The Project Gutenberg EBook of Le nabab, tome I, by Alphonse Daudet This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Le nabab, tome I Author: Alphonse Daudet Release Date: June 24, 2004 [EBook #12726] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE NABAB, TOME I *** Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. OEUVRES DE Alphonse Daudet Le Nabab Tome I M DCCC LXXXVII _Il y a cent ans, Le Sage ecrivait ceci en tete de_ Gil Blas: _"Comme il y a des personnes qui ne sauraient lire sans faire des applications des caracteres vicieux ou ridicules qu'elles trouvent dans les ouvrages, je declare a ces lecteurs malins qu'ils auraient tort d'appliquer les portraits qui sont dans le present livre. J'en fais un aveu publique: je ne me suis propose que de representer la vie des hommes telle qu'elle est..." Toute distance gardee entre le roman de Le Sage et le mien, c'est une declaration du meme genre que j'aurais desire mettre a la premiere page du Nabab, des sa publication. Plusieurs raisons m'en ont empeche. D'abord, la peur qu'un pareil avertissement n'eut trop l'air d'etre jete en appat au public et de vouloir forcer son attention. Puis, j'etais loin de me douter qu'un livre ecrit avec des preoccupations purement litteraires put acquerir ainsi tout d'un coup cette importance anecdotique et me valoir une telle nuee bourdonnante de reclamations. Jamais, en effet, rien de semblable ne s'est vu. Pas une ligne de mon oeuvre, pas un de ses heros, pas meme un personnage en silhouette qui ne soit devenu motif a allusions, a protestations. L'auteur a beau se defendre, jurer ses grands dieux que son roman n'a pas de clef, chacun lui en forge au moins une, a l'aide de laquelle il pretend ouvrir cette serrure a combinaison. Il faut que tout ces types aient vecu, comment donc! qu'ils vivent encore, identiques de la tete aux pieds... Monpavon est un tel, n'est-ce pas?... La ressemblance de Jenkins est frappante... Celui-ci se fache d'en etre, tel autre de n'en etre pas; et cette recherche du scandale aidant, il n'est pas jusqu'a des rencontres de noms, fatales dans le roman moderne, des indications de rues, des numeros de maisons, choisit au hasard, qui n'aient servi a donner une sorte d'identite a des etres batis de mille pieces et en definitive absolument imaginaires. L'auteur a trop de modestie pour prendre tout ce bruit a son compte. Il sait la part qu'ont eue dans cela les indiscretions amicales ou perfides des journaux; et, sans remercier les uns plus qu'il ne convient, sans en vouloir aux autres outre mesure, il se resigne a sa tapageuse aventure comme a une chose inevitable et tient seulement a honneur d'affirmer, sur vingt ans de travail et de probite litteraires, que cette fois, pas plus que les autres, il n'avait cherche cet element de succes. En feuilletant ses souvenirs, ce qui est le droit et le devoir de tout romancier, il s'est rappele un singulier episode du Paris cosmopolite d'il y a quinze ans. Le romanesque d'une existence eblouissante et rapide, traversant en meteore le ciel parisien, a evidemment servi de cadre au_ Nabab, _a cette peinture des moeurs de la fin du second empire. Mais autour d'une situation, d'aventures connues, que chacun etait en droit d'etudier et de rappeler, quelle fantaisie repandue, que d'inventions, que de broderies, surtout quelle depense de cette observation continuelle, eparse, presque inconsciente, sans laquelle il ne saurait y avoir d'ecrivains d'imagination. D'ailleurs, pour se rendre compte du travail "cristallisant" qui transporte du reel a la fiction, de la vie au roman, les circonstances les plus simples, il suffirait d'ouvrir le_ Moniteur Officiel _de fevrier 1864 et de comparer certaine seance du corps legislatif au tableau que j'en donne dans mon livre. Qui aurait pu supposer qu'apres tant d'annees ecoulees ce Paris a la courte memoire saurait reconnaitre le modele primitif dans l'idealisation que le romancier en a faite et qu'il s'eleverait des voix pour accuser d'ingratitude celui qui ne fut point certes "le commensal assidu" de son heros, mais seulement, dans leurs rares rencontres, un curieux en qui la verite se photographie rapidement et qui ne peut jamais effacer de son souvenir les images une fois fixees? J'ai connu le "Vrai Nabab" en 1864, j'occupais alors une position semi-officielle qui m'obligeait a mettre une grande reserve dans mes visites a ce fastueux et accueillant Levantin. Plus tard je fus lie avec un de ses freres; mais a ce moment-la le pauvre Nabab se debattait au loin dans des buissons d'epines cruelles et l'on ne le voyait plus a Paris que rarement. Du reste il est bien genant pour un galant homme de compter ainsi avec les morts et de dire: "Vous vous trompez. Bien que ce fut un hote aimable, on ne m'a pas souvent vu chez lui." Qu'il me suffise donc de declarer qu'en parlant du fils de la mere Francoise comme je l'ai fait, j'ai voulu le rendre sympathique et que le reproche d'ingratitude me parait de toute facon une absurdite. Cela est si vrai que bien des gens trouvent le portrait trop flatte, plus interessant que nature. A ces gens-la ma reponse est fort simple: "Jansoulet m'a fait l'effet d'un brave homme; mais en tout cas, si je me trompe, prenez-vous-en aux journaux qui vous ont dit son vrai nom. Moi je vous ai livre mon roman comme un roman, mauvais ou bon, sans ressemblance garantie. Quant a Mora, c'est autre chose. On a parle d'indiscretion, de defection politique... Mon Dieu, je ne m'en suis jamais cache. J'ai ete, a l'age de vingt ans, attache au cabinet du haut fonctionnaire qui m'a servi de type; et mes amis de ce temps-la savent quel grave personnage politique je faisais. L'Administration elle aussi a du garder un singulier souvenir de ce fantastique employe a criniere Merovingienne, toujours le dernier venu au bureau, le premier parti, et ne montant jamais chez le duc que pour lui demander des conges; avec cela d'un naturel independant, les mains nettes de toute cantite, et si peu infeode a l'Empire que le jour ou le duc lui offrit d'entrer a son cabinet, le futur attache crut devoir declarer avec une solennite juvenile et touchante "qu'il etait Legitimiste." "L'Imperatrice l'est aussi," repondit l'Excellence en souriant d'un grand air impertinent et tranquille. C'est avec ce sourire-la que je l'ai toujours vu, sans avoir besoin pour cela de regarder par le trou des serrures; et c'est ainsi que je l'ai peint, tel qu'il aimait a se montrer, dans son attitude de Richelieu-Bruemmel. L'histoire s'occupera de l'homme d'Etat. Moi j'ai fait voir, en le melant de fort loin a la fiction de mon drame, le mondain qu'il etait et qu'il voulait etre, assure d'ailleurs que de son vivant il ne lui eut point deplu d'etre presente ainsi. Voila ce que j'avais a dire. Et maintenant, ces declarations faites en toute franchise, retournons bien vite au travail. On trouvera ma preface un peu courte et les curieux y auront en vain cherche le piment attendu. Tant pis pour eux. Si breve que soit cette page, elle est pour moi trois fois trop longue. Les prefaces ont cela de mauvais surtout qu'elles vous empechent d'ecrire des livres._ ALPHONSE DAUDET. LE NABAB I LES MALADES DU DOCTEUR JENKINS Debout sur le perron de son petit hotel de la rue de Lisbonne, rase de frais, l'oeil brillant, la levre entr'ouverte d'aise, ses longs cheveux vaguement grisonnants epandus sur un vaste collet d'habit, carre d'epaules, robuste et sain comme un chene, l'illustre docteur irlandais Robert Jenkins, chevalier du Medjidie et de l'ordre distingue de Charles III d'Espagne, membre de plusieurs societes savantes ou bienfaisantes, president fondateur de l'oeuvre de Bethleem, Jenkins enfin, le Jenkins des perles Jenkins a base arsenicale, c'est-a-dire le medecin a la mode de l'annee 1864, l'homme le plus occupe de Paris, s'appretait a monter en voiture, un matin de la fin de novembre, quand une croisee s'ouvrit au premier etage sur la cour interieure de l'hotel, et une voix de femme demanda timidement: "Rentrerez-vous dejeuner, Robert?" Oh! de quel bon et loyal sourire s'eclaira tout a coup cette belle tete de savant et d'apotre, et dans le tendre bonjour que ses yeux envoyerent la-haut vers le chaud peignoir blanc entrevu derriere les tentures soulevees, comme on devinait bien une de ces passions conjugales, tranquilles et sures, que l'habitude resserre de toute la souplesse et la solidite de ses liens. "Non, madame Jenkins... Il aimait a lui donner ainsi publiquement son titre d'epouse legitime, comme s'il eut trouve la une intime satisfaction, une sorte d'acquit de conscience envers la femme qui lui rendait la vie si riante... Mon, ne m'attendez pas ce matin. Je dejeune place Vendome. --Ah! oui... le Nabab, dit la belle madame Jenkins avec une nuance tres marquee de respect pour ce personnage des _Mille et une Nuits_ dont tout Paris parlait depuis un mois; puis, apres un peu d'hesitation, bien tendrement, tout bas, entre les lourdes tapisseries, elle chuchota, rien que pour le docteur: --Surtout n'oubliez pas ce que vous m'avez promis." C'etait vraisemblablement quelque chose de bien difficile a tenir, car au rappel de cette promesse les sourcils de l'apotre se froncerent, son sourire se petrifia, toute sa figure prit une expression d'incroyable durete; mais ce fut l'affaire d'un instant. Au chevet de leurs riches malades, ces physionomies de medecins a la mode deviennent expertes a mentir. Avec son air le plus tendre, le plus cordial, il repondit en montrant une rangee de dents eblouissantes: "Ce que j'ai promis sera fait, madame Jenkins. Maintenant, rentrez vite et fermez votre croisee. Le brouillard est froid ce matin." Oui, le brouillard etait froid, mais blanc comme de la vapeur de neige; et, tendu derriere les glaces du grand coupe, il egayait de reflets doux le journal deplie dans les mains du docteur. La-bas dans les quartiers populeux, resserres et noirs, dans le Paris commercant et ouvrier, on ne connait pas cette brume matinale qui s'attarde aux grandes avenues; de bonne heure l'activite du reveil, le va-et-vient des voitures maraicheres, des omnibus, des lourds camions secouant leurs ferrailles, l'ont vite hachee, effiloquee, eparpillee. Chaque passant en emporte un peu dans un paletot rape, un cache-nez qui montre la trame, des gants grossiers frottes l'un contre l'autre. Elle imbibe les blouses frissonnantes, les water-proofs jetes sur les jupes de travail; elle se fond a toutes les haleines, chaudes d'insomnie ou d'alcool, s'engouffre au fond des estomacs vides, se repand dans les boutiques qu'on ouvre, les cours noires, le long des escaliers dont elle inonde la rampe et les murs, jusque dans les mansardes sans feu. Voila pourquoi il en reste si peu dehors. Mais dans cette portion de Paris espacee et grandiose, ou demeurait la clientele de Jenkins, sur ces larges boulevards plantes d'arbres, ces quais deserts, le brouillard planait immacule, en nappes nombreuses, avec des legeretes et des floconnements d'ouate. C'etait ferme, discret, presque luxueux, parce que le soleil derriere cette paresse de son lever commencait a repandre des teintes doucement pourprees, qui donnaient a la brume enveloppant jusqu'au faite les hotels alignes, l'aspect d'une mousseline blanche jetee sur des etoffes ecarlates. On aurait dit un grand rideau abritant le sommeil tardif et leger de la fortune, epais rideau ou rien ne s'entendait que le battement discret d'une porte cochere, les mesures en fer-blanc des laitiers, les grelots d'un troupeau d'anesses passant au grand trot suivies du souffle court et haletant de leur berger, et le roulement sourd du coupe de Jenkins commencant sa tournee de chaque jour. D'abord a l'hotel de Mora. C'etait, sur le quai d'Orsay, tout a cote de l'ambassade d'Espagne, dont les longues terrasses faisaient suite aux siennes, un magnifique palais ayant son entree principale rue de Lille et une porte sur le bord de l'eau. Entre deux hautes murailles revetues de lierre, reliees entre elles par d'imposants arcs de voute, le coupe fila comme une fleche, annonce par deux coups d'un timbre retentissant qui tirerent Jenkins de l'extase ou la lecture de son journal semblait l'avoir plonge. Puis les roues amortirent leur bruit sur le sable d'une vaste cour et s'arreterent, apres un elegant circuit, contre le perron de l'hotel, surmonte d'une large marquise en rotonde. Dans la confusion du brouillard, on apercevait une dizaine de voitures en ligne, et le long d'une avenue d'acacias, tout secs en cette saison et nus dans leur ecorce, les silhouettes de palefreniers anglais promenant a la main les chevaux de selle du duc. Tout revelait un luxe ordonne, repose, grandiose et sur. "J'ai beau venir matin, d'autres arrivent toujours avant moi," se dit Jenkins en voyant la file ou son coupe prenait place; mais, certain de ne pas attendre, il gravit, la tete haute, d'un air d'autorite tranquille, ce perron officiel que franchissaient chaque jour tant d'ambitions fremissantes, d'inquietudes aux pieds trebuchants. Des l'antichambre, elevee et sonore comme une eglise, et que deux grands feux de bois, en depit des caloriferes brulant nuit et jour, emplissaient d'une vie rayonnante, le luxe de cet interieur arrivait par bouffees tiedes et capiteuses. Cela tenait a la fois de la serre et de l'etuve. Beaucoup de chaleur dans de la clarte; des boiseries blanches, des marbres blancs, des fenetres immenses, rien d'etouffe ni d'enferme, et pourtant une atmosphere egale faite pour entourer quelque existence rare, affinee et nerveuse. Jenkins s'epanouissait a ce soleil factice de la richesse; il saluait d'un "bonjour, mes enfants" le suisse poudre, au large baudrier d'or, les valets de pied en culotte courte, livree or et bleu, tous debout pour lui faire honneur, effleurait du doigt la grande cage des ouistitis pleine de cris aigus et de cabrioles, et s'elancait en sifflotant sur l'escalier de marbre clair rembourre d'un tapis epais comme une pelouse, conduisant aux appartements du duc. Depuis six mois qu'il venait a l'hotel de Mora, le bon docteur ne s'etait pas encore blase sur l'impression toute physique de gaiete, du legerete que lui causait l'air de cette maison. Quoiqu'on fut chez le premier fonctionnaire de l'empire, rien ne sentait ici l'administration ni ses cartons de paperasses poudreuses. Le duc n'avait consenti a accepter ses hautes dignites de ministre d'Etat, president du conseil, qu'a la condition de ne pas quitter son hotel; il n'allait au ministere qu'une heure ou deux par jour, le temps de donner les signatures indispensables, et tenait ses audiences dans sa chambre a coucher. En ce moment, malgre l'heure matinale, le salon etait plein. On voyait la des figures graves, anxieuses, des prefets de province aux levres rases, aux favoris administratifs, un peu moins arrogants dans cette antichambre que la-bas dans leurs prefectures, des magistrats, l'air austere, sobres de gestes, des deputes aux allures importantes, gros bonnets de la finance, usiniers cossus et rustiques, parmi lesquels se detachait ca et la la grele tournure ambitieuse d'un substitut ou d'un conseiller de prefecture, en tenue de solliciteur, habit noir et cravate blanche; et tous, debout, assis, groupes ou solitaires, crochetaient silencieusement du regard cette haute porte fermee sur leur destin, par laquelle ils sortiraient tout a l'heure triomphants ou la tete basse. Jenkins traversa la foule rapidement, et chacun suivait d'un oeil d'envie ce nouveau venu que l'huissier a chaine, correct et glacial, assis devant une table a cote de la porte, accueillait d'un petit sourire a la fois respectueux et familier. "Avec qui est-il?" demanda le docteur en montrant la chambre du duc. Du bout des levres, non sans un frisement d'oeil legerement ironique, l'huissier murmura un nom qui, s'ils l'avaient entendu, aurait indigne tous ces hauts personnages attendant depuis une heure que le costumier de l'Opera eut termine son audience. Un bruit de voix, un jet de lumiere... Jenkins venait d'entrer chez le duc; il n'attendait jamais, lui. Debout, le dos a la cheminee, serre dans une veste en fourrure bleue dont les douceurs de reflets affinaient une tete energique et hautaine, le president du conseil faisait dessiner sous ses yeux un costume de pierrette que la duchesse porterait a son prochain bal, et donnait ses indications avec la meme gravite que s'il eut dicte un projet de loi. "Ruchez la fraise tres fin et ne ruchez pas les manchettes... Bonjour, Jenkins... Je suis a vous." Jenkins s'inclina et fit quelques pas dans l'immense chambre dont les croisees, ouvrant sur un jardin qui allait jusqu'a la Seine, encadraient un des plus beaux aspects de Paris, les ponts, les Tuileries, le Louvre, dans un entrelacement d'arbres noirs comme traces a l'encre de Chine sur le fond flottant du brouillard. Un large lit tres bas, eleve de quelques marches, deux ou trois petits paravents de laque aux vagues et capricieuses dorures, indiquant ainsi que les doubles portes et les tapis de haute laine, la crainte du froid poussee jusqu'a l'exces, des sieges divers, chaises longues, chauffeuses, repandus un peu au hasard, tous bas, arrondis, de forme indolente ou voluptueuse, composaient l'ameublement de cette chambre celebre ou se traitaient les plus graves questions et aussi les plus legeres avec le meme serieux d'intonation. Au mur, un beau portrait de la duchesse; sur la cheminee, un buste du duc, oeuvre de Felicia Ruys, qui avait eu au recent Salon les honneurs d'une premiere medaille. "Eh bien! Jenkins, comment va, ce matin? dit l'Excellence en s'approchant, pendant que le costumier ramassait ses dessins de modes, epars sur tous les fauteuils. --Et vous, mon cher duc? Je vous ai trouve un peu pale hier soir aux Varietes. --Allons donc! Je ne me suis jamais si bien porte... Vos perles me font un effet du diable... Je me sens une vivacite, une verdeur... Quand je pense comme j'etais fourbu il y a six mois." Jenkins, sans rien dire, avait appuye sa grosse tete sur la fourrure du ministre d'Etat, a l'endroit ou le coeur bat chez le commun des hommes. Il ecouta un moment pendant que l'Excellence continuait a parler sur le ton indolent, excede, qui faisait un des caracteres de sa distinction. "Avec qui etiez-vous donc, docteur, hier soir? Ce grand Tartare bronze qui riait si fort sur le devant de votre avant-scene?... --C'etait le Nabab, monsieur le duc... Ce fameux Jansoulet, dont il est tant question en ce moment. --J'aurais du m'en douter. Toute la salle le regardait. Les actrices ne jouaient que pour lui... Vous le connaissez? Quel homme est-ce? --Je le connais... C'est-a-dire je le soigne... Merci, mon cher duc, j'ai fini. Tout va bien par la... En arrivant a Paris, il y a un mois, le changement de climat l'avait un peu eprouve. Il m'a fait appeler, et depuis m'a pris en grande amitie... Ce que je sais de lui, c'est qu'il a une fortune colossale, gagnee a Tunis, au service du bey, un coeur loyal, une ame genereuse, ou les idees d'humanite... --A Tunis?... interrompit le duc fort peu sentimental et peu humanitaire de sa nature... Alors, pourquoi ce nom de Nabab? --Bah! les Parisiens n'y regardent pas de si pres... Pour eux, tout riche etranger est un nabab, n'importe d'ou il vienne... Celui-ci du reste a bien le physique de l'emploi, un teint cuivre, des yeux de braise ardente, de plus une fortune gigantesque dont il fait, je ne crains pas de le dire, l'usage le plus noble et le plus intelligent. C'est a lui que je dois,--ici le docteur prit un air modeste,--que je dois d'avoir enfin pu constituer l'oeuvre de Bethleem pour l'allaitement des enfants, qu'un journal du matin, que je parcourais tout a l'heure, le _Messager_, je crois, appelle "la grande pensee philanthropique du siecle." Le duc jeta un regard distrait sur la feuille que Jenkins lui tendait. Ce n'etait pas celui-la qu'on prenait avec des phrases de reclame. "Il faut qu'il soit tres riche, ce M. Jansoulet, dit-il froidement. Il commandite le theatre de Cardailhac. Monpavon lui fait payer ses dettes, Bois-l'Hery lui monte une ecurie, le vieux Schwalbach une galerie de tableaux... C'est de l'argent, tout cela." Jenkins se mit a rire: "Que voulez-vous, mon cher duc, vous le preoccupez beaucoup, ce pauvre Nabab. Arrivant ici avec la ferme volonte de devenir Parisien, homme du monde, il vous a pris pour modele en tout, et je ne vous cache pas qu'il voudrait bien etudier son modele de plus pres. --Je sais, je sais... Monpavon m'a deja demande de me l'amener... Mais je veux attendre, je veux voir... Avec ces grandes fortunes, qui viennent de si loin, il faut se garder... Mon Dieu, je ne dis pas... Si je le rencontrais ailleurs que chez moi, au theatre, dans un salon... --Justement madame Jenkins compte donner une petite fete, le mois prochain. Si vous vouliez nous faire l'honneur... --J'irai tres volontiers chez vous, mon cher docteur, et dans le cas ou votre Nabab serait la, je ne m'opposerais pas a ce qu'il me fut presente." A ce moment l'huissier de service entr'ouvrit la porte. "M. le ministre de l'interieur est dans le salon bleu... Il n'a qu'un mot a dire a Son Excellence... M. le prefet de police attend toujours en bas dans la galerie. --C'est bien, dit le duc, j'y vais... Mais je voudrais en finir avant avec ce costume... Voyons, pere chose, qu'est-ce que nous decidons pour ces ruches? A revoir, docteur... Rien a faire, n'est-ce pas, que continuer les perles? --Continuer les perles, dit Jenkins en saluant; et il sortit tout radieux de deux bonnes fortunes qui lui arrivaient en meme temps, l'honneur de recevoir le duc et le plaisir d'obliger son cher Nabab. Dans l'antichambre, la foule des solliciteurs qu'il traversa etait encore plus nombreuse qu'a son entree; de nouveaux venus s'etaient joints aux patients de la premiere heure, d'autres montaient l'escalier, affaires et tout pales, et dans la cour, les voitures continuaient a arriver, a se ranger en cercle sur deux rangs, gravement, solennellement, pendant que la question des ruches aux manchettes se discutait la-haut avec non moins de solennite. --Au cercle, dit Jenkins a son cocher." * * * * * Le coupe roula le long des quais, repassa les ponts, gagna la place de la Concorde, qui n'avait deja plus le meme aspect que tout a l'heure. Le brouillard s'ecartait vers le Garde-Meuble et le temple grec de la Madeleine, laissant deviner ca et la l'aigrette blanche d'un jet d'eau, l'arcade d'un palais, le haut d'une statue, les massifs des Tuileries, groupes frileusement pres des grilles. Le voile non souleve, mais dechire par places, decouvrait des fragments d'horizon; et l'on voyait sur l'avenue menant a l'Arc-de-Triomphe, des breaks passer au grand trot, charges de cochers et de maquignons, des dragons de l'imperatrice, des guides chamarres et couverts de fourrures s'en aller deux par deux en longues files, avec un cliquetis de mors, d'eperons, des ebrouements de chevaux frais, tout cela s'eclairant d'un soleil encore invisible, sortant du vague de l'air, y rentrant par masses, comme une vision rapide du luxe matinal de ce quartier. Jenkins descendit a l'angle de la rue Royale. Du haut en bas de la grande maison de jeu, les domestiques circulaient, secouant les tapis, aerant les salons ou flottait la buee des cigares, ou des monceaux de cendre fine tout embrasee s'ecroulaient au fond des cheminees, tandis que sur les tables vertes, encore fremissantes des parties de la nuit, brulaient quelques flambeaux d'argent dont la flamme montait toute droite dans la lumiere blafarde du grand jour. Le bruit, le va-et-vient s'arretaient au troisieme etage, ou quelques membres du cercle avaient leur appartement. De ce nombre etait le marquis de Monpavon, chez qui Jenkins se rendait. "Comment! c'est vous, docteur?... Diable emporte!... Quelle heure est-il donc?... Suis pas visible. --Pas meme pour le medecin? --Oh! pour personne... Question de tenue, mon cher... C'est egal, entrez tout de meme... Chaufferez les pieds un moment pendant que Francis finit de me coiffer." Jenkins penetra dans la chambre a coucher, banale comme tous les garnis, et s'approcha du feu sur lequel chauffaient des fers a friser de toutes les dimensions, tandis que dans le laboratoire a cote, separe de la chambre par une tenture algerienne, le marquis de Monpavon s'abandonnait aux manipulations de son valet de chambre. Des odeurs de patchouli, de coldcream, de corne et de poils brules s'echappaient de l'espace restreint; et de temps en temps, quand Francis venait retirer un fer, Jenkins entrevoyait une immense toilette chargee de mille petits instruments d'ivoire, de nacre et d'acier, limes, ciseaux, houppes et brosses, de flacons, de godets, de cosmetiques, etiquetes, ranges, alignes, et parmi tout cet etalage, maladroite et deja tremblante, une main de vieillard, seche et longue, soignee aux ongles comme celle d'un peintre japonais, qui hesitait au milieu de ces quincailleries menues et de ces faiences de poupee. Tout en arrangeant son visage, la plus longue, la plus compliquee de ses occupations du matin, Monpavon causait avec le docteur, racontait ses malaises, le bon effet des perles qui le rajeunissaient, disait-il. Et de loin, ainsi, sans le voir, on aurait cru entendre le duc du Mora, tellement il lui avait pris ses facons de parler. C'etaient les memes phrases inachevees, terminees en "ps... ps... ps..." du bout des dents, des "machin," des "chose," intercales a tout propos dans le discours, une sorte de bredouillement aristocratique, fatigue, paresseux, ou se sentait un mepris profond pour l'art vulgaire de la parole. Dans l'entourage du duc, tout le monde cherchait a imiter cet accent, ces intonations dedaigneuses avec une affectation de simplicite. Jenkins, trouvant la seance un peu longue, s'etait leve pour partir: "Adieu, je m'en vais... On vous verra chez le Nabab? --Oui, je compte y dejeuner... promis de lui amener Chose, Machin, comment donc?... Vous savez pour notre grosse affaire... ps... ps... ps... Sans quoi dispenserais bien d'y aller... vraie menagerie, cette maison-la..." L'Irlandais, malgre sa bienveillance, convint que la societe etait un peu melee chez son ami. Mais quoi! il ne fallait pas lui en vouloir. Il ne savait pas, ce pauvre homme. "Sait pas, et veut pas apprendre, fit Monpavon avec aigreur... Au lieu de consulter les gens d'experience... ps... ps... ps... premier ecornifleur venu. Avez-vous vu chevaux que Bois-l'Hery lui a fait acheter? De la roustissure, ces betes-la. Et il les a payees vingt mille francs. Parions que Bois-l'Hery les a eues pour six mille. --Oh! fi donc... un gentilhomme!" dit Jenkins avec l'indignation d'une belle ame se refusant a croire au mal. Monpavon continua sans avoir l'air d'entendre: "Tout ca parce que les chevaux sortaient de l'ecurie de Mora. --C'est vrai que le duc lui tient au coeur, a ce cher Nabab. Aussi je vais le rendre bien heureux en lui apprenant..." Le docteur s'arreta, embarrasse. "En lui apprenant quoi, Jenkins?" Assez penaud, Jenkins dut avouer qu'il avait obtenu de Son Excellence la permission de lui presenter son ami Jansoulet. A peine eut-il acheve sa phrase, qu'un long spectre, au visage flasque, aux cheveux, aux favoris multicolores, s'elanca du cabinet dans la chambre, croisant de ses deux mains sur un cou decharne mais tres droit un peignoir de soie claire a pois violets, dont il s'enveloppait comme un bonbon dans sa papillotte. Ce que cette physionomie heroi-comique avait de plus saillant, c'etait un grand nez busque tout luisant de coldcream, et un regard vif, aigu, trop jeune, trop clair pour la paupiere lourde et plissee qui le recouvrait. Les malades de Jenkins avaient tous ce regard-la. Vraiment il fallait que Monpavon fut bien emu pour se montrer ainsi depourvu de tout prestige. En effet, les levres blanches, la voix changee, il s'adressa au docteur vivement sans zezayer cette fois, et tout d'un trait: "Ah ca! mon cher, pas de farce entre nous, n'est-ce pas?... Nous nous sommes rencontres tous les deux devant la meme ecuelle; mais j'entends que vous me laissiez la mienne." Et l'air etonne de Jenkins ne l'arreta pas. "Que ceci soit dit une fois pour toutes. J'ai promis au Nabab de le presenter au duc, ainsi que je vous ai presente jadis. Ne vous melez donc pas de ce qui me regarde seul." Jenkins mit la main sur son coeur, protesta de son innocence. Il n'avait jamais eu l'intention... Certainement Monpavon etait trop l'ami du duc, pour qu'un autre... Comment avait-il pu supposer?... "Je ne suppose rien, dit le vieux gentilhomme, plus calme mais toujours froid. J'ai voulu seulement avoir une explication tres nette avec vous a ce sujet." L'Irlandais lui tendit sa main large ouverte. "Mon cher marquis, les explications sont toujours nettes entre gens d'honneur. --D'honneur est un grand mot, Jenkins... Disons gens de tenue... Cela suffit." Et cette tenue, qu'il invoquait comme supreme frein de conduite, le rappelant tout a coup au sentiment de sa comique situation, le marquis offrit un doigt a la poignee de main demonstrative de son ami et repassa dignement derriere son rideau, pendant que l'autre s'en allait, presse de reprendre sa tournee. Quelle magnifique clientele il avait, ce Jenkins! Rien que des hotels princiers, des escaliers chauffes, charges de fleurs a tous les etages, des alcoves capitonnees et soyeuses, ou la maladie se faisait discrete, elegante, ou rien ne sentait cette main brutale qui jette sur un lit de misere ceux qui ne cessent de travailler que pour mourir. Ce n'etait pas a vrai dire des malades, ces clients du docteur irlandais. On n'en aurait pas voulu dans un hospice. Leurs organes n'ayant pas meme la force d'une secousse, le siege de leur mal ne se trouvait nulle part, et le medecin penche sur eux aurait cherche en vain la palpitation d'une souffrance dans ces corps que l'inertie, le silence de la mort habitaient deja. C'etaient des epuises, des extenues, des anemiques brules par une vie absurde, mais la trouvant si bonne encore qu'ils s'acharnaient a la prolonger. Et les perles Jenkins devenaient fameuses justement pour ce coup de fouet donne aux existences surmenees. "Docteur, je vous en conjure, que j'aille au bal ce soir!" disait la jeune femme aneantie sur sa chaise longue et dont la voix n'etait plus qu'un souffle. --Vous irez, ma chere enfant." Et elle y allait, et jamais elle n'avait ete plus belle. "Docteur, a tout prix, dusse-je en mourir, il faut que demain matin je sois au conseil des ministres." Il y etait, et il en rapportait un triomphe d'eloquence et de diplomatie ambitieuse. Apres... oh! apres, par exemple... Mais n'importe! jusqu'au dernier jour, les clients de Jenkins circulaient, se montraient, trompaient l'egoisme devorant de la foule. Ils mouraient debout, en gens du monde. Apres mille detours dans la Chaussee-d'Antin, les Champs-Elysees, apres avoir visite tout ce qu'il y avait de millionnaire ou de titre dans le faubourg Saint-Honore, le medecin a la mode arriva a l'angle du Cours-la-Reine et de la rue Francois 1er, devant une facade arrondie qui tenait le coin du quai, et penetra au rez-de-chaussee dans un interieur qui ne rassemblait en rien a ceux qu'il traversait depuis le matin. Des l'entree, des tapisseries couvrant les murs, de vieux vitraux coupant de lanieres de plomb un jour discret et melange, un saint gigantesque en bois sculpte qui faisait face a un monstre japonais aux yeux saillants, au dos couvert d'ecailles finement tuilees, indiquaient le gout imaginatif et curieux d'un artiste. Le petit domestique qui vint ouvrir tenait en laisse un levrier arabe plus grand que lui. "Madame Constance est a la messe, dit-il, et mademoiselle est dans l'atelier, toute seule... Nous travaillons depuis six heures du matin," ajouta l'enfant avec un baillement lamentable que le chien attrapa au vol et qui lui fit ouvrir toute grande sa gueule rose aux dents aigues. Jenkins, que nous avons vu entrer si tranquillement dans la chambre du ministre d'Etat, tremblait un peu en soulevant la tenture qui masquait la porte de l'atelier restee ouverte. C'etait un superbe atelier de sculpture, dont la facade en coin arrondissait tout un cote vitre, borde de pilastres, une large baie lumineuse opalisee en ce moment par le brouillard. Plus ornee que ne le sont d'ordinaire ces pieces de travail, que les souillures du platre, les ebauchoirs, la terre glaise, les flaques d'eau font ressembler a des chantiers de maconnerie, celle-ci ajoutait un peu de coquetterie a sa destination artistique. Des plantes vertes dans tous les coins, quelques bons tableaux accroches au mur nu, et ca et la--portees par des consoles en chene--deux ou trois oeuvres de Sebastien Ruys, dont la derniere, exposee apres sa mort, etait couverte d'une gaze noire. La maitresse de la maison, Felicia Ruys, la fille du celebre sculpteur, connue deja elle-meme par deux chefs-d'oeuvre, le buste de son pere et celui du duc de Mora, se tenait au milieu de l'atelier, en train de modeler une figure. Serree dans une amazone de drap bleu a longs plis, un fichu de Chine roule autour de son cou comme une cravate de garcon, ses cheveux noirs groupes sans appret sur la forme antique de sa petite tete, Felicia travaillait avec une ardeur extreme, qui ajoutait a sa beaute la condensation, le resserrement de tous les traits d'une expression attentive et satisfaite. Mais cela changea tout de suite a l'arrivee du docteur. "Ah! c'est vous," dit-elle brusquement, comme eveillee d'un reve... "On a donc sonne?... Je n'avais pas entendu." Et dans l'ennui, la lassitude repandus subitement sur cet adorable visage, il ne resta plus d'expressif et de brillant que les yeux, des yeux ou l'eclat factice des perles Jenkins s'avivait d'une sauvagerie de nature. Oh! comme la voix du docteur se fit humble et condescendante en lui repondant: "Votre travail vous absorbe donc bien, ma chere Felicia?... C'est nouveau ce que vous faites la?... Cela me parait tres joli." Il s'approcha de l'ebauche encore informe, d'ou sortait vaguement un groupe de deux animaux, dont un levrier qui detalait a fond de train avec une lancee vraiment extraordinaire. "L'idee m'en est venue cette nuit... J'ai commence a travailler a la lampe... C'est mon pauvre Kadour qui ne s'amuse pas," dit la jeune fille en regardant d'un air de bonte caressante le levrier a qui le petit domestique ennuyait d'ecarter les pattes pour les remettre a la pose. Jenkins remarqua paternellement qu'elle avait tort de se fatiguer ainsi, et lui prenant le poignet avec des precautions ecclesiastiques: "Voyons, je suis sur que vous avez la fievre." Au contact de cette main sur la sienne, Felicia eut un mouvement presque repulsif. "Laissez... laissez... vos perles n'y peuvent rien... Quand je ne travaille pas, je m'ennuie; je m'ennuie a mourir, je m'ennuie a tuer; mes idees sont de la couleur de cette eau qui coule la-bas, saumatre et lourde... Commencer la vie, et en avoir le degout! C'est dur... J'en suis reduite a envier ma pauvre Constance, qui passe ses journees sur sa chaise, sans ouvrir la bouche, mais en souriant toute seule au passe dont elle se souvient... Je n'ai pas meme cela, moi, de bons souvenir a ruminer... Je n'ai que le travail... le travail!" Tout en parlant, elle modelait furieusement, tantot avec l'ebauchoir, tantot avec ses doigts, qu'elle essuyait de temps en temps a une petite eponge posee sur la selle de bois soutenant le groupe; de telle sorte que ses plaintes, ses tristesses, inexplicables dans une bouche de vingt ans et qui avait au repos la purete d'un sourire grec, semblaient proferees au hasard et ne s'adresser a personne. Pourtant Jenkins en paraissait inquiet, trouble, malgre l'attention evidente qu'il pretait a l'ouvrage de l'artiste, ou plutot a l'artiste elle-meme, a la grace triomphante de cette fille, que sa beaute semblait avoir predestinee a l'etude des arts plastiques. Genee par ce regard admiratif qu'elle sentait pose sur elle, Felicia reprit: "A propos, vous savez que je l'ai vu, votre Nabab... On me l'a montre vendredi derniere a l'Opera. --Vous etiez a l'Opera vendredi? --Oui... Le duc m'avait envoye sa loge." Jenkins changea de couleur. "J'ai decide Constance a m'accompagner. C'etait la premiere fois depuis vingt-cinq ans, depuis sa representation d'adieu, qu'elle entrait a l'Opera. Ca lui a fait un effet. Pendant le ballet surtout, elle tremblait, elle rayonnait, tous ses anciens triomphes petillaient dans ses yeux. Est-on heureux d'avoir des emotions pareilles... Un vrai type, ce Nabab. Il faudra que vous me l'ameniez. C'est une tete qui m'amuserait a faire. --Lui, mais il est affreux!... Vous ne l'avez pas bien regarde. --Parfaitement, au contraire. Il etait en face de nous... Ce masque d'Ethiopien blanc serait superbe en marbre. Et pas banal, au moins, celui-la... D'ailleurs, puisqu'il est si laid que ca, vous ne serez pas aussi malheureux que l'an dernier quand je faisais le buste de Mora... Quelle mauvaise figure vous aviez, Jenkins, a cette epoque! --Pour dix annees d'existence, murmura Jenkins d'une voix sombre, je ne voudrais recommencer ces moments-la... Mais cela vous amuse, vous, de voir souffrir. --Vous savez bien que rien ne m'amuse," dit-elle en haussant les epaules avec une impertinence supreme. Puis, sans le regarder, sans ajouter une parole, elle s'enfonca dans une de ces activites muettes par lesquelles les vrais artistes echappent a eux-memes et a tout ce qui les entoure. Jenkins fit quelques pas dans l'atelier, tres emu, la levre gonflee d'aveux qui n'osaient pas sortir, commenca deux ou trois phrases demeurees sans reponse; enfin, se sentant congedie, il prit son chapeau et marcha vers la porte. "Ainsi, c'est entendu... Il faut vous l'amener. --Qui donc? --Mais le Nabab... C'est vous qui a l'instant meme... --Ah! oui... fit l'etrange personne dont les caprices ne duraient pas longtemps, amenez-le si vous voulez; je n'y tiens pas autrement." Et sa belle voix morne, ou quelque chose semblait brise, l'abandon de tout son etre disaient bien que c'etait vrai, qu'elle ne tenait a rien au monde. Jenkins sortit de la tres trouble le front assombri. Mais, sitot dehors, il reprit sa physionomie riante et cordiale, etant de ceux qui vont masques dans les rues. La matinee s'avancait. La brume, encore visible aux abords de la Seine, ne flottait plus que par lambeaux et donnait une legerete vaporeuse aux maisons du quai, aux bateaux dont on ne voyait pas les roues, a l'horizon lointain dans lequel le dome des Invalides planait comme un aerostat dore dont le filet aurait secoue des rayons. Une tiedeur repandue, le mouvement du quartier disaient que midi n'etait pas loin, qu'il sonnerait bientot au battant de toutes les cloches. Avant d'aller chez le Nabab, Jenkins avait pourtant une autre visite a faire. Mais celle-la paraissait l'ennuyer beaucoup. Enfin, puisqu'il l'avait promis! Et resolument: "68, rue Saint-Ferdinand, aux Ternes," dit-il en sautant dans sa voiture. Le cocher Joe, scandalise, se fit repeter l'adresse deux fois; le cheval lui-meme eut une petite hesitation, comme si la bete de prix, la fraiche livree se fussent revoltes a l'idee d'une course dans un faubourg aussi lointain, en dehors du cercle restreint mais si brillant ou se groupait la clientele de leur maitre. On arriva tout de meme, sans encombre, au bout d'une rue provinciale, inachevee, et a la derniere de ses batisses, un immeuble a cinq etages, que la rue semblait avoir envoye en reconnaissance pour savoir si elle pouvait continuer de ce cote, isole qu'il etait entre des terrains vagues attendant des constructions prochaines ou remplis de materiaux de demolitions, avec des pierres de taille, de vieilles persiennes posees sur le vide, des ais moisis dont les ferrures pendaient, immense ossuaire de tout un quartier abattu. D'innombrables ecriteaux se balancaient au-dessus de la porte decoree d'un grand cadre de photographies blanc de poussiere, aupres duquel Jenkins resta un moment en arret. L'illustre medecin etait-il donc venu si loin pour se faire faire un portrait-carte? On aurait pu le croire, a l'attention qui le retenait devant cet etalage, dont les quinze ou vingt photographies representaient la meme famille en des allures, des poses et des expressions differentes: un vieux monsieur, le menton soutenu par une haute cravate blanche, une serviette de cuir sous le bras, entoure d'une nichee de jeunes filles coiffees en nattes ou en boucles, de modestes ornements sur leurs robes noires. Quelquefois le vieux monsieur n'avait pose qu'avec deux de ses fillettes; ou bien une de ces jeunes et jolies silhouettes se dessinait, solitaire, le coude sur une colonne tronquee, la tete penchee sur un livre, dans une pose naturelle et abandonnee. Mais en somme c'etait toujours le meme motif avec des variantes, et il n'y avait pas dans la vitrine d'autre monsieur que le vieux monsieur a cravate blanche, pas d'autres figures feminines que celles de ses nombreuses filles. "Les ateliers dans la maison, au cinquieme," disait une ligne dominant le cadre. Jenkins soupira, mesura de l'oeil la distance qui separait le sol du petit balcon la-haut, pres des nuages; puis il se decida a entrer. Dans le couloir, il se croisa avec une cravate blanche et une majestueuse serviette en cuir, evidemment le vieux monsieur de l'etalage. Interroge, celui-ci repondit que M. Maranne habitait en effet le cinquieme: "Mais, ajouta-t-il avec un sourire engageant, les etages ne sont pas hauts." Sur cet encouragement, l'Irlandais se mit a monter un escalier etroit et tout neuf avec des paliers pas plus grands qu'une marche, une seule porte par etage, et des fenetres coupees qui laissaient voir une cour aux paves tristes et d'autres cages d'escalier, toutes vides; une de ces affreuses maisons modernes, baties a la douzaine par des entrepreneurs sans le sou et dont le plus grand inconvenient consiste en des cloisons minces qui font vivre tous les habitants dans une communaute de phalanstere. En ce moment, l'incommodite n'etait pas grande, le quatrieme et le cinquieme etages se trouvant seuls occupes, comme si les locataires y etaient tombes du ciel. Au quatrieme, derriere une porte dont la plaque en cuivre annoncait "M. JOYEUSE, _expert en ecritures,_" le docteur