'herbe? Et tous les enfants se regarderent avec surprise. --Elle est donc folle? dit tout bas Cecile. _Antoine:_--Il ne sait ce qu'il dit, il est trop jeune. _Caroline:_--Pourquoi ta nourrice ne t'a-t-elle pas emporte? _L'enfant:_--Elle ne peut pas; elle n'a pas de bras. La surprise des enfants redoubla. _Caroline:_--Mais alors comment peut-elle te porter? _L'enfant:_--Je monte sur son dos. _Caroline:_--Est-ce que tu couches avec elle? _L'enfant:_ souriant.--Oh non! je serais trop mal. _Caroline:_--Mais ou couche-t-elle donc? N'a-t-elle pas un lit? L'enfant se mit a rire et dit: --Oh non! elle couche sur la paille. --Que veut dire tout cela? dit Ernest. Demandons-lui de nous mener dans sa maison, nous verrons sa nourrice; elle nous expliquera ce qu'il veut dire. --J'avoue que je n'y comprends rien, dit Antoine. _Caroline:_--Peux-tu retourner chez toi, mon petit? _L'enfant:_--Oui, mais pas tout seul; j'ai peur des hommes noirs; il y en a plein la chambre de grand'mere. _Caroline:_--Nous irons tous avec toi; montre-nous par ou il faut aller. Caroline remonta sur son ane, et prit le petit garcon sur ses genoux. Il lui indiqua le chemin, et, cinq minutes apres, nous arrivames tous a la cabane de la mere Thibaut, qui etait morte de la veille et enterree du matin. L'enfant courut a la maison et appela: "Nourrice, nourrice!" Aussitot une chevre bondit hors de l'ecurie restee ouverte, courut a l'enfant et temoigna sa joie de le revoir par mille sauts et caresses. L'enfant l'embrassait aussi; puis il dit: "Teter, nourrice". La chevre se coucha aussitot par terre; le petit garcon s'etendit pres d'elle et se mit a teter comme s'il n'avait ni bu ni mange. --Voila la nourrice expliquee, dit enfin Ernest. Que ferons-nous de cet enfant? --Nous n'avons rien a en faire, dit Antoine qu'a le laisser la avec sa chevre. Les enfants se recrierent tous avec indignation. _Caroline:_--Ce serait abominable d'abandonner ce pauvre petit; il mourrait peut-etre bientot, faute de soins. _Antoine:_--Que veux-tu en faire? Vas-tu l'emmener chez toi? _Caroline:_--Certainement; je prierai maman de faire demander qui il est, s'il a des parents, et, en attendant, de le garder a la maison. _Antoine:_--Et notre partie d'ane? Nous allons donc tous rentrer? _Caroline:_--Mais non, Ernest aura la complaisance de m'accompagner. Continuez,! vous autres, votre promenade; vous etes encore quatre, vous pouvez bien vous passer de moi et d'Ernest. --Au fait, elle a raison, dit Antoine; remontons a ane et continuons notre promenade. Et ils partirent, laissant la bonne Caroline avec son cousin Ernest. "Comme c'est heureux qu'on ne m'ait pas ecoutee et qu'on ait voulu me taquiner en passant si pres du cimetiere, dit Caroline: sans cela je n'aurais pas entendu pleurer ce pauvre enfant et il aurait passe la nuit entiere sur la terre froide et humide!" C'etait moi qu'Ernest montait. Je compris, avec mon intelligence accoutumee, qu'il fallait arriver le plus promptement possible au chateau. Je me mis donc a galoper, mon camarade me suivit, et nous arrivames en une demi-heure. On fut d'abord effraye de notre retour si prompt. Caroline raconta ce qui leur etait arrive avec l'enfant. Sa maman ne savait trop qu'en faire, lorsque la femme du garde offrit de l'elever avec son fils, qui etait du meme age. La maman accepta son offre. Elle fit demander au village le nom du petit garcon et ce qu'etaient devenus ses parents. On apprit que le pere etait mort l'annee d'avant, la mere depuis six mois; l'enfant etait reste avec une vieille grand'mere mechante et avare, qui etait morte la veille. Personne n'avait pense a l'enfant, et il avait suivi le cercueil jusqu'au cimetiere; du reste, la grand'mere avait du bien, l'enfant n'etait pas pauvre. On fit venir la bonne chevre chez le garde, qui eleva l'enfant et en fit un bon petit sujet. Je le connais, il s'appelle Jean Thibaut: il ne fait jamais de mal aux animaux, ce qui prouve son bon coeur; et il m'aime beaucoup, ce qui prouve son esprit. VI LA CACHETTE J'etais heureux, je l'ai deja dit; mon bonheur devait bientot finir. Le pere de Georget etait soldat; il revint dans son pays, rapporta de l'argent, que lui avait laisse en mourant son capitaine, et la croix, qui lui avait donnee son general. Il acheta une maison a Mamers, emmena son petit garcon et sa vieille mere, et me vendit a un voisin qui avait une petite ferme. Je fus triste de quitter ma bonne vieille maitresse et mon petit maitre Georget; tous deux avaient toujours ete bons pour moi, et j'avais bien rempli tous mes devoirs. Mon nouveau maitre n'etait pas mauvais, mais il avait la sotte manie de vouloir faire travailler tout le monde, et moi comme les autres. Il m'attelait a une petite charrette, et il me faisait charrier de la terre, du fumier, des pommes, du bois. Je commencais a devenir paresseux; je n'aimais pas a etre attele, et je n'aimais pas surtout le jour du marche. On ne me chargeait pas trop et l'on ne me battait pas, mais il fallait ce jour-la rester sans manger depuis le matin jusqu'a trois ou quatre heures de l'apres-midi. Quand la chaleur etait forte, j'avais soif a mourir, et il fallait attendre que tout fut vendu, que mon maitre eut recu son argent, qu'il eut dit bonjour aux amis, qui lui faisaient boire la goutte. Je n'etais pas tres bon alors; je voulais qu'on me traitat avec amitie, sans quoi je cherchais a me venger. Voici ce que j'imaginai un jour; vous verrez que les anes ne sont pas betes; mais vous verrez aussi que je devenais mauvais. Le jour du marche, on se levait de meilleure heure que de coutume a la ferme; on cueillait les legumes, on battait le beurre, on ramassait les oeufs. Je couchais pendant l'ete dans une grande prairie. Je voyais et j'entendais ces preparatifs, et je savais qu'a dix heures du matin on devait venir me chercher pour m'atteler a la petite charrette, remplie de tout ce qu'on voulait vendre. J'ai deja dit que ce marche m'ennuyait et me fatiguait. J'avais remarque dans la prairie un grand fosse rempli de ronces et d'epines; je pensai que je pourrais m'y cacher, de maniere qu'on ne put me trouver au moment du depart. Le jour du marche, quand je vis commencer les allees et venues des gens de la ferme, je descendis tout doucement dans le fosse, et je m'y enfoncai si bien qu'il etait impossible de m'apercevoir. J'etais la depuis une heure, blotti dans les ronces et les epines, lorsque j'entendis le garcon m'appeler, en courant de tous cotes, puis retourner a la ferme. Il avait sans doute appris au maitre que j'etais disparu, car peu d'instants apres j'entendis la voix du fermier lui-meme appeler sa femme et tous les gens de la ferme pour me chercher. --Il aura sans doute passe au travers de la haie, disait l'un. --Par ou veux-tu qu'il ait passe? Il n'y a de breche nulle part, repondit l'autre. --On aura laisse la barriere ouverte, dit le maitre. Courez dans les champs, garcons, il ne doit pas etre loin; allez vite et ramenez-le, car le temps passe, et nous arriverons trop tard. Les voila tous partis dans les champs, dans les bois, a courir, a m'appeler. Je riais tout bas dans mon trou, et je n'avais garde de me montrer. Les pauvres gens revinrent essouffles, haletants; pendant une heure ils avaient cherche partout. Le maitre jura apres moi, dit qu'on m'avait sans doute vole, que j'etais bien bete de m'etre laisse prendre, fit atteler un de ses chevaux a la charrette et partit de fort mauvaise humeur. Quand je vis que chacun etait retourne a son ouvrage, que personne ne pouvait me voir, je passai la tete avec precaution hors de ma cachette, je regardai autour de moi, et, me voyant seul, je sortis tout a fait; je courus a l'autre bout de la prairie, pour qu'on ne put deviner ou j'avais ete, et je me mis a braire de toutes mes forces. A ce bruit, les gens de la ferme accoururent. --Tiens, le voila revenu! s'ecria le berger. --D'ou vient-il donc? dit la maitresse. --Par ou a-t-il passe? reprit le charretier. Dans ma joie d'avoir evite le marche, je courus a eux. Ils me recurent tres bien, me caresserent, me dirent que j'etais une bonne bete de m'etre sauve d'entre les mains des gens qui m'avaient vole, et me firent tant de compliments que j'en fus honteux, car je sentais bien que je meritais le baton bien plus que des caresses. On me laissa paitre tranquillement, et j'aurais passe une journee charmante, si je ne m'etals pas senti trouble par ma conscience, qui me reprochait d'avoir attrape mes pauvres maitres. Quand le fermier revint et qu'il apprit mon retour, il fut bien content, mais aussi bien surpris. Le lendemain, il fit le tour de la prairie, et boucha avec soin tous les trous de la haie qui l'entourait. "Il sera bien fin s'il s'echappe encore, dit-il en finissant. J'ai bouche avec des epines et des piquets jusqu'aux plus petites breches; il n'y a pas de quoi donner passage a un chat." La semaine se passa tranquillement; on ne pensait plus a mon aventure. Mais au marche suivant je recommencai mon mechant tour, et je me cachai dans ce fosse qui m'evitait une si grande fatigue et un si grand ennui. On me chercha comme la derniere fois, on s'etonna plus encore, et l'on crut qu'un habile voleur m'avait enleve en me faisant passer par la barriere. "Cette fois, dit tristement mon maitre, il est definitivement perdu. Il ne pourra pas s'echapper une seconde fois, et quand meme il s'echapperait, il ne pourra rentrer; j'ai trop bien bouche toutes les breches de la haie." Et il partit en soupirant; ce fut encore un des chevaux qui me remplaca a la charrette. De meme que la semaine precedente je sortis de ma cachette quand tout le monde fut parti; mais je trouvai plus prudent de ne pas annoncer mon retour en faisant _hi! han!_ comme l'autre fois. Quand on me trouva mangeant tranquillement l'herbe dans la prairie. et quand mon maitre apprit que j'etais revenu peu de temps apres son depart, je vis qu'on soupconnait quelque tour de ma facon; personne ne me fit de compliments, on me regardait d'un air mefiant, et je m'apercus bien que j'etais surveille plus que par le passe. Je me moquai d'eux, et je me dis en moi-meme: "Mes bons amis, vous serez bien fins si vous decouvrez le tour que je vous joue; je suis plus fin que vous, et je vous attraperai encore et toujours." Je me cachai donc une troisieme fois, bien content de ma finesse. Mais j'etais a peine blotti dans mon fosse, quand j'entendis l'aboiement formidable du gros chien de garde, et la voix de mon maitre qui disait: "Attrape-le, _Garde a vous_, hardi, hardi! descends dans le fosse, mords-lui les jarrets, amene-le! bravo! mon chien; attrape, _Garde a vous!_" _Garde a vous_ s'etait en effet elance dans le trou, il me mordait les jarrets, le ventre; il m'aurait devore si je ne m'etais decide a sauter hors du fosse; j'allais courir vers la haie et chercher a m'y frayer un passage, quand le fermier, qui m'attendait, me lanca un noeud coulant et m'arreta tout court. Il s'etait arme d'un fouet, qu'il me fit rudement sentir; le chien continuait a me mordre, le maitre me battait; je me repentais amerement de ma paresse. Enfin le fermier renvoya _Garde a vous_, cessa de me battre, detacha le noeud coulant, me passa un licou, et m'emmena tout penaud et tout meurtri pour m'atteler a la charrette qui m'attendait. Je sus depuis qu'un des enfants etait reste sur la route, pres de la barriere, pour m'ouvrir si je revenais; il m'avait apercu sortant du fosse, et il l'avait dit a son pere. Le petit traitre! Je lui en voulus de ce que j'appelais une mechancete, jusqu'a ce que mes malheurs et mon experience m'eussent rendu meilleur. Depuis ce jour on fut bien plus severe pour moi; on voulut m'enfermer, mais j'avais trouve moyen d'ouvrir toutes les barrieres avec mes dents; si c'etait un loquet, je le levais; si c'etait un bouton, je le tournais; si c'etait un verrou, je le poussais. J'entrais partout, je sortais de partout. Le fermier jurait, grondait, me battait: il devenait mechant pour moi, et moi, je l'etais de plus en plus pour lui. Je me sentais malheureux par ma faute; je comparais ma vie miserable avec celle que je menais autrefois chez ces memes maitres; mais, au lieu de me corriger, je devenais de plus en plus entete et mechant. Un jour, j'entrai dans le potager, je mangeai toute la salade; un autre jour, je jetai par terre son petit garcon, qui m'avait denonce; une autre fois, je bus un baquet de creme qu'on avait mis dehors pour battre du beurre. J'ecrasais leurs poulets, leurs petits dindons, je mordais leurs cochons; enfin je devins si mechant, que la maitresse demanda a son mari de me vendre a la foire de Mamers, qui devait avoir lieu dans quinze jours. J'etais devenu maigre et miserable a force de coups et de mauvaise nourriture. On voulut, pour me mieux vendre, me mettre en bon etat, comme disent les fermiers. On defendit aux gens de la ferme et aux enfants de me maltraiter; on ne me fit plus travailler, on me nourrit tres bien: je fus tres heureux pendant ces quinze jours. Mon maitre me mena a la foire et me vendit cent francs. En le quittant, j'aurais bien voulu lui donner un bon coup de dent, mais je craignis de faire prendre mauvaise opinion de moi a mes nouveaux maitres, et je me contentai de lui tourner le dos avec un geste de mepris. VII LE MEDAILLON J'avais ete achete par un monsieur et une dame qui avaient une fille de douze ans toujours souffrante, et qui s'ennuyait. Elle vivait a la campagne et seule, car elle n'avait pas d'amies de son age. Son pere ne s'occupait pas d'elle; sa maman l'aimait assez, mais elle ne pouvait souffrir de lui voir aimer personne, pas meme des betes. Pourtant, comme le medecin avait ordonne de la distraction, elle pensa que des promenades a ane l'amuseraient suffisamment. Ma petite maitresse s'appelait Pauline; elle etait triste et souvent malade; tres douce, tres bonne et tres jolie. Tous les jours elle me montait; je la menais promener dans les jolis chemins et les jolis petits bois que je connaissais. Dans le commencement, un domestique ou une femme de chambre l'accompagnait; mais quand on vit combien j'etais doux, bon et soigneux pour ma petite maitresse, on la laissa aller seule. Elle m'appela Cadichon: ce nom m'est reste. "Va te promener avec Cadichon, lui disait son pere: avec un ane comme celui-la, il n'y a pas de danger; il a autant d'esprit qu'on homme, et il saura toujours te ramener a la maison." Nous sortions donc ensemble. Quand elle etait fatiguee de marcher, je me rangeais contre une butte de terre, ou bien descendais dans un petit fosse pour qu'elle put monter facilement sur mon dos. Je la menais pres des noisetiers charges de noisettes; je m'arretais pour la laisser en cueillir a son aise. Ma petite maitresse m'aimait beaucoup; elle me soignait, me caressait. Quand il faisait mauvais et que nous ne pouvions pas sortir, elle venait me voir dans mon ecurie; elle m'apportait du pain, de l'herbe fraiche, des feuilles de salade, des carottes; elle me parlait, croyant que je ne la comprenais pas; elle me contait ses petis chagrins, quelquefois elle pleurait. "Oh! mon pauvre Cadichon, disait-elle; tu es un ane, et tu ne peux me comprendre; et pourtant tu es mon seul ami; car a toi seul je puis dire tout ce que je pense. Maman m'aime, mais elle est jalouse; elle veut que je n'aime qu'elle; je ne connais personne de mon age, et je m'ennuie." Et Pauline pleurait et me caressait. Je l'aimais aussi, et je la plaignais, cette pauvre petite. Quand elle etait pres de moi, j'avais soin de ne pas bouger, de peur de la blesser avec mes pieds. Un jour, je vis Pauline accourir vers moi toute joyeuse. "Cadichon, Cadichon, s'ecria-t-elle, maman m'a donne un medaillon de ses cheveux; je veux y ajouter des tiens, car tu es aussi mon ami; je t'aime, et j'aurai ainsi les cheveux de ceux que j'aime le plus au monde." En effet, Pauline coupa du poil a ma criniere, ouvrit son medaillon, et les mela avec les cheveux de sa maman. J'etais heureux de voir combien Pauline m'aimait; j'etais fier de voir mes poils dans un medaillon, mais je dois avouer qu'ils ne faisaient pas un joli effet; gris, durs, epais, ils faisaient paraitre les cheveux de la maman rudes et affreux. Pauline ne le voyait pas; elle tournait dans tous les sens et admirait son medaillon, lorsque la maman entra. --Qu'est-ce que tu regardes la? lui dit-elle. --C'est mon medaillon, maman, repondit Pauline en le cachant a moitie. _La maman:_--Pourquoi l'as-tu apporte ici. _Pauline:_--Pour le faire voir a Cadichon. _La maman:_--Quelle sottise! En verite, Pauline, tu perds la tete avec ton Cadichon! Comme s'il pouvait comprendre ce que c'est qu'un medaillon de cheveux. _Pauline:_--Je vous assure, maman, qu'il comprend tres bien; il m'a leche la main quand ... quand ... Pauline rougit et se tut. _La maman:_--Eh bien! pourquoi n'acheves-tu pas? A quel propos Cadichon t'a-t-il leche la main? _Pauline:_ embarrassee.--Maman, j'aime mieux ne pas vous le dire; j'ai peur que vous ne me grondiez. _La maman:_ avec vivacite.--Qu'est-ce donc? Voyons; parle. Quelle betise as-tu faite encore? _Pauline:_--Ce n'est pas une betise, maman, au contraire. _La maman:_--Alors, de quoi as-tu peur? Je parie que tu as donne a Cadichon de l'avoine a le rendre malade. _Pauline:_--Non, je ne lui ai rien donne, au contraire. _La maman:_--Comment, au contraire! Ecoute, Pauline, tu m'impatientes; je veux que tu me dises ce que tu as fait, et pourquoi tu m'as quittee depuis pres d'une heure. En effet, l'arrangement de mes poils avait ete tres long; il avait fallu enlever le papier colle derriere le medaillon, oter le verre, placer les poils et recoller le tout. Pauline hesita encore un instant; puis elle dit bien bas et en hesitant bien fort: --J'ai coupe des poils de Cadichon pour... _La maman:_ avec impatience.--Pour? Eh bien! acheve donc! Pour quoi faire? _Pauline:_ tres bas.--Pour mettre dans le medaillon. _La maman:_ avec colere.--Dans quel medaillon? _Pauline:_--Dans celui que vous m'avez donne. _La maman:_ de meme.--Celui que je t'ai donne avec mes cheveux! Et qu'as-tu fait de mes cheveux? --Ils y sont toujours; les voila, repondit la pauvre Pauline en presentant le medaillon. --Mes cheveux meles avec les poils de l'ane! s'ecria la maman avec emportement. Ah! c'est trop fort! Vous ne meritez pas, mademoiselle, le present que je vous ai fait. Me mettre au rang d'un ane! Temoigner a un ane la meme tendresse qu'a moi! Et, arrachant le medaillon des mains de la malheureuse Pauline stupefaite, elle le lanca a terre, pietina dessus et le brisa en mille morceaux. Puis, sans regarder sa fille, elle sortit de l'ecurie en fermant la porte avec violence. Pauline, surprise, effrayee de cette colere subite, resta un moment immobile. Elle ne tarda pas a eclater en sanglots, et, se jetant a mon cou, elle me dit: "Cadichon, Cadichon, tu vois comme on me traite! On ne veut pas que je t'aime, mais je t'aimerai malgre eux et plus qu'eux, parce que toi tu es bon, tu ne me grondes jamais; tu ne me causes jamais aucun chagrin, et tu cherches a m'amuser dans nos promenades. Helas! Cadichon, quel malheur que tu ne puisses ni me comprendre ni me parler! Que de choses je te dirais!" Pauline se tut: et elle se jeta par terre et continua a pleurer doucement. J'etais touche et attriste de son chagrin, mais je ne pouvais la consoler ni meme lui faire savoir que je la comprenais. J'eprouvais une colere furieuse contre cette mere qui, par betise ou par exces de tendresse pour sa fille, la rendait malheureuse. Si j'avais pu, je lui aurais fait comprendre le chagrin qu'elle causait a Pauline, le mal qu'elle faisait a cette sante si delicate, mais je ne pouvais parler, et je regardais avec tristesse couler les larmes de Pauline. Un quart d'heure a peine s'etait ecoule depuis le depart de la maman, lorsqu'une femme de chambre ouvrit la porte, appela Pauline, et lui dit: --Mademoiselle, votre maman vous demande, elle ne veut pas que vous restiez a l'ecurie de Cadichon, ni meme que vous y entriez. --Cadichon, mon pauvre Cadichon! s'ecria Pauline, on ne veut donc plus que je le voie! --Si fait, mademoiselle, mais seulement quand vous irez en promenade; votre maman dit que votre place est au salon et pas a l'ecurie. Pauline ne repliqua pas, elle savait que sa maman voulait etre obeie; elle m'embrassa une derniere fois; je sentis couler ses larmes sur mon cou. Elle sortit et ne rentra plus. Depuis ce temps, Pauline devint plus triste et plus souffrante; elle toussait; je la voyais palir et maigrir. Le mauvais temps rendait nos promenades plus rares et moins longues. Quand on m'amenait devant le perron du chateau, Pauline montait sur mon dos sans me parler; mais, quand nous etions hors de vue, elle sautait a terre, me caressait, et me racontait ses chagrins de tous les jours pour soulager son coeur, et pensant que je ne pouvais la comprendre. C'est ainsi que j'appris que sa maman etait restee de mauvaise humeur et maussade depuis l'aventure du medaillon; que Pauline s'ennuyait et s'attristait plus que jamais, et que la maladie dont elle souffrait devenait tous les jours plus grave. VIII L'INCENDIE Un soir que je commencais a m'endormir, je fus reveille par des cris: _Au feu!_ Inquiet, effraye, je cherchai a me debarrasser de la courroie qui me retenait; mais, j'eus beau tirer, me rouler a terre, la maudite courroie ne cassait pas. J'eus enfin l'heureuse idee de la couper avec mes dents: j'y parvins apres quelques efforts. La lueur de l'incendie eclairait ma pauvre ecurie; les cris, le bruit augmentaient; j'entendais les lamentations des domestiques, le craquement des murs, des planchers qui s'ecroulaient, le ronflement des flammes; la fumee penetrait deja dans mon ecurie, et personne ne songeait a moi; personne n'avait la charitable pensee d'ouvrir seulement ma porte pour me faire echapper. Les flammes augmentaient de violence; je sentais une chaleur incommode qui commencait a me suffoquer. "C'est fini, me dis-je, je suis condamne a bruler vif; quelle mort affreuse! Oh! Pauline! ma chere maitresse! vous avez oublie votre pauvre Cadichon." A peine avais-je, non pas prononce, mais pense ces paroles, que ma porte s'ouvrit avec violence, et j'entendis la voix terrifiee de Pauline qui m'appelait. Heureux d'etre sauve, je m'elancai vers elle et nous allions passer la porte, lorsqu'un craquement epouvantable nous fit reculer. Un batiment en face de mon ecurie s'etait ecroule; ses debris bouchaient tout passage: ma pauvre maitresse devait perir pour avoir voulu me delivrer. La fumee, la poussiere de l'eboulement et la chaleur nous suffoquaient. Pauline se laissa tomber pres de moi. Je pris subitement un parti dangereux, mais qui seul pouvait nous sauver. Je saisis avec mes dents la robe de ma petite maitresse presque evanouie, et je m'elancai a travers les poutres enflammees qui couvraient la terre. J'eus le bonheur de tout traverser sans que sa robe prit feu; je m'arretai pour voir de quel cote je devais me diriger, tout brulait autour de nous. Desespere, decourage, j'allais poser a terre Pauline completement evanouie, lorsque j'apercus une cave ouverte; je m'y precipitai, sachant bien que nous serions en surete dans les caves voutees du chateau. Je deposai Pauline pres d'un baquet plein d'eau afin qu'elle put s'en mouiller le front et les tempes en revenant a elle, ce qui ne tarda pas a arriver. Quand elle se vit sauvee et a l'abri de tout danger, elle se jeta a genoux, et fit une priere touchante pour remercier Dieu de l'avoir preservee d'un si terrible danger. Ensuite elle me remercia avec une tendresse et une reconnaissance qui m'attendrirent. Elle but quelques gorgees de l'eau du baquet et ecouta. Le feu continuait ses ravages, tout brulait; on entendait encore quelques cris, mais vaguement, et sans pouvoir reconnaitre les voix. "Pauvre maman et pauvre papa! dit Pauline, ils doivent croire que j'ai peri en leur desobeissant, en allant a la recherche de Cadichon. Maintenant il faut attendre que le feu soit eteint. Nous passerons sans doute la nuit dans la cave. Bon Cadichon, ajouta-t-elle, c'est grace a toi que je vis." Elle ne parla plus; elle s'etait assise sur une caisse renversee, et je vis qu'elle dormait. Sa tete etait appuyee sur un tonneau vide. Je me sentais fatigue, et j'avais soif. Je bus l'eau du baquet; je m'etendis pres de la porte, et je ne tardai pas a m'endormir de mon cote. Je me reveillai au petit jour. Pauline dormait encore. Je me levai doucement; j'allai a la porte, que j'entr'ouvris; tout etait brule et tout etait eteint; on pouvait facilement enjamber les decombres et arriver en dehors de la cour du chateau. Je fis un leger _hi! han!_ pour eveiller ma maitresse. En effet, elle ouvrit les yeux, et, me voyant pres de la porte, elle y courut et regarda autour d'elle. "Tout brule! dit-elle tristement. Tout perdu! Je ne verrai plus le chateau, je serai morte avant qu'il soit rebati, je le sens; je suis faible et malade, tres malade, quoi qu'en dise maman.... "Viens, mon Cadichon, continua-t-elle apres etre restee quelques instants pensive et immobile; viens, sortons maintenant; il faut que je trouve maman et papa pour les rassurer. Ils me croient morte!" Elle franchit legerement les pierres tombees, les murs ecroules, les poutres encore fumantes. Je la suivais; nous arrivames bientot sur l'herbe; la elle monta sur mon dos, et je me dirigeai vers le village. Nous ne tardames pas a trouver la maison ou s'etaient refugies les parents de Pauline; croyant leur fille perdue, ils etaient dans un grand chagrin. Quand ils l'apercurent, ils pousserent un cri de joie et s'elancerent vers elle. Elle leur raconta avec quelle intelligence et quel courage je l'avais sauvee. Au lieu de courir a moi, me remercier, me caresser, la mere me regarda d'un oeil indifferent; le pere ne me regarda pas du tout. --C'est grace a lui que tu as manque de perir, ma pauvre enfant, dit la mere. Si tu n'avais pas eu la folle pensee d'aller ouvrir son ecurie et le detacher, nous n'aurions pas passe une nuit de desolation, ton pere et moi. --Mais, reprit vivement Pauline, c'est lui qui m'a.... --Tais-toi, tais-toi, dit la mere en l'interrompant; ne me parle plus de cet animal que je deteste, et qui a manque causer ta mort. Pauline soupira, me regarda avec douleur et se tut. Depuis ce jour, je ne l'ai plus revue. La frayeur que lui avait causee l'incendie, la fatigue d'une nuit passee sans se coucher, et surtout le froid de la cave, augmenterent le mal qui la faisait souffrir depuis longtemps. La fievre la prit dans la journee et ne la quitta plus. On la mit dans un lit dont elle ne devait pas se relever. Le refroidissement de la nuit precedente acheva ce que la tristesse et l'ennui avaient commence; sa poitrine, deja malade, s'engagea tout a fait; elle mourut au bout d'un mois ne regrettant pas la vie, ne craignant pas la mort. Elle parlait souvent de moi, et m'appelait dans son delire. Personne ne s'occupa de moi; je mangeais ce que je trouvais, je couchais dehors malgre le froid et la pluie. Quand je vis sortir de la maison le cercueil qui emportait le corps de ma pauvre petite maitresse, je fus saisi de douleur, je quittai le pays et je n'y suis jamais revenu depuis. IX LA COURSE D'ANES Je vivais miserablement a cause de la saison; j'avais choisi pour demeurer une foret, ou je trouvais a peine ce qu'il fallait pour m'empecher de mourir de faim et de soif. Quand le froid faisait geler les ruisseaux, je mangeais de la neige; pour toute nourriture je broutais des chardons et je couchais sous les sapins. Je comparais ma triste existence avec celle que j'avais menee chez mon maitre Georget et meme chez le fermier auquel on m'avait vendu; j'y avais ete heureux tant que je ne m'etais pas laisse aller a la paresse, a la mechancete, a la vengeance; mais je n'avais aucun moyen de sortir de cet etat miserable, car je voulais rester libre et maitre de mes actions. J'allais quelquefois aux environs d'un village situe pres de la foret, pour savoir ce que se passait dans le monde. Un jour, c'etait au printemps, le beau temps etait revenu, je fus surpris de voir un mouvement extraordinaire; le village avait pris un air de fete; on marchait par bandes; chacun avait ses beaux habits des dimanches, et, ce qui m'etonna plus encore, tous les anes du pays y etaient rassembles. Chaque ane avait un maitre que le tenait par la bride; ils etaient tous peignes, brosses; plusieurs avaient des fleurs sur la tete, autour du cou, et aucun n'avait ni bat ni selle. "C'est singulier! pensai-je. Il n'y a pourtant pas de foire aujourd'hui. Que peuvent faire ici tous mes camarades, nettoyes, pomponnes? Et comme ils sont dodus! On les a bien nourris cet hiver." En achevant ces mots, je me regardai; je vis mon dos, mon ventre, ma croupe, maigres, mal peignes, les poils herisses, mais je me sentais fort et vigoureux. "J'aime mieux, pensai-je, etre laid, mais leste et bien portant; mes camarades, que je vois si beaux, si gras, si bien soignes, ne supporteraient pas les fatigues et les privations que j'ai endurees tout l'hiver." Je m'approchai pour savoir ce que voulait dire cette reunion d'anes, lorsqu'un des jeunes garcons qui les tenaient m'apercut et se mit a rire. --Tiens! s'ecria-t-il; voyez donc, camarades, le bel ane qui nous arrive. Est-il bien peigne! --Et bien soigne, et bien nourri! s'ecria un autre. Vient-il pour la course? --Ah! s'il y tient, faudra le laisser courir, dit un troisieme; il n'y a pas de danger qu'il gagne le prix. Un rire general accueillit ces paroles. J'etais contrarie, mecontent des plaisanteries betes de ces garcons, pourtant j'appris qu'il s'agissait d'une course. Mais quand, comment devait-elle se faire? C'est ce que je voulais savoir, et je continuai a ecouter et a faire semblant de ne rien comprendre de ce qu'ils disaient. --Va-t-on bientot partir? demanda un des jeunes gens. --Je n'en sais rien, on attend le maire. --Ou allez-vous faire courir vos anes? dit une bonne femme qui arrivait. _Jeannot:_--Dans la grande prairie du moulin, mere Tranchet. _Mere Tranchet:_--Combien etes-vous d'anes ici presents? _Jeannot:_--Nous sommes seize sans vous compter, mere Tranchet. Un nouveau rire accueillit cette plaisanterie. _Mere Tranchet:_ riant.--Tiens, t'es un malin, toi. Et que doit gagner le premier arrive? _Jeannot:_--D'abord l'honneur, et puis une montre d'argent. _Mere Tranchet:_--Je serais bien aise d'etre une bourrique pour gagner la montre; je n'ai jamais eu de quoi en avoir une. _Jeannot:_--Ah bien! si vous aviez amene un bourri, vous auriez couru la chance. Et tous de rire de plus belle. _Mere Tranchet:_--Ou veux-tu que je prenne un bourri? Est-ce que j'ai jamais eu de quoi en nourrir et de quoi en payer un? Cette bonne femme me plaisait; elle avait l'air bonne et gaie: j'eus l'idee de lui faire gagner la montre. J'etais bien habitue a courir; tous les jours dans la foret je faisais de longues courses pour me rechauffer, et j'avais eu jadis la reputation de courir aussi vite et aussi longtemps qu'un cheval. "Voyons, me dis-je, essayons; si je perds, je n'y perdrai rien; si je gagne, je ferai gagner une montre a la mere Tranchet, qui en a bonne envie." Je partis au petit trot, et j'allai me placer a cote du dernier ane; je pris un air et je me mis a braire avec vigueur. --Hola, hola! l'ami, s'ecria Andre, vas-tu finir ta musique? Decampe, bourri, tu n'as pas de maitre, tu es trop mal peigne, tu ne peux pas courir. Je me tus, mais je ne bougeai pas de ma place. Les uns riaient, les autres se fachaient; on commencait a se quereller lorsque la mere Tranchet s'ecria: --S'il n'a pas de maitre, il va avoir une maitresse; je le reconnais maintenant. C'est Cadichon, l'ane de c'te pauvre mam'selle Pauline; ils l'ont chasse quand la petite ne s'est plus trouvee la pour le proteger, et je crois bien qu'il a vecu tout l'hiver dans la foret, car personne ne l'a revu depuis. Je le prends donc aujourd'hui a mon service; il va courir pour moi. --Tiens, c'est Cadichon! s'ecria-t-on de tous cotes, j'en ai entendu parler de ce fameux Cadichon. _Jeannot:_--Mais, si vous faites courir pour vous, mere Tranchet, il faut tout de meme deposer dans le sac du maire une piece blanche de cinquante centimes. _Mere Tranchet:_--Qu'a cela ne tienne, mes enfants. Voici ma piece, ajouta-t-elle en denouant un coin de son mouchoir; mais ... faut pas m'en demander d'autres, car je n'en ai pas beaucoup. _Jeannot:_--Ah bien! si vous gagnez, vous n'en manquerez pas, car tout le village a mis au sac: il y a plus de cent francs. J'approchai de la mere Tranchet, et je fis une pirouette, un saut, une ruade d'un air si delibere que les jeunes garcons commencerent a craindre de me voir gagner le prix. --Ecoute, Jeannot, dit Andre tout bas, tu as eu tort de laisser la mere Tranchet mettre au sac. La voila maintenant qui a le droit de faire courir Cadichon, et il m'a l'air alerte et dispose a nous souffler la montre et l'argent. _Jeannot:_--Ah bah! que t'es nigaud! Tu ne vois donc pas la figure qu'il a, ce pauvre Cadichon! Il va nous faire rire; il n'ira pas loin, va. _Andre:_--Je n'en sais rien. Si je lui presentais de l'avoine pour le faire partir? _Jeannot:_--Et les dix sous de la mere Tranchet, donc? _Andre:_--Et bien, l'ane parti, on les lui rendrait. _Jeannot:_--Au fait, Cadichon n'est pas plus a elle qu'a moi ou a toi. Va chercher un picotin, et tache de le faire partir sans que la mere Tranchet s'en apercoive. J'avais tout entendu et tout compris; aussi, quand Andre revint avec un picotin d'avoine dans son tablier, au lieu d'aller a lui, je me rapprochai de la mere Tranchet, qui causait avec des amis. Andre me suivit; Jeannot me prit par les oreilles et me fit tourner la tete, croyant que je ne voyais pas l'avoine. Je ne bougeai pas davantage malgre l'envie que j'avais d'y gouter. Jeannot commenca a me tirer, Andre a me pousser, et moi je mis a braire de ma plus belle voix. La mere Tranchet se retourna et vit la manoeuvre d'Andre et de Jeannot. --Ce n'est pas bien ce que vous faites la, mes garcons. Puisque vous m'avez fait mettre ma pauvre piece blanche au sac de course, faut pas m'enlever Cadichon. Vous avez peur de lui, a ce qu'il me semble. _Andre:_--Peur! d'un sale bourri comme ca? Ah! pour ca non, nous n'avons pas peur. _Mere Tranchet:_--Et pourquoi que vous le tiriez pour l'emmener? _Andre:_--C'etait pour lui donner un picotin. _Mere Tranchet:_ d'un air moqueur.