entendit un bruit de rires frais, de jeunes bavardages, de pas etourdis qui l'accompagnerent jusqu'au-dessus, jusqu'a l'etablissement photographique. C'est une des surprises de Paris que ces petites industries perchees dans des coins et qui ont l'air de n'avoir aucune communication avec le dehors. On se demande comment vivent les gens qui s'installent dans ces metiers-la, quelle providence meticuleuse peut envoyer par exemple des clients a un photographe loge au cinquieme dans des terrains vagues, tout en haut de la rue Saint-Ferdinand, ou des ecritures a tenir au comptable du dessous. Jenkins, en se faisant cette reflexion, sourit de pitie, puis entra tout droit comme l'y invitait l'inscription suivante: "Entrez sans frapper." Helas on n'abusait guere de la permission... Un grand garcon a lunettes, en train d'ecrire sur une petite table, les jambes entortillees d'une couverture de voyage, se leva precipitamment pour venir au devant du visiteur que sa myopie l'avait empeche de reconnaitre. "Bonjour, Andre... dit le docteur tendant sa main loyale. --Monsieur Jenkins! --Tu vois, je suis bon enfant comme toujours... Ta conduite envers nous, ton obstination a vivre loin de tes parents commandaient a ma dignite une grande reserve; mais ta mere a pleure. Et me voila." Il regardait, tout en parlant, ce pauvre petit atelier, dont les murs nus, les meubles rares, l'appareil photographique tout neuf, la petite cheminee a la prussienne, neuve aussi, et n'ayant jamais vu le feu, s'eclairaient desastreusement sous la lumiere droite qui tombait du toit de verre. La mine tiree, la barbe grele du jeune homme, a qui la couleur claire de ses yeux, la hauteur etroite de son front, ses cheveux longs et blonds rejetes en arriere donnaient l'air d'un illumine, tout s'accentuait dans le jour cru; et aussi l'apre vouloir de ce regard limpide qui fixait Jenkins froidement et d'avance opposait a toutes ses raisons, a toutes ses protestations, une invincible resistance. Mais le bon Jenkins feignait de ne pas s'en apercevoir: "Tu le sais, mon cher Andre... Du jour ou j'ai epouse ta mere, je t'ai regarde comme mon fils. Je comptais te laisser mon cabinet, ma clientele, te mettre le pied dans un etrier dore, heureux de te voir suivre une carriere consacree au bien de l'humanite... Tout a coup, sans dire pourquoi, sans te preoccuper de l'effet qu'une pareille rupture pourrait avoir aux yeux du monde, tu t'es ecarte de nous, tu as laisse la tes etudes, renonce a ton avenir pour te lancer dans je ne sais quelle vie decoutee, entreprendre un metier ridicule, le refuge et le pretexte de tous les declasses. --Je fais ce metier pour vivre... C'est un gagne-pain en attendant. --En attendant quoi? la gloire litteraire?" Il regardait dedaigneusement le griffonnage epars sur la table. "Mais tout cela n'est pas serieux, et voici ce que je viens te dire: une occasion s'offre a toi, une porte a deux battants ouverte sur l'avenir... L'Oeuvre de Bethleem est fondee... Le plus beau de mes reves humanitaires a pris corps... Nous venons d'acheter une superbe villa a Nanterre pour installer notre premier etablissement. C'est la direction, c'est la surveillance de cette maison que j'ai songe a te confier comme a un autre moi-meme. Une habitation princiere, des appointements de chef de division et la satisfaction d'un service rendu a la grande famille humaine... Dis un mot et je t'emmene chez le Nabab, chez l'homme au grand coeur qui fait les frais de notre entreprise... Acceptes-tu? --Non, dit l'autre si sechement que Jenkins en fut decontenance. --C'est bien cela... Je m'attendais a ce refus en venant ici, mais je suis venu quand meme. J'ai pris pour devise: "Faire le bien sans esperance." Et je reste fidele a ma devise... Ainsi c'est entendu... tu preferes a l'existence honorable, digne, fructueuse que je viens te proposer, une vie de hasard sans issue et sans dignite..." Andre ne repondit rien; mais son silence parlait pour lui. "Prends garde... tu sais ce qu'entrainera cette decision, un eloignement definitif, mais tu l'as toujours desire... Je n'ai pas besoin de te dire, continua Jenkins, que briser avec moi, c'est rompre aussi avec ta mere. Elle et moi ne faisons qu'un." Le jeune homme palit, hesita une seconde, puis dit avec effort: "S'il plait a ma mere de venir me voir ici, j'en serai certes bien heureux... mais ma resolution de sortir de chez vous, de n'avoir plus rien de commun avec vous est irrevocable. --Et au moins diras-tu pourquoi?" Il fit signe que "non," qu'il ne le dirait pas. Pour le coup, l'Irlandais eut un vrai mouvement de colere. Toute sa figure prit une expression sournoise, farouche, qui aurait bien etonne ceux qui ne connaissaient que le bon et loyal Jenkins; mais il se garda bien d'aller plus loin dans une explication qu'il craignait peut-etre autant qu'il la desirait. "Adieu, fit-il du seuil en retournant a demi la tete... Et ne vous adressez jamais a nous. --Jamais... repondit son beau-fils d'une voix ferme." Cette fois, quand le docteur eut dit a Joe: "place Vendome," le cheval, comme s'il avait compris qu'on allait chez le Nabab, agita fierement ses gourmettes etincelantes, et le coupe partit a fond de train, transformant en soleil chaque essieu de ses roues... "Venir si loin pour chercher une reception pareille! Une celebrite du temps traitee ainsi par ce boheme! Essayez donc de faire le bien!..." Jenkins ecoula sa colere dans un long monologue de ce genre; puis tout a coup se secouant: "Ah bah..." Et ce qui restait de soucieux a son front se dissipa vite sur le trottoir de la place Vendome. Midi sonnait partout dans le soleil. Sorti de son rideau de brume, Paris luxueux, reveille et debout, commencait sa journee tourbillonnante. Les vitrines de la rue de la Paix resplendissaient. Les hotels de la place paraissaient s'aligner fierement pour les receptions d'apres-midi; et, tout au bout de la rue Castiglione aux blanches arcades, les Tuileries, sous un beau rayon d'hiver dressaient des statues grelottantes, roses de froid, dans le denument des quinconces. II UN DEJEUNER PLACE VENDOME Ils n'etaient guere plus d'une vingtaine ce matin-la dans la salle a manger du Nabab, une salle a manger en chene sculpte, sortie la veille de chez quelque grand tapissier, qui du meme coup avait fourni les quatre salons en enfilade entrevus dans une porte ouverte, les tentures du plafond, les objets d'art, les lustres, jusqu'a la vaisselle plate etalee sur les dressoirs, jusqu'aux domestiques qui servaient. C'etait bien l'interieur improvise, des la descente du chemin de fer, par un gigantesque parvenu presse de jouir. Quoiqu'il n'y eut pas autour de la table la moindre robe de femme, un bout d'etoffe claire pour l'egayer, l'aspect n'en etait pas monotone, grace au disparate, a la bizarrerie des convives, des elements de tous les mondes, des echantillons d'humanite detaches de toutes les races, en France, en Europe, dans l'univers entier, du haut en bas de l'echelle sociale. D'abord, le maitre du logis, espece de geant,--tanne, hale, safrane, la tete dans les epaules,--a qui son nez court et perdu dans la bouffissure du visage, ses cheveux crepus, masses comme un bonnet d'astrakan sur un front bas et tetu, ses sourcils en broussailles avec des yeux de chapard embusque, donnaient l'aspect feroce d'un Kalmouck, d'un sauvage de frontieres, vivant de guerre et de rapines. Heureusement le bas de la figure, la levre lippue et double, qu'un sourire adorable de bonte epanouissait, relevait, retournait tout a coup, temperait d'une expression a la Saint Vincent de Paule cette laideur farouche, cette physionomie si originale qu'elle en oubliait d'etre commune. Et pourtant l'extraction inferieure se trahissait d'autre facon par la voix, une voix de marinier du Rhone, eraillee et voilee, ou l'accent meridional devenait plus grossier que dur, et deux mains elargies et courtes, phalanges velues, doigts carres et sans ongles, qui, posees sur la blancheur de la nappe, parlaient de leur passe avec une eloquence genante. En face, de l'autre cote de la table, dont il etait un des commensaux habituels, se tenait le marquis de Monpavon, mais un Monpavon qui ne ressemblait en rien au spectre maquille, apercu plus haut, un homme superbe et sans age, grand nez majestueux, prestance seigneuriale, etalant un large plastron de linge immacule, qui craquait sous l'effort continu de la poitrine a se cambrer en avant, et se bombait chaque fois avec le bruit d'un dindon blanc qui se gonfle, ou d'un paon qui fait la roue. Son nom de Monpavon lui allait bien. De grande famille, richement apparente, mais ruine par le jeu et les speculations, l'amitie du duc de Mora lui avait valu une recette generale de premiere classe. Malheureusement sa sante ne lui avait pas permis de garder ce beau poste,--les gens bien informes disaient que sa sante n'y etait pour rien,--et depuis un an il vivait a Paris, attendant d'etre gueri, disait-il, pour reprendre sa position. Les memes gens assuraient qu'il ne la retrouverait jamais, et que meme, sans de hautes protections... Du reste, le personnage important du dejeuner; cela se sentait a la facon dont les domestiques le servaient, dont le Nabab le consultait, l'appelant "monsieur le marquis," comme a la Comedie-Francaise, moins encore par deference que par fierte, pour l'honneur qui en rejaillissait sur lui-meme. Plein de dedain pour l'entourage, M. le marquis parlait peu, de tres haut, et comme en se penchant vers ceux qu'il honorait de sa conversation. De temps en temps, il jetait au Nabab, par dessus la table, quelques phrases enigmatiques pour tous. "J'ai vu le duc hier... M'a beaucoup parle de vous a propos de cette affaire... Vous savez, chose... machin... Comment donc? --Vraiment?... Il vous a parle de moi?" Et le bon Nabab, tout glorieux, regardait autour de lui avec des mouvements de tete tout a fait risibles, ou bien il prenait l'air recueilli d'une devote entendant nommer Notre-Seigneur. --Son Excellence vous verrait avec plaisir entrer dans la... ps... ps... ps... dans la chose. --Elle vous l'a dit? --Demandez au gouverneur... l'a entendu comme moi." Celui qu'on appelait le gouverneur, Paganetti de son vrai nom, etait un petit homme expressif, et gesticulant, fatiguant a regarder, tellement sa figure prenait d'aspects divers en une minute. Il dirigeait la _Caisse territoriale_ de la Corse, une vaste entreprise financiere, et venait dans la maison pour la premiere fois, amene par Monpavon; aussi occupait-il une place d'honneur. De l'autre cote du Nabab, un vieux, boutonne jusqu'au menton dans une redingote sans revers a collet droit comme une tunique orientale, la face tailladee de mille petites eraillures, une moustache blanche coupee militairement. C'etait Brahim-Bey, le plus vaillant colonel de la regence de Tunis, aide de camp de l'ancien bey qui avait fait la fortune de Jansoulet. Les exploits glorieux de ce guerrier se montraient ecrits en rides, en fletrissures de debauche, sur sa levre inferieure sans ressort, comme detendue, ses yeux sans cils, brules et rouges. Une de ces tetes qu'on voit au banc des accuses dans les affaires a huis clos. Les autres convives s'etaient assis pele-mele, au hasard de l'arrivee, de la rencontre, car le logis s'ouvrait a tout le monde, et le couvert etait mis chaque matin pour trente personnes. Il y avait la le directeur du theatre que le Nabab commanditait, Cardailhac, renomme pour son esprit presque autant que pour ses faillites, ce merveilleux decoupeur qui, tout en detachant les membres d'un perdreau, preparait un de ses bons mots et le deposait avec une aile dans l'assiette qu'on lui presentait. C'etait un ciseleur plutot qu'un improvisateur, et la nouvelle maniere de servir les viandes, a la russe et prealablement decoupees, lui avait ete fatale en lui enlevant tout pretexte a un silence preparatoire. Aussi, disait-on generalement qu'il baissait. Parisien, d'ailleurs, dandy jusqu'au bout des ongles, et, comme il s'en vantait lui-meme, "pas gros comme ca de superstition par tout le corps," ce qui lui permettait de donner des details tres piquants sur les femmes de son theatre a Brahim-Bey, qui l'ecoutait comme on feuillette un mauvais livre, et de parler theologie au jeune pretre son plus proche voisin, un cure de quelque petite bourgade meridionale, maigre et le teint brule comme le drap de sa soutane, avec les pommettes ardentes, le nez pointu tout en avant des ambitieux, et disant a Cardailhac, tres haut, sur un ton de protection, d'autorite sacerdotale: "Nous sommes tres contents de M. Guizot... Il va bien, il va tres bien... C'est une conquete pour l'Eglise." A cote de ce pontife au rabat cire, le vieux Schwalbach, le fameux marchand de tableaux, montrait sa barbe de prophete, jaunie par places comme une toison malpropre, ses trois paletots aux tons moisis, toute cette tenue lachee et negligente qu'on lui pardonnait au nom de l'art, et parce qu'il etait de bon gout d'avoir chez soi, dans un temps ou la manie des galeries remuait deja des millions, l'homme le mieux place pour ces transactions vaniteuses. Schwalbach ne parlait pas, se contentant de promener autour de lui son enorme monocle en forme de loupe et de sourire dans sa barbe devant les singuliers voisinages que faisait cette tablee unique au monde. C'est ainsi que M. de Monpavon avait tout pres de lui--et il fallait voir comme la courbe dedaigneuse de son nez s'accentuait a chaque regard dans cette direction--le chanteur Garrigou, un "pays" de Jansoulet, ventriloque distingue, qui chantait Figaro dans le patois du Midi et n'avait pas son pareil pour les imitations d'animaux. Un peu plus loin, Cabassu, un autre "pays," petit homme court et trapu, au cou de taureau, aux biceps michelangesques, qui tenait a la fois du coiffeur marseillais et de l'hercule de foire, masseur, pedicure, manicure, et quelque peu dentiste, mettait ses deux coudes sur la table avec l'aplomb d'un charlatan qu'on recoit le matin et qui sait les petites infirmites, les miseres intimes de l'interieur ou il se trouve. M. Bompain completait ce defile des subalternes, classes du moins dans une specialite, Bompain, le secretaire, l'intendant, l'homme de confiance, entre les mains de qui toutes les affaires de la maison passaient; et il suffisait de voir cette attitude solennellement abrutie, cet air vague, ce fez turc pose maladroitement sur cette tete d'instituteur de village pour comprendre a quel personnage des interets comme ceux du Nabab avaient ete abandonnes. Enfin, pour remplir les vides parmi ces figures esquissees, la Turquerie! Des Tunisiens, des Marocains, des Egyptiens, des Levantins; et, melee a cet element exotique, toute une boheme parisienne et multicolore de gentilshommes decaves, d'industriels louches, de journalistes vides, d'inventeurs de produits bizarres, de gens du Midi debarques sans un sou, tout ce que cette grande fortune attirait, comme la lumiere d'un phare, de navires perdus a ravitailler, ou de bandes d'oiseaux tourbillonnant dans le noir. Le Nabab admettait ce ramassis a sa table par bonte, par generosite, par faiblesse, par une grande facilite de moeurs, jointe a une ignorance absolue, par un reste de ces melancolies d'exile, de ces besoins d'expansion qui lui faisaient accueillir, la-bas, a Tunis, dans son splendide palais du Bardo, tout ce qui debarquait de France, depuis le petit industriel exportant des articles de Paris, jusqu'au fameux pianiste en tournee, jusqu'au consul general. En ecoutant ces accents divers, ces intonations etrangeres brusquees ou bredouillantes, en regardant ces physionomies si differentes, les unes violentes, barbares, vulgaires, d'autres extra-civilisees, fanees, boulevardieres, comme blettes, les memes varietes, se trouvant dans le service, ou des "larbins" sortis la veille de quelque bureau, l'air insolent, tetes de dentistes ou de garcons de bains, s'affairaient parmi des Ethiopiens immobiles et luisants comme des torcheres de marbre noir, il etait impossible de dire exactement ou l'on se trouvait; en tout cas, on ne se serait jamais cru place Vendome, en plein coeur battant et centre de vie de notre Paris moderne. Sur la table, meme depaysement de mets exotiques, de sauces au safran ou aux anchois, d'epices compliquees de friandises turques, de poulets aux amandes frites; cela, joint a la banalite de l'interieur, aux dorures de ses boiseries, au tintement criard des sonnettes neuves, donnait l'impression d'une table d'hote de quelque grand hotel de Smyrne ou de Calcutta, ou d'une luxueuse salle a manger du paquebot transatlantique, le _Pereire_ ou le _Sinai_. Il semble que cette diversite de convives,--j'allais dire de passagers,--dut rendre le repas anime et bruyant. Loin de la. Ils mangeaient tous nerveusement, silencieusement, en s'observant du coin de l'oeil, et meme les plus mondains, ceux qui paraissaient le plus a l'aise, avaient dans le regard l'egarement et le trouble d'une pensee fixe, une fievre anxieuse qui les faisaient parler sans repondre, ecouter sans comprendre un mot de ce qu'on avait dit. Tout a coup la porte de la salle a manger s'ouvrit: "Ah! voila Jenkins, fit le Nabab tout joyeux... Salut, salut, docteur... Comment ca va, mon camarade?" Un sourire circulaire, une energique poignee de main a l'amphitryon, et Jenkins s'assit en face de lui, a cote de Monpavon, devant le couvert qu'un domestique venait d'apporter en toute hate et sans avoir recu d'ordre, exactement comme a une table d'hote. Au milieu de ces figures preoccupees et fievreuses, au moins celle-la contrastait par sa bonne humeur, son epanouissement, cette bienveillance loquace et complimenteuse qui fait des Irlandais un peu les Gascons de l'Angleterre. Et quel robuste appetit, avec quel entrain, quelle liberte de conscience il manoeuvrait, tout en parlant, sa double rangee de dents blanches. "Eh bien! Jansoulet, vous avez lu? --Quoi donc? --Comment! vous ne savez pas?... Vous n'avez pas lu ce que le _Messager_ dit de vous ce matin?" Sous le hale epais de ses joues, le Nabab rougit comme un enfant, et les yeux brillants de plaisir: "C'est vrai?... le _Messager_ a parle de moi? --Pendant deux colonnes... Comment Moessard ne vous l'a-t-il pas montre? --Oh! fit Moessard modestement, cela ne valait pas la peine." C'etait un petit journaliste, blondin et poupin, assez joli garcon, mais dont la figure presentait cette fanure particuliere aux garcons de restaurants de nuit, aux comediens et aux filles, faite de grimaces de convention et du reflet blafard du gaz. Il passait pour etre l'amant gage d'une reine exilee et tres legere. Cela se chuchotait autour de lui, et lui faisait dans son monde une place enviee et meprisable. Jansoulet insista pour lire l'article, impatient de savoir ce qu'on disait de lui. Malheureusement, Jenkins avait laisse son exemplaire chez le duc. "Qu'on aille vite me chercher un _Messager_, dit le Nabab au domestique derriere lui." Moessard intervint: "C'est inutile, je dois avoir la chose sur moi." Et avec le sans-facon de l'habitue d'estaminet, du reporter qui griffonne son fait-divers en face d'une chope, le journaliste tira un portefeuille bourre de notes, papiers timbres, decoupures de journaux, billets satines a devises,--qu'il eparpilla sur la table, en reculant son assiette pour chercher l'epreuve de son article. "Voila..." Il la passait a Jansoulet; mais Jenkins reclama: --Non... non... lisez tout haut." L'assemblee faisant chorus, Moessard reprit son epreuve et commenca a lire a haute voix L'OEUVRE DE BETHLEHEM et M. BERNARD JANSOULET, un long dithyrambe en faveur de l'allaitement artificiel, ecrit sur des notes de Jenkins, reconnaissables a certaines phrases en baudruche que l'Irlandais affectionnait... le long martyrologue de l'enfance... le mercenariat du sein... La chevre bienfaitrice et nourrice..., et finissant, apres une pompeuse description du splendide etablissement de Nanterre, par l'eloge de Jenkins et la glorification de Jansoulet: "O Bernard Jansoulet, bienfaiteur de l'enfance!..." Il fallait voir la mine vexee, scandalisee des convives. Quel intrigant que ce Moessard!... Quelle impudente flagornerie!... Et le meme sourire envieux, dedaigneux tordait toutes les bouches. Le diable, c'est qu'on etait force d'applaudir, de paraitre enchante, le maitre de maison n'ayant pas l'odorat blase en fait d'encens et prenant tout tres au serieux, l'article et les bravos qu'il soulevait. Sa large face rayonnait pendant la lecture. Souvent, la-bas, au loin, il avait fait ce reve d'etre ainsi cantique dans les journaux parisiens, d'etre quelqu'un au milieu de cette societe, la premiere de toutes, sur laquelle le monde entier a les yeux fixes comme sur un porte-lumiere. Maintenant ce reve devenait reel. Il regardait tous ces gens attables, cette desserte somptueuse, cette salle a manger lambrissee, aussi haute certainement que l'eglise de son village; il ecoutait le bruit sourd de Paris roulant et pietinant sous ses fenetres, avec le sentiment intime qu'il allait devenir un gros rouage de cette machine active et compliquee. Et alors, dans le bien-etre du repas, entre les lignes de cette triomphante apologie, par un effet de contraste, il voyait se derouler sa propre existence, son enfance miserable, sa jeunesse aventureuse et tout aussi triste, les jours sans pain, les nuits sans asile. Puis tout a coup, la lecture finie, au milieu d'un debordement de joie, d'une de ces effusions meridionales qui forcent a penser tout haut, il s'ecria, en avancant vers ses convives son sourire franc et lippu: "Ah! mes amis, mes chers amis, si vous saviez comme je suis heureux, quel orgueil j'eprouve!" Il n'y avait guere que six semaines qu'il etait debarque. A part deux ou trois compatriotes, il connaissait a peine de la veille et pour leur avoir prete de l'argent ceux qu'il appelait ses amis. Aussi cette subite expansion parut assez extraordinaire; mais Jansoulet, trop emu pour rien observer, continua: "Apres ce que je viens d'entendre, quand je me vois la dans ce grand Paris, entoure de tout ce qu'il contient de noms illustres, d'esprits distingues, et puis que je me souviens de l'echoppe paternelle! Car je suis ne dans une echoppe... Mon pere vendait des vieux clous au coin d'une borne, au Bourg-Saint-Andeol. C'est a peine si nous avions du pain chez nous tous les jours et du fricot tous les dimanches. Demandez a Cabassu. Il m'a connu dans ce temps-la. Il peut dire si je mens... Oh! oui, j'en ai fait de la misere.--Il releva la tete avec un sursaut d'orgueil en humant le gout des truffes repandu dans l'air etouffe.--J'en ai fait, et de la vraie, et pendant longtemps. J'ai eu froid, j'ai eu faim, mais la grande faim, vous savez, celle qui soule, qui tord l'estomac, vous fait des ronds dans la tete, vous empeche d'y voir comme si on vous vidait l'interieur des yeux avec un couteau a huitres. J'ai passe des journees au lit faute d'un paletot pour sortir; heureux encore quand j'avais un lit, ce qui manquait quelquefois. J'ai demande mon pain a tous les metiers; et ce pain m'a coute tant de mal, il etait si noir, si coriace que j'en ai encore un gout amer et moisi dans la bouche. Et comme ca jusqu'a trente ans. Oui, mes amis, a trente ans--et je n'en ai pas cinquante--j'etais encore un gueux, sans un sou, sans avenir, avec le remords de la pauvre maman devenue veuve qui crevait de faim la-bas dans son echoppe et a qui je ne pouvais rien donner." Les physionomies des gens etaient curieuses autour de cet amphytrion racontant son histoire des mauvais jours. Quelques-uns paraissaient choques, Monpavon surtout. Cet etalage de guenilles etait pour lui d'un gout execrable, un manque absolu de tenue. Cardailhac, ce sceptique et ce delicat, ennemi des scenes d'attendrissement, le visage fixe et comme hypnotise, decoupait un fruit au bout de sa fourchette en lamelles aussi fines que des papiers a cigarettes. Le gouverneur avait au contraire une mimique platement admirative, des exclamations de stupeur, d'apitoiement; pendant que, non loin, comme un contraste singulier, Brahim-Bey, le foudre de guerre, chez qui cette lecture suivie d'une conference apres un repas copieux avait determine un sommeil reparateur, dormait la bouche en rond dans sa moustache blanche, la face congestionnee par son hausse-col qui remontait. Mais l'expression la plus generale, c'etait l'indifference et l'ennui. Qu'est-ce que cela pouvait leur faire, je vous le demande, l'enfance de Jansoulet au Bourg-Saint-Andeol, ce qu'il avait souffert, comment il avait trime? Ce n'est pas pour ces sornettes-la qu'ils etaient venus. Aussi des airs faussement interesses, des regards qui comptaient les oves du plafond ou les miettes de pain de la nappe, des bouches serrees pour retenir un baillement, trahissaient l'impatience generale causee par cette histoire intempestive. Et lui ne se lassait pas. Il se plaisait dans le recit de ses souffrances passees, comme le marin a l'abri se rappelant ses courses sur les mers lointaines, et les dangers, et les grands naufrages. Venait ensuite l'histoire de sa chance, le prodigieux hasard qui l'avait mis tout a coup sur le chemin de la fortune. "J'errais sur le port de Marseille, avec un camarade aussi pouilleux que moi, qui s'est enrichi chez le Bey, lui aussi, et, apres avoir ete mon copain, mon associe, est devenu mon plus cruel ennemi. Je peux bien vous dire son nom, pardi! Il est assez connu... Hemerlingue... Oui, Messieurs, le chef de la grande maison de banque "Hemerlingue et fils" n'avait pas, en ce temps-la, de quoi seulement se payer deux sous de _claurisses_, sur le quai... Grises par l'air voyageur qu'il y a la-bas, la pensee nous vint de partir, d'aller chercher notre vie dans quelque pays de soleil, puisque les pays de brume nous etaient si durs... Mais ou aller? Nous fimes ce que font parfois les matelots pour savoir dans quel bouge manger leur paie. On colle un bout de papier sur le bord de son chapeau. On fait tourner le chapeau sur une canne; quand il s'arrete, on prend le point... Pour nous, l'aiguille en papier marquait Tunis... Huit jours apres, je debarquais a Tunis avec un demi-louis dans ma poche, et j'en reviens aujourd'hui avec vingt-cinq millions..." Il y eut une commotion electrique autour de la table, un eclair dans tous les yeux, meme dans ceux des domestiques. Cardailhac dit: "Mazette!" Le nez de Monpavon s'humanisa. "Oui, mes enfants, vingt-cinq millions liquides, sans parler de tout ce que j'ai laisse a Tunis, de mes deux palais du Bardo, de mes navires dans le port de la Goulette, de mes diamants, de mes pierreries, qui valent certainement plus du double. Et vous savez, ajouta-t-il avec son bon sourire, sa voix eraillee et canaille, quand il n'y en aura plus, il y en aura encore." Toute la table se leva, galvanisee. "Bravo... Ah! bravo... --Superbe. --Tres chic... tres chic... --Ca c'est envoye. --Un homme comme celui-la devrait etre a la Chambre. --Il y sera, per Bacco, j'en reponds," dit le gouverneur d'une voix eclatante; et, dans un transport d'admiration, ne sachant comment prouver son enthousiasme, il prit la grosse main velue du Nabab et la porta a ses levres par un mouvement irreflechi. Ils sont demonstratifs dans ce pays-la... Tout le monde etait debout; on ne se rassit pas. Jansoulet, rayonnant, s'etait leve a son tour et jetant sa serviette: "Allons prendre le cafe..." Aussitot un tumulte joyeux se repandit dans les salons, vastes pieces dont l'or composait a lui seul la lumiere, l'ornementation, la somptuosite. Il tombait du plafond en rayons aveuglants, suintait des murs en filets, croisillons, encadrements de toute sorte. On en gardait un peu aux mains lorsqu'on roulait un meuble ou qu'on ouvrait une fenetre; et les tentures elles-memes, trempees dans ce Pactole, conservaient sur leurs plis droits la raideur, le scintillement d'un metal. Mais rien de personnel, d'intime, de cherche. Le luxe uniforme de l'appartement garni. Et ce qui ajoutait a cette impression de camp volant, d'installation provisoire, c'etait l'idee de voyage planant sur cette fortune aux sources lointaines, comme une incertitude ou une menace. Le cafe servi a l'orientale, avec tout son marc, dans de petites tasses filigranees d'argent, les convives se grouperent autour, se hatant de boire, s'echaudant, se surveillant du regard, guettant surtout le Nabab et l'instant favorable pour lui sauter dessus, l'entrainer dans un coin de ces immenses pieces et negocier enfin leur emprunt. Car voila ce qu'ils attendaient depuis deux heures, voila l'objet de leur visite et l'idee fixe qui leur donnait, pendant le repas, cet air egare, faussement attentif. Mais ici plus de gene, plus de grimace. Cela se sait dans ce singulier monde qu'au milieu de la vie encombree du Nabab l'heure du cafe reste la seule libre pour les audiences confidentielles, et chacun voulant en profiter, tous venus la pour arracher une poignee a cette toison d'or qui s'offre d'elle-meme avec tant de bonhomie, on ne cause plus, on n'ecoute plus, on est tout a son affaire. C'est le bon Jenkins qui commence. Il a pris son ami Jansoulet dans une embrasure et lui soumet les devis de la maison de Nanterre. Une grosse acquisition, fichtre! Cent cinquante mille francs d'achat, puis des frais considerables d'installation, le personnel, la literie, les chevres nourricieres, la voiture du directeur, les omnibus allant chercher les enfants a chaque train... Beaucoup d'argent... Mais comme ils seront bien la, ces chers petits etres; quel service rendu a Paris, a l'humanite! Le gouvernement ne peut pas manquer de recompenser d'un bout de ruban rouge un devouement philanthropique aussi desinteresse. "La croix, le 15 aout..." avec ces mots magiques, Jenkins aura tout ce qu'il veut. De sa voix joyeuse et grasse, qui semble toujours heler un canot dans le brouillard, le Nabab appelle: "Bompain." L'homme au fez, s'arrachant a la cave aux liqueurs, traverse le salon majestueusement, chuchote, s'eloigne et revient avec un encrier et un cahier a souches dont les feuilles se detachent, s'envolent toutes seules. Belle chose que la richesse! Signer sur son genou un cheque de deux cent mille francs ne coute pas plus a Jansoulet que de tirer un louis de sa poche. Furieux, le nez dans leur tasse, les autres guettent de loin cette petite scene. Puis, lorsque Jenkins s'en va, leger, souriant, saluant d'un geste les differents groupes, Monpavon saisit le gouverneur: "A nous." Et tous deux, s'elancant sur le Nabab, l'entrainent vers un divan, l'asseyent de force, le serrent entre eux avec un petit rire feroce qui semble signifier: "Qu'est-ce que nous allons lui faire?" Lui tirer de l'argent, le plus d'argent possible. Il en faut, pour remettre a flot la _Caisse territoriale_, ensablee depuis des annees, enlisee jusqu'en haut de sa mature... Une operation superbe, ce renflouement, s'il faut en croire ces messieurs; car la caisse submergee est remplie de lingots, de matieres precieuses, des mille richesses variees d'un pays neuf dont tout le monde parle et que personne ne connait. En fondant cet etablissement sans pareil, Paganetti de Porto-Vecchio a eu pour but de monopoliser l'exploitation de toute la Corse: mines de fer, de soufre, de cuivre, carrieres de marbre, corailleries, huitrieres, eaux ferrugineuses, sulfureuses, immenses forets de thuyas, de chenes-liege, et d'etablir pour faciliter cette exploitation, un reseau de chemins de fer a travers l'ile, plus un service de paquebots. Telle est l'oeuvre gigantesque a laquelle il s'est attele. Il y a englouti des capitaux considerables, et c'est le nouveau venu, l'ouvrier de la derniere heure, qui beneficiera de tout. Pendant qu'avec son accent italien, des gestes effrenes, le Corse enumere les "splendeurs" de l'affaire, Monpavon, hautain et digne, approuve de la tete avec conviction, et de temps en temps, quand il juge le moment convenable, jette dans la conversation le nom du duc de Mora, qui fait toujours son effet sur le Nabab. "Enfin, qu'est-ce qu'il faudrait? --Des millions," dit Monpavon fierement, du ton d'un homme qui n'est pas embarrasse pour s'adresser ailleurs. Oui, des millions. Mais l'affaire est magnifique. Et, comme disait Son Excellence, il y aurait la pour un capitaliste une haute situation a prendre, meme une situation politique. Pensez donc! dans ce pays sans numeraire. On pouvait devenir conseiller general, depute... Le Nabab tressaille... Et le petit Paganetti, qui sent l'appat fremir sur son hamecon: "Oui, depute, vous le serez quand je voudrai... Sur un signe de moi, toute la Corse est a votre devotion..." Puis il se lance dans une improvisation etourdissante, comptant les voix dont il dispose, les cantons qui se leveront a son appel. "Vous m'apportez vos capitaux... moi ze vous donne tout oun pople." L'affaire est enlevee. "Bompain... Bompain..." appelle le Nabab enthousiasme. Il n'a plus qu'une peur, c'est que la chose lui echappe; et pour engager Paganetti, qui n'a pas cache ses besoins d'argent, il se hate d'operer un premier versement a la _Caisse territoriale_. Nouvelle apparition de l'homme en calotte rouge avec le livre de souches qu'il presse contre sa poitrine gravement, comme un enfant de choeur changeant l'evangile de cote. Nouvelle apposition de la signature de Jansoulet sur un feuillet, que le gouverneur enfourne d'un air negligent et qui opere sur sa personne une subite transformation. Le Paganetti, si humble, si plat tout a l'heure, s'eloigne avec l'aplomb d'un homme equilibre de quatre cent mille francs, tandis que Monpavon, portant plus haut encore que d'habitude, le suit dans ses pas et le couve d'une sollicitude plus que paternelle. "Voila une bonne affaire de faite, se dit le Nabab, je vais pouvoir prendre mon cafe." Mais dix emprunteurs l'attendent au passage. Le plus prompt, le plus adroit, c'est Cardailhac, le directeur, qui le happe et l'emporte dans un salon a l'ecart: "Causons un peu, mon bon. Il faut que je vous expose la situation de notre theatre." Tres compliquee, sans doute, la situation; car voici de nouveau M. Bompain qui s'avance et des feuilles qui s'envolent du cahier de papier azur... A qui le tour maintenant? C'est le journaliste Moessard qui vient se faire payer l'article du _Messager_; le Nabab saura ce qu'il en coute pour se faire appeler "bienfaiteur de l'enfance" dans les journaux du matin. C'est le cure de province qui demande des fonds pour reconstruire son eglise, et prend les cheques d'assaut avec la brutalite d'un Pierre l'Ermite. C'est le vieux Schwalbach s'approchant, le nez dans sa barbe, clignant de l'oeil d'un air mysterieux. "Chut!... il a drufe une berle" pour la galerie de monsieur, un Hobbema qui vient de la collection du duc de Mora. Mais ils sont plusieurs a le guigner. Ce sera difficile. "Je le veux a tout prix, dit le Nabab amorce par le nom de Mora... Entendez-vous, Schwalbach. Il me faut ce _Nobbema_... Vingt mille francs pour vous si vous le decrochez. --J'y ferai mon possible, monsieur Jansoulet." Et le vieux coquin calcule, tout en s'en retournant que les vingt mille du Nabab ajoutes aux dix mille que le duc lui a promis, s'il le debarrasse de son tableau, lui feront un assez joli benefice. Pendant que ces heureux defilent, d'autres surveillent a l'entour, enrages d'impatience, rongeant leurs ongles jusqu'aux phalanges; car tous sont venus dans la meme intention. Depuis le bon Jenkins, qui a ouvert la marche, jusqu'au masseur Cabassu, qui la ferme, tous ramenent le Nabab dans un salon ecarte. Mais si loin qu'ils l'entrainent dans cette galerie de pieces de reception, il se trouve quelque glace indiscrete pour refleter la silhouette du maitre de la maison et la mimique de son large dos. Ce dos est d'une eloquence! Par moments, il se redresse indigne. "Oh! non... c'est trop." Ou bien il s'affaisse avec une resignation comique: "Allons, puisqu'il le faut." Et toujours le fez de Bompain dans quelque coin du paysage... Quand ceux-la ont fini, il en arrive encore; c'est le fretin qui vient a la suite des gros mangeurs dans les chasses feroces des rivieres. Il y a un va-et-vient continuel a travers ces beaux salons blanc et or, un bruit de portes, un courant etabli d'exploitation effrontee et banale attire des quatre coins de Paris et de la banlieue par cette gigantesque fortune et cette incroyable facilite. Pour ces petites sommes, cette distribution permanente, on n'avait pas recours au livre a souches. Le Nabab gardait a cet effet, dans un de ses salons, une commode en bois d'acajou, horrible petit meuble representant des economies de concierge, le premier que Jansoulet eut achete lorsqu'il avait pu renoncer aux garnis, qu'il conservait depuis, comme un fetiche de joueur, et dont les trois tiroirs contenaient toujours deux cent mille francs en monnaie courante. C'est a cette ressource constante qu'il avait recours les jours de grandes audiences, mettant une certaine ostentation a remuer l'or, l'argent, a pleines mains brutales, a l'engloutir au fond de ses poches pour le tirer de la avec un geste de marchand de boeufs, une certaine facon canaille de relever les pans de sa redingote, et d'envoyer sa main "a fond et dans le tas." Aujourd'hui, les tiroirs de la petite commode doivent avoir une terrible breche... Apres tant de chuchotements mysterieux, de demandes plus ou moins nettement formulees, d'entrees fortuites, de sorties triomphantes, le dernier client expedie, la commode refermee a clef, l'appartement de la place Vendome se desemplissait sous le jour douteux de quatre heures, cette fin des journees de novembre si longuement prolongees ensuite aux lumieres. Les domestiques desservaient le cafe, le raki, emportaient les boites a cigares ouvertes et a moitie vides. Le Nabab se croyant seul, eut un soupir de soulagement: "Ouf!.., c'est fini..." Mais non. En face de lui, quelqu'un se detache d'un angle deja obscur et s'approche une lettre a la main. Encore! Et tout de suite, machinalement, le pauvre homme fit son geste eloquent de maquignon. Instinctivement aussi, le visiteur eut un mouvement de recul si prompt, si offense, que le Nabab comprit qu'il se meprenait et se donna la peine de regarder le jeune homme qui se presentait devant lui, simplement mais correctement vetu, le teint mat, sans le moindre frisson de barbe, les traits reguliers, peut-etre un peu trop serieux et fermes pour son age, ce qui, avec ses cheveux d'un blond pale, frises par petites boucles comme une perruque poudree, lui donnait l'aspect d'un jeune depute du tiers sous Louis XVI, la tete d'un Barnave a vingt ans. Cette physionomie, quoique le Nabab la vit pour la premiere fois, ne lui etait pas absolument inconnue. "Que desirez-vous, Monsieur?" Prenant la lettre que le jeune homme lui offrait, il s'approcha d'une fenetre pour la lire. "Te!... C'est de maman..." Il dit cela d'un air si heureux, ce mot de "maman" illumina toute sa figure d'un sourire si jeune, si bon, que le visiteur, d'abord repousse par l'aspect vulgaire de ce parvenu, se sentit plein de sympathie pour lui. A demi-voix, le Nabab lisait ces quelques lignes d'une grosse ecriture incorrecte et tremblee, qui contrastait avec le grand papier satine, ayant pour en-tete: "Chateau de Saint Romans." "Mon cher fils, cette lettre te sera remise par l'aine des enfants de M. de Gery, l'ancien juge de paix du Bourg-Saint-Andeol, qui s'est montre si bon pour nous..." Le Nabab s'interrompit: "J'aurais du vous reconnaitre, monsieur de Gery... Vous ressemblez a votre pere... Asseyez-vous, je vous en prie." Puis il acheva de parcourir la lettre. Sa mere ne lui demandait rien de precis, mais, au nom des services que la famille de Gery leur avait rendus autrefois, elle lui recommandait M. Paul. Orphelin, charge de ses deux jeunes freres, il s'etait fait recevoir avocat dans le Midi et venait a Paris chercher fortune. Elle suppliait Jansoulet de l'aider, "car il en avait bien besoin, le pauvre." Et elle signait: "Ta mere qui se languit de toi, Francoise." Cette lettre de sa mere, qu'il n'avait pas vue depuis six ans, ces expressions meridionales ou il trouvait des intonations connues, cette grosse ecriture qui dessinait pour lui un visage adore, tout ride, brule, crevasse, mais riant sous une coiffe de paysanne, avaient emu le Nabab. Depuis six semaines qu'il etait en France, perdu dans le tourbillon de Paris, de son installation, il n'avait pas encore pense a sa chere vieille; et maintenant il la revoyait toute dans ces lignes. Il resta un moment a regarder la lettre, qui tremblait entre ses gros doigts... Puis, cette emotion passee: "Monsieur de Gery, dit-il, je suis heureux de l'occasion qui va me permettre de vous rendre un peu des bontes que les votres ont eu pour les miens... Des aujourd'hui, si vous y consentez, je vous prends avec moi... Vous etes instruit, vous semblez intelligent, vous pouvez me rendre de grands services... J'ai mille projets, mille affaires. On me mele a une foule de grosses entreprises industrielles... Il me faut quelqu'un qui m'aide, qui me supplee au besoin... J'ai bien un secretaire, un intendant, ce brave Bompain; mais le malheureux ne connait rien de Paris, il est comme ahuri depuis son arrivee... Vous me direz que vous tombez de votre province, vous aussi... Mais ca ne fait rien... Bien eleve comme vous l'etes, Meridional, alerte et souple, ca se prend vite le courant du boulevard... D'ailleurs je me charge de faire votre education a ce point de vue-la. Dans quelques semaines vous aurez, j'en reponds, le pied aussi parisien que moi." Pauvre homme. C'etait attendrissant de l'entendre parler de son pied _parisiein_ et de son experience, lui qui devait en etre toujours a ses debuts. "... Voila qui est entendu, n'est-ce pas?... Je vous prends comme secretaire... Vous aurez un appointement fixe que nous allons regler tout a l'heure; et je vous fournirai l'occasion de faire votre fortune rapidement..." Et comme de Gery, tire subitement de toutes ses incertitudes d'arrivant, de solliciteur, de neophyte, ne bougeait pas de peur de s'eveiller d'un reve: "Maintenant, lui dit le Nabab d'une voix douce, asseyez-vous la, pres de moi, et parlons un peu de maman." III MEMOIRES D'UN GARCON DE BUREAU.