--C'est different! c'est gentil, ca. Versez-lui ca par terre, qu'il mange a son aise. Et moi qui croyais que vous vouliez lui donner un picotin de malice! Voyez pourtant comme on se trompe. Andre et Jeannot etaient honteux et mecontents, mais ils n'osaient pas le faire voir. Leurs camarades riaient de les voir attrapes; la mere Tranchet se frottait les mains, et moi j'etais enchante. Je mangeais mon avoine avec avidite, je sentais que je prenais des forces en la mangeant; j'etais content de la mere Tranchet, et, quand j'eus tout avale, je devins impatient de partir. Enfin il se fit un grand tumulte; le maire venait donner l'ordre de placer les anes. On les rangea tous en ligne; je me mis modestement le dernier. Quand je parus seul, chacun demanda qui j'etais, a qui j'appartenais. --A personne, dit Andre. --A moi! cria la mere Tranchet. _Le maire_:--Il fallait mettre au sac de course, mere Tranchet. _Mere Tranchet_:--J'y ai mis, monsieur le maire. --Bon, inscrivez la mere Tranchet, dit le maire. --C'est deja fait, monsieur le maire, repondit le greffier. --C'est bien, reprit le maire. Tout est-il pret? Un, deux, trois! Partez! Les garcons qui tenaient les anes lacherent chacun le sien en lui donnant un grand coup de fouet. Tous partirent. Bien que personne ne m'eut retenu, j'attendis honnetement mon tour pour me mettre a courir. Tous avaient donc un peu d'avance sur moi. Mais ils n'avaient pas fait cent pas que je les avais rattrapes. Me voici a la tete de la bande, les devancant sans me donner beaucoup de mal. Les garcons criaient, faisaient claquer leurs fouets pour exciter leurs anes. Je me retournais de temps en temps pour voir leurs mines effarees, pour contempler mon triomphe et pour rire de leurs efforts. Mes camarades, furieux d'etre distances par moi, pauvre inconnu a mine piteuse, redoublerent d'efforts pour me joindre, me devancer et se barrer le passage les uns aux autres; j'entendais derriere moi des cris sauvages, des ruades, des coups de dents; deux fois je fus atteint, presque depasse par l'ane de Jeannot. J'aurais du me servir des memes moyens qu'il avait employes pour devancer mes camarades, mais je dedaignais ces indignes manoeuvres; je vis pourtant qu'il me fallait ne rien negliger pour ne pas etre battu. D'un elan vigoureux, je depassai mon rival; au moment meme il me saisit par la queue; la douleur manqua me faire tomber, mais l'honneur de vaincre me donna le courage de m'arracher a sa dent, en y laissant un morceau de ma queue. Le desir de la vengeance me donna des ailes. Je courus avec une telle vitesse, que j'arrivai au but non seulement le premier, mais laissant au loin derriere moi tous mes rivaux. J'etais haletant, epuise, mais heureux et triomphant. J'ecoutais avec bonheur les applaudissements des milliers de spectateurs qui bordaient la prairie. Je pris un air vainqueur et je revins fierement au pas jusqu'a la tribune du maire, qui devait donner le prix. La bonne femme Tranchet s'avanca vers moi, me caressa et me promit une bonne mesure d'avoine. Elle tendait la main pour recevoir la montre et le sac d'argent que le maire allait lui remettre, lorsque Andre et Jeannot accoururent en criant: --Arretez, monsieur le maire, arretez; ce n'est pas juste, ca. Personne ne connait cet ane; il n'appartient pas plus a la mere Tranchet qu'au premier venu; cet ane ne compte pas, c'est le mien qui est arrive le premier avec celui de Jeannot; la montre et le sac doivent etre pour nous. --Est-ce que la mere Tranchet n'a pas mis sa piece au sac de course? --Si fait, monsieur le maire, mais.... --Quelqu'un s'y est-il oppose quand elle y a mis? --Non, monsieur le maire, mais.... --Est-ce qu'au moment du depart vous vous y etes opposes? --Non, monsieur le maire, mais.... --L'ane de la mere Tranchet a donc bien reellement gagne montre et sac. --Monsieur le maire, rassemblez le conseil municipal pour juger la question; vous n'avez pas le droit tout seul. Le maire parut indecis; quand je vis qu'il hesitait, je saisis d'un mouvement brusque la montre et le sac avec mes dents et je les deposai dans les mains de la mere Tranchet, qui, inquiete, tremblante, attendait la decision du maire. Cette action intelligente mit les rieurs de notre cote et me valut des tonnerres d'applaudissements. --Voila la question tranchee par le vainqueur en faveur de la mere Tranchet, dit le maire en riant. Messieurs du conseil municipal, allons deliberer a table si j'etais dans mon droit en laissant faire justice par un ane. Mes amis, ajouta-t-il malicieusement en regardant Andre et Jeannot, je crois que le plus ane de nous n'est pas celui de la mere Tranchet. --Bravo! bravo! monsieur le maire, cria-t-on de tous cotes. Et tout le monde de rire, excepte Andre et Jeannot, qui s'en allerent en me montrant le poing. Et moi donc, etais-je content? Non, mon orgueil se revoltait; je trouvai que le maire avait ete insolent a mon egard en croyant injurier mes ennemis quand il les avait qualifies d'anes. C'etait ingrat, c'etait lache. J'avais eu du courage, de la moderation, de la patience, de l'esprit; et voila quelle etait ma recompense! Apres m'avoir insulte, on m'abandonnait. La mere Tranchet meme, dans sa joie d'avoir une montre et cent trente-cinq francs, oubliait son bienfaiteur, ne pensait plus a sa promesse de me regaler d'une bonne mesure d'avoine, et partait avec la foule sans me donner la recompense que j'avais si bien gagnee. X LE BONS MAITRES Je restai donc seul dans le pre; j'etais triste, ma queue me faisait souffrir. Je me demandais si les anes n'etaient pas meilleurs que les hommes, lorsque je sentis une main douce me caresser, et une voix douce me dire: "Pauvre ane! on a ete mechant pour toi! Viens, pauvre bete, viens chez grand'mere; elle te fera nourrir et soigner mieux que tes mechants maitres. Pauvre ane! comme tu es maigre!" Je me retournai; je vis un joli petit garcon de cinq ans; sa soeur, qui paraissait agee de trois ans, accourait avec sa bonne. _Jeanne_:--Jacques, qu'est-ce que tu dis a ce pauvre ane? _Jacques_:--Je lui dis de venir demeurer chez grand'mere: il est tout seul, pauvre bete! _Jeanne_:--Oui, Jacques prends-le; attends, je vais monter a dos. Ma bonne, ma bonne, a dos de l'ane. La bonne mit la petite fille sur mon dos; Jacques voulais me mener, mais je n'avais pas de brides. --Attendez, ma bonne, dit-il, je vais lui attacher mon mouchoir au cou. Le petit Jacques essaya, mais j'avais le cou trop gros pour son petit mouchoir: sa bonne lui donna le sien, qui etait encore trop court. --Comment faire, ma bonne? dit Jacques pret a pleurer. _La bonne_:--Allons au village demander un licou ou une corde. Viens, ma petite Jeanne, descends de dessus l'ane. _Jeanne_: se cramponnant a mon cou.--Non, je ne veux pas descendre; je veux rester sur l'ane, je veux qu'il me mene a la maison. _La bonne_:--Mais nous n'avons pas de licou pour le faire avancer. Tu vois bien qu'il ne bouge pas plus qu'un ane de pierre. _Jacques_:--Attendez, ma bonne, vous allez voir. D'abord je sais qu'il s'appelle Cadichon: la mere Tranchet me l'a dit. Je vais le caresser, l'embrasser, et je crois qu'il me suivra. Jacques s'approcha de mon oreille et me dit tout bas, en me caressant: --Marche, mon petit Cadichon; je t'en prie, marche. La confiance de ce bon petit garcon me toucha; je remarquai avec plaisir qu'au lieu de demander un baton pour me faire avancer, il n'avait songe qu'aux moyens de douceur et d'amitie. Aussi, a peine avait-il acheve sa phrase et sa petite caresse, que je me mis en marche. --Vous voyez, ma bonne, il me comprend, il m'aime! s'ecria Jacques, rouge de joie, les yeux brillants de bonheur, et courant en avant pour me montrer le chemin. _La bonne_:--Est-ce qu'un ane peut comprendre quelque chose? Il marche parce qu'il s'ennuie ici. _Jacques_:--Vous croyez qu'il a faim, ma bonne? _La bonne_:--Probablement; vois comme il est maigre. _Jacques_:--C'est vrai! pauvre Cadichon et moi qui ne pensais pas a lui donner mon pain! Et, tirant aussitot de sa poche le morceau que la bonne y avait mis pour son gouter, il me le presenta. J'avais ete offense de la mauvaise pensee de la bonne, et je fus bien aise de lui prouver qu'elle m'avait mal juge, que ce n'etait pas par interet que je suivais Jacques, et que je portais Jeanne sur mon dos par complaisance, par bonte. Je refusai donc le pain que m'offrait le bon petit Jacques et je me contentai de lui lecher la main. _Jacques_:--Ma bonne, ma bonne, il me baise la main, s'ecria Jacques; il ne veut pas de mon pain! Mon cher petit Cadichon, comme je t'aime! Vous voyez bien, ma bonne, qu'il me suit parce qu'il m'aime, ce n'est pas pour avoir du pain. _La bonne_:--Tant mieux pour toi si tu crois avoir un ane comme on n'en voit pas, un ane modele. Moi, je sais que les anes sont tous entetes et mechants, je ne les aime pas. _Jacques_:--Oh! ma bonne, le pauvre Cadichon n'est pas mechant, voyez comme il est bon pour moi. _La bonne_:--Nous verrons bien si cela durera. --N'est-ce pas, mon Cadichon, que tu seras toujours bon pour moi et pour Jeanne, dit le petit Jacques en me caressant. Je me tournai vers lui et le regardai d'un air si doux qu'il le remarqua malgre sa grande jeunesse; puis je me tournai vers la bonne et lui lancai un regard furieux, qu'elle vit bien aussi, car elle dit aussitot: --Comme il a l'oeil mauvais! il a l'air mechant, il me regarde comme s'il voulait me devorer! --Oh! ma bonne, dit Jacques, comment pouvez-vous dire cela? Il me regarde d'un air doux comme s'il voulait m'embrasser! Tous deux avaient raison, et moi je n'avais pas tort: je me promis d'etre excellent pour Jacques, Jeanne et les personnes de la maison qui seraient bonnes pour moi; et j'eus la mauvaise pensee d'etre mechant pour ceux qui me maltraiteraient ou qui m'insulteraient comme l'avait fait la bonne. Ce besoin de vengeance fut plus tard la cause de mes malheurs. Tout en causant, nous marchions toujours et nous arrivames bientot au chateau de la grand'mere de Jacques et de Jeanne. On me laissa a la porte, ou je restai comme un ane bien eleve, sans bouger, sans meme gouter l'herbe qui bordait le chemin sable. Deux minutes apres, Jacques reparut, trainant apres lui sa grand'mere. --Venez voir, grand'mere, venez voir comme il est doux, comme il m'aime! Ne croyez pas ma bonne, je vous en prie, dit Jacques en joignant les mains. --Non, grand'mere, croyez pas, je vous en prie, reprit Jeanne. --Voyons, dit la grand'mere en souriant, voyons ce fameux ane! Et, s'approchant de moi, elle me toucha, me caressa, me prit les oreilles, mit sa main a ma bouche sans que je fisse mine de la mordre ou meme de m'eloigner. _La grand'mere_:--Mais il a en effet l'air fort doux; que disiez-vous donc, Emilie, qu'il avait l'air mechant? _Jacques_:--N'est-ce pas, grand'mere, n'est-ce pas qu'il est bon, qu'il faut le garder? _La grand'mere_:--Cher petit, je le crois tres bon; mais comment pouvons-nous le garder, puisqu'il n'est pas a nous? Il faudra le ramener a son maitre. _Jacques_:--Il n'a pas de maitre, grand'mere. --Bien sur il n'a pas de maitre, grand'mere, reprit Jeanne, qui repetait tout ce que disait son frere. _La grand'mere_:--Comment, pas de maitre, c'est impossible. _Jacques_:--Si, grand'mere, c'est tres vrai, la mere Tranchet me l'a dit. _La grand'mere_:--Alors, comment a-t-il gagne le prix de la course pour elle? Puisqu'elle l'a pris pour courir, c'est qu'elle l'a emprunte a quelqu'un. _Jacques_:--Non, grand'mere, il est venu tout seul; il a voulu courir avec les autres. La mere Tranchet a paye pour prendre ce qu'il gagnerait, mais il n'a pas de maitre: c'est CADICHON, l'ane de la pauvre Pauline qui est morte, ses parents l'ont chasse, et il a vecu tout l'hiver dans la foret. _La grand'mere_:--Cadichon! le fameux Cadichon qui a sauve de l'incendie sa petite maitresse? Ah! je suis bien aise de le connaitre; c'est vraiment un ane extraordinaire et admirable! Et, tournant tout autour de moi, elle me regarda longtemps. J'etais fier de voir ma reputation si bien etablie; je me rengorgeais, j'ouvrais les narines, je secouais ma criniere. --Comme il est maigre! Pauvre bete! Il n'a pas ete recompense de son devouement, dit la grand'mere d'un air serieux et d'un ton de reproche. Gardons-le mon enfant, gardons-le puisqu'il a ete abandonne, chasse par ceux qui auraient du le soigner et l'aimer. Appelle Bouland; je le ferai mettre a l'ecurie avec une bonne litiere. Jacques, enchante, courut chercher Bouland, qui arriva tout de suite. _La grand'mere_:--Bouland, voici un ane que les enfants ont ramene; mettez-le a l'ecurie et donnez-lui a boire et a manger. _Bouland_:--Faudra-t-il le remettre a son maitre ensuite? _La grand'mere_:--Non; il n'a pas de maitre. Il parait que c'est le fameux Cadichon, qui a ete chasse apres la mort de sa petite maitresse; il est venu au village, et mes petits-enfants l'ont trouve abandonne dans le pre. Ils l'ont ramene, et nous le garderons. _Bouland_:--Et madame fait bien de le garder. Il n'y a pas son pareil dans tout le pays. On m'a raconte de lui des choses vraiment etonnantes; on dirait qu'il entend et qu'il comprend tout ce qui se dit. Madame va voir.... Viens, mon Cadichon, viens manger ton picotin d'avoine. Je me retournai aussitot, et je suivis Bouland qui s'en allait. --C'est etonnant, dit la grand'mere, il a vraiment compris. Elle rentra a la maison; Jacques et Jeanne voulurent m'accompagner a l'ecurie. On me placa dans une stalle; j'avais pour compagnons deux chevaux et un ane. Bouland, aide de Jacques, me fit une belle litiere; il alla me chercher une mesure d'avoine. --Encore, encore, Bouland, je vous en prie, dit Jacques; il lui en faut beaucoup, il a tant couru! _Bouland_:--Mais, monsieur Jacques, si vous lui donnez trop d'avoine, vous le rendrez trop vif; vous ne pourrez pas le monter, ni Mlle Jeanne non plus. _Jacques_:--Oh! il est si bon! nous pourrons le monter tout de meme. On me donna une enorme mesure d'avoine, et l'on mit pres de moi un seau plein d'eau. J'avais soif, je commencai par boire la moitie du seau; puis je croquai mon avoine, en me rejouissant d'avoir ete emmene par ce bon petit Jacques. Je fis encore quelques reflexions sur l'ingratitude de la mere Tranchet; je mangeai ma botte de foin, je m'etendis sur ma paille; je me trouvai couche comme un roi et je m'endormis. XI CADICHON MALADE Le lendemain, je n'eus d'autre occupation que de promener les enfants pendant une heure. Jacques venait me donner lui-meme mon avoine, et, malgre les observations de Bouland, il m'en donnait de quoi nourrir trois anes de ma taille. Je mangeais tout; j'etais content. Mais ... le troisieme jour, je me sentis mal a l'aise; j'avais la fievre; je souffrais de la tete et de l'estomac; je ne pus manger ni avoine ni foin, et je restai etendu sur ma paille. Quand Jacques vint me voir: --Tiens, dit-il, Cadichon est encore couche! Allons, mon Cadichon, il est temps de te lever; je vais te donner ton avoine. Je cherchai a me lever, mais ma tete retomba lourdement sur la paille. --Ah! mon Dieu! Cadichon est malade, s'ecria le petit Jacques; Bouland, Bouland, venez vite. Cadichon est malade. --Tiens, qu'est-ce qu'il a donc? reprit Bouland. Il a pourtant eu son dejeuner de grand matin. Il s'approcha de la mangeoire, regarda dedans et dit: --Il n'a pas touche a son avoine; c'est qu'il est malade.... Il a les oreilles chaudes, ajouta-t-il en me prenant les oreilles; son flanc bat. --Qu'est-ce que cela veut dire, Bouland? s'ecria le pauvre Jacques alarme. --Cela veut dire, monsieur Jacques, que Cadichon a la fievre, que vous l'avez trop nourri, et qu'il faut faire venir le veterinaire. --Qu'est-ce que c'est qu'un veterinaire? reprit Jacques de plus en plus effraye. --C'est un medecin de chevaux. Voyez-vous, monsieur Jacques, je vous le disais bien. Ce pauvre ane a eu de la misere; il a souffert cet hiver, cela se voit bien a son poil et a sa maigreur. Puis il s'est echauffe a courir tres fort le jour de la course des anes. Il aurait fallu lui donner peu d'avoine, et de l'herbe pour le rafraichir, et vous lui donniez de l'avoine tant qu'il en voulait. --Mon Dieu! mon Dieu! mon pauvre Cadichon! il va mourir! Et c'est ma faute! dit le pauvre petit en sanglotant. --Non, monsieur Jacques, il ne va pas mourir pour cela; mais il va falloir le mettre a l'herbe et le saigner. --Ca va lui faire mal de le saigner, reprit Jacques pleurant toujours. --Pour ca non, vous allez voir; je vais le saigner tout de suite en attendant le veterinaire. --Je ne veux pas voir, je ne veux pas voir s'ecria Jacques en se sauvant. Je suis sur que cela lui fera mal. Et il partit en courant. Pendant ce temps. Bouland prit sa lancette, me la posa sur une veine du cou, la frappa d'un petit coup de marteau, et le sang jaillit aussitot. A mesure que le sang coulait, je me sentais soulage; ma tete n'etait plus si lourde; je n'etouffais plus; je fus bientot en etat de me relever. Bouland arreta le sang, me donna de l'eau de son, et une heure apres me lacha dans un pre. J'allais mieux, mais je n'etais pas gueri; je fus pres de huit jours a me remettre. Pendant ce temps, Jacques et Jeanne me soignerent avec une bonte que je n'oublierai jamais: ils venaient me voir plusieurs fois par jour; ils me cueillaient de l'herbe afin de m'eviter la peine de me baisser pour la brouter; ils m'apportaient des feuilles de salade du potager, des choux, des carottes, ils me faisaient rentrer eux-memes tous les soirs dans mon ecurie, et je trouvais ma mangeoire pleine de choses que j'aimais, des epluchures de pommes de terre avec du sel. Un jour, ce bon petit Jacques voulut me donner son oreiller, parce que, disait-il, j'avais la tete trop basse quand je dormais. Une autre fois, Jeanne voulut me couvrir avec le couvre-pied de son lit pour me tenir chaud la nuit. Un autre jour, ils me mirent des morceaux de laine autour des jambes de crainte que je n'eusse froid. J'etais desole de ne pouvoir leur temoigner ma reconnaissance, mais j'avais le malheur de tout comprendre et de ne pouvoir rien dire. Je me retablis a la fin, et je sus qu'on projetait une partie d'anes dans la foret avec les cousins et cousines. XII LES VOLEURS Tous les enfants se trouvaient reunis dans la cour; beaucoup d'anes avaient ete rassembles de tous les villages voisins. Je reconnus presque tous ceux de la course; celui de Jeannot me regardait d'un air farouche, tandis que je lui lancais des regards moqueurs. La grand'mere de Jacques avait chez elle presque tous ses petits-enfants: Camille, Madeleine, Elisabeth, Henriette, Jeanne, Pierre, Henri, Louis et Jacques. Les mamans de tous ces enfants devaient venir avec eux a ane, tandis que les papas suivraient a pied, armes de baguettes, pour faire marcher les paresseux. Avant de partir, on se querella un peu, comme il arrive toujours, a qui prendrait le meilleur ane: tout le monde voulait m'avoir, personne ne voulait me ceder, de sorte qu'on resolut de me tirer au sort. Je tombai en partage au petit Louis, cousin de Jacques; c'etait un excellent petit garcon, et j'aurais ete tres content de mon sort, si je n'avais vu le pauvre petit Jacques essuyer en cachette ses yeux pleins de larmes. Chaque fois qu'il me regardait, ses larmes debordaient; il me faisait de la peine, mais je ne pouvais le consoler; il fallait bien d'ailleurs qu'il apprit comme moi la resignation et la patience. Il finit par prendre son parti, et monta son ane en disant au cousin Louis: --Je resterai toujours pres de toi, Louis; ne fais pas trop galoper Cadichon, pour que je ne reste pas en arriere. _Louis_:--Et pourquoi resterais-tu en arriere? Pourquoi ne galoperais-tu pas comme moi? _Jacques_:--Parce que Cadichon galope plus vite que tous les anes du pays. _Louis_:--Comment sais-tu cela? _Jacques_:--Je les ai vus courir pour gagner le prix le jour de la fete du village, et Cadichon les a tous depasses. Louis promit a son cousin qu'il n'irait pas trop vite, et tous deux partirent au trot. Mon camarade n'etait pas mauvais, de sorte que je n'eus pas a me gener beaucoup pour ne pas le depasser. Les autres nous suivaient tant bien que mal; nous arrivames ainsi jusqu'a une foret ou les enfants devaient voir de tres belles ruines d'un vieux couvent et d'une ancienne chapelle. Elles avaient une mauvaise reputation dans le pays; on n'aimait pas a y aller autrement qu'en nombreuse compagnie. La nuit, disait-on, des bruits etranges semblaient sortir de dessous les decombres; des gemissements, des cris, des cliquetis de chaines; plusieurs voyageurs qui s'etaient moques de ces recits et qui avaient voulu aller visiter seuls ces ruines, n'en etaient pas revenus; on n'en avait jamais entendu parler depuis. Quand tout le monde fut descendu d'ane, et qu'on nous eut laisses paitre, la bride sur le cou, les papas et les mamans prirent leurs enfants par la main, leur defendant de s'ecarter et de rester en arriere; je les regardais avec inquietude s'eloigner et se perdre dans ces ruines. Je m'eloignai aussi de mes camarades et je me mis a l'abri du soleil sous une arche a moitie ruinee qui se trouvait sur une hauteur adossee au bois, et un peu plus loin que le couvent. J'y etais depuis un quart d'heure a peine lorsque j'entendis du bruit pres de l'arche; je me blottis dans une epaisseur du mur ruine d'ou je pouvais voir au loin sans etre vu. Le bruit, quoique sourd, augmentait; il semblait venir de dessous terre. Je ne tardai pas a voir paraitre une tete d'homme qui sortait avec precaution d'entre les broussailles. --Rien... dit-il tout bas apres avoir regarde autour de lui. Personne... Vous pouvez venir camarades. Que chacun prenne un de ces anes et l'emmene lestement. Il se rangea pour donner passage a une douzaine d'hommes, auxquels il dit encore a mi-voix: --Si les anes se sauvent, ne vous amusez pas a courir apres. Vite, et pas de bruit, c'est la consigne. Les hommes se glisserent le long du bois, tres fourre dans cette partie de la futaie; ils marchaient avec precaution, mais vite; les anes, qui cherchaient l'ombre, broutaient de l'herbe pres de la lisiere du bois. A un signal donne, chacun des voleurs prit un des anes par la bride et l'attira dans le fourre. Ces anes, au lieu de resister, de se debattre, de braire, pour donner l'eveil, se laisserent emmener comme des imbeciles; un mouton n'eut pas ete plus bete. Cinq minutes apres, les voleurs arrivaient au fourre qui se trouvait au pied de l'arche. On fit entrer mes camarades un a un dans les broussailles, ou ils disparurent. J'entendis le bruit de leurs pas sous terre, puis tout rentra dans le silence. "Voila l'explication des bruits qui effrayent le pays, pensai-je: une bande de voleurs est cachee dans les caves du couvent. Il faut les faire prendre; mais comment? Voila la difficulte." Je restai cache sous ma voute, d'ou je voyais les ruines en entier et le pays tout autour, et je n'en sortis que lorsque j'entendis les voix des enfants qui cherchaient leurs anes. J'accourus pour les empecher d'approcher de cette arche et des broussailles qui cachaient si bien l'entree des souterrains, qu'il etait impossible de l'apercevoir. --Voici Cadichon! s'ecria Louis. --Mais ou sont les autres? dirent a la fois tous les enfants. --Ils doivent etre ici pres, dit le papa de Louis; cherchons-les. --Nous ferions bien de les chercher du cote du ravin, derriere l'arche que je vois la-bas, dit le pere de Jacques; l'herbe y est belle, ils auront voulu en gouter. Je tremblai en songeant au danger qu'ils allaient courir, et je me precipitai du cote de l'arche pour les empecher de passer. Ils voulurent m'ecarter, mais je leur resistai avec tant d'insistance, leur barrant le passage de quelque cote qu'ils voulussent aller, que le papa de Louis arreta son beau-frere et lui dit: --Ecoutez, mon cher: l'insistance de Cadichon a quelque chose d'extraordinaire. Vous savez ce qu'on nous a raconte de l'intelligence de cet animal. Ecoutons-le, croyez-moi, et retournons sur nos pas. D'ailleurs, il n'est pas probable que tous les anes aient ete de l'autre cote des ruines. --Vous avez d'autant plus raison, mon cher, repondit le papa de Jacques, que je vois l'herbe foulee pres de l'arche, comme si elle avait ete recemment pietinee. Je croirais assez que nos anes ont ete voles. Ils retournerent vers les mamans, qui avaient empeche les enfants de s'ecarter; je les suivis, le coeur leger et content de leur avoir peut-etre evite un terrible malheur. Ils causerent bas, et je les vis se mettre tous en groupe: on m'appela. --Comment allons-nous faire? dit la maman de Louis. Un seul ane ne peut pas porter tous les enfants. --Mettons les plus petits sur Cadichon; les grands suivront avec nous, dit la maman de Jacques. --Viens, mon Cadichon; voyons combien tu en pourras porter, dit la maman d'Henriette. On commenca par mettre Jeanne devant comme la plus petite, puis Henriette, puis Jacques, puis Louis. Ils n'etaient lourds ni les uns ni les autres; je fis voir, en prenant le trot, que je les portais bien tous les quatre sans fatigue. --Hola! oh! Cadichon, s'ecrierent les papas, tout doucement, pour que nous puissions tenir nos gamins. Je me mis au pas et je marchai, entoure de pres par les enfants plus grands et les mamans; les papas suivaient pour rallier les trainards. --Maman, pourquoi donc papa n'a-t-il pas cherche nos anes? dit Henri, le plus jeune de la bande, et qui trouvait le chemin long. _La maman:_--Parce que ton papa croit qu'ils ont ete voles, et qu'il etait alors inutile de les chercher. _Henri:_--Voles! Par qui donc? Je n'ai vu personne. _La maman:_--Ni moi non plus, mais il y avait aupres de l'arche des traces de pas. _Pierre:_--Mais alors, maman, il fallait chercher les voleurs. _La maman:_--C'eut ete imprudent. Pour avoir pris treize anes, il faut qu'il y ait eu plusieurs hommes. Ils avaient probablement des armes et ils auraient pu tuer ou blesser vos papas. _Pierre:_--Quelles armes, maman? _La maman:_--Des batons, des couteaux, peut-etre des pistolets. _Camille:_--Oh! mais c'est tres dangereux, cela. Je crois que papa a bien fait de revenir avec mes oncles. _La maman:_--Et depechons-nous de rentrer a la maison; les oncles et papas doivent aller a la ville en rentrant. _Pierre:_:--Pour quoi faire, maman? _La maman:_--Pour prevenir les gendarmes. _Camille:_--Je suis fachee que nous ayons ete a ces ruines. _Madeleine:_--Pourquoi cela? c'etait tres beau. _Camille:_--Oui, mais tres dangereux. Si, au lieu de prendre les anes, les voleurs nous avaient tous pris? _Elisabeth:_--C'est impossible! nous etions trop de monde. _Camille:_--Mais s'il y a beaucoup de voleurs? _Elisabeth:_--Nous nous serions tous battus. _Camille:_--Avec quoi? Nous n'avions pas seulement un baton. _Elisabeth:_--Et nos pieds, nos poings, nos dents? Moi, d'bord, j'aurais egratigne, mordu; j'aurais creve les yeux avec mes ongles. _Pierre:_--Le voleur t'aurait tuee: voila tout. _Elisabeth:_--Tuee? Et papa donc! et maman! Tu crois qu'ils m'auraient laisse emporter ou tuer! _Madeleine:_--Les voleurs les auraient tues aussi. _Elisabeth:_--Tu penses donc qu'il y en avait une armee? _Madeleine:_--Mais quand meme il n'y en aurait qu'une douzaine! _Elisabeth:_--Une douzaine? Quelle betise! Tu crois que les voleurs marchent par douzaines comme les huitres. _Madeleine:_--Tu te moques toujours! On ne peut rien te dire. Je parie, moi, que pour enlever treize anes ils etaient au moins douze. _Elisabeth:_--Je veux bien, moi, et le treizieme par-dessus le marche comme les petits pates. Les mamans et les autres enfants riaient de cette conversation, mais comme elle degenerait en dispute, la maman d'Elisabeth la fit taire, en leur disant que Madeleine avait tres probablement raison quant au nombre des voleurs. On se trouvait pres de la maison, et l'on ne tarda pas a arriver. Lorsqu'on vit revenir tout le monde a pied, et moi, Cadichon, portant quatre enfants, la surprise fut grande. Mais, quand les papas raconterent la disparition des anes, mon obstination a ne pas les laisser chercher les betes perdues, les gens de la maison secouerent la tete et firent une foule de suppositions plus singulieres les unes que les autres; les uns disaient que les anes avaient ete engloutis et enleves par les diables; les autres pretendaient que les religieuses enterrees dans la chapelle s'en etaient emparees pour parcourir la terre; d'autres assuraient que les anges qui gardaient le couvent reduisaient en cendre et en poussiere tous les animaux qui approchaient de trop pres du cimetiere ou erraient les ames des religieuses. Aucun n'eut l'idee des voleurs caches dans les souterrains. Aussitot apres leur retour, les trois papas allerent raconter a la grand'mere le vol probable de leurs anes. Ils firent mettre ensuite les chevaux a la voiture pour aller porter leur plainte a la gendarmerie de la ville voisine. Ils revinrent deux heures apres avec l'officier de gendarmerie et six gendarmes. J'avais une telle reputation d'intelligence, qu'ils jugerent la chose grave des qu'ils surent la resistance que j'avais opposee vers l'arche. Ils etaient tous armes de pistolets, de carabines, prets a se mettre en campagne. Pourtant ils accepterent le diner que leur offrit la grand'mere, et ils se mirent a table avec les dames et les messieurs. XIII LES SOUTERRAINS Le diner ne fut pas long; les gendarmes etaient presses de faire leur inspection avant la nuit. Ils demanderent a la grand'mere la permission de m'emmener. --Il nous sera bien utile dans notre expedition, madame, dit l'officier. Ce Cadichon n'est pas un ane ordinaire; il a deja fait des choses plus difficiles que ce que nous allons lui demander. --Prenez-le, messieurs, si vous le croyez necessaire, repondit la grand'mere; mais ne le fatiguez pas trop, je vous en prie. La pauvre bete a deja fait la route ce matin, et il est revenu avec quatre de mes petits-enfants sur son dos. --Quant a cela, madame, reprit l'officier, vous pouvez etre tranquille; soyez sure que nous le traiterons le plus doucement possible. On m'avait donne mon diner: un picotin d'avoine, une brassee de salade, carottes et autres legumes; j'avais bu, j'avais mange, j'etais pret a partir. Quand on vint me prendre, je me placai tout d'abord a la tete de la troupe, et nous nous mimes en route, l'ane servant de guide aux gendarmes. Ils n'en furent pas humilies, car ils etaient bonnes gens. On croit que les gendarmes sont severes, mechants, c'est tout le contraire, pas de meilleures gens, de plus charitables, de plus patients, de plus genereux que ces bons gendarmes. Pendant toute la route ils eurent pour moi tous les soins possibles: ralentissant le pas de leurs chevaux quand ils me croyaient fatigue, et me proposant de boire a chaque ruisseau que nous traversions. Le jour commencait a baisser lorsque nous arrivames au couvent. L'officier donna ordre de suivre tous mes mouvements et de marcher tous ensemble. Mais, comme leurs chevaux pouvaient les gener, ils les avaient laisses dans un village voisin de la foret. Je les menai sans hesiter a l'entree de l'arche, pres des broussailles d'ou j'avais vu sortir les douze voleurs. Je vis avec inquietude qu'ils restaient pres de l'entree. Pour les eloigner, je fis quelques pas derriere le mur; ils me suivirent. Quand ils y furent tous, je revins aux broussailles, les empechant d'avancer quand ils voulaient me suivre. Ils me comprirent, et resterent caches le long du mur. Je m'approchai alors de l'entree des souterrains, et je mis a braire de toutes les forces de mes poumons. Je ne tardai pas a obtenir ce que je voulais. Tous mes camarades enfermes dans les caveaux me repondirent a qui mieux mieux. Je fis un pas vers les gendarmes, qui devinerent ma manoeuvre, et je revins me placer pres de l'entree des souterrains. Je me remis a braire; cette fois personne ne me repondit; je devinai que les voleurs, pour empecher mes camarades de les trahir, leur avaient attache des pierres a la queue. Tout le monde sait que, pour braire, nous dressons notre queue; ne pouvant pas la dresser a cause du poids de la pierre, mes camarades se taisaient. Je restais toujours a deux pas de l'entree, lorsque je vis une tete d'homme sortir des broussailles et regarder avec precaution, ne voyant que moi, il dit: --Voila le coquin que nous n'avons pas pris ce matin. Tu vas rejoindre tes camarades, mon braillard. Mais, comme il allait me saisir, je m'eloignai de deux pas; il me suivit, je m'eloignai encore, jusqu'a ce que je l'eusse amene a l'angle du mur derriere lequel etaient mes amis les gendarmes. Avant que mon voleur eut eu le temps de pousser un cri, ils se jeterent sur lui, le baillonnerent, le garrotterent et l'etendirent par terre. Je me remis a l'entree et je recommencai a braire, ne doutant pas qu'un autre viendrait voir ce que devenait leur compagnon. En effet, j'entendis bientot les broussailles s'ecarter, et je vis apparaitre une nouvelle tete, qui regarda de meme avec precaution; ne pouvant m'atteindre, ce second voleur fit comme le premier; moi, j'executai la meme manoeuvre, et je le fis prendre par les gendarmes sans qu'il eut eu le temps de se reconnaitre. Je recommencai ainsi jusqu'a ce que j'en eusse fait prendre six. Apres le sixieme, j'eus beau braire, personne n'apparut. Je pensai que, ne voyant revenir aucun des hommes qui allaient savoir des nouvelles de leurs camarades, les voleurs avaient soupconne quelque piege et n'avaient plus ose se risquer. Pendant ce temps, la nuit etait venue tout a fait, on n'y voyait presque plus. L'officier de gendarmerie envoya un de ses hommes chercher du renfort pour attaquer les voleurs dans les souterrains, et emmener garrottes, dans une charrette, les six voleurs deja faits prisonniers. Les gendarmes qui resterent eurent ordre de se partager en deux bandes, pour surveiller les sorties du couvent; moi, on me laissa a mon idee, apres m'avoir bien caresse et m'avoir fait les plus grands compliments sur ma conduite. --S'il n'etait pas un ane, dit un gendarme, il meriterait la croix. --N'en a-t-il pas une sur le dos? dit un autre. --Tais-toi, mauvais plaisant, dit un troisieme; tu sais bien que cette croix-la est marquee sur les anes pour rappeler qu'un des leurs a eu l'honneur d'etre monte par Notre-Seigneur Jesus-Christ. --Voila pourquoi c'est une croix d'honneur, reprit l'autre. --Silence! dit l'officier a voix basse: Cadichon dresse les oreilles. J'entendis en effet un bruit extraordinaire du cote de l'arche; ce n'etait pas un bruit de pas, on aurait dit plutot comme un craquement et des cris etouffes. Les gendarmes entendaient bien aussi, mais sans pouvoir deviner ce que c'etait. Enfin, une fumee epaisse s'echappa de plusieurs soupiraux et fenetres basses du couvent, puis quelques flammes jaillirent: quelques instants apres tout etait en feu. --Ils ont mis le feu dans les caves pour s'echapper par les portes, dit l'officier. --Il faut courir l'eteindre, mon lieutenant, repondit un gendarme. --Gardez-vous-en bien! Surveillons plus que jamais toutes les issues, et si les voleurs paraissent, feu de vos carabines; les pistolets viendront apres. L'officier avait bien devine la manoeuvre de ces voleurs; ils avaient compris qu'ils etaient decouverts, que leurs camarades avaient ete faits prisonniers, et ils esperaient qu'a la faveur de l'incendie et des efforts des gendarmes pour l'eteindre, ils pourraient s'echapper et reprendre leurs amis. Nous vimes bientot les six voleurs restants et leur capitaine sortir avec precipitation de l'entree masquee par des broussailles; trois gendarmes seulement se trouvaient a ce poste; ils tirerent chacun leur coup de carabine avant que les voleurs eussent eu le temps de faire usage de leurs armes. Deux voleurs tomberent; un troisieme laissa echapper son pistolet: il avait le bras casse. Mais les trois derniers et leur capitaine s'elancerent avec fureur sur les gendarmes, qui, le sabre d'une main, le pistolet de l'autre, se battirent comme des lions. Avant que l'officier et les deux autres gendarmes qui surveillaient le cote oppose du couvent eussent eu le temps d'accourir, le combat etait presque termine; les voleurs etaient tous tues ou blesses; le capitaine se defendait encore contre un gendarme, le seul qui fut sur pied; les deux autres etaient grievement blesses. L'arrivee du renfort mit fin au combat. Et un clin d'oeil le capitaine fut entoure, desarme, garrotte et couche pres des six voleurs prisonniers. Pendant ce combat, le feu s'etait eteint; ce qui avait brule n'etait que des broussailles et du menu bois; mais, avant de penetrer dans les souterrains, l'officier voulut attendre l'arrivee du renfort qu'il avait demande. La nuit etait bien avancee quand nous vimes arriver six gendarmes nouveaux et la charrette qui devait emmener les prisonniers. On les coucha cote a cote dans la voiture; l'officier etait humain: il avait donne ordre de les debaillonner, de sorte qu'ils disaient aux gendarmes mille injures. Les gendarmes n'y faisaient seulement pas attention. Deux d'entre eux monterent sur la charrette pour escorter les prisonnier; on fit des brancards pour emporter les blesses. Pendant ces preparatifs, j'accompagnai l'officier dans la descente qu'il fit aux souterrains, escorte de huit hommes. Nous traversames un long corridor qui allait toujours en descendant, puis nous arrivames dans les souterrains ou les brigands avaient etabli leur demeure. Un de ces caveaux leur servait d'ecurie; nous y trouvames tous mes camarades pris de la veille, qui avaient tous une pierre a la queue. On les en delivra immediatement, et ils se mirent a braire a l'unisson. Dans ce souterrain, c'etait un bruit a rendre sourd. --Silence, les anes! dit un gendarme, sans quoi nous allons vous rattacher vos breloques. --Laisse-les dire, repond un autre gendarme: tu vois bien qu'ils chantent les louanges de Cadichon. --J'aimerais mieux qu'ils chantassent sur un autre ton, reprit le premier gendarme en riant. "Cet homme, assurement, n'aime pas la musique, me dis-je a part moi. Que trouve-t-il a redire aux voix de mes camarades?" Ces pauvres camarades! ils chantaient leur delivrance. Nous continuames a marcher. Un des souterrains etait plein d'effets voles. Dans un autre ils avaient enferme des prisonniers qu'ils gardaient pour les servir: les uns faisaient la cuisine, le service de la table, nettoyaient les souterrains; d'autres faisaient les vetements et les chaussures. Il y avait de ces malheureux qui y etaient depuis deux ans; ils etaient enchaines deux a deux, et ils avaient tous de petites sonnettes aux bras et aux pieds, pour qu'on put savoir de quel cote ils allaient. Deux voleurs restaient toujours pres d'eux pour les garder; on n'en laissait jamais plus de deux dans le meme souterrain. Pour ceux qui travaillaient aux vetements, on les reunissait tous, mais le bout de leur chaine etait attache, pendant le travail, a un anneau scelle dans le mur. Je sus plus tard que ces malheureux etaient les voyageurs et les visiteurs des ruines qui avaient disparu depuis deux ans. Il y en avait quatorze; ils raconterent que les voleurs en avaient tue trois sous leurs yeux: deux parce qu'ils etaient malades, et un qui refusait obstinement de travailler. Les gendarmes delivrerent tous ces pauvres gens, ramenerent les anes au chateau, porterent les blesses a l'hospice, et menerent les voleurs en prison. Ils furent juges et condamnes, le capitaine a mort et les autres a etre envoyes a Cayenne. Quant a moi, je fus admire par tout le monde; chaque fois que je sortais, j'entendais dire aux personnes qui me rencontraient: "C'est Cadichon, le fameux Cadichon, qui vaut a lui seul plus que tous les anes du pays." XIV THERESE Mes petites maitresses (car j'avais autant de maitres et de maitresses que la grand'mere avait de petits-enfants) avaient une cousine qu'elles aimaient beaucoup, qui etait leur meilleure amie, et a peu pres de leur age. Cette amie s'appelait Therese; elle etait bonne, bien bonne, la pauvre petite. Quand elle me montait, jamais elle ne prenait de baguette, et ne permettait a personne de me taper. Dans une des promenades que firent mes jeunes maitresses, elles virent une petite fille assise sur le bord de la route, qui se leva peniblement a leur approche, et vint en boitant leur demander la charite; son air triste et timide frappa Therese et ses amies. --Pourquoi boites-tu, ma petite? dit Therese. _La petite:_--Parce que mes sabots me blessent, mam'selle. _Therese:_--Pourquoi n'en demandes-tu pas d'autres a ta maman? _La petite:_--Je n'ai pas de maman, mam'selle. _Therese:_--A ton papa alors? _La petite:_--Je n'ai pas de papa, mam'selle. _Therese:_--Mais avec qui vis-tu? _La petite:_--Avec personne; je vis seule. _Therese:_--Qui est-ce qui te donne a manger? _La petite:_--Quelquefois personne, quelquefois tout le monde. _Therese:_--Quel age as-tu? _La petite:_--Je ne sais pas, mam'selle; peut-etre bien sept ans. _Therese:_--Ou couches-tu? _La petite:_--Chez celui qui veut bien me recevoir. Lorsque tout le monde me chasse, je couche dehors, sous un arbre, pres d'une haie, n'importe ou. _Therese:_--Mais l'hiver, tu dois geler? _La petite:_--J'ai froid; mais j'y suis habituee. _Therese:_--As-tu dine aujourd'hui? _La petite:_--Je n'ai pas mange depuis hier. --Mais c'est affreux, c'la,... dit Therese, les larmes aux yeux. Mes cheres amies, n'est-ce pas que votre grand'mere voudra bien que nous donnions a manger a cette pauvre petite, que nous la fassions coucher quelque part au chateau? --Certainement, repondirent les trois cousines, grand'mere sera enchantee; d'ailleurs elle fait tout ce que nous voulons. _Madeleine:_--Mais comment faire pour la mener jusqu'a la maison, Therese? Regarde comme elle boite. _Therese:_--Mettons-la sur Cadichon; nous suivrons toutes a pied au lieu de le monter deux a deux, chacune a notre tour. --C'est vrai, quelle bonne idee! s'ecrierent les trois cousines. Elles placerent la petite fille sur mon dos. Camille avait encore dans sa poche un morceau de pain qui restait de son gouter, elle le lui donna; la petite le mangea avec avidite; elle semblait ravie de se trouver sur mon dos, mais elle ne disait rien; elle etait fatiguee et elle souffrait de la faim. Quand j'arretai devant le perron, Camille et Elisabeth firent entrer la petite a la cuisine, pendant que Madeleine et Therese couraient chez la grand'mere. --Grand'mere, dit Madeleine, permettez-nous de donner a manger a une petite fille tres pauvre que nous avons trouvee sur la route. _La grand'mere:_--Tres volontiers, chere petite; mais qui est-elle? _Madeleine:_--Je ne sais pas, grand'mere. _La grand'mere:_--Ou demeure-t-elle? _Madeleine_--Nulle part, grand'mere. _La grand'mere:_--Comment, nulle part? Mais ses parents doivent demeurer quelque part. _Madeleine:_--Elle n'a pas de parents, grand'mere; elle est seule. --Voulez-vous permettre, ma tante, dit timidement Therese, qu'elle couche ici, cette pauvre petite? --Si elle n'a reellement pas d'asile, je ne demande pas mieux, dit la grand'mere. Il faut que je la voie et que je lui parle. Elle se leva et suivit les enfants a la cuisine, ou la pauvre petite approcha tout en boitant. La grand'mere la questionna et en obtint les memes reponses. Elle se trouva fort embarrassee. Renvoyer cette enfant dans l'etat d'abandon et de souffrance ou elle la voyait lui semblait impossible. La garder etait difficile. A qui la confier? Par qui la faire elever? --Ecoute, petite, lui dit-elle: en attendant que je puisse prendre des informations sur ton compte et savoir si tu m'as dit la verite, tu coucheras et tu mangeras ici. Je verrai dans quelques jours ce que je puis faire pour toi. Elle donna ses ordres pour qu'on preparat un lit pour l'enfant et qu'on ne la laissat manquer de rien. Mais la pauvre petite etait si sale, que personne ne voulait ni la toucher ni l'approcher. Therese en etait desolee; elle ne pouvait obliger les domestiques de sa tante de faire ce qui leur repugnait. --C'est moi, pensa-t-elle, qui ai amene cette petite; ce serait moi qui devrais en avoir soin. Comment faire? Elle reflechit un instant; une idee se presenta a son esprit. --Attends, ma petite, dit-elle; je vais revenir tout a l'heure. Elle courut chez sa maman. --Maman, dit-elle, je dois prendre un bain, n'est-ce pas? _La maman:_--Oui, Therese, vas-y; ta bonne t'attend. --Maman, voulez-vous me permettre de faire baigner a ma place la petite fille que nous avons amenee ici? _La maman:_--Quelle petite fille? Je ne l'ai pas vue. _Therese:_:--Une pauvre, pauvre petite, qui n'a ni papa, ni maman, ni personne pour la soigner; qui couche dehors, qui ne mange que ce qu'on lui donne. La grand'mere de Camille consent a la garder, mais aucun des domestiques ne veut la toucher. _La maman:_--Pourquoi donc? _Therese:_--Parce qu'elle est si sale, si sale, qu'elle est degoutante; alors, maman, si vous voulez bien, je la ferai baigner a ma place; pour ne pas degouter ma bonne, je la deshabillerai moi-meme, je la savonnerai; je lui couperai les cheveux, qui sont tout emmeles et pleins de petites puces blanches, mais qui ne sautent pas. _La maman:_--Mais, ma pauvre Therese, toi-meme ne seras-tu pas degoutee de la toucher et de la laver? _Therese:_--Un peu, maman, mais je penserai que, si j'etais a sa place, je serais bien heureuse qu'on voulut bien me soigner, et cette idee me donnera du courage. Et puis, maman, voulez-vous me permettre, quand elle sera lavee, de lui mettre quelques-unes de mes vieilles affaires jusqu'a ce que je lui en achete d'autres? _La maman:_--Certainement, ma petite Therese; mais avec quoi lui acheteras-tu des vetements? Tu n'as que deux ou trois francs, tout juste de quoi payer une chemise. _Therese:_--Oh! maman, vous oubliez ma piece de vingt francs. _La maman:_--Celle que tu as donnee a garder a ton papa pour ne pas la depenser? Tu la conservais pour acheter un beau livre de messe comme celui de Camille. _Therese:_--Je peux bien me passer de ce beau livre de messe, maman, j'ai encore mon vieux. _La maman:_--Fais comme tu voudras, mon enfant; quand c'est pour faire le bien, tu sais que je te donne une entiere liberte. Sa maman l'embrassa, et elle alla avec elle pour voir cette petite fille que personne ne voulait toucher. "Si elle a quelque maladie de peau que Therese puisse gagner, se dit-elle, je ne permettrai pas qu'elle y touche." La petite fille attendait toujours a la porte; la maman la regarda, examina ses mains, sa figure, et vit qu'il n'y avait que de la salete, mais aucune maladie de peau. Seulement, elle trouva ses cheveux si pleins de vermine, qu'elle demanda des ciseaux, fit asseoir la petite sur l'herbe, et lui coupa les cheveux tout court sans y toucher avec les mains. Quand ils furent tombes a terre, elle les ramassa avec une pelle, et pria un des domestiques de les jeter sur le fumier; puis elle demanda un baquet d'eau tiede, et, avec l'aide de Therese, elle lui savonna et lava la tete de maniere a la bien nettoyer. Apres l'avoir essuyee, elle dit a Therese: --Maintenant, ma chere petite, va la faire baigner, et fais jeter ses haillons au feu. Camille, Madeleine et Elisabeth etaient venues aider Therese; elles l'emmenerent toutes quatre dans la salle de bain, la deshabillerent malgre le degout que leur inspirait la salete extreme de l'enfant et l'odeur qu'exhalaient ses haillons. Elles s'empresserent de la plonger dans l'eau et de la savonner des pieds a la tete. Elles prirent gout a l'operation, qui les amusait et qui enchantait la petite fille; elles la savonnerent et la tinrent dans l'eau un peu plus de temps qu'il n'etait necessaire. A la fin du bain, l'enfant en avait assez et temoigna une vive satisfaction quand ses quatre protectrices la firent sortir de la baignoire; elles la frotterent, pour l'essuyer, jusqu'a lui faire rougir la peau, et ce ne fut qu'apres l'avoir sechee comme un jambon, qu'elles lui mirent une chemise, un jupon et une robe de Therese. Tout cela allait assez bien, parce que Therese portait ses robes tres courtes, comme le font toutes les petites filles elegantes, et que la petite mendiante devait avoir ses jupons tombant sur les chevilles: la taille etait bien un peu longue, mais on n'y regarda pas de si pres; tout le monde etait content. Quand il fallut la chausser, les enfants s'apercurent qu'elle avait une plaie sur le cou-de-pied: c'etait ce qui la faisait boiter. Camille courut chez sa grand'mere pour lui demander de l'onguent. La grand'mere lui donna ce qu'il fallait, et Camille, aidee de ses trois amies, dont l'une soutenait la petite, tandis que l'autre tenait le pied, et la troisieme deroulait une bande, lui mit l'onguent sur la plaie; elles furent pres d'un quart d'heure a arranger une compresse et la bande; tantot c'etait trop serre; tantot ce ne l'etait pas assez; la bande etait trop bas, la compresse etait trop haut; elles se disputaient et s'arrachaient le pied de la pauvre petite, qui n'osait rien dire, se laissait faire et ne se plaignait pas. Enfin la plaie fut bandee, on lui mit des bas et de vieilles pantoufles a Therese, et on la laissa aller. Quand la petite fille revint a la cuisine, personne ne la reconnaissait. --Pas possible que ce soit cette petite horreur de tout a l'heure, disait un domestique. --Si, c'est la meme, reprit un second domestique; elle est tout autre, car la voila devenue gentille, d'affreuse qu'elle etait. _Le cuisinier:_--C'est tout de meme bien beau aux enfants et a Mme d'Arbe de l'avoir nettoyee comme cela; quant a moi, on m'aurait donne vingt francs, que je ne l'aurais pas touchee. _La fille de cuisine:_--C'est qu'elle sentait si mauvais! _Le cocher:_--Vous ne devriez pas avoir le nez si sensible, la belle, avec votre graillon, vos casseroles a ecurer et toutes sortes de saletes a manier. _La fille de cuisine_, piquee:--Mon graillon et mes casseroles ne sentent toujours pas le fumier comme des gens que je connais. _Les domestiques:_--Ah! ah! ah! la fille est en colere; prends garde au balai. _Le cocher:_--Si elle prend le sien, je saurai bien trouver le mien, et la fourche aussi, et encore l'etrille. _Le cuisinier:_--Allons, allons, ne la poussez pas trop; elle est vive: vous savez, faut pas l'irriter. _Le cocher:_--Tiens! qu'est-ce que ca me fait, moi? Qu'elle se fache, je me facherai aussi. _Le cuisinier:_--Mais je ne veux pas de ca, moi, madame n'aime pas les disputes; il est bien certain que nous aurions tous du desagrement. _Le premier domestique:_--Le Vatel a raison. Thomas, tais-toi, tu nous amenes toujours quelque chose comme une querelle. Ce n'est pas ta place ici, d'abord. _Le cocher:_--Tiens! ma place est partout quand je n'ai pas d'ouvrage a l'ecurie. _Le cuisinier:_--Mais vous en avez de l'ouvrage, regardez donc Cadichon, qui n'est pas encore debate, et qui se promene en long et en large comme un bourgeois qui attend son diner. _Le cocher:_--Cadichon me fait l'effet d'ecouter aux portes; il est plus fin qu'il n'en l'air; c'est un vrai malin. Le cocher m'appela, me prit par la bride, m'emmena a l'ecurie, et, apres m'avoir ote mon bat et m'avoir donne ma pitance, il me laissa seul, c'est-a-dire en compagnie des chevaux et d'un ane que je dedaignais trop pour lier conversation avec lui. Je ne sais ce qui se passa le soir au chateau; le lendemain, dans l'apres-midi, on me remit mon bat, on monta sur mon dos la petite mendiante; mes quatre petites maitresses suivirent a pied et me firent aller au village. Je compris en route qu'elles voulaient acheter de quoi habiller la petite. Therese voulait tout payer; les autres voulaient payer chacune leur part; elles se disputaient avec un tel acharnement, que, si je ne m'etais pas arrete a la porte de la boutique, elles l'auraient depassee. Elles manquerent jeter la petite par terre en la descendant de dessus mon dos, parce qu'elles s'elancerent sur elle toutes a la fois; l'une lui tirait les jambes, l'autre la tenait par un bras, la troisieme l'avait prise a bras-le-corps, et Elisabeth, la quatrieme, qui etait forte comme deux ou trois, les poussait toutes pour aider seule la petite a descendre. La pauvre enfant, effrayee et tiraillee de tous cotes, se mit a crier; les passants commencaient a s'arreter, la marchande ouvrit la porte. --Bien le bonjour, mesdemoiselles; permettez que je vous aide. Mes jeunes maitresses, contentes de n'avoir pas a se ceder entre elles, lacherent la petite fille; la marchande la prit et la posa a terre. --Qu'y a-t-il pour votre service, mesdemoiselles? dit la marchande. _Madeleine_:--Nous venons acheter de quoi habiller cette petite fille, madame Juivet. _Madame Juivet_:--Volontiers, mesdemoiselles. Vous faut-il une robe ou une jupe, ou du linge? _Camille_:--Il nous faut tout, madame Juivet; donnez-moi de quoi lui faire trois chemises, un jupon, une robe, un tablier, un fichu, deux bonnets. _Therese_, bas:--Dis donc, Camille, laisse-moi parler, puisque c'est moi qui paye. _Camille_, bas:--Non, tu ne payeras pas tout, nous voulons payer avec toi. _Therese_, bas:--J'aime mieux payer seule, c'est ma fille. --Non, elle est a nous toutes, repliqua tout bas Camille. --Quelle est l'etoffe que prennent ces demoiselles? interrompit la marchande, impatiente de vendre. Pendant que Camille et Therese continuaient leur dispute a voix basse, Madeleine et Elisabeth se depecherent d'acheter tout ce qu'il fallait. --Adieu, madame Juivet, dirent-elles; envoyez-nous tout cela chez nous, et le plus vite possible, je vous en prie; vous enverrez aussi la note. --Comment, comment, vous avez deja tout achete? s'ecrierent Camille et Therese. --Mais oui; pendant que vous causiez, dit Madeleine d'un air malin, nous avons choisi tout ce qui est necessaire. --Il fallait nous demander si cela nous convenait, reprit Camille. --Certainement, puisque c'est moi qui paye, dit Therese. --Nous payerons aussi, nous payerons aussi, s'ecrierent en choeur les trois autres. --Pour combien y en a-t-il? demanda Therese. _La marchande:_--Pour trente-deux francs, mademoiselle. --Trente-deux francs! s'ecria Therese effrayee: mais je n'ai que vingt francs! _Camille:_--Eh bien! nous payerons le reste. _Elisabeth:_--Tant mieux, cela fait que nous aurons aussi habille la petite fille. _Madeleine, riant:_--Nous voila donc enfin d'accord, grace a Mme Juivet: ce n'est pas sans peine. J'avais tout entendu, puisque la porte etait restee ouverte; j'etais indigne contre Mme Juivet, qui faisait payer a mes bonnes petites maitresses le double au moins de ce que valaient ses marchandises. J'esperais que les mamans ne les laisseraient pas faire le marche. Nous retournames a la maison; tout le monde fut d'accord en revenant, ... grace a Mme Juivet, ... comme avait dit innocemment Madeleine. Il faisait beau temps; on etait assis sur l'herbe devant la maison quand nous arrivames. Pierre, Henri, Louis et Jacques avaient peche dans un des etangs pendant que nous etions au village; ils venaient de rapporter trois beaux poissons et beaucoup de petits. Pendant que Louis et Jacques m'otaient mon bat et ma bride, les quatre cousines expliquerent a leurs mamans ce qu'elles avaient achete. --Pour combien d'argent en avez-vous? demanda la maman de Therese. Combien te reste-t-il de tes vingt francs, Therese? Therese fut un peu embarrassee; elle rougit legerement. --Il ne me reste rien, maman, dit-elle. --Vingt francs pour habiller un enfant de six a sept ans; dit la maman de Camille; mais c'est horriblement cher. Qu'avez-vous donc achete? Therese ne savait seulement pas ce que Madeleine et Elisabeth s'etaient depechees d'acheter, de sorte qu'elle ne put repondre. Mais la marchande, arrivant avec son paquet, interrompit la conversation, a la grande joie de Madeleine et d'Elisabeth, qui commencaient a craindre d'avoir achete des choses trop belles. --Bonjour, madame Juivet, dit la grand'mere; defaites votre paquet ici sur l'herbe, et faites-nous voir les emplettes de ces demoiselles. Mme Juivet salua, posa son paquet, le defit, en tira la note, qu'elle presenta a Madeleine, et etala ses marchandises. Madeleine avait rougi en prenant la note; sa grand'mere la lui prit des mains, et poussa une exclamation de surprise: --Trente-deux francs pour habiller une petite mendiante!... Madame Juivet, ajouta-t-elle d'un ton severe, vous avez abuse de l'ignorance de mes petites-filles; vous savez tres bien que les etoffes que vous apportez sont beaucoup trop belles et trop cheres pour habiller une enfant pauvre; remportez tout cela, et sachez qu'a l'avenir aucun de nous n'achetera rien chez vous. --Madame, dit Mme Juivet avec une colere retenue, ces demoiselles ont pris ce qu'elles ont voulu, je ne les ai contraintes sur aucun article. _La grand'mere:_--Mais vous auriez du ne leur montrer que des etoffes convenables, et ne pas chercher a leur passer vos vieilles marchandises dont personne ne veut. _Madame Juivet:_--Madame, ces demoiselles ayant pris les etoffes doivent les payer. --Elles ne payeront rien du tout, et vous allez remporter tout cela, dit la grand'mere avec severite. Partez sur-le-champ; j'enverrai ma femme de chambre acheter chez Mme Jourdan ce qui est necessaire. Mme Juivet se retira dans une colere effroyable. Je la reconduisis un bout de chemin en brayant d'un air moqueur et en gambadant autour d'elle, ce qui amusa beaucoup les enfants, mais ce qui lui fit grand-peur, car elle se sentait coupable, et elle craignait que je voulusse l'en punir; on me croyait un peu sorcier dans le pays, et tous les mechants me redoutaient. Les mamans gronderent les enfants, les cousins se moquerent d'elles; je restai pres d'eux, mangeant de l'herbe, et les regardant sauter, courir, gambader. J'entendis, pendant ce temps, que les papas arrangeaient une partie de chasse pour le lendemain, que Pierre et Henri devaient avoir de petits fusils pour etre de la partie, et qu'un jeune voisin de campagne devait y venir aussi. XV LA CHASSE Le lendemain devait avoir lieu, comme je l'ai dit, l'ouverture de la chasse. Pierre et Henri furent prets avant tout le monde; c'etait leur debut; ils avaient leurs fusils en bandouliere, leur carnassiere passee sur l'epaule; leurs yeux brillaient de bonheur; ils avaient pris un air fier et batailleur qui semblait dire que tout le gibier du pays devait tomber sous leurs coups. Je les suivais de loin, et je vis les preparatifs de la chasse. --Pierre, dit Henri d'un air delibere, quand nos carnassieres seront pleines, ou mettrons-nous le gibier que nous tuerons? --C'est precisement a quoi je pensais, repondit Pierre; je demanderai a papa d'emmener Cadichon. Cette idee ne me plut pas; je savais que les jeunes chasseurs tiraient partout et sur tout, sans s'occuper de ce qui etait devant et pres d'eux. En visant une perdrix, ils pouvaient m'envoyer leur plomb, et j'attendis avec inquietude la suite de la proposition. --Papa, dit Pierre a son pere qui arrivait, pouvons-nous emmener Cadichon? --Pour quoi faire? repondit le papa en riant; tu veux donc chasser a ane, et poursuivre les perdrix a la course! Dans ce cas, il faut d'abord attacher des ailes a Cadichon. _Henri_, contrarie:--Mais non, papa, c'est pour notre gibier quand nos carnassieres seront trop pleines. _Le papa_, avec surprise et riant:--Porter votre gibier! Vous croyez donc, pauvres innocents, que vous allez tuer quelque chose, et meme beaucoup de choses? _Henri, pique_:--Certainement, papa; j'ai vingt cartouches dans ma veste, et je tuerai au moins quinze pieces. _Le papa:_--Ah! ah! ah! Elle est bonne, celle-la! Sais-tu ce que vous tuerez, vous deux et votre ami Auguste? _Henri:_--Quoi donc, papa? _Le papa:_--Le temps, et rien avec. _Henri_, tres pique:--Alors, papa, je ne sais pas pourquoi vous nous avez donne des fusils, et pourquoi vous nous faites aller a la chasse, si vous nous croyez assez sots, assez maladroits pour ne rien tuer. _Le papa:_--C'est pour vous apprendre a chasser, petits nigauds, que je vous fais aller a la chasse. On ne tue jamais rien les premieres fois. La conversation fut interrompue par l'arrivee d'Auguste, pret aussi a tuer tout ce qu'il rencontrerait. Pierre et Henri etaient encore rouges d'indignation quand Auguste les rejoignit. _Pierre:_--Papa croit que nous ne tuerons rien, Auguste; nous lui ferons voir que nous sommes plus adroits qu'il ne le pense. _Auguste:_--Sois tranquille, nous tuerons plus de gibier qu'eux. _Henri:_--Pourquoi plus qu'eux? _Auguste:_--Parce que nous sommes jeunes, vifs, lestes et adroits, tandis que nos papas sont deja un peu vieux. _Henri:_--C'est vrai, cela. Papa a quarante-deux ans. Pierre en a quinze, et moi treize. Quelle difference! _Auguste:_--Et mon papa a moi donc! Il a quarante-trois ans! Et moi qui en ai quatorze! _Pierre_:--Ecoute, je vais, sans le lui dire, faire mettre a Cadichon le bat avec les paniers. Il nous suivra et nous lui ferons porter notre gibier. _Auguste_:--Bien, tres bien; fais mettre les grands paniers; si nous tuons un chevreuil, il lui faudra une fameuse place. Henri fut charge de la commission. Je riais sous cape de la prevoyance. J'etais bien sur de ne pas avoir la charge d'un chevreuil et de revenir avec les paniers vides comme au depart. --En route! dirent les papas. Nous marcherons devant. Et vous, gamins, suivez de pres. Quand nous serons en plaine, nous nous debanderons.... --Qu'est-ce donc? ajouta le papa de Pierre avec surprise; Cadichon nous suit? Cadichon orne de deux enormes paniers? --C'est pour le gibier de ces messieurs, dit le garde en riant. _Le papa_:--Ah! ah! ah! ils ont voulu faire a leur tete, ... soit ... je veux bien que Cadichon suive la chasse, s'il a du temps a perdre. Il regarda en souriant Pierre et Henri, qui prirent un air degage. --Ton fusil est-il arme, Pierre? demanda Henri. _Pierre_:--Non, pas encore; c'est si dur a armer et a desarmer, que j'aime mieux attendre qu'une perdrix parte. _Le papa_:--Nous voici en plaine; a present, marchons tous sur la meme ligne, et tirons devant nous, et pas a droite ni a gauche, pour ne pas nous entre-tuer. Les perdrix ne tarderent pas a partir de tous cotes; j'etais reste prudemment derriere, et meme un peu loin: je fis bien; car plus d'un chien retardataire recut des grains de plomb. Les chiens guettaient, arretaient, rapportaient; les coups de fusil partaient sur toute la ligne. Je ne perdais pas de vue mes trois jeunes vantards; je les voyais tirer souvent, mais ramasser, jamais: aucun des trois ne toucha ni lievre, ni perdrix. Ils s'impatientaient, tiraient hors de portee, trop loin, trop pres; quelquefois tous trois tiraient la meme perdrix, qui n'en volait que mieux. Les papas faisaient au contraire de la bonne besogne: autant de coups de fusil, autant de pieces dans leurs carnassieres. Apres deux heures de chasse, le papa de Pierre et de Henri s'approcha d'eux. --Eh bien! mes enfants, Cadichon est-il bien charge? Y a-t-il encore de la place pour vider ma carnassiere, qui est trop pleine? Les enfants ne repondirent pas: ils voyaient a l'air moqueur de leur papa, qu'il savait leur maladresse. Moi, j'approchai en courant, et je tournai un des paniers vers le papa. _Le papa_:--Comment! rien dedans? Vos carnassieres vont crever, si vous les remplissez trop. Les carnassieres etaient plates et vides. Le papa se mit a rire de l'air deconfit des jeunes chasseurs, se debarrassa de son gibier dans un de mes paniers, et retourna a son chien, qui etait en arret. _Auguste:_--Je crois bien que ton pere tue une quantite de perdreaux! Il a deux chiens qui arretent et rapportent; et nous, on ne nous en a pas laisse un seul. _Henri:_--C'est vrai, ca; nous avons peut-etre tue beaucoup de perdrix, seulement nous n'avions pas de chiens pour nous les rapporter. _Pierre:_--Pourtant, je n'en ai pas vu tomber. _Auguste:_--Parce qu'une perdrix tuee ne tombe jamais sur le coup; elle vole encore quelque temps, et elle va tomber tres loin. _Pierre:_--Mais quand papa et mes oncles tirent, leurs perdrix tombent tout de suite. _Auguste:_--Cela te semble ainsi parce que tu es loin, mais, si tu etais a leur place, tu verrais filer la perdrix longtemps encore. Pierre ne repondit pas, mais il n'avait pas trop l'air de croire ce que disait Auguste. Tous marchaient d'un pas moins fier et moins leger qu'au depart. Ils commencaient a demander l'heure. --J'ai faim, dit Henri. --J'ai soif, dit Auguste. --Je suis fatigue, dit Pierre. Mais il fallait bien suivre les chasseurs qui tiraient, tuaient et s'amusaient. Pourtant ils n'oubliaient pas leurs jeunes compagnons de chasse, et, pour ne pas trop les fatiguer, ils proposerent une halte pour dejeuner. Les jeunes gens accepterent avec joie. On rappela les chiens, qu'on remit en laisse, et l'on se dirigea vers une ferme qui etait a cent pas, et ou la grand'mere avait envoye des provisions. On s'assit par terre sous un vieux chene; on etala le contenu des paniers. Il y avait, comme a toutes les chasses, un pate de volaille, un jambon, des oeufs, du fromage, des marmelades, des confitures, un gros baba, une enorme brioche et quelques bouteilles de vieux vin. Tous les chasseurs, jeunes et vieux, avaient grand appetit, et mangerent a effrayer les passants. Pourtant la grand'mere avait si largement pourvu aux faims les plus voraces, que la moitie des provisions resterent aux gardes et aux gens de la ferme. Les chiens avaient la soupe pour apaiser leur faim, et l'eau de la mare pour se desalterer. --Vous n'avez donc pas ete heureux, enfants? dit le papa d'Auguste. Cadichon ne marchait pas comme un ane trop charge. _Auguste:_--Ce n'est pas etonnant, papa nous n'avions pas de chiens; vous les aviez tous. _Le pere:_--Ah! tu crois qu'un, deux, trois chiens vous auraient fait tuer des perdreaux qui vous passaient sous le nez. _Auguste:_--Ils ne les auraient pas fait tuer, papa, mais ils auraient cherche et rapporte ceux que nous avons tues, et alors... _Le pere_, interrompant d'un air surpris:--Ceux que vous avez tues! Vous croyez avoir tue des perdreaux? _Auguste:_--Certainement, papa; seulement, comme nous ne les voyions pas tomber, nous ne pouvions pas les ramasser. _Le pere_, de meme:--Et tu crois que, s'il en etait tombe, vous ne les auriez pas vus? _Auguste:_--Non, car nous n'avons pas d'aussi bons yeux que les chiens. Le pere, les oncles, les gardes meme partirent d'un eclat de rire qui rendit les enfants rouges de colere. --Ecoutez, dit enfin le papa de Pierre et de Henri, puisque c'est faute de chiens que votre gibier a ete perdu, vous allez avoir chacun le votre quand nous nous remettrons en chasse. _Pierre:_--Mais les chiens ne voudront pas nous suivre, papa ils ne nous connaissent pas autant que vous. _Le pere:_--Pour les obliger a vous suivre, nous vous donnerons les deux gardes, et nous ne partirons qu'une demi-heure apres vous, afin que les chiens n'aient pas la tentation de nous rejoindre. _Pierre_, radieux:--Oh! merci, papa! a la bonne heure! avec les chiens, nous sommes bien surs de tuer autant que vous. Le dejeuner finissait, on etait repose, et les jeunes chasseurs etaient presses de se remettre en chasse avec les chiens et les gardes. --Nous allons avoir l'air de vrais chasseurs, dirent-ils d'un air satisfait. Les voila partis encore une fois, et moi suivant comme avant le dejeuner, mais toujours de loin. Les papas avaient dit aux gardes de marcher pres des enfants, et d'empecher toute imprudence. Les perdrix partaient de tous cotes comme le matin, les jeunes gens tiraient comme le matin, et ne tuaient rien comme le matin. Pourtant les chiens faisaient bien leur office; ils quetaient, ils arretaient, seulement ils ne rapportaient pas, puisqu'il n'y avait rien a rapporter. Enfin, Auguste, impatiente de tirer sans tuer, voit un des chiens en arret; il croit qu'en tirant avant que la perdrix parte, il tuera plus facilement. Il vise, il tire, ... le chien tombe en se debattant et en poussant un cri de douleur. --Corbleu! c'est notre meilleur chien! s'ecria le garde en s'elancant vers lui. Quand il arriva, le chien expirait. Le coup l'avait frappe a la tete; il etait sans mouvement et sans vie. --Voila un beau coup que vous avez fait la, monsieur Auguste! dit le garde en laissant retomber le pauvre animal. Je crois bien que voila la chasse finie. Auguste restait immobile et consterne; Pierre et Henri etaient tres emus de la mort du chien, le garde concentrait sa colere et le regardait sans mot dire. J'approchai pour voir quelle etait la