--SIMPLE COUP D'OEIL JETE SUR LA CAISSE TERRITORIALE. Je venais d'achever mon humble collation du matin, et de serrer selon mon habitude le restant de mes petites provisions dans le coffre-fort de la salle du conseil, un magnifique coffre-fort a secret, qui me sert de garde-manger depuis bientot quatre ans que je suis a la _Territoriale_; soudain, le gouverneur entre dans les bureaux, tout rouge, les yeux allumes comme au sortir d'une bombance, respire bruyamment, et me dit en termes grossiers, avec son accent d'Italie: "Mais ca empeste ici, _Moussiou_ Passajon." Ca n'empestait pas, si vous voulez. Seulement, le dirai-je? J'avais fait revenir quelques oignons, pour mettre autour d'un morceau de jarret de veau, que m'avait descendu mademoiselle Seraphine, la cuisiniere du second, dont j'ecris la depense tous les soirs. J'ai voulu expliquer la chose au gouverneur; mais il s'est mis furieux, disant par sa raison qu'il n'y avait point de bon sens d'empoisonner des bureaux de cette maniere, et que ce n'etait pas la peine d'avoir un local de douze mille francs de loyer, avec huit fenetres de facade en plein boulevard Malesherbes, pour y faire roussir des oignons. Je ne sais pas tout ce qu'il ne m'a pas dit, dans son effervescence. Moi, naturellement, je me suis vexe de m'entendre parler sur ce ton insolent. C'est bien le moins qu'on soit poli avec les gens qu'on ne paie pas, que diantre! Alors, je lui ai repondu que c'etait bien facheux, en effet; mais que si la _Caisse territoriale_ me reglait ce qu'elle me doit, assavoir quatre ans d'appointements arrieres, plus sept mille francs d'avances personnelles par moi faites au gouverneur pour frais de voitures, journaux, cigares et grogs americains, les jours de conseil,--je m'en irais manger honnetement a la gargote prochaine et je ne serais pas reduit a faire cuire dans la salle de nos seances un malheureux fricot du a la commiseration publique des cuisinieres. Attrape... En parlant ainsi, j'avais cede a un mouvement d'indignation bien excusable aux yeux de toute personne quelconque connaissant ma situation ici. Encore n'avais-je rien dit de malseant, et m'etais-je tenu dans les bornes d'un langage conforme a mon age et a mon education. (Je dois avoir consigne quelque part dans ces memoires que, sur mes soixante-cinq ans revolus, j'en avais passe plus de trente comme appariteur a la Faculte des lettres de Dijon. De la mon gout pour les rapports, les memoires et ces notions de style academique dont on trouvera la trace en maint endroit de cette elucubration.) Je m'etais donc exprime vis-a-vis du gouverneur avec la plus grande reserve, sans employer aucune de ces injures dont tout chacun ici l'abreuve a la journee, depuis nos deux censeurs, M. de Monpavon, qui toutes les fois qu'il vient l'appelle en riant "Fleur-de-Mazas," et M. de Bois-l'Hery, du cercle des Trompettes, grossier comme un palefrenier, qui lui dit toujours pour adieu: "A ton bois de lit, punaise!" jusqu'a notre caissier, que j'ai entendu lui repeter cent fois en tapant sur son grand livre: "qu'il a la de quoi le faire fiche aux galeres quand il voudra." Eh bien! c'est egal, ma simple observation a produit sur lui un effet extraordinaire. Le tour de ses yeux est devenu tout jaune, et il a profere ces paroles en tremblant de colere, une de ces mauvaises coleres de son pays: "Passajon, vous etes un goujat... Un mot de plus et je vous chasse." J'en suis reste cloue de stupeur. Me chasser, moi! et mes quatre ans d'arriere, et mes sept mille francs d'avances?... Comme s'il lisait couramment mon idee, le gouverneur m'a repondu que tous les comptes allaient etre regles, y compris le mien. "Du reste, a-t-il ajoute, faites venir ces messieurs dans mon cabinet. J'ai une grande nouvelle a leur apprendre." La-dessus, il est entre chez lui en claquant les portes. Ce diable d'homme. On a beau le connaitre a fond, savoir comme il est menteur, comedien, il s'arrange toujours pour vous retourner avec ses histoires... Mon compte, a moi!... a moi!... J'en etais si emu que mes jambes se derobaient pendant que j'allais prevenir le personnel. Reglementairement, nous sommes douze employes a la _Caisse territoriale_, y compris le gouverneur, et le beau Moessard, directeur de la _Verite financiere_; mais il y en a plus de la moitie qui manque. D'abord, depuis que la _Verite_ ne parait plus--voila deux ans de ca--M. Moessard n'a pas remis une fois les pieds chez nous. Il parait qu'il est dans les honneurs, dans les richesses, qu'il a pour bonne amie une reine, une vraie reine, qui lui donne autant d'argent qu'il veut... Oh! ce Paris, quelle Babylone... Les autres viennent de temps en temps s'informer s'il n'y a pas par hasard du nouveau a la caisse; et, comme il n'y en a jamais, on reste des semaines sans les voir. Quatre ou cinq fideles, tous des pauvres vieux comme moi, s'entetent a paraitre regulierement tous les matins a la meme heure, par habitude, par desoeuvrement, embarras de savoir que devenir; seulement chacun s'occupe de choses tout a fait etrangeres au bureau. Il faut vivre, ecoutez donc! Et puis on ne peut pas passer sa journee a se trainer de fauteuil en fauteuil, de fenetre en fenetre, pour regarder au dehors (huit fenetres de facade sur le boulevard). Alors on tache de travailler comme on peut. Moi, n'est-ce pas, je tiens les ecritures de Mademoiselle Seraphine et d'une autre cuisiniere de la maison. Puis j'ecris mes memoires, ce qui me prend encore pas mal de temps. Notre garcon de recette,--en voila un qui n'a pas grande besogne chez nous,--fait du filet pour une maison d'ustensiles de peche. De nos deux expeditionnaires, l'un, qui a une belle main, copie des pieces pour une agence dramatique; l'autre invente des petits jouets d'un sou que les camelots vendent au coin des rues au moment du jour de l'an, et trouve moyen avec cela de s'empecher de mourir de faim tout le reste de l'annee. Il n'y a que notre caissier qui ne travaille pas pour le dehors. Il se croirait perdu d'honneur. C'est un homme tres fier, qui ne se plaint jamais, et dont la seule crainte est d'avoir l'air de manquer de linge. Ferme a clef dans son bureau, il s'occupe du matin au soir a fabriquer des devants de chemise, des cols et des manchettes en papier. Il est arrive a y etre d'une tres grande adresse, et son linge toujours eblouissant fait illusion, sinon qu'au moindre mouvement, quand il marche, quand il s'assied, ca craque sur lui comme s'il avait une boite en carton dans l'estomac. Malheureusement tout ce papier ne le nourrit pas; et il est maigre, il vous a une mine, on se demande de quoi il peut vivre. Entre nous, je le soupconne de faire quelquefois une visite a mon garde-manger. Cela lui est facile; car, en qualite du caissier, il a le "mot" qui ouvre le coffre a secret, et je crois que, quand j'ai le dos tourne, il fourrage un peu dans mes nourritures. Voila certainement un interieur de maison de banque bien extraordinaire, bien incroyable. C'est pourtant la verite pure que je raconte, et Paris est plein d'institutions financieres du genre de la notre. Ah! si jamais je publie mes memoires... Mais reprenons le fil interrompu de mon recit. En nous voyant tous reunis dans son cabinet, le directeur nous a dit avec solennite: "Messieurs et chers camarades, le temps des eprouves est fini... La _Caisse territoriale_ inaugure une nouvelle phase." Sur ce, il s'est mis a nous parler d'une superbe _combinazione_--c'est son mot favori, et il le dit d'une facon insinuante,--une _combinazione_ dans laquelle entrait ce fameux Nabab, dont parlent tous les journaux. La _Caisse territoriale_ allait donc pouvoir s'acquitter envers les serviteurs fideles, reconnaitre les devouements, se defaire des inutilites. Ceci pour moi, j'imagine. Et enfin: "Preparez vos notes... Tous les comptes seront soldes des demain." Par malheur, il nous a si souvent berces de paroles mensongeres, que l'effet de son discours a ete perdu. Autrefois, ces belles promesses prenaient toujours. A l'annonce d'une nouvelle _combinazione_, on sautait, on pleurait de joie dans les bureaux, on s'embrassait comme des naufrages apercevant une voile. Chacun preparait sa note pour le lendemain, comme il nous l'avait dit. Mais le lendemain, pas de gouverneur. Le surlendemain, encore personne. Il etait alle faire un petit voyage. Enfin, quand on se trouvait tous la, exasperes, tirant la langue, enrages de cette eau qu'il vous avait fait venir a la bouche, le gouverneur arrivait, se laissait choir dans un fauteuil, la tete dans ses mains, et, avant qu'on eut pu lui parler: "Tuez-moi, disait-il, tuez-moi. Je suis un miserable imposteur... La _combinazione_ a manque... Elle a manque, _pechero!_ la _combinazione_." Et il criait, sanglotait, se jetait a genoux, s'arrachait les cheveux par poignees, se roulait sur le tapis; il nous appelait tous par nos petits noms, nous suppliait de prendre ses jours, parlait de sa femme et de ses enfants dont il avait consomme la ruine. Et personne de nous n'avait la force de reclamer devant un desespoir pareil. Que dis-je? On finissait par s'attendrir avec lui. Non, depuis qu'il y a des theatres, jamais il ne s'est vu un comedien de cette force. Seulement aujourd'hui c'est fini, la confiance est perdue. Quand il a ete parti, tout le monde a leve les epaules. Je dois avouer pourtant qu'un moment j'avais ete ebranle. Cet aplomb de me donner mon compte, puis le nom du Nabab, cet homme si riche... "Vous croyez ca, vous? m'a dit le caissier... Vous serez donc toujours aussi naif, mon pauvre Passajon... Soyez tranquille, allez! Il en sera du Nabab, comme de la reine a Moessard." Et il est retourne fabriquer ses devants de chemise. Ce qu'il disait la se rapportait au temps ou Moessard faisait la cour a sa reine et ou il avait promis au gouverneur, qu'en cas de reussite, il engagerait Sa Majeste a mettre des fonds dans notre entreprise. Au bureau, nous etions tous informes de cette nouvelle affaire, et tres interesses, vous pensez bien, a ce qu'elle reussit vite, puisqu'il y avait notre argent au bout. Pendant deux mois, cette histoire nous tint tous en haleine. On s'inquietait, on epiait la figure de Moessard, on trouvait que la dame y mettait bien des facons; et notre vieux caissier, avec son air fier et serieux, quand on l'interrogeait la-dessus, repondait gravement derriere son grillage: "Rien de nouveau," ou bien: "L'affaire est en bonne voie." Alors, tout le monde etait content, l'on se disait des uns aux autres: "Ca marche... ca marche..." comme s'il s'agissait d'une entreprise ordinaire... Non, vrai, il n'y a qu'un Paris, ou l'on puisse voir des choses semblables... Positivement, la tete vous en tourne quelquefois... En definitive, Moessard, un beau matin, cessa de venir au bureau. Il avait reussi, parait-il; mais la _Caisse territoriale_ ne lui avait pas semble un placement assez avantageux pour l'argent de sa bonne amie. Est-ce honnete, voyons? D'ailleurs, le sentiment de l'honnetete se perd si aisement que c'est a ne pas le croire. Quand je pense que moi, Passajon, avec mes cheveux blancs, mon air venerable, mon passe si pur,--trente ans de services academiques,--je me suis habitue a vivre comme un poisson dans l'eau, au milieu de ces infamies, de ces tripotages! C'est a se demander ce que je fais ici, pourquoi j'y reste, comment j'y suis venu. Comment j'y suis venu? Oh! mon Dieu, bien simplement. Il y a quatre ans, ma femme etant morte, mes enfants maries, je venais de prendre ma retraite de garcon de salle a la Faculte, lorsqu'une annonce de journal me tomba incidemment sous les yeux: "On demande un garcon de bureau d'un certain age a la _Caisse territoriale_, 56, boulevard Malesherbes. Bonnes references." Faisons-en l'aveu tout d'abord. La Babylone moderne m'avait toujours tente. Puis, je me sentais encore vert, je voyais devant moi dix bonnes annees pendant lesquelles je pourrais gagner un peu d'argent, beaucoup peut-etre, en placant mes economies dans la maison de banque ou j'entrerais. J'ecrivis donc en envoyant ma photographie, celle de chez Crespon, de la place du Marche, ou je suis represente le menton bien rase, l'oeil vif sous mes gros sourcils blancs, avec ma chaine d'acier au cou, mon ruban d'officier d'academie, "l'air d'un pere conscrit sur sa chaise curule!" comme disait notre doyen, M. Chalmette. (Il pretendait encore que je ressemblais beaucoup a feu Louis XVIII; moins fort cependant.) Je fournis aussi les meilleures references, les apostilles les plus flatteuses de ces messieurs de la Faculte. Courrier par courrier, le gouverneur me repondit que ma figure lui convenait,--je crois bien, parbleu! c'est une amorce pour l'actionnaire, qu'une antichambre gardee par un visage imposant comme le mien,--et que je pouvais arriver quand je voudrais. J'aurais du, me direz-vous, prendre mes renseignements, moi aussi. Eh! sans doute. Mais j'en avais tant a fournir sur moi-meme, que la pensee ne me vint pas de leur en demander sur eux. Comment se mefier, d'ailleurs, en voyant cette installation admirable, ces hauts plafonds, ces coffres-forts, grands comme des armoires, et ces glaces ou l'on se voit de la tete aux genoux. Puis ces prospectus ronflants, ces millions que j'entendais passer dans l'air, ces entreprises colossales a benefices fabuleux. Je fus ebloui, fascine... Il faut dire aussi, qu'a l'epoque, la maison avait une autre mine qu'aujourd'hui. Certainement, les affaires allaient deja mal,--elles sont toujours allees mal, nos affaires,--le journal ne paraissait plus que d'une facon irreguliere. Mais une petite _combinazione_ du gouverneur lui permettait de sauver les apparences. Il avait eu l'idee, figurez-vous, d'ouvrir une souscription patriotique pour elever une statue au general Paolo, Paoli, enfin, a un grand homme de son pays. Les Corses ne sont pas riches, mais ils sont vaniteux comme des dindons. Aussi l'argent affluait a la _Territoriale_. Malheureusement, cela ne dura pas. Au bout de deux mois, la statue etait devoree avant d'etre construite et la serie des protets, des assignations recommencait. Aujourd'hui je m'y suis habitue. Mais, en arrivant de ma province, les affiches par autorite de justice, les Auvergnats devant la porte me causaient une impression facheuse. Dans la maison, on n'y faisait plus attention. On savait qu'au dernier moment il arriverait toujours un Monpavon, un Bois-l'Hery, pour apaiser les huissiers; car, tous ces messieurs, engages tres avant dans l'affaire, sont interesses a eviter la faillite. C'est bien ce qui le sauve, notre malin gouverneur. Les autres courent apres leur argent,--on sait ce que cela veut dire au jeu,--et ils ne seraient pas flattes que toutes les actions qu'ils ont dans les mains ne fussent plus bonnes qu'a vendre au poids du papier. Du petit au grand, nous en sommes tous la dans la maison. Depuis le proprietaire, a qui l'on doit deux ans de loyer, et qui de peur de tout perdre, nous garde pour rien, jusqu'a nous autres, pauvres employes, jusqu'a moi, qui en suis pour mes sept mille francs d'economies, et mes quatre ans d'arriere, nous courons apres notre argent. C'est pour cela que je m'entete a rester ici. Sans doute, j'aurais pu, malgre mon grand age, grace a ma bonne tournure, a mon education, au soin que j'ai toujours pris de mes hardes, me presenter dans une autre administration. Il y a une personne fort honorable que je connais, M. Joyeuse, un teneur de livres de chez Hemerlingue et fils, les grands banquiers de la rue Saint-Honore, qui, a chaque fois qu'il me rencontre, ne manque jamais de me dire: "Passajon, mon ami, ne reste pas dans cette caverne de brigands. Tu as tort de t'obstiner, tu n'en tireras jamais un sou. Viens chez Hemerlingue. Je me charge de t'y trouver un petit coin. Tu gagneras moins; mais tu toucheras beaucoup plus." Je sens bien qu'il a raison, ce brave homme. Mais c'est plus fort que moi, je ne peux pas me decider a m'en aller. Elle n'est pourtant pas gaie, la vie que je mene ici, dans ces grandes salles froides, ou il ne vient jamais personne, ou chacun se rencoigne sans parler... Que voulez-vous? On se connait trop, on s'est tout dit... Encore, jusqu'a l'annee derniere, nous avions des reunions du conseil de surveillance, des assemblees d'actionnaires, seances orageuses et bruyantes, vraies batailles de sauvages, dont les cris s'entendaient jusqu'a la Madeleine. Il venait aussi, plusieurs fois la semaine, des souscripteurs indignes de n'avoir plus jamais de nouvelles de leur argent. C'est la que notre gouverneur etait beau. J'ai vu des gens, Monsieur, entrer dans son cabinet comme des loups alteres de carnage, et en sortir, au bout d'un quart d'heure, plus doux que des moutons, satisfaits, rassures, et la poche soulagee de quelques billets de banque. Car, c'etait cela la malice: extirper de l'argent a des malheureux qui venaient en reclamer. Aujourd'hui, les actionnaires de la _Caisse territoriale_ ne bougent plus. Je crois qu'ils sont tous morts, ou qu'ils se sont resignes. Le Conseil ne se reunit jamais. Nous n'avons de seances que sur le papier; c'est moi qui suis charge de faire un soi-disant compte rendu,--toujours le meme,--que je recopie tous les trois mois. Nous ne verrions jamais ame qui vive, si de loin en loin, il ne tombait du fond de la Corse quelque souscripteur a la statue de Paoli, curieux de savoir si le monument avance; ou encore un bon lecteur de la _Verite financiere_ disparue depuis plus de deux ans, qui vient renouveler son abonnement d'un air timide, et demande, si c'est possible, un peu plus de regularite dans les envois. Il y a des confiances que rien n'ebranle. Alors, quand un de ces innocents tombe au milieu de notre bande affamee, c'est quelque chose de terrible. On l'entoure, on l'enlace, on tache de l'intercaler sur une de nos listes, et, en cas de resistance, s'il ne veut souscrire ni au monument de Paoli, ni aux chemins de Fer Corses, ces messieurs lui font ce qu'ils appellent,--ma plume rougit de l'ecrire,--ce qu'ils appellent, dis-je, "le coup du camionneur." Voici ce que c'est; nous avons toujours au bureau un paquet prepare d'avance, une caisse bien ficelee qui arrive censement du chemin de fer, pendant que le visiteur est la. "C'est vingt francs de port," dit celui d'entre nous qui apporte l'objet. (Vingt francs, quelquefois trente, selon la tete du patient.) Aussitot chacun de se fouiller: "Vingt francs de port! mais je ne les ai pas.--Ni moi non plus." Malheur! On court a la caisse. Fermee. Ou cherche le caissier. Sorti. Et la grosse voix du camionneur qui s'impatiente: "Allons, allons, depechons-nous." (C'est moi generalement qui imite le camionneur, a cause de mon organe.) Que faire cependant? Retourner le colis, c'est le gouverneur qui ne sera pas content. "Messieurs, je vous en prie, voulez-vous me permettre, hasarde alors l'innocente victime en ouvrant son porte-monnaie.--Ah! Monsieur, par exemple..." Il donne ses vingt francs, on l'accompagne jusqu'a la porte, et des qu'il a les talons tournes, on partage entre tous le fruit du crime, en riant comme des bandits. Fi! monsieur Passajon... A votre age, un metier pareil... Eh! mon Dieu, je le sais bien. Je sais que je me ferais plus d'honneur en sortant de ce mauvais lieu. Mais, quoi! il faudrait donc que je renoncasse a tout ce que j'ai ici. Non, ce n'est pas possible. Il est urgent que je reste, au contraire, que je surveille, que je sois toujours la pour profiter au moins d'une aubaine, s'il en arrive, une... Oh! par exemple, j'en jure sur mon ruban, sur mes trente ans de services academiques, si jamais une affaire comme celle du Nabab me permet de rentrer dans mes debours, je n'attendrai pas seulement une minute, je m'en irai vite soigner ma jolie petite vigne la-bas, vers Monbars, a tout jamais gueri de mes idees de speculation. Mais helas! c'est la un espoir bien chimerique. Uses, brules, connus comme nous le sommes sur la place de Paris, avec nos actions qui ne sont plus cotees a la Bourse, nos obligations qui tournent a la paperasse, tant de mensonges, tant de dettes, et le trou qui se creuse de plus en plus... (Nous devons a l'heure qu'il est trois millions cinq cent mille francs. Et ce n'est pas encore ces trois millions-la qui nous genent. Au contraire, c'est ce qui nous soutient; mais nous avons chez le concierge une petite note de cent vingt-cinq francs pour timbres-poste, mois du gaz et autres. Ca c'est le terrible.) Et l'on voudrait nous faire croire qu'un homme, un grand financier comme ce Nabab, fut-il arrive du Congo, descendu de la lune le jour meme, serait assez fou pour mettre son argent dans une baraque pareille... Allons donc!... Est-ce que c'est possible? A d'autres, mon cher gouverneur. IV UN DEBUT DANS LE MONDE. "Monsieur Bernard Jansoulet!..." Ce nom plebeien, accentue fierement par la livree, lance d'une voix retentissante, sonna dans les salons de Jenkins, comme un coup de cymbale, un de ces gongs qui, sur les theatres de feerie, annoncent les apparitions fantastiques. Les lustres palirent, il y eut une montee de flamme dans tous les yeux, a l'eblouissante perspective des tresors d'Orient, des pluies de sequins et de perles secouees par les syllabes magiques de ce nom hier inconnu. Lui, c'etait lui, le Nabab, le riche des riches, la haute curiosite parisienne, epicee de ce ragout d'aventures qui plait tant aux foules rassasiees. Toutes les tetes se tournerent, toutes les conversations s'interrompirent; il y eut vers la porte une poussee de monde, une bousculade comme sur le quai d'un port de mer pour voir entrer une felouque chargee d'or. Jenkins lui-meme, si accueillant, si maitre de lui, qui se tenait dans le premier salon pour recevoir ses invites, quitta brusquement le groupe d'hommes dont il faisait partie et s'elanca au-devant des galions. "Mille fois, mille fois aimable... Madame Jenkins va etre bien heureuse, bien fiere... Venez que je vous conduise." Et, dans sa hate, dans sa vaniteuse jouissance, il entraina si vite Jansoulet que celui-ci n'eut pas le temps de lui presenter son compagnon Paul de Gery, auquel il faisait faire son debut dans le monde. Le jeune homme fut bien heureux de cet oubli. Il se faufila dans la masse d'habits noirs sans cesse refoulee plus loin a chaque nouvelle entree, s'y engloutit, pris de cette terreur folle qu'eprouve tout jeune provincial introduit dans un salon de Paris, surtout lorsqu'il est intelligent et fin, et qu'il ne porte pas comme une cotte de mailles sous son plastron de toile l'imperturbable aplomb des rustres. Vous tous, Parisiens de Paris, qui des l'age de seize ans avez, dans votre premier habit noir et le claque sur la cuisse, promene votre adolescence a travers les receptions de tous les mondes, vous ne connaissez pas cette angoisse faite de vanite, de timidite, de souvenirs de lectures romanesques, qui nous visse les dents l'une dans l'autre, engoue nos gestes, fait de nous pour toute une nuit un entre-deux de porte, un meuble d'embrasure, un pauvre etre errant et lamentable incapable de manifester son existence autrement qu'en changeant de place de temps en temps, mourant de soif plutot que d'approcher du buffet, et s'en allant sans avoir dit un mot, a moins qu'il n'ait begaye une de ces sottises egarees dont on se souvient pendant des mois et qui nous font, la nuit, en y songeant, pousser un "ah!" de rage honteuse, la tete cachee dans l'oreiller. Paul de Gery etait ce martyr. La-bas dans son pays, il avait toujours vecu fort retire pres d'une vieille tante devote et triste, jusqu'au moment ou l'etudiant en droit, destine d'abord a une carriere dans laquelle son pere laissait d'excellents souvenirs, s'etait vu attire dans quelques salons de conseillers a la cour, anciennes demeures melancoliques a trumeaux fanes ou il allait faire un quatrieme au whist avec de venerables ombres. La soiree de Jenkins etait donc un debut pour ce provincial, que son ignorance meme et sa souplesse meridionale firent du premier coup observateur. De l'endroit ou il se trouvait, il assistait au defile curieux et non encore termine a minuit des invites de Jenkins, toute la clientele du medecin a la mode: la fine fleur de la societe, beaucoup de politique et de finance, des banquiers, des deputes, quelques artistes, tous les surmenes du high life parisien, blafards, les yeux brillants, satures d'arsenic comme des souris gourmandes, mais insatiables de poison et de vie. Le salon ouvert, la vaste antichambre dont on avait enleve les portes laissait voir l'escalier de l'hotel charge de fleurs sur les cotes, ou se developpaient les longues traines dont le poids soyeux semblait rejeter en arriere le buste decollete des femmes dans ce joli mouvement ascensionnel qui les faisait apparaitre, peu a peu, jusqu'au complet epanouissement de leur gloire. Les couples arrives en haut paraissaient entrer en scene; et cela etait doublement vrai, chacun laissant sur la derniere marche les froncements de sourcils, les plis preoccupes, les airs excedes, ses coleres, ses tristesses, pour montrer une physionomie satisfaite, un sourire epanoui sur l'ensemble repose des traits. Les hommes echangeaient des poignees de mains loyales, des effusions fraternelles; les femmes, sans rien entendre, preoccupees d'elles-memes, avec de petits caracolements sur place, des graces frissonnantes, des jeux de prunelles et d'epaules, murmuraient quelques mois d'accueil. "Merci... Oh! merci... comme vous etes bonne..." Puis les couples se separaient, car les soirees ne sont plus ces reunions d'esprits aimables, ou la finesse feminine forcait le caractere, les hautes connaissances, le genie meme des hommes a s'incliner gracieusement pour elle, mais ces cohues trop nombreuses dans lesquelles les femmes, seules assises, gazouillant ensemble comme des captives de harem, n'ont plus que le plaisir d'etre belles ou de le paraitre. De Gery, apres avoir erre dans la bibliotheque du docteur, la serre, la salle de billard ou l'on fumait, ennuye de conversations graves et arides, qui lui semblaient detonner dans un lieu si pare et dans l'heure courte du plaisir--quelqu'un lui avait demande negligemment, sans le regarder, ce que la bourse faisait ce jour-la--se rapprocha de la porte du grand salon, que defendait un flot presse d'habits noirs, une houle de tetes penchees les unes a cote des autres et regardant. Une vaste piece richement meublee avec le gout artistique qui caracterisait le maitre et la maitresse de la maison. Quelques tableaux anciens sur le fond clair des draperies. Une cheminee monumentale, decoree d'un beau groupe de marbre, "les Saisons," de Sebastien Ruys, autour duquel de longues tiges vertes decoupees en dentelle ou d'une raideur gaufree de bronze se recourbaient vers la glace comme vers la limpidite d'une eau pure. Sur les sieges bas, les femmes groupees, pressees, confondant presque les couleurs vaporeuses de leurs toilettes, formant une immense corbeille de fleurs vivantes, au-dessus de laquelle flottaient le rayonnement des epaules nues, des chevelures semees de diamants, gouttes d'eau sur les brunes, reflets scintillants sur les blondes, et le meme parfum capiteux, le meme bourdonnement confus et doux, fait de chaleur vibrante et d'ailes insaisissables, qui caresse en ete toute la floraison d'un parterre. Parfois un petit rire, montant dans cette atmosphere lumineuse, un souffle plus vif qui faisait trembler des aigrettes et des frisures, se detacher tout a coup un beau profil. Tel etait l'aspect du salon. Quelques hommes se trouvaient la, en tres petit nombre, tous des personnages de marque, charges d'annees et de croix, qui causaient au bord d'un divan, appuyes au renversement d'un siege avec cet air de condescendance que l'on prend pour parler a des enfants. Mais dans le susurrement paisible de ces conversations une voix ressortait eclatante et cuivree, celle du Nabab, qui evoluait tranquillement a travers cette serre mondaine avec l'assurance que lui donnaient son immense fortune et un certain mepris de la femme, rapporte d'Orient. En ce moment, etale sur un siege, ses grosses mains gantees de jaune croisees sans facon l'une sur l'autre, il causait avec une tres belle personne dont la physionomie originale--beaucoup de vie sur des traits severes--se detachait en paleur au milieu des minois environnants, comme sa toilette toute blanche, classique de plis et moulee sur sa grace souple, contrastait avec des mises plus riches, mais dont aucune n'avait cette allure de simplicite hardie. De son coin, de Gery admirait ce front court et uni sous la frange des cheveux abaisses, ces yeux long ouverts, d'un bleu profond, d'un bleu d'abime, cette bouche qui ne cessait de sourire que pour detendre sa forme pure dans une expression lassee et retombante. En tout, l'apparence un peu hautaine d'un etre d'exception. Quelqu'un pres de lui la nomma... Felicia Ruys... Des lors il comprit l'attrait rare de cette jeune fille, continuatrice du genie de son pere, et dont la celebrite naissante etait arrivee jusqu'a sa province, aureolee d'une reputation de beaute. Pendant qu'il la contemplait, qu'il admirait ses moindres gestes, un peu intrigue par l'enigme de ce beau visage, il entendit chuchoter derriere lui: "Mais voyez donc comme elle est aimable avec le Nabab... Si le duc arrivait... --Le duc de Mora doit venir? --Certainement. C'est pour lui que la soiree est donnee; pour le faire rencontrer avec Jansoulet. --Et vous pensez que le duc et mademoiselle Ruys... --D'ou sortez-vous?... C'est une liaison connue de tout Paris... Ca date de la derniere exposition ou elle a fait son buste. --Et la duchesse?... --Bah! Elle en a bien vu d'autres... Ah! voila madame Jenkins qui va chanter." Il se fit un mouvement dans le salon, une pesee plus forte de la foule aupres de la porte, et les conversations cesserent pour un moment. Paul de Gery respira. Ce qu'il venait d'entendre lui avait serre le coeur. Il se sentait atteint, sali par cette boue jetee a pleine main sur l'ideal qu'il s'etait fait de cette jeunesse splendide, murie au soleil de l'art d'un charme si penetrant. Il s'eloigna un peu, changea de place. Il avait peur d'entendre encore chuchoter quelque infamie... La voix de madame Jenkins lui fit du bien, une voix fameuse dans les salons de Paris et qui, malgre tout son eclat, n'avait rien de theatral, mais semblait une parole emue vibrant sur des sonorites inapprises. La chanteuse, une femme de quarante a quarante-cinq ans, avec une magnifique chevelure cendree, des traits fins un peu mous, une grande expression de bonte. Encore belle, elle etait mise avec le gout couteux d'une femme qui n'a pas renonce a plaire. Elle n'y avait pas renonce en effet; mariee en secondes noces avec le docteur depuis une dizaine d'annees, ils semblaient en etre encore aux premiers mois de leur bonheur a deux. Pendant qu'elle chantait un air populaire de Russie, sauvage et doux comme un sourire slave, Jenkins etait fier naivement, sans chercher a le dissimuler, toute sa large figure epanouie; et elle, chaque fois qu'elle penchait la tete pour reprendre son souffle, adressait de son cote un sourire craintif, epris, qui allait le chercher pardessus la musique etalee. Puis, quand elle eut fini au milieu d'un murmure admiratif et ravi, c'etait touchant de voir de quelle facon discrete elle serra furtivement la main de son mari, comme pour se faire un coin de bonheur intime parmi ce grand triomphe. Le jeune de Gery se sentait reconforte par la vue de ce couple heureux, quand tout pres de lui une voix murmura,--ce n'etait pourtant pas la meme qui avait parle tout a l'heure: "Vous savez ce qu'on dit... que les Jenkins ne sont pas maries. --Quelle folie! --Je vous assure... il paraitrait qu'il y a une veritable madame Jenkins quelque part, mais pas celle qu'on nous a montree. Du reste, avez-vous remarque..." Le dialogue continua a voix basse, madame Jenkins s'approchait, saluant, souriant, tandis que le docteur, arretant un plateau au passage, lui apportait un verre de bordeaux avec l'empressement d'une mere, d'un impresario, d'un amoureux. Calomnie, calomnie, souillure ineffacable! Maintenant les attentions de Jenkins semblaient exagerees au provincial. Il trouvait qu'il y avait la quelque chose d'affecte, du voulu, et aussi dans le remerciment qu'elle adressa tout bas a son mari, il crut remarquer une crainte, une soumission contraires a la dignite de l'epouse legitime, heureuse et fiere d'un bonheur assure... "Mais c'est hideux, le monde!" se disait de Gery epouvante, les mains froides. Ces sourires qui l'entouraient lui faisaient tout l'effet de grimaces. Il avait de la honte et du degout. Puis tout a coup se revoltant: "Allons donc! ce n'est pas possible." Et, comme si elle avait voulu repondre a cette exclamation, derriere lui, la medisance reprit d'un ton degage: "Apres tout, vous savez, je n'en suis pas sur autrement. Je repete ce qu'on m'a dit... Tiens! la baronne Hemerlingue... Il a tout Paris, ce Jenkins." La baronne s'avancait au bras du docteur, qui s'etait precipite au devant d'elle, et si maitre qu'il fut de tous les jeux de son visage, semblait un peu trouble et deconfit. Il avait imagine cela, le bon Jenkins, de profiter de sa soiree pour reconcilier entre eux son ami Hemerlingue et son ami Jansoulet, ses deux clients les plus riches, et qui l'embarrassaient beaucoup avec leur guerre intestine. Le Nabab ne demandait pas mieux. Il n'en voulait pas a son ancien copain. Leur brouille etait venue a la suite du mariage d'Hemerlingue avec une favorite de l'ancien bey. "Histoire de femme, en somme," disait Jansoulet, et qu'il aurait ete heureux de voir finir, toute antipathie pesant a cette nature exuberante. Mais il parait que le baron ne tenait pas a un rapprochement; car, malgre la promesse qu'il avait faite a Jenkins, sa femme arrivait seule, au grand depit de l'Irlandais. C'etait une longue, mince, frele personne, aux sourcils en plumes d'oiseau, l'air jeune et intimide, trente ans qui en paraissaient vingt, coiffee d'herbes et d'epis tombants dans des cheveux tres noirs cribles de diamants. Avec ses longs cils sur ses joues blanches de cette limpidite de teint des femmes longtemps cloitrees, un peu genee dans sa toilette parisienne, elle ressemblait moins a une ancienne femme de harem qu'a une religieuse ayant renonce a ses voeux et retournant au monde. Quelque chose de devot, de confit dans le maintien, une certaine facon ecclesiastique de marcher en baissant les yeux, les coudes a la taille, les mains croisees, des manieres qu'elle avait prises dans le milieu tres pratiquant ou elle vivait depuis sa conversion et son recent bapteme, completaient cette ressemblance. Et vous pensez si la curiosite mondaine s'empressait autour de cette ancienne odalisque devenue catholique fervente, s'avancant escortee d'une figure livide de sacristain a lunettes, maitre Le Merquier, depute de Lyon, l'homme d'affaires d'Hemerlingue, qui accompagnait la baronne quand le baron "etait un peu souffrant," comme ce soir. A leur entree dans le second salon, le Nabab vint droit a elle, croyant voir apparaitre a la suite la figure bouffie de son vieux camarade, auquel il etait convenu qu'il irait tendre la main. La baronne l'apercut, devint encore plus blanche. Un eclair d'acier filtra sous ses longs cils. Ses narines s'ouvrirent, palpiterent, et, comme Jansoulet s'inclinait, elle pressa le pas, la tete haute et droite, laissant tomber de ses levres minces un mot arabe que personne ne put comprendre, mais ou le pauvre Nabab entendit bien l'injure, lui; car, en se relevant, son visage hale etait de la couleur d'une terre cuite qui sort du four. Il resta un moment sans bouger, ses gros poings crispes, sa bouche tumefiee de colere. Jenkins vint le rejoindre, et de Gery, qui avait suivi de loin toute cette scene, les vit causer ensemble vivement d'un air preoccupe. L'affaire etait manquee. Cette reconciliation, si savamment combinee, n'aurait pas lieu. Hemerlingue n'en voulait pas. Pourvu maintenant que le duc ne leur manquat pas de parole. C'est qu'il etait tard. La Wauters, qui devait, en sortant de son theatre, chanter l'air de la Nuit, de la _Flute enchantee_, venait d'entrer tout emmitouflee dans ses capuchons de dentelles. Et le ministre n'arrivait pas. Pourtant c'etait une affaire entendue, promise. Monpavon devait le prendre au cercle. De temps en temps le bon Jenkins tirait sa montre tout en jetant un bravo distrait au bouquet de notes perlees que la Wauters faisait jaillir de ses levres de fee, un bouquet de trois mille francs, inutile comme les autres frais de la soiree, si le duc ne venait pas. Tout a coup la porte s'ouvrit a deux battants: "Son Excellence M. le duc de Mora." Un long fremissement l'accueillit, une curiosite respectueuse, rangee sur deux haies, au lieu de la presse brutale qui s'etait jetee sur les pas du Nabab. Nul mieux que lui ne savait se presenter dans le monde, traverser un salon gravement, monter en souriant a la tribune, donner du serieux aux choses futiles, traiter legerement les choses graves; c'etait le resume de son attitude dans la vie, une distinction paradoxale. Encore beau malgre ses cinquante-six ans, d'une beaute faite d'elegance et de proportion ou la grace du dandy se raffermissait par quelque chose de militaire dans la taille et la fierte du visage, il portait merveilleusement l'habit noir, sur lequel, pour faire honneur a Jenkins, il avait mis quelques-unes de ses plaques, qu'il n'arborait jamais qu'aux jours officiels. Le reflet du linge, de la cravate blanche, l'argent mat des decorations, la douceur des cheveux rares et grisonnants ajoutaient a la paleur de la tete, plus exsangue que tout ce qu'il y avait d'exsangue ce soir-la chez l'Irlandais. Il menait une vie si terrible! La politique, le jeu sous toutes ses formes, coups de bourse et coups de baccarat, et cette reputation d'homme a bonnes fortunes qu'il fallait soutenir a tout prix. Oh! celui-la etait un vrai client de Jenkins; et cette visite princiere, il la devait bien a l'inventeur de ces mysterieuses perles qui donnaient a son regard cette flamme, a tout son etre cet en-avant si vibrant et si extraordinaire. "Mon cher duc, permettez-moi de vous..." Monpavon, solennel, le jabot gonfle, essayait de faire la presentation si attendue; mais l'Excellence, distraite, n'entendait pas, continuait sa route vers le grand salon, emportee par un de ces courants electriques qui rompent la monotonie mondaine. Sur son passage, et pendant qu'il saluait la belle madame Jenkins, les femmes se penchaient un peu avec des airs attirants, un rire doux, une preoccupation de plaire. Mais lui n'en voyait qu'une seule, Felicia, debout au centre d'un groupe d'hommes, discutant comme au milieu de son atelier, et qui regardait venir le duc, tout en mangeant tranquillement un sorbet. Elle l'accueillit avec un naturel parfait. Discretement l'entourage s'etait retire. Pourtant, et malgre ce qu'avait entendu Gery sur leurs relations presumees, il semblait n'y avoir entre eux qu'une camaraderie toute spirituelle, une familiarite enjouee. "Je suis alle chez vous, Mademoiselle, en montant au bois. --On me l'a dit. Vous etes meme entre dans l'atelier. --Et j'ai vu le fameux groupe... mon groupe. --Eh bien? --C'est tres beau... Le levrier court comme un enrage... Le renard detelle admirablement... Seulement je n'ai pas bien compris... Vous m'aviez dit que c'etait notre histoire a tous les deux? --Ah! voila... Cherchez... C'est un apologue que j'ai lu dans... Vous ne lisez pas Rabelais, monsieur le duc? --Ma foi, non. Il est trop grossier... --Eh bien, moi, j'ai appris a lire la-dedans. Tres mal elevee, vous savez. Oh! tres mal... Mon apologue est donc tire de Rabelais. Voici: Bacchus a fait un renard prodigieux, imprenable a la course. Vulcain de son cote a donne a un chien de sa facon le pouvoir d'attraper toute bete qu'il poursuivra. "Or, comme dit mon auteur, advint qu'ils se rencontrerent." Vous voyez quelle course enragee et... interminable. Il me semble, mon cher duc, que le destin nous a mis ainsi en presence, munis de qualites contraires, vous qui avez recu des dieux le don d'atteindre tous les coeurs, moi dont le coeur ne sera jamais pris." Elle lui disait cela, bien en face, presque en riant, mais serree et droite dans sa tunique blanche qui semblait garder sa personne contre les libertes de son esprit. Lui, le vainqueur, l'irresistible, il n'en avait jamais rencontre de cette race audacieuse et volontaire. Aussi l'enveloppait-il de toutes les effluves magnetiques d'une seduction, pendant qu'autour d'eux le murmure montant de la fete, les rires flutes, le frolement des satins et des franges de perles faisaient l'accompagnement a ce duo de passion mondaine et de juvenile ironie. Il reprit au bout d'une minute: "Mais comment les dieux se sont-ils tires de ce mauvais pas? --En changeant les deux coureurs en pierre. --Par exemple, dit-il, voila un denoument que je n'accepte point... Je defie les dieux de jamais petrifier mon coeur." Une flamme courte jaillit de ses prunelles, eteinte aussitot a la pensee qu'on les regardait. En effet, on les regardait beaucoup, mais personne aussi curieusement que Jenkins qui rodait autour d'eux, impatient, crispe, comme s'il en eut voulu a Felicia de prendre pour elle seule le personnage important de la soiree. La jeune fille en fit, en riant, l'observation au duc: "On va dire que je vous accapare." Elle lui montrait Monpavon attendant, debout pres du Nabab qui, de loin, adressait a l'Excellence le regard queteur et soumis d'un bon gros dogue. Le ministre d'Etat se souvint alors de ce qui l'avait amene. Il salua la jeune fille et revint a Monpavon, qui put lui presenter enfin a son honorable ami, M. Bernard Jansoulet." L'Excellence s'inclina, le parvenu s'humilia plus bas que terre, puis ils causerent un moment. Un groupe curieux a observer. Jansoulet, grand, fort, l'air peuple, la peau tannee, son large dos voute comme s'il s'etait pour jamais arrondi dans les salamaleks de la courtisanerie orientale, ses grosses mains courtes faisant eclater ses gants clairs, sa mimique excessive, son exuberance meridionale decoupant les mots a l'emporte-piece. L'autre, gentilhomme de race, mondain, l'elegance meme, aise dans ses moindres gestes fort rares d'ailleurs, laissant tomber negligemment des phrases inachevees, eclairant d'un demi-sourire la gravite de son visage, cachant sous une politesse imperturbable le grand mepris qu'il avait des hommes et des femmes; et c'est de ce mepris surtout que sa force etait faite... Dans un salon americain, l'antithese eut ete moins choquante. Les millions du Nabab auraient retabli l'equilibre et fait meme pencher le plateau de son cote. Mais Paris ne met pas encore l'argent au dessus de toutes les autres puissances, et, pour s'en rendre compte, il suffisait de voir ce gros traitant fretiller d'un air aimable devant ce grand seigneur, jeter sous ses pieds, comme le manteau d'hermine du courtisan, son epais orgueil d'enrichi. De l'angle ou il s'etait blotti, de Gery regardait la scene avec interet, sachant quelle importance son ami attachait a cette presentation, quand le hasard qui avait si cruellement dementi, toute la soiree, ses naivetes de debutant, lui fit distinguer ce court dialogue, pres de lui, dans cette houle des conversations particulieres ou chacun entend juste le mot qui l'interesse: "C'est bien le moins que Monpavon lui fasse faire quelques bonnes connaissances. Il lui en a tant procure de mauvaises... Vous savez qu'il vient de lui jeter sur les bras Paganetti et toute sa bande. --Le malheureux!... Mais ils vont le devorer. --Bah! ce n'est que justice qu'on lui fasse un peu rendre gorge... Il en a tant vole la-bas chez les Turcs. --Vraiment, vous croyez?... --Si je crois! J'ai la-dessus des details tres precis que je tiens du baron Hemerlingue, le banquier qui a fait le dernier emprunt tunisien... Il en connait des histoires, celui-la, sur le Nabab. Imaginez-vous..." Et les infamies commencerent. Pendant quinze ans, Jansoulet avait indignement exploite l'ancien bey. On citait des noms de fournisseurs et des tours admirables d'aplomb, d'effronterie; par exemple, l'histoire d'une fregate a musique, oui, veritablement a musique, comme un tableau de salle a manger, qu'il avait payee deux cent mille francs et revendue dix millions, un trone de trois millions, dont la note visible sur les livres d'un tapissier du faubourg Saint-Honore n'allait pas a cent mille francs; et le plus comique, c'est que le bey ayant change de fantaisie, le siege royal tombe en disgrace avant meme d'etre deballe, etait encore cloue dans sa caisse de voyage a la douane de Tripoli. Puis en dehors de ces commissions effrenees sur l'envoi du moindre jouet, on accentuait des accusations plus graves mais aussi certaines, puisqu'elles venaient toujours de la meme source. C'etait a cote du serail, un harem d'Europeennes admirablement monte, pour Son Altesse, par le Nabab qui devait s'y connaitre, ayant fait jadis a Paris--avant son depart pour l'Orient--les plus singuliers metiers: marchand de contre-marques, gerant d'un bal de barriere, d'une maison plus mal famee encore... Et les chuchotements se terminaient dans un rire etouffe, le rire lippu des hommes causant entre eux. Le premier mouvement du jeune provincial, en entendant ces calomnies infames, fut de se retourner et de crier: "Vous en avez menti." Quelques heures plus tot, il l'aurait fait sans hesiter, mais, depuis qu'il etait la, il avait appris la mefiance, le scepticisme. Il se contint donc et ecouta jusqu'au bout, immobile a la meme place, ayant tout au fond de lui-meme le desir inavoue de connaitre mieux celui qu'il servait. Quant au Nabab, sujet bien inconscient de cette hideuse chronique, tranquillement installe dans un petit salon auquel ses tentures bleues, deux lampes a abat-jour communiquaient un air recueilli, il faisait sa partie d'ecarte avec le duc de Mora. O magie du galion! Le fils du revendeur de ferraille seul a une table de jeu en face du premier personnage de l'empire. Jansoulet en croyait a peine la glace de Venise ou se refletaient sa figure resplendissante et le crane auguste, separe d'une large raie. Aussi, pour reconnaitre ce grand honneur, s'appliquait-il a perdre decemment le plus de billets de mille francs possible, se sentant quand meme le gagnant de la partie et [illisible] de voir passer son argent dans ces mains aristocratiques dont il etudiait les moindres gestes pendant qu'elles jetaient, coupaient ou soutenaient les cartes. Autour d'eux un cercle se faisait, mais toujours a distance, les dix pas exiges pour le salut d'un prince; c'etait le public de ce triomphe ou le Nabab assistait comme en reve, grise par ces accords feeriques un peu assourdis dans le lointain, ces chants qui lui arrivaient en phrases coupees comme par-dessus l'obstacle resonnant d'un etang, le parfum des fleurs epanouies d'une facon si singuliere vers la fin des bals parisiens, alors que l'heure qui s'avance confondant toutes les notions du temps, la lassitude de la nuit blanche communiquent aux cerveaux alleges dans une atmosphere plus nerveuse, comme un etourdissement de jouissance. La robuste nature de Jansoulet, de ce sauvage civilise, etait plus sensible qu'une autre a ces raffinements inconnus; et il lui fallait toute sa force pour ne pas manifester par quelque joyeux hourrah, une intempestive effusion de gestes et de paroles, ce mouvement d'allegresse physique qui agitait tout son etre, comme il arrive a ces grands chiens de montagne qu'une goutte d'essence respiree jette dans des folles epileptiques. "Le ciel est beau, le pave sec... Si vous voulez, mon cher enfant, nous renverrons la voiture et nous rentrerons a pied," dit Jansoulet a son compagnon en sortant de chez Jenkins. De Gery accepta avec empressement. Il avait besoin de se promener, de secouer dans l'air vif les infamies et les mensonges de cette comedie mondaine qui lui laissait le coeur froid et serre, tout le sang de sa vie refugie sous ses tempes dont il entendait battre les veines gonflees. Il chancelait en marchant, semblable a ces malheureux operes de la cataracte qui, dans l'effroi de la vision reconquise, n'osent plus mettre un pied devant l'autre. Mais avec quelle brutalite de main l'operation avait ete faite! Ainsi cette grande artiste au nom glorieux, cette beaute pure et farouche, dont l'aspect seul l'avait trouble comme une apparition, n'etait qu'une courtisane. Madame Jenkins, cette femme imposante, d'un maintien a la fois si fier et si doux, ne s'appelait pas madame Jenkins. Cet illustre savant au visage ouvert, a l'accueil si cordial avait l'impudence d'etaler ainsi un concubinage honteux. Et Paris s'en doutait, mais cela n'empechait pas d'accourir a leurs fetes. Enfin, ce Jansoulet, si bon, si genereux, pour lequel il se sentait au coeur tant de reconnaissance, il le savait tombe aux mains d'une troupe de bandits, bandit lui-meme et bien digne de l'exploitation organisee pour faire rendre gorge a ses millions... Etait-ce possible et qu'en fallait-il croire? Un coup d'oeil de cote jete sur le Nabab, dont la vaste personne encombrait le trottoir, lui revela tout a coup dans cette demarche calee par le poids des ecus, quelque chose de bas et de canaille qu'il n'avait pas encore remarque. Oui, c'etait bien l'aventurier du Midi, petri de ce limon qui couvre les quais de Marseille pietines par tous les nomades, les errants de ports de mer. Bon, genereux, parbleu! comme les filles, comme les voleurs. Et l'or coulant par torrents dans ce milieu tare et luxueux, eclaboussant jusqu'aux murailles, lui semblait charrier maintenant toutes les scories, toutes les boues de sa source impure et fangeuse. Alors, lui, de Gery, n'avait plus qu'une chose a faire, partir, quitter au plus vite cette place ou il risquait de compromettre son nom, l'unique heritage paternel. Sans doute. Mais les deux frerots, la-bas au pays, qui payerait leur pension? Qui soutiendrait le modeste foyer miraculeusement releve par les beaux appointements du l'aine, du chef de famille? Ce mot de chef du famille le rejetait aussitot dans un de ces combats interieurs ou luttent l'interet et la conscience,--l'une brutale, solide, attaquant a fond avec des coups droits, l'autre fuyant, rompant par des degagements subtils,--pendant que le brave Jansoulet, cause ignorante du conflit, marchait a grandes enjambees pres de son jeune ami, aspirant l'air avec delices du bout de son cigare allume. Jamais il n'avait ete si heureux de vivre; et cette soiree chez Jenkins, son entree dans le monde, a lui aussi, lui avait laisse une impression de portiques dresses comme pour un triomphe, de foule accourue, de fleurs jetees sur son passage... Tant il est vrai que les choses n'existent que par les yeux qui les regardent... Quel succes! Le duc, au moment de le quitter, l'engageant a venir voir sa galerie; ce qui signifiait les portes de l'hotel Mora ouvertes pour lui avant huit jours. Felicia Ruys consentant a faire son buste, de sorte qu'a la prochaine exposition le fils du cloutier aurait son portrait en marbre par la meme grande artiste qui avait signe celui du ministre d'Etat. N'etait-ce pas le contentement de toutes ses vanites enfantines? Et tous deux ruminant leurs pensees sombres ou joyeuses, ils marchaient l'un pres de l'autre, absorbes, absents d'eux-memes, si bien que la place Vendome, silencieuse, inondee d'une lumiere bleue et glacee, sonne sous leurs pas avant qu'ils se fussent dit un mot. "Deja, dit le Nabab... J'aurais bien voulu marcher encore un peu... Ca vous va-t-il?" Et, tout en faisant deux ou trois fois le tour de la place, il laissait aller, par bouffees, l'immense joie dont il etait plein: "Comme il fait bon! Comme on respire!... Tonnerre de Dieu! ma soiree de ce soir, je ne la donnerais pas pour cent mille francs... Quel brave coeur que ce Jenkins... Aimez-vous le genre de beaute de Felicia Ruys? Moi, j'en raffole... Et le duc, quel grand seigneur! si simple, si aimable... C'est beau Paris, n'est-ce pas, mon fils? --C'est trop complique pour moi... ca me fait peur, repondit Paul de Gery d'une voix sourde. --Oui, oui, je comprends, reprit l'autre avec une fatuite adorable. Vous n'avez pas encore l'habitude, mais on s'y fait vite, allez! Regardez comme en un mois je me suis mis a l'aise. --C'est que vous etiez deja venu a Paris, vous... Vous l'aviez habite autrefois. --Moi? jamais de la vie... Qui vous a dit cela? --Tiens, je croyais... repondit le jeune homme; et tout de suite une foule de reflexions se precipitant dans son esprit: --Que lui avez-vous donc fait a ce baron Hemerlingue? C'est une haine a mort entre vous. Le Nabab resta une minute interdit. Ce nom d'Hemerlingue, jete tout a coup dans sa joie, lui rappelait le seul episode facheux de la soiree: "A celui-la comme aux autres, dit-il d'une voix attristee, je n'ai jamais fait que du bien. Nous avons commence ensemble, miserablement. Nous avons grandi, prospere cote a cote. Quand il a voulu partir de ses propres ailes, je l'ai toujours aide, soutenu de mon mieux. C'est moi qui lui ai fait avoir dix ans de suite les fournitures de la flotte et de l'armee; presque toute sa fortune vient de la. Puis un beau matin, cet imbecile de Bernois a sang lourd ne va-t-il pas se toquer d'une odalisque que la mere du bey avait fait chasser du harem? La drolesse etait belle, ambitieuse, elle s'est fait epouser, et naturellement, apres ce beau mariage, Hemerlingue a ete oblige de quitter Tunis... On lui avait fait croire que j'excitais le bey a lui fermer la principaute. Ce n'est pas vrai. J'ai obtenu, au contraire, de Son Altesse, qu'Hemerlingue fils--un enfant de sa premiere femme--resterait a Tunis pour surveiller leurs interets en suspens, pendant que le pere venait a Paris fonder sa maison de banque... Lorsque, a la mort de mon pauvre Ahmed, le mouchir, son frere, est monte sur le trone, les Hemerlingue, rentres en faveur, n'ont cesse de me desservir aupres du nouveau maitre. Le bey me fait toujours bon visage; mais mon credit est ebranle. Eh bien! malgre cela, malgre tous les mauvais tours qu'Hemerlingue m'a joues, qu'il me joue encore, j'etais pret ce soir a lui tendre la main... Non seulement ce miserable-la me la refuse; mais il me fait insulter par sa femme, une bete sauvage et mechante, qui ne me pardonne pas de n'avoir jamais voulu la recevoir a Tunis... Savez-vous comment elle m'a appele tout a l'heure en passant devant moi? "Voleur et fils de chien..." Pas plus genee que cela l'odalisque... C'est-a-dire que si je ne connaissais pas mon Hemerlingue aussi capon qu'il est gros... Apres tout, bah! qu'ils disent ce qu'ils voudront. Je me moque d'eux. Qu'est-ce qu'ils peuvent contre moi? Me demolir pres du bey? Ca m'est egal. Je n'ai plus rien a faire en Tunisie, et je m'en retirerai le plus tot possible... Il n'y a qu'une ville, qu'un pays au monde, c'est Paris, Paris accueillant, hospitalier, pas begueule, ou tout homme intelligent trouve du large pour faire de grandes choses... Et moi, maintenant, voyez-vous, de Gery, je veux faire de grandes choses... J'en ai assez de la vie de mercati... J'ai travaille pendant vingt ans pour l'argent; a present je suis goulu de gloire, de consideration, de renommee. Je veux etre quelqu'un dans l'histoire de mon pays, et cela me sera facile. Avec mon immense fortune, ma connaissance des hommes, des affaires, ce que je sens la dans ma tete, je puis arriver a tout et j'aspire a tout... Aussi croyez-moi, mon cher enfant, ne me quittez jamais--on eut dit qu'il repondait a la pensee secrete de son jeune compagnon--restez fidelement a mon bord. La mature est solide: j'ai du charbon plein mes soutes... Je vous jure que nous irons loin, et vite, nom d'un sort!" Le naif Meridional repandait ainsi ses projets dans la nuit avec force gestes expressifs, et, de temps a autre, en arpentant la place agrandie et deserte, majestueusement entouree de ses palais muets et clos, il levait la tete vers l'homme de bronze de la colonne, comme s'il prenait a temoin ce grand parvenu dont la presence au milieu de Paris autorise toutes les ambitions, rend toutes les chimeres vraisemblables. Il y a chez la jeunesse une chaleur de coeur, un besoin d'enthousiasme que reveille le moindre effleurement. A mesure que le Nabab parlait, de Gery sentait fuir ses soupcons et toute sa sympathie renaitre avec une nuance de pitie... Non, bien certainement cet homme-la n'etait pas un coquin, mais un pauvre etre illusionne a qui la fortune montait a la tete comme un vin trop capiteux pour un estomac longtemps abreuve d'eau. Seul au milieu de Paris, entoure d'ennemis et d'exploiteurs, Jansoulet lui faisait l'effet d'un pieton charge d'or traversant un bois mal hante, dans l'ombre et sans armes. Et il pensait qu'il serait bien au protege de veiller sans en avoir l'air sur le protecteur, de devenir le Telemaque clairvoyant de ce Mentor aveugle, de lui montrer les fondrieres, de le defendre contre les detrousseurs, de l'aider enfin a se debattre dans tout ce fourmillement d'embuscades nocturnes qu'il sentait roder ferocement autour du Nabab et de ses millions. V LA FAMILLE JOYEUSE. Tous les matins de l'annee, a huit heures tres precises, une maison neuve et presque inhabitee d'un quartier perdu de Paris s'emplissait de cris, d'appels, de jolis rires sonnant clair dans le desert de l'escalier: "Pere, n'oublie pas ma musique... --Pere, ma laine a broder... --Pere, rapporte-nous des petits pains..." Et la voix du pere qui appelait d'en bas: "Yaia, descends-moi donc ma serviette... --Allons, bon! il a oublie sa serviette..." Et c'etait un empressement joyeux du haut en bas de la maison, une course de tous ces minois brouilles de sommeil, de toutes ces chevelures ebouriffees que l'on rajustait en chemin, jusqu'au moment ou, penchees sur la rampe, une demi-douzaine de jeunes filles adressaient leurs adieux sonores a un petit vieux monsieur, net et bien brosse, dont la face rougeaude, la silhouette etriquee, disparaissaient enfin dans la perspective tournante des marches. M. Joyeuse etait parti pour son bureau... Alors, toute cette echappee de voliere remontait vite au quatrieme et, la porte tiree, se groupait a une croisee ouverte pour regarder le pere encore une fois. Le petit homme se retournait, des baisers s'echangeaient de loin, puis les fenetres se fermaient; la maison neuve et deserte redevenait tranquille, a part les ecriteaux dansant leur folle sarabande au vent de la rue inachevee, comme mis en gaiete eux aussi par toutes ces evolutions. Un moment apres, le photographe du cinquieme descendait suspendre a la porte sa vitrine d'exposition, toujours la meme, ou l'on voyait le vieux monsieur en cravate blanche entoure de ses filles en groupes varies; il remontait a son tour, et le calme succedant tout a coup a ce petit tapage matinal laissait a supposer que "le pere" et ses demoiselles etaient rentres dans le cadre de photographies, ou ils se tenaient souriants et immobiles jusqu'au soir. De la rue Saint-Ferdinand chez Hemerlingue et fils, ses patrons, M. Joyeuse avait bien trois quarts d'heure de route. Il marchait, la tete droite et raide, comme s'il avait craint de deranger le beau noeud de cravate attache par ses filles, son chapeau pose par elles; et lorsque l'ainee, toujours inquiete et prudente, lui relevait au moment de sortir le collet de sa redingote pour eviter le maudit coup de vent du coin de la rue, meme avec une temperature de serre chaude M. Joyeuse ne le rabattait plus jusqu'au bureau, pareil a l'amoureux qui sort des mains de sa maitresse et n'ose plus bouger de peur de perdre l'enivrant parfum. Veuf depuis quelques annees, ce brave homme n'existait que pour ses enfants, ne songeait qu'a elles, s'en allait dans la vie entoure de ces petites tetes blondes qui voletaient autour de lui confusement comme dans un tableau d'Assomption. Tous ses desirs, tous ses projets se rapportaient a "ces demoiselles," y revenaient sans cesse, parfois apres de grands circuits, car M. Joyeuse--cela tenait sans doute a son cou tres court, a sa petite taille ou son sang bouillant ne faisait qu'un tour--etait un homme de feconde, d'etonnante imagination. Les idees evoluaient chez lui avec la rapidite de pailles vides autour d'un crible. Au bureau, les chiffres le fixaient encore par leur maniement positif; mais, dehors, son esprit prenait la revanche de ce metier inexorable. L'activite de la marche, l'habitude d'une route dont il connaissait les moindres incidents donnaient toute liberte a ses facultes imaginatives. Il inventait alors des aventures extraordinaires, de quoi defrayer vingt romans-feuilletons. Si, par exemple, M. Joyeuse, en remontant le faubourg Saint-Honore, sur le trottoir de droite--il prenait toujours celui-la--apercevait une lourde charrette de blanchisseuse qui s'en allait au grand trot, conduite par une femme de campagne dont l'enfant se penchait un peu, juche sur un paquet de linge: "L'enfant! criait le bonhomme effraye, prenez garde a l'enfant!" Sa voix se perdait dans le bruit des roues et son avertissement dans le secret de la providence. La charrette passait. Il la suivait de l'oeil un moment, puis se remettait en route; mais le drame commence dans son esprit continuait a s'y derouler, avec mille peripeties... L'enfant etait tombe... Les roues allaient lui passer dessus... M. Joyeuse s'elancait, sauvait le petit etre tout pres de la mort; seulement le timon l'atteignait lui-meme en pleine poitrine et il tombait baigne dans son sang. Alors, il se voyait porte chez le pharmacien au milieu de la foule amassee. On le mettait sur une civiere, on le montait chez lui, puis tout a coup il entendait le cri dechire du ses filles, de ses bien-aimees, en l'apercevant dans cet etat. Et ce cri desespere l'atteignait si bien au coeur, il le percevait si distinctement, si profondement: "Papa, mon cher papa..." qu'il le poussait lui-meme dans la rue, au grand etonnement des passants, d'une voix rauque qui le reveillait de son cauchemar inventif. Voulez-vous un autre trait de cette imagination prodigieuse?... Il pleut, il gele; un temps de loup. M. Joyeuse a pris l'omnibus pour aller a son bureau. Comme il est assis en face d'une espece de colosse, tete brutale, biceps formidables, M. Joyeuse, tout petit, tout chetif, sa serviette sur les genoux, rentre ses jambes pour laisser la place aux enormes piles qui soutiennent le buste monumental de son voisin. Dans le train du vehicule, de la pluie sur les vitres, M. Joyeuse se prend a songer. Et tout a coup le colosse de vis-a-vis, qui a une bonne figure en somme, est tres surpris de voir ce petit homme changer de couleur, le regarder en grincant des dents, avec des yeux feroces, des yeux d'assassin. Oui, d'assassin veritable, car en ce moment M. Joyeuse fait un reve terrible... Une de ses filles est assise la, en face de lui, a cote de cette brute geante, et le miserable lui prend la taille sous son mantelet. "Retirez votre main, Monsieur..." a deja dit deux fois M. Joyeuse... L'autre n'a fait que ricaner... Maintenant, il veut embrasser Elise... "Ah! bandit!..." Trop faible pour defendre sa fille, M. Joyeuse, ecumant de rage, cherche son couteau dans sa poche, frappe l'insolent en pleine poitrine, et s'en va la tete droite, fort de son droit de pere outrage, faire sa declaration au premier bureau de police. "Je viens de tuer un homme dans un omnibus!..." Au son de sa propre voix prononcant bien, en effet, ces paroles sinistres, mais non pas dans le bureau de police, le malheureux se reveille, devine a l'effarement des voyageurs qu'il a du parler tout haut, et profite bien vite de l'appel du conducteur: "Saint-Philippe... Pantheon... Bastille..." pour descendre, tout confus, au milieu d'une stupefaction generale. Cette imagination toujours en haleine donnait a M. Joyeuse une singuliere physionomie, fievreuse, ravagee, contrastant avec son enveloppe correcte de petit bureaucrate. Il vivait tant d'existences passionnees en un jour... La race est plus nombreuse qu'on ne croit de ces dormeurs eveilles chez qui une destinee trop restreinte comprime des forces inemployees, des facultes heroiques. Le reve est la soupape ou tout cela s'evapore avec des bouillonnements terribles, une vapeur du fournaise et des images flottantes aussitot dissipees. De ces visions les uns sortent radieux, les autres affaisses, decontenances, se retrouvant au terre-a-terre de tous les jours. M. Joyeuse etait de ceux-la, s'elevant sans cesse a des hauteurs d'ou l'on ne peut que redescendre un peu brise par la rapidite du voyage. Or, un matin que notre "imaginaire" avait quitte sa maison a l'heure et dans les circonstances habituelles, il commenca au detour de la rue Saint-Ferdinand un de ses petits romans intimes. La fin de l'annee toute proche, peut-etre une baraque en planches que l'on clouait dans le chantier voisin lui fit penser "etrennes... jour de l'an." Et tout de suite le mot de gratification se planta dans son esprit comme le premier jalon d'une histoire etourdissante. Au mois de decembre, tous les employes d'Hemerlingue touchaient des appointements doubles, et vous savez que, dans les petits menages, on base sur ces sortes d'aubaines mille projets ambitieux ou aimables, des cadeaux a faire, un meuble a remplacer, une petite somme gardee dans un tiroir pour l'imprevu. C'est que M. Joyeuse n'etait pas riche. Sa femme, une demoiselle de Saint-Arnaud, tourmentee d'idees de grandeur et de mondanite, avait mis ce petit interieur d'employe sur un pied ruineux, et depuis trois ans qu'elle etait morte et que Bonne Maman menait la maison avec tant de sagesse, on n'avait pas encore pu faire d'economies, tellement le passe se trouvait lourd. Tout a coup le brave homme se figura que cette annee la gratification allait etre plus forte a cause du surcroit de travail qu'on avait eu pour l'emprunt tunisien. Cet emprunt constituait une tres belle affaire pour les patrons, trop belle meme, car M. Joyeuse s'etait permis de dire dans les bureaux que cette fois "Hemerlingue et fils avaient tondu le turc un peu trop ras." "Certainement, oui, la gratification sera doublee," pensait l'imaginaire tout en marchant; et deja il se voyait a un mois de la, montant avec ses camarades, pour la visite du jour de l'an, le petit escalier qui conduisait chez Hemerlingue. Celui-ci leur annoncait la bonne nouvelle; puis il retenait M. Joyeuse en particulier. Et voila que ce patron si froid, d'habitude, enferme dans sa graisse jaune comme dans un ballot de soie grege, devenait affectueux, paternel, communicatif. Il voulait savoir combien M. Joyeuse avait de filles. "J'en ai trois... non, c'est-a-dire quatre, monsieur le baron... Je confonds toujours. L'ainee est si raisonnable." Savoir aussi quel age elles avaient? "Aline a vingt ans, monsieur le baron. C'est l'ainee... Puis nous avons Elise qui prepare son examen de dix-huit ans... Henriette qui en a quatorze et Zaza ou Yaia qui n'a que douze ans." Ce petit nom de Yaia amusait prodigieusement M. le baron, qui voulait connaitre encore quelles etaient les ressources de cette interessante famille. "Mes appointements, monsieur le baron... pas autre chose... J'avais un peu d'argent de cote, mais la maladie de ma pauvre femme, les etudes de ces demoiselles... --Ce que vous gagnez ne suffit pas, mon cher Joyeuse... Je vous porte a mille francs par mois. --Oh! monsieur le baron, c'est trop..." Mais quoiqu'il eut dit cette derniere phrase tout haut, dans le dos d'un sergent de ville qui regarda passer d'un oeil de mefiance ce petit homme gesticulant et hochant la tete, le pauvre imaginaire ne se reveilla pas. Il s'admira rentrant chez lui, annoncant la nouvelle a ses filles, les conduisant le soir au theatre, pour feter cet heureux jour. Dieu! qu'elles etaient jolies sur le devant de leur loge, les demoiselles Joyeuse, quel bouquet de tetes vermeilles! Et puis, le lendemain, voila les deux ainees demandees en mariage par... Impossible de savoir par qui, car M. Joyeuse venait de se retrouver subitement sous la voute de l'hotel Hemerlingue, devant la porte battante surmontee d'un "Caisse" en lettres d'or. "Je serai donc toujours le meme," se dit-il en riant un peu et passant sa main sur son front ou la sueur perlait. Mis en belle humeur par sa chimere, par le feu ronflant dans l'enfilade des bureaux parquetes, grillages, discrets sous le jour froid du rez-de-chaussee, ou l'on pouvait compter les pieces d'or sans s'eblouir les yeux, M. Joyeuse salua gaiement les autres employes, passa sa jaquette de travail et son bonnet de velours noir. Soudain, on siffla d'en haut; et le caissier, appliquant son oreille au cornet, entendit la voix grasse et gelatineuse d'Hemerlingue, le seul, le veritable Hemerlingue,--l'autre, le fils, etait toujours absent,--qui demandait M. Joyeuse. Comment! Est-ce que le reve continuait?... Il se sentit tout emu, prit le petit escalier interieur qu'il montait tout a l'heure si gaillardement, et se trouva dans le cabinet du banquier, piece etroite, tres haute de plafond, meublee seulement de rideaux verts et d'enormes fauteuils de cuir proportionnes a l'effroyable capacite du chef de la maison. Il etait la, assis a son pupitre dont son ventre l'empechait de s'approcher, obese, anhelant et si jaune que sa face ronde au nez crochu, tete de hibou gras et malade, faisait comme une lumiere au fond de ce cabinet solennel et assombri. Un gros marchand maure moisi dans l'humidite de sa petite cour. Sous ses lourdes paupieres soulevees peniblement, son regard brilla une seconde quand le comptable entra; il lui fit signe de venir pres de lui, et lentement, froidement, coupant de repos ses phrases essoufflees, au lieu de: "M. Joyeuse, combien avez-vous de filles?" Il dit ceci: "Joyeuse, vous vous etes permis de critiquer dans les bureaux nos dernieres operations sur la place de Tunis. Inutile de vous defendre. Vos paroles m'ont ete rapportees mot pour mot. Et comme je ne saurais les admettre dans la bouche d'un de mes employes, je vous avertis qu'a dater de la fin de ce mois vous cessez de faire partie de la maison." Un flot de sang monta a la figure du comptable, redescendit, revint encore, apportant chaque fois un sifflement confus dans ses oreilles, a son cerveau un tumulte de pensees et d'images. Ses filles! Qu'allaient-elles devenir? Les places sont si rares a cette epoque de l'annee. La misere lui apparut, et aussi la vision d'un malheureux tombant aux genoux d'Hemerlingue, le suppliant, le menacant, lui sautant a la gorge dans un acces de rage desesperee. Toute cette agitation passa sur son visage comme un coup de vent qui ride un lac en y creusant toutes sortes de gouffres mobiles; mais il resta muet, debout a la meme place, et sur l'avis du patron qu'il pouvait se retirer, descendit en chancelant reprendre sa tache a la caisse. Le soir, en rentrant rue Saint-Ferdinand, M. Joyeuse ne parla de rien a ses filles. Il n'osa pas. L'idee d'assombrir cette gaiete rayonnante dont la vie de la maison etait faite, d'embuer de grosses larmes ces jolis yeux clairs, lui parut insupportable. Avec cela craintif et faible, de ceux qui disent toujours: "Attendons a demain." Il attendit donc pour parler, d'abord que le mois de novembre fut fini, se bercant du vague espoir qu'Hemerlingue changerait d'avis, comme s'il ne connaissait pas cette volonte de mollusque flasque et tenace sur son lingot d'or. Puis quand, ses appointements soldes, un autre comptable eut pris sa place devant le haut pupitre ou il s'etait tenu debout si longtemps, il espera trouver promptement autre chose et reparer son malheur avant d'etre oblige de l'avouer. Tous les matins, il feignait de partir au bureau, se laissait equiper et conduire comme a l'ordinaire, sa vaste serviette en cuir toute prete pour les nombreuses commissions du soir. Quoiqu'il en oubliat expres quelques-unes a cause de la prochaine fin de mois si problematique, le temps ne lui manquait plus maintenant pour les faire. Il avait sa journee a lui, toute une journee interminable, qu'il passait a courir Paris a la recherche d'une place. On lui donnait des adresses, des recommandations excellentes. Mais en ce terrible mois de decembre, si froid et si court de jour, charge de depenses et de preoccupations, les employes patientent et les patrons aussi. Chacun tache de finir l'annee dans le calme, remettant au mois de janvier, a ce grand saut du temps vers une autre etape, les changements, les ameliorations, des tentatives de vie nouvelle. Partout ou M. Joyeuse se presentait, il voyait les visages se refroidir subitement des qu'il expliquait le but de sa visite: "Tiens! vous n'etes plus chez Hemerlingue et fils? Comment cela se fait-il?" Il expliquait la chose de son mieux par un caprice du patron, ce feroce Hemerlingue que Paris connaissait; mais il sentait de la froideur, de la mefiance, dans cette reponse uniforme: "Revenez nous voir apres les fetes." Et, timide comme il etait deja, il en arrivait a ne plus se presenter nulle part, a passer vingt fois devant la meme porte, dont il n'aurait jamais franchi le seuil sans la pensee de ses filles. Cela seul le poussait par les epaules, lui donnait du coeur aux jambes, l'envoyait dans la meme journee aux extremites opposees de Paris, a des adresses tres vagues que des camarades lui donnaient, a Aubervilliers, dans une grande fabrique de noir animal, ou on le faisait revenir pour rien trois jours de suite. Oh! les courses sous la pluie, sous le givre, les portes fermees, le patron qui est sorti ou qui a du monde, les paroles donnees et tout a coup reprises, les espoirs decus, l'enervement des longues attentes, les humiliations reservees a tout homme qui demande de l'ouvrage, comme si c'etait une honte d'en manquer; M. Joyeuse connut toutes ces tristesses et aussi les bonnes volontes qui se lassent, se decouragent devant la persistance du guignon. Et vous pensez si le dur martyre de "l'homme qui cherche une place" fut decuple par les mirages de son imagination, par ces chimeres qui se levaient pour lui du pave de Paris pendant qu'il l'arpentait en tous sens. Il fut pendant tout un mois une de ces marionnettes lamentables, monologuant, gesticulant sur les trottoirs, a qui chaque heurt de la foule arrache une exclamation somnambulante: "Je l'avais bien dit," ou "gardez-vous d'en douter, Monsieur." On passe, on rirait presque, mais on est saisi de pitie devant l'inconscience de ces malheureux possedes d'une idee fixe, aveugles que le reve conduit, tires par une laisse invisible. Le terrible, c'est qu'apres ces longues, cruelles journees d'inaction et de fatigue, quand M. Joyeuse revenait chez lui, il fallait qu'il jouat la comedie de l'homme rentrant du travail, qu'il racontat les evenements du jour, ce qu'il avait entendu dire, les cancans de bureau dont il entretenait de tout temps ces demoiselles. Dans les petits interieurs, il y a toujours un nom qui revient plus souvent que les autres, qu'on invoque aux jours d'orage, qui se mele a tous les souhaits, a tous les espoirs, meme aux jeux des enfants penetres de son importance, un nom qui tient dans la maison le role d'une sous-providence, on plutot d'un dieu lare familier et surnaturel. C'est celui du patron, du directeur d'usine, du proprietaire, du ministre, de l'homme enfin qui porte dans sa main puissante le bonheur, l'existence du foyer. Chez les Joyeuse, c'etait Hemerlingue, toujours Hemerlingue, revenant dix fois, vingt fois par jour, dans la conversation de ces demoiselles, qui l'associaient a tous leurs projets, aux plus petits details de leurs ambitions feminines: "Si Hemerlingue voulait... Tout cela depend d'Hemerlingue." Et rien de plus charmant que la familiarite avec laquelle ces fillettes parlaient de ce gros richard, qu'elles n'avaient jamais vu. On demandait de ses nouvelles... Le pere lui avait-il parle?... Etait-il de bonne humeur?... Et dire que tous, tant que nous sommes, si humbles, si courbes que le destin nous tienne, nous avons toujours au-dessous de nous de pauvres etres plus humbles, plus courbes, pour qui nous sommes grands, pour qui nous sommes dieux, et en notre qualite de dieux, indifferents, dedaigneux ou cruels. On se figure le supplice de M. Joyeuse, oblige d'inventer des episodes, des anecdotes sur le miserable qui l'avait si ferocement congedie apres dix ans de bons services. Pourtant il jouait sa petite comedie, de facon a tromper completement tout le monde. On n'avait remarque qu'une chose, c'est que le pere en rentrant le soir se mettait toujours a table avec un grand appetit. Je crois bien! Depuis qu'il avait perdu sa place, le bonhomme ne dejeunait plus. Les jours se passaient. M. Joyeuse ne trouvait rien. Si, une place de comptable a la _Caisse territoriale_, mais qu'il refusait, trop au courant des operations de banque, de tous les coins et recoins de la boheme financiere en general, et de la _Caisse territoriale_ en particulier, pour mettre les pieds dans cet antre. "Mais, lui disait Passajon... car c'etait Passajon qui, rencontrant le bonhomme et le voyant sans emploi, lui avait parle de venir chez Paganetti... Mais puisque je vous repete que c'est serieux. Nous avons beaucoup d'argent. On paye, on m'a paye, regardez comme je suis flambant." En effet, le vieux garcon de bureau avait une livree neuve, et, sous sa tunique a boutons argentes, sa bedaine s'avancait, majestueuse... N'importe, M. Joyeuse ne s'etait pas laisse tenter, meme apres que Passajon, arrondissant ses yeux bleus a fleur de tete, lui eut glisse emphatiquement dans l'oreille ces mots gros de promesse: "Le Nabab est dans l'affaire." Meme apres cela, M. Joyeuse avait eu le courage de dire non. Ne valait-il pas mieux mourir de faim que d'entrer dans une maison fallacieuse dont il serait peut-etre un jour appele a expertiser les livres devant les tribunaux? Il continua donc a courir; mais, decourage, il ne cherchait plus. Comme il lui fallait rester dehors, il s'attardait aux etalages sur les quais, s'accoudait des heures aux parapets, regardait l'eau couler et les bateaux qu'on dechargeait. Il devenait ce flaneur qu'on rencontre au premier rang des attroupements de la rue, s'abritant des averses sous les porches, s'approchant pour se chauffer des poeles en plein air ou fume le goudron des asphalteurs, s'affaissant sur un banc du boulevard lorsque ses pas ne pouvaient plus le porter. Ne rien faire, quel bon moyen de s'allonger la vie! A certains jours, cependant, quand M. Joyeuse etait trop las ou le ciel trop feroce, il attendait au bout de la rue que ces demoiselles eussent referme leur croisee, et, revenant a la maison le long des murailles, montait l'escalier bien vite, passait devant la porte en retenant son souffle, et se refugiait chez le photographe Andre Maranne qui, au courant de son infortune, lui faisait cet accueil apitoye que les pauvres diables ont entre eux. Les clients sont rares si pres des banlieues. Il restait de longues heures dans l'atelier a causer tout bas, a lire a cote de son ami, a ecouter la pluie sur les vitres ou le vent qui soufflait comme en pleine mer, heurtant les vieilles portes et les chassis, en bas, dans le chantier de demolitions. Au-dessous il entendait des bruits connus et pleins de charmes, des chansons envolees du contentement d'une tache, des rires assembles, la lecon de piano que donnait Bonne Maman, le tic-tac du metronome, tout un remue-menage delicieux qui lui chatouillait le coeur. Il vivait avec ses cheries, qui certes ne croyaient pas l'avoir si pres d'elle. Une fois, pendant une absence de Maranne, M. Joyeuse, gardant fidelement l'atelier et son appareil neuf, entendit frapper deux petits coups ou plafond du quatrieme, deux coups separes, tres distincts, puis un roulement discret comme un trot de souris. L'intimite du photographe avec ses voisins autorisait bien ces communications du prisonniers; mais qu'est-ce que cela signifiait? Comment repondre a ce qui semblait un appel? A tout hasard, il repeta les deux coups, le tambourinement leger, et la conversation en resta la. Au retour d'Andre Maranne, il eut l'explication du fait. C'etait bien simple: quelquefois, au courant de la journee, ces demoiselles, qui ne voyaient leur voisin que le soir, s'informaient de ses nouvelles, si la clientele allait un peu. Le signal entendu voulait dire: "Est-ce que les affaires vont bien aujourd'hui?" Et M. Joyeuse avait repondu d'instinct, sans savoir: "Pas trop mal pour la saison." Bien que le jeune Maranne fut tres rouge en affirmant cela, M. Joyeuse le croyait sur parole. Seulement cette idee de communication frequente entre les deux menages lui fit peur pour le secret de sa situation, et des lors il s'abstint de ce qu'il appelait "ses journees artistiques." D'ailleurs, le moment approchait ou il ne pourrait plus dissimuler sa detresse, la fin du mois arrivant compliquee d'une fin d'annee. Paris prenait deja sa physionomie de fete des dernieres semaines de decembre. En fait de rejouissance nationale ou populaire, il n'a guere plus que celle-la. Les folies du carnaval sont mortes en meme temps que Gavarni, les fetes religieuses, dont on entend a peine le carillon sur le bruit des rues, s'enferment derriere leurs lourdes portes d'eglise, le quinze aout n'a jamais ete que la Saint-Charlemagne des casernes; mais Paris a garde le respect du jour de l'an. Des le commencement de decembre, un immense enfantillage se repand par la ville. On voit passer par la ville des voitures a bras remplies de tambours dores, de chevaux de bois, de jouets a la douzaine. Dans les quartiers industrieux, du haut en bas des maisons a cinq etages, des vieux hotels du marais, ou les magasins ont de si hauts plafonds et des doubles portes majestueuses, on passe les nuits a manier de la gaze, des fleurs et du paillon, a coller des etiquettes sur des boites satinees, a trier, marquer, emballer; les mille details du joujou, ce grand commerce auquel Paris donne le cachet de son elegance. Cela sent le bois neuf, la peinture fraichie, le vernis reluisant, et, dans la poussiere des mansardes, par les escaliers miserables ou le peuple met toutes les boues qu'il a traversees, trainent des copeaux de bois de rose, des rognures de satin et de velours, des parcelles de clinquant, tous les debris du luxe employe pour l'eblouissement des yeux enfantins. Puis les etalages se parent. Derriere les vitrines claires, la dorure des livres d'etrennes monte comme un flot scintillant sous le gaz, les etoffes de couleurs variees et tentantes montrent leurs plis cassants et lourds, pendant que les demoiselles de magasin, les cheveux en etage, un ruban sous leur col, font l'article, un petit doigt en l'air, ou remplissent des sacs de moire, dans lesquels les bonbons tombent en pluie de perles. Mais, en face de ce commerce bourgeois, bien chez lui, chauffe, retranche derriere ses riches devantures, s'installe l'industrie improvisee de ces baraques en planches, ouvertes au vent de la rue, et dont la double rangee donne aux boulevards l'aspect d'un mail forain. C'est la qu'est le vrai interet et la poesie des etrennes. Luxueuses dans le quartier de la Madeleine, bourgeoises vers le boulevard Saint-Denis, plus "peuple" en remontant a la Bastille, ces petites baraques se modifient pour leur public, calculent leurs chances de succes au porte-monnaie plus ou moins garni des passants. Entre elles, se dressent des tables volantes, chargees de menus objets, miracles de la petite industrie parisienne, batis de rien, freles et chetifs, et que la vogue entraine quelquefois dans son grand coup de vent, a cause de leur legerete meme. Enfin, au long des trottoirs, perdues dans la file des voitures qui frolent leur marche errante, les marchandes d'oranges completent ce commerce ambulant, entassent les fruits couleur de soleil sous leur lanterne de papier rouge, criant: "La Valence," dans le brouillard, le tumulte, la hate excessive que Paris met a finir son annee. D'ordinaire, M. Joyeuse faisait partie de cette foule affairee qui circule avec un bruit d'argent en poche et des paquets dans toutes les mains. Il courait en compagnie de Bonne Maman a la recherche des etrennes pour ces demoiselles, s'arretait devant ces petits marchands emus du moindre client, sans l'habitude de la vente, et qui ont base sur cette courte phase des projets de benefices extraordinaires. Et c'etaient des colloques, des reflexions, un embarras du choix interminable dans ce petit cerveau complique, toujours au-dela de la minute presente et de l'occupation du moment. Cette annee, helas! rien de semblable, il errait melancoliquement dans la ville en liesse, plus triste, plus desoeuvre de toute l'activite