malheureuse victime de la maladresse et de l'amour-propre d'Auguste. Quelle ne fut pas ma douleur en reconnaissant Medor, mon ami, mon meilleur ami! Et quels ne furent pas mon horreur et mon chagrin quand je vis le garde relever Medor, et le poser dans un des paniers que je portais sur mon dos! Voila donc le gibier que j'etais condamne a rapporter! Medor, mon ami, tue par un mauvais garcon maladroit et orgueilleux. Nous retournames du cote de la ferme, les enfants ne parlant pas, le garde laissant echapper de temps a autre un juron furieux, et moi ne trouvant de consolation que dans la reprimande severe et l'humiliation que le meurtrier aurait a subir. En arrivant a la ferme, nous y trouvames encore les chasseurs, qui, n'ayant plus de chiens, preferaient se reposer et attendre le retour des enfants. --Deja! s'ecrierent-ils en nous voyant revenir. _Le papa de Pierre:_--Je crois, en verite, qu'ils ont tue une grosse piece. Cadichon marche comme s'il etait charge, et un des paniers penche comme s'il contenait quelque chose de lourd. Ils se leverent et vinrent a nous. Les enfants restaient en arriere; leur mine confuse frappa ces messieurs. _Le pere d'Auguste_, riant:--Ils n'ont pas l'air de triomphateurs! _Le papa de Pierre_, riant:--Ils ont peut-etre tue un veau ou un mouton qu'ils ont pris pour un lapin. Le garde approcha. _Le papa:_--Qu'y a-t-il donc, Michaud? Tu as l'air aussi penaud que les chasseurs. --C'est qu'il y a de quoi, m'sieur, repondit le garde. Nous rapportons un triste gibier. _Le papa_, riant:--Qu'est-ce donc? Un mouton, un veau, un anon? _Le garde:_--Ah! m'sieur, il n'a a pas de quoi rire, allez! C'est votre chien Medor, le meilleur de la bande, que M. Auguste a tue, le prenant pour une perdrix. _Le papa:_--Medor! le maladroit! Si jamais il revient chasser ici!... --Approchez, Auguste, lui dit son pere. Voila donc ou vous ont mene votre sot orgueil et votre ridicule presomption! Faites vos adieux a vos amis, monsieur; vous allez retourner sur l'heure a la maison, et vous porterez votre fusil dans ma chambre pour n'y plus toucher, jusqu'a ce que vous ayez pris de la raison et de la modestie. --Mais papa, repondit Auguste d'un air degage, je ne sais pas pourquoi vous etres si fache. Il arrive tres souvent qu'on tue des chiens, a la chasse. --Des chiens!... On tue des chiens! s'ecria le pere stupefait. En verite, c'est trop fort... Ou avez-vous pris ces belles notions de chasse, monsieur. --Mais, papa, dit Auguste toujours du meme air degage, tout le monde sait qu'il arrive tres souvent aux grands chasseurs de tuer des chiens. --Mes chers amis, dit le pere en se retournant vers ces messieurs, veuillez m'excuser de vous avoir amene un garcon malapris comme Auguste. Je ne croyais pas qu'il fut capable de tant d'impudence et de sottise. Puis, se retournant vers son fils: --Vous avez entendu mes ordres, monsieur, allez. _Auguste:_--Mais, papa. _Le pere_, d'une voix severe:--Silence! vous dis-je. Pas un mot, si vous ne voulez faire connaissance avec la baguette de mon fusil. Auguste baissa la tete et se retira tout confus. "Vous voyez, mes enfants, dit le papa de Pierre et de Henri, ou mene la presomption, c'est-a-dire la croyance d'un merite qu'on n'a pas. Ce qui arrive a Auguste aurait pu vous arriver aussi. Vous vous etes tous figure que rien n'etait plus facile que de bien tirer, qu'il suffisait de vouloir pour tuer; voyez le resultat, vous avez ete tous trois ridicules des ce matin; vous avez meprise nos conseils et notre experience; et enfin vous etes tous trois la cause de la mort de mon pauvre Medor. Je vois, d'apres cela, que vous etes trop jeunes pour chasser. Dans un an ou deux nous verrons. Jusque-la retournez a vos jardins et a vos amusements d'enfants. Tout le monde s'en trouvera mieux." Pierre et Henri baisserent la tete sans repondre. On rentra tristement a la maison; les enfants voulurent enterrer eux-memes dans le jardin mon malheureux ami, dont je vais vous raconter l'histoire. Vous verrez pourquoi je l'aimais tant. XVI MEDOR Je connaissais Medor depuis longtemps; j'etais jeune, et il etait plus jeune encore quand nous nous sommes connus et aimes. Je vivais alors miserablement chez ces mechants fermiers qui m'avaient achete a un marchand d'anes, et de chez lesquels je m'etais sauve avec tant d'habilete. J'etais maigre, car je souffrais sans cesse de la faim. Medor, qu'on leur avait donne comme chien de garde, et qui s'est trouve etre un superbe et excellent chien de chasse, etait moins malheureux que moi; il amusait les enfants qui lui donnaient du pain et des restes de laitage; de plus, il m'a avoue que lorsqu'il pouvait se glisser a la laiterie avec la maitresse ou la servante, il trouvait toujours moyen d'attraper quelques gorgees de lait ou de creme, et de saisir les petits morceaux de beurre qui sautaient de la baratte pendant qu'on le faisait. Medor etait bon; ma maigreur et ma faiblesse lui firent pitie; un jour il m'apporta un morceau de pain, et me le presenta d'un air triomphant. --Mange, mon pauvre ami, me dit-il, dans son langage; j'ai assez du pain qu'on me donne pour me nourrir, et toi, tu n'as que des chardons et de mauvaises herbes en quantite a peine suffisante pour te faire vivre. --Bon Medor, lui repondis-je, tu te prives pour moi, j'en suis certain. Je ne souffre pas autant que tu le penses; je suis habitue a peu manger, a peu dormir, a beaucoup travailler et a etre battu. --Je n'ai pas faim. Prouve-moi ton amitie en acceptant mon petit present. C'est bien peu de chose, mais je te l'offre avec plaisir, et si tu me refusais, j'en aurais du chagrin. --Alors j'accepte, mon bon Medor, lui repondis-je, parce que je t'aime; et je t'avoue que ce pain me fera grand bien, car j'ai faim. Et je mangeai le pain du bon Medor, qui regardait avec joie l'empressement avec lequel je broyais et j'avalais. Je me sentis tout remonte par ce repas inaccoutume; je le dis a Medor, croyant par la lui mieux temoigner ma reconnaissance; il en resulta que tous les jours il m'apportait le plus gros morceau de ceux qu'on lui donnait. Le soir, il venait se coucher pres de moi sous l'arbre ou le buisson que je choisissais pour passer ma nuit; nous causions alors sans parler. Nous autres animaux, nous ne prononcons pas des paroles comme les hommes, mais nous nous comprenons par des clignements d'yeux, des mouvements de tete, d'oreilles, de la queue, et nous causons entre nous tout comme les hommes. Un soir, je le vis arriver triste et abattu. --Mon ami, me dit-il, je crains de ne plus pouvoir a l'avenir t'apporter une partie de mon pain; les maitres ont decide que j'etais assez grand pour etre attache toute la journee, qu'on ne me lacherait qu'a la nuit. De plus, la maitresse a gronde les enfants de ce qu'ils me donnaient trop de pain; elle leur a defendu de me rien donner a l'avenir, parce qu'elle voulait me nourrir elle-meme, et peu, pour me rendre bon chien de garde. --Mon bon Medor, lui dis-je, si c'est le pain que tu m'apportes qui te tourmente, rassure-toi, je n'en ai plus besoin; j'ai decouvert ce matin un trou dans le mur du hangar a foin; j'en ai deja tire un peu, et je pourrai facilement en manger tous les jours. --En verite! s'ecria Medor, je suis heureux de ce que tu me dis; mais j'avais pourtant un grand plaisir a partager mon pain avec toi. Et puis, etre attache tout le jour, ne plus venir te voir, c'est triste. Nous causames encore quelque temps, il me quitta fort tard. --J'aurai le temps de dormir le jour, disait-il; et toi tu n'as pas grand'chose a faire dans cette saison-ci. Toute la journee du lendemain se passa en effet sans que je visse mon pauvre ami. Vers le soir, je l'attendais avec impatience, lorsque j'entendis ses cris. Je courus pres de la haie; je vis la mechante fermiere qui le tenait par la peau du cou, pendant que Jules le frappait avec le fouet du charretier. Je m'elancai au travers de la haie par une breche mal fermee; je me jetai sur Jules, et je le mordis au bras de facon a lui faire tomber le fouet des mains. La fermiere lacha Medor, qui se sauva, c'est ce que je voulais; je lachai aussi le bras de Jules, et j'allais retourner dans mon enclos, lorsque je me sentis saisir par les oreilles; c'etait la fermiere, qui dans sa colere, criait a Jules: --Donne-moi le grand fouet, que je corrige ce mauvais animal! Jamais plus mechant ane n'a ete vu en ce monde. Donne donc, ou claque-le toi-meme. --Je ne peux remuer le bras, dit Jules en pleurant; il est tout engourdi. La fermiere saisit le fouet tombe a terre, et courut a moi pour venger son mechant garcon. Je n'eus pas la sottise de l'attendre comme vous pouvez bien penser. Je fis un saut et m'eloignai quand elle fut pres de m'atteindre; elle continua a me poursuivre et moi a me sauver, ayant grand soin de me tenir hors de la portee du fouet. Je m'amusai beaucoup a cette course; je voyais la colere de ma maitresse augmenter a mesure qu'elle se fatiguait; je la faisais courir et suer sans me donner de mal, la mechante femme etait en nage, etait rendue, sans avoir eu le plaisir de m'attraper seulement du bout de son fouet. Mon ami etait suffisamment venge quand la promenade fut terminee. Je le cherchai des yeux, car je l'avais vu courir du cote de mon enclos; mais il attendait, pour se montrer, le depart de sa cruelle maitresse. --Miserable! scelerat! cria l'enragee fermiere en se retirant; tu me le payeras quand tu seras sous le bat. Je restai seul. J'appelai; Medor sortit timidement la tete du fosse ou il etait cache; je courus a lui. --Viens! lui dis-je. Elle est partie. Qu'as-tu fait? Pourquoi te faisait-elle battre par Jules? --Parce que j'avais un morceau de pain qu'un des enfants avait pose par terre: elle m'a vu, s'est elancee sur moi, a appele Jules, et lui a ordonne de me battre sans pitie. --Est-ce que personne n'a cherche a te defendre? --Me defendre! Ah oui! vraiment! ils ont tous crie: "C'est bien fait! c'est bien fait! Fouette-le, Jules, pour qu'il recommence pas.--Soyez tranquilles, repondit Jules, je n'irai pas de main-morte; vous allez voir comme je vais le faire chanter." Et a mon premier cri, ils ont tous battu des mains et crie: "Bravo! Encore, encore!" --Mechants petits droles! m'ecriai-je. Mais pourquoi as-tu pris ce morceau de pain, Medor? Est-ce qu'on ne t'avait pas donne ton souper? --Si fait, si fait. J'avais mange; mais le pain de ma soupe etait si emiette, que je n'ai pu en rien retirer pour toi, et si j'avais pu emporter ce gros morceau que les enfants avaient fait tomber, tu aurais eu un bon regal. --Mon pauvre Medor, c'est pour moi que tu as ete battu!... Merci, mon ami, merci; je n'oublierai jamais ton amitie, ta bonte!... Mais ne recommence pas, je t'en supplie; crois-tu que ce pain m'eut fait plaisir, si j'avais su ce qu'il devait te faire souffrir? J'aimerais cent fois mieux ne vivre que de chardons, et te savoir bien traite et heureux. Nous causames longtemps encore, et je fis promettre a Medor de ne plus se mettre, a cause de moi, dans le cas d'etre battu; je lui promis aussi de faire toutes sortes de tours a tous les gens de la ferme, et je tins parole. Un jour, je jetai dans un fosse plein d'eau Jules et sa soeur, et je me sauvai, les laissant barboter et se debattre. Un autre jour, je poursuivis le petit de trois ans comme si j'avais voulu le mordre; il criait et courait avec une terreur qui me rejouissait. Une autre fois, je fis semblant d'etre pris de coliques, et je me roulai sur la grande route avec une charge d'oeufs sur le dos; tous les oeufs furent ecrases; la fermiere, quoique furieuse, n'osait pas me frapper; elle me croyait reellement malade; elle pensa que j'allais mourir; que l'argent que je leur avais coute serait perdu, et, au lieu de me battre, elle me ramena et me donna du foin et du son. Je n'ai jamais fait un meilleur tour de ma vie, et le soir, en le racontant a Medor, nous nous pamions de rire. Une autre fois, je vis tout leur linge etale sur la haie pour secher. Je pris toutes les pieces l'une apres l'autre avec mes dents, et je les jetai dans le jus du fumier. Personne ne m'avait vu faire; quand la maitresse ne trouva plus son linge, et qu'apres l'avoir cherche partout, elle le trouva dans le jus du fumier, elle se mit dans une epouvantable colere; elle battit la servante, qui battit les enfants, qui battirent les chats, les chiens, les veaux, les moutons. C'etait un vacarme charmant pour moi, car tous criaient, tous juraient, tous etaient furieux. Ce fut encore une soiree bien gaie que nous passames, Medor et moi. En reflechissant depuis a toutes ces mechancetes, je me les suis sincerement reprochees, car je me vengeais sur des innocents des fautes des coupables. Medor me blamait quelquefois, et me conseillait d'etre meilleur et plus indulgent; mais je ne l'ecoutais pas, je devenais de plus en plus mechant; j'en ai ete bien puni, comme on le verra plus tard. Un jour, jour de tristesse et de deuil, un monsieur qui passait vit Medor, l'appela, le caressa; puis il alla parler au fermier, et le lui acheta pour cent francs. Le fermier, qui croyait avoir un chien de peu de valeur, etait enchante; mon pauvre ami fut immediatement attache avec un bout de corde, et emmene par son nouveau maitre; il me regarda d'un air douloureux; je courus de tous cotes pour chercher un passage dans la haie, les breches etaient bouchees; je n'eus meme pas la consolation de recevoir les adieux de mon cher Medor. Depuis ce jour je m'ennuyai mortellement; ce fut peu de temps apres qu'eut lieu l'histoire du marche, et ma fuite dans la foret de Saint-Evroult. Pendant les annees qui ont suivi cette aventure, j'ai souvent, bien souvent pense a mon ami, et j'ai bien desire le retrouver; mais ou le chercher? J'avais su que son nouveau maitre n'habitait pas le pays, qu'il n'y etait venu que pour voir un de ses amis. Quand je fus amene chez votre grand'mere par mon petit Jacques, jugez de mon bonheur en voyant quelques temps apres arriver, avec votre oncle et vos cousins Pierre et Henri, mon ami, mon cher Medor. Il fallait voir la surprise generale lorsqu'on vit Medor courir a moi, me faire mille caresses, et moi le suivre partout. On crut que c'etait pour Medor la joie de se trouver a la campagne; pour moi, on pensa que j'etais bien aise d'avoir un compagnon de promenade. Si l'on avait pu nous comprendre, deviner nos longues conversations, on aurait compris ce qui nous attirait l'un vers l'autre. Medor fut heureux de tout ce que je lui racontais de ma vie calme et heureuse, de la bonte de mes maitres, de ma bonne et meme glorieuse reputation dans le pays; il gemit avec moi au recit de mes tristes aventures; il rit, tout en me blamant, des tours que j'avais joues au fermier qui m'avait achete du pere Georget; il fremit d'orgueil au recit de mon triomphe dans la course d'anes; il gemit de l'ingratitude des parents de la pauvre Pauline, et il versa quelques larmes sur le triste sort de cette malheureuse enfant. XVII LES ENFANTS DE L'ECOLE Medor s'etait ecarte un jour de la maison ou il etait ne, et ou il vivait assez heureux; il poursuivait un chat qui lui avait enleve un morceau de viande donnee par le cuisinier. On la trouvait trop avancee; Medor, qui n'etait pas si delicat, l'avait saisie et posee pres de sa niche, lorsque le chat, cache a cote, s'elanca dessus et l'emporta. Mon ami ne faisait pas souvent d'aussi friands repas; il courut a toutes jambes apres le voleur et, l'aurait bientot attrape, si le mechant chat n'avait imagine de grimper sur un arbre. Medor ne pouvait le suivre si haut; il fut donc oblige de regarder le fripon devorer sous ses yeux l'excellent morceau qu'il avait derobe. Justement irrite d'une semblable effronterie, il resta au pied de l'arbre, aboyant, grondant, et faisant mille reproches. Ses aboiements attirerent des enfants qui sortaient de l'ecole; ils se joignirent a Medor pour injurier le chat; ils finirent meme par ramasser des pierres et lui en jeter; c'etait une veritable grele. Le chat se sauva au haut de l'arbre, se cacha dans les endroits les plus touffus: ce qui n'empecha pas les mechants garcons de continuer leur jeu et de faire des hourras de joie chaque fois qu'un miaulement plaintif leur apprenait que le chat avait ete touche et blesse. Medor commencait a s'ennuyer de ce jeu; les miaulements douloureux du chat avaient fait passer sa colere, et il craignait que les enfants ne fussent trop cruels. Il se mit donc a aboyer contre eux et a les tirer par leurs blouses; ils n'en continuerent pas moins a lancer des pierres; seulement, ils en jeterent aussi quelques-unes a mon pauvre ami. Enfin un cri rauque et horrible, suivi d'un craquement dans les branches, annonca qu'ils avaient reussi, que le chat etait grievement blesse, et qu'il tombait de l'arbre. Une minute apres, il etait par terre, non seulement blesse, mais raide mort; il avait eu la tete brisee par une pierre. Les mechants enfants se rejouirent de leur succes, au lieu de pleurer sur leur cruaute et sur les souffrances qu'ils avaient fait endurer a ce pauvre animal. Medor regardait son ennemi d'un air compatissant, et les garcons d'un air de reproche; il allait retourner a la maison, lorsqu'un des enfants s'ecria: --Faisons-lui prendre un bain dans la riviere, ce sera tres amusant. --Bien dit, bien imagine! s'ecrierent les autres. Attrape-le, Frederic; le voila qui se sauve. Et voila Medor poursuivi par ces mechants vauriens, eux et lui courant a toutes jambes; ils etaient malheureusement une douzaine, qui s'etaient espaces, ce qui l'obligeait a toujours courir droit devant lui, car aussitot qu'il cherchait a leur echapper a droite ou a gauche, tous l'entouraient, et il retardait ainsi sa fuite au lieu de l'accelerer. Il etait bien jeune alors, il n'avait que quatre mois; il ne pouvait courir vite ni longtemps; il finit donc par etre pris. L'un le saisit par la queue, l'autre par la patte, d'autres par le cou, les oreilles, le dos, le ventre; ils le tiraient chacun de leur cote, et s'amusaient de ses cris. Enfin, ils lui attacherent au cou une ficelle qui le serrait a l'etrangler, le tirerent apres eux, et le firent avancer avec force coups de pied; ils arriverent ainsi jusqu'a la riviere; l'un deux allait l'y jeter apres avoir defait la ficelle; mais le plus grand s'ecria: --Attends, donne-moi la ficelle, attachons-lui deux vessies au cou pour le faire nager, nous le pousserons jusqu'a l'usine, et nous le ferons passer sous la roue. Le pauvre Medor se debattait vainement; que pouvait-il faire contre une douzaine de gamins dont les plus jeunes avaient pour le moins dix ans? Andre, le plus mechant de la bande, lui attacha les deux vessies autour du cou, et le lanca au beau milieu de la petite riviere. Mon malheureux ami, pousse par le courant plus encore que par les perches que tenaient ses bourreaux, etait a moitie noye et a moitie etrangle par la ficelle que l'eau avait resserree. Il arriva ainsi jusqu'a l'endroit ou l'eau se precipitait avec violence sous la roue de l'usine. Une fois sous la roue, il devait necessairement y etre broye. Les ouvriers revenaient de diner, et s'appretaient a lever la pale qui retenait l'eau. Celui qui devait la lever apercut Medor, et s'adressa aux mechants enfants qui attendaient en riant que la pale, une fois levee, laissat passer Medor, et que l'eau l'entrainat sous la roue. --Encore un de vos mechants tours, mauvais garnements. Eh! les amis, a moi! Venez corriger ces gamins qui s'amusent a noyer un pauvre chien. Ses camarades accoururent, et, pendant qu'il sauvait Medor en lui tendant une planche, sur laquelle il monta, les autres firent la chasse a ses tourmenteurs, les attraperent tous, et les fouetterent, les uns avec des cordes, les autres avec des fouets, d'autres avec des baguettes. Ils criaient tous a qui mieux mieux; les ouvriers n'en tapaient que plus fort. Enfin, ils les laisserent aller, et la bande partit, criant, hurlant et se frottant les reins. Le sauveur de Medor avait coupe la ficelle qui l'etranglait; il l'avait couche au soleil sur du foin; Medor fut bientot sec et pret a retourner a la maison. Le forgeron l'y ramena, mais on lui dit qu'il pouvait bien le garder, qu'on avait deja trop de chiens, et qu'on jetterait celui-la a l'eau avec une pierre au cou s'il ne voulait pas l'emmener. C'etait un brave homme; il eut pitie de Medor et le ramena chez lui. Quand sa femme vit le chien, elle jeta les hauts cris, disant que son mari la ruinait, qu'elle n'avait pas de quoi nourrir un animal propre a rien, qu'il faudrait encore payer l'impot sur les chiens. Enfin, elle cria et se plaignit si haut, que le mari, pour avoir la paix, se debarrassa de Medor, en le donnant au mechant fermier chez lequel je vivais deja, et qui avait besoin d'un chien de garde. Voila comment Medor et moi nous nous sommes connus, et voila pourquoi nous nous sommes aimes. XVIII LE BAPTEME Pierre et Camille devaient etre parrain et marraine d'un enfant qui venait de naitre, et dont la mere avait ete bonne de Camille. Camille voulait qu'on donnat son nom a sa filleule. --Pas du tout, dit Pierre; puisque je suis le parrain, j'ai droit de lui donner un nom, et je veux l'appeler Pierrette. _Camille_:--Pierrette! mais c'est un affreux nom! Pas du tout. Je ne veux pas qu'elle s'appelle Pierrette. Elle s'appellera Camille; je suis la marraine, et j'ai le droit de l'appeler comme moi. _Pierre_:--Non; c'est le parrain qui a le plus de droits, et je l'appellerai Pierrette. _Camille_:--Si tu l'appelles Pierrette, je ne veux pas etre marraine. _Pierre_:--Si tu l'appelles Camille, je ne veux pas etre parrain. _Camille_:--Eh bien! faites comme vous voulez; je demanderai a papa d'etre parrain a votre place. _Pierre_:--Et moi, mademoiselle, je demanderai a maman d'etre marraine a votre place. _Camille_:--D'abord, je suis sure que ma tante ne voudra pas qu'elle s'appelle Pierrette; c'est affreux et ridicule! _Pierre_:--Et moi je suis certain que mon oncle ne voudra pas qu'elle s'appelle Camille; c'est horrible et bete! _Camille_:--Et comment donc m'a-t-il appelee Camille, moi? Va lui dire que c'est un nom horrible et bete; va, mon bonhomme, et tu verras comme tu seras bien recu. _Pierre_:--Enfin, tu diras ce que tu voudras, mais je dis que je ne serai pas parrain d'une Camille. --Papa, dit malicieusement Camille en courant a son pere, voulez-vous etre parrain avec moi de la petite Camille? _Le papa_:--Quelle Camille, chere Minette? je ne connais de Camille que toi. _Camille_:--C'est ma petite filleule, papa, que je veux appeler Camille quand on la baptisera aujourd'hui. _Le papa_:--Mais Pierre doit etre parrain avec toi; on n'a jamais deux parrains. _Camille_:--Papa, Pierre ne veut plus l'etre. _Le papa_:--Ne veut plus? Pourquoi ce caprice? _Camille_:--Parce qu'il trouve le nom de Camille horrible et bete, et qu'il veut l'appeler Pierrette. _Le papa_:--Pierrette! Mais c'est bien ce nom-la qui serait horrible et bete. _Camille_:--C'est ce que je lui ai dit, papa; il ne veut pas me croire. _Le papa_:--Ecoute, ma fille, tache de t'entendre avec ton cousin. Mais, s'il persiste a ne vouloir etre parrain qu'a la condition de l'appeler Pierrette, je le remplacerai tres volontiers. Pendant cette conversation de Camille avec son papa, Pierre avait couru chez sa maman. --Maman, lui dit-il, voulez-vous remplacer Camille, et etre marraine avec moi de la petite fille qu'on doit baptiser aujourd'hui? _La maman_:--Pourquoi donc remplacer Camille? La bonne demande que ce soit elle qui soit marraine. _Pierre_:--Maman, c'est parce qu'elle veut que la petite fille s'appelle Camille; je trouve ce nom tres laid, et, comme je suis parrain, je veux qu'elle s'appelle Pierrette. _La maman_:--Pierrette! Mais c'est un affreux nom! Autant Pierre est joli, autant Pierrette est ridicule. _Pierre_:--Oh! maman, je vous en prie, laissez-moi l'appeler Pierrette.... D'abord, je ne veux pas qu'elle s'appelle Camille. _La maman_:--Mais, si aucun de vous ne veut ceder, comment vous arrangerez-vous? _Pierre_:--Voila pourquoi, maman, je viens vous demander de remplacer Camille pour appeler la petite Pierrette. _La maman_:--Mon pauvre Pierre, d'abord je te dirai franchement que je ne veux pas non plus de Pierrette, parce que c'est un nom ridicule. Et puis la mere de l'enfant a ete bonne de Camille et non pas la tienne, et tu penses bien que c'est surtout Camille qu'elle veut avoir pour marraine de sa fille. Je crois meme qu'elle sera contente que son enfant porte le nom de Camille. _Pierre_:--Alors je ne veux pas etre parrain. Camille accourut au meme instant. _Camille_:--Eh bien! Pierre, es-tu decide? On va partir dans une heure; et il faut absolument un parrain. _Pierre_:--Je veux bien qu'elle ne s'appelle pas Pierrette, mais je ne veux pas qu'elle s'appelle Camille. _Camille_:--Puisque tu veux bien ceder pour Pierrette, je veux bien aussi te ceder pour Camille. Tiens, faisons une chose, demandons a ma bonne quel nom elle veut donner a sa fille! _Pierre_:--Tu as raison; va le lui demander. Camille repartit en courant; elle revint bientot. --Pierre, Pierre, ma bonne veut que sa fille s'appelle Marie-Camille. _Pierre_:--Lui as-tu demande s'il ne fallait pas l'appeler Pierrette, puisque je suis parrain? _Camille_:--Si, je le lui ai demande: elle s'est mise a rire; maman a ri aussi: elles ont dit que c'etait impossible, que Pierrette etait trop laid. Pierre rougit un peu; pourtant comme il commencait lui-meme a trouver Pierrette un nom ridicule, il ne dit rien et soupira. --Ou sont les dragees? demanda-t-il. _Camille_:--Dans un grand panier qu'on emportera a l'eglise. On laissera ici les boites et les paquets. Tout est pret; viens voir combien il y en a. Ils coururent a l'antichambre, ou tout etait prepare. _Pierre_:--Pour quoi faire tous ces centimes? Il y en a presque autant que de dragees. _Camille_:--C'est pour jeter aux enfants de l'ecole. _Pierre_:--Comment, aux enfants de l'ecole? Nous irons donc a l'ecole apres le bapteme? _Camille_:--Mais non: c'est pour jeter a la porte de l'eglise. Tous les enfants du village sont rassembles, et on jette en l'air des poignees de dragees et de centimes; ils les attrapent et les ramassent par terre. _Pierre_:--Est-ce que tu as deja vu jeter des dragees? _Camille_:--Non, jamais, mais on dit que c'est tres amusant. _Pierre_:--Je crois que je n'aimerai pas cela; bien certainement ils se battent, ils se font mal. Et puis je n'aime pas qu'on jette les dragees aux enfants comme a des chiens. --Camille, Pierre, venez, voici l'enfant qui arrive; on va bientot partir, s'ecria Madeleine qui arrivait tout essoufflee. Tous partirent en courant pour aller au-devant de l'enfant. --Oh! que notre filleule est belle! dit Pierre. _Camille_:--Je crois bien! elle a une robe brodee tout autour, un bonnet de dentelle, un manteau double de soie rose. _Pierre_:--Est-ce toi qui as donne tout cela? _Camille_:--Oh non! Je n'avais pas assez d'argent; c'est maman qui a tout paye, excepte le bonnet, que j'ai achete de mon argent. Tout le monde etait pret; quoiqu'il fit tres beau temps, la caleche etait attelee pour mener l'enfant avec sa nourrice, le parrain et la marraine. Camille et Pierre etaient fiers de se trouver, comme de grandes personnes, tout seuls dans la voiture. Ils partirent; moi, j'attendais, attele a la petite voiture des enfants; Louis, Henriette et Elisabeth se mirent devant pour mener, et Henri grimpa derriere; les mamans, les papas et les bonnes etaient partis les uns apres les autres pour se trouver pres de nous en cas d'accident, mais ce n'etait que par exces de prudence, car, avec moi, ils savaient qu'il n'y avait rien a craindre. Je partis au galop, malgre la charge que je trainais; mon amour-propre me poussait a atteindre et meme a depasser la caleche. J'allais comme le vent; les enfants etaient enchantes. --Bravo! criaient-ils. Courage, Cadichon! Encore un temps de galop! Vive Cadichon, le roi des anes. Ils battaient des mains, ils applaudissaient. --Bravo! criaient les personnages que je depassais sur la route. En voila-t-il un ane! Il court tout comme un cheval. Allons, hardi, bonne chance et pas de culbute! Les papas et les mamans, qui etaient echelonnes le long du chemin, n'etaient pas tres rassures; ils voulurent me faire ralentir, mais je ne les ecoutai pas, et je n'en galopai que mieux. Je ne tardai pas a rattraper la caleche; je passai triomphalement devant les chevaux, qui me regardaient avec surprise. Se trouvant humilies, eux qui etaient partis avant, d'etre depasses par un ane, ils voulurent aussi se mettre au galop; mais le cocher les retint, et ils furent obliges de ralentir leur pas, tandis que j'allongeais le mien. Quand la caleche arreta a la porte de l'eglise, tous mes petits maitres et maitresses etaient deja descendus de voiture, et moi, je m'etais range le long d'une haie pour avoir de l'ombre; j'avais chaud, j'etais essouffle. A mesure que les parents arrivaient, ils admiraient ma vitesse, et ils faisaient compliment aux enfants sur leur equipage. Le fait est que nous faisions un bon effet, ma voiture et moi. J'etais bien brosse, et bien peigne; mon harnais etais cire, verni; il etait seme de pompons rouges; on m'avait mis des dahlias panaches rouge et blanc au-dessus des oreilles. La voiture etait brossee, vernie. Nous avions tres bon air. J'entendis par la fenetre ouverte la ceremonie du bapteme; l'enfant cria comme si on l'egorgeait. Camille et Pierre, un peu embarrasses de leurs grandeurs, s'embrouillerent en disant le _Credo_; le cure fut oblige de les souffler. Je jetai un cou d'oeil a la fenetre: je vis la pauvre marraine et le malheureux parrain rouges comme des cerises, et les larmes dans les yeux. Pourtant, ce qui leur arrivait etait bien naturel, et arrive a bien des grandes personnes. Quand la petite Marie-Camille fut baptisee, on sortit de l'eglise pour jeter aux enfants, qui attendaient a la porte, les dragees et les centimes. Aussitot que le parrain et la marraine parurent, les enfants crierent tous ensemble: "Vive le parrain! vive la marraine!" Le panier de dragees etait pret; on l'apporta a Camille, pendant qu'on donnait a Pierre le panier de centimes. Camille prit une poignee et la fit retomber en pluie sur les enfants; la commenca une veritable bataille, une vraie scene de chiens affames. Les enfants se disputaient les dragees et les centimes: tous se precipitaient vers le meme point; ils s'arrachaient les cheveux; ils se battaient, ils se roulaient par terre, ils se disputaient chaque dragee et chaque centime. Il y en eut la moitie de perdus, foules aux pieds, disparus dans l'herbe. Pierre ne riait pas; Camille, qui avait ri aux premieres poignees, ne riait plus, elle voyait que les batailles etaient serieuses, que plusieurs enfants pleuraient, que d'autres avaient la figure egratignee. Quand ils furent remontes en voiture: --Tu avais raison, Pierre, dit-elle; la prochaine fois que je serai marraine, je donnerai les dragees a tous les enfants, mais je ne les jetterai pas. --Ni moi les centimes, dit Pierre, je les donnerai comme toi. La voiture partit; je n'entendis pas la suite de leur conversation. Les miens remonterent dans mon equipage. Mais, cette fois, les papas et les mamans voulurent nous accompagner. --Cadichon a produit son effet, dit la maman de Camille; il peut revenir plus sagement, ce qui nous permettra de faire la route avec vous. --Maman, dit Madeleine, est-ce que vous aimez cet usage de jeter aux enfants des dragees et des centimes? _La maman_:--Non, ma chere enfant, je trouve cela ignoble: les enfants deviennent semblables a des chiens qui se battent pour un os. Si jamais je suis marraine dans ce pays-ci, je ferai donner des dragees, et je ferai porter aux pauvres l'argent qu'on depense en centimes, perdus en grande partie. _Madeleine_:--Vous avez bien raison, maman; tachez, je vous en prie, que je sois aussi marraine pour faire comme vous dites. _La maman, souriant_:--Pour etre marraine, il faut avoir un enfant a baptiser, et je n'en connais pas. _Madeleine_:--C'est ennuyeux! J'aurais ete marraine avec Henri. Comment nommeras-tu ton filleul, Henri? _Henri_:--Henri, comme de raison; et toi? _Madeleine_:--Je l'appellerai Madelon. _Henri_:--Quelle horreur! Madelon! D'abord ce n'est pas un nom. _Madeleine_:--C'est un nom tout comme Pierrette. _Henri_:--Pierrette est plus joli; et puis, tu vois bien que Pierre a cede. --Je pourrai bien ceder aussi, dit Madeleine en riant: mais nous avons le temps d'y penser. Nous arrivions au chateau; chacun descendit de voiture et alla defaire sa belle toilette; on m'enleva aussi mes pompons, mes dahlias, et je revins brouter mon herbe pendant que les enfants mangeaient leur gouter. XIX L'ANE SAVANT Un jour, je vis accourir les enfants dans le pre ou je mangeais paisiblement, tout pres du chateau. Louis et Jacques jouaient aupres de moi, et s'amusaient a monter lestement sur mon dos; ils croyaient etre agiles comme des faiseurs de tours, et ils etaient, je dois l'avouer, un peu patauds, surtout le bon petit Jacques, gros, joufflu, plus trapu et plus petit que son cousin. Louis parvenait quelquefois, en s'accrochant a ma queue, a grimper (il disait s'elancer) sur mon dos; Jacques faisait des efforts prodigieux pour y arriver a son tour; mais le bon petit gros roulait, tombait, soufflait, et ne pouvait y arriver qu'avec l'aide de son cousin, un peu plus age que lui. Pour leur epargner une si grande fatigue, je m'etais place pres d'une petite butte de terre. Louis avait deja montre son agilite; Jacques venait de se placer sans grand effort, lorsque nous entendimes accourir la bande joyeuse. "Jacques, Louis, criaient-ils, nous allons bien nous amuser; nous allons a la foire apres-demain, et nous verrons un ane savant." _Jacques:_--Un ane savant? Qu'est-ce que c'est qu'un ane savant? _Elisabeth:_--C'est un ane qui fait toutes sortes de tours. _Jacques:_--Quels tours? _Madeleine:_--Des tours ..., mais des tours ..., des tours, enfin. _Jacques:_--Il n'en fera jamais comme Cadichon. _Henri:_--Bah! Cadichon! il est tres bon et tres intelligent pour un ane, mais il ne saurait pas faire ce que fera l'ane savant de la foire. _Camille:_--Je suis bien sure que si on lui montrait, il le ferait. _Pierre:_--Voyons d'abord ce que fait cet ane savant, nous verrons apres s'il est plus savant que Cadichon. _Camille:_--Pierre a raison, attendons jusqu'apres la foire. _Elisabeth:_--Eh bien, qu'est-ce que nous ferons apres la foire? --Nous nous disputerons, dit Madeleine en riant. Jacques et Louis gardaient le silence depuis qu'ils s'etaient dit quelques mots a l'oreille; ils laisserent partir les enfants. Apres s'etre assures qu'on ne pouvait les voir ni les entendre, ils se mirent a danser autour de moi en riant et chantant: _Cadichon, Cadichon, A la foire tu viendras; L'ane savant tu verras; Ce qu'il fait tu regarderas; Puis, comme lui tu feras; Tout le monde t'honorera; Tout le monde t'applaudira, Et nous serons fiers de toi. Cadichon, Cadichon, Je te prie, distingue-toi._ --C'est tres joli ce que nous chantons, dit Jacques en s'arretant tout a coup. _Louis:_--C'est que ce sont des vers, je crois bien que c'est joli! _Jacques:_--Des vers? Je croyais que c'etait difficile de faire des vers. _Louis:_ Tres facile, Comme tu vois; Pas difficile, Comme tu crois. Vois-tu? en voila encore. _Jacques:_--Courons le dire a mes cousines et cousins. _Louis:_--Non, non, s'ils entendaient nos vers, ils devineraient ce que nous voulons faire; il faudra les surprendre a la foire meme. _Jacques:_--Mais crois-tu que papa et mon oncle voudront bien nous laisser emmener Cadichon a la foire? _Louis:_--Certainement, quand nous leur aurons dit en secret pourquoi nous voulons faire voir l'ane savant a Cadichon. _Jacques:_--Allons vite le leur demander. Les voila courant tous deux vers la maison, les papas venaient justement au pre voir ce que faisaient les enfants. "Papa, papa! crierent-ils, venez vite; nous avons quelque chose a vous demander". --Parlez, enfants, que voulez-vous? --Pas ici, papa, pas ici, dirent-ils d'un air mysterieux, chacun tirant son papa dans le pre. --Qu'y a-t-il donc? dit en riant le papa de Louis. Dans quelle conspiration voulez-vous nous entrainer? --Chut! papa, chut! dit Louis. Voila ce que c'est. Vous savez qu'apres-demain il y aura un ane savant a la foire? _Le papa de Louis_:--Non, je ne le savais pas; mais qu'avons-nous affaire d'anes savants, nous qui avons Cadichon? _Louis:_--Voila precisement ce que nous disons, papa, que Cadichon est plus savant qu'eux tous. Mes soeurs, mes cousines et cousins iront a la foire pour voir cet ane, et nous voudrions bien y mener Cadichon pour qu'il voie comment fait l'ane, et qu'il fasse de meme. _Le papa de Jacques:_--Comment? vous mettriez Cadichon dans la foule a regarder l'ane? _Jacques:_--Oui, papa, au lieu d'aller en voiture, nous monterions Cadichon, et nous nous mettrions tout pres du cercle ou l'ane savant fera ses tours. _Le papa de Jacques:_--Je ne demande pas mieux, moi; mais je ne crois pas que Cadichon apprenne grand'chose en une seule lecon. _Jacques:_--N'est-ce pas, Cadichon, que tu sauras faire aussi bien que cet imbecile d'ane savant? En m'adressant cette question, Jacques me regardait d'un air si inquiet, que je me mis a braire pour le rassurer, tout en riant de son inquietude. --Entendez-vous, papa? Cadichon dit oui, s'ecria Jacques avec triomphe. Les deux papas se mirent a rire, embrasserent chacun leurs gentils petits garcons, et s'en allerent en promettant que j'irais a la foire et qu'ils y viendraient avec les enfants et avec moi. --Ah! me dis-je en moi-meme, ils doutent de mon adresse! C'est etonnant que les enfants aient plus d'intelligence que les papas! Le jour de la foire arriva. Une heure avant le depart, on fit ma toilette bien a fond; on m'etrilla, on me brossa jusqu'a m'impatienter; on me mit une selle et une bride toutes neuves: Louis et Jacques demanderent a partir un peu en avant, pour ne pas arriver en retard. --Pourquoi irez-vous en avant, demanda Henri, et comment irez-vous? _Louis_:--Nous irons sur Cadichon, et nous partons devant parce que nous n'irons pas vite. _Henri_:--Vous irez tous les deux seuls? _Jacques_:--Non, papa et mon oncle viennent avec nous. _Henri_:--Ce sera joliment ennuyeux de faire une lieue au pas. _Louis_:--Oh! nous ne nous ennuierons point avec nos papas. _Henri_:--J'aime encore mieux aller en voiture, nous serons arrives bien avant vous. _Jacques_:--Non, puisque nous partirons longtemps avant vous. Comme ils finissaient de parler, on m'amena tout selle et tout pomponne; les papas etaient prets; ils placerent les petits garcons sur mon dos, et je partis doucement, pour ne pas faire courir les pauvres papas. Une heure apres, nous arrivions au champ de foire; il y avait deja beaucoup de monde pres du cercle indique par une corde, ou l'ane savant devait montrer son savoir-faire. Les papas de mes petits amis les firent placer avec moi tout pres de la corde. Mes autres maitres et maitresses nous rejoignirent bientot et se placerent pres de nous. Un roulement de tambour annonca que mon savant confrere allait paraitre. Tous les yeux etaient fixes sur la barriere; elle s'ouvrit enfin, et l'ane savant parut. Il etait maigre, chetif; il avait l'air triste et malheureux. Son maitre l'appela; il approcha sans empressement, et meme avec un air de crainte; je vis d'apres cela que le pauvre animal avait ete bien battu pour apprendre ce qu'il savait. "Messieurs et mesdames, dit le maitre, j'ai l'honneur de vous presenter MIRLIFLORE, le prince des anes. Cet ane, messieurs, mesdames, n'est pas si ane que ses confreres; c'est un ane savant, plus savant que beaucoup d'entre vous: c'est l'ane par excellence, qui n'a pas son pareil. Allons, Mirliflore, montrez ce que vous savez faire; et d'abord saluez ces messieurs et ces dames comme un ane bien eleve." J'etais orgueilleux, ce discours me mit en colere; je resolus de me venger avant la fin de la seance. Mirliflore avanca de trois pas, et salua de la tete d'un air dolent. -Va Mirliflore, va porter ce bouquet a la plus jolie dame de la societe. Je ris en voyant toutes les mains se tendre a moitie, et s'appreter a recevoir le bouquet. Mirliflore fit le tour du cercle, et s'arreta devant une grosse et laide femme, que j'ai su depuis etre la femme du maitre. Mirliflore y deposa ses fleurs. Ce manque de gout m'indigna; je sautai dans le cercle par-dessus la corde, a la grande surprise de l'assemblee; je saluai gracieusement devant, derriere, a droite, a gauche, je marchai d'un pas resolu vers la grosse femme, je lui arrachai le bouquet, et j'allai le deposer sur les genoux de Camille; je retournai a ma place aux applaudissements de toute l'assemblee. Chacun se demandait ce que signifiait cette apparition; quelques personnes crurent que c'etaient arrange d'avance, et qu'il y avait deux anes savants au lieu d'un; d'autres qui me voyaient en compagnie de mes petits maitres, et qui me connaissaient, etaient ravis de mon intelligence. Le maitre de Mirliflore semblait fort contrarie, Mirliflore paraissait indifferent a mon triomphe; je commencai a croire qu'il etait reellement bete, ce qui est assez rare parmi nous autres anes. Quand le silence fut retabli, le maitre appela de nouveau Mirliflore. "Venez, Mirliflore, faites voir a ces messieurs et dames qu'apres avoir su distinguer la beaute, vous savez aussi reconnaitre la sottise; prenez ce bonnet, et posez-le sur la tete du plus sot de l'assemblee." Et il lui presenta un magnifique bonnet d'ane garni de sonnettes et de rubans de toutes couleurs. Mirliflore le prit entre ses dents, et se dirigea vers un gros garcon rouge, qui baissait d'avance la tete pour recevoir le bonnet. Il etait facile de reconnaitre, a sa ressemblance avec la grosse femme si faussement proclamee la plus belle de la societe, que ce gros garcon etait le fils et le compere du maitre. "Voici, pensai-je, le moment de me venger des paroles insultantes de cet imbecile." Et, avant qu'on eut songe a me retenir, je m'elancai encore dans l'arene, je courus a mon confrere, je lui arrachai le bonnet d'ane au moment ou il le posait sur la tete du gros garcon, et, avant que le maitre eut eu le temps de se reconnaitre, je courus a lui, je mis mes pieds de devant sur ses epaules, et je voulus placer le bonnet sur sa tete. Il me repoussa avec violence, et il devint d'autant plus furieux, que les rires meles d'applaudissements se firent entendre de tous cotes. --Bravo! l'ane, criait-on; c'est lui qui est le vrai ane savant! Enhardi par les applaudissements de la foule, je fis un nouvel effort pour le coiffer du bonnet d'ane; a mesure qu'il reculait, j'avancais, et nous finimes par une course ventre a terre, l'homme se sauvait a toutes jambes, moi courant apres lui, ne pouvant parvenir a lui mettre le bonnet, et ne voulant pourtant pas lui faire de mal. Enfin j'eus l'adresse de sauter sur son dos en passant mes pieds de devant sur ses epaules, et, m'appuyant de tout mon poids sur lui, il tomba; je profitai de sa chute pour enfoncer le bonnet sur sa tete, et je l'enfoncai jusqu'au menton. Je me retirai immediatement; l'homme se releva, mais n'y voyant pas clair, et se sentant etourdi de sa chute, il se mit a tourner, a sauter. Et moi, pour completer la farce, je me mis a l'imiter d'une facon grotesque, a tourner, a sauter comme lui; j'interrompais parfois cette burlesque imitation en allant lui braire dans l'oreille, et puis je me mettais sur mes pieds de derriere, et je sautais comme lui, tantot a cote, tantot en face. Depeindre les rires, les bravos, les trepignements joyeux de toute l'assemblee est impossible; jamais ane au monde n'eut un pareil succes, un pareil triomphe. Le cercle fut envahi par des milliers de personnes qui voulaient me toucher, me caresser, me voir de pres. Ceux qui me connaissaient en etaient fiers; ils me nommaient a ceux qui ne me connaissaient pas; ils racontaient une foule d'histoires vraies et fausses dans lesquelles je jouais un role magnifique. Une fois, disait-on, j'avais eteint un incendie en faisant marcher une pompe tout seul; j'etais monte a un troisieme etage, j'avais ouvert la porte de ma maitresse, je l'avais saisie endormie sur son lit, et, comme les flammes avaient envahi tous les escaliers et fenetres, je m'etais elance du troisieme etage, apres avoir eu soin de placer ma maitresse sur mon dos: ni elle ni moi, nous ne nous etions blesses, parce que l'ange gardien de ma maitresse nous avait soutenus en l'air pour nous faire descendre a terre tout doucement. Une autre fois, j'avais tue a moi tout seul cinquante brigands en les etranglant les uns apres les autres d'un seul coup de dent, de maniere qu'aucun d'eux n'eut le temps de se reveiller et de donner l'alarme a ses camarades. J'avais ete ensuite delivrer, dans les cavernes, cent cinquante prisonniers que ces voleurs avaient enchaines pour les engraisser et les manger. Une autre fois, enfin, j'avais battu a la course les meilleurs chevaux du pays; j'avais fait en cinq heures vingt-cinq lieues sans m'arreter. A mesure que ces nouvelles se repandaient, l'admiration augmentait; on se pressait, on s'etouffait autour de moi; les gendarmes furent obliges de faire ecarter la foule. Heureusement que les parents de Louis, de Jacques et de tous mes autres maitres avaient emmene les enfants des que la foule s'etait amassee autour de moi. J'eus beaucoup de peine a m'echapper, meme avec le secours des gendarmes; on voulait me porter en triomphe. Je fus oblige, pour me soustraire a cet honneur, de donner par-ci par-la quelques coups de dents, et meme de decocher quelques ruades; mais j'eus soin de ne blesser personne, c'etait seulement pour faire peur et m'ouvrir un passage. Une fois debarrasse de la foule, je cherchai Louis et Jacques; je ne les apercus d'aucun cote. Je ne voulais pourtant pas que mes chers petits maitres revinssent a pied jusque chez eux. Sans perdre mon temps a les chercher, je courus a l'ecurie ou l'on mettait toujours nos chevaux et nos harnais. J'y entrai, je ne les y trouvai plus; on etait parti. Alors, courant a toutes jambes sur la grand'route qui menait au chateau, je ne tardai pas a rattraper les voitures, dans lesquelles on avait entasse les enfants sur les parents; ils etaient une quinzaine dans les deux caleches. --Cadichon! voila Cadichon! s'ecrierent tous les enfants quand ils m'apercurent. On fit arreter les voitures; Jacques et Louis demanderent a descendre pour m'embrasser, me complimenter et revenir a pied; puis Jeanne et Henriette, puis Pierre et Henri, puis enfin Elisabeth, Madeleine et Camille. --Voyez-vous, disaient Louis et Jacques, que nous connaissons mieux que vous l'esprit de Cadichon; voyez comme il a ete intelligent! Comme il a bien compris les tours de ce sot Mirliflore et son imbecile de maitre! --C'est vrai, dit Pierre; mais je voudrais bien savoir pourquoi il a voulu absolument mettre le bonnet d'ane au maitre. Est-ce qu'il a compris que le maitre etait un sot, et qu'un bonnet d'ane est le signe qui indique la sottise? _Camille_:--Certainement, il l'a compris; il a bien assez d'esprit pour cela. _Elisabeth_:--Ah! ah! ah! Tu dis cela parce qu'il t'a donne le bouquet comme a la plus jolie de l'assemblee. _Camille_:--Pas du tout, je n'y pensais pas, et, a present que tu m'en parles, je me souviens que j'ai ete etonnee, et que j'aurais voulu qu'il allat porter le bouquet a maman: c'est elle qui etait la plus belle de l'assemblee. _Pierre_:--C'est toi qui la representais, et puis je trouve, moi, qu'apres ma tante l'ane ne pouvait mieux choisir. _Madeleine_:--Et moi donc, et moi, est-ce que je suis laide? _Pierre_:--Certainement non, mais chacun a son gout, et le gout de Cadichon lui a fait choisir Camille. _Elisabeth_:--Au lieu de parler de jolies ou de laides, nous devrions demander a Cadichon comment il a pu si bien comprendre ce que disait cet homme? _Henriette_:--Quel dommage que Cadichon ne puisse parler! que d'histoires il nous raconterait! _Elisabeth_:--Qui sait s'il ne nous comprend pas? J'ai bien lu, moi, les Memoires d'une poupee; est-ce qu'une poupee a l'air de voir et de comprendre? Cette poupee a ecrit qu'elle entendait tout, qu'elle voyait tout. _Henri_:--Est-ce que tu crois cela, toi? _Elisabeth_:--Certainement, je le crois. _Henri_:--Comment la poupee a-t-elle pu ecrire? _Elisabeth_:--Elle ecrivait la nuit avec une toute petite plume de colibri, et elle cachait ses Memoires sous son lit. _Madeleine_:--Ne crois donc pas de pareilles betises, ma pauvre Elisabeth; c'est une dame qui a ecrit ces Memoires d'une poupee, et, pour rendre le livre plus amusant elle a fait semblant d'etre la poupee et d'ecrire comme si elle etait une poupee. _Elisabeth_:--Tu crois que ce n'est pas une vraie poupee qui a ecrit? _Camille_:--Certainement non. Comment veux-tu qu'une poupee, qui n'est pas vivante, qui est faite en bois, en peau et remplie de son, puisse reflechir, voir, entendre, ecrire? Tout en causant, nous arrivions au chateau; les enfants coururent tous a leur grand'mere, qui etait restee a la maison. Ils lui raconterent tout ce que j'avais fait et combien j'avais etonne et enchante tout le monde. --Mais il est vraiment merveilleux, ce Cadichon! s'ecria-t-elle en venant me caresser. J'ai connu des anes fort intelligents, plus intelligents que toute autre bete, mais jamais je n'en ai vu comme Cadichon! Il faut avouer qu'on est bien injuste envers les anes. Je me retournai vers elle, et je la regardai avec reconnaissance. --On dirait en verite qu'il m'a comprise, continua-t-elle. Mon pauvre Cadichon, sois sur que je ne te vendrai pas tant que je vivrai, et que je te ferai soigner comme si tu comprenais tout ce qui se fait autour de toi. Je soupirai en pensant a l'age de ma vieille maitresse; elle avait cinquante-neuf ans, et moi je n'en avais que neuf ou dix. "Mes chers petits maitres, quand votre grand'mere mourra, gardez-moi, je vous prie, ne me vendez pas, et laissez-moi mourir en vous servant." Quant au malheureux maitre de l'ane savant, je me repentis amerement plus tard du tour que je lui avais joue, et vous verrez le mal que j'ai fait en voulant montrer mon esprit. XX LA GRENOUILLE Le garcon orgueilleux qui avait tue mon ami Medor avait obtenu sa grace, probablement a force de platitudes; on lui avait permis de revenir chez votre grand'mere. Je ne pouvais le souffrir, comme bien vous pensez, et je cherchais l'occasion de lui jouer quelque mauvais tour, car je n'etais guere charitable, et je n'avais pas encore appris a pardonner. Cet Auguste etait poltron et il parlait toujours de son courage. Un jour que son pere l'avait amene en visite, et que les enfants lui avaient propose une promenade dans le parc, Camille, qui courait en avant, fit tout a coup un saut de cote et poussa un cri. --Qu'as-tu donc? s'ecria Pierre courant a elle. _Camille_:--J'ai eu peur d'une grenouille qui m'a saute sur le pied. _Auguste_:--Vous avez peur des grenouilles, Camille? Moi, je n'ai peur de rien, d'aucun animal. _Camille_:--Pourquoi donc; l'autre jour, avez-vous saute si haut, quand je vous ai dit qu'une araignee se promenait sur votre bras? _Auguste_:--Parce que j'avais mal compris ce que vous me disiez. _Camille_:--Comment, mal compris? C'etait pourtant facile a comprendre. _Auguste_:--Certainement, si j'avais bien entendu; mais j'ai cru que vous disiez: "Une araignee se promene la-bas". J'ai saute pour mieux voir, voila tout. _Pierre_:--Par exemple! Ce n'est pas vrai, cela, car tu m'as dit tout en sautant: "Pierre, ote-la, je t'en prie". _Auguste_:--Je voulais dire: "Ote-toi, que je la voie mieux". --Il ment, dit tout bas Madeleine a Camille. --Je le vois bien, repondit Camille de meme. Moi, j'ecoutais la conversation, et j'en profitai, comme on va voir. Les enfants s'etaient assis sur l'herbe, je les avais suivis. En approchant d'eux, je vis une petite grenouille verte, de l'espece qu'on appelle _gresset_; elle etait pres d'Auguste, dont la poche entr'ouverte rendait tres facile ce que je projetais. J'approchai sans bruit; je saisis la grenouille par une patte, et je la mis dans la poche du petit vantard. Je m'eloignai ensuite, pour qu'Auguste ne put deviner que c'etait moi qui lui avais fait ce beau present. Je n'entendais pas bien ce qu'ils disaient, mais je voyais bien qu'Auguste continuait a se vanter de n'avoir peur de rien, et de ne pas meme craindre les lions. Les enfants se recriaient la-dessus, lorsqu'il eut besoin de se moucher. Il entra sa main dans sa poche, la retira en poussant un cri de terreur, se leva precipitamment et cria: --Otez-la, otez-la! Je vous en supplie, otez-la, j'ai peur! Au secours, au secours. --Qu'avez-vous donc, Auguste? dit Camille moitie riant et moitie effrayee. _Auguste_:--Une bete, une bete! Otez-la, je vous en supplie. _Pierre_:--De quelle bete parles-tu? Ou est cette bete? _Auguste_:--Dans ma poche! Je l'ai sentie, je l'ai touchee! Otez-la, otez-la; j'ai peur, je n'ose pas. --Tu peux bien l'oter toi-meme, poltron que tu es, reprit Henri avec indignation. _Elisabeth_:--Tiens! il a peur d'une bete qu'il a dans sa poche, et il veut que nous l'otions, quand il n'ose pas la toucher. Les enfants, apres avoir ete un peu effrayes, finirent par rire des contorsions d'Auguste, qui ne savait comment se debarrasser de la grenouille. Il la sentait gigoter et grimper dans sa poche. La frayeur augmentait a chaque mouvement de la grenouille. Enfin, perdant la tete, fou de terreur, il ne trouva d'autre moyen de se debarrasser de l'animal, qu'il sentait remuer et qu'il n'osait toucher, qu'en otant sont habit et le jetant a terre. Il resta en manches de chemise; les enfants eclaterent de rire et se precipiterent sur l'habit. Henri entr'ouvrit la poche de derriere; la grenouille prisonniere, voyant du jour, s'elanca par l'ouverture, tout etroite qu'elle etait, et chacun put voir un joli petit gresset effraye, effare, qui sautait et se depechait pour se mettre en surete. _Camille_, riant:--L'ennemi est en fuite. _Pierre_:--Prends garde qu'il ne coure apres toi! _Henri_:--N'approche pas, il pourrait te devorer! _Madeleine_:--Rien n'est dangereux comme un gresset! _Elisabeth_:--Si ce n'etait qu'un lion, Auguste se jetterait dessus; mais un gresset! Tout son courage ne pourrait le defendre de ses griffes. _Louis_:--Et les dents que tu oublies! _Jacques_, attrapant le gresset:--Tu peux ramasser ton habit; je tiens ton ennemi prisonnier. Auguste restait honteux et immobile devant les rires et les plaisanteries des enfants. --Habillons-le, s'ecria Pierre, il n'a pas la force de passer son habit. --Prends garde qu'une mouche ou un moucheron ne se pose dessus, dit Henri; ce serait un nouveau danger a courir. Auguste voulut se sauver, mais tous les enfants, petits et grands, coururent apres lui, Pierre tenant l'habit qu'il avait ramasse, les autres poursuivant le fuyard et lui coupant le passage. Ce fut une chasse tres amusante pour tous, excepte pour Auguste, qui, rouge de honte et de colere, courait a droite, a gauche, et rencontrait partout un ennemi. Je m'etais mis de la partie; je galopais devant et derriere lui, redoublant sa frayeur par mes braiments et par mes tentatives de le saisir par le fond de son pantalon; une fois je l'attrapai, mais il tira si fort, que le morceau me resta dans les dents, ce qui redoubla les rires des enfants. Je reussis enfin a le saisir solidement; il poussa un cri qui me fit croire que je tenais sous ma dent autre chose que l'etoffe du pantalon. Il s'arreta tout court; Pierre et Henri accoururent les premiers; il voulut encore se debattre contre leurs efforts, mais je tirai legerement, ce qui lui fit pousser un second cri et le rendit doux comme un agneau: il ne bougea pas plus qu'une statue pendant que Pierre et Henri lui enfilerent son habit. Je lachai aussitot qu'on n'eut plus besoin de mon aide, et je m'eloignai la joie dans le coeur, d'avoir si bien reussi a le rendre ridicule. Il ne sut jamais comment cette grenouille s'etait trouvee dans sa poche, et depuis ce fortune jour il n'osa plus parler de son courage ... devant les enfants. XXI LE PONEY Ma vengeance aurait du etre assouvie, mais elle ne l'etait pas; je conservais contre le malheureux Auguste un sentiment de haine qui me fit commettre a son egard une nouvelle mechancete, dont je me suis bien repenti depuis. Apres l'histoire de la grenouille, nous fumes debarrasses de lui pendant pres d'un mois. Mais son pere le ramena un jour, ce qui ne fit plaisir a personne. --Que ferons-nous pour amuser ce garcon? demanda Pierre a Camille. _Camille_:--Propose-lui d'aller faire une partie d'ane dans les bois; Henri montera Cadichon, Auguste prendra l'ane de la ferme, et toi tu monteras ton poney. _Pierre_:--C'est une bonne idee que tu as la, pourvu qu'il veuille bien encore! _Camille_:--Il faudra bien qu'il veuille; fais seller le poney et les anes; quand ils seront prets, vous le ferez monter le sien. Pierre alla trouver Auguste, qui faisait enrager Louis et Jacques, en pretendant les aider de ses conseils pour embellir leur petit jardin; il bouleversait tout, arrachait les legumes, replantait les fleurs, coupait les fraisiers, et mettait le desordre partout; les pauvres petits cherchaient a l'en empecher, mais il les repoussait d'un coup de pied, d'un coup de beche, et lorsque Pierre arriva, il les trouva pleurant sur les debris de leurs fleurs et de leurs legumes. --Pourquoi tourmentes-tu mes pauvres petits cousins? lui demanda Pierre d'un air mecontent. _Auguste_:--Je ne les tourmente pas; je les aide, au contraire. _Pierre_:--Mais puisqu'ils ne veulent pas etre aides? _Auguste_:--Il faut leur faire du bien malgre eux. _Louis_:--C'est parce qu'il est deux fois plus grand que nous, qu'il nous tourmente; avec toi et Henri il n'oserait pas. _Auguste_:--Je n'oserais pas? Ne repete pas ce mot, petit. _Jacques_:--Non, tu n'oserais pas! Pierre et Henri sont plus forts qu'un gresset, je pense. A ce mot de _gresset_, Auguste rougit, leva les epaules d'un air de dedain, et, s'adressant a Pierre: --Que me voulais-tu, cher ami? Tu avais l'air de me chercher quand tu es venu ici. --Oui, je venais te proposer une partie d'ane, repondit Pierre d'un air froid; ils seront prets dans un quart d'heure, si tu veux venir faire, avec Henri et moi, une promenade dans les bois? --Certainement; je ne demande pas mieux, repliqua avec empressement Auguste. Pierre et Auguste allerent a l'ecurie, ou ils demanderent au cocher de seller le poney, mon camarade de la ferme et moi. _Auguste_:--Ah! vous avez un poney! J'aime beaucoup les poneys. _Pierre_:--C'est grand'mere qui me l'a donne. _Auguste_:--Tu sais donc monter a cheval? _Pierre_:--Oui; je monte au manege depuis deux ans. _Auguste_:--Je voudrais bien monter ton poney. _Pierre_:--Je ne te le conseille pas, si tu n'as pas appris a monter a cheval. _Auguste_:--Je n'ai pas appris, mais je monte tout aussi bien qu'un autre. _Pierre_:--As-tu jamais essaye? _Auguste_:--Bien des fois. Qui est-ce qui ne sait pas monter a cheval? _Pierre_:--Quand donc as-tu monte? ton pere n'a pas de chevaux de selle. _Auguste_:--Je n'ai pas monte de chevaux, mais j'ai monte des anes: c'est la meme chose. _Pierre_, retenant un sourire:--Je te repete, mon cher Auguste, qui si tu n'as jamais monte a cheval, je ne te conseille pas de monter mon poney. _Auguste_, pique:--Et pourquoi donc? Tu peux me le ceder une fois en passant. _Pierre_:--Oh! ce n'est pas pour te refuser; c'est parce que le poney est un peu vif et.... _Auguste_, de meme:--Et alors?... _Pierre_:--Eh bien, alors ... il pourrait te jeter par terre. _Auguste_, tres pique:--Sois tranquille, je suis plus adroit que tu ne le penses. Si tu veux bien t'en priver pour moi, sois sur que je saurai le mener tout aussi bien que toi-meme. _Pierre_:--Comme tu voudras, mon cher. Prends le poney, je prendrai l'ane de la ferme, et Henri montera Cadichon. Henri les vint rejoindre; nous etions tout prets a partir. Auguste approcha du poney, qui s'agita un peu et fit deux ou trois petits sauts. Auguste le regarda d'un air inquiet. --Tenez-le bien jusqu'a ce que je sois dessus, dit-il. _Le cocher_:--Il n'y a pas de danger, monsieur; l'animal n'est pas mechant; vous n'avez pas besoin d'avoir peur. _Auguste_, pique:--Je n'ai pas peur du tout; est-ce que j'ai l'air d'avoir peur, moi qui n'ai peur de rien! _Henri_, tout bas a Pierre:--Excepte des gressets. _Auguste_:--Que dis-tu, Henri? Qu'as-tu dit a l'oreille de Pierre? _Henri_, avec malice:--Oh! rien d'interessant; je croyais voir un gresset la-bas sur l'herbe. Auguste se mordit les levres, devint rouge, mais ne repondit pas. Il finit par se hisser sur le poney, et il se mit a tirer sur la bride; le poney recula; Auguste se cramponna a la selle. --Ne tirez pas, monsieur, ne tirez pas; un cheval ne se mene pas comme un ane, dit le cocher en riant. Auguste lacha la bride. Je partis en avant avec Henri. Pierre suivit sur l'ane de la ferme. J'eus la malice de prendre le galop; le poney cherchait a me devancer; je n'en courais que plus vite; Pierre et Henri riaient. Auguste criait et se tenait a la criniere; nous courions tous, et j'etais decide a n'arreter que lorsque Auguste serait par terre. Le poney, excite par les rires et les cris, ne tarda pas a me devancer; je le suivis de pres, lui mordillant la queue lorsqu'il semblait vouloir se ralentir. Nous galopames ainsi pendant un grand quart d'heure, Auguste manquant tomber a chaque pas, et se retenant toujours au cou du cheval. Pour hater sa chute, je donnai un coup de dent plus fort a la queue du poney, qui se mit a lancer des ruades avec une telle force, qu'a la premiere Auguste se trouva sur son cou, a la seconde il passa par-dessus la tete de sa monture, tomba sur le gazon, et resta etendu sans mouvement. Pierre et Henri, le croyant blesse, sauterent a terre, et accoururent a lui pour le relever. --Auguste, Auguste, es-tu blesse? lui demanderent-ils avec inquietude. --Je crois que non, je ne sais pas, repondit Auguste, qui se releva tremblant encore de la peur qu'il avait eue. Quand il fut debout, ses jambes flechissaient, ses dents claquaient; Pierre et Henri l'examinerent, et, ne trouvant ni ecorchure ni blessure d'aucune sorte, ils le regarderent avec pitie et degout. --C'est triste d'etre poltron a ce point, dit Pierre. --Je ... ne ... suis pas ... poltron ... seulement ... j'ai ... eu ... eu ... peur.... repondit Auguste, claquant toujours des dents. --J'espere que tu ne tiens plus a monter mon poney, ajouta Pierre. Prends mon ane, je vais reprendre mon cheval. Et, sans attendre la reponse d'Auguste, il sauta legerement sur le poney. --J'aimerais mieux Cadichon, dit piteusement Auguste. --Comme tu voudras, repondit Henri. Prends Cadichon; je prendrai Grison, l'ane de la ferme. Mon premier mouvement fut d'empecher ce mechant Auguste de me monter; mais je formai un autre projet, qui completait sa journee et qui servait mieux mon aversion et ma mechancete. Je me laissai donc tranquillement enfourcher par mon ennemi, et je suivis de loin le poney. Si Auguste avait ose me battre pour me faire marcher plus vite, je l'aurais jete par terre; mais il connaissait l'amitie qu'avaient pour moi tous mes jeunes maitres, et il me laissa aller comme je voulais. J'eus soin, tout le long du bois, de passer tout pres des broussailles et surtout des grandes epines, des houx, des ronces, afin que le visage de mon cavalier fut balaye par les branches piquantes de ces arbustes. Il s'en plaignit a Henri, qui lui repondit froidement: --Cadichon ne mene mal que les gens qu'il n'aime pas: il est probable que tu n'es pas dans ses bonnes graces. Nous reprimes bientot le chemin de la maison; cette promenade n'amusait pas Henri et Pierre, qui entendaient sans cesse geindre Auguste, que de nouvelles branches venaient cingler au travers du visage; il etait griffe a faire plaisir; j'avais tout lieu de croire qu'il ne s'amusait guere plus que ses camarades. Mon affreux projet allait s'effectuer. En revenant par la ferme, nous longions un trou ou plutot un fosse dans lequel venait aboutir le conduit qui recevait les eaux grasses et sales de la cuisine; on y jetait toutes sortes d'immondices, qui, pourrissant dans l'eau de vaisselle, formaient une boue noire et puante. J'avais laisse passer Pierre et Henri devant; arrive pres de ce fosse, je fis un bond vers le bord et une ruade qui lanca Auguste au beau milieu de la bourbe. Je restai tranquillement a le voir patauger dans cette boue noire et infecte qui l'aveuglait. Il voulut crier, mais l'eau sale lui entrait dans la bouche; il en avait jusqu'aux oreilles, et il ne pouvait parvenir a retrouver le bord. Je riais interieurement. "Medor, me dis-je, Medor, tu es venge!" Je ne reflechissais pas au mal que je pouvais faire a ce pauvre garcon, qui, en tuant Medor, avait fait une maladresse et non une mechancete; je ne songeais pas que c'etait moi qui etais le plus mauvais des deux. Enfin, Pierre et Henri, qui etaient descendus de cheval et d'ane, ne voyant ni moi ni Auguste, s'etonnerent de ce retard; ils revinrent sur leurs pas et m'apercurent au bord du fosse, contemplant d'un air satisfait mon ennemi qui barbotait. Ils approcherent, et, voyant qu'Auguste courait un danger serieux d'etre suffoque par la boue, ils ne purent s'empecher de pousser un cri en le voyant dans cette cruelle position. Ils appelerent les garcons de ferme, qui lui tendirent une perche, a laquelle il s'accrocha et qu'on retira avec Auguste au bout. Quand il fut sur la terre ferme, personne ne voulait l'approcher; il etait couvert de boue, et sentait trop mauvais. --Il faut aller prevenir son pere, dit Pierre. --Et puis papa et mes oncles, dit Henri, qu'ils nous disent ce qu'il faut faire pour le nettoyer. --Allons, viens, Auguste; suis-nous, mais de loin, dit Pierre; cette boue exhale une odeur insupportable. Auguste, tout penaud, noir de boue, y voyant a peine pour se conduire, les suivit de loin; on entendait les exclamations des gens de la ferme. Je formais l'avant-garde, caracolant, courant et brayant de toutes mes forces. Pierre et Henri parurent mecontents de ma gaiete; ils criaient apres moi pour me faire taire. Ce bruit inaccoutume attira l'attention de toute la maison; chacun reconnaissant ma voix, et sachant que je ne brayais ainsi que dans les grandes occasions, se mit a la fenetre, de sorte que, lorsque nous arrivames en vue du chateau, nous vimes les croisees garnies de visages curieux, nous entendimes des cris et un mouvement extraordinaire. Peu d'instants apres, tout le monde, grands et petits, vieux et jeunes, etait descendu et faisait cercle autour de nous. Auguste etait au milieu, chacun demandant ce qu'il y avait, et s'enfuyant a son approche. La grand'mere fut la premiere a dire: --Il faut laver ce pauvre garcon, et voir s'il n'a pas quelque blessure. --Mais comment le laver? dit le papa de Pierre. Il faut appreter un bain. --Je m'en charge, moi, dit le pere d'Auguste. Suis-moi, Auguste; je vois a ta demarche que tu n'as ni blessure ni contusion. Viens a la mare, tu vas te plonger dedans, et, quand tu auras fait partir la boue, tu te savonneras et tu acheveras de te nettoyer. L'eau n'est pas froide dans cette saison. Pierre voudra bien te preter du linge et des habits. Et il se dirigea vers la mare. Auguste avait peur de son pere, il fut bien oblige de le suivre. J'y courus pour assister a l'operation, qui fut longue et penible; cette boue, collante et grasse, tenait a la peau, aux cheveux. Les domestiques s'etaient empresses d'apporter du linge, du savon, des habits, des chaussures. Les papas aiderent a lessiver Auguste, qui sortit de la presque propre, mais grelottant et si honteux, qu'il ne voulut pas se faire voir, et qu'il obtint de son pere de l'emmener tout de suite chez lui. Pendant ce temps, chacun desirait savoir comment cet accident avait pu arriver. Pierre et Henri leur raconterent les deux chutes. --Je crois, dit Pierre, que les deux ont ete amenees par Cadichon, qui n'aime pas Auguste. Cadichon a mordu la queue de mon poney, ce qu'il ne fait jamais quand l'un de nous est dessus; il l'a force a aller ainsi au grand galop; le cheval a rue, et c'est ce qui a fait tomber Auguste. Je n'etais pas la a la seconde chute, mais, a l'air triomphant de Cadichon, a ses braiments joyeux et a l'attitude qu'il a encore maintenant, il est facile de deviner qu'il a jete expres dans la boue cet Auguste qu'il deteste. --Comment