environnante, heurte, bouscule, comme tous ceux qui genent la circulation des actifs, le coeur battant d'une crainte perpetuelle, car Bonne Maman, depuis quelques jours, lui faisait a table des allusions clairvoyantes et significatives a propos des etrennes. Aussi, evitait-il de se trouver seul avec elle, et lui avait-il defendu de venir le chercher a la sortie du bureau. Mais, malgre tous ses efforts, le moment approchait, il le sentait bien, ou le mystere serait impossible et son lourd secret devoile... Elle etait donc bien terrible, cette Bonne Maman, que M. Joyeuse la craignait si fort?... Mon Dieu, non. Un peu severe, voila tout, avec un joli sourire qui graciait a la minute tous les coupables. Mais M. Joyeuse etait un craintif, un timide de naissance; vingt ans de menage avec une maitresse femme, "une personne de la noblesse," l'ayant esclavage pour toujours, comme ces forcats qui, apres leur temps de fers, doivent encore subir une surveillance. Et lui en avait pour toute sa vie. Un soir, la famille Joyeuse etait reunie dans le petit salon, derniere epave de sa splendeur, ou il restait deux fauteuils capitonnes, beaucoup de garnitures au crochet, un piano, deux lampes carcels coiffees de petits chapeaux verts, et un bonheur du jour rempli de bibelots. La vraie famille est chez les humbles. Par economie, on n'allumait pour la maison entiere qu'un seul feu et qu'une lampe autour de laquelle toutes les occupations, toutes les distractions se groupaient, bonne grosse lampe de famille, dont le vieil abat-jour,--des scenes de nuit, semees de points brillants,--avait ete l'etonnement et la joie de toutes ces fillettes dans leur petite enfance. Sortant doucement de l'ombre de la piece, quatre jeunes tetes se penchaient, blondes ou brunes, souriantes ou appliquees, sous ce rayon intime et rechauffant qui les eclairait a la hauteur des yeux, semblait alimenter la flamme de leur regard, la jeunesse lumineuse sous leurs fronts transparents, les couver, les abriter, les garder du froid noir ventant dehors, des fantomes, des embuches, des miseres et des terreurs, de tout ce que promene de sinistre une nuit d'hiver parisien au fond d'un quartier perdu. Ainsi serree dans une petite piece en haut de la maison deserte, dans la chaleur, la securite de son interieur, bien garni et soigne, la famille Joyeuse a l'air d'un nid tout en haut d'un grand arbre. On coud, on lit, on cause un peu. Un sursaut de la flamme, un petillement du feu, voila ce qu'on entend, avec de temps a autre une exclamation de M. Joyeuse, un peu en dehors de son petit cercle, perdu dans l'ombre ou il abrite son front anxieux et toutes les demences de son imagination. Maintenant, il se figure que, dans la detresse ou il se trouve accule, dans cette necessite absolue de tout avouer a ses enfants, ce soir, au plus tard demain, il lui arrive un secours inespere. Hemerlingue, pris de remords, lui envoie comme a tous ceux qui ont travaille au Tunisien sa gratification de decembre. C'est un grand laquais qui l'apporte; "De la part de M. le baron." L'Imaginaire dit cela tout haut. Les jolis visages se tournent vers lui; on rit, on s'agite, et le malheureux se reveille en sursaut... Oh! comme il s'en veut a present de sa lenteur a tout avouer, de cette securite menteuse maintenue autour de lui et qu'il va falloir detruire tout a coup. Aussi quel besoin avait-il de critiquer cet emprunt de Tunis! Il se reproche meme a cette heure de n'avoir pas accepte une place a la _Caisse territoriale_. Est-ce qu'il avait le droit de refuser?... Ah! le triste chef de famille, sans force pour garder ou defendre le bonheur des siens... Et, devant le joli groupe encercle par l'abat-jour et dont l'aspect reposant forme un si grand contraste avec ses agitations interieures, il est pris d'un remords si violent pour son ame faible, que son secret lui vient aux levres, va lui echapper dans un debordement de sanglots, quand un coup de sonnette--pas chimerique, celui-la--les fait tous tressaillir et l'arrete au moment de parler. Qui donc pouvait venir a cette heure? Ils vivaient a l'ecart depuis la mort de la mere, ne frequentaient presque personne. Andre Maranne, quand il descendait passer un moment avec eux, frappait familierement comme ceux pour qui la porte est toujours ouverte. Profond silence dans le salon, long colloque sur le palier. Enfin, la vieille bonne--elle etait dans la maison depuis aussi longtemps que la lampe--introduisit un jeune homme completement inconnu, qui s'arreta, saisi, devant l'adorable tableau des quatre cheries pressees autour de la table. Son entree en fut intimidee, un peu gauche. Pourtant il expliqua fort bien le motif de sa visite. Il etait adresse a M. Joyeuse par un brave homme de sa connaissance, le vieux Passajon, pour prendre des lecons de comptabilite. Un de ses amis se trouvait engage dans de grosses affaires d'argent, une commandite considerable. Lui aurait voulu le servir en surveillant l'emploi des capitaux, la droiture des operations; mais il etait avocat, peu au courant des systemes financiers, du langage de la banque. Est-ce que M. Joyeuse ne pourrait pas, en quelques mois, a trois ou quatre lecons par semaine... "Mais si bien, Monsieur, si bien... begayait le pere tout etourdi de cette chance inesperee... Je me charge parfaitement, en quelques mois, de vous rendre apte a ce travail de verification... Ou prendrons-nous nos lecons? --Chez vous, si vous le permettez, dit le jeune homme, car je tiens a ce qu'on ne sache pas que je travaille... Seulement, je serai desole si, chaque fois que j'arrive, je mets tout le monde en fuite comme ce soir." En effet, des les premiers mots du visiteur, les quatre tetes bouclees avaient disparu, avec des petits chuchotements, des froissements de jupes, et le salon paraissait bien nu, maintenant que le grand cercle de lumiere blanche etait vide. Toujours tres ombrageux quand il s'agissait de ses filles, M. Joyeuse repondit, que "ces demoiselles se retiraient tous les soirs de bonne heure;" et cela d'un petit ton bref qui signifiait tres nettement: "Parlons de nos lecons, jeune homme, je vous prie." On convint alors des jours, des heures libres dans la soiree. Quant aux conditions, ce serait ce que Monsieur voudrait. Monsieur dit un chiffre. Le comptable devint tout rouge: c'etait ce qu'il gagnait chez Hemerlingue. "Oh! non, c'est trop." Mais l'autre ne l'ecoutait plus, cherchait, tortillait sa langue, comme pour une chose tres difficile a dire, et tout a coup resolument: "Voila votre premier mois... --Mais, Monsieur..." Le jeune homme insista. On ne le connaissait pas. Il etait juste qu'il payat d'avance... Evidemment Passajon l'avait prevenu... M. Joyeuse le comprit et dit a demi-voix: "Merci, oh! merci..." tellement emu, que les paroles lui manquaient. La vie, c'etait la vie pendant quelques mois, le temps de se retourner, de retrouver une place. Ses mignonnes ne manqueraient de rien. Elles auraient leurs etrennes. O Providence! --Alors a mercredi... monsieur?... --De Gery... Paul de Gery." Et tous deux se separerent ravis, eblouis, l'un de l'apparition de ce sauveur inattendu, l'autre de l'adorable tableau qu'il n'avait fait qu'entrevoir, toute cette jeunesse feminine groupee autour de la table couverte de livres, de cahiers et d'echeveaux, avec un air de purete, d'honnetete laborieuse. Il y avait la pour de Gery tout un Paris nouveau, courageux, familial, bien different de celui qu'il connaissait deja, un Paris dont les feuilletonistes ni les reporters ne parlent jamais, et qui lui rappelait sa province, avec un raffinement en plus, ce que la melee, le tumulte environnants pretent de charme au tranquille refuge epargne. VI FELICIA RUYS "Et votre fils, Jenkins, qu'est-ce que vous en faites?... Pourquoi ne le voit-on plus chez vous?... Il etait gentil, ce garcon." Tout en disant cela de ce ton de brusquerie dedaigneuse qu'elle avait presque toujours lorsqu'elle parlait a l'Irlandais, Felicia travaillait au buste du Nabab qu'elle venait de commencer, posait son modele, quittait et reprenait l'ebauchoir, essuyait lestement ses doigts a la petite eponge, tandis que la lumiere et la tranquillite d'une belle apres-midi de dimanche tombaient sur la rotonde vitree de l'atelier. Felicia "recevait" tous les dimanches, si c'est recevoir que laisser sa porte ouverte, les gens entrer, sortir, s'asseoir un moment, sans bouger pour eux de son travail ni meme interrompre la discussion commencee pour faire accueil aux arrivants. C'etaient des artistes, tetes fines, barbes rutilantes, avec ca et la une toison blanche de vieux romantiques amis du pere Ruys; puis des amateurs, des hommes du monde, banquiers, agents de change et quelques jeunes gandins venus plutot pour la belle fille que pour sa sculpture, pour avoir le droit de dire au club le soir: "J'etais aujourd'hui chez Felicia." Parmi eux, Paul de Gery, silencieux, absorbe dans une admiration qui lui entrait au coeur chaque jour un peu plus, cherchait a comprendre le beau sphynx enveloppe de cachemire pourpre et de guipures ecrues qui taillait bravement en pleine glaise, un tablier de brunisseuse--remonte presque jusqu'au cou,--laissant la tete petite et fiere emerger avec ces tons transparents, ces lueurs de rayons voiles dont l'esprit, l'inspiration colorent les visages en passant. Paul se rappelait toujours ce qu'on avait dit d'elle devant lui, essayait de se faire une opinion, doutait, plein de trouble et charme, se jurant a chaque fois qu'il ne reviendrait plus, et ne manquant pas un dimanche. Il y avait la aussi de fondation, toujours a la meme place, une petite femme en cheveux gris et poudres, une fanchon autour de sa figure rose, pastel un peu efface par les ans qui, sous le jour discret d'une embrasure, souriait doucement, les mains abandonnees sur ses genoux, dans une immobilite de fakir. Jenkins, aimable, la face ouverte, avec ses yeux noirs et son air d'apotre, allait de l'un a l'autre, aime et connu de tous. Lui non plus ne manquait pas un des jours de Felicia; et vraiment il y mettait de la patience, toutes les rebuffades de l'artiste et de la jolie femme etant reservees a lui seul. Sans paraitre s'en apercevoir, avec la meme serenite souriante, indulgente, il continuait a venir chez la fille de son vieux Ruys, de celui qu'il avait tant aime, soigne jusqu'a la derniere minute. Cette fois cependant la question que venait de lui adresser Felicia a propos de son fils lui parut extremement desagreable; et c'est le sourcil fronce, avec une expression reelle de mauvaise humeur, qu'il repondit: "Ce qu'il est devenu, ma foi! je n'en sais pas plus que vous... Il nous a quittes tout a fait. Il s'ennuyait chez nous... Il n'aime que sa boheme..." Felicia eut un bond qui les fit tous tressaillir, et l'oeil darde, la narine fremissante: "C'est trop fort... Ah ca! voyons, Jenkins, qu'est-ce que vous appelez la boheme?... Un mot charmant, par parenthese, et qui devrait evoquer de longues courses errantes au soleil, des haltes au coin d'un bois, toute la primeur des fruits et des fontaines prise au hasard des grands chemins... Mais puisque de toute cette grace vous avez fait une injure, une souillure, a qui l'appliquez-vous?... a quelques pauvres diables a longs crins, epris de l'independance en guenilles, qui crevent de faim a un cinquieme, en regardant le bleu de trop pres, ou en cherchant des rimes sous des tuiles ou filtre la pluie, a ces fous de plus en plus rares, qui, par horreur du convenu, du traditionnel, du beta de la vie, ont saute a pieds joints dans sa marge?... Mais, voyons, c'est l'ancien jeu, ca. C'est la boheme de Murger, avec l'hopital au bout, terreur des enfants, tranquillite des parents, le Chaperon-Rouge mange par le loup. Elle est finie, il y a beau temps, cette histoire-la... Aujourd'hui, vous savez bien que les artistes sont les gens les plus ranges de la terre, qu'ils gagnent de l'argent, paient leurs dettes et s'arrangent pour ressembler au premier venu... Les vrais bohemes ne manquent pas pourtant, notre societe en est faite, seulement c'est dans votre monde surtout qu'on les trouve... Parbleu! Ils ne portent pas d'etiquette exterieure, et personne ne se mefie d'eux; mais pour l'incertain, le decousu de l'existence, ils n'ont rien a envier de ceux qu'ils appellent si dedaigneusement "des irreguliers..." Ah! si l'on savait tout ce qu'un habit noir, le plus correct de vos affreux vetements modernes, peut masquer de turpitudes, d'histoires fantastiques ou monstrueuses. Tenez, Jenkins, l'autre soir chez vous, je m'amusais a les compter, tous ces aventuriers de la haute... La petite vieille, rose et poudree, lui dit doucement de sa place: "Felicia... prends garde." Mais elle continua sans l'ecouter: "Qu'est-ce que c'est que Monpavon, docteur?... Et Bois-l'Hery?... Et de Mora lui-meme?... Et..." Elle allait dire: et le Nabab? mais se contint. "Et combien d'autres! Oh! vraiment, je vous conseille d'en parler avec mepris de la boheme... Mais votre clientele de medecin a la mode, o sublime Jenkins, n'est faite que de cela. Boheme de l'industrie, de la finance, de la politique; des declasses, des tares de toutes les castes, et plus on monte, plus il y en a, parce que le rang donne l'impunite et que la fortune paie bien des silences." Elle parlait, tres animee, l'air dur, la levre retroussee par un dedain feroce. L'autre riait d'un rire faux, prenait un petit ton leger, condescendant: "Ah! tete folle... tete folle." Et son regard se tournait, inquiet et suppliant, du cote du Nabab, comme pour lui demander grace de toutes ces impertinences paradoxales. Mais Jansoulet, bien loin de paraitre vexe, lui qui etait si fier de poser devant cette belle artiste, si orgueilleux de l'honneur qu'on lui faisait, remuait la tete d'un air approbatif: "Elle a raison, Jenkins, dit-il a la fin, elle a raison. La vraie boheme, c'est nous autres. Regardez-moi, par exemple, regardez Hemerlingue, deux des plus gros manieurs d'ecus de Paris. Quand je pense d'ou nous sommes partis, tous les metiers a travers lesquels on a roule sa bosse. Hemerlingue, un ancien cantinier de regiment; moi, qui, pour vivre, ai porte des sacs de ble sur le port de Marseille... Et les coups de raccroc dont notre fortune s'est faite, comme se font d'ailleurs toutes les fortunes maintenant... Nom d'un chien! Allez-vous-en sous le peristyle de la Bourse de trois a cinq... Mais, pardon, mademoiselle, avec ma manie de gesticuler en parlant, voila que j'ai perdu la pose... voyons, comme ceci?... --C'est inutile, dit Felicia en jetant son ebauchoir d'un geste d'enfant gate. Je ne ferai plus rien aujourd'hui." C'est une etrange fille, cette Felicia. Une vraie fille d'artiste, d'un artiste genial et desordonne, bien dans la tradition romantique, comme etait Sebastien Ruys. Elle n'avait pas connu sa mere, etant nee d'un de ces amours de passage qui entraient tout a coup dans la vie de garcon du sculpteur comme des hirondelles dans un logis dont la porte est toujours ouverte, et en ressortaient aussitot parce qu'on n'y pouvait faire un nid. Cette fois, la dame, en s'envolant, avait laisse au grand artiste, alors age d'une quarantaine d'annees, un bel enfant qu'il avait reconnu, fait elever, et qui devint la joie et la passion de sa vie. Jusqu'a treize ans, Felicia etait restee chez son pere, mettant une note enfantine et tendre dans cet atelier encombre de flaneurs, de modeles, de grands levriers couches en long sur les divans. Il y avait la un coin reserve pour elle, pour ses essais de sculpture, toute une installation microscopique, un trepied, de la cire; et le vieux Ruys criait a ceux qui entraient: "Va pas par la... Derange rien... C'est le coin de la petiote..." Ce qui fait qu'a dix ans elle savait a peine lire et maniait l'ebauchoir avec une merveilleuse adresse. Ruys aurait voulu garder toujours aupres de lui cette enfant qui ne le genait en rien, entree toute petite dans la grande confrerie. Mais c'etait pitie de voir cette fillette parmi la libre allure des habitues de la maison, l'eternel va-et-vient des modeles, les discussions d'un art pour ainsi dire tout physique, et meme aux bruyantes tablees du dimanche, assise au milieu de cinq ou six femmes que le pere tutoyait toutes, comediennes, danseuses ou chanteuses, et qui, apres le diner, s'installaient a fumer, les coudes sur la nappe, avachies dans ces histoires grasses si goutees du maitre de la maison. Heureusement, l'enfance est protegee d'une candeur resistante, d'un email sur lequel glissent toutes les souillures. Felicia devenait bruyante, turbulente, mal elevee, mais sans etre atteinte par tout ce qui passait au-dessus de sa petite ame au ras de terre. Tous les ans, a la belle saison, elle allait demeurer quelques jours chez sa marraine, Constance Crenmitz, la Crenmitz ainee, que l'Europe entiere avait si longtemps appelee "l'illustre danseuse," et qui vivait paisiblement retiree a Fontainebleau. L'arrivee du "petit demon" melait pendant quelque temps a la vie de la vieille danseuse une agitation dont elle avait ensuite toute l'annee pour se remettre. Les terreurs que l'enfant lui causait avec ses audaces a grimper, a sauter, a monter a cheval, tous les emportements de sa nature echappee, lui rendaient ce sejour a la fois delicieux et terrible; delicieux, car elle adorait Felicia, la seule attache familiale qui restat a cette pauvre vieille salamandre en retraite apres trente ans de "battus" dans les flamboiements du gaz; terrible, car le demon fourrageait sans pitie l'interieur de ta danseuse, pare, soigne, parfume, comme sa loge a l'Opera, et garni d'un musee de souvenirs dates de toutes les scenes du monde. Constance Crenmitz fut le seul element feminin dans l'enfance de Felicia. Futile, bornee, ayant garde sur son esprit le rose du maillot pour toute sa vie, elle avait du moins un soin coquet, des doigts agiles sachant coudre, broder, ajuster, mettre dans tous les angles d'une piece leur trace legere et minutieuse. Elle seule entreprit de redresser le jeune sauvageon, et d'eveiller discretement la femme dans cet etre etrange sur le dos duquel les manteaux, les fourrures, tout ce que la mode inventait d'elegant, prenait des plis trop droits ou des brusqueries singulieres. C'est encore la danseuse,--fallait-il qu'elle fut abandonnee, cette petite Ruys,--qui, triomphant de l'egoisme paternel, exigea du sculpteur une separation necessaire, quand Felicia eut douze a treize ans; et elle prit de plus la responsabilite de chercher une pension convenable, une pension qu'elle choisit a dessein tres cossue et tres bourgeoise, tout en haut d'un faubourg aere, installee dans une vraie demeure du vieux temps, entouree de grands murs, de grands arbres, une sorte de couvent, moins la contrainte et le mepris des serieuses etudes. On travaillait beaucoup au contraire dans l'institution de madame Belin, sans autres sorties que celles des grandes fetes, sans communications du dehors que la visite des parents, le jeudi, dans un petit jardin plante d'arbustes en fleurs ou dans l'immense parloir aux dessus de portes sculptes et dores. La premiere entree de Felicia au milieu de cette maison presque monastique causa bien une certaine rumeur; sa toilette choisie par la danseuse autrichienne, ses cheveux boucles jusqu'a la taille, cette allure dehanchee et garcon exciterent quelque malveillance, mais elle etait Parisienne, et vite assimilee a toutes les situations, a tous les endroits. Quelques jours apres, mieux que personne elle portait le petit tablier noir, auquel les plus coquettes attachaient leur montre, la jupe droite--prescription severe et dure, a cette epoque, ou la mode elargissait les femmes d'une infinite de volants,--la coiffure d'uniforme, deux nattes rattachees un peu bas, dans le cou, a la facon des paysannes romaines. Chose etrange, l'assiduite des classes, leur calme exactitude convinrent a la nature de Felicia, toute intelligente et vivante, ou le gout de l'etude s'egayait d'une expansion juvenile a l'aise dans la bonne humeur bruyante des recreations. On l'aima. Parmi ces filles de grands industriels, de notaires parisiens ou de fermiers gentilshommes, tout un petit monde solide, un peu gourme, le nom bien connu du vieux Ruys, le respect dont s'entoure a Paris une reputation artistique, firent a Felicia une place a part et tres enviee, rendue plus brillante encore par ses succes de classe, un veritable talent de dessinateur, et sa beaute, cette superiorite qui s'impose, meme chez les toutes jeunes filles. Dans l'atmosphere purifiee du pensionnat, elle ressentait une douceur extreme a se feminiser, a reprendre son sexe, a connaitre l'ordre, la regularite, autrement que cette danseuse aimable dont les baisers gardaient toujours un gout de fard et les expansions des ronds de bras peu naturels. Le pere Ruys s'extasiait, chaque fois qu'il venait voir sa fille, de la trouver plus demoiselle, sachant entrer, marcher, sortir d'une piece avec cette jolie reverence qui faisait desirer a toutes les pensionnaires de madame Belin le frou-frou trainant d'une longue robe. D'abord il vint souvent, puis comme le temps lui manquait pour tous les travaux acceptes, entrepris, dont les avances payaient les gachis, les facilites de son existence, on le vit moins au parloir. Enfin, la maladie s'en mela. Terrasse par une anemie invincible, il restait des semaines sans sortir, sans travailler. Alors il voulut revoir sa fille; et du pensionnat ombrage d'une paix si saine, Felicia retomba dans l'atelier paternel que hantaient toujours les memes commensaux, le parasitisme installe autour de toute celebrite, parmi lequel la maladie avait introduit un nouveau personnage, le docteur Jenkins. Cette belle figure ouverte, l'air de franchise, de serenite repandu sur la personne de ce medecin, deja connu, qui parlait de son art avec tant de sans-facon et operait pourtant des cures miraculeuses, les soins dont il entourait son pere, firent une grande impression sur la jeune fille. Tout de suite Jenkins fut l'ami, le confident, un tuteur vigilant et doux. Parfois dans l'atelier lorsque quelqu'un--le pere tout le premier--lancait un mot trop accentue, une plaisanterie risquee, l'Irlandais froncait les sourcils, faisait un petit claquement de langue, ou bien detournait l'attention de Felicia. Il l'emmenait souvent passer la journee chez madame Jenkins, s'efforcant d'empecher qu'elle redevint le sauvageon d'avant le pensionnat, ou meme quelque chose de pis, ce qui la menacait dans l'abandon moral, plus triste que tout autre, ou on la laissait. Mais la jeune fille avait pour la defendre, mieux encore que l'exemple irreprochable et mondain de la belle madame Jenkins: l'art qu'elle adorait, l'enthousiasme qu'il mettait dans sa nature tout en dehors, le sentiment de la beaute, de la verite, qui de son cerveau reflechi, plein d'idees, passait dans ses doigts avec un petit fremissement de nerfs, un desir de la chose faite, de l'image realisee. Tout le jour elle travaillait a sa sculpture, fixait ses reveries avec ce bonheur de la jeunesse instinctive qui prete tant de charmes aux premieres oeuvres; cela l'empechait de trop regretter l'austerite de l'institution Belin, abritante et legere comme le voile d'une novice sans voeux, et cela la gardait aussi des conversations dangereuses, inentendues dans sa preoccupation unique. Ruys etait fier de ce talent qui grandissait a son cote. De jour en jour plus affaibli, deja dans cette phase ou l'artiste se regrette, il suivait Felicia avec une consolation de sa propre carriere terminee. L'ebauchoir, qui tremblait dans sa main, etait ressaisi tout pres de lui avec une fermete, une assurance viriles, temperees par tout ce que la femme peut appliquer des finesses de son etre a la realisation d'un art. Sensation singuliere que cette paternite double, cette survivance du genie abandonnant celui qui s'en va pour passer dans celui qui vient, comme ces beaux oiseaux familiers qui, des la veille d'une mort, desertent le toit menace pour voler sur un logis moins triste. Aux derniers temps, Felicia--grande artiste et toujours enfant--executait la moitie des travaux paternels; et rien n'etait plus touchant que cette collaboration du pere et de la fille, dans le meme atelier, autour du meme groupe. La chose ne se passait pas toujours paisiblement. Quoique eleve de son pere, Felicia sentait deja sa personnalite rebelle a une direction despotique. Elle avait ces audaces des commencants, ces presciences de l'avenir reservees aux talents jeunes, et, contre les traditions romantiques de Sebastien Ruys, une tendance de realisme moderne, un besoin de planter ce vieux drapeau glorieux sur quelque monument nouveau. C'etaient alors de terribles empoignades, des discussions dont le pere sortait vaincu, dompte par la logique de sa fille, etonne de tout le chemin que font les enfants sur les routes, alors que les vieux, qui leur ont ouvert les barrieres, restent immobiles a l'endroit du depart. Quand elle travaillait pour lui, Felicia cedait plus facilement; mais, sur sa sculpture a elle, on la trouvait intraitable. Ainsi le _Joueur de boules_, sa premiere oeuvre exposee, qui obtint un si grand succes au Salon de 1862, fut l'objet de scenes violentes entre les deux artistes, de contradictions si fortes, que Jenkins dut intervenir et assister au depart du platre que Ruys avait menace de briser. A part ces petits drames qui ne touchaient en rien aux tendresses de leur coeur, ces deux etres s'adoraient avec le pressentiment et peu a peu la cruelle certitude d'une separation prochaine, quand tout a coup il se passa dans la vie de Felicia un evenement horrible. Un jour, Jenkins l'avait emmenee diner chez lui, comme cela arrivait souvent. Madame Jenkins etait absente, en voyage ainsi que son fils pour deux jours; mais l'age du docteur, son intimite quasi-paternelle l'autorisaient a garder pres de lui, meme en l'absence de sa femme, cette fillette que ses quinze ans, les quinze ans d'une juive d'Orient resplendissante de beaute hative, laissaient encore pres de l'enfance. Le diner fut tres gai, Jenkins aimable, cordial a son ordinaire. Puis on passa dans le cabinet du docteur; et soudain, sur le divan, au milieu d'une conversation intime, tout amicale, sur son pere, sa sante, leurs travaux, Felicia sentit comme le froid d'un gouffre entre elle et cet homme, puis l'etreinte brutale d'une patte de faune. Elle vit un Jenkins inconnu, egare, begayant, le rire hebete, les mains outrageantes. Dans la surprise, l'inattendu de ce ruement de brute, une autre que Felicia, une enfant de son age, mais vraiment innocente, aurait ete perdue. Elle, pauvre petite, ce qui la sauva, ce fut de savoir. Elle en avait tant entendu conter a la table de son pere! Et puis l'art, la vie d'atelier... Ce n'etait pas une ingenue. Tout de suite elle comprit ce que voulait cette etreinte, lutta, bondit, puis n'etant pas assez forte, cria. Il eut peur, lacha prise, et subitement, elle se trouva debout, degagee, avec l'homme a ses genoux pleurant, demandant pardon... Il avait cede a une folie. Elle etait si belle, il l'aimait tant. Depuis des mois il luttait... Mais maintenant c'etait fini, jamais plus, oh! jamais plus... Pas meme toucher le bord de sa robe... Elle ne repondait pas, tremblait, rajustait ses cheveux, ses vetements avec ses doigts de folle. Partir, elle voulait partir sur l'heure, toute seule. Il la fit accompagner par une servante; et tout bas, comme elle montait en voiture: "Surtout pas un mot... Votre pere en mourrait." Il la connaissait si bien, il etait si sur de la tenir avec cette idee, le miserable, qu'il revint le lendemain comme si rien ne s'etait passe, toujours epanoui et la face loyale. En effet, elle n'en parla jamais a son pere, ni a personne. Mais a dater de ce jour, un changement se fit en elle, comme une detente de ses fiertes. Elle eut des caprices, des lassitudes, un pli de degout sur son sourire, et parfois contre son pere des coleres subites, un regard de mepris qui lui reprochait de n'avoir pas su veiller sur elle. "Qu'est-ce qu'elle a?" disait le pere Ruys; et Jenkins, avec l'autorite du medecin, mettait cela sur le compte de l'age et d'un trouble physique. Lui-meme evitait d'adresser la parole a la jeune fille, comptant sur les jours pour effacer l'impression sinistre, et ne desesperant pas d'arriver ou il voulait, car il voulait encore, plus que jamais, pris d'un amour enrage d'homme de quarante-sept ans, d'une incurable passion de maturite; et c'etait son chatiment, a cet hypocrite... Ce singulier etat de sa fille constitua un vrai chagrin pour le sculpteur; mais ce chagrin fut de courte duree. Soudainement Ruys s'eteignit, s'ecroula d'un coup, comme tous ceux que soignait l'Irlandais. Son dernier mot fut: "Jenkins, je vous recommande ma fille." Il etait si ironiquement lugubre, ce mot, que Jenkins, present a l'agonie ne put s'empecher de palir... Felicia fut plus stupefaite encore que desolee. A l'etonnement de la mort, qu'elle n'avait jamais vue et qui se presentait a elle sous des traits aussi chers, se joignait le sentiment d'une solitude immense entouree de nuit et de dangers. Quelques amis du sculpteur se reunirent en conseil de famille pour deliberer sur le sort de cette malheureuse enfant sans parents ni fortune. On avait trouve cinquante francs dans le vide-poche ou Sebastien mettait son argent sur un meuble de l'atelier bien connu des besoigneux et qu'ils visitaient sans scrupule. Pas d'autre heritage, du moins en numeraire; seulement un mobilier d'art et de curiosite des plus somptueux, quelques tableaux de prix et des creances egarees couvrant a peine des dettes innombrables. On parla d'organiser une vente. Felicia, consultee, repondit que cela lui etait egal qu'on vendit tout, mais, pour Dieu! qu'on la laissat tranquille. La vente n'eut pas lieu cependant, grace a la marraine, la bonne Crenmitz, qu'on vit apparaitre tout a coup, tranquille et douce comme d'habitude: "Ne les ecoute pas, ma fille, ne vends rien. Ta vieille Constance a quinze mille francs de rente qui t'etaient destines. Tu en profiteras des a present, voila tout. Nous vivrons ensemble ici. Tu verras, je ne suis pas genante. Tu feras ta sculpture, je menerai la maison. Ca te va-t-il?" C'etait dit si tendrement, dans cet enfantillage d'accent des etrangers s'exprimant en francais, que la jeune fille en fut profondement emue. Son coeur petrifie s'ouvrit, un flot brulant deborda de ses yeux, et elle se precipita, s'engloutit dans les bras de l'ancienne danseuse: "Ah! marraine, que tu es bonne... Oui, oui, ne me quitte plus... reste toujours avec moi... La vie me fait peur et degout... J'y vois tant d'hypocrisie, de mensonge!" Et la vieille femme s'etant arrange un nid soyeux et brode dans cet interieur qui ressemblait a un campement de voyageurs charges de richesses de tous les pays, la vie a deux s'etablit entre ces natures si differentes. Ce n'etait pas un petit sacrifice que Constance avait fait au cher demon de quitter sa retraite de Fontainebleau pour Paris, dont elle avait la terreur. Du jour ou cette danseuse, aux caprices extravagants, qui fit couler des fortunes princieres entre ses cinq doigts ecartes, descendue des apotheoses un reste de leur eblouissement dans les yeux, avait essaye de reprendre l'existence commune, d'administrer ses petites rentes et son modeste train de maison, elle avait ete en butte a une foule d'exploitations effrontees, d'abus faciles devant l'ignorance de ce pauvre papillon effare de la realite, se cognant a toutes ses difficultes inconnues. Chez Felicia, la responsabilite devint autrement serieuse a cause du gaspillage installe jadis par le pere, continue par la fille, deux artistes dedaigneux de l'epargne. Elle eut encore d'autres difficultes a vaincre. L'atelier lui etait insupportable avec cette fumee de tabac permanente, le nuage impenetrable pour elle ou les discussions d'art, le deshabillement des idees se confondaient dans des tourbillons brillants et vagues, qui lui causaient infailliblement la migraine. La "blague" surtout lui faisait peur. En sa qualite d'etrangere, d'ancienne divinite du foyer de la danse, nourrie de politesses surannees, de galanteries a la Dorat, elle ne la comprenait pas bien, restait epouvantee devant les exagerations frenetiques, les paradoxes de ces Parisiens raffines par la liberte de l'atelier. Elle qui n'avait eu d'esprit que dans la vivacite de ses pieds, cela l'intimidait, la mettait au rang d'une simple dame de compagnie; et en regardant cette aimable vieille silencieuse et souriante, assise dans le jour de la rotonde vitree, son tricot sur les genoux, comme une bourgeoise de Chardin, ou remontant a pas presses, a cote de sa cuisiniere, la longue rue de Chaillot, ou se trouvait le plus proche marche, jamais on n'aurait pu se douter que cette bonne femme avait tenu des rois, des princes, toute la noblesse et la finance amoureuses, sous le caprice de ses pointes et de ses ballons. Paris est plein de ces astres eteints, retombes dans la foule. Quelques-uns de ces illustres, de ces triomphateurs de jadis, gardent une rage au coeur; d'autres, au contraire, savourent le passe beatement, digerent dans un bien-etre ineffable toutes leurs joies glorieuses et finies, ne demandent que du repos, le silence et l'ombre, de quoi se souvenir et se recueillir, si bien que, quand ils meurent, on est tout etonne d'apprendre qu'ils vivaient encore. Constance Crenmitz etait de ces heureux. Mais quel singulier menage d'artistes que celui de ces deux femmes, aussi enfants l'une que l'autre, mettant en commun l'inexperience et l'ambition, la tranquillite d'une destinee accomplie et la fievre d'une vie en pleine lutte, toutes les differences visibles meme dans la tournure tranquille de cette blonde, toute blanche comme une rose deteinte, paraissant habillee sous ses couleurs claires d'un reste de feu de bengale, et cette brune aux traits corrects, enveloppant presque toujours sa beaute d'etoffes sombres, aux plis simples, comme d'un semblant de virilite. L'imprevu, le caprice, l'ignorance des moindres choses amenaient dans les ressources du menage un desordre extreme, d'ou l'on ne sortait parfois qu'a force de privations, de renvois de domestiques, de reformes risibles dans leur exageration. Pendant une de ces crises, Jenkins avait fait des offres voilees, delicates, repoussees avec mepris par Felicia. "Ce n'est pas bien, lui disait Constance, de rudoyer ainsi ce pauvre docteur. En somme, ce qu'il faisait la, n'avait rien d'offensant. Un vieil ami de ton pere. --Lui! l'ami de quelqu'un... Ah! le beau tartufe!" Et Felicia ayant peine a se contenir, tournait en ironie sa rancune, imitait Jenkins, le geste arrondi, la main sur son coeur, puis, gonflant ses joues, disait d'une grosse voix soufflee, pleine d'effusions menteuses: "Soyons humains, soyons bons... Le bien sans esperance!... tout est la." Constance riait aux larmes malgre elle, tellement la ressemblance etait vraie. "C'est egal, tu es trop dure... tu finiras par l'eloigner. --Ah bien oui!..." disait un hochement de tete de la jeune fille. En effet, il revenait toujours, doux, aimable, dissimulant sa passion visible seulement quand elle se faisait jalouse a l'egard des nouveaux venus, comblant d'assiduites l'ancienne danseuse a laquelle plaisait malgre tout sa douceur, et qui reconnaissait en lui un homme de son temps a elle, du temps ou l'on abordait les femmes en leur baisant la main, avec un compliment sur la bonne mine de leur visage. Un matin, Jenkins, etant venu pendant sa tournee, trouva Constance seule dans l'antichambre et desoeuvree. "Vous voyez, docteur, je monte la garde, fit-elle tranquillement. --Comment cela? --Oui, Felicia travaille. Elle ne veut pas etre derangee, et les domestiques sont si betes. Je veille moi-meme a la consigne." Puis voyant l'Irlandais faire un pas vers l'atelier. "Non, non, n'y-allez pas... Elle m'a bien recommande de ne laisser entrer personne... --Mais moi? --Je vous en prie... vous me feriez gronder." Jenkins allait se retirer, quand un eclat de rire de Felicia passant a travers les tentures lui fit lever la tete. "Elle n'est donc pas seule? --Non. Le Nabab est avec elle... Ils ont seance... pour le portrait. --Et pourquoi ce mystere?... Voila qui est singulier..." Il marchait de long en large, l'air furieux, mais se contenant. Enfin, il eclata. C'etait d'une inconvenance inouie de laisser une jeune fille s'enfermer ainsi avec un homme. Il s'etonnait qu'une personne aussi serieuse, aussi devouee que Constance... De quoi avait-on l'air?... La vieille dame le regardait avec stupeur. Comme si Felicia etait une jeune fille pareille aux autres! Et puis quel danger y avait-il avec le Nabab, un homme si serieux, si laid? D'ailleurs Jenkins devait bien savoir que Felicia ne consultait jamais personne, qu'elle n'agissait qu'a sa tete. "Non, non, c'est impossible, je ne peux pas tolerer cela," fit l'Irlandais. Et, sans s'inquieter autrement de la danseuse qui levait les bras au ciel pour le prendre a temoin de ce qui allait se passer, il se dirigea vers l'atelier; mais, au lieu d'entrer droit, il entr'ouvrit la porte doucement, et souleva un coin de tenture par lequel une partie de la piece, celle ou posait precisement le Nabab, devint visible pour lui, quoique a une assez grande distance. Jansoulet assis, sans cravate, le gilet ouvert, causait avec un air d'agitation, a demi-voix. Felicia repondait de meme en chuchotements rieurs. La seance etait tres animee... Puis un silence, un "frou" de jupes, et l'artiste, s'approchant de son modele, lui rabattit d'un geste familier son col de toile tout autour en faisant courir sa main legere sur cette peau basanee. Ce masque ethiopien dont les muscles tressaillaient d'une ivresse de bien-etre avec ses grands cils baisses de fauve endormi qu'on chatouille, la silhouette hardie de la jeune fille penchee sur cet etrange visage pour en verifier les proportions, puis un geste violent, irresistible, agrippant la main fine au passage et l'appliquant sur deux grosses levres eperdues, Jenkins vit tout cela dans un eclair rouge... Le bruit qu'il fit en entrant remit les deux personnages dans leurs positions respectives, et, sous le grand jour qui eblouissait ses yeux de chat guetteur, il apercut la jeune fille debout devant lui, indignee, stupefaite: "Qui est la? Qui se permet?" et le Nabab sur son estrade, le col rabattu, petrifie, monumental. Jenkins, un peu penaud, effare de sa propre audace, balbutia quelques excuses. Il avait une chose tres pressee a dire a M. Jansoulet, une nouvelle tres importante et qui ne souffrait aucun retard... "Il savait de source certaine qu'il y aurait des croix donnees pour le 16 mars." Aussitot la figure du Nabab, un instant contractee, se detendit. "Ah! vraiment?" Il quitta la pose... L'affaire en valait la peine, diable! M. de la Perriere, un secretaire des commandements, avait ete charge par l'imperatrice de visiter l'asile de Bethleem. Jenkins venait chercher le Nabab pour le mener aux Tuileries chez le secretaire et prendre jour. Cette visite a Bethleem, c'etait la croix pour lui. "Vite, partons; mon cher docteur, je vous suis." Il n'en voulait plus a Jenkins d'etre venu le deranger, et febrilement il rattachait sa cravate, oubliant sous l'emotion nouvelle le bouleversement de tout a l'heure, car chez lui l'ambition primait tout. Pendant que les deux hommes causaient a demi-voix, Felicia, immobile devant eux, les narines fremissantes, le mepris retroussant sa levre, les regardait de l'air de dire: "Eh bien! j'attends." Jansoulet s'excusa d'etre oblige d'interrompre la seance; mais une visite de la plus haute importance... Elle eut un sourire de pitie: "Faites, faites... Au point ou nous en sommes, je puis travailler sans vous. --Oh! oui, dit le docteur, l'oeuvre est a peu pres terminee." Il ajouta d'un air connaisseur: "C'est un beau morceau." Et, comptant sur ce compliment pour se faire une sortie, il s'esquivait, les epaules basses; mais Felicia le retint violemment: "Restez, vous... J'ai a vous parler." Il vit bien a son regard qu'il fallait ceder, sous peine d'un eclat: "Vous permettez, cher ami?... Mademoiselle a un mot a me dire... Mon coupe est a la porte... Montez. Je vous rejoins." L'atelier referme sur ce pas lourd qui s'eloignait, ils se regarderent tous deux bien en face. "Il faut que vous soyez ivre ou fou pour vous etre permis une chose pareille? Comment, vous osez entrer chez moi quand je ne veux pas recevoir?... Pourquoi cette violence? de quel droit?... --Du droit que donne la passion desesperee et invincible. --Taisez-vous, Jenkins, vous prononcez des paroles que je ne peux pas entendre... Je vous laisse venir ici par pitie, par habitude, parce que mon pere vous aimait... Mais ne me reparlez jamais de votre... amour,--elle dit le mot tres bas, comme une honte,--ou vous ne me reverrez plus, oui, dusse-je mourir pour vous echapper une bonne fois." Un enfant pris en faute ne courbe pas plus humblement la tete que Jenkins repondant: "C'est vrai... J'ai eu tort... Un moment de folie, d'aveuglement. Mais pourquoi vous plaisez-vous a me dechirer le coeur comme vous faites? --Je pense bien a vous, seulement! --Que vous pensiez ou non a moi, je suis la, je vois ce qui se passe, et votre coquetterie me fait un mal affreux." Un peu de rouge lui vint aux joues devant ce reproche: "Coquette, moi?... et avec qui? --Avec ca..." dit l'Irlandais en montrant le buste simiesque et superbe. Elle essaya de rire: "Le Nabab... Quelle folie! --Ne mentez donc pas... Croyez-vous que je sois aveugle, que je ne me rende pas compte de tous vos maneges? Vous restez seule avec lui tres longtemps... Tout a l'heure, j'etais la... Je vous voyais..." Il baissait la voix comme si le souffle lui eut manque... "Que cherchez-vous donc, etrange et cruelle enfant? Je vous ai vu repousser les plus beaux, les plus nobles, les plus grands. Ce petit de Gery vous devore des yeux, vous n'y prenez pas garde, le duc de Mora lui-meme n'a pas pu arriver jusqu'a votre coeur. Et c'est celui-la, qui est affreux, vulgaire, qui ne pensait pas a vous, qui a toute autre chose que l'amour en tete... Vous avez vu comme il est parti! Ou voulez-vous donc en venir? Qu'attendez-vous de lui? --Je veux... Je veux qu'il m'epouse. Voila." Froidement, d'un ton radouci, comme si cet aveu l'avait rapprochee de celui qu'elle meprisait tant, elle exposa ses motifs. La vie qu'elle menait la poussait a une impasse. Elle avait des gouts de luxe, de depense, des habitudes de desordre que rien ne pouvait vaincre et qui la conduiraient fatalement a la misere, elle et cette bonne Crenmitz, qui se laissait ruiner sans rien dire. Dans trois ans, quatre ans au plus, tout serait fini. Et alors les expedients, les dettes, la loque et les savates des petits menages d'artistes. Ou bien l'amant, l'entreteneur, c'est-a-dire la servitude et l'infamie. "Allons donc, dit Jenkins... Et moi, est-ce que je ne suis pas la? --Tout plutot que vous, fit-elle en se redressant... Non, ce qu'il me faut, ce que je veux, c'est un mari qui me defende des autres et de moi-meme, qui me garde d'un tas de choses noires dont j'ai peur quand je m'ennuie, des gouffres ou je sens que je puis m'abimer, quelqu'un qui m'aime pendant que je travaille, et releve de faction ma pauvre vieille fee a bout de forces... Celui-la me convient et j'ai pense a lui des que je l'ai vu. Il est laid, mais il a l'air bon; puis il est follement riche et la fortune, a ce degre-la, ce doit etre amusant... Oh! je sais bien. Il y a sans doute dans sa vie quelque tare qui lui a porte chance. Tout cet or ne peut pas etre fait d'honnetete... Mais la, vrai, Jenkins, la main sur ce coeur que vous invoquez si souvent, pensez-vous que je sois une epouse bien tentante pour un honnete homme? Voyez: de tous ces jeunes gens qui sollicitent comme une grace de venir ici, lequel a songe a demander ma main? Jamais un seul. Pas plus de Gery que les autres... Je seduis, mais je fais peur... Cela se comprend... Que peut-on supposer d'une fille elevee comme je l'ai ete, sans mere, sans famille, en tas avec les modeles, les maitresses de mon pere?... Quelles maitresses, mon Dieu!... Et Jenkins pour seul protecteur... Oh! quand je pense... Quand je pense..." Et de cette memoire deja lointaine, des choses lui arrivaient qui montaient d'un ton sa colere: "Eh! oui, parbleu! Je suis une fille d'aventure, et cet aventurier est bien le mari qu'il me faut. --Vous attendrez au moins qu'il soit veuf, repondit Jenkins tranquillement... Et, dans ce cas, vous risquez d'attendre longtemps encore, car sa Valentine a l'air de se bien porter." Felicia Ruys devint bleme. "Il est marie? --Marie, certes, et pere d'une trimballee d'enfants. Toute la smala est debarquee depuis deux jours." Elle resta une minute atterree, regardant le vide, un frisson aux joues. En face d'elle, le large masque du Nabab, avec son nez epate, sa bouche sensuelle et bonasse, criait de vie et de verite dans les luisants de l'argile. Elle le contempla un moment, puis fit un pas, et, d'un geste de degout, renversa avec sa haute selle de bois le bloc luisant et gras qui s'ecrasa par terre en tas de boue. VII JANSOULET CHEZ LUI Marie, il l'etait depuis douze ans, mais n'en avait parle a personne de son entourage parisien, par une habitude orientale, ce silence que les gens de la-bas gardent sur le gynecee. Subitement on apprit que Madame allait venir, qu'il fallait preparer des appartements pour elle, ses enfants et ses femmes. Le Nabab loua tout le second etage de la maison de la place Vendome, dont le locutaire fut exproprie a des prix de Nabab. On agrandit aussi les ecuries, le personnel fut double; puis, un jour, cochers et voitures allerent chercher a la gare de Lyon madame, qui arrivait emplissant d'une suite de negresses, de gazelles, de negrillons un train chauffe expres pour elle depuis Marseille. Elle debarqua dans un etat d'affaissement epouvantable, aneantie, ahurie de son long voyage en wagon, le premier de sa vie, car, amenee tout enfant a Tunis, elle ne l'avait jamais quitte. De sa voiture, deux negres la porterent dans les appartements, sur un fauteuil qui depuis resta toujours en bas sous le porche, tout pret pour ces deplacements difficiles. Madame Jansoulet ne pouvait monter l'escalier, qui l'etourdissait; elle ne voulut pas des ascenseurs que son poids faisait crier; d'ailleurs, elle ne marchait jamais. Enorme, boursouflee au point qu'il etait impossible de lui assigner un age, entre vingt-cinq ans et quarante, la figure assez jolie, mais tous les traits deformes, des yeux morts sous des paupieres tombantes et striees comme des coquilles, fagotee dans des toilettes d'exportation, chargee de diamants et de bijoux en maniere d'idole hindoue, c'etait le plus bel echantillon de ces Europeennes transplantees qu'on appelle des Levantines. Race singuliere de creoles obeses, que le langage seul et la costume rattachent a notre monde, mais que l'Orient enveloppe de son atmosphere stupefiante, des poisons subtils de son air opiace ou tout se detend, se relache, depuis les tissus de la peau jusqu'aux ceintures des vetements, jusqu'a l'ame meme et la pensee. Celle-ci etait fille d'un Belge immensement riche qui faisait a Tunis le commerce du corail, et chez qui Jansoulet, a son arrivee dans le pays, avait ete employe pendant quelques mois. Mademoiselle Afchin, alors une delicieuse poupee d'une dizaine d'annees, eblouissante de teint, de cheveux, de sante, venait souvent chercher son pere au comptoir dans le grand carrosse attele de mules qui les emmenait a leur belle villa de la Marse, aux environs de Tunis. Cette gamine, toujours decolletee, aux epaules eclatantes, entrevue dans un cadre luxueux, avait ebloui l'aventurier; et, des annees apres, lorsque devenu riche, favori du bey, il songea a s'etablir, ce fut a elle qu'il pensa. L'enfant s'etait change en une grosse fille, lourde et blanche. Son intelligence, deja bien obtuse, s'etait encore obscurcie dans l'engourdissement d'une existence de loir, l'incurie d'un pere tout aux affaires, l'usage des tabacs satures d'opium et des confitures de roses, la torpeur de son sang flamand compliquee de paresse orientale; en outre, mal elevee, gourmande, sensuelle, altiere, un bijou levantin perfectionne. Mais Jansoulet ne vit rien de tout cela. Pour lui elle etait, elle fut toujours, jusqu'a son arrivee a Paris, une creature superieure, une personne du plus grand monde, une demoiselle Afchin; il lui parlait avec respect, gardait vis-a-vis d'elle une attitude un peu courbee et timide, lui donnait l'argent sans compter, satisfaisait ses fantaisies les plus couteuses, ses caprices les plus fous, toutes les bizarreries d'un cerveau de Levantine detraque par l'ennui et l'oisivete. Un seul mot excusait tout: c'etait une demoiselle Afchin. Du reste, aucun rapport entre-eux: lui toujours a la Kasbah ou au Bardo, pres du bey, a faire sa cour, ou bien dans ses comptoirs; elle, passant sa journee au lit, coiffee d'un diademe de trois cent mille francs qu'elle ne quittait jamais, s'abrutissant a fumer, vivant comme dans un harem, se mirant, se parant, en compagnie de quelques autres Levantines dont la distraction supreme consistait a mesurer avec leurs colliers des bras et des jambes qui rivalisaient d'embonpoint, faisant des enfants dont elle ne s'occupait pas, qu'elle ne voyait jamais, dont elle n'avait pas meme souffert, car on l'accouchait au chloroforme. Un paquet de chair blanche, parfumee au musc. Et, comme disait Jansoulet avec fierte: "J'ai epouse une demoiselle Afchin!" Sous le ciel de Paris et sa lumiere froide, la desillusion commenca. Resolu a s'installer, a recevoir, a donner des fetes, le Nabab avait fait venir sa femme pour la mettre a la tete de la maison; mais quand il vit debarquer cet etalage d'etoffes criardes, de bijouterie du Palais-Royal, et tout l'attirail bizarre qui suivait, il eut vaguement l'impression d'une reine Pomare en exil. C'est que maintenant il avait vu de vraies mondaines, et il comparait. Apres avoir projete un grand bal pour l'arrivee, prudemment il s'abstint. D'ailleurs, madame Jansoulet ne voulait voir personne. Ici son indolence naturelle s'augmentait de la nostalgie que lui causerent, des en debarquant, le froid d'un brouillard jaune et la pluie qui ruisselait. Elle passa plusieurs jours sans se lever, pleurant tout haut comme un enfant, disant que c'etait pour la faire mourir qu'on l'avait amenee a Paris, et ne souffrant pas meme le soin de ses femmes. Elle restait la a rugir dans les dentelles de son oreiller, ses cheveux embroussailles autour de son diademe, les fenetres de l'appartement fermees, les rideaux joints, les lampes allumees nuit et jour, criant qu'elle voulait s'en aller...er, s'en aller...er; et c'etait lamentable de voir, dans cette nuit de catafalque, les malles a moitie pleines errant sur les tapis, ces gazelles effarees, ces negresses accroupies autour de la crise de nerfs de leur maitresse, gemissant elles aussi et l'oeil hagard comme ces chiens des voyageurs polaires qui deviennent fous a ne plus apercevoir le soleil. Le docteur irlandais introduit dans cette detresse n'eut aucun succes avec ses manieres paternes, ses belles phrases de bouche-en-coeur. La Levantine ne voulut a aucun prix des perles a base d'arsenic pour se donner du ton. Le Nabab etait consterne. Que faire? La renvoyer a Tunis avec les enfants? Ce n'etait guere possible. Il se trouvait decidement en disgrace la-bas. Les Hemerlingue triomphaient. Un dernier affront avait comble la mesure: au depart de Jansoulet, la bey l'avait charge de faire frapper a la Monnaie de Paris pour plusieurs millions de pieces d'or d'un nouveau module; puis la commande, retiree tout a coup, avait ete donnee a Hemerlingue. Outrage publiquement, Jansoulet riposta par une manifestation publique, mettant en vente tous ses biens, son palais du Bardo donne par l'ancien bey, ses villas de la Marse, tout en marbre blanc, entourees de jardins splendides, ses comptoirs les plus vastes, les plus somptueux de la ville, chargeant enfin l'intelligent Bompain de lui ramener sa femme et ses enfants pour bien affirmer un depart definitif. Apres un eclat pareil, il ne lui etait pas facile de retourner la-bas; c'est ce qu'il essayait de faire comprendre a mademoiselle Afchin, qui ne lui repondait que par de longs gemissements. Il tacha de la consoler, de l'amuser, mais quelle distraction faire arriver jusqu'a cette nature monstrueusement apathique? Et puis, pouvait-il changer le ciel de Paris, rendre a la malheureuse Levantine son patio dalle de marbre ou elle passait de longues heures dans un assoupissement frais, delicieux, a entendre l'eau ruisseler sur la grande fontaine d'albatre a trois bassins superposes, et sa barque doree, recouverte d'un tendelet de pourpre, que huit rameurs tripolitains, souples et vigoureux, promenaient, le soleil couche, sur le beau lac d'El-Baheira? Si luxueux que fut l'appartement de la place Vendome, il ne pouvait compenser la perte de ces merveilles. Et plus que jamais elle s'abimait dans la desolation. Un familier de la maison parvint pourtant a l'en tirer, Cabassu, celui qui s'intitulait sur ses cartes: "professeur de massage," un gros homme noir et trapu, sentant l'ail et la pommade, carre d'epaules, poilu jusqu'aux yeux, et qui savait des histoires de serails parisiens, des raconters a la portee de l'intelligence de Madame. Venu une fois pour la masser, elle voulut le revoir, le retint. Il dut quitter tous ses autres clients, et devenir, a des appointements de senateur, le masseur de cette forte personne, son page, sa lectrice, son garde du corps. Jansoulet, enchante de voir sa femme contente, ne sentit pas le ridicule bete qui s'attachait a cette intimite. On apercevait Cabassu au Bois, dans l'enorme et somptueuse caleche a cote de la gazelle favorite, au fond des loges de theatre que louait la Levantine, car elle sortait maintenant, desengourdie par le traitement de son masseur et decidee a s'amuser. Le theatre lui plaisait, surtout les farces ou les melodrames. L'apathie de son gros corps s'animait a la lumiere fausse de la rampe. Mais c'etait au theatre de Cardailhac qu'elle allait le plus volontiers. La, le Nabab se trouvait chez lui. Du premier controleur jusqu'a la derniere des ouvreuses, tout le personnel lui appartenait. Il avait une clef de communication pour passer des couloirs sur la scene; et le salon de sa loge decore a l'orientale, au plafond creuse en nid d'abeilles, aux divans en poil de chameau, le gaz enferme dans une petite lanterne mauresque, pouvait servir a une sieste pendant les entr'actes un peu longs: une galanterie du directeur a la femme de son commanditaire. Ce singe de Cardailhac ne s'en etait pas tenu la; voyant le gout de la demoiselle Afchin pour le theatre, il avait fini par lui persuader qu'elle en possedait aussi l'intuition, la science, et par lui demander de jeter a ses moments perdus un coup d'oeil de juge sur les pieces qu'on lui envoyait. Bonne facon d'agrafer plus solidement la commandite. Pauvres manuscrits a couverture bleue ou jaune, que l'esperance a noues de rubans fragiles, qui vous en allez gonfles d'ambition et de reves, qui sait quelles mains vous entr'ouvrent, vous feuillettent, quels doigts indiscrets deflorent votre charme d'inconnu, cette poussiere brillante que garde l'idee toute fraiche? Qui vous juge et qui vous condamne? Parfois, avant d'aller diner en ville, Jansoulet, montant dans la chambre de sa femme, la trouvait sur sa chaise longue, en train de fumer, la tete renversee, des liasses de manuscrits a cote d'elle, et Cabassu, arme d'un crayon bleu, lisant avec sa grosse voix et ses intonations du Bourg-Saint-Andeol quelque elucubration dramatique qu'il biffait, balafrait sans pitie a la moindre critique de la dame. "Ne vous derangez pas," faisait avec la main le bon Nabab entrant sur la pointe des pieds. Il ecoutait, hochait la tete d'un air admiratif en regardant sa femme: "Elle est etonnante," car lui n'entendait rien a la litterature, et la, du moins, il retrouvait la superiorite de mademoiselle Afchin. "Elle avait l'instinct du theatre," comme disait Cardailhac; mais, en revanche, l'instinct maternel lui manquait. Jamais elle ne s'occupait de ses enfants, les abandonnant a des mains etrangeres, et, quand on les lui amenait, une fois par mois, se contentant de leur tendre la chair flasque et morte de ses joues entre deux bouffees de cigarette, sans s'informer de ces details de soins, de sante qui perpetuent l'attache physique de la maternite, font saigner dans le coeur des vraies meres la moindre souffrance de leurs enfants. C'etaient trois gros garcons, lourds et apathiques, de onze, neuf et sept ans, ayant, dans le teint bleme et l'enflure precoce de la Levantine, les yeux noirs, veloutes et bons de leur pere. Ignorants comme de jeunes seigneurs du moyen age; a Tunis, M. Bompain dirigeait leurs etudes, mais a Paris, le Nabab, tenant a leur donner le benefice d'une education parisienne, les avait mis dans le pensionnat le plus "chic," le plus cher, au college Bourdaloue dirige par de bons Peres qui cherchaient moins a instruire leurs eleves qu'a en faire des hommes du monde bien tenus et bien pensants, et arrivaient a former de petits monstres gourmes et ridicules, dedaigneux du jeu, absolument ignorants, sans rien de spontane ni d'enfantin, et d'une precocite desesperante. Les petits Jansoulet ne s'amusaient pas beaucoup dans cette serre a primeurs, malgre les immunites dont jouissait leur immense fortune; ils etaient vraiment trop abandonnes. Encore les creoles confies a l'institution avaient-ils des correspondants et des visites; eux, n'etaient jamais appeles au parloir, on ne connaissait personne de leurs proches, seulement, du temps a autre, ils recevaient des pannerees de friandises, des ecroulements de brioches. Le Nabab, en course dans Paris, devalisait pour eux toute une devanture de confiseur qu'il faisait porter au college avec cet elan de coeur mele d'une ostentation de negre, qui caracterisait tous ses actes. De meme pour les joujoux, toujours trop beaux, pomponnes, inutiles, de ces joujoux qui font la montre et que le Parisien n'achete pas. Mais ce qui attirait surtout aux petits Jansoulet le respect des eleves et des maitres, c'etait leur porte-monnaie gonfle d'or, toujours pret pour les quetes, pour les fetes de professeurs, et les visites de charite, ces fameuses visites organisees par le college Bourdaloue, une des tentations du programme, l'emerveillement des ames sensibles. Deux fois par mois, a tour de role, les eleves faisant partie de la petite societe de Saint-Vincent-de-Paul, fondee au college sur le modele de la grande, s'en allaient par petites escouades, seuls comme des hommes, porter au fin fond des faubourgs populeux des secours et des consolations. On voulait leur apprendre ainsi la charite experimentale, l'art de connaitre les besoins, les miseres du peuple, et de panser ses plaies, toujours un peu ecoeurantes, a l'aide d'un cerat de bonnes paroles et de maximes ecclesiastiques. Consoler, evangeliser les masses par l'enfance, desarmer l'incredulite religieuse par la jeunesse et la naivete des apotres: tel etait le but de la petite Societe, but entierement manque, du reste. Les enfants bien portants, bien vetus, bien nourris, n'allant qu'a des adresses designees d'avance, trouvaient des pauvres de bonne mine, parfois un peu malades, mais tres propres, deja inscrits et secourus par la riche organisation de l'Eglise. Jamais ils ne tombaient dans un de ces interieurs nauseabonds, ou la faim, le deuil, l'abjection, toutes les tristesses physiques ou morales s'inscrivent en lepre sur les murs, en rides indelibiles sur les fronts. Leur visite etait preparee comme celle du souverain entrant dans un corps de garde pour gouter la soupe du soldat; le corps de garde est prevenu, et la soupe assaisonnee pour les papilles royales... Avez-vous vu ces images des livres edifiants, ou un petit communiant, sa ganse au bras, son cierge a la main, et tout frise, vient assister sur son grabat un pauvre vieux qui tourne vers le ciel des yeux blancs? Les visites de charite avaient le meme convenu de mise en scene, d'intonation. Aux gestes compasses des petits predicateurs aux bras trop courts, repondaient des paroles apprises, fausses a faire loucher. Aux encouragements comiques, aux "consolations prodiguees" en phrases de livres de prix par des voix de jeunes coqs enrhumes, les benedictions attendries, les momeries geignardes et piteuses d'un porche d'eglise a la sortie de vepres. Et sitot les jeunes visiteurs partis, quelle explosion de rires et de cris dans la mansarde, quelle danse en rond autour de l'offrande apportee, quel bouleversement du fauteuil ou l'on avait joue au malade, de la tisane repandue dans le feu, un feu de cendres tres artistement prepare! Quand les petits Jansoulet sortaient, chez leurs parents, on les confiait a l'homme au fez rouge, a l'indispensable Bompain. C'est Bompain qui les menait aux Champs-Elysees, pares de vestons anglais, de melons a la derniere mode,--a sept ans!--de petites cannes au bout de leurs gants en peau de chien. C'est Bompain qui faisait bourrer de victuailles le break de courses ou il montait avec les enfants, leur carte au chapeau contourne d'un voile vert, assez semblables a ces personnages de pantomimes lilliputiennes dont tout le comique reside dans la grosseur des tetes, comparee aux petites jambes et aux gestes de nains. On fumait, on buvait a pitie. Quelquefois, l'homme au fez, tenant a peine debout, les ramenait affreusement malades... Et pourtant, Jansoulet les aimait, ses "petits," le cadet, surtout, qui lui rappelait, avec ses grands cheveux, son air poupin, la petite Afchin passant dans son carrosse. Mais ils avaient encore l'age ou les enfants appartiennent a la mere, ou ni le grand tailleur, ni les maitres parfaits, ni la pension chic, ni les poneys sangles pour les petits hommes dans l'ecurie, rien ne remplace la main attentive et soigneuse, la chaleur et la gaiete du nid. Le pere ne pouvait pas leur donner cela, lui; et puis il etait si occupe! Mille affaires: la _Caisse Territoriale_, l'installation de la galerie de tableaux, des courses au Tattersall avec Bois-l'Hery, un bibelot a aller voir, ici ou la, chez des amateurs designes par Schwalbach, des heures passees avec les entraineurs, les jockeys, les marchands de curiosites, l'existence encombree et multiple d'un bourgeois gentilhomme du Paris moderne. Il gagnait a tous ces frottements de se parisianiser un peu plus chaque jour, recu au cercle de Monpavon, au foyer de la danse, dans les coulisses de theatre, et presidant toujours ses fameux dejeuners de garcon, les seules receptions possibles dans son interieur. Son existence etait reellement tres remplie, et encore, de Gery le dechargeait-il de la plus grande corvee, le departement si complique des demandes et des secours. Maintenant, le jeune homme assistait a sa place a toutes les inventions audacieuses et burlesques, a toutes les combinaisons heroi-comiques de cette mendicite de grande ville, organisee comme un ministere, innombrable comme une armee, abonnee aux journaux, et sachant son _Bottin_ par coeur. Il recevait la dame blonde, hardie, jeune et deja fanee, qui ne demande que cent louis, avec la menace de se jeter a l'eau tout de suite en sortant, si on ne les lui donne pas, et la grosse matrone, l'air avenant, sans facon, qui dit en entrant: "Monsieur, vous ne me connaissez pas... je n'ai pas l'honneur de vous connaitre non plus; mais nous aurons fait vite connaissance... Veuillez vous asseoir et causons." Le commercant aux abois, a la veille de la faillite,--c'est quelquefois vrai,--qui vient supplier qu'on lui sauve l'honneur, un pistolet tout pret pour le suicide, bossuant la poche de son paletot, quelquefois ce n'est que l'etui de sa pipe. Et souvent de vraies detresses, fatigantes et prolixes, de gens qui ne savent meme pas raconter combien ils sont malhabiles a gagner leur vie. A cote de ces mendicites decouvertes, il y avait celles qui se deguisent: charite, philanthropie, bonnes oeuvres, encouragements artistiques, les quetes a domicile pour les creches, les paroisses, les repenties, les societes de bienfaisance, les bibliotheques d'arrondissement. Enfin, celles qui se parent d'un masque mondain: les billets de concert, les representations a benefices, les cartes de toutes couleurs, "estrade, premieres, places reservees." Le Nabab exigeait qu'on ne refusat aucune offrande, et c'etait encore un progres qu'il ne s'en chargeat plus lui-meme. Assez longtemps, il avait couvert d'or, avec une indifference genereuse, toute cette exploitation hypocrite, payant cinq cents francs une entree au concert de quelque cithariste wurtembergeoise ou d'un joueur de galoubet languedocien, qu'aux Tuileries ou chez le duc de Mora on aurait cotee dix francs. A certains jours, le jeune de Gery sortait de ces seances ecoeure jusqu'a la nausee. Toute l'honnetete de sa jeunesse se revoltait; il essayait aupres du Nabab des tentatives de reforme. Mais celui-ci, au premier mot, prenait la physionomie ennuyee des natures faibles, mises en demeure de se prononcer, ou bien il repondait avec un haussement de ses solides epaules: "Mais, c'est Paris, cela, mon cher enfant... ne vous effarouchez pas, laissez-moi faire... je sais ou je vais et ce que je veux." Il voulait alors deux choses, la deputation et la croix. Pour lui, c'etaient les deux premiers etages de la grande montee, ou son ambition le poussait. Depute, il le serait certainement par la _Caisse Territoriale_, a la tete de laquelle il se trouvait. Paganetti de Porto-Vecchio le lui disait souvent: --Quand le jour sera venu, l'ile se levera et votera pour vous, comme un seul homme. Seulement, ce n'est pas tout d'avoir des electeurs; il faut encore qu'un siege soit vacant a la Chambre, et la Corse y comptait tous ses representants au complet. L'un d'eux, pourtant, le vieux Popolasca, infirme, hors d'etat d'accomplir sa tache, aurait peut-etre, a de certaines clauses, donne volontiers sa demission. C'etait une affaire delicate a traiter, mais tres faisable, le bonhomme ayant une famille nombreuse, des terres qui ne rapportaient pas le deux, un palais en ruine a Bastia, ou ses enfants se nourrissaient de _polenta_, et un logement a Paris, dans un garni de dix-huitieme ordre. En ne regardant pas a cent ou deux cent mille francs, on devait venir a bout de cet honorable affame qui, tate par Paganetti, ne disait ni oui ni non, seduit par la grosse somme, retenu par la gloriole de sa situation. L'affaire en etait la, pouvait se decider un jour ou l'autre. Pour la croix, tout allait encore mieux. L'oeuvre du Bethleem avait decidement fait aux Tuileries un bruit du diable. On n'attendait plus que la visite de M. de La Perriere et son rapport qui ne pouvait manquer d'etre favorable, pour inscrire sur la liste du 16 mars, a la date d'un anniversaire imperial, le glorieux nom de Jansoulet... Le 16 mars, c'est-a-dire avant un mois... Que dirait le gros Hemerlingue de cette insigne faveur, lui qui, depuis si longtemps, devait se contenter du Nisham. Et le bey, a qui l'on avait fait croire que Jansoulet etait au ban de la societe parisienne, et la vieille mere, la-bas, a Saint-Romans, toujours si heureuse des succes de son fils!... Est-ce que cela ne valait pas quelques millions habilement gaspilles et laisses aux oiseaux sur cette route de la gloire ou le Nabab marchait en enfant, sans souci d'etre devore tout au bout? Et n'y avait-il pas dans ces joies exterieures, ces honneurs, cette consideration cherement achetes, une compensation a tous les deboires de cet oriental reconquis a la vie europeenne, qui voulait un foyer et n'avait qu'un caravanserail, cherchait une femme et ne trouvait qu'une Levantine. VIII L'OEUVRE DE BETHLEEM. Bethleem! Pourquoi ce nom legendaire et doux, chaud comme la paille de l'etable miraculeuse, vous faisait-il si froid a voir ecrit en lettres dorees tout en haut de cette grille de fer? Cela tenait peut-etre a la melancolie du paysage, cette immense plaine triste qui vu de Nanterre a Saint-Cloud, coupee seulement par quelques bouquets d'arbres ou la fumee des cheminees d'usine. Peut-etre aussi a la disproportion existant entre l'humble bourgade invoquee, et l'etablissement grandiose, cette villa genre Louis XIII en beton agglomere, toute rose entre les branches de son parc defeuille, ou s'etalaient de grandes pieces d'eau epaissies de mousses vertes. Ce qui est sur, c'est qu'en passant la, le coeur se serrait. Quand on entrait, c'etait bien autre chose. Un silence lourd, inexplicable, pesait sur la maison, ou les figures apparues aux fenetres avaient un aspect lugubre derriere les petits carreaux verdatres a l'ancienne mode. Les chevres nourricieres promenees dans les allees mordillaient languissamment les premieres pousses, avec des "beee" vers leur gardienne ennuyee aussi et suivant les visiteurs d'un oeil morne. Un deuil planait, le desert et l'effroi d'une contagion. C'avait ete pourtant une propriete joyeuse, et ou naguere encore on ripaillait largement. Amenagee pour la chanteuse celebre qui l'avait vendue a Jenkins, elle revelait bien l'imagination particuliere aux theatres de chant, par un pont jete sur sa piece d'eau ou la nacelle defoncee s'emplissait de feuilles moisies, et son pavillon tout en rocailles, enguirlande de lierres grimpants. Il en avait vu de droles, ce pavillon du temps de la chanteuse, maintenant il en voyait de tristes, car l'infirmerie etait installee la. A vrai dire, tout l'etablissement n'etait qu'une vaste infirmerie. Les enfants, a peine arrives, tombaient malades, languissaient et finissaient par mourir, si les parents ne les remettaient vite sous la sauvegarde du foyer. Le cure de Nanterre s'en allait si souvent a Bethleem avec ses vetements noirs et sa croix d'argent, le menuisier avait tant de commandes pour la maison, qu'on le savait dans le pays et que les meres indignees montraient le poing a la nourricerie modele, de tres loin, seulement, pour peu qu'elles eussent sur les bras un poupon blanc et rose a soustraire a toutes les contagions de l'endroit. C'est ce qui donnait a cette pauvre demeure un aspect si navrant. Une maison ou les enfants meurent ne peut pas etre gaie; impossible d'y voir les arbres fleurir, les oiseaux nicher, l'eau couler en risette d'ecume. La chose paraissait desormais acquise. Excellente en soi, l'oeuvre de Jenkins etait d'une application extremement difficile, presque impraticable. Dieu sait pourtant qu'on avait monte l'affaire avec un exces de zele dans tous les moindres details, autant d'argent et de monde qu'il en fallait. A la tete, un praticien des plus habiles, M. Pondevez, eleve des hopitaux de Paris; et pres de lui, pour les soins plus intimes, une femme de confiance, madame Polge. Puis des bonnes, des lingeres, des infirmieres. Et que de perfectionnements et d'entretien, depuis l'eau distribuee dans cinquante robinets a systeme, jusqu'a l'omnibus, avec son cocher a la livree de Bethleem, s'en allant vers la gare de Rueil a tous les trains de la journee, en secouant ses grelots de poste. Enfin des chevres magnifiques, des chevres du Thibet, soyeuses, gonflees de lait. Tout etait admirable comme organisation; mais il y avait un point ou tout choppait. Cet allaitement artificiel, tant prone par la reclame, n'agreait pas aux enfants. C'etait une obstination singuliere, un mot d'ordre qu'ils se donnaient entre eux, d'un seul coup d'oeil, pauvres petits chats, car ils ne parlaient pas encore, la plupart meme ne devaient jamais parler: "Si vous voulez, nous ne teterons pas les chevres." Et ils ne tetaient pas, ils aimaient mieux mourir l'un apres l'autre que de les teter. Est-ce que le Jesus de Bethleem, dans son etable, etait nourri par une chevre? Est-ce qu'il ne pressait pas au contraire un sein de femme, doux et plein, sur lequel il s'endormait quand il n'avait plus soif? Qui donc a jamais vu de chevre entre le boeuf et l'ane legendaires, dans cette nuit ou les betes parlaient? Alors, pourquoi mentir, pourquoi s'appeler Bethleem?... Le directeur s'etait emu d'abord de tant de victimes. Epave de la vie du "quartier," ce Pondevez, etudiant de vingtieme annee, bien connu dans tous les debits de prunes du boulevard Saint-Michel sous le nom de Pompon, n'etait pas un mechant homme. Quand il vit le peu de succes de l'alimentation artificielle, il prit tout bonnement quatre ou cinq vigoureuses nourrices dans le pays, et il n'en fallut pas plus pour rendre l'appetit aux enfants. Ce mouvement d'humanite faillit lui couter sa place. "Des nourrices a Bethleem! dit Jenkins furieux lorsqu'il vint faire sa visite hebdomadaire... Etes vous fou? Eh bien! alors, pourquoi les chevres, et les pelouses pour les nourrir, et mon idee, et les brochures sur mon idee?... Qu'est-ce que tout cela devient?... Mais vous allez contre mon systeme, vous volez l'argent du fondateur... --Cependant, mon cher maitre, essayait de repondre l'etudiant passant les mains dans les poils de sa longue barbe rousse, cependant... puisqu'ils ne veulent pas de cette nourriture... Eh bien! qu'ils jeunent, mais que le principe de l'allaitement artificiel soit respecte... Tout est la... Je ne veux plus avoir a vous le repeter. Renvoyez-moi ces affreuses nourrices... Nous avons pour elever nos enfants le lait de vache, a l'extreme rigueur; mais je ne saurais leur accorder davantage." Il ajouta, en prenant son air d'apotre: "Nous sommes ici pour la demonstration d'une grande idee philanthropique. Il faut qu'elle triomphe, meme au prix de quelques sacrifices. Veillez-y." Pondevez n'insista pas. Apres tout, la place etait bonne, assez pres de Paris pour permettre, le dimanche, des descentes du Quartier a Nanterre, ou la visite du directeur a ses anciennes brasseries. Madame Polge--que Jenkins appelait toujours, "notre intelligente surveillante" et qu'il avait mise la, en effet, pour surveiller, principalement le directeur--n'etait pas aussi severe que ses attributions l'auraient fait croire et cedait volontiers a quelques petits verres de "fine" ou a une partie de bezigue en quinze cents. Il renvoya donc les nourrices et essaya de se blaser sur tout ce qui pouvait arriver. Ce qui arriva? Un vrai Massacre des Innocents. Aussi, les quelques parents un peu aises, ouvriers ou commercants de faubourg, qui, tentes par les annonces, s'etaient separes de leurs enfants, les reprenaient bien vite, et il ne resta plus dans l'etablissement que les petits malheureux ramasses sous les porches ou dans les terrains vagues, expedies par les hospices, voues a tous les maux des leur naissance. La mortalite augmentant toujours, meme ceux-la vinrent a manquer, et l'omnibus parti en poste au chemin de fer s'en revenait bondissant et leger comme un corbillard vide. Combien cela durerait-il? Combien de temps mettraient-ils a mourir, les vingt-cinq ou trente petits qui restaient? C'est ce que se demandait un matin M. le directeur ou plutot, comme il s'etait surnomme lui-meme, M. le prepose aux deces de Pondevez, assis en face des coques venerables de madame Polge et faisant, apres le dejeuner, la partie favorite de cette personne. "Oui, ma bonne madame Polge, qu'allons-nous devenir?... Ca ne peut pas durer longtemps comme cela... Jenkins ne veut pas en demordre, les gamins sont entetes comme des chevaux... Il n'y a pas a dire, ils nous passent tous entre les mains... Voila le petit Valaque--quatre-vingts de rois, madame Polge--qui va mourir d'un moment a l'autre. Vous pensez, ce pauvre petit gosse, depuis trois jours qu'il ne s'est rien colle dans l'oesophage... Jenkins a beau dire; on ne bonifie pas les enfants comme les escargots, en les faisant jeuner... C'est desolant tout de meme de n'en pas pouvoir sauver un... L'infirmerie est bondee... Vrai de vrai, ca prend une fichue tournure... Quarante de bezigue..." Deux coups sonnes a la grille de l'entree interrompirent son monologue. L'omnibus revenait du chemin de fer et ses roues grincaient sur le sable d'une facon inaccoutumee. "C'est etonnant, dit Pondevez... la voiture n'est pas vide." Elle vint effectivement se ranger au bas du perron avec une certaine fierte, et l'homme qui en descendit franchit l'escalier d'un bond. C'etait une estafette de Jenkins apportant une grande nouvelle: le docteur arriverait dans deux heures pour visiter l'asile, avec le Nabab et un monsieur des Tuileries. Il recommandait bien que tout fut pret pour les recevoir. La chose s'etait decidee si brusquement qu'il n'avait pas eu le temps d'ecrire; mais il comptait que M. Pondevez ferait le necessaire. "Il est bon, la, avec son necessaire!" murmura Pondevez tout effare... La situation etait critique. Cette visite importante tombait au plus mauvais moment, en pleine debacle du systeme. Le pauvre Pompon, tres perplexe, tiraillait sa barbe, en en machant des brins. --Allons, dit-il tout a coup a madame Polge, dont la longue figure s'allongeait encore entre ses coques. Nous n'avons qu'un parti a prendre. Il nous faut demenager l'infirmerie, transporter tous les malades dans le dortoir. Ils n'en iront ni mieux ni plus mal pour etre reinstalles la une demi-journee. Quant aux gourmeux, nous les serrerons dans un coin. Ils sont trop laids, on ne les montrera pas... Allons-y, ho! tout le monde sur le pont." La cloche du diner mise en branle, aussitot des pas se precipitent. Lingeres, infirmieres, servantes, gardeuses, sortent de partout, courent, se heurtent dans les escaliers, a travers les cours. Des ordres se croisent, des cris, des appels; mais ce qui domine, c'est le bruit d'un grand lavage, d'un ruissellement d'eau comme si Bethleem venait d'etre surpris par les flammes. Et ces plaintes d'enfants malades, arraches a la tiedeur de leurs lits, tous ces petits paquets beuglants, transportes a travers le parc humide, avec des flottements de couvertures entre les branches, completent bien cette impression d'incendie. Au bout de deux heures, grace a une activite prodigieuse, la maison, du haut en bas, est prete a la visite qu'elle va recevoir, tout le personnel a son poste, le calorifere allume, les chevres pittoresquement disseminees dans le parc. Madame Polge a revetu sa robe de soie verte, le directeur, une tenue un peu moins negligee qu'a l'ordinaire, mais dont la simplicite exclut toute idee de premeditation. Le secretaire des commandements peut venir. Et le voila. Il descend avec Jenkins et Jansoulet d'un carosse superbe, a la livree rouge et or du Nabab. Feignant le plus grand etonnement, Pondevez s'est elance au devant de ses visiteurs: "Ah! M. Jenkins quel honneur!... Quelle surprise!" Il y a des saluts echanges sur le perron, des reverences, des poignees de main, des presentations. Jenkins, son paletot flottant, large ouvert sur sa loyale poitrine, epanouit son meilleur et plus cordial sourire; pourtant un pli significatif traverse son front. Il est inquiet des surprises que leur menage l'etablissement dont il connait mieux que personne la detresse. Pourvu que Pondevez ait pris ses precautions... Cela commence bien, du reste. Le coup d'oeil un peu theatral de l'entree, ces toisons blanches bondissant a travers les taillis ont ravi M. de la Perriere, qui ressemble lui-meme avec ses yeux naifs, sa barbiche blanche, le hochement continuel de sa tete, a une chevre echappee a son pieu. "D'abord, Messieurs, la piece importante de la maison, la Nursery," dit le directeur en ouvrant une porte massive au fond de l'antichambre. Ces messieurs le suivent, descendent quelques marches, et se trouvent dans une immense salle basse, carrelee, l'ancienne cuisine du chateau. Ce qui frappe en entrant, c'est une haute et vaste cheminee sur le modele d'autrefois, en briques rouges, deux bancs de pierre se faisant face sous le manteau, avec les armes de la chanteuse--une lyre enorme barree d'un rouleau de musique--sculptees au fronton monumental. L'effet est saisissant; mais il vient de la un vent terrible qui, joint au froid du carrelage, a la lumiere blafarde tombant des soupiraux au ras de terre, effraie pour le bien-etre des enfants. Que voulez-vous? On a ete oblige d'installer la Nursery dans cet endroit insalubre a cause des nourrices champetres et capricieuses, habituees au sans-gene de l'etable; il n'y a qu'a voir les mares de lait, les grandes flaques rougeatres sechant sur le carreau, qu'a respirer l'odeur acre qui vous saisit en entrant, melee de petit-lait, de poil mouille et de bien d'autres choses, pour se convaincre de cette absolue necessite. La piece est si haute dans ses parois obscures que les visiteurs, tout d'abord, ont cru la nourricerie deserte. On distingue pourtant dans le fond un groupe belant, geignant et remuant... Deux femmes de campagne, l'air dur, abruti, la face terreuse, deux "nourrices seches" qui meritent bien leur nom, sont assises sur des nattes, leur nourrisson sur les bras, chacune ayant devant elle une grande chevre qui tend son pis, les pattes ecartees. Le directeur parait joyeusement surpris: "Ma foi, Messieurs, voici qui se trouve bien... Deux de nos enfants sont en train de faire un petit lunch... Nous allons voir comment nourrices et nourrissons s'entendent. --Qu'est-ce qu'il a?... Il est fou," se dit Jenkins terrifie. Mais le directeur est tres lucide au contraire, et lui-meme a savamment organise la mise en scene, en choisissant deux betes patientes et douces, et deux sujets exceptionnels, deux petits enrages qui veulent vivre a tout prix et ouvrent le bec a n'importe quelle nourriture comme des oiseaux encore au nid. "Approchez-vous, Messieurs, et rendez-vous compte." C'est qu'ils tetent veritablement, ces cherubins. L'un, blotti, ramasse derriere le ventre de la chevre, y va de si bon coeur qu'on entend les glouglous du lait chaud descendre jusque dans les petites jambes agitees par le contentement du repas. L'autre, plus calme, etendu paresseusement, a besoin de quelques petits encouragements de sa gardienne auvergnate: "Tete, mais tete donc, bougrri!..." Puis, a la fin, comme s'il avait pris une resolution subite, il se met a boire avec tant d'ardeur que la femme se penche vers lui, surprise de cet appetit extraordinaire, et s'ecrie en riant: "Ah! le bandit, en a-t-il de la malice... c'est son pouce qu'il tete a la place de la cabre." Il a trouve cela, cet ange, pour qu'on le laisse tranquille... L'incident ne fait pas mauvais effet; au contraire, M. de la Perriere s'amuse beaucoup de cette idee de nourrice, que l'enfant a voulu leur faire une niche. Il sort de la Nursery enchante. "Positivement en... en... enchante," repete-t-il la tete branlante, en montant le grand escalier aux murs sonores, decores de bois de cerf, qui conduit au dortoir. Tres claire, tres aeree, cette vaste salle occupant toute une facade a de nombreuses fenetres, des berceaux espaces, tendus de rideaux floconneux et blancs comme des nuees. Des femmes vont et viennent dans la large travee du milieu, des piles de linge sur les bras, des clefs a la main, surveillantes ou "remueuses." Ici l'on a voulu trop bien faire, et la premiere impression des visiteurs est mauvaise. Toutes ces blancheurs de mousseline, ce parquet cire ou la lumiere s'etale sans se fondre, la nettete des vitres refletant le ciel tout triste de voir ces choses, font mieux ressortir la maigreur, la paleur malsaine de ces petits moribonds couleur de suaire... Helas! les plus ages n'ont que six mois, les plus jeunes quinze jours a peine, et, deja, il y a sur tous ces visages, ces embryons de visages, une expression chagrine, des airs renfrognes et vieillots, une precocite souffrante, visible dans les plis nombreux de ces petits fronts chauves, engonces de beguins festonnes de maigres dentelles d'hospice. De quoi souffrent-ils? Qu'est-ce qu'ils ont? Ils ont tout, tout ce qu'on peut avoir: maladies d'enfant et maladies d'homme. Fruits du vice et de la misere, ils apportent en naissant de hideux phenomenes d'heredite. Celui-la a le palais perfore, un autre de grandes plaques cuivrees sur le front, tous le muguet. Puis ils meurent de faim. En depit des cuillerees de lait, d'eau sucree qu'on leur introduit de force dans la bouche, d'un peu de biberon employe malgre la defense, ils s'en vont d'inanition. Il faudrait a ces epuises avant de naitre la nourriture la plus jeune, la plus fortifiante: les chevres pourraient peut-etre la leur donner, mais ils ont jure de ne pas teter les chevres. Et voila ce qui