sais-tu qu'il le deteste? demanda Madeleine. --Il le montre de mille manieres, repondit Pierre. Te souviens-tu comme il l'a attrape par le fond de son pantalon, comme il le tenait pendant que nous lui passions son habit? J'ai bien regarde sa physionomie pendant ce temps, il avait en regardant Auguste, un air mechant que je ne lui vois qu'avec les gens qu'il deteste. Nous autres, il ne nous regarde pas de meme. Avec Auguste, ses yeux brillent comme des charbons; il a, en verite, le regard d'un diable. N'est-ce pas, Cadichon, ajouta-t-il en me regardant fixement, n'est-ce pas, Cadichon, que j'ai bien devine, que tu detestes Auguste, et que c'est expres que tu as ete si mechant pour lui? Je repondis en brayant et puis en passant ma langue sur sa main. --Sais-tu, dit Camille, que Cadichon est un ane vraiment extraordinaire? Je suis sure qu'il nous entend et qu'il nous comprend. Je la regardai avec douceur, et, m'approchant d'elle, je mis ma tete sur son epaule. --Quel dommage, mon Cadichon, dit Camille, que tu deviennes de plus en plus colere et mechant, et que tu nous obliges a t'aimer de moins en moins; et quel dommage que tu ne puisses pas ecrire! Tu as du voir beaucoup de choses interessantes, continua-t-elle en passant sa main sur ma tete et sur mon cou. Si tu pouvais ecrire tes memoires, je suis sure qu'ils seraient bien amusants! _Henri_:--Ma pauvre Camille, quelle betise tu dis! Comment veux-tu que Cadichon, qui est un ane, puisse ecrire des Memoires? _Camille_:--Un ane comme Cadichon est un ane a part. _Henri_:--Bah! tous les anes se ressemblent et ont beau faire, ils ne sont jamais que des anes. _Camille_:--Il y a ane et ane. _Henri_:--Ce qui n'empeche pas que, pour dire qu'un homme est bete, ignorant et entete, on dit: "Bete comme un ane, ignorant comme un ane, tetu comme un ane", et que si tu me disais: "Henri, tu es un ane", je me facherais, parce qu'il est bien certain que je prendrais cela pour une injure. _Camille_:--Tu as raison, et pourtant je sens et je vois, d'abord que Cadichon comprend beaucoup de choses, qu'il nous aime, et qu'il a un esprit extraordinaire, et puis que les anes ne sont _anes_ que parce qu'on les traite comme des _anes_, c'est-a-dire avec durete et meme avec cruaute, et qu'ils ne peuvent pas aimer leurs maitres ni les bien servir. _Henri_:--Alors, d'apres toi, c'est par habilete que Cadichon a fait decouvrir les voleurs, et qu'il a fait tant de choses qui semblent extraordinaires? _Camille_:--Certainement, c'est par son esprit, et c'est parce qu'il le voulait, que Cadichon a fait prendre les voleurs. Pourquoi l'aurait-il fait, selon toi? _Henri_:--Parce qu'il avait vu le matin ses camarades entrer dans le souterrain, et qu'il voulait les rejoindre. _Camille_:--Et les tours de l'ane savant? _Henri_:--C'est par jalousie et par mechancete. _Camille_:--Et la course des anes? _Henri_:--C'est par orgueil d'ane. _Camille_:--Et l'incendie, quand il a sauve Pauline? _Henri_:--C'est par instinct. _Camille_:--Tais-toi, Henri, tu m'impatientes. _Henri_:--Mais j'aime beaucoup Cadichon, je t'assure; seulement, je le prends pour ce qu'il est, un ane, et toi, tu en fais un genie. Remarque bien que, s'il a l'esprit et la volonte que tu lui supposes, il est mechant et detestable. _Camille_:--Comment cela? _Henri_:--En tournant en ridicule le pauvre ane savant et son maitre, et en les empechant de gagner l'argent qui leur etait necessaire pour se nourrir. Ensuite, en faisant mille mechancetes a Auguste, qui ne lui a jamais rien fait, et enfin en se faisant craindre et detester de tous les animaux, qu'il mord et qu'il chasse a coups de pied. _Camille_:--C'est vrai, cela; tu as raison, Henri. J'aime mieux croire, pour l'honneur de Cadichon, qu'il ne sait pas ce qu'il fait, ni le mal qu'il fait. Et Camille s'eloigna en courant avec Henri, me laissant seul et mecontent de ce que je venais d'entendre. Je sentais tres bien que Henri avait raison, mais je ne voulais pas me l'avouer, et surtout je ne voulais pas changer et reprimer les sentiments d'orgueil, de colere et de vengeance auxquels je m'etais toujours laisse aller. XXII LA PUNITION Je restai seul jusqu'au soir; personne ne vint me voir. Je m'ennuyais, et je vins dans la soiree me mettre pres des domestiques qui prenaient l'air a la porte de l'office et qui causaient. --Si j'etais a la place de madame, dit le cuisinier, je me deferais de cet ane. _La femme de chambre_:--Il devient par trop mechant en verite. Voyez donc le tour qu'il a joue a ce pauvre Auguste; il aurait pu le tuer ou le noyer tout de meme. _Le valet de chambre_:--Et c'est qu'apres il avait l'air tout joyeux encore! il courait, il sautait, il brayait comme s'il avait fait un beau coup. _Le cocher_:--Il le payera, allez; je lui donnerai une raclee pour son souper.... _Le valet de chambre_:--Prends garde; si madame s'en apercoit.... _Le cocher_:--Et comment madame le saurait-elle? Crois-tu que je vais lui donner des coups de fouet sous les yeux de madame? J'attendrai qu'il soit a l'ecurie. _Le valet de chambre_:--Tu pourrais bien attendre longtemps; cet animal qui fait toutes ses volontes, rentre quelquefois si tard. _Le cocher_:--Ah! mais, s'il m'ennuie trop, je saurai bien le faire rentrer malgre lui, et sans que personne s'en doute. _La femme de chambre_:--Comment vous y prendrez-vous? Ce maudit ane va braire a sa facon et ameuter toute la maison. _Le cocher_:--Laissez donc! je lui couperai le sifflet; on ne l'entendra seulement pas respirer. Et tous partirent d'un eclat de rire. Je les trouvais bien mechants; j'etais en colere; je cherchai un moyen de me soustraire a la correction qui me menacait. J'aurais voulu me jeter sur eux et les mordre tous, mais je n'osai pas, de peur qu'ils n'allassent encore se plaindre a ma maitresse, et je sentais vaguement que, fatiguee de mes tours, ma maitresse pourrait bien me chasser de chez elle. Pendant que je deliberais, la femme de chambre fit remarquer au cocher mes yeux mechants. Le cocher hocha la tete, se leva, entra dans la cuisine, en ressortit comme pour aller a l'ecurie, et, en passant devant moi, me lanca au cou un noeud coulant; je tirai en arriere pour le briser, et il tira en avant pour me faire avancer; nous tirions chacun de notre cote, mais, plus nous tirions, plus la corde m'etranglait; des le premier moment j'avais vainement essaye de braire; je pouvais a peine respirer, et je cedais forcement a la traction du cocher; il m'amena ainsi jusqu'a l'ecurie, dont la porte fut obligeamment ouverte par les autres domestiques. Une fois entre dans ma stalle, on me passa promptement mon licou, on lacha la corde qui m'etranglait, et le cocher, ayant soigneusement ferme la porte, se saisit d'un fouet de charretier, et commenca a m'en frapper impitoyablement sans que personne prit ma defense. J'eus beau braire, me demener, mes jeunes maitres ne m'entendirent pas, et le mechant cocher put me faire expier a son aise les mechancetes dont il m'accusait. Il me laissa enfin dans un etat de douleur et d'abattement impossible a decrire. C'etait la premiere fois, depuis mon entree dans cette maison, que j'avais ete humilie et battu. Depuis j'ai reflechi, et j'ai reconnu que je m'etais attire cette punition. Le lendemain il etait deja tard quand on me fit sortir; j'eus bonne envie de mordre le cocher au visage, mais je fus arrete, comme la veille, par la crainte d'etre chasse. Je me dirigeai vers la maison; je vis les enfants rassembles devant le perron et causant avec animation. --Le voila, ce mechant Cadichon, dit Pierre en me regardant approcher. Chassons-le, il pourrait bien nous mordre ou nous jouer quelque mauvais tour, comme il a fait l'autre jour a ce malheureux Auguste. _Camille_:--Qu'est-ce que le medecin a dit a papa tout a l'heure? _Pierre_:--Il a dit qu'Auguste etait tres malade; il a la fievre, le delire.... _Jacques_:--Qu'est-ce que le delire? _Pierre_:--Le delire, c'est quand on a la fievre si fort qu'on ne sait plus ce qu'on dit; on ne reconnait personne, on croit voir un tas de choses qui ne sont pas. _Louis_:--Qu'est-ce que voit donc Auguste? _Pierre_:--Il croit toujours voir Cadichon qui veut se jeter sur lui, qui le mord, le pietine; le medecin est tres inquiet. Papa et mes oncles y sont alles. _Madeleine_:--Comme c'est vilain a Cadichon d'avoir jete le pauvre Auguste dans ce trou degoutant! --Oui, c'est tres vilain, monsieur, s'ecria Jacques en se retournant vers moi. Allez, vous etes un mechant! Je ne vous aime plus. --Ni moi, ni moi, ni moi, repeterent tous les enfants a l'unisson. Va t'en; nous ne voulons pas de toi. J'etais consterne. Tous, jusqu'a mon petit Jacques que j'aimais toujours tendrement, tous me chassaient, me repoussaient. Je m'eloignai lentement de quelques pas; je me retournai et les regardai d'un air si triste, que Jacques en fut touche; il courut a moi, me prit la tete, et me dit d'une voix caressante: --Ecoute, Cadichon, nous ne t'aimons pas a present; mais, si tu es bon, je t'assure que nous t'aimerons comme auparavant. --Non, non, jamais comme avant! s'ecrierent tous les enfants. Il est trop mauvais. --Vois-tu, Cadichon, voila ce que c'est que d'etre mechant, reprit le petit Jacques en me passant la main sur le cou. Tu vois que personne ne veut t'aimer.... Mais.... ajouta-t-il en me parlant a l'oreille, je t'aime encore un peu, et si tu n'es plus mechant, je t'aimerai beaucoup, tout comme avant. _Henri_:--Prends garde, Jacques, ne l'approche pas de trop pres; s'il te donne un coup de dent ou un coup de pied, il te fera bien mal. _Jacques_:--Il n'y a pas de danger; je suis bien sur qu'il ne nous mordra pas, nous autres. _Henri_:--Tiens, pourquoi pas? Il a bien jete Auguste deux fois par terre. _Jacques_:--Oh! mais Auguste, c'est autre chose; il ne l'aime pas. _Henri_:--Et pourquoi ne l'aime-t-il pas? Qu'est-ce qu'Auguste lui a fait? Il pourrait bien, un beau jour, nous detester aussi. Jacques ne repondit pas, car il n'y avait effectivement rien a repondre; mais il secoua la tete, et, se retournant vers moi, il me fit une petite caresse amicale, dont je fus touche jusqu'aux larmes. L'abandon de tous les autres me rendit plus precieux encore ces temoignages d'affection de mon cher petit Jacques, et, pour la premiere fois, une pensee sincere de repentir se glissa dans mon coeur. Je songeai avec inquietude a la maladie du malheureux Auguste. Dans l'apres-midi on sut qu'il etait plus mal encore, que le medecin avait des inquietudes graves pour sa vie. Mes jeunes maitres y allerent eux-memes vers le soir; les cousines attendaient impatiemment leur retour. "Eh bien? eh bien? leur crierent-elles du plus loin qu'elles les apercurent. Quelles nouvelles? Comment va Auguste?" --Pas bien, repondit Pierre; et pourtant un peu moins mal que tantot. _Henri_:--Le pauvre pere fait pitie; il pleure, il sanglote, il demande au bon Dieu de lui laisser son fils; il dit des choses si touchantes, que je n'ai pu m'empecher de pleurer. _Elisabeth_:--Nous allons tous prier avec lui et pour lui a notre priere du soir; n'est-ce pas mes amis? --Certainement, et de grand coeur, dirent tous les enfants en meme temps. _Madeleine_:--Pauvre Auguste, s'il allait mourir, pourtant! _Camille_:--Le pauvre pere deviendrait fou de chagrin, car il n'a pas d'autre enfant. _Elisabeth_:--Ou est donc la mere d'Auguste? on ne la voit jamais. _Pierre_:--Il serait etonnant qu'on la vit, puisqu'elle est morte depuis dix ans. _Henri_:--Et, ce qu'il y a de singulier, c'est que la pauvre femme est morte pour etre tombee dans l'eau pendant une promenade en bateau. _Elisabeth_:--Comment? elle s'est noyee? _Pierre_:--Non, on l'a retiree immediatement, mais il faisait si chaud, et elle avait ete tellement saisie par le froid de l'eau et par la frayeur, qu'elle a ete prise de la fievre et du delire, exactement comme Auguste et elle est morte huit jours apres. _Camille_:--Mon Dieu, mon Dieu! pourvu qu'il n'en arrive pas autant a Auguste! _Elisabeth_:--Voila pourquoi il faut que nous priions beaucoup; peut-etre le bon Dieu nous accordera-t-il ce que nous lui demanderons. _Madeleine_:--Ou est donc Jacques? _Camille_:--Il etait ici tout a l'heure, il sera rentre. Il n'etait pas rentre, le pauvre enfant, mais il s'etait mis a genoux derriere une caisse, et, la tete cachee dans ses mains, il priait et pleurait. Et c'etait moi qui avais cause la maladie d'Auguste, l'affreuse inquietude du malheureux pere, et enfin le chagrin de mon petit Jacques! Cette pensee m'attrista moi-meme; je me dis que je n'aurais pas du venger Medor. "Quel bien lui a fait la chute d'Auguste? me demandai-je. Est-il moins perdu pour moi? La vengeance que j'ai tiree m'a-t-elle servi a autre chose qu'a me faire craindre et detester?" J'attendis avec impatience le lendemain pour avoir des nouvelles d'Auguste. J'en eus des premiers, car Jacques et Louis me firent atteler a la petite voiture pour y aller. Nous trouvames, en arrivant, un domestique qui courait chercher le medecin, et qui nous dit en passant qu'Auguste avait passe une mauvaise nuit, et qu'il venait d'avoir une convulsion qui avait effraye son pere. Jacques et Louis attendirent le medecin, qui ne tarda pas a venir, et qui leur promit de leur donner des nouvelles en s'en allant. Une demi-heure apres il descendit le perron. --Eh bien? eh bien? monsieur Tudoux, comment va Auguste? demanderent Louis et Jacques. _M. Tudoux_, tres lentement:--Pas mal, pas mal, mes enfants! Pas si mal que je le craignais. _Louis_:--Mais ces convulsions, n'est-ce pas dangereux? _M. Tudoux_, de meme:--Non, c'etait la suite d'un agacement des nerfs et d'une grande agitation. Je lui ai donne une pilule qui va le calmer; ce ne sera pas grave. _Jacques_:--Alors, monsieur Tudoux, vous n'etes pas inquiet, vous ne croyez pas qu'il va mourir? _M. Tudoux_, de meme:--Non, non, non! ce ne sera pas grave, pas grave du tout. _Louis_ et _Jacques_:--Je suis bien content! Merci, monsieur Tudoux. Adieu; nous repartons bien vite pour rassurer nos cousins et cousines. _M. Tudoux_:--Attendez, attendez une minute. L'ane qui vous mene n'est-il pas Cadichon? _Jacques_:--Oui, c'est Cadichon. _M. Tudoux_, avec calme:--Alors prenez-y garde; il pourrait bien vous jeter dans un fosse comme il l'a fait pour Auguste. Dites a votre grand'mere qu'elle ferait bien de le vendre; c'est un animal dangereux. M. Tudoux salua et s'en alla. Je restai tellement etonne et humilie, que je ne songeai a me mettre en route que lorsque mes petits maitres m'eurent repete trois fois: --Allons, Cadichon, en route!... Allons donc, Cadichon, nous sommes presses! Vas-tu nous faire coucher ici, Cadichon? Hue! hue donc! Je partis enfin et je courus tout d'un trait jusqu'au perron, ou attendaient cousins, cousines, oncles et tantes, papas et mamans. --Il va mieux! s'ecrierent Jacques et Louis; et ils se mirent a raconter leur conversation avec M. Tudoux, sans oublier son dernier conseil. J'attendais avec une vive impatience la decision de la grand'mere. Elle reflechit un instant. --Il est certain, mes chers enfants, que Cadichon ne merite plus notre confiance; j'engage les plus jeunes d'entre vous a ne pas le monter; a la premiere sottise qu'il fera, je le donnerai au meunier, qui l'emploiera a porter ses sacs de farine; mais je veux encore l'essayer avant de le reduire a cet etat d'humiliation; peut-etre se corrigera-t-il. Nous verrons bien d'ici a quelques mois. J'etais de plus en plus triste, humilie et repentant; mais je ne pouvais reparer le mal que je m'etais fait qu'a force de patience, de douceur et de temps. Je commencais a souffrir dans mon orgueil et dans mes affections. Les nouvelles d'Auguste furent meilleures le lendemain; peu de jours apres il entrait en convalescence, et l'on ne s'en occupa plus au chateau. Mais je ne pus en perdre le souvenir, car j'entendais sans cesse dire autour de moi: "Prends garde a Cadichon! Souviens-toi d'Auguste!" XXIII LA CONVERSION Depuis le jour ou j'avais dechire le visage d'Auguste en galopant dans les epines, et ou je l'avais jete dans la boue, le changement dans les manieres de mes petits maitres, de leurs parents, des gens de la maison etait visible. Les animaux meme ne me traitaient pas comme auparavant. Ils semblaient m'eviter; quand j'arrivais, ils s'eloignaient; ils se taisaient en ma presence; car j'ai deja dit, a propos de mon ami Medor, que nous autres animaux nous nous comprenons sans parler comme les hommes; que les mouvements des yeux, des oreilles, de la queue remplacent chez nous les paroles. Je ne savais que trop ce qui avait cause ce changement, et je m'en irritais plus encore que je ne m'en affligeais, lorsqu'un jour, etant seul comme d'habitude, et couche au pied d'un sapin, je vis approcher Henri et Elisabeth; ils s'assirent et ils continuerent a causer. --Je crois, Henri, que tu as raison, dit Elisabeth, et je partage tes sentiments; moi aussi, je n'aime presque plus Cadichon depuis qu'il a ete si mechant pour Auguste. _Henri_:--Et ce n'est pas seulement Auguste; te souviens-tu de la foire de Laigle, quand il a ete si mauvais pour le maitre de l'ane savant? _Elisabeth_:--Ah! ah! ah! Oui, je me le rappelle tres bien. Il etait drole! Tout le monde riait, mais tout de meme nous avons tous trouve qu'il avait montre beaucoup d'esprit, mais pas de coeur. _Henri_:--C'est vrai! il a humilie ce pauvre ane et son maitre le faiseur de tours; on m'a dit que le malheureux avait ete oblige de partir sans avoir rien gagne, parce que tout le monde se moquait de lui. En s'en allant, sa femme et ses enfants pleuraient: ils n'avaient pas de quoi manger. _Elisabeth_:--Et c'etait la faute de Cadichon. _Henri_:--Certainement! Sans lui, le pauvre homme aurait gagne de quoi vivre pendant quelques semaines. _Elisabeth_:--Et puis te rappelles-tu ce qu'on nous a raconte des mechancetes qu'il a faites chez son ancien maitre? Il mangeait les legumes, il cassait les oeufs, il salissait le linge.... Decidement, je fais comme toi, je ne l'aime plus. Elisabeth et Henri se leverent et continuerent leur promenade. Je restai triste et humilie. D'abord je voulus me facher et chercher une petite vengeance a exercer; mais je pensai qu'ils avaient raison. Je m'etais toujours venge; a quoi m'avaient servi mes vengeances? a me rendre malheureux. D'abord j'avais casse les dents, les bras et l'estomac a une de mes maitresses. Si je n'avais pas eu le bonheur de m'echapper, j'aurais ete battu a me faire presque mourir. J'avais fait mille mechancetes a mon autre maitre, qui avait ete bon pour moi tant que je n'avais pas ete paresseux et mechant, depuis il m'avait tres maltraite, et j'avais ete tres malheureux. Quand Auguste avait tue mon ami Medor, je n'avais pas reflechi qu'il l'avait fait par maladresse et non par mechancete. S'il etait bete, ce n'etait pas de sa faute; j'avais persecute ce malheureux Auguste, et j'avais fini par le rendre tres malade en le jetant dans la mare de boue. Et puis, que de petites mechancetes j'avais faites que je n'ai pas racontees! J'avais donc fini par ne plus etre aime de personne. J'etais seul; personne ne venait pres de moi me consoler, me caresser; les animaux meme me fuyaient. "Que faire? me demandai-je tristement. Si je pouvais parler, j'irais leur dire a tous que je me repens, que je demande pardon a tous ceux auxquels j'ai fait du mal, que je serai bon et doux a l'avenir; mais ... je ne peux pas me faire comprendre ... je ne parle pas." Je me jetai sur l'herbe et je pleurai, non pas comme les hommes qui versent des larmes, mais dans le fond de mon coeur; je pleurai, je gemis sur mon malheur, et, pour la premiere fois, je me repentis sincerement. "Ah! si j'avais ete bon! si, au lieu de vouloir montrer mon esprit, j'avais montre de la bonte, de la douceur, de la patience! si j'avais ete pour tous ce que j'avais ete pour Pauline! comme on m'aimerait! comme je serais heureux!" Je reflechis longtemps, bien longtemps; je formai tantot de bons projets, tantot de mechants. Enfin, je me decidai a devenir bon, de maniere a regagner l'amitie de tous mes maitres et de mes camarades. Je fis immediatement l'essai de mes bonnes resolutions. J'avais depuis quelque temps un camarade que je traitais fort mal. C'etait un ane qu'on avait achete pour faire monter ceux de mes plus jeunes maitres qui avaient peur de moi, depuis que j'avais manque noyer Auguste; les grands seuls ne me craignaient pas; et meme, lorsqu'on faisait une partie d'anes, le petit Jacques etait le seul qui me demandat toujours, au lieu que jadis on se disputait pour m'avoir. Je meprisais ce camarade; je passais toujours devant lui, je ruais et je le mordais s'il cherchait a me depasser; le pauvre animal avait fini par me ceder toujours la premiere place, et se soumettre a toutes mes volontes. Le soir, quand l'heure fut venue de rentrer a l'ecurie, je me trouvai pres de la porte presque en meme temps que mon camarade; il se rangea avec empressement pour me laisser entrer le premier; mais, comme il etait arrive quelques pas en avant de moi, je m'arretai a mon tour et je lui fis signe de passer. Le pauvre ane m'obeit en tremblant, inquiet de ma politesse, et craignant que je ne le fisse marcher le premier pour lui jouer quelque tour, par exemple pour lui donner un coup de dent ou un coup de pied. Il fut tres etonne de se trouver sain et sauf dans sa stalle, et de me voir placer paisiblement dans la mienne. Voyant son etonnement je lui dis: --Mon frere, j'ai ete mechant pour vous, je ne le serai plus; j'ai ete fier, je ne le serai jamais, je vous ai meprise, humilie, maltraite, je ne recommencerai pas. Pardonnez-moi, frere, et a l'avenir voyez en moi un camarade, un ami. --Merci, frere, me repondit le pauvre ane tout joyeux; j'etais malheureux, je serai heureux; j'etais triste, je serai gai; je me trouvais seul, je me sentirai aime et protege. Merci encore une fois, frere; aimez-moi, car je vous aime deja. --A mon tour, frere, a vous dire merci, car j'ai ete mechant, et vous me pardonnez; je reviens a de meilleurs sentiments, et vous me recevez; je veux vous aimer et vous me donnez votre amitie. Oui, a mon tour, merci, frere. Et, tout en mangeant notre souper, nous continuames a causer. C'etait la premiere fois, car jamais je n'avais daigne lui parler. Je le trouvai bien meilleur, bien plus sage que je ne l'etais moi-meme, et je lui demandai de me soutenir dans ma nouvelle voie; il me le promit avec autant d'affection que de modestie. Les chevaux, temoins de notre conversation et de ma douceur inaccoutumee, se regardaient et me regardaient avec surprise. Quoiqu'ils parlassent bas, je les entendais dire: --C'est une farce de Cadichon, dit le premier cheval; il veut jouer quelque tour a son camarade. --Pauvre ane, j'ai pitie de lui, dit le second cheval. Si nous lui disions de se mefier de son ennemi? --Pas tout de suite, repondit le premier cheval. Silence! Cadichon est mechant. S'il nous entend, il se vengera. Je fus blesse de la mauvaise opinion qu'avaient de moi ces deux chevaux, le troisieme n'avait pas parle; il avait passe sa tete sur la stalle, et il m'observait attentivement. Je le regardai tristement et humblement. Il parut surpris, mais il ne bougea pas, et resta silencieux, m'observant toujours. Fatigue de ma journee, abattu par la tristesse et le regret de ma vie passee, je me couchai sur la paille, et je remarquai que mon lit etait moins bon, moins epais que celui de mon camarade. Au lieu de m'en facher, comme j'aurais fait jadis, je me dis que c'etait juste et bien. "J'ai ete mechant, me dis-je, on m'en punit; je me suis fait detester, on me le fait sentir. Je dois encore me trouver heureux de n'avoir pas ete envoye au moulin, ou j'aurais ete battu, ereinte, mal couche." Je gemis pendant quelque temps et je m'endormis. A mon reveil, je vis entrer le cocher, qui me fit lever d'un coup de pied, detacha mon licou et me laissa en liberte; je restai a la porte, et je vis avec surprise etriller, brosser soigneusement mon camarade, lui passer ma belle bride pomponnee, attacher sur son dos ma selle anglaise, et le diriger devant le perron. Inquiet, tremblant d'emotion, je le suivis; quels ne furent pas mon chagrin, ma desolation quand je vis Jacques, mon petit maitre bien-aime, approcher de mon camarade, et le monter apres quelque hesitation! Je restai immobile, aneanti. Le bon petit Jacques s'apercut de ma peine, car il s'approcha de moi, me caressa la tete, et me dit tristement: --Pauvre Cadichon! tu vois ce que tu as fait! Je ne peux plus te monter; papa et maman ont peur que tu ne me jettes par terre. Adieu, pauvre Cadichon; sois tranquille, je t'aime toujours. Et il partit lentement, suivi du cocher, qui lui criait: --Prenez donc garde, monsieur Jacques, ne restez pas aupres de Cadichon: il vous mordra, il mordra le bourri; il est mechant, vous savez bien. --Il n'a jamais ete mechant avec moi, et il ne le sera jamais, repondit Jacques. Le cocher frappa l'ane, qui prit le trot, et je les perdis bientot de vue. Je restai a la meme place, abime dans mon chagrin. Ce qui en redoublait la violence, c'etait l'impossibilite de faire connaitre mon repentir et mes bonnes resolutions. Ne pouvant plus supporter le poids affreux qui oppressait mon coeur, je partis en courant sans savoir ou j'allais. Je courus longtemps, brisant des haies, sautant des fosses, franchissant des barrieres, traversant des rivieres; je ne m'arretai qu'en face d'un mur que je ne pus ni briser ni franchir. Je regardai autour de moi. Ou etais-je? Je croyais reconnaitre le pays, mais sans toutefois pouvoir me dire ou je me trouvais. Je longeai le mur au pas, car j'etais en nage; j'avais couru pendant plusieurs heures, a en juger par la marche du soleil. Le mur finissait a quelques pas; je le tournai, et je reculai avec surprise et terreur. Je me trouvais a deux pas de la tombe de Pauline. Ma douleur n'en devint que plus amere. "Pauline! ma chere petite maitresse! m'ecriai-je, vous m'aimiez parce que j'etais bon; je vous aimais parce que vous etiez bonne et malheureuse. Apres vous avoir perdue, j'avais trouve d'autres maitres qui etaient bons comme vous, qui m'ont traite avec amitie. J'etais heureux. Mais tout est change: mon mauvais caractere, le desir de faire briller mon esprit, de satisfaire mes vengeances, ont detruit tout mon bonheur: personne ne m'aime a present; si je meurs, personne ne me regrettera." Je pleurai amerement au dedans de moi-meme et je me reprochai pour la centieme fois mes defauts. Une pensee consolante vint tout a coup me rendre du courage. "Si je deviens bon, me dis-je, si je fais autant de bien que j'ai fait de mal, mes jeunes maitres m'aimeront peut-etre de nouveau; mon cher petit Jacques surtout, qui m'aime encore un peu, me rendra toute son amitie.... Mais comment faire pour leur montrer que je suis change et repentant?" Pendant que je reflechissais a mon avenir, j'entendis des pas lourds approcher du mur, et une voix d'homme parler avec humeur. --A quoi bon pleurer, nigaud? Les larmes ne te donneront pas du pain, n'est-il pas vrai? Puisque je n'ai rien a vous donner, que voulez-vous que j'y' fasse? Crois-tu que j'aie l'estomac bien rempli, moi qui n'ai avale depuis hier matin que de l'air et de la poussiere? --Je suis bien fatigue, pere. --Eh bien! reposons-nous un quart d'heure a l'ombre de ce mur, je veux bien. Ils tournerent le mur et vinrent s'asseoir pres de la tombe ou j'etais. Je reconnus avec surprise le pauvre maitre de Mirliflore, sa femme et son fils. Tous etaient maigres et semblaient extenues. Le pere me regarda; il parut surpris et dit, apres quelque hesitation: --Si je vois clair, c'est bien l'ane, le gredin d'ane qui m'a fait perdre a la foire de Laigle plus de cinquante francs.... Coquin! continua-t-il en s'adressant a moi, tu as ete cause que mon Mirliflore a ete mis en pieces par la foule, tu m'as empeche de gagner une somme d'argent qui m'aurait fait vivre pendant plus d'un mois; tu me le payeras, va! Il se leva, s'approcha de moi; je ne cherchai pas a m'eloigner, sentant bien que j'avais merite la colere de cet homme. Il parut etonne. --Ce n'est donc pas lui, dit-il, car il ne bouge pas plus qu'une buche.... Le bel ane, ajouta-t-il en me tatant les membres. Si je pouvais l'avoir seulement un mois, tu ne manquerais pas de pain, mon garcon, ni ta mere non plus, et j'aurais l'estomac moins creux. Mon parti fut pris a l'instant; je resolus de suivre cet homme pendant quelques jours, de tout souffrir pour reparer le mal que je lui avais fait, et de l'aider a gagner quelque argent pour lui et sa famille. Quand ils se remirent en marche, je les suivis; ils ne s'en apercurent pas d'abord; mais le pere, s'etant retourne plusieurs fois, et me voyant toujours sur leurs talons, voulut me faire partir. Je refusai et je revins constamment reprendre ma place pres ou derriere eux. --Est-ce drole, dit l'homme, cet ane qui s'obstine a nous suivre! Ma foi, puisque cela lui plait, il faut le laisser faire. En arrivant au village, il se presenta a un aubergiste, et lui demanda a diner et a coucher, tout en disant fort honnetement qu'il n'avait pas un sou dans la poche. --J'ai assez des mendiants du pays, sans y ajouter ceux qui n'en sont pas, mon bonhomme, repondit l'aubergiste; allez chercher un gite ailleurs. Je m'elancai de suite pres de l'aubergiste, que je saluai a plusieurs reprises de facon a le faire rire. --Vous avez la un animal qui ne parait pas bete, dit l'aubergiste en riant. Si vous voulez nous regaler de ses tours, je veux bien vous donner a manger et a coucher. --Ce n'est pas de refus, repondit l'homme; nous vous donnerons une representation, mais quand nous aurons quelque chose dans l'estomac; a jeun, on n'a pas la voix propre au commandement. --Entrez, entrez, on va vous servir de suite, reprit l'aubergiste; Madelon, ma vieille, donne a diner a trois, sans compter le bourri. Madelon leur servit une bonne soupe, qu'ils avalerent en un clin d'oeil, puis un bon bouilli aux choux, qui disparut egalement, enfin une salade et du fromage, qu'ils savourerent avec moins d'avidite, leur faim se trouvant apaisee. On me donna une botte de foin, j'en mangeai a peine; j'avais le coeur gros, et je n'avais pas faim. L'aubergiste alla convoquer tout le village pour me voir saluer; la cour se remplit de monde, et j'entrai dans le cercle, ou m'amena mon nouveau maitre, qui se trouvait fort embarrasse, ne sachant pas ce que je savais faire, et si j'avais recu une education d'ane savant. A tout hasard, il me dit: --Saluez la societe. Je saluai a droite, a gauche, en avant, en arriere, et tout le monde d'applaudir. --Que vas-tu lui faire faire? dit tout bas sa femme; il ne saura pas ce que tu lui veux. --Peut-etre l'aura-t-il appris. Les anes savants sont intelligents; je vais toujours essayer. --Allons, Mirliflore (ce nom me fit soupirer), va embrasser la plus jolie dame de la societe. Je regardai a droite, a gauche; j'apercus la fille de l'aubergiste, jolie brune de quinze a seize ans qui se tenait derriere tout le monde. J'allai a elle, j'ecartai avec ma tete ceux qui genaient le passage, et je posai mon nez sur le front de la petite, qui se mit a rire et qui parut contente. --Dites donc, pere Hutfer, vous lui avez fait la lecon, pas vrai? dirent quelques personnes en riant. --Non, d'honneur, repondit Hutfer; je ne m'y attendais seulement pas. --A present, Mirliflore, dit l'homme, va chercher quelque chose, n'importe quoi, ce que tu pourras trouver, et donne-le a l'homme le plus pauvre de la societe. Je me dirigeai vers la salle ou l'on venait de diner, je saisis un pain, et, le rapportant en triomphe, je le remis entre les mains de mon nouveau maitre. Rire general, tout le monde applaudit, un ami s'ecria: "Ceci ne vient pas de vous, pere Hutfer; cet ane a reellement du savoir; il a bien profite des lecons de son maitre." --Allez-vous lui laisser son pain tout de meme? dit quelqu'un dans la foule. --Pour ca, non, dit Hutfer; rendez-moi cela, l'homme a l'ane; ce n'est pas dans nos conventions. --C'est vrai, repondit l'homme; et pourtant mon ane a dit vrai en faisant de moi l'homme le plus pauvre de la societe, car nous n'avions pas mange depuis hier matin, ma femme, mon fils et moi, faute de deux sous pour acheter un morceau de pain. --Laissez-leur ce pain, mon pere, dit Henriette Hutfer; nous n'en manquons pas dans la huche, et le bon Dieu nous fera regagner celui-ci. --Tu es toujours comme ca, toi, Henriette, dit Hutfer. Si on t'ecoutait, on donnerait tout ce qu'on a. --Nous n'en sommes pas plus pauvres, mon pere: le bon Dieu a toujours beni nos recoltes et notre maison. --Allons,... puisque tu le veux,... qu'il garde son pain, je le veux bien. A ces mots, j'allai a lui et le saluai profondement, puis j'allai prendre dans mes dents une petite terrine vide, et je la presentai a chacun pour qu'il y mit son aumone. Quand j'eus fini ma tournee, la terrine etait pleine; j'allai la vider dans les mains de mon maitre, je la reportai ou je l'avais prise, je saluai et je me retirai gravement aux applaudissements de la societe. J'avais le coeur content; je me sentais console et affermi dans mes bonnes resolutions. Mon nouveau maitre paraissait enchante; il allait se retirer, lorsque tout le monde l'entoura et le pria de donner une seconde representation le lendemain; il le promit avec empressement, et alla se reposer dans la salle avec sa femme et son fils. Quand ils se trouverent seuls, la femme regarda de tous cotes, et, ne voyant que moi, la tete posee sur l'appui de la fenetre, elle dit a son mari a voix basse: --Dis donc, mon homme, c'est tout de meme fort drole; est-ce singulier, cet ane qui nous arrive sortant d'un cimetiere, qui nous prend en gre, et qui nous fait gagner de l'argent! Combien en as-tu dans tes mains? --Je n'ai pas encore compte, repondit l'homme. Aide-moi; tiens voici une poignee; a moi l'autre. --J'ai huit francs quatre sous, dit la femme apres avoir compte. _L'homme_: Et moi, j'en ai sept cinquante. Cela fait.... Combien cela fait-il, ma femme? _La femme_:--Combien cela fait? Huit et quatre font treize, puis sept, font vingt-quatre, puis, cinquante, ca fait,... ca fait ... quelque chose comme soixante. _L'homme:--Que tu es bete, va! J'aurais soixante francs dans les