rend le dortoir lugubre et silencieux, sans une de ces petites coleres a poings fermes, un de ces cris montrant les gencives roses et droites, ou l'enfant essaie son souffle et ses forces; a peine un vagissement plaintif, comme l'inquietude d'une ame qui se retourne en tous sens dans un petit corps malade, sans pouvoir trouver la place pour y rester. Jenkins et le directeur qui se sont apercus du mauvais effet que la visite du dortoir produit sur leurs hotes, essaient d'animer la situation, parlant tres fort, d'un air bon enfant, tout rond et satisfait. Jenkins donne une grande poignee de main a la surveillante: "Eh bien! madame Polge, ca va, nos petits eleves? --Comme vous voyez, monsieur le docteur," repond-elle en montrant les lits. Elle est funebre dans sa robe verte, cette grande Madame Polge, ideal des nourrices seches; elle complete le tableau. Mais ou donc est passe M. le secretaire des commandements? Il s'est arrete devant un berceau, qu'il examine tristement, debout, et la tete branlante. "Bigre de bigre!" dit Pompon tout bas a Madame Polge... C'est le Valaque." La petite pancarte bleue accrochee en haut du berceau, comme dans les hospices, constate en effet la nationalite de l'enfant: "Moldo-Valaque." Quel guiguon que l'attention de M. le secretaire se soit portee justement sur celui-la!... Oh! la pauvre petite tete couchee sur l'oreiller, son beguin de travers, les narines pincees, la bouche entr'ouverte par un souffle court, haletant, le souffle de ceux qui viennent de naitre, aussi de ceux qui vont mourir... "Est-ce qu-il est malade? demande doucement M. le secretaire au directeur qui s'est rapproche. --Mais pas le moins du monde..." a repondu l'effronte Pompon, et s'avancant vers le berceau, il fait une risette au petit avec son doigt, redresse l'oreiller, dit d'une voix male un peu bourrue de tendresse: "Eh! ben, mon vieux bonhomme?..." Secoue de sa torpeur, sortant de l'ombre qui l'enveloppe deja, le petit ouvre les yeux sur ces visages penches vers lui, les regarde avec une morne indifference, puis, retournant a son reve qu'il trouve plus beau, crispe ses petites mains ridees et pousse un soupir insaisissable. Mystere! Qui dira ce qu'il etait venu faire dans la vie, celui-la? Souffrir deux mois, et s'en aller sans avoir rien vu, rien compris, sans qu'on connaisse seulement le son de sa voix. "Comme il est pale!..." murmure M. de la Perriere, tres pale lui-meme. Le Nabab est livide aussi. Un souffle froid vient de passer. Le directeur prend un air degage: "C'est le reflet... nous sommes tous verts ici. --Mais oui... mais oui... fait Jenkins, c'est le reflet de la piece d'eau... Venez donc voir, monsieur le secretaire." Et il l'attire vers la croisee pour lui montrer la grande piece d'eau ou trempent les saules, pendant que madame Polge se depeche de tirer sur le reve eternel du petit Valaque les rideaux detendus de sa bercelonnette. Il faut continuer bien vite la visite de l'etablissement, pour detruire cette facheuse impression. D'abord on montre a M. de la Perriere une buanderie splendide, avec etuves, sechoirs, thermometres, immenses armoires de noyer cire, pleines de beguins, de brassieres, etiquetes, noues par douzaines. Une fois le linge chauffe, la lingere le passe par un petit guichet en echange du numero que laisse la nourrice. On le voit, c'est un ordre parfait, et tout, jusqu'a sa bonne odeur de lessive, donne a cette piece un aspect sain et campagnard. Il y a ici de quoi vetir cinq cents enfants. C'est ce que Bethleem peut contenir, et tout a ete etabli sur ces proportions: la pharmacie immense, etincelante de verreries et d'inscriptions latines, des pilons de marbre dans tous les coins, l'hydrotherapie aux larges piscines de pierre, aux baignoires luisantes, au gigantesque appareil traverse de tuyaux de toutes tailles pour la douche ascendante et descendante, en pluie, en jet, en coups de fouet, et les cuisines ornees de superbes chaudrons de cuivre gradues, de fourneaux economiques a charbon et a gaz. Jenkins a voulu faire un etablissement modele; et la chose lui a ete facile, car on a travaille dans le grand, comme quand les fonds ne manquent pas. On sent aussi sur tout cela l'experience et la main de fer de "notre intelligente surveillante," a qui le directeur ne peut s'empecher de rendre un hommage public. C'est le signal d'une congratulation generale; M. de la Perriere, ravi de la facon dont l'etablissement est monte, felicite le docteur Jenkins de sa belle creation, Jenkins complimente son ami Pondevez, qui remercie a son tour le secretaire des commandements d'avoir bien voulu honorer Bethleem de sa visite. Le bon Nabab mele sa voix a ce concert d'eloges, trouve un mot aimable pour chacun, mais s'etonne un peu tout de meme qu'on ne l'ait pas felicite lui aussi, puisqu'on y etait. Il est vrai que la meilleure des felicitations l'attend au 16 mars en tete du _Moniteur_, dans un decret qui flamboie d'avance a ses yeux et le fait loucher du cote de sa boutonniere. Ces bonnes paroles s'echangent le long d'un grand corridor ou les voix sonnent dans leurs intonations prud'hommesques; mais, tout a coup, un bruit epouvantable interrompit la conversation et la marche des visiteurs. Ce sont des miaulements de chats en delire, des beuglements, des hurlements de sauvages au poteau de guerre, une effroyable tempete de cris humains, repercutee, grossie et prolongee par la sonorite des hautes voutes. Cela monte et descend, s'arrete soudain, puis reprend avec un ensemble extraordinaire. M. le directeur s'inquiete, interroge. Jenkins roule des yeux furibonds. "Continuons, dit le directeur, un peu trouble cette fois... Je sais ce que c'est." Il sait ce que c'est; mais M. de la Perriere veut le savoir aussi, et avant que Pondevez ait pu l'ouvrir, il pousse la porte massive d'ou vient cet horrible concert. Dans un chenil sordide qu'a epargne le grand lessivage, car on ne comptait certes pas le montrer, sur des matelas ranges a terre, une dizaine de petits monstres sont etendus, gardes par une chaise vide ou se prelasse un tricot commence, et par un petit pot egueule, plein de vin chaud, bouillant sur un feu de bois qui fume. Ce sont les teigneux, les gourmeux, les disgracies de Bethleem que l'on a caches au fond de ce coin retire,--avec recommandation a leur nourrice seche de les bercer, de les apaiser, de s'asseoir dessus au besoin pour les empecher de crier;--mais que cette femme de campagne, inepte et curieuse, a laisses la pour aller voir le beau carrosse stationnant dans la cour. Derriere elle, les maillots se sont vite fatigues de leur position horizontale; et rouges, couverts de boutons, tous ces petits "croute-leves" ont pousse leur concert robuste, car ceux-la, par miracle, sont bien portants, leur mal les sauve et les nourrit. Eperdus et remuants comme des hannetons renverses, s'aidant des reins, des coudes, les uns, tombes sur le cote, ne pouvant plus reprendre d'equilibre, les autres, dressant en l'air, toutes gourdes, leurs petites jambes emmaillotees, ils arretent spontanement leurs gesticulations et leurs cris en voyant la porte s'ouvrir; mais la barbiche branlante de M. de la Perriere les rassure, les encourage de plus belle et, dans le vacarme recrudescent, c'est a peine si l'on distingue l'explication donnee par le directeur: "Enfants mis a part... Contagion... maladies de peau." M. le secretaire des commandements n'en demande pas davantage; moins heroique que Bonaparte en sa visite aux pestiferes de Jaffa, il se precipite vers la porte et, dans son trouble craintif, voulant dire quelque chose, ne trouvant rien, il murmure avec un sourire ineffable: "Ils sont cha...armants." A present, l'inspection finie, les voici tous installes dans le rez-de-chaussee, ou madame Polge a fait preparer une petite collation. La cave de Bethleem est bien garnie. L'air vif du plateau, ces montees, ces descentes ont donne au vieux monsieur des Tuileries un appetit qu'il ne se connait plus depuis longtemps, si bien qu'il cause et rit avec une familiarite toute campagnarde, et qu'au moment du depart, tous debout, il leve son verre en remuant la tete pour boire: "A Be... Be... Bethleem!" On s'emeut, les verres se choquent, puis, au grand trot, le carrosse emporte la compagnie par la longue avenue de tilleuls, ou se couche un soleil rouge et froid, sans rayons. Derriere eux, le parc reprend son silence morne. De grandes masses sombres s'accumulent au fond des taillis, envahissent la maison, gagnent peu a peu les allees et les ronds-points. Bientot, il ne reste plus d'eclairees que les lettres ironiques qui s'incrustent sur la grille d'entree et, la-bas, a une fenetre du premier etage, une tache rouge et tremblottante, la lueur d'un cierge allume au chevet du petit mort. _"Par decret du 12 mars 1866, rendu sur la proposition du ministre de l'Interieur, M. le docteur Jenkins, president-fondateur de Bethleem, est nomme chevalier de l'ordre imperial de la Legion d'honneur. Grand devouement a la cause de l'humanite."_ En lisant ces lignes a la premiere page du _Moniteur_, le matin du 16, le pauvre Nabab eut un eblouissement. Etait-ce possible? Jenkins decore, et pas lui. Il relut la note deux fois, croyant a une erreur de sa vision. Ses oreilles bourdonnaient. Les lettres dansaient, doubles, devant ses yeux avec ces cercles rouges qu'elles prennent au grand soleil. Il s'attendait si bien a voir son nom a cette place; Jenkins--la veille encore--lui avait dit avec tant d'assurance: "C'est fait! qu'il lui semblait toujours s'etre trompe. Mais non, c'etait bien Jenkins... Le coup fut profond, intime, prophetique, comme un premier avertissement du destin, et ressenti d'autant plus vivement que, depuis des annees, cet homme n'etait plus habitue aux deconvenues, vivait au-dessus de l'humanite. Tout ce qu'il y avait de bon en lui apprit en meme temps la mefiance. "Eh bien, dit-il a Gery entrant comme chaque matin dans sa chambre et qui le surprit tout emu le journal a la main, vous avez vu?... je ne suis pas au _Moniteur_." Il essayait de sourire, les traits gonfles comme un enfant qui retient des larmes. Puis, tout a coup, avec cette franchise qui plaisait tant chez lui: "Cela me fait beaucoup de peine... je m'y attendais trop." La porte s'ouvrit sur ces mots, et Jenkins se precipita, essouffle, balbutiant, extraordinairement agite: "C'est une infamie... Une infamie epouvantable... Cela ne peut pas etre, cela ne sera pas." Les paroles se pressaient en tumulte sur ses levres, voulant toutes sortir a la fois; puis il parut renoncer a exprimer sa pensee, et jeta sur la table une petite boite en chagrin, et une grande enveloppe, toutes deux au timbre de la chancellerie. "Voila ma croix et mon brevet... Ils sont a vous, ami... Je ne saurais les conserver." Au fond, cela ne signifiait pas grand'chose, Jansoulet se parant du ruban de Jenkins se serait fait tres bien condamner pour port illegal de decoration. Mais un coup de theatre n'est pas force d'etre logique; celui-ci amena entre les deux hommes une effusion, des etreintes, un combat genereux, a la suite duquel Jenkins remit les objets dans sa poche, en parlant de reclamations, de lettres aux journaux... Le Nabab fut encore oblige de l'arreter: "Gardez-vous en bien, malheureux... D'abord, ce serait me nuire pour une autre fois... Qui sait? peut-etre qu'au 15 aout prochain... --Oh! ca, par exemple..." dit Jenkins sautant sur cette idee; et le bras tendu, comme dans le _Serment_ de David: "J'en prends l'engagement sacre." L'affaire en resta la. Au dejeuner, le Nabab ne parla de rien, fut aussi gai que de coutume. Cette bonne humeur ne se dementit pas de la journee; et de Gery pour qui cette scene avait ete une revocation sur le vrai Jenkins, l'explication des ironies, des coleres contenues de Felicia de Ruys en parlant du docteur, se demandait en vain comment il pourrait eclairer son cher patron sur tant d'hypocrisie. Il aurait du savoir pourtant que chez les Meridionaux, en dehors, et tout effusion, il n'y a jamais d'aveuglement complet, "d'emballement" qui resiste aux sagesses de la reflexion. Dans la soiree, le Nabab avait ouvert un petit portefeuille miserable, enorme aux angles, ou depuis dix ans il faisait battre des millions, ecrivant dessus en hieroglyphes connus de lui seul, ses benefices et ses depenses. Il s'absorbait dans ses comptes depuis un moment, quand se tournant vers de Gery: "Savez-vous ce que je fais, mon cher Paul? demanda-t-il. --Non, Monsieur. --Je suis en train--et son regard farceur, bien de son pays, raillait la bonhomie de son sourire--je suis en train de calculer que j'ai debourse quatre cent trente mille francs pour faire decorer Jenkins." Quatre cent trente mille francs! Et ce n'etait pas fini... IX BONNE MAMAN Trois fois par semaine, Paul de Gery, le soir venu, allait prendre sa lecon de comptabilite dans la salle a manger des Joyeuse, non loin de ce petit salon ou la famille lui etait apparue le premier jour; aussi, pendant que, les yeux fixes sur son professeur en cravate blanche, il s'initiait a tous les mysteres du "doit et avoir," il ecoutait malgre lui derriere la porte le bruit leger de la veillee laborieuse, en regrettant la vision de tous ces jolis fronts abaisses sous la lampe. M. Joyeuse ne disait jamais un mot de ses filles. Jaloux de leurs graces comme un dragon gardant de belles princesses dans une tour, excite par les imaginations fantastiques de sa tendresse excessive, il repondait assez sechement aux questions de son eleve s'informant de ces "demoiselles," si bien que le jeune homme ne lui en parla plus. Il s'etonnait seulement de ne pas voir une fois cette Bonne Maman dont le nom revenait a propos de tout dans les discours de M. Joyeuse, les moindres details de son existence, planant sur la maison comme l'embleme de sa parfaite ordonnance et de son calme. Tant de reserve, de la part d'une venerable dame qui devait pourtant avoir passe l'age ou les entreprises des jeunes gens sont a craindre, lui semblait exageree. Mais, en somme les lecons etaient bonnes, donnees d'une facon tres claire, le professeur avait une methode excellente de demonstration, un seul defaut, celui de s'absorber dans des silences coupes de soubresauts, d'interjections qui partaient comme des fusees. En dehors de cela, le meilleur des maitres, intelligent, patient et droit. Paul apprenait a se retrouver dans le labyrinthe complique des livres de commerce et se resignait a n'en pas demander davantage. Un soir, vers neuf heures, au moment ou le jeune homme se levait pour partir, M. Joyeuse lui demanda s'il voulait bien lui faire l'honneur de prendre une tasse de the en famille, une habitude du temps de la pauvre madame Joyeuse, nee de Saint-Amand, qui recevait autrefois ses amis le jeudi. Depuis qu'elle etait morte et que leur position de fortune avait change, les amis s'etaient disperses; mais on avait maintenu ce petit "extra hebdomadaire." Paul ayant accepte, le bonhomme entr'ouvrit la porte et appela: "Bonne Maman..." Un pas alerte dans le couloir, et, tout de suite, un visage de vingt ans, nimbe de cheveux bruns, abondants et legers, fit son apparition. De Gery, stupefait, regarda M. Joyeuse: "Bonne Maman? --Oui, c'est un nom que nous lui avons donne quand elle etait petite fille. Avec son bonnet a ruches, son autorite d'ainee, elle avait une drole de petite figure, si raisonnable... Nous trouvions qu'elle ressemblait a sa grand'-mere. Le nom lui en est reste." Au ton du brave homme en parlant ainsi, on sentait que pour lui c'etait la chose la plus naturelle que cette appellation de grand parent decernee a tant de jeunesse attrayante. Chacun pensait comme lui dans l'entourage; et les autres demoiselles Joyeuse accourues, aupres de leur pere, groupees un peu comme a la vitrine du rez-de-chaussee, et la vieille servante apportant sur la table du salon, ou l'on venait de passer, un magnifique service a the, debris des anciennes splendeurs du menage, tout le monde appelait la jeune fille "Bonne Maman..." sans qu'elle s'en fatiguat une seule fois, l'influence de ce nom beni mettant dans leur tendresse a tous une deference qui la flattait et donnait a son autorite ideale une singuliere douceur de protection. Est-ce a cause de ce titre d'aieule que tout enfant il avait appris a cherir, mais de Gery trouva a cette jeune fille une seduction inexprimable. Cela ne ressemblait pas au coup subit qu'il avait recu d'une autre en plein coeur, a ce trouble ou se melaient l'envie de fuir, d'echapper a une possession, et la melancolie persistante que laisse un lendemain de fete, lustres eteints, refrains perdus, parfums envoles dans la nuit. Non, devant cette jeune fille debout, surveillant la table de famille, regardant si rien ne manquait, abaissant sur ses enfants, ses petits enfants, la tendresse active de ses yeux, il lui venait la tentation de la connaitre, d'etre de ses amis depuis longtemps, de lui confier des choses qu'il ne s'avouait qu'a lui-meme, et quand elle lui offrit sa tasse sans mievrerie mondaine ni gentillesse de salon, il aurait voulu dire comme les autres un "merci, Bonne Maman" ou il aurait mis tout son coeur. Soudain, un coup joyeux, vigoureusement frappe, fit tressauter tout le monde. "Ah! voila M. Andre... Elise, vite une tasse... Yaia, les petits gateaux..." Pendant ce temps mademoiselle Henriette, la troisieme des demoiselles Joyeuse, qui avait herite de sa mere, nee de Saint-Amand, un certain cote mondain, voyant cette affluence, ce soir-la, dans les salons, se precipitait pour allumer les deux bougies du piano. "Mon cinquieme acte est fini..." s'ecria le nouveau venu des en entrant, puis il s'arreta net. "Ah! pardon." et sa figure prit une expression un peu deconfite en face de l'etranger. M. Joyeuse les presenta l'un a l'autre: M. Paul de Gery--M. Andre Maranne, non sans une certaine solennite. Il se rappelait les anciennes receptions de sa femme; et les vases de la cheminee, les deux grosses lampes, le bonheur-du-jour, les fauteuils groupes en rond avaient l'air de partager cette illusion, plus brillants et rajeunis par cette presse inaccoutumee. "Alors, votre piece est finie? --Finie, M. Joyeuse, et je compte bien vous la lire un de ces soirs. --Oh! oui, M. Andre... Oh! oui... dirent en choeur toutes les jeunes filles." Le voisin travaillait pour le theatre et personne ici ne doutait de son succes. Par exemple, la photographie promettait moins de benefices. Les clients etaient tres rares, les passants mal disposes. Pour s'entretenir la main et derouiller son appareil neuf, M. Andre recommencait tous les dimanches la famille de ses amis, qui se pretait aux experiences avec une longanimite sans egale, la prosperite de cette photographie suburbaine et commencante etant pour tous une affaire d'amour-propre, eveillant, meme chez les jeunes filles, cette confraternite touchante qui serre l'une contre l'autre les destinees infimes comme des passereaux au bord d'un toit. Du reste, Andre Maranne, avec les ressources inepuisables de son grand front plein d'illusion, expliquait sans amertume l'indifference du public. Tantot la saison etait defavorable ou bien l'on se plaignait du mauvais etat des affaires, et il finissait par un meme refrain consolant: "Quand j'aurai fait jouer _Revolte!_" C'etait le titre de sa piece. "C'est etonnant tout de meme, dit la quatrieme demoiselle Joyeuse, douze ans, les cheveux a la chinoise, c'est etonnant qu'on fasse si peu d'affaires avec un si beau balcon!... --Et puis le quartier est tres passant, ajoute Elise avec assurance." Bonne Maman lui fait remarquer en souriant que le boulevard des Italiens l'est encore davantage. "Ah! s'il etait boulevard des Italiens..." fait M. Joyeuse tout songeur, et le voila parti sur sa chimere arretee tout a coup par un geste et ces mots qu'il prononce d'une maniere lamentable "ferme pour cause de faillite." En une minute, le terrible imaginaire vient d'installer son ami dans un splendide appartement du boulevard ou il gagne un argent enorme, tout en augmentant ses depenses d'une facon si disproportionnee qu'un "pouf" formidable engloutit en peu de mois photographe et photographie. On rit beaucoup quand il donne cette explication; mais en somme chacun est d'accord que la rue Saint-Ferdinand, quoique moins brillante, est bien plus sure que le boulevard des Italiens. En outre, elle se trouve tout pres du bois de Boulogne, et si une fois le grand monde se mettait a passer par ici... Cette belle societe que sa mere recherchait tant est l'idee fixe de mademoiselle Henriette; et elle s'etonne que la pensee de recevoir le high-life a son petit cinquieme, etroit comme une cloche a melon, fasse rire leur voisin. L'autre semaine pourtant, il lui est venu une voiture avec livree. Tantot il a eu aussi une visite "tres-cossue." "Oh! tout a fait une grande dame, interrompt Bonne Maman... Nous etions a la fenetre a attendre le pere... Nous l'avons vue descendre de voiture et regarder le cadre; nous pensions bien que c'etait pour vous. --C'etait pour moi, dit Andre, un peu gene. --Un moment, nous avons eu peur qu'elle passe comme tant d'autres, a cause de vos cinq etages. Alors nous etions la toutes les quatre a la fixer, a l'aimanter sans qu'elle s'en doute avec nos quatre paires d'yeux ouverts. Nous la tirions tout doucement par les plumes de son chapeau et les dentelles de sa pelisse. "Mais montez donc, Madame, montez donc!" A la fin, elle est entree... Il y a tant d'aimant dans les yeux qui veulent bien!" De l'aimant, certes, elle en avait la chere creature, non seulement dans ses regards de couleur indecise, voiles ou riants comme le ciel de son Paris, mais dans sa voix, dans les draperies de sa robe. Jusqu'a la longue boucle, ombrageant son cou de statuette droit et fin, qui vous attirait par sa pointe un peu blondie, joliment tournee sur un doigt souple. Le the servi, pendant que ces messieurs finissaient de causer et de boire--le pere Joyeuse etait toujours tres long a tout ce qu'il faisait, a cause de ses subites echappees dans la lune,--les jeunes filles rapprocherent leur ouvrage, la table se couvrit de corbeilles d'osier, de broderies, de jolies laines rajeunissant de leurs tons eclatants les fleurs passees du vieux tapis, et le groupe de l'autre soir se reforma dans le cercle lumineux de l'abat-jour, au grand contentement de Paul de Gery. C'etait la premiere soiree de ce genre qu'il passait dans Paris; elle lui en rappelait d'autres bien lointaines, bercees par les memes rires innocents, le bruit doux des ciseaux reposes sur la table, de l'aiguille piquant du linge, ou ce froissement du feuillet qu'on tourne, et de chers visages, a jamais disparus, serres eux aussi autour de la lampe de famille, helas! si brusquement eteinte... Entre dans cette intimite charmante, desormais il n'en sortit plus, prit ses lecons parmi les jeunes filles, et s'enhardit a causer avec elles, quand le bonhomme refermait son grand livre. Ici tout le reposait de cette vie tourbillonnante ou le jetait la luxueuse mondanite du Nabab; il se retrempait a cette atmosphere d'honnetete, de simplicite, essayait aussi d'y guerir les blessures dont une main plus indifferente que cruelle lui criblait le coeur sans merci. "Des femmes m'ont hai, d'autres femmes m'ont aime. Celle qui m'a fait le plus de mal n'a jamais eu pour moi ni amour ni haine." C'est cette femme dont parle Henri Heine, que Paul avait rencontree. Felicia etait pleine d'accueil et de cordialite pour lui. Il n'y avait personne a qui elle fit meilleur visage. Elle lui reservait un sourire particulier ou l'on sentait la bienveillance d'un oeil d'artiste s'arretant sur un type qui lui plait, et la satisfaction d'un esprit blase que le nouveau amuse, si simple qu'il paraisse. Elle aimait cette reserve, piquante chez un meridional, la droiture de ce jugement depourvu de toute formule artistique ou mondaine et ragaillardi d'une pointe d'accent local. Cela la changeait du coup de pouce en zigzag dessinant l'eloge par un geste de rapin, des compliments de camarades sur la maniere dont elle campait un bonhomme, ou bien de ces admirations poupines, des "chaamant... tres gentil" dont la gratifiaient les jeunes gandins machonnant le bout de leur canne. Celui-la au moins ne lui disait rien de semblable. Elle l'avait surnomme Minerve, a cause de sa tranquillite apparente, de la regularite de son profil; et de plus loin qu'elle le voyait: "Ah! voila Minerve... Salut, belle Minerve. Posez votre casque et causons." Mais ce ton familier, presque fraternel, convainquait le jeune homme de l'inutilite de son amour. Il sentait bien qu'il n'entrerait pas plus avant dans cette camaraderie feminine ou manquait la tendresse, et qu'il perdait chaque jour son charme d'imprevu aux yeux de cette ennuyee de naissance qui semblait avoir deja vecu sa vie et trouvait a tout ce qu'elle entendait ou voyait la fadeur d'un recommencement. Felicia s'ennuyait. Son art seul pouvait la distraire, l'enlever, la transporter dans une feerie eblouissante, d'ou elle retombait toute meurtrie, etonnee chaque fois de ce reveil qui ressemblait a une chute. Elle se comparait elle-meme a ces meduses dont l'eclat transparent, si vif dans la fraicheur et le mouvement des vagues, s'en vient mourir sur le rivage en petites flaques gelatineuses. Pendant ces chomages artistiques ou la pensee absente laisse la main lourde sur l'outil, Felicia, privee du seul nerf moral de son esprit, devenait farouche, inabordable, d'une taquinerie harcelante, revanche des mesquineries humaines contre les grands cerveaux lasses. Apres qu'elle avait mis des larmes dans les yeux de tout ce qui l'aimait, cherche les souvenirs penibles ou les inquietudes enervantes, touche le fond brutal et meurtrissant de sa fatigue, comme il fallait toujours que quelque drolerie se melat en elle aux choses les plus tristes, elle evaporait ce qui lui restait d'ennui dans une espece de cri de fauve embete, un baillement rugi qu'elle appelait "le cri du chacal au desert" et qui faisait palir la bonne Crenmitz surprise dans l'inertie de sa quietude. Pauvre Felicia! C'etait bien un affreux desert que sa vie quand l'art ne l'egayait pas de ses mirages, un desert morne et plat ou tout se perdait, se nivelait sous la meme intensite monotone, amour naif d'un enfant de vingt ans, caprice d'un duc passionne, ou tout se recouvrait d'un sable aride souffle par les destins brulants. Paul sentait ce neant, voulait s'y soustraire; mais quelque chose le retenait, comme un poids qui deroule une chaine, et, malgre les calomnies entendues, les bizarreries de l'etrange creature, il s'attardait delicieusement aupres d'elle, quitte a n'emporter de cette longue contemplation amoureuse que le desespoir d'un croyant reduit a n'adorer que des images. L'asile, c'etait la-bas, dans ce quartier perdu ou le vent soufflait si fort sans empecher la flamme de monter blanche et droite, c'etait le cercle de famille preside par Bonne Maman. Oh! celle-la ne s'ennuyait pas, elle ne poussait jamais le cri du "chacal au desert." Sa vie etait trop bien remplie: le pere a encourager, a soutenir, les enfants a instruire, tous les soins materiels du logis auquel la mere manque, ces preoccupations eveillees avec l'aube et que le soir endort, a moins qu'il les ramene en reve, un de ces devouements infatigables, mais sans effort apparent, tres commodes pour le pauvre egoisme humain, parce qu'ils dispensent de toute reconnaissance et se font a peine sentir tellement ils ont la main legere. Ce n'etait pas la fille courageuse, qui travaille pour nourrir ses parents, court le cachet du matin au soir, oublie dans l'agitation d'un metier tous les embarras de la maison. Non, elle avait compris la tache autrement, abeille sedentaire restreignant ses soins au rucher, sans un bourdonnement au dehors parmi le grand air et les fleurs. Mille fonctions: tailleuse, modiste, racommodeuse, comptable aussi, car M. Joyeuse, incapable de toute responsabilite, lui laissait la libre disposition des ressources, maitresse de piano, institutrice. Comme il arrive dans les familles qui ont commence par l'aisance, Aline, en sa qualite d'ainee, avait ete elevee dans un des meilleurs pensionnats de Paris. Elise y etait restee deux ans avec elle; mais les deux dernieres, venues trop tard, envoyees dans de petits externats de quartier, avaient toutes leurs etudes a completer, et ce n'etait pas chose commode, la plus jeune riant a tout propos d'un rire de sante, d'epanouissement, de jeunesse, gazouillis d'alouette ivre de ble vert et s'envolant a perte de vue loin du pupitre et des methodes, tandis que mademoiselle Henriette, toujours hantee par ses idees de grandeur, son amour du "cossu," ne mordait pas non plus tres volontiers au travail. Cette jeune personne de quinze ans a qui son pere avait legue un peu de ses facultes imaginatives, arrangeait deja sa vie d'avance et declarait formellement qu'elle epouserait quelqu'un de la noblesse et n'aurait jamais plus de trois enfants: "Un garcon pour le nom, et deux petites filles... pour les habiller pareil... --Oui, c'est cela, disait Bonne Maman, tu les habilleras pareil. En attendant, voyons un peu nos participes." Mais la plus occupante etait Elise avec son examen subi trois fois sans succes, toujours refusee a l'histoire et se preparant a nouveau, prise d'un grand effroi et d'une mefiance d'elle-meme qui lui faisaient promener partout, ouvrir a chaque instant ce malheureux traite d'histoire de France, en omnibus, dans la rue, jusque sur la table du dejeuner; mais, jeune fille deja et fort jolie, elle n'avait plus cette petite memoire mecanique de l'enfance ou dates et evenements s'incrustent pour toute la vie. Parmi d'autres preoccupations, la lecon s'envolait en une minute malgre l'apparente application de l'ecoliere, ses longs cils en fermant ses yeux, ses boucles balayant les pages, et sa bouche rose animee d'un petit tremblement attentif repetant dix fois a la file: "Louis dit le Hutin 1314-1316.--Philippe V dit le Long 1316-1322... 1322... Ah! Bonne Maman, je suis perdue... Jamais je ne saurai..." Alors Bonne Maman s'en melait, l'aidait a fixer son esprit, a emmagasiner quelques-unes de ces dates du moyen age barbares et pointues comme les casques des guerriers du temps. Et dans les intervalles de ces travaux multiples, de cette surveillance generale et constante, elle trouvait encore moyen de chiffonner de jolies choses, de tirer de sa corbeille a ouvrage quelque menue dentelle au crochet ou la tapisserie en train qui ne la quittait pas plus que la jeune Elise son histoire de France. Meme en causant, ses doigts ne restaient pas inoccupes une minute. --Vous ne vous reposez donc jamais? lui disait de Gery, pendant qu'elle comptait a demi-voix les points de sa tapisserie, "trois, quatre, cinq," pour en varier les nuances. "Mais c'est du repos ce travail-la, repondait-elle... Vous ne pouvez, vous autres hommes, savoir combien un travail a l'aiguille est utile a l'esprit des femmes. Il regularise la pensee, fixe sur un point la minute qui passe et ce qu'elle emporterait avec elle... Et que de chagrins calmes, d'inquietudes oubliees grace a cette attention toute physique, a cette repetition d'un mouvement egal, ou l'on retrouve--de force et bien vite--l'equilibre de tout son etre... Cela ne m'empeche pas d'etre a ce qu'on dit autour de moi, de vous ecouter encore mieux que je ne le ferais dans l'inaction... trois, quatre, cinq..." Oh! oui, elle ecoutait. C'etait visible a l'animation de son visage, a la facon dont elle se redressait tout a coup, l'aiguille en l'air, le fil tendu sur son petit doigt releve. Puis elle repartait bien vite a l'ouvrage, quelquefois en jetant un mot juste et profond, qui s'accordait en general avec ce que pensait l'ami Paul. Une similitude de natures, des responsabilites et des devoirs pareils rapprochaient ces deux jeunes gens, les faisaient s'interesser a leurs preoccupations reciproques. Elle savait le nom de ses deux freres, Pierre et Louis, ses projets pour leur avenir quand ils sortiraient du college... Pierre voulait etre marin... "Oh! non, pas marin, disait Bonne Maman, il vaut bien mieux qu'il vienne a Paris avec vous." Et comme il avouait que Paris l'effrayait pour eux, elle se moquait de ses terreurs, l'appelait provincial, remplie d'affection pour la ville ou elle etait nee, ou elle avait grandi chastement, et qui lui donnait en retour ces vivacites, ces raffinements de nature, cette bonne humeur railleuse qui feraient penser que Paris avec ses pluies, ses brouillards, son ciel qui n'en est pas un, est la veritable patrie des femmes, dont il menage les nerfs et developpe les qualites intelligentes et patientes. Chaque jour Paul de Gery appreciait mieux mademoiselle Aline,--il etait seul a la nommer ainsi dans la maison,--et, chose etrange! ce fut Felicia qui acheva de resserrer leur intimite. Quels rapports pouvaient-ils y avoir entre cette fille d'artiste, lancee dans les spheres les plus hautes, et cette petite bourgeoise perdue au fond d'un bourg? Des rapports d'enfance et d'amitie, des souvenirs communs, la grande cour de l'institution Belin, ou elles avaient joue trois ans ensemble. Paris est plein de ces rencontres. Un nom prononce au hasard de la conversation eveille tout a coup cette question stupefaite: "Vous la connaissez donc? --Si je connais Felicia... Mais nous etions voisines de pupitre en premiere classe. Nous avions le meme jardin. Quelle bonne fille, belle, intelligente..." Et, voyant le plaisir qu'on prenait a l'ecouter, Aline rappelait les temps si proches qui deja lui faisaient un passe, charmeur et melancolique comme tous les passes. Elle etait bien seule dans la vie, la petite Felicia. Le jeudi, quand on criait les noms au parloir, personne pour elle; excepte de temps en temps une bonne dame un peu ridicule, une ancienne danseuse, disait-on, que Felicia appelait la Fee. Elle avait ainsi des surnoms pour tous ceux qu'elle affectionnait et qu'elle transformait dans son imagination. Pendant les vacances on se voyait. Madame Joyeuse, tout en refusant d'envoyer Aline dans l'atelier de M. Ruys, invitait Felicia pour des journees entieres, journees bien courtes, entremelees de travail, de musique, de reves a deux, de jeunes causeries en liberte. "Oh! quand elle me parlait de son art, avec cette ardeur qu'elle mettait a tout, comme j'etais heureuse de l'entendre... Que de choses j'ai comprises par elle, dont je n'aurais jamais eu aucune idee! Encore maintenant, quand nous allons au Louvre avec papa, ou a l'exposition du 1er mai, cette emotion particuliere que vous cause une belle sculpture, un beau tableau, me reporte tout de suite a Felicia. Dans ma jeunesse elle a represente l'art, et cela allait bien a sa beaute, a sa nature un peu decousue mais si bonne, ou je sentais quelque chose de superieur a moi, qui m'enlevait tres haut sans m'intimider... Elle a cesse de me voir tout a coup... Je lui ai ecrit, pas de reponse... Ensuite la gloire est venue pour elle, pour moi les grands chagrins, les devoirs absorbants... Et de toute cette amitie, bien profonde pourtant, puisque je n'en puis parler sans... "trois, quatre, cinq..." il ne reste plus rien que de vieux souvenirs a remuer comme une cendre eteinte..." Penchee sur son travail, la vaillante fille se depechait de compter ses points, d'enfermer son chagrin dans les dessins capricieux de sa tapisserie, pendant que de Gery, emu d'entendre le temoignage de cette bouche pure en face des calomnies de quelques gandins evinces ou de camarades jaloux, se sentait releve, rendu a la fierte de son amour. Cette sensation lui parut si douce qu'il revint la chercher tres souvent, non seulement les soirs de lecon, mais d'autres soirs encore, et qu'il oubliait presque d'aller voir Felicia, pour le plaisir d'entendre Aline parler d'elle. Un soir, comme il sortait de chez les Joyeuse, Paul trouva sur le palier le voisin, M. Andre, qui l'attendait et prit son bras febrilement: "M. de Gery, lui dit-il d'une voix tremblante, avec des yeux flamboyants derriere leurs lunettes, la seule chose qu'on put voir de son visage dans la nuit, j'ai une explication a vous demander. Voulez-vous monter chez moi un instant?..." Il n'y avait entre ce jeune homme et lui que des relations banales de deux habitues de la meme maison, qu'aucun autre lien ne rattache, qui semblent meme separes par une certaine antipathie de nature, de maniere d'etre. Quelle explication pouvaient-ils donc avoir ensemble? Il le suivit fort intrigue. L'aspect du petit atelier transi sous son vitrage, la cheminee vide, le vent soufflant comme au dehors et faisant vaciller la bougie, seule flamme de cette veillee de pauvre et de solitaire refletee sur des feuillets epars tout griffonnes, enfin cette atmosphere des endroits habites ou l'ame des habitants se respire, fit comprendre a de Gery l'abord exalte d'Andre Maranne, ses longs cheveux rejetes et flottants, cette apparence un peu excentrique, bien excusable quand on la paye d'une vie de souffrances et de privations, et sa sympathie alla tout de suite vers ce courageux garcon dont il devinait d'un coup d'oeil toutes les fiertes energiques. Mais l'autre etait bien trop emu pour s'apercevoir de cette evolution. Sitot la porte refermee, avec l'accent d'un heros de theatre s'adressant au traitre seducteur: "Monsieur de Gery, lui dit-il, je ne suis pas encore un Cassandre..." Et devant la stupefaction de son interlocuteur: "Oui, oui, nous nous entendons... J'ai tres bien compris ce qui vous attire chez M. Joyeuse, et l'accueil empresse qu'on vous y fait ne m'a pas echappe non plus... Vous etes riche, vous etes noble, on ne peut hesiter entre vous et le pauvre poete qui fait un metier ridicule pour laisser tout le temps d'arriver au succes, lequel ne viendra peut-etre jamais... Mais je ne me laisserai pas voler mon bonheur... Nous nous battrons, Monsieur, nous nous battrons, repetait-il excite par le calme pacifique de son rival... J'aime depuis longtemps mademoiselle Joyeuse... Cet amour est le but, la gaiete et la force d'une existence tres dure, douloureuse par bien des cotes. Je n'ai que cela au monde, et je prefererais mourir que d'y renoncer." Bizarrerie de l'ame humaine! Paul n'aimait pas cette charmante Aline. Tout son coeur etait a une autre. Il y pensait, seulement, comme a une amie, la plus adorable des amies. Eh bien! l'idee que Maranne s'en occupait, qu'elle repondait sans doute a cette attention amoureuse, lui procura le frisson jaloux d'un depit, et ce fut assez vivement qu'il demanda si mademoiselle Joyeuse connaissait ce sentiment d'Andre et l'avait autorise de quelque facon a proclamer ainsi ses droits. "Oui, Monsieur, mademoiselle Elise sait que je l'aime, et avant vos frequentes visites... --Elise... c'est d'Elise que vous parlez? --Et de qui voulez-vous donc que ce soit?... Les deux autres sont trop jeunes..." Il entrait bien dans les traditions de la famille, celui-la. Pour lui, les vingt ans de Bonne Maman, sa grace triomphante etaient dissimules par un surnom plein de respect et ses attributions providentielles. Une tres courte explication ayant calme l'esprit d'Andre Maranne, il presenta ses excuses a de Gery, le fit asseoir sur le fauteuil en bois sculpte qui servait a la pose, et leur causerie prit vite un caractere intime et sympathique, amene par l'aveu si vif du debut. Paul confessa qu'il etait amoureux, lui aussi, et qu'il ne venait si souvent chez M. Joyeuse que pour parler de celle qu'il aimait avec Bonne Maman qui l'avait connue autrefois. "C'est comme moi, dit Andre. Bonne Maman a toutes mes confidences; mais nous n'avons encore rien ose dire au pere. Ma situation est trop mediocre... Ah! quand j'aurai fait jouer _Revolte_!" Alors ils parlerent de ce fameux drame _Revolte!