mains? Pas possible! Voyons, mon garcon, toi qui as etudie, tu dois savoir ca. _Le garcon_:--Vous dites, papa? _L'homme_:--Je dis huit francs quatre sous d'une part, et sept francs cinquante de l'autre. _Le garcon_, d'un air decide:--Huit et quatre font douze, retiens un, plus sept, font vingt, retiens deux; plus cinquante, font, ... font ... cinquante,... cinquante-deux, retiens cinq. _L'homme_:--Imbecile! comment cela ferait-il cinquante, puisque j'ai huit dans une main et sept dans l'autre. _Le garcon_:--Et puis cinquante, papa? _L'homme_, le contrefaisant:--Et puis cinquante, papa? Tu ne vois pas, grand nigaud, que c'est cinquante centimes que je dis, et les centimes ne sont pas des francs. _Le garcon_:--Non, papa, mais ca fait toujours cinquante. _L'homme_:--Cinquante quoi? Est-il bete! est-il bete! Si je te donnais cinquante taloches, ca te ferait-y cinquante francs? _Le garcon_:--Non, papa, mais ca ferait toujours cinquante. _L'homme_:--En voila une a compte, grand animal! Et il lui donna un soufflet qui retendit dans toute la maison. Le garcon se mit a pleurer; j'etais en colere. Si ce pauvre garcon etait bete, ce n'etait pas sa faute. "Cet homme ne merite pas ma pitie, me dis-je; il a, grace a moi, de quoi vivre pendant huit jours; je veux bien encore lui faire gagner sa representation de demain, apres quoi je retournerai chez mes maitres; peut-etre m'y recevra-t-on avec amitie." Je me retirai de la fenetre, et j'allai manger des chardons qui poussaient au bord d'un fosse; j'entrai ensuite dans l'ecurie de l'auberge, ou je trouvai deja plusieurs chevaux occupant les meilleures places; je me rangeai dans un coin dont personne n'avait voulu: j'y pus reflechir a mon aise, car personne ne me connaissait, et personne ne s'occupait de moi. A la fin de la journee, Henriette Hutfer entra a l'ecurie, regarda si chacun avait ce qu'il fallait, et, m'apercevant dans mon coin humide et obscur, sans litiere, sans foin, ni avoine, elle appela un des garcons d'ecurie. --Ferdinand, dit-elle, donnez de la paille a ce pauvre ane pour qu'il ne couche pas sur la terre humide, mettez devant lui un picotin d'avoine et une botte de foin, et voyez s'il ne veut pas boire. _Ferdinand_:--Mam'zelle Henriette, vous ruinerez votre papa, vous etes trop soigneuse pour le monde. Que vous importe que cette bete couche sur la dure ou sur une bonne litiere? c'est de la paille gachee, ca! _Henriette_:--Vous ne trouvez pas que je suis trop bonne quand c'est vous que je soigne, Ferdinand; je veux que tout le monde soit bien traite ici, les betes comme les hommes. _Ferdinand_, d'un air malin:--Sans compter qu'il y a pas mal d'hommes qu'on prendrait volontiers pour des betes, quoiqu'ils marchent sur deux pieds. _Henriette_, souriant:--Voila pourquoi on dit: Bete a manger du foin. _Ferdinand_:--Ce ne sera toujours pas a vous, mam'zelle, que je servirai une botte de foin. Vous avez de l'esprit,... de l'esprit ... et de la malice comme un singe! _Henriette_, riant:--Merci du compliment, Ferdinand! Qu'etes-vous donc, si je suis un singe? _Ferdinand_:--Ah! mam'zelle, je n'ai point dit que vous etiez un singe: et si je me suis mal exprime pour cela, mettez que je suis un ane, un cornichon, une oie. _Henriette_:--Non, non, pas tant que cela, Ferdinand, mais seulement un babillard qui parle quand il devrait travailler. Faites la litiere de l'ane, ajouta-t-elle d'un ton serieux, et donnez-lui a boire et a manger. Elle sortit; Ferdinand fit en grommelant ce que lui avait ordonne sa jeune maitresse. En faisant ma litiere, il me donna quelques coups de fourche, me jeta avec humeur une botte de foin, une poignee d'avoine, et posa pres de moi un seau d'eau. Je n'etais pas attache; j'aurais pu m'en aller, mais j'aimai mieux souffrir encore un peu, et donner le lendemain, pour achever ma bonne oeuvre, ma seconde et derniere representation. En effet, quand la journee du lendemain fut avancee, on vint me prendre; mon maitre m'amena sur une grande place qui etait pleine de monde; on m'avait tambourine le matin, c'est-a-dire que le tambour du village s'etait promene partout de grand matin en criant: "Ce soir, grande representation de l'ane savant dit Mirliflore; on se reunira a huit heures sur la place en face la mairie et l'ecole." Je recommencai les tours de la veille et j'y ajoutai des danses executees avec grace; je valsai, je polkai, et je jouai a Ferdinand le tour innocent de l'engager a valser en brayant devant lui, et en lui presentant le pied de devant comme on criait: "Oui, oui, une valse avec l'ane!" il s'elanca dans le cercle en riant, et il se mit a faire mille sauts et gambades, que j'imitai de mon mieux. Enfin, me sentant fatigue, je laissai Ferdinand gambadant tout seul, j'allai comme la veille chercher une terrine; n'en trouvant pas, je pris dans mes dents un panier sans couvercle, et je fis le tour, comme la veille, presentant mon panier a chacun. Il fut bientot si plein, que je dus le vider dans la blouse de celui qu'on croyait mon maitre; je continuai la quete; quand tout le monde m'eut donne, je saluai la societe et j'attendis que mon maitre eut compte l'argent que je lui avais fait gagner ce soir-la, et qui se montait a plus de trente-quatre francs. Trouvant que j'avais assez fait pour lui, que mon ancienne faute etait reparee, et que je pouvais retourner chez moi, je saluai mon maitre, et, fendant la foule, je partis au trot. --Tiens! v'la votre bourri qui s'en va, dit Hutfer, l'aubergiste. --C'est qu'il file joliment, dit Ferdinand. Mon pretendu maitre se retourna, me regarda d'un air inquiet, m'appela: "Mirliflore, Mirliflore!" et, me voyant continuer mon trot, je l'entendis s'ecrier d'un ton piteux: --Arretez-le, arretez-le, de grace! c'est mon pain, ma vie qu'il m'emporte; courez, attrapez-le; je vous promets encore une representation si vous me le ramenez. --D'ou l'avez-vous donc, cet ane? dit un des hommes nomme Clouet; et depuis quand l'avez-vous? --Je l'ai ... depuis qu'il est a moi, repondit mon faux maitre avec un peu d'embarras. --J'entends bien, reprit Clouet; mais depuis quand est-il a vous? L'homme ne repondit pas. --C'est qu'il me semble bien le reconnaitre, dit Clouet; il ressemble a Cadichon, l'ane du chateau de la Herpiniere; je serais bien trompe si ce n'est pas la Cadichon. Je m'etais arrete; j'entendis des murmures; je voyais l'embarras de mon maitre, lorsque, au moment ou l'on s'y attendait le moins, il s'elanca au travers de la foule et courut du cote oppose a celui que j'avais pris, suivi de sa femme et de son garcon. Quelques-uns voulurent courir apres lui, d'autres dirent que c'etait bien inutile puisque je m'etais sauve, et que l'homme n'emportait que l'argent qui etait a lui, et que je lui avais fait gagner honnetement. --Et quant a Cadichon, ajouta-t-on, il ne sera pas embarrasse pour retrouver son chemin, et il ne se laissera prendre que s'il le veut bien. La foule se dispersa, et chacun rentra chez soi; je repris ma course, esperant arriver chez mes vrais maitres avant la nuit; mais il y avait beaucoup de chemin a faire, j'etais fatigue, et je fus oblige de me reposer a une lieue du chateau. La nuit etait venue, les ecuries devaient etre fermees; je me decidai a coucher dans un petit bois de sapins qui bordait un ruisseau. J'etais a peine etabli sur mon lit de mousse, que j'entendis marcher avec precaution et parler bas. Je regardai, mais je ne vis rien; la nuit etait trop noire. J'ecoutai de toutes mes oreilles, et j'entendis la conversation suivante: XXIV LES VOLEURS --Il ne fait pas encore assez nuit, Finot; il serait plus sage de nous blottir dans ce bois. --Mais, Passe-Partout, dit Finot, il nous faut un peu de jour pour nous reconnaitre; moi, d'abord, je n'ai pas etudie les portes d'entree. --Tu n'as jamais rien etudie, toi, reprit Passe-Partout; c'est a tort que les camarades t'ont appele FINOT; si ce n'etait que moi, je t'aurais plutot nomme _Pataud_. _Finot_:--Ca n'empeche pas que c'est moi qui ai toujours les bonnes idees. _Passe-Partout_:--Bonnes idees! ca depend. Qu'est-ce que nous allons faire au chateau? _Finot_:--Ce que nous allons faire? Devaliser le potager, couper les tetes d'artichaut, arracher les cosses de pois, de haricots, les navets, les carottes, enlever les fruits. En voila de la besogne! _Passe-Partout_:--Et puis? _Finot_:--Comment, et puis? Nous ferons un tas de tout ce jardinage, nous le passerons par dessus le mur, et nous irons le vendre au marche de Moulins. _Passe-Partout_:--Et par ou entreras-tu dans le jardin, imbecile? _Finot_:--Par-dessus le mur, avec une echelle, bien sur. Voudrais-tu que j'allasse demander poliment au jardinier la clef et ses outils? _Passe-Partout_:--Mauvais plaisant, va! Je te demande seulement si tu as marque la place ou nous devons grimper sur le mur? _Finot_:--Mais non, te dis-je, je ne l'ai pas marquee: voila pourquoi j'aimerais mieux aller en avant pour reconnaitre. _Passe-Partout_:--Et si on te voit, qu'est-ce que tu diras? _Finot_:--Je dirai ... que je viens demander un verre de cidre et une croute de pain. _Passe-Partout_:--Ca ne vaut rien; j'ai une idee, moi. Je connais le potager; il y a un endroit ou le mur est degrade, en mettant les pieds dans les trous, j'arriverai au haut du mur, je trouverai une echelle et je te la passerai, car tu n'es pas fort pour grimper. _Finot_:--Non, je ne tiens pas du chat comme toi. _Passe-Partout_:--Mais si quelqu'un vient nous deranger? _Finot_:--Tiens, tu es bon enfant, toi! Si quelqu'un vient me deranger, je saurai bien l'arranger. _Passe-Partout_:--Qu'est-ce que tu lui feras? _Finot_:--Si c'est un chien, je l'egorge; ce n'est pas pour rien que j'ai mon couteau affile. _Passe-Partout_:--Mais si c'est un homme? --Un homme? dit Finot se grattant l'oreille, c'est plus embarassant, ca.... Un homme? on ne peut pourtant pas tuer un homme comme un chien. Si c'etait pour quelque chose qui vaille, on verrait, mais pour des legumes! Et puis, ce chateau qui est plein de monde! _Passe-Partout_:--Mais enfin, qu'est-ce que tu feras? _Finot_:--Ma foi, je me sauverai: c'est plus sur. _Passe-Partout_:--T'es un lache, toi! sais-tu bien? Si tu vois ou si tu entends un homme, tu n'as qu'a m'appeler, et je lui ferai son affaire. _Finot_:--Fais a ton gout, ce n'est pas le mien. _Passe-Partout_:--Pour lors donc, c'est convenu. Nous attendons la nuit, nous arrivons pres du mur du potager, tu restes a un bout pour avertir s'il vient quelqu'un; je grimpe a l'autre bout, je te passe une echelle et tu me rejoins. --C'est bien ca, dit Finot. Il se retourne avec inquietude, ecoute et dit tout bas: --J'ai entendu remuer la derriere. Est-ce qu'il y aurait quelqu'un? --Qui veux-tu qui se cache dans les bois? repondit Passe-Partout. Tu as toujours peur. Ce ne peut etre qu'un crapaud ou une couleuvre. Ils ne dirent rien: je ne bougeai pas non plus, et je me demandai ce que j'allais faire pour empecher les voleurs d'entrer et pour les faire prendre. Je ne pouvais prevenir personne, je ne pouvais meme pas defendre l'entree du potager. Pourtant, apres avoir bien reflechi, je pris un parti qui pouvait empecher les voleurs d'agir et les faire arreter. J'attendis qu'ils fussent partis pour m'en aller a mon tour. Je ne voulais pas bouger jusqu'au moment ou ils ne pourraient plus m'entendre. La nuit etait noire; je savais qu'ils ne pouvaient marcher tres vite; je pris un chemin plus court en sautant par-dessus des haies, et j'arrivai longtemps avant eux au mur du potager. Je connaissais l'endroit degrade dont avait parle Passe-Partout. Je me serrai pres de la, contre le mur: on ne pouvait me voir. J'attendis un quart d'heure; personne ne venait; enfin j'entendis des pas sourds et un leger chuchotement; les pas approcherent avec precaution; les uns se dirigeaient vers moi, c'etait Passe-Partout; les autres s'eloignaient vers l'autre bout du mur, du cote de la porte d'entree, c'etait Finot. Je ne voyais pas, mais j'entendais tout. Quand Passe-Partout fut arrive a l'endroit ou quelques pierres tombees avaient fait des trous assez grands pour y poser les pieds, il commenca a grimper en tatonnant avec les pieds et avec les mains. Je ne bougeais pas, je respirais a peine: j'entendais et je reconnaissais chacun de ses mouvements. Quand il eut grimpe a la hauteur de ma tete, je m'elancai contre le mur, je le saisis par la jambe, et je le tirai fortement; avant qu'il eut le temps de se reconnaitre, il etait par terre, etourdi par la chute, meurtri par les pierres; pour l'empecher de crier ou d'appeler son camarade, je lui donnai sur la tete un grand coup de pied, qui acheva de l'etourdir et le laissa sans connaissance; je restai ensuite immobile, pres de lui, pensant bien que le camarade viendrait voir ce qui se passait. Je ne tardai pas, en effet, a entendre Finot avancer avec precaution. Il faisait quelques pas, il s'arretait, il ecoutait, ... rien, ... il avancait encore.... Il arriva ainsi tout pres de son camarade; mais, comme il regardait en l'air sur le mur, il ne le voyait pas etendu tout de son long par terre, sans mouvements. "Pst! ... pst! ... as-tu l'echelle? ..., puis-je monter? ..." disait-il a voix basse. L'autre n'avait garde de repondre, il ne l'entendait pas. Je vis qu'il n'avait pas envie de grimper; je craignis qu'il ne s'en allat; il etait temps d'agir. Je m'elancai sur lui, je le fis tomber en le tirant par le dos de sa blouse, et je lui donnai, comme a l'autre un bon coup de pied sur la tete; j'obtins le meme succes, il resta sans connaissance pres de son ami. Alors, n'ayant plus rien a perdre, je me mis a braire de ma voix la plus formidable; je courus a la maison du jardinier, aux ecuries, au chateau, brayant avec une telle violence, que tout le monde fut eveille; quelques hommes, les plus braves, sortirent avec des armes et des lanternes; je courus a eux, et je les menai, courant en avant, pres des deux voleurs etendus au pied du mur. --Deux hommes morts! que veut dire cela? dit le papa de Pierre. _Le papa de Jacques:_--Ils ne sont pas morts, ils respirent. _Le jardinier:_--En voila un qui vient de gemir. _Le cocher:_--Du sang! une blessure a la tete! _Le papa de Pierre:_--Et l'autre aussi, meme blessure! On dirait que c'est un coup de pied de cheval ou d'ane. _Le papa de Jacques:_--Oui, voila la marque du fer sur le front. _Le cocher_:--Qu'ordonnent ces messieurs? Que veulent-ils qu'on fasse de ces hommes? _Le papa de Pierre_:--Il faut les porter a la maison, atteler le cabriolet, et aller chercher le medecin. Nous autres, en attendant le medecin, nous tacherons de leur faire reprendre connaissance. Le jardinier apporta un brancard; on y posa les blesses, et on les porta dans une grande piece qui servait d'orangerie pendant l'hiver. Ils restaient toujours sans mouvement. --Je ne connais pas ces visages-la, dit le jardinier apres les avoir examines attentivement a la lumiere. --Peut-etre ont-ils sur eux des papiers qui les feront reconnaitre, dit le papa de Louis; on ferait savoir a leurs familles qu'ils sont ici et blesses. Le jardinier fouilla dans leurs poches, en retira quelques papiers, qu'il remit au papa de Jacques, puis deux couteaux bien aiguises, bien pointus, et un gros paquet de clefs. --Ah! ah! ceci indique l'etat de ces messieurs! s'ecria-t-il; ils venaient voler et peut-etre tuer. --Je commence a comprendre, dit le papa de Pierre. La presence de Cadichon et ses braiments expliquent tout. Ces gens-la venaient pour voler; Cadichon les a devines avec son instinct accoutume; il a lutte contre eux, il a rue et leur a casse la tete, apres quoi il s'est mis a braire pour nous appeler. --C'est bien cela, ce doit etre cela, dit le papa de Jacques. Il peut se vanter de nous avoir rendu un fier service, ce brave Cadichon. Viens, mon Cadichon, te voila rentre en grace cette fois. J'etais content; je me promenais en long et en large devant la serre, pendant qu'on donnait des soins a Finot et a Passe-Partout. M. Tudoux ne tarda pas a arriver; les voleurs n'avaient pas encore repris connaissance. Il examina les blessures. --Voila deux coups bien appliquees, dit-il. On voit distinctement la marque d'un tres petit fer a cheval, comme qui dirait un pied d'ane. Et mais, ... ajouta-t-il en m'apercevant, ne serait-ce pas une nouvelle mechancete de cet animal qui nous examine comme s'il comprenait? --Pas mechancete, mais fidele service et intelligence, repondit le papa de Pierre. Ces gens-la sont des voleurs; voyez ces couteaux et ces papiers qu'ils avaient sur eux. Et il se mit a lire: "N deg. 1. Chateau Herp. Beaucoup de monde; pas bon a voler; potager facile; legumes et fruits, mur peu eleve. "N deg. 2. Presbytere. Vieux cure; pas d'armes. Servante sourde et vieille. Bon a voler pendant la messe. "N deg. 3. Chateau de Sourval. Maitre absent; femme seule au rez-de-chaussee, domestique au second; belle argenterie; bon a voler. Tuer si on crie. "N deg. 4. Chateau de Chanday. Chiens de garde vigoureux a empoisonner; personne au rez-de-chaussee; argenterie; galerie de curiosites riches et bijoux. Tuer si on vient." --Vous voyez, continua le papa, que ces hommes sont des brigands qui venaient devaliser le potager, faute de mieux. Pendant que vous leur donnerez vos soins, je vais envoyer a la ville prevenir le brigadier de gendarmerie. M. Tudoux tira de sa poche une trousse, y prit une lancette, et saigna les deux voleurs. Ils ne tarderent pas a ouvrir les yeux, et parurent effrayes de se voir entoures de monde et dans une chambre du chateau. Quand ils furent tout a fait remis, ils voulurent parler. --Silence, coquins, leur dit M. Tudoux avec calme et lenteur. Silence; nous n'avons pas besoin de vos discours pour savoir qui vous etes et ce que vous veniez faire ici. Finot porta la main a sa veste, les papiers n'y etaient plus; il chercha son couteau, il ne le trouva pas. Il regarda Passe-Partout d'un air sombre, et lui dit a voix basse: --Je te disais bien dans le bois que j'avais entendu du bruit. --Tais-toi, dit Passe-Partout de meme; on pourrait t'entendre. Il faut tout nier. _Finot_:--Mais les papiers? ils les ont. _Passe-Partout_:--Tu diras que nous avons trouve les papiers. _Finot_:--Et les couteaux? _Passe-Partout_:--Les couteaux aussi, parbleu! Il faut de l'audace. _Finot_:--Qui est-ce qui t'a assene sur la tete ce coup de massue qui t'a si bien engourdi? _Passe-Partout_:--Je n'en sais, ma foi, rien; je n'ai pas eu le temps de voir ni d'entendre. Je me trouvai par terre, frappe en moins de rien. _Finot_:--Et moi de meme. Il faudrait pourtant savoir si on nous a vus grimper au mur. _Passe-Partout_:--Nous le saurons bien. Ne faut-il pas que ceux qui nous ont assommes viennent dire comment et pourquoi? _Finot_:--Tiens! c'est vrai. Jusque-la il faut tout nier. Convenons a present des details pour ne pas nous contredire. D'abord, faisions-nous route ensemble? Ou avons-nous trouve les...? --Separez ces deux hommes, dit le papa de Louis; ils vont s'entendre sur les contes qu'ils nous feront. Deux hommes saisirent Finot, pendant que deux autres s'emparerent de Passe-Partout, et, malgre leur resistance, ils leur garrotterent les pieds et les mains, et emporterent Passe-Partout dans une autre salle. La nuit etait bien avancee; on attendait avec impatience le brigadier de gendarmerie; il arriva au petit jour, escorte de quatre gendarmes, car on leur avait dit qu'il s'agissait de l'arrestation de deux voleurs. Les papas de mes petits maitres lui raconterent tout ce qui etait arrive, et lui firent voir les papiers et les couteaux trouves dans les poches des voleurs. --Ce genre de couteaux, dit le brigadier, indique des voleurs dangereux qui assassinent pour voler: ce qui, du reste, est facile a voir d'apres leurs papiers, qui sont des indications de vols a faire dans les environs. Je ne serais pas surpris que ces deux hommes fussent les nommes Finot et Passe-Partout, des brigands tres dangereux echappes des galeres, et qu'on cherche dans plusieurs departements ou ils ont commis des vols nombreux et audacieux. Je vais les interroger separement; vous pouvez assister a l'interrogatoire, si vous le desirez. En achevant ces mots, il entra dans la serre, ou etait reste Finot. Il regarda un instant et dit: --Bonjour Finot! tu t'es donc laisse reprendre? Finot tressaillit, rougit, mais ne repondit pas. --Eh bien! Finot, dit le brigadier, nous avons perdu notre langue? Elle etait pourtant bien pendue au dernier proces. --A qui parlez-vous, monsieur? repondit Finot, en regardant de tous cotes; il n'y a que moi ici. _Le brigadier_:--Je le sais bien qu'il n'y a que toi; c'est bien a toi que je parle. _Finot_:--Je ne sais pas, monsieur, pourquoi vous me tutoyez; je ne vous connais pas. _Le brigadier_:--Mais moi, je te connais bien. Tu es Finot, echappe du bagne, condamne aux galeres pour vol et blessures. _Finot_:--Vous vous trompez, monsieur; je ne suis pas ce que vous pretendez si bien savoir. _Le brigadier_:--Et qui etes-vous donc? D'ou venez-vous? Ou alliez-vous? _Finot_:--Je suis un marchand de moutons; j'allai a une foire, a Moulins, acheter des agneaux. _Le brigadier_:--En verite? Et votre camarade? Est-il aussi un marchand de moutons et d'agneaux? _Finot_:--Je n'en sais rien; nous nous etions rencontres peu d'instants avant d'avoir ete attaques et assommes par une bande de voleurs. _Le brigadier_:--Et ces papiers que vous aviez dans vos poches? _Finot_:--Je ne sais seulement pas ce que c'est; nous les avons trouves pas loin d'ici, et nous n'avons pas eu le temps d'y regarder. _Le brigadier_:--Et les couteaux? _Finot_:--Les couteaux etaient avec les papiers. _Le brigadier_:--Tiens! c'est de la chance d'avoir trouve et ramasse tout cela sans y voir; la nuit etait sombre. _Finot_:--Aussi est-ce le hasard. Mon camarade a marche dessus, cela lui a semble drole; il s'est baisse, je l'ai aide; et, en tatonnant, nous avons trouve les papiers et les couteaux, nous avons partage. _Le brigadier_:--C'est malheureux pour vous d'avoir partage. Ca fait que chacun avait de quoi se faire fourrer en prison. _Finot_:--Vous n'avez pas le droit de nous mettre en prison; nous sommes d'honnetes gens.... _Le brigadier_:--C'est ce que nous verrons, et ce ne sera pas long. Au revoir, Finot. Ne vous derangez pas, ajouta-t-il, voyant que Finot cherchait a se lever de dessus son banc. Gendarmes, veillez bien sur monsieur, afin qu'il ne manque de rien. Et ne le quittez pas des yeux, c'est un Finot qui nous a echappe plus d'une fois. Le brigadier sortit, laissant Finot abattu et inquiet. "Pourvu que Passe-Partout dise comme moi, pensa-t-il. Ce serait bien de la chance qu'il dit de meme." En voyant entrer le brigadier, Passe-Partout se sentit perdu; pourtant il parvint a cacher son inquietude. Il regarda d'un air indifferent le brigadier, qui l'examinait attentivement. --Comment vous trouvez-vous ici, blesse et garrotte? dit le brigadier. --Je n'en sais rien, repondit Passe-Partout. _Le brigadier_:--Vous savez toujours bien qui vous etes? ou vous alliez? par qui vous avez ete blesse? _Passe-Partout_:--Je sais bien qui je suis et ou j'allais, mais je ne sais pas qui m'a brutalement attaque. _Le brigadier_:--Alors, procedons par ordre. Qui etes-vous? _Passe-Partout_:--Est-ce que cela vous regarde? vous n'avez pas le droit de demander aux gens qui passent qui ils sont. _Le brigadier_:--J'en ai si bien le droit, que je mets les poucettes a ceux qui ne me repondent pas, et que je les fais mener a la prison de la ville. Je recommence. Qui etes-vous? _Passe-Partout_:--Je suis un marchand de cidre. _Le brigadier_:--Votre nom, s'il vous plait? _Passe-Partout_:--Robert Partout. _Le brigadier_:--Ou alliez-vous? _Passe-Partout_:--Un peu partout, acheter du cidre la ou on en vend. _Le brigadier_:--Vous n'etiez pas seul? Vous aviez un camarade? _Passe-Partout_:--Oui, c'est mon associe; nous faisions des affaires ensemble. _Le brigadier_:--Vous aviez des papiers dans vos poches? Savez-vous ce que c'etait que ces papiers? Passe-Partout regarda le brigadier. "Il a lu les papiers, se dit-il; il veut me mettre dedans, mais je serai plus fin que lui." Et il dit tout haut: --Si je le sais? Je crois bien que je le sais! Des papiers perdus par des brigands, sans doute, et que j'allais porter a la gendarmerie de la ville. _Le brigadier_:--Comment avez-vous eu ces papiers? _Passe-Partout_:--Nous les avons trouves sur la route mon camarade et moi; nous les avons regardes, et nous etions presses de nous en debarrasser; c'est pourquoi nous marchions de nuit. _Le brigadier_:--Et les couteaux qu'on a trouves sur vous? _Passe-Partout_:--Les couteaux; nous les avions achetes pour nous defendre; on nous disait qu'il y avait des voleurs dans le pays. _Le brigadier_:--Et comment et par qui vous etes-vous trouves blesses, votre camarade et vous? _Passe-Partout_:--Precisement par des voleurs qui nous ont attaques sans que nous les ayons vus. _Le brigadier_:--Tiens? Finot m'a pas dit comme vous. _Passe-Partout_:--Finot a eu si peur qu'il a perdu la memoire; il ne faut pas croire ce qu'il dit. _Le brigadier_:--Je ne l'ai pas cru non plus, pas davantage que je ne crois a ce que vous me dites vous-meme, l'ami Passe-Partout, car je vous reconnais bien a present; vous vous etes trahi. Passe-Partout s'apercut de la betise qu'il avait faite en reconnaissant que son camarade s'appelait Finot. C'etait un sobriquet qui lui avait ete donne au bagne pour se moquer de son peu de finesse. Quant a Passe-Partout, son vrai nom etait _Partout_; et un jour qu'on se pressait pour passer au refectoire, Finot s'ecria: "Passe-Partout", le nom lui en resta. Il n'y avait plus moyen de nier; il ne voulait pourtant pas avouer; il prit le parti de hausser les epaules, en disant: --Est-ce que je connais Finot, moi? C'etait pas malin de deviner que vous parliez de mon camarade; je croyais que vous l'appeliez Finot pour vous moquer. --C'est bon! tournez cela comme vous voudrez, dit le brigadier, il n'en est pas moins vrai que vous voyagez pour acheter du cidre avec votre camarade; que vous avez trouve vos papiers sur la route; que vous les portiez, apres les avoir lus, a la ville, chez les gendarmes; que vous avez achete vos couteaux pour vous defendre contre des voleurs, que vous avez ete attaques et blesses par ces memes voleurs. N'est-ce pas ca? _Passe-Partout_:--Oui, oui, c'est bien mon histoire. _Le brigadier_:--Dites donc votre _conte_, car votre camarade a dit tout le contraire. --Que vous a-t-il dit? demanda Passe-Partout avec inquietude. --Il est inutile que vous le sachiez pour le moment. Quand on vous aura ramenes au bagne, il vous le dira. Et le brigadier sortit, laissant Passe-Partout dans un etat de rage et d'inquietude facile a concevoir. --Pensez-vous, docteur, que ces hommes soient en etat de marcher jusqu'a la ville? demanda le brigadier a M. Tudoux. --Je pense qu'ils y arriveront en ne les poussant pas trop, repondit M. Tudoux avec lenteur. D'ailleurs, lors meme qu'ils tomberaient en route, on pourrait toujours les ramasser et les etendre dans une voiture qu'on irait chercher. Mais la tete est endommagee par le coup de pied de l'ane; ils pourront bien en mourir dans trois ou quatre jours. Le brigadier etait embarrasse; quoique les prisonniers ne lui fissent eprouver aucune pitie, il etait bon et il ne voulait pas les faire souffrir sans necessite. M. de Ponchat, le papa de Pierre et de Henri, voyant son embarras, lui proposa de faire atteler une carriole. Le brigadier remercia et accepta. Quand la carriole fut amenee devant la porte, on y fit entrer Finot et Passe-Partout, chacun d'eux se trouvant entre deux gendarmes. De plus, on avait eu la precaution de leur attacher les pieds afin qu'ils ne pussent sauter de la carriole et s'enfuir. Le brigadier, a cheval, marchait a cote de la carriole, et ne perdait pas de vue ses prisonniers. Ils ne tarderent pas a disparaitre, et je restai seul devant la maison, mangeant de l'herbe, en attendant avec impatience la promenade de mes petits maitres, et surtout de mon petit Jacques que je desirais revoir; le service que je venais de rendre devait m'avoir fait pardonner ma mechancete passee. Quand le jour fut venu tout a fait, que tout le monde fut leve, habille, eut dejeune, un groupe se precipita sur le perron. C'etaient les enfants. Tous coururent a moi et me caresserent a l'envi. Mais, entre toutes les caresses, celles de mon petit Jacques furent les plus affectueuses. --Mon bon Cadichon, disait-il, te voila revenu! J'etais si triste que tu fusses parti! Mon cher Cadichon, tu vois que nous t'aimions toujours. _Camille_:--Il est vrai qu'il est redevenu tres bon. _Madeleine_:--Et qu'il n'a plus cet air insolent qu'il avait pris depuis quelque temps. _Elisabeth_:--Et qu'il ne mord plus son camarade ni les chiens de garde. _Louis_:--Et qu'il se laisse seller et brider tres sagement. _Henriette_:--Et qu'il ne mange plus les bouquets que je tiens dans la main. _Jeanne_:--Et qu'il ne rue plus quand on le monte. _Pierre_:--Et qu'il ne court plus apres mon poney pour lui mordre la queue. _Jacques_:--Et qu'il a sauve tous les legumes et les fruits du potager en faisant attraper les deux voleurs. _Henri_:--Et qu'il leur a casse la tete avec ses pieds. _Elisabeth_:--Mais comment a-t-il pu faire prendre les voleurs? _Pierre_:--On ne sait pas du tout comment il a pu faire; mais on a ete averti par ses braiments. Papa, mes oncles et quelques domestiques sont sortis et ont vu Cadichon allant et venant, galopant avec inquietude de la maison au jardin; ils l'ont suivi avec des lanternes, et il les a menes au bout du mur exterieur du potager; ils ont trouve la deux hommes evanouis et ils ont vu que c'etaient des voleurs. _Jacques_:--Comment ont-ils pu voir que c'etaient des voleurs? Est-ce que les voleurs ont des figures et des habits extraordinaires qui ne ressemblent pas aux notres? _Elisabeth_:--Ah! je crois bien que ce n'est pas comme nous! J'ai vu toute une bande de voleurs; ils avaient des chapeaux pointus, des manteaux marrons, et des visages mechants avec d'enormes moustaches. --Ou les as-tu vus? Quand cela? demanderent tous les enfants a la fois. _Elisabeth_:--Je les ai vus, l'hiver dernier, au theatre de Franconi. _Henri_:--Ah! ah! ah! quelle betise! je croyais que c'etaient de vrais voleurs que tu avais rencontres dans un de tes voyages et je m'etonnais que mon oncle et ma tante n'en eussent pas parle. _Elisabeth_, piquee:--Certainement, monsieur, ce sont de vrais voleurs, et les gendarmes se sont battus contre eux et les ont tues ou faits prisonniers. Et ce n'est pas drole du tout; j'avais tres peur, et il y a eu des pauvres gendarmes blesses. _Pierre_:--Ah! ah! ah! que tu es sotte! ce que tu as vu, c'est ce qu'on appelle une comedie, qui est jouee par des hommes qu'on paye et qui recommencent tous les soirs. _Elisabeth_:--Comment veux-tu qu'ils recommencent, puisqu'ils sont tues? _Pierre_:--Mais tu ne vois donc pas qu'ils font semblant d'etre tues ou blesses, et qu'ils se portent aussi bien qui toi et moi. _Elisabeth_:--Alors comment papa et mes oncles ont-ils reconnu que ces hommes etaient des voleurs? _Pierre_:--Parce qu'on a trouve dans leurs poches des couteaux a tuer des hommes, et.... _Jacques_, interrompant:--Comment est-ce fait des couteaux a tuer des hommes? _Pierre_:--Mais ... mais ... comme tous les couteaux. _Jacques_:--Alors, comment sais-tu que c'est pour tuer des hommes? c'est peut-etre pour couper leur pain. _Pierre_:--Tu m'ennuies, Jacques; tu veux toujours tout comprendre, et tu m'as interrompu quand j'allais dire qu'on a trouve des papiers sur lesquels ils avaient ecrit qu'ils voleraient nos legumes, et qu'ils tueraient le cure et beaucoup d'autres personnes. _Jacques_:--Et pourquoi ne voulaient-ils pas nous tuer, nous autres? _Elisabeth_:--Parce qu'ils savaient que papa et mes oncles sont tres courageux, qu'ils ont des pistolets ou des fusils, et que nous les aurions tous aides. _Henri_:--Tu serais d'un fameux secours, en verite, si on venait nous attaquer. _Elisabeth_:--Je serais tout aussi courageuse que vous, monsieur, et je saurais bien tirer les voleurs par les jambes pour les empecher de tuer papa. _Camille_:--Voyons, voyons, ne vous disputez pas, et laissez Pierre nous raconter ce qu'il a entendu dire. _Elisabeth_:--Nous n'avons pas besoin de Pierre pour savoir ce que nous savons deja. _Pierre_:--Alors, pourquoi me demandez-vous comment papa a reconnu les voleurs? --Monsieur Pierre, monsieur Henri, M. Auguste vous cherche, dit le jardinier, qui venait apporter la provision de legumes pour la cuisine. --Ou est-il? demanderent Pierre et Henri. --Dans le jardin, messieurs, repondit le jardinier; il n'a pas ose approcher du chateau, de peur de se rencontrer avec Cadichon. Je soupirais et je pensais que le pauvre Auguste avait raison de me craindre depuis le triste jour ou j'avais manque de le noyer dans un fosse de boue, apres l'avoir fait egratigner dans les ronces et les epines, et l'avoir fait rudement tomber en mordant son poney. "Je lui dois une reparation, me dis-je; comment faire pour lui rendre un service et lui montrer qu'il n'a plus de motifs pour me craindre?" XXV LA REPARATION Pendant que je cherchais en vain ce que je pouvais faire pour temoigner mon repentir a Auguste, les enfants se rapprocherent de la place ou je reflechissais tout en broutant l'herbe. Je vis qu'Auguste restait a une certaine distance de moi, et qu'il me regardait d'un air mefiant. _Pierre_:--Il fera chaud aujourd'hui, je ne crois pas qu'une longue promenade soit agreable. Nous ferons mieux de rester a l'ombre dans le parc. _Auguste_:--Pierre a raison, d'autant que depuis la maladie dont j'ai manque mourir, je suis reste faible, et je me fatigue facilement d'une longue course. _Henri_:--C'est pourtant Cadichon qui a ete la cause de ta maladie, tu dois lui en vouloir? _Auguste_:--Je ne crois pas qu'il l'ait fait expres, il aura eu peur de quelque chose sur le chemin; la frayeur lui aura fait faire un saut qui m'a jete dans cet affreux fosse. Ainsi, je ne le deteste pas; seulement.... _Pierre_:--Seulement quoi? _Auguste_, rougissant legerement:--Seulement j'aime mieux ne plus le monter. La generosite de ce pauvre garcon me toucha, et augmenta mes regrets de l'avoir si fort maltraite. Camille et Madeleine proposerent de faire la cuisine; les enfants avaient bati un four dans leur jardin; ils le chauffaient avec du bois sec qu'ils ramassaient eux-memes. La proposition fut acceptee avec joie; les enfants coururent demander des tabliers de cuisine; ils revinrent tout preparer dans leur jardin. Auguste et Pierre apporterent le bois; ils cassaient chaque brin en deux et en remplissaient leur four. Avant de l'allumer, ils se rassemblerent pour savoir ce qu'ils allaient servir pour leur dejeuner. --Je ferai une omelette, dit Camille. _Madeleine_:--Moi, une creme au cafe. _Elisabeth_:--Moi, des cotelettes. _Pierre_:--Et, moi, une vinaigrette de veau froid. _Henri_:--Moi, une salade de pommes de terre. _Jacques_:--Moi, des fraises a la creme. _Louis_:--Moi, des tartines de pain et de beurre. _Henriette_:--Et moi, du sucre rape. _Jeanne_:--Et moi, des cerises. _Auguste_:--Et moi, je couperai le pain, je mettrai le couvert, je preparerai le vin et l'eau, et je servirai tout le monde. Et chacun alla demander a la cuisine ce qu'il lui fallait pour le plat qu'il devait fournir. Camille rapporta des oeufs, du beurre, du sel, du poivre, une fourchette et une poele. --Il me faut du feu pour fondre mon beurre et pour cuire mes oeufs, dit-elle. Auguste, Auguste, du feu, s'il vous plait. _Auguste_:--Ou faut-il l'allumer? _Camille_:--Pres du four; depechez-vous, je bats mes oeufs. _Madeleine_:--Auguste, Auguste, courez a la cuisine me chercher du cafe pour ma creme que je fouette; je l'ai oublie; vite, depechez-vous. _Auguste_:--Il faut que j'allume du feu pour Camille. _Madeleine_:--Apres; allez vite chercher mon cafe: ce ne sera pas long, et je suis pressee. Auguste partit en courant. _Elisabeth_:--Auguste, Auguste, il me faut de la braise et un gril pour mes cotelettes; je finis de les couper proprement. Auguste, qui accourait avec le cafe, repartit pour le gril. _Pierre_:--Il me faut de l'huile pour ma vinaigrette. _Henri_:--Et moi, du vinaigre pour ma salade; Auguste, vite de l'huile et du vinaigre. Auguste, qui rapportait le gril, retourna en courant chercher le vinaigre et l'huile. _Camille_:--Eh bien! mon feu, c'est comme ca que vous l'allumez, Auguste? Mes oeufs sont battus, vous allez me faire manquer mon omelette. _Auguste_:--On m'a donne des commissions; je n'ai pas encore eu le temps d'allumer le bois. _Elisabeth_:--Et ma braise? ou est-elle, Auguste? Vous avez oublie ma braise! _Auguste_:--Non, Elisabeth, mais je n'ai pas pu: on m'a fait courir. _Elisabeth_:--Je n'aurai pas le temps de faire griller mes cotelettes; depechez-vous, Auguste. _Louis_:--Il me faut un couteau pour couper mes tartines. Vite un couteau, Auguste. _Jacques_:--Je n'ai pas de sucre pour mes fraises; rape du sucre pour mes fraises; rape du sucre, Henriette; depeche-toi. _Henriette_:--Je rape tant que je peux, mais je suis fatiguee; je vais me reposer un peu. J'ai si soif!... _Jeanne_:--Mange des cerises; moi, aussi, j'ai soif. _Jacques_:--Et moi donc? je vais en gouter un peu; cela rafraichit la langue. _Louis_:--Je veux me rafraichir un peu aussi; c'est fatigant de faire des tartines. Et voila les quatres petits qui entourent le panier de cerises. _Jeanne_:--Asseyons-nous; ce sera plus commode pour se rafraichir. Ils se rafraichirent si bien, qu'ils mangerent toutes les cerises; quand il n'en resta plus, ils se regarderent avec inquietude. _Jeanne_:--Il ne reste plus rien. _Henriette_:--Ils vont nous gronder. _Louis_, avec inquietude:--Mon Dieu! comment faire? _Jacques_:--Demandons a Cadichon de venir a notre secours. _Louis_:--Que veux-tu que fasse Cadichon? il ne peut pas faire qu'il y ait des cerises quand nous avons tout mange! _Jacques_:--C'est egal; Cadichon, mon bon Cadichon, viens nous aider; vois notre panier vide, et tache de le remplir. J'etais tout pres des quatre petits gourmands. Jacques me mettait le panier vide sous le nez pour me faire comprendre ce qu'il attendait de moi. Je le flairai et je partis au petit trot; j'allai a la cuisine, ou j'avais vu deposer un panier de cerises, je le pris entre mes dents, je l'emportai en trottant et je le deposai au milieu des enfants encore assis en rond pres des noyaux et des queues de cerises qu'ils avaient mis dans leur assiette. Un cri de joie accueillit son retour. Les autres se retournerent tous a ce cri, et demanderent ce qu'il y avait. --C'est Cadichon! c'est Cadichon! s'ecria Jacques. --Tais-toi, lui dit Jeanne; ils sauront que nous avons tout mange. --Tant pis, s'ils le savent! repondit Jacques. Je veux qu'ils sachent aussi combien Cadichon est bon et spirituel. Et, courant a eux, il leur raconta comment j'avais repare leur gourmandise. Au lieu de gronder les quatre petits, ils louerent Jacques de sa franchise, et donnerent aussi de grands eloges a mon intelligence. Pendant ce temps, Auguste avait allume le feu de Camille, la braise d'Elisabeth; Camille faisait cuire son omelette, Madeleine finissait sa creme, Elisabeth grillait ses cotelettes, Pierre coupait son veau en tranches pour y faire un assaisonnement, Henri tournait et retournait sa salade de pommes de terre, Jacques faisait une bouillie de ses fraises et de sa creme, Louis achevait une pile de tartines, Henriette rapait son sucre qui debordait le sucrier, Jeanne epluchait les cerises du panier, Auguste, suant, soufflant, mettait le couvert, courait pour avoir de l'eau fraiche pour rafraichir le vin, pour embellir l'aspect du couvert avec des bateaux de radis, de cornichons, de sardines, d'olives. Il avait oublie le sel, il n'avait pas songe aux couverts; il s'apercevait que les verres manquaient; il decouvrait des hannetons et des moucherons tombes dans les verres, dans les assiettes. Quand tout fut pret, quand tous les plats furent places sur la nappe, Camille se frappa le front. --Ah! dit-elle. Nous n'avons oublie qu'une chose: c'est demander a nos mamans la permission de dejeuner dehors et de manger de notre cuisine. --Courons vite, s'ecrierent les enfants, Auguste gardera le dejeuner. Et, s'elancant tous vers la maison, ils se precipiterent dans le salon ou etaient rassembles les papas et les mamans. La presence de ces enfants rouges, haletants, avec des tabliers de cuisine qui leur donnaient l'air d'une bande de marmitons, surprit les parents. Les enfants, courant chacun a leur maman, demanderent avec une telle volubilite la permission de dejeuner dehors, qu'elles ne comprirent pas d'abord la demande. Apres quelques questions et quelques explications, la permission fut accordee, et ils retournerent bien vite rejoindre Auguste et leur dejeuner. Auguste avait disparu. --Auguste! Auguste! crierent-ils. --Me voici, me voici, repondit une voix qui semblait venir du ciel. Tous leverent la tete et apercurent Auguste, perche au haut d'un chene, et qui se mit a descendre avec lenteur et precaution. --Pourquoi as-tu grimpe la-haut? Quelle drole d'idee tu as eue! dirent Pierre et Henri. Auguste descendait toujours sans repondre. Quand il fut a terre, les enfants virent avec surprise qu'il etait pale et tremblant. _Madeleine_:--Pourquoi avez-vous grimpe a l'arbre, Auguste, et que vous est-il arrive? _Auguste_:--Sans Cadichon, vous n'auriez retrouve ni moi, ni votre dejeuner; c'est pour sauver ma vie que je suis monte au haut de ce chene. _Pierre_:--Raconte-nous ce qui est arrive; comment Cadichon a-t-il pu te sauver la vie et preserver notre dejeuner? _Camille_:--Mettons-nous a table; nous ecouterons en mangeant; je meurs de faim. Ils se placerent sur l'herbe, autour de la nappe; Camille servit l'omelette, qui fut trouvee excellente; Elisabeth servit a son tour ses cotelettes; elles etaient tres bonnes, mais un peu trop cuites. Le reste du dejeuner vint ensuite. Pendant qu'on mangeait, Auguste raconta ce qui suit: "A peine etiez-vous partis, que je vis accourir les deux gros chiens de la ferme, attires par l'odeur du repas; je ramassai un baton, et je crus les faire partir en le brandissant devant eux. Mais ils voyaient les cotelettes, l'omelette, le pain, le beurre, la creme; au lieu d'avoir peur de mon baton, ils voulurent se jeter sur moi; je lancai le baton a la tete du plus gros, qui sauta sur mon dos...." --Comment, sur ton dos? dit Henri; il avait donc tourne autour de toi? --Non, repondit Auguste en rougissant; mais j'avais jete mon baton, je n'avais plus rien pour me defendre, et tu comprends qu'il etait inutile que je me fisse devorer par des chiens affames. --Je comprends, reprit Henri d'un ton moqueur; c'est toi qui avais tourne les talons et qui te sauvais. --Je m'en allais pour vous chercher, dit Auguste; les maudites betes coururent apres moi, lorsque Cadichon vint a mon secours en saisissant par la peau du dos le plus gros des chiens; il le secouait pendant que je grimpais a l'arbre; l'autre sauta apres moi, m'attrapa par mon habit, et m'aurait mis en pieces, si Cadichon ne m'eut pas encore preserve de ce mechant animal; il donna un dernier et bon coup de dent au premier chien, qu'il lanca en l'air, et qui alla retomber, brise et saignant, a quelques pas plus loin; ensuite Cadichon saisit par la queue celui qui tenait le pan de mon habit, ce qui le fui fit lacher immediatement; apres l'avoir tire au loin, il se retourna avec une agilite surprenante, et lui lanca a la machoire une ruade qui doit lui avoir casse quelques dents. Les deux chiens se sauverent en hurlant, et je me preparais a descendre de l'arbre lorsque vous etes revenus. On admira beaucoup mon courage et ma presence d'esprit, et chacun vint a moi, me caressa et m'applaudit. --Vous voyez bien, dit Jacques d'un air triomphant et l'oeil brillant de bonheur, que mon ami Cadichon est redevenu excellent; je ne sais pas si vous l'aimez, mais moi je l'aime plus que jamais. N'est-ce pas, mon Cadichon, que nous serons toujours bons amis? Je repondis de mon mieux par un braiment joyeux; les enfants se mirent a rire, et, se mettant a table, ils continuerent leur repas. Madeleine servit sa creme. --La bonne creme! dit Jacques. --J'en veux encore, dit Louis. --Et moi aussi, et moi aussi, dirent Henriette et Jeanne. Madeleine etait contente du succes de sa creme; il est juste de dire que chacun avait reussi parfaitement, que le dejeuner fut mange en entier, et qu'il n'en resta rien. Le pauvre Jacques eut pourtant un moment d'humiliation. Il s'etait charge des fraises a la creme. Il avait sucre sa creme et il avait verse dedans les fraises tout epluchees. C'etait tres bien; malheureusement, il avait fini avant les autres. Voyant qu'il avait du temps devant lui, il voulut perfectionner son plat, et il se mit a ecraser les fraises dans la creme. Il ecrasa, ecrasa si longtemps et si bien, que les fraises et la creme ne firent plus qu'une bouillie, qui devait avoir tres bon gout, mais qui n'avait pas tres bonne mine. Lorsque le tour de Jacques arriva, et qu'il voulut servir ses fraises: --Que me donnes-tu la? s'ecria Camille. De la bouillie rouge? Qu'est-ce que c'est? Avec quoi l'as-tu faite? --Ce n'est pas de la bouillie rouge, dit Jacques un peu confus; ce sont des fraises a la creme. C'est tres bon, je t'assure, Camille; goutes-en, tu verras. --Des fraises? dit Madeleine, ou sont les fraises? Je ne les vois pas. C'est degoutant ce que tu nous donnes. --Mais oui, c'est degoutant, s'ecrierent tous les autres. --Je croyais que ce serait meilleur ecrase, dit le pauvre petit Jacques, les yeux pleins de larmes. Mais, si vous voulez, j'irai vite cueillir d'autres fraises et chercher de la creme a la ferme. --Non, mon petit Jacques, dit Elisabeth, touchee de sa douleur; ta creme doit etre tres bonne. Veux-tu m'en servir? Je la mangerai avec grand plaisir. Jacques embrassa Elisabeth; sa figure reprit un air joyeux, et il en servit plein une assiette. Les autres enfants, attendris comme Elisabeth par la bonte et la bonne volonte de Jacques, lui en demanderent tous, et tous, apres avoir goute, declarerent que c'etait excellent. Le petit Jacques, qui avait examine avec inquietude leurs visages pendant qu'ils goutaient a sa creme, redevint radieux quand il vit le succes de son invention. Le dejeuner fini, ils se mirent a laver la vaisselle dans un grand baquet qui avait ete oublie la veille et que la gouttiere avait rempli dans la nuit. Ce ne fut pas le moins amusant de l'affaire, et la vaisselle n'etait pas encore finie quand l'heure de l'etude sonna, et que les parents rappelerent leurs enfants pour se mettre au travail. Ils demanderent un quart d'heure de grace pour achever de tout essuyer et ranger. On le leur accorda. Avant que le quart d'heure fut ecoule, tout etait rapporte a la cuisine, mis en place, les enfants etaient au travail, et Auguste avait fait ses adieux pour retourner chez lui. Avant de s'en aller, Auguste m'appela, et, me voyant approcher, il courut a moi, me caressa et me remercia, par ses paroles et par ses gestes, du service que je lui avais rendu. Je vis ce sentiment de reconnaissance avec plaisir. Il me confirma dans la pensee qu'Auguste etait bien meilleur que je ne l'avais juge d'abord; qu'il n'avait ni rancune ni mechancete, et que s'il etait poltron et un peu bete, ce n'etait pas sa faute. J'eus occasion, peu de jours apres, de lui rendre un nouveau service. XXVI LE BATEAU _Jacques_:--Quel dommage qu'on ne puisse pas faire tous les jours un dejeuner comme celui de la semaine derniere: c'etait si amusant! _Louis_:--Et comme nous avons bien dejeune! _Camille_:--Ce qui m'a semble le meilleur, c'etait la salade de pommes de terre et la vinaigrette de veau. _Madeleine_:--Je sais bien pourquoi: c'est parce que maman te defend habituellement de manger des choses vinaigrees. _Camille, riant_:--C'est possible; les choses qu'on mange rarement semblent toujours meilleures, surtout quand on les aime naturellement. _Pierre_:--Que ferons-nous aujourd'hui pour nous amuser? _Elisabeth_:--C'est vrai, c'est notre jeudi; nous avons conge jusqu'au diner. _Henri_:--Si nous pechions une friture dans le grand etang? _Camille_:--Bonne idee! Nous aurons un plat de poisson pour demain, jour maigre. _Madeleine_:--Comment pecherons-nous? Avons-nous des lignes? _Pierre_:--Nous avons assez d'hamecons; ce qui nous manque ce sont des batons pour attacher nos lignes. _Henri_:--Si nous demandions aux domestiques d'aller nous en acheter au village? _Pierre_:--On n'en vend pas la; il faudrait aller a la ville. _Camille_:--Voila Auguste qui arrive; il a peut-etre des lignes chez lui; on les enverrait chercher avec le poney. _Jacques_:--Moi, j'irai avec Cadichon. _Henri_:--Tu ne peux aller si loin tout seul. _Jacques_:--Ce n'est pas loin, c'est a une demi-lieue. _Auguste_, arrivant:--Qu'est-ce que vous voulez aller chercher avec Cadichon, mes amis? _Pierre_:--Des lignes pour pecher. En as-tu Auguste? _Auguste_:--Non; mais il n'y a pas besoin d'aller en chercher si loin; avec des couteaux, nous en ferons nous-memes autant que nous en voudrons. _Henri_:--Tiens! c'est vrai. Comment n'y avons-nous pas songe? _Auguste_:--Allons vite en couper dans le bois. Avez-vous des couteaux? J'ai le mien dans ma poche. _Pierre_:--J'en ai un excellent que Camille m'a apporte de Londres. _Henri_:--Et moi aussi, j'ai celui que m'a donne Madeleine. _Jacques_:--Et moi, j'ai aussi un couteau. _Louis_:--Et moi aussi. _Auguste_:--Venez avec nous alors; pendant que nous couperons les gros brins de bois, vous enleverez l'ecorce et les petites branches. --Et nous, que ferons-nous en attendant? dirent Camille, Madeleine, Elisabeth. --Faites preparer ce qui est necessaire pour la peche, repondit Pierre: le pain, les vers, les hamecons. Et tous se disperserent, allant chacun a son affaire. Je me dirigeai donc doucement vers l'etang, et j'attendis plus d'une demi-heure l'arrivee des enfants. Je les vis enfin accourir tenant chacun sa gaule, et apportant les hamecons et autres objets dont ils pouvaient avoir besoin. _Henri_:--Je crois qu'il faudra battre l'eau pour faire venir les poissons au-dessus. _Pierre_:--Au contraire, il ne faut pas faire le moindre bruit: les poissons iront tout au fond dans la vase si nous les effrayons. _Camille_:--Je crois qu'il serait bon de les attirer en leur jetant des miettes de pain. _Madeleine_:--Oui, mais pas beaucoup, si nous leur en donnons trop, ils n'auront plus faim. _Elisabeth_:--Attendez, laissez-moi faire; occupez-vous de preparer les hamecons pendant que je jetterai du pain. Elisabeth prit le pain; a la premiere miette qu'elle jeta, une demi-douzaine de poissons s'elancerent dessus. Elisabeth en jeta encore. Louis, Jacques, Henriette et Jeanne voulurent l'aider; ils en jeterent tant, que les poissons rassasies, ne voulurent plus y toucher. --Je crains que nous n'en ayons trop jete, dit Elisabeth tout bas a Louis et a Jacques. _Jacques_:--Qu'est-ce que cela fait? ils mangeront le reste ce soir ou demain. _Elisabeth_:--Mais c'est qu'ils ne voudront plus mordre a l'hamecon; ils n'ont plus faim. _Jacques_:--Aie! aie! les cousins et les cousines ne seront pas contents. _Elisabeth_:--Ne disons rien; ils sont occupes a leurs hamecons; peut-etre les poissons mordront-ils tout de meme. --Voila les hamecons prets, dit Pierre apportant les lignes; prenons chacun notre ligne, et lancons-la dans l'eau. Chacun prit sa ligne et la lanca comme disait Pierre. Ils attendirent quelques minutes, en prenant garde de faire du bruit; le poisson ne mordait pas. _Auguste_:--La place n'est pas bonne, allons plus loin. _Henri_:--Je crois qu'il n'y a pas de poisson ici, car voila plusieurs miettes de pain qui n'ont pas ete mangees. _Camille_:--Allez au bout de l'etang, pres du bateau. _Pierre_:--C'est bien profond par la. _Elisabeth_:--Crains-tu que les poissons ne se noient? _Pierre_:--Pas les poissons, mais l'un de nous s'il venait a y tomber. _Henri_:--Comment veux-tu que nous tombions? Nous ne nous approchons pas assez du bord pour glisser ou rouler dans l'eau. _Pierre_:--C'est vrai, mais je ne veux pas tout de meme que les petits y aillent. _Jacques_:--Oh! je t'en prie, Pierre, laisse-moi aller avec toi; nous resterons tres loin de l'eau. _Pierre_:--Non, non, restez ou vous etes; nous reviendrons bientot vous joindre, car je ne pense pas que nous trouvions la-bas plus de poisson que par ici. D'ailleurs, ajouta-t-il, en baissant la voix, c'est votre faute si nous n'avons rien pu attraper; je vous ai bien vus, vous avez jete dix fois trop de pain; je ne veux pas le dire a Henri, a Auguste, a Camille et a Madeleine, mais il est juste que vous soyez punis de votre etourderie. Jacques n'insista plus, et raconta aux autres coupables ce que venait de lui dire Pierre. Ils se resignerent a rester a la place ou ils etaient, attendant toujours que les poissons voulussent bien se laisser prendre, et n'en prenant aucun. J'avais suivi Pierre, Henri et Auguste au bout de l'etang. Ils jeterent leurs lignes; pas plus de succes la-bas; ils eurent beau changer de place, trainer les hamecons: les poissons ne paraissaient pas. --Mes amis, dit Auguste, j'ai une excellente idee; au lieu de nous ennuyer a attendre qu'il plaise aux poissons de venir se faire prendre, faisons une peche en grand: prenons-en quinze ou vingt a la fois. _Pierre_:--Comment ferons-nous pour en prendre quinze ou vingt, puisque nous ne pouvons en prendre un seul? _Auguste_:--Avec un filet qu'on appelle epervier. _Henri_:--Mais c'est tres difficile; papa dit qu'il faut savoir le lancer. _Auguste_:--Difficile! quelle folie! Moi, j'ai lance dix fois, vingt fois l'epervier. C'est tres facile. _Pierre_:--Et as-tu pris beaucoup de poissons? _Auguste_:--Je n'en ai pas pris, parce que je ne le lancais pas dans l'eau. _Henri_:--Comment? ou et sur quoi le lancais-tu? _Auguste_:--Sur l'herbe ou sur la terre, seulement pour m'apprendre a bien jeter. _Pierre_:--Mais ce n'est pas du tout la meme chose; je suis sur que tu le lancerais tres mal sur l'eau. _Auguste_:--Mal! tu crois cela? Tu vas voir si je le lance mal! Je cours chercher l'epervier qui seche au soleil dans la cour. _Pierre_:--Non, Auguste, je t'en prie. S'il arrivait quelque chose, papa nous gronderait. _Auguste_:--Et que veux-tu qu'il arrive? Puisque je te dis que chez nous on peche toujours a l'epervier. Je pars; attendez-moi, je ne serai pas longtemps. Et Auguste partit en courant, laissant Pierre et Henri mecontents et inquiets. Il ne tarda pas a revenir, trainant apres lui le filet. --Voila, dit-il, en l'etalant par terre. A present, gare les poissons! Il lanca l'epervier assez adroitement; il tira avec precaution et lenteur. --Tire donc plus vite! nous n'en finirons pas, dit Henri. --Non, non, dit Auguste, il faut le ramener tout doucement pour ne pas faire rompre le filet et pour ne laisser echapper aucun poisson. Il continua a tirer, et, quand tout fut amene, le filet etait vide: pas un poisson ne s'etait laisse prendre. --Oh! dit-il, une premiere fois ne compte pas. Il ne faut pas se decourager. Recommencons. Il recommenca, mais il ne reussit pas mieux la seconde fois que la premiere. --Je sais ce que c'est, dit-il. Je suis trop pres du bord; il n'y a pas assez d'eau. Je vais entrer dans le bateau; comme il est tres long, je serai assez eloigne du bord pour pouvoir bien developper mon epervier. --Non, Auguste, dit Pierre, ne va pas dans le bateau; avec ton epervier, tu peux t'embarrasser dans les rames et les cordages, et tu ferais la culbute dans l'eau. --Mais tu es comme un bebe de deux ans, Pierre, repliqua Auguste; moi, j'ai plus de courage que toi. Tu vas voir. Et il s'elanca dans le bateau, qui alla de droite et de gauche. Auguste eut peur quoiqu'il fit semblant de rire, et je vis qu'il allait faire quelque maladresse. Il deploya et etendit mal son filet, gene comme il l'etait par le mouvement du bateau; ses mains n'etaient pas tres rassurees, il chancelait sur ses pieds. L'amour-propre l'emporta toutefois, et il lanca l'epervier. Mais le mouvement fut arrete par la crainte de tomber a l'eau; l'epervier s'accrocha a son epaule gauche, et lui donna une secousse qui le fit tomber dans l'etang, la tete la premiere. Pierre et Henri pousserent un cri de terreur qui repondit au cri d'angoisse qu'avait pousse le malheureux Auguste en se sentant tomber. Il se trouvait enveloppe dans le filet, qui genait ses mouvements, et qui ne lui permettait pas de nager pour revenir sur l'eau et pres du bord. Plus il se debattait, plus il resserrait le filet autour de son corps. Je le voyais enfoncer petit a petit. Quelques instants encore et il etait perdu. Pierre et Henri ne pouvaient lui preter aucun secours, ne sachant nager ni l'un ni l'autre. Avant qu'ils pussent amener du monde, Auguste devait perir infailliblement. Je ne fus pas longtemps a prendre mon parti; me jetant resolument a l'eau, je nageai vers lui, et je plongeai, car il etait deja a une grande profondeur sous l'eau. Je saisis avec mes dents le filet qui l'enveloppait; je nageai vers le bord en le tirant apres moi; je regrimpai la pente, fort escarpee, tirant toujours Auguste, au risque de lui occasionner quelques bosses en le trainant sur des pierres et des racines, et je l'amenai jusque sur l'herbe, ou il resta sans mouvement. Pierre et Henri, pales et tremblants, accoururent pres de lui, le debarrasserent, non sans peine, du filet qui le serrait, et, voyant accourir Camille et Madeleine, ils leur demanderent d'aller chercher du secours. Les petits, qui avaient vu de loin la chute d'Auguste, arrivaient aussi en courant, et aiderent Pierre et Henri a essuyer son visage et ses cheveux impregnes d'eau. Les domestiques de la maison ne tarderent pas a venir. On emporta Auguste sans connaissance, et les enfants resterent seuls avec moi. --Excellent Cadichon! s'ecria Jacques, c'est pourtant toi qui as sauve la vie a Auguste! Avez-vous vu tous avec quel courage il s'est jete a l'eau? _Louis_:--Oui, certainement! Et comme il a plonge pour rattraper Auguste! _Elisabeth_:--Et comme il l'a habilement tire sur l'herbe! _Jacques_:--Pauvre Cadichon! tu es mouille! _Henriette_:--Ne le touche pas, Jacques; il va mouiller tes habits; vois comme l'eau lui coule de partout. --Ah bah! qu'est-ce que ca fait que je sois un peu mouille? dit Jacques passant ses bras autour de mon cou; je ne le serai jamais autant que Cadichon. _Louis_:--Au lieu de l'embrasser et de lui faire des compliments, tu ferais mieux de l'emmener a l'ecurie, ou nous le bouchonnerons bien avec de la paille et ou nous lui donnerons de l'avoine pour le rechauffer et lui rendre des forces. _Jacques_:--Ceci est tres vrai; tu as raison. Viens, mon Cadichon. _Jeanne_:--Qu'est-ce que c'est que de bouchonner? Tu dis, Louis, que tu bouchonneras Cadichon? _Louis_:--Bouchonner, c'est frotter avec des poignees de paille jusqu'a ce que le cheval ou l'ane soit bien sec. On appelle cela _bouchonner_, parce que la poignee de paille qu'on tortille pour cela s'appelle un _bouchon_ de paille. Je suivais Jacques et Louis, qui marcherent vers l'ecurie en me faisant signe de les accompagner. Tous deux se mirent a me bouchonner avec une telle vivacite, qu'ils furent bientot en nage. Ils ne cesserent pourtant que lorsqu'ils m'eurent bien seche. Pendant ce temps, Henriette et Jeanne se relayaient pour peigner et brosser ma criniere et ma queue. J'etais superbe quand ils eurent fini, et je mangeai avec un appetit extraordinaire la mesure d'avoine que Jacques et Louis me presenterent. --Henriette, dit tout bas la petite Jeanne a sa cousine, Cadichon a beaucoup d'avoine; il en a trop. _Henriette_:--Ca ne fait rien, Jeanne; il a ete tres bon; c'est pour le recompenser. _Jeanne_:--C'est que je voudrais bien lui en prendre un peu. _Henriette_:--Pourquoi? _Jeanne_:--Pour en donner a nos pauvres lapins, qui n'en ont jamais et qui l'aiment tant. _Henriette_:--Si Jacques et Louis te voient prendre l'avoine de Cadichon, ils te gronderont. _Jeanne_:--Ils ne me verront pas. J'attendrai qu'ils ne me regardent pas. _Henriette_:--Alors, tu seras une voleuse, car tu voleras l'avoine du pauvre Cadichon, qui ne peut pas se plaindre, puisqu'il ne peut pas parler. --C'est vrai, dit Jeanne tristement. Mes pauvres lapins seraient pourtant bien contents d'avoir un peu d'avoine. Et Jeanne s'assit pres de mon auget, me regardant manger. --Pourquoi restes-tu la, Jeanne? demanda Henriette. Viens avec moi pour avoir des nouvelles d'Auguste. --Non, repondit Jeanne, j'aime mieux attendre que Cadichon ait fini de manger, parce que, s'il laisse un peu d'avoine, je pourrai alors la prendre, sans la voler, pour la donner a mes lapins. Henriette insista pour la faire partir, mais Jeanne refusa et resta pres de moi. Henriette s'en alla avec ses cousins et ses cousines. Je mangeai lentement; je voulais voir si Jeanne, une fois seule, succomberait a la tentation de regaler ses lapins a mes depens. Elle regardait de temps en temps dans l'auget. "Comme il mange! disait-elle. Il n'en finira pas.... Il ne doit plus avoir faim, et il mange toujours.... L'avoine diminue; pourvu qu'il ne mange pas tout.... S'il en laissait un peu seulement, je serais si contente!" J'aurais bien mange tout ce qui etait devant moi, mais la pauvre petite me fit pitie; elle ne touchait a rien, malgre l'envie qu'elle en avait. Je fis donc semblant d'en avoir assez, et je quittai mon auget, y laissant la moitie de l'avoine; Jeanne fit un cri de joie, sauta sur ses pieds, et, prenant l'avoine par poignees, la versa dans son tablier de taffetas noir. --Que tu es bon, que tu es gentil, mon gentil Cadichon! disait-elle. Je n'ai jamais vu un meilleur ane que toi.... C'est bien gentil de ne pas etre gourmand! Tout le monde t'aime parce que tu es tres bon.... Les lapins seront bien contents! Je leur dirai que c'est toi qui leur donnes de l'avoine. Et Jeanne, qui avait fini de tout verser dans son tablier, partit en courant. Je la vis arriver a la petite maisonnette des lapins, et je l'entendis leur raconter combien j'etais bon, que je n'etais pas du tout gourmand, qu'il fallait faire comme moi, et que, puisque j'avais laisse l'avoine a des lapins, eux devaient en laisser pour les petits oiseaux. --Je reviendrai tantot, leur dit-elle, et je verrai si vous avez ete bons comme Cadichon. Elle ferma ensuite leur porte, et courut rejoindre Henriette. Je la suivis pour savoir des nouvelles d'Auguste; en approchant du chateau, je vis avec plaisir qu'Auguste etait assis sur l'herbe avec ses amis. Quand il me vit arriver, il se leva, vint a moi, et dit en me caressant: --Voila mon sauveur; sans lui, j'etais mort; j'ai perdu connaissance au moment ou Cadichon, ayant saisi le filet, commencait a me tirer a terre; mais je l'ai tres bien vu se jeter a l'eau et plonger pour me sauver. Jamais je n'oublierai le service qu'il m'a rendu, et jamais je ne reviendrai ici sans dire bonjour a Cadichon. --Ce que vous dites la est tres bien, Auguste, dit la grand'mere. Quand on a du coeur, on a de la reconnaissance envers un animal aussi bien que pour un homme. Quant a moi je me souviendrai toujours des services que nous a rendus Cadichon, et, quoi qu'il arrive, je suis decidee a ne jamais m'en separer. _Camille_:--Mais, grand'mere, il y a quelques mois, vous vouliez l'envoyer au moulin. Il aurait ete tres malheureux au moulin. _La grand'mere_:--Aussi, chere enfant, ne l'y ai-je pas envoye. J'en avais eu la pensee un instant, il est vrai, apres le tour qu'il avait joue a Auguste, et a cause d'une foule de petites mechancetes dont toute la maison se plaignait. Mais j'etais decidee a le garder ici en recompense de ses anciens services. A present, non seulement il restera avec nous, mais je veillerai a ce qu'il y soit heureux. --Oh! merci, grand'mere, merci! s'ecria Jacques, en sautant au cou de sa grand'mere, qu'il manqua jeter par terre. C'est moi qui aurai toujours soin de mon cher Cadichon; je l'aimerai, et il m'aimera plus que les autres. _La grand'mere_:--Pourquoi veux-tu que Cadichon t'aime plus que les autres, mon petit Jacques? Ce n'est pas juste. _Jacques_:--Si fait, grand'mere, c'est juste, parce que je l'aime plus que ne l'aiment mes cousins et cousines, et que lorsqu'il a ete mechant, que personne ne l'aimait, moi, je l'aimais encore un peu ... et meme beaucoup, ajouta-t-il en riant. N'est-il pas vrai, Cadichon? Je vins aussitot appuyer ma tete sur son epaule. Tout le monde se mit a rire, et Jacques continua: --N'est-ce pas, mes cousines et cousins, que vous voulez bien que Cadichon m'aime plus que vous? --Oui, oui, oui, repondirent-ils tous en riant. _Jacques_:--Et n'est-ce pas que j'aime Cadichon, et que je l'ai toujours aime plus que vous ne l'aimez? --Oui, oui, oui, reprirent-ils tout d'une voix. _Jacques_:--Vous voyez bien, grand'mere, que, puisque c'est moi qui vous ai amene Cadichon, puisque c'est moi qui l'aime le plus, il est juste que ce soit moi que Cadichon aime le mieux. _La grand'mere_, souriant:--Je ne demande pas mieux, cher enfant; mais quand tu n'y seras pas, tu ne pourras plus le soigner. _Jacques_, avec vivacite:--Mais j'y serai toujours, grand'mere. _La grand'mere_:--Non, mon cher enfant, tu n'y seras pas toujours, puisque ton papa et ta maman t'emmenent quand ils s'en vont. Jacques devint triste et pensif; il restait le bras appuye sur mon dos, et la tete appuyee sur sa main. Tout a coup son visage s'eclaircit. --Grand'mere, dit-il, voulez-vous me donner Cadichon? _La grand'mere_:--Je te donnerai tout ce que tu voudras, mon cher petit, mais tu ne pourras pas l'emmener avec toi a Paris. _Jacques_:--Non, c'est vrai; mais il sera a moi, et, quand papa aura un chateau, nous y ferons venir Cadichon. _La grand'mere_:--Je te le donne a cette condition, mon enfant; en attendant, il vivra ici, et il vivra probablement plus longtemps que moi. N'oublie pas alors que Cadichon est a toi, et que je te laisse le soin de le faire vivre heureux. CONCLUSION Depuis ce jour, mon petit maitre Jacques sembla m'aimer plus encore. Moi, de mon cote, je fis mon possible pour me rendre utile et agreable, non seulement a lui, mais a toutes les personnes de la maison. Je n'eus pas a me repentir des efforts que j'avais faits pour me corriger, car tout le monde s'attacha a moi de plus en plus. Je continuai a veiller sur les enfants, a les preserver de plusieurs accidents, a les proteger contre les hommes et les animaux mechants. Auguste venait souvent a la maison; jamais il n'oubliait de me faire sa visite, comme il l'avait promis, et chaque fois il m'apportait une petite friandise: tantot une pomme, une poire, tantot du pain et du sel que j'aimais particulierement, ou bien une poignee de laitues ou quelques carottes; jamais enfin il n'oubliait de me donner ce qu'il savait etre de mon gout. Ce qui prouve combien je m'etais trompe sur la bonte de son coeur, que je jugeais mechant parce que le pauvre garcon avait ete quelquefois sot et vaniteux. Ce qui me donna la pensee d'ecrire mes Memoires, ce fut une suite de conversations entre Henri et ses cousins. Henri soutenait toujours que je ne comprenais pas ce que je faisais, ni pourquoi je le faisais. Ses cousines, et Jacques surtout, prenaient le parti de mon intelligence et de ma volonte de bien faire. Je profitai d'un hiver fort rude, qui ne me permettait guere de rester dehors, pour composer et ecrire quelques evenements importants de ma vie. Ils vous amuseront peut-etre, mes jeunes amis, et, en tout cas, ils vous feront comprendre que, si vous voulez etre bien servis, il faut bien traiter vos serviteurs; que ceux que vous croyez les plus betes ne le sont pas autant qu'ils le paraissent; qu'un ane a, tout comme les autres, un coeur pour aimer ses maitres, etre heureux ou malheureux, etre un ami ou un ennemi, tout pauvre ane qu'il est. Je vis heureux, je suis aime de tout le monde, soigne comme un ami par mon petit maitre Jacques; je commence a devenir vieux, mais les anes vivent longtemps, et, tant que je pourrai marcher et me soutenir, je mettrai mes forces et mon intelligence au service de mes maitres. End of Project Gutenberg's Les Memoires d'un ane., by Comtesse de Segur *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MEMOIRES D'UN ANE. *** ***** This file should be named 12783.txt or 12783.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/2/7/8/12783/ Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.