_ auquel il travaillait depuis six mois, le jour, la nuit, qui lui avait tenu chaud pendant tout l'hiver, un hiver bien rude, mais dont la magie de la composition corrigeait les rigueurs dans le petit atelier qu'elle transformait. C'est la, dans cet etroit espace, que tous les heros de sa piece etaient apparus au poete comme des kobolds familiers tombes du toit ou chevauchant des rayons de lune, et avec eux les tapisseries de haute lisse, les lustres etincelants, les fonds de parc aux perrons lumineux, tout le luxe attendu des decors, ainsi que le tumulte glorieux de sa premiere representation dont la pluie criblant le vitrage, les ecriteaux qui claquaient sur la porte figuraient pour lui les applaudissements, tandis que le vent, passant en bas dans le triste chantier de demolitions avec un bruit de voix flottantes apportees de loin et loin remportees, ressemblait a la rumeur des loges ouvertes sur le couloir et laissant circuler le succes parmi les caquetages et l'etourdissement de la foule. Ce n'etait pas seulement la gloire et l'argent qu'elle devait lui procurer, cette bienheureuse piece, mais quelque chose de plus precieux encore. Aussi avec quel soin il feuilletait le manuscrit en cinq gros cahiers tout de bleu recouverts, de ces cahiers comme la Levantine en etalait sur le divan de ses siestes et qu'elle marquait de son crayon directorial. Paul s'etant, a son tour, rapproche de la table, afin d'examiner le chef-d'oeuvre, son regard fut attire par un portrait de femme richement encadre, et qui, si pres du travail de l'artiste, semblait etre la pour y presider... Elise, sans doute?... Oh! non, Andre n'avait pas encore le droit de sortir de son entourage protecteur le portrait de sa petite amie... C'etait une femme d'une quarantaine d'annees, l'air doux, blonde, et d'une grande elegance. En la voyant, de Gery ne put retenir une exclamation. "Vous la connaissez? fit Andre Maranne. --Mais oui... madame Jenkins, la femme du docteur Irlandais. J'ai soupe chez eux cet hiver. --C'est ma mere..." Et le jeune homme ajouta sur un ton plus bas: "Madame Maranne a epouse en secondes noces le docteur Jenkins... Vous etes surpris, n'est-ce pas, de me voir dans cette detresse quand mes parents vivent au milieu du luxe?... Mais, vous savez, les hasards de la famille groupent parfois ensemble des natures si differentes... Mon beau-pere et moi nous n'avons pu nous entendre... Il voulait faire de moi un medecin, tandis que je n'avais de gout que pour ecrire. Alors, afin d'eviter des debats continuels dont ma mere souffrait, j'ai prefere quitter la maison et tracer mon sillon tout seul, sans le secours de personne... Rude affaire! les fonds manquaient... Toute la fortune est a ce... a M. Jenkins... Il s'agirait de gagner sa vie, et vous n'ignorez pas comme c'est une chose difficile pour des gens tels que nous, soi-disant bien eleves... Dire que, dans tout l'acquis de ce qu'on est convenu d'appeler une education complete, je n'ai trouve que ce jeu d'enfant a l'aide duquel je pouvais esperer gagner mon pain. Quelques economies, ma bourse de jeune homme, m'ont servi a acheter mes premiers outils, et je me suis installe bien loin, tout au bout de Paris, pour ne pas gener mes parents. Entre nous, je crois que je ne ferai jamais fortune dans la photographie. Les premiers temps surtout ont ete d'un dur... Il ne venait personne, ou, si par hasard quelque malheureux montait, je le manquais, je le repandais sur ma plaque en un melange blafard et vague comme une apparition. Un jour, dans tout le commencement, il m'est arrive une noce, la mariee tout en blanc, le marie avec un gilet... comme ca!... Et tous les invites dans des gants blancs qu'ils tenaient a conserver sur leur portrait pour la rarete du fait... Non, j'ai cru que je deviendrais fou... Ces figures noires, les grandes taches blanches de la robe, des gants, des fleurs d'oranger, la malheureuse mariee en reine des Niams-Niams sous sa couronne qui fondait dans ses cheveux... Et tous si pleins de bonne volonte, d'encouragements pour l'artiste... Je les ai recommencees au moins vingt fois, tenus jusqu'a cinq heures du soir. Ils ne m'ont quitte qu'a la nuit pour aller diner. Voyez-vous cette journee de noces passee dans une photographie..." Pendant qu'Andre lui racontait avec cette bonne humeur les tristesses de sa vie, Paul se rappelait la sortie de Felicia a propos des bohemes et tout ce qu'elle disait a Jenkins sur ces courages exaltes, avides de privations et d'epreuves. Il songeait aussi a la passion d'Aline pour son cher Paris dont il ne connaissait, lui, que les excentricites malsaines, tandis que la grande ville cachait dans ses replis tant d'heroismes inconnus et de nobles illusions. Cette impression deja ressentie a l'abri de la grosse lampe des Joyeuse, il l'avait peut-etre plus vive dans ce milieu moins tiede, moins tranquille, ou l'art mettait en plus son incertitude desesperee ou glorieuse; et c'est le coeur touche qu'il ecoutait Andre Maranne lui parler d'Elise, de l'examen si long a passer, de la photographie difficile, de tout cet imprevu de sa vie, qui cesserait certainement "quand il aurait fait jouer _Revolte_," un adorable sourire accompagnant sur les levres du poete cet espoir si souvent formule et qu'il se depechait de railler lui-meme comme pour oter aux autres le droit de le faire. X MEMOIRES D'UN GARCON DE BUREAU.--LES DOMESTIQUES Vraiment la fortune a Paris a des tours de roue vertigineux! Avoir vu la _Caisse territoriale_ comme je l'ai vue, des pieces sans feu, jamais balayees, le desert avec sa poussiere, haut de ca de protets sur les bureaux, tous les huit jours une affiche de vente a la porte, mon fricot repandant la-dessus l'odeur d'une cuisine pauvre; puis assister maintenant a la reconstitution de notre Societe dans ses salons meubles a neuf, ou je suis charge d'allumer des feux de ministere, au milieu d'une foule affairee, des coups de sifflet, des sonnettes electriques, des piles d'ecus qui s'ecroulent, cela tient du prodige. Il faut que je me regarde moi-meme pour y croire, que j'apercoive dans une glace mon habit gris de fer, rehausse d'argent, ma cravate blanche, ma chaine d'huissier comme j'en avais une a la Faculte les jours de seance... Et dire que pour operer cette transformation, pour ramener sur nos fronts la gaiete mere de la concorde, rendre a notre papier sa valeur decuplee, a notre cher gouverneur l'estime et la confiance dont il etait si injustement prive, il a suffi d'un homme, de ce richard surnaturel que les cent voix de la renommee designent sous le nom de Nabab. Oh! la premiere fois qu'il est venu dans les bureaux, avec sa belle prestance, sa figure un peu chiffonnee peut-etre, mais si distinguee, ses manieres d'un habitue des cours, a tu et a toi avec tous les princes d'Orient, enfin ce je ne sais pas quoi d'assure et de grand que donne l'immense fortune, j'ai senti mon coeur se fondre dans mon gilet a deux rangs de boutons. Ils auront beau dire avec leurs grands mots d'egalite, de fraternite, il y a des hommes qui sont tellement au-dessus des autres qu'on voudrait s'aplatir devant eux, trouver des formules d'adoration nouvelles pour les forcer a s'occuper de vous. Hatons-nous d'ajouter que je n'ai eu besoin de rien de semblable pour attirer l'attention du Nabab. Comme je m'etais leve sur son passage,--emu, mais toujours digne, on peut se fier a Passajon,--il m'a regarde en souriant et il a dit a demi-voix au jeune homme qui l'accompagnait: "Quelle bonne tete de..." puis un mot apres que je n'ai pas bien entendu, un mot en _art_, comme leopard. Pourtant non, ca ne doit pas etre cela, je ne me sache pas une tete de leopard. Peut-etre Jean Bart, quoique cependant je ne vois pas le rapport... Enfin, il a toujours dit: "Quelle bonne tete de..." et cette bienveillance m'a rendu fier. Du reste, tous ces messieurs sont avec moi d'une bonte, d'une politesse. Il parait qu'il y a eu une discussion a mon sujet dans le conseil pour savoir si on me garderait ou si l'on me renverrait comme notre caissier, cette espece de grincheux qui parlait toujours de "faire fiche" le monde aux galeres et qu'on a prie d'aller fabriquer ailleurs ses devants de chemises economiques. Bien fait! Ca lui apprendra a etre grossier avec les gens. Pour moi, M. le gouverneur a bien voulu oublier mes paroles un peu vives en souvenir de mes etats de services a la _territoriale_ et ailleurs; et a la sortie du conseil, il m'a dit avec son accent musical: "Passajon, vous nous restez." On se figure si j'ai ete heureux, si je me suis confondu en marques de reconnaissance. Songez donc! Je serais parti avec mes quatre sous sans espoir d'en gagner jamais d'autres, oblige d'aller cultiver ma vigne dans ce petit pays de Montbars, bien etroit pour un homme qui a vecu au milieu de toute l'aristocratie financiere de Paris et des coups de banque qui font les fortunes. Au lieu de cela, me voila etabli a nouveau dans une place magnifique, ma garde-robe renouvelee, et mes economies, que j'ai palpees tout un jour, confiees aux bons soins du gouverneur qui s'est charge de les faire fructifier. Je crois qu'il s'y entend a la manoeuvre celui-la. Et pas la moindre inquietude a avoir. Toutes les craintes s'evanouissent devant le mot a la mode en ce moment dans tous les conseils d'administration, dans toutes ses reunions d'actionnaires, a la Bourse, sur les boulevards, et partout: "le Nabab est dans l'affaire..." C'est-a-dire l'or deborde, les pires _combinazione_ sont excellents. Il est si riche cet homme-la! Riche a un point qu'on ne peut pas croire. Est-ce qu'il ne vient pas de preter de la main a la main quinze millions au bey de Tunis... Je dis bien, quinze millions. Histoire de faire une niche aux Hemerlingue, qui voulaient le brouiller avec ce monarque et lui couper l'herbe sous le pied dans ces beaux pays d'Orient ou elle pousse doree, haute et drue... C'est un vieux turc que je connais, le colonel Brahim, un de nos conseils a la _Territoriale_, qui a arrange cette affaire. Naturellement, le bey qui se trouvait, parait-il, a court d'argent de poche, a ete tres touche de l'empressement du Nabab a l'obliger, et il vient de lui envoyer par Brahim une lettre de remerciment dans laquelle il lui annonce qu'a son prochain voyage a Vichy il passera deux jours chez lui, a ce beau chateau de Saint-Romans, que l'ancien bey, le frere de celui-ci, a deja honore de sa visite. Vous pensez, quel honneur! Recevoir un prince regnant. Les Hemerlingue sont dans une rage. Eux qui avaient si bien manoeuvre, le fils a Tunis, le pere a Paris, pour mettre le Nabab en defaveur... C'est vrai aussi que quinze millions sont une grosse somme. Et ne dites pas: "Passajou nous en compte." La personne qui m'a mis au courant de l'histoire a tenu entre ses mains le papier envoye par le bey dans une enveloppe de soie verte timbree du sceau royal. Si elle ne l'a pas lu, c'est que le papier etait ecrit en lettres arabes, sans quoi il en aurait pris connaissance comme de toute la correspondance du Nabab. Cette personne, c'est son valet de chambre, M. Noel, auquel j'ai eu l'honneur d'etre presente vendredi dernier a une petite soiree de gens en condition qu'il offrait a tout son entourage. Je consigne le recit de cette fete dans mes memoires, comme une des choses les plus curieuses que j'ai vues pendant mes quatre ans passes de sejour a Paris. J'avais cru d'abord quand M. Francis, le valet de chambre de Monpavon, me parla de la chose, qu'il s'agissait d'une de ces petites boustifailles clandestines comme on en fait quelquefois dans les mansardes de notre boulevard avec les restes montes par mademoiselle Seraphine et les autres cuisinieres de la maison, ou l'on boit du vin vole, ou l'on s'empiffre, assis su des malles avec le tremblement de la peur et deux bougies qu'on eteint au moindre craquement dans les couloirs. Ces cachotteries repugnent a mon caractere... Mais quand je recus, comme pour le bal des gens de maison, une invitation sur papier rose ecrite d'une tres belle main: _M. Noel pri M... de se rendre a sa soire du 25 couran. On soupra._ Je vis bien, malgre l'orthographe defectueuse, qu'il s'agissait de quelque chose de serieux et d'autorise; je m'habillai donc de ma plus neuve redingote, de mon linge le plus fin, et me rendis place Vendome, a l'adresse indiquee par l'invitation. M. Noel avait profite pour donner sa fete d'une premiere representation a l'Opera ou la belle societe se rendait en masse, ce qui mettait jusqu'a minuit la bride sur le cou a tout le service et la baraque entiere a notre disposition. Nonobstant, l'amphitryon avait prefere nous recevoir en haut dans sa chambre, et je l'approuvai fort, etant en cela de l'avis du bonhomme: _Fi du plaisir Que la crainte peut corrompre!_ Mais parlez-moi des combles de la place Vendome. Un tapis-feutre sur le carreau, le lit cache dans une alcove, des rideaux d'algerienne a raies rouges, une pendule a sujet en marbre vert, le tout eclaire par des lampes moderateurs. Notre doyen, M. Chalmette n'est pas mieux loge que cela a Dijon. J'arrivai sur les neuf heures avec le vieux Francis a Monpavon, et je dois avouer que mon entree fit sensation, precede que j'etais par mon passe academique, ma reputation de civilite et de grand savoir. Ma belle mine fit le reste, car il faut bien dire qu'on sait se presenter. M. Noel, en habit noir, tres brun de peau, favoris en cotelette, vint au devant de nous: --Soyez le bienvenu, monsieur Passajou, me dit-il; et prenant ma casquette a galons d'argent que j'avais gardee, pour entrer, a la main droite, selon l'usage, il la donna a un negre gigantesque en livree rouge et or. --Tiens, Lakdar, accroche ca... et ca..., ajouta-t-il par maniere de risee en lui allongeant un coup de pied en un certain endroit du dos. On rit beaucoup de cette saillie, et nous nous mimes a causer d'amitie. Un excellent garcon, ce M. Noel, avec son accent du Midi, sa tournure decidee, la rondeur et la simplicite de ses manieres. Il m'a fait penser au Nabab, moins la distinction toutefois. J'ai remarque d'ailleurs ce soir-la que ces ressemblances sont frequentes chez les valets de chambre qui, vivant en commun avec leurs maitres, dont ils sont toujours un peu eblouis, finissent par prendre de leur genre et de leurs facons. Ainsi M. Francis a un certain redressement du corps en etalant son plastron de linge, une manie de lever les bras pour tirer ses manchettes, c'est le Monpavon tout crache. Quelqu'un, par exemple, qui ne ressemble pas a son maitre, c'est Joe, le cocher du docteur Jenkins. Je l'appelle Joe, mais a la soiree tout le monde l'appelait Jenkins; car dans ce monde-la, les gens d'ecurie se donnent entre eux le nom de leurs patrons, se traitent de Bois-l'Hery, de Monpavon et du Jenkins tout court. Est-ce pour avilir les superieurs, relever la domesticite? Chaque pays a ses usages; il n'y a qu'un sot qui doive s'en etonner. Pour en revenir a Joe Jenkins, comment le docteur si affable, si parfait de tout point, peut-il garder a son service cette brute gonflee de _porter_ et de _gin_ qui reste silencieuse pendant des heures, puis, au premier coup de boisson dans la tete, se met a hurler, a vouloir boxer tout le monde, a preuve la scene scandaleuse qui venait d'avoir lieu quand nous sommes entres. Le petit groom du marquis, Tom Bois-l'Hery comme on l'appelle ici, avait voulu rire avec ce malotru d'Irlandais qui--sur une raillerie de gamin Parisien--lui avait riposte par un terrible coup de poing de Belfast au milieu de la figure. --Saucisson a pattes, moa!... Saucisson a a pattes, moa!..." repetait le cocher en suffoquant, tandis qu'on emportait son innocente victime dans la piece a cote, ou ces dames et demoiselles etaient en train du lui bassiner le nez. L'agitation s'apaisa bientot grace a notre arrivee, grace aussi aux sages paroles de M. Barreau, un homme d'age, pose et majestueux, dans mon genre. C'est le cuisinier du Nabab, un ancien chef du cafe Anglais que Cardailhac, le directeur des Nouveautes, a procure a son ami. A le voir en habit, cravate blanche, sa figure pleine et rasee, vous l'auriez pris pour un des grands fonctionnaires de l'Empire. Il est vrai qu'un cuisinier dans une maison ou l'on a tous les matins la table mise pour trente personnes, plus le couvert de Madame, tout cela se nourrissant de fin et de surfin, n'est pas un fricoteur ordinaire. Il touche des appointements de colonel, loge, nourri, et puis la gratte! On ne s'imagine pas ce que c'est que la gratte dans une boite comme celle-ci. Aussi chacun lui parlait-il respectueusement, avec les egards dus a un homme de son importance: "Monsieur Barreau" par-ci, "Mon cher monsieur Barreau" par la. C'est qu'il ne faut pas s'imaginer que les gens de maison entre eux soient tous comperes et compagnons. Nulle part plus que chez eux on n'observe la hierarchie. Ainsi j'ai bien vu a la soiree de M. Noel que les cochers ne frayaient pas avec leurs palefreniers, ni les valets de chambre avec les valets de pied et les chasseurs, pas plus que l'argentier, le maitre d'hotel ne se melaient au bas office; et lorsque M. Barreau faisait une petite plaisanterie quelconque, c'etait plaisir de voir comme ses sous-ordres avaient l'air de s'amuser. Je ne suis pas contre ces choses-la. Bien au contraire. Comme disait notre doyen: "Une societe sans hierarchie, c'est une maison sans escalier." Seulement le fait m'a paru bon a relater dans mes memoires. La soiree, je n'ai pas besoin de le dire, ne jouit de tout son eclat qu'au retour de son plus bel ornement, les dames et demoiselles qui etaient allees soigner le petit Tom, femmes de chambre aux cheveux luisants et pommades, femmes de charge en bonnets garnis de rubans, negresses, gouvernantes, brillante assemblee ou j'eus tout de suite beaucoup de prestige grace a ma tenue respectable et au surnom de "mon oncle" que les plus jeunes parmi ces aimables personnes voulurent bien me donner. Je pense qu'il y avait la pas mal de friperie, de la soie, de la dentelle, meme du velours assez fane, des gants a huit boutons nettoyes plusieurs fois et de la parfumerie ramassee sur la table de toilette de madame, mais les visages etaient contents, les esprits tout a la gaiete, et je sus me faire un petit coin tres anime, toujours a la convenance--cela va sans dire--et comme il sied a un individu dans ma position. Ce fut du reste le ton general de la soiree. Jusque vers la fin du repas je n'entendis aucun de ces propos malseants, aucune de ces histoires scandaleuses qui amusent si fort ces messieurs du conseil; et je me plais a constater que Bois-l'Hery le cocher, pour ne citer que celui-la, est autrement bien eleve que Bois-l'Hery le maitre. M. Noel, seul, tranchait par son ton familier et la vivacite de ses reparties. En voila un qui ne se gene pas pour appeler les choses par leur nom. C'est ainsi qu'il disait tout haut a M. Francis, d'un bout a l'autre du salon: "Dis donc, Francis, ton vieux filou nous a encore tire une carotte cette semaine..." Et comme l'autre se rengorgeait d'un air digne, M. Noel s'est mis a rire: "T'offusque pas, ma vieille... Le coffre est solide... Vous n'en viendrez jamais a bout." Et c'est alors qu'il nous a raconte le pret des quinze millions dont j'ai parle plus haut. Cependant je m'etonnais de ne voir faire aucun preparatif pour ce souper que mentionnaient les cartes d'invitation, et je manifestais tout bas mon inquietude a une de mes charmantes nieces qui me repondit: "On attend M. Louis. --M. Louis?... --Comment! Vous ne connaissez pas M. Louis, le valet de chambre du duc de Mora?" On m'apprit alors ce qu'etait cet influent personnage dont les prefets, les senateurs, meme les ministres recherchent la protection, et qui doit la leur faire payer sale, puisqu'avec ses douze cents francs d'appointements chez le duc, il a economise vingt-cinq mille livres de rente, qu'il a ses demoiselles en pension au Sacre-Coeur, son garcon au college Bourdaloue, et un chalet en Suisse ou toute la famille va s'installer aux vacances. Le personnage arriva par la-dessus; mais rien dans son physique n'aurait fait deviner cette position unique a Paris. Pas de majeste dans la tournure, un gilet boutonne jusqu'au col, l'air chafouin et insolent, et une facon de parler sans remuer les levres, bien malhonnete pour ceux qui vous ecoutent. Il salua l'assemblee d'un leger mouvement de tete, tendit un doigt a M. Noel, et nous etions la a nous regarder, glaces par ses grandes manieres, quand une porte s'ouvrit au fond et le souper nous apparut avec toutes sortes de viandes froides, des pyramides de fruits, des bouteilles de toutes les formes, sous les feux de deux candelabres. "Allons, messieurs, la main aux dames..." En une minute nous voici installes, ces dames assises avec les plus ages ou les plus consequents de nous tous, les autres debout, servant, bavardant, buvant dans tous les verres, piquant un morceau dans toutes les assiettes. J'avais M. Francis pour voisin, et je dus entendre ses rancunes contre M. Louis, dont il jalousait la place si belle en comparaison de celle qu'il occupait chez son decave de la noblesse. "C'est un parvenu, me disait-il tout bas... Il doit sa fortune a sa femme, a Madame Paul." Il parait que cette Madame Paul est une femme de charge, depuis vingt ans chez le duc, et qui s'entend comme personne a lui fabriquer une certaine pommade pour des incommodites qu'il a. Mora ne peut pas s'en passer. Voyant cela, M. Louis a fait la cour a cette vieille dame, l'a epousee quoique bien plus jeune qu'elle; et afin de ne pas perdre sa garde-malade aux pommades, l'Excellence a pris le mari pour valet de chambre. Au fond, malgre ce que je disais a M. Francis, moi je trouvais ca tres bien et conforme a la plus saine morale puisque le maire et le cure y ont passe. D'ailleurs, cet excellent repas, compose de nourritures fines et tres cheres que je ne connaissais pas meme de nom, m'avait bien dispose l'esprit a l'indulgence et a la bonne humeur. Mais tout le monde n'etait pas dans les memes dispositions, car j'entendais de l'autre cote de la table la voix de basse-taille de M. Barreau qui grondait: "De quoi se mele-t-il? Est-ce que je mets le nez dans son service? D'abord c'est Bompain que ca regarde et pas lui... Et puis, quoi! Qu'est-ce qu'on me reproche? Le boucher m'envoie cinq paniers de viande tous les matins. Je n'en use que deux, je lui revends les trois autres. Quel est le chef qui ne fait pas ca? Comme si, au lieu de venir espionner dans mon sous-sol, il ne ferait pas mieux de veiller au grand coutage de la-haut. Quand je pense qu'en trois mois la clique du premier a fume pour vingt-huit mille francs de cigares... Vingt-huit mille francs! Demandez a Noel si je mens. Et au second, chez madame, c'est la qu'il y en a un beau gachis de linge, de robes jetees au bout d'une fois, des bijoux a poignees, des perles qu'on ecrase en marchant. Oh! mais, attends un peu, je te le repincerai ce petit monsieur-la." Je compris qu'il s'agissait de M. de Gery, ce jeune secretaire du Nabab qui vient souvent a la _Territoriale_, ou il est toujours a farfouiller dans les livres. Tres poli certainement, mais un garcon tres fier qui ne sait pas se faire valoir. Ca n'a ete autour de la table qu'un concert de maledictions contre lui. M. Louis lui-meme a pris la parole a ce sujet avec son grand air: "Chez nous, mon cher monsieur Barreau, le cuisinier a eu tout recemment une histoire dans le genre de la votre avec le chef de cabinet de Son Excellence qui s'etait permis de lui faire quelques observations sur la depense. Le cuisinier est monte chez le duc dare-dare en tenue d'office, et la main sur le cordon de son tablier: "Que votre Excellence choisisse entre monsieur et moi..." Le duc n'a pas hesite. Des chefs de cabinet on en trouve tant qu'on en veut; tandis que les bons cuisiniers, on les connait. Il y en a quatre en tout dans Paris... Je vous compte, mon cher Barreau... Nous avons congedie notre chef de cabinet en lui donnant une prefecture de premiere classe comme consolation; mais nous avons garde notre chef de cuisine. --Ah! voila... dit M. Barreau, qui jubilait d'entendre cette histoire... Voila ce que c'est de servir chez un grand seigneur... Mais les parvenus sont les parvenus, qu'est-ce que vous voulez? --Et Jansoulet n'est que ca, ajouta M. Francis en tirant ses manchettes... Un homme qui a ete portefaix a Marseille." La-dessus, M. Noel prit la mouche. "He! la-bas, vieux Francis, vous etes tout de meme bien content de l'avoir pour payer vos cuites de bouillotte, le portefaix de la Cannebiere... On t'en collera des parvenus comme nous, qui pretent des millions aux rois et que les grands seigneurs comme Mora ne rougissent pas d'admettre a leur table... --Oh! a la campagne," ricana M. Francis en faisant voir sa vieille dent. L'autre se leva, tout rouge, il allait se facher, mais M. Louis fit signe avec la main qu'il avait quelque chose a dire et M. Noel s'assit tout de suite, mettant comme nous tous son oreille en cornet pour ne rien perdre des augustes paroles. "C'est vrai, disait le personnage, parlant du bout des levres et sirotant son vin a petits coups, c'est vrai que nous avons recu le Nabab a Grandbois l'autre semaine. Il s'est meme passe quelque chose de tres amusant... Nous avons beaucoup de champignons dans le second parc, et Son Excellence s'amuse quelquefois a en ramasser. Voila qu'a diner on sert un grand plat d'oranges. Il y avait la, chose... machin... comment donc... Marigny, le ministre de l'interieur, Monpavon, et votre maitre, mon cher Noel. Les champignons font le tour de la table, ils avaient bonne mine, ces messieurs, en remplissent leurs assiettes, excepte M. le duc qui ne les digere pas et croit par politesse devoir dire a ses invites: "Oh! vous savez, ce n'est pas que je me mefie. Ils sont tres surs... C'est moi-meme qui les ai cueillis. --Sapristi! dit Monpavon en riant, alors, mon cher Auguste, permettez que je n'y goute pas." Marigny, moins familier, regardait son assiette de travers. "Mais si, Monpavon, je vous assure... ils ont l'air tres sains ces champignons. Je regrette vraiment de n'avoir plus faim." Le duc restait tres serieux. "Ah ca! monsieur Jansoulet, j'espere bien que vous n'allez pas me faire cet affront, vous aussi. Des champignons choisis par moi. --Oh! Excellence, comment donc!... Mais les yeux fermes." Vous pensez s'il avait de la veine, ce pauvre Nabab, pour la premiere fois qu'il mangeait chez nous. Duperron, qui servait en face de lui, nous a raconte ca a l'office. Il parait qu'il n'y avait rien de plus comique que de voir le Jansoulet se bourrer de champignons en roulant des yeux epouvantes, pendant que les autres le regardaient curieusement sans toucher a leurs assiettes. Il en suait, le malheureux! Et ce qu'il y a de plus fort, c'est qu'il en a repris, il a eu le courage d'en reprendre. Seulement il se fourrait des verrees de vin comme un macon, entre chaque bouchee... Eh bien! voulez-vous que je vous dise? C'est tres malin ce qu'il a fait la; et ca ne m'etonne plus maintenant que ce gros bouvier soit devenu le favori des souverains. Il sait ou les flatter, dans les petites pretentions qu'on n'avoue pas... Bref, le duc est toque de lui depuis ce jour." Cette historiette fit beaucoup rire, et dissipa les nuages assembles par quelques paroles imprudentes. Et alors, comme le vin avait delie les langues, que chacun se connaissait mieux, on posa les coudes sur la table et l'on se mit a parler des maitres, des places ou l'on avait servi, de ce qu'on y avait vu de drole. Ah! j'en ai entendu de ces aventures, j'en ai vu defiler de ces interieurs. Naturellement j'ai fait aussi mon petit effet avec l'histoire de mon garde-manger a la _Territoriale_, l'epoque ou je mettais mon fricot dans la caisse vide, ce qui n'empechait pas notre vieux caissier, tres formaliste, de changer le mot de la serrure tous les deux jours, comme s'il y avait eu dedans tous les tresors de la Banque de France. M. Louis a paru prendre plaisir a mon anecdote. Mais le plus etonnant, ca ete ce que le petit Bois-l'Hery, avec son accent de voyou parisien, nous a raconte du menage de ses maitres... Marquis et marquise de Bois-l'Hery, deuxieme etage, boulevard Haussmann. Un mobilier comme aux Tuileries, du satin bleu sur tous les murs, des chinoiseries, des tableaux, des curiosites, un vrai musee, quoi! debordant jusque sur le palier. Service tres cale: six domestiques, l'hiver livree marron, l'ete livree nankin. On voit ces gens-la partout, aux petits lundis, aux courses, aux premieres representations, aux bals d'ambassade, et toujours leur nom dans les journaux avec une remarque sur les belles toilettes de madame et le chic epatant de monsieur... Eh bien! tout ca n'est rien du tout que du fla-fla, du plaque, de l'apparence, et quand il manque cent sous au marquis, personne ne les lui preterait sur ses possessions... Le mobilier est loue a la quinzaine chez Fitily, le tapissier des cocottes. Les curiosites, les tableaux appartiennent au vieux Schwalbach, qui adresse la ses clients et leur fait payer doublement cher parce qu'on ne marchande pas quand on croit acheter a un marquis, a un amateur. Pour les toilettes de la marquise, la modiste et la couturiere les lui fournissent a l'oeil chaque saison, lui font porter les modes nouvelles, un peu cocasses parfois, mais que la societe adopte ensuite parce que madame est tres belle femme encore et reputee pour l'elegance; c'est ce qu'on appelle une _lanceuse_. Enfin, les domestiques! Provisoires comme le reste, changes tous les huit jours au gre du bureau de placement qui les envoie la faire un stage pour les places serieuses. Si l'on n'a ni repondants, ni certificats, qu'on tombe de prison ou d'ailleurs, Glanand, le grand placier de la rue de la Paix, vous expedie boulevard Haussmann. On sert une, deux semaines, le temps d'acheter les bons renseignements du marquis, qui, bien entendu, ne vous paye pas et vous nourrit a peine; car dans cette maison-la les fourneaux de la cuisine restent froids la plupart du temps, Monsieur et Madame s'en allant diner en ville presque tous les soirs ou dans des bals ou l'on soupe. C'est positif qu'il y a des gens a Paris qui prennent le buffet au serieux et font le premier repas de leur journee passe minuit. Aussi les Bois-l'Hery sont renseignes sur les maisons a buffet. Ils vous diront qu'on soupe tres bien a l'ambassade d'Autriche, que l'ambassade d'Espagne neglige un peu les vins, et que c'est encore aux Affaires etrangeres qu'on trouve les meilleurs chaud-froid de volailles. Et voila la vie de ce drole de menage. Rien de ce qu'ils ont ne tient sur eux, tout est faufile, attache par des epingles. Un coup de vent, et tout s'envole. Mais au moins ils sont surs de ne rien perdre. C'est ca qui donne au marquis cet air blagueur de pere Tranquille qu'il a en vous regardant, les deux mains dans ses poches, comme pour vous dire: "Eh ben, apres? qu'est-ce qu'on peut me faire?" Et le petit groom, dans l'attitude susdite, avec sa tete d'enfant vieillot et vicieux, imitait si bien son patron qu'il me semblait le voir lui-meme au milieu de notre conseil d'administration, plante devant le gouverneur et l'accablant de ses plaisanteries cyniques. C'est egal, il faut avouer que Paris est une fierement grande ville pour qu'on puisse y vivre ainsi quinze ans, vingt ans d'artifices, de ficelles, de poudre aux yeux, sans que tout le monde vous connaisse, et faire encore une entree triomphante dans un salon derriere son nom crie a toute volee: "Monsieur le marquis de Bois-l'Hery." Non, voyez-vous, ce qu'on apprend de choses dans une soiree de domestiques; ce que la societe parisienne est curieuse a regarder ainsi par le bas, par les sous-sols, il faut y etre alle pour le croire. Ainsi, me trouvant entre M. Francis et M. Louis, voici un petit bout de conversation confidentielle que j'ai saisi sur le sire de Monpavon. M. Louis disait: "Vous avez tort, Francis, vous etes en fends en ce moment. Vous devriez en profiter pour rendre cet argent au Tresor. --Qu'est-ce que vous voulez? repondait M. Francis d'un air malheureux... Le jeu nous devore. --Oui, je sais bien. Mais prenez garde. Nous ne serons pas toujours la. Nous pouvons mourir, descendre du pouvoir. Alors on vous demandera des comptes la-bas. Et ce sera terrible..." J'avais bien souvent entendu chuchoter cette histoire d'un emprunt force de deux cent mille francs que le marquis aurait fait a l'Etat, du temps qu'il etait receveur general; mais le temoignage de son valet de chambre etait pire que tout... Ah! si les maitres se doutaient de ce que savent les domestiques, de tout ce qu'on raconte a l'office, s'ils pouvaient voir leur nom trainer au milieu des balayures d'appartement et des detritus de cuisine, jamais ils n'oseraient plus seulement dire: "Fermez la porte" ou "attelez." Voila, par exemple, le docteur Jenkins, la plus riche clientele de Paris, dix ans de menage avec une femme magnifique, recherchee partout; il a eu beau tout faire pour dissimuler sa situation, annoncer a l'anglaise son mariage dans les journaux, n'admettre chez lui que des domestiques etrangers sachant a peine trois mots de francais. Avec ces trois mots, assaisonnes de jurons du faubourg et de coups de poing sur la table, son cocher Joe, qui le deteste, nous a raconte toute son histoire pendant le souper. "Elle va claquer, son Irlandaise, sa vraie... Savoir maintenant s'il epousera l'autre. Quarante-cinq ans, mistress Maranne, et pas un schelling... Faut voir comme elle a peur d'etre lachee... L'epousera, l'epousera pas... kss... kss... nous allons rire." Et plus on le faisait boire, plus il en racontait, traitant sa malheureuse maitresse comme la derniere des dernieres... Moi j'avoue qu'elle m'interessait, cette fausse madame Jenkins, qui pleure dans tous les coins, supplie son amant comme le bourreau et court le risque d'etre plantee la, quand toute la societe la croit mariee, respectable, etablie. Les autres ne faisaient qu'en rire, les femmes surtout. Dame! c'est amusant quand on est en condition de voir que ces dames de la haute ont leurs affronts aussi et des tourments qui les empechent de dormir. Notre tablee presentait a ce moment le coup d'oeil le plus anime, un cercle de figures joyeuses tendues vers cet Irlandais qui avait le pompon pour son anecdote. Cela excitait des envies; on cherchait, on ramassait dans sa memoire ce qu'il pouvait y trainer de vieux scandales, d'aventures de maris trompes, de ces faits intimes vides a la table de cuisine avec les fonds de plats et les fonds de bouteilles. C'est que le champagne commencait a faire des siennes parmi les convives. Joe voulait danser une gigue sur la nappe. Les dames, au moindre mot un peu gai, se renversaient avec des rires aigus de personnes qu'on chatouille, laissant trainer leurs jupons brodes sous la table pleine de debris de victuailles et de graisses repandues. M. Louis s'etait retire discretement. On remplissait les verres sans les vider; une femme de charge trempait dans le sien rempli d'eau un mouchoir dont elle se baignait le front, parce que la tete lui tournait, disait-elle. Il etait temps que cela finit; et de fait une sonnette electrique, carillonnant dans le couloir, nous avertissait que le valet de pied, de service au theatre, venait appeler les cochers. La-dessus Monpavon porta un toast au maitre de la maison en le remerciant de sa petite soiree. M. Noel annonca qu'il la recommencerait a Saint-Romans, pour les fetes du bey, ou la plupart des assistants seraient probablement invites. Et j'allais me lever a mon tour, assez habitue aux repas de corps pour savoir qu'en pareille occasion le plus vieux de l'assemblee est tenu de porter une sante aux dames, quand la porte s'ouvrit brusquement, et un grand valet de pied tout crotte, un parapluie ruisselant a la main, suant, essouffle, nous cria, sans respect pour la compagnie: "Mais arrivez donc, tas de "mufes..." qu'est-ce que vous fichez la?... Quand on vous dit que c'est fini." XI LES FETES DU BEY Dans les regions du Midi, de civilisation lointaine, les chateaux historiques encore debout sont rares. A peine de loin en loin quelque vieille abbaye dresse-t-elle au flanc des collines sa facade tremblante et demembree, percee de trous qui ont ete des fenetres et dont l'ouverture ne regarde plus que le ciel, monument de poussiere calcine de soleil, datant de l'epoque des croisades ou des cours d'amour, sans un vestige de l'homme parmi ses pierres ou le lierre ne grimpe meme plus, ni l'acanthe, mais qu'embaument les lavandes seches et les ferigoules. Au milieu de toutes ces ruines, le chateau du Saint-Romans fait une illustre exception. Si vous avez voyage dans le Midi, vous l'avez vu et vous allez le revoir tout de suite. C'est entre Valence et Montelimart, dans un site ou la voie ferree court a pic tout le long du Rhone, au bas des riches coteaux de Beaume, de Raucoule, de Mercurol, tout le cru brulant de l'Ermitage repandu sur cinq lieues de ceps serres, alignes, dont les plantations moutonnent aux yeux, degringolent jusque dans le fleuve, vert et plein d'iles a cet endroit comme le Rhin du cote de Bale, mais avec un coup de soleil que le Rhin n'a jamais eu. Saint-Romans est en face sur l'autre rive; et, malgre la rapidite de la vision, la lancee a toute vapeur des wagons qui semblent vouloir a chaque tournant se precipiter rageusement dans le Rhone, le chateau est si vaste, se developpe si bien sur la cote voisine qu'en apparence il suit la course affolee du train et fixe a jamais dans vos yeux le souvenir de ses rampes, de ses balustres, de son architecture italienne, deux etages assez bas surmontes d'une terrasse a colonnettes, flanques de deux pavillons coiffes d'ardoise et dominant les grands talus ou l'eau des cascades rebondit, le lacis des allees sablees et remontantes, la perspective des immenses charmilles terminees par quelque statue blanche qui se decoupe dans le bleu comme sur le fond lumineux d'un vitrail. Tout en haut, au milieu de vastes pelouses dont la verdure eclate ironiquement sous l'ardent climat, un cedre gigantesque etage ses verdures cretees aux ombres flottantes et noires, silhouette exotique qui fait songer, debout devant cette ancienne demeure d'un fermier general du temps de Louis XIV, a quelque grand negre portant le parasol d'un gentilhomme de la cour. De Valence a Marseille, dans toute la vallee du Rhone, Saint-Romans de Bellaigue est celebre comme un palais de fees; et c'est bien une vraie feerie dans ces pays brules de mistral que cette oasis de verdure et de belle eau jaillissante. "Quand je serai riche, maman, disait Jansoulet tout gamin a sa mere qu'il adorait, je te donnerai Saint-Romans de Bellaigue." Et comme la vie de cet homme semblait l'accomplissement d'un conte des _Mille et une Nuits_, que tous ses souhaits se realisaient, meme les plus disproportionnes, que ses chimeres les plus folles venaient s'allonger devant lui, lecher ses mains ainsi que des barbets familiers et soumis, il avait achete Saint-Romans, pour l'offrir a sa mere, meuble a neuf et grandiosement restaure. Quoiqu'il y eut dix ans de cela, la brave femme ne s'etait pas encore faite a cette installation splendide. "C'est le palais de la reine Jeanne que tu m'as donne, mon pauvre Bernard, ecrivait-elle a son fils; jamais je n'oserai habiter la." Elle n'y habita jamais, en effet, s'etant logee dans la maison du regisseur, un pavillon de construction moderne place tout au bout de la propriete d'agrement pour surveiller les communs et la ferme, les bergeries et les _moulins d'huile_, avec leur horizon champetre de bles en meules, d'oliviers et de vignes s'etendant sur le plateau a perte de vue. Au grand chateau elle se serait crue prisonniere dans une de ces demeures enchantees ou le sommeil vous prend en plein bonheur et ne vous quitte plus de cent ans. Ici du moins, la paysanne qui n'avait jamais pu s'habituer a cette fortune colossale, venue trop tard, de trop loin et en coup de foudre, se sentait rattachee a la realite par le va-et-vient des travailleurs, la sortie et la rentree des bestiaux, leurs promenades vers l'abreuvoir, toute cette vie pastorale qui l'eveillait au chant accoutume des coqs, aux cris aigus des paons, et lui faisait descendre avant l'aube l'escalier en vrille du pavillon. Elle ne se considerait que comme depositaire de ce bien magnifique, qu'elle gardait pour le compte de son fils et voulait lui rendre en bon etat, le jour ou, se trouvant assez riche, fatigue de vivre chez les _Turs_, il viendrait, selon sa promesse, demeurer avec elle sous les ombrages de Saint-Romans. Aussi quelle surveillance universelle et infatigable. Dans les brumes du petit jour, les valets de ferme entendaient sa voix rauque et voilee: "Olivier... Peyrol... Audibert... Allons!... C'est quatre heures." Puis un saut dans l'immense cuisine, ou les servantes, lourdes de sommeil, faisaient chauffer la soupe sur le feu clair et petillant des souches. On lui donnait son petit plat en terre rouge de Marseille tout rempli de chataignes bouillies, frugal dejeuner d'autrefois que rien ne lui aurait fait changer. Aussitot la voila courant a grandes enjambees, son large clavier d'argent a la ceinture ou tintaient toutes ses clefs, son assiette a la main mal equilibree par la quenouille qu'elle tenait en bataille sous le bras, car elle filait tout le long du jour et ne s'interrompait meme pas pour manger ses chataignes. En passant, un coup d'oeil a l'ecurie encore noire ou les betes se remuaient pesamment, a la creche etouffante garnie vers sa porte de mufles impatients et tendus; et les premieres lueurs, glissant sur les assises de pierre qui soutenaient les remblais du parc, eclairaient la vieille femme courant dans la rosee avec la legerete d'une jeune fille, malgre ses soixante-dix ans, verifiant exactement chaque matin toutes les richesses du domaine, inquiete de constater si la nuit n'avait pas enleve les statues et les vases, deracine les quinconces centenaires, tari les sources qui s'egrenaient dans leurs vasques retentissantes. Puis le plein soleil de midi, bourdonnant et vibrant, decoupait encore sur le sable d'une allee, contre le mur blanc d'une terrasse, cette longue taille de vieille, fine et droite comme son fuseau, ramassant des morceaux de bois mort, cassant une branche d'arbuste mal alignee, sans souci de l'ardente reverberation qui glissait sur sa peau dure comme sur la pierre d'un vieux banc. Vers cette heure la aussi, un autre promeneur se montrait dans le parc, moins actif, moins bruyant, se trainant plutot qu'il ne marchait, s'appuyant aux murs, aux balustrades, un pauvre etre voute, branlant, ankylose, figure eteinte et sans age, ne parlant jamais, et lorsqu'il etait las, poussant un petit cri plaintif vers le domestique toujours pres de lui qui l'aidait a s'asseoir, a s'accroupir sur quelque marche, ou il restait pendant des heures, immobile et muet, la bouche detendue, les yeux clignotants, berce par la monotonie stridente des cigales, souillure d'humanite devant le splendide horizon. Celui-la, c'etait l'_aine_, le frere de Bernard, l'enfant cheri du pere et de la mere Jansoulet, la beaute, l'intelligence, l'espoir glorieux de la famille du cloutier, qui, fidele comme tant d'autres dans le Midi a la superstition du droit d'ainesse, avait fait tous les sacrifices pour envoyer a Paris ce garcon ambitieux, parti avec quatre ou cinq batons de marechal dans sa malle, l'admiration de toutes les filles du bourg, et que Paris,--apres avoir, pendant dix ans, battu, tordu, pressure dans sa grande cuve ce brillant chiffon meridional, l'avoir brule dans tous ses vitriols, roule dans toutes ses fanges,--finit par renvoyer a cet etat de loque et d'epave, abruti, paralyse, ayant tue son pere de chagrin, et oblige sa mere a tout vendre chez elle, a vivre d'une domesticite passagere dans les maisons aisees du pays. Heureusement qu'a ce moment-la, lorsque ce debris des hospices parisiens, rapatrie par l'assistance publique, tomba au Bourg-Saint-Andeol, Bernard,--celui qu'on appelait Cadet, comme dans les familles meridionales a demi-arabes, ou l'aine prend toujours le nom familial et le dernier venu, celui de Cadet,--Bernard etait deja a Tunis, en train de faire fortune, envoyant regulierement de l'argent au foyer. Mais, quels remords pour la pauvre maman, de tout devoir, meme la vie, le bien-etre du triste malade, au robuste et courageux garcon, que le pere et elle avaient toujours aime, sans tendresse, que, depuis l'age de cinq ans, ils s'etaient habitues a traiter comme un manoeuvre, parce qu'il etait tres fort, crepu et laid, et s'entendait deja mieux que personne a la maison a trafiquer sur les vieux clous. Ah! comme elle aurait voulu l'avoir pres d'elle, son Cadet, lui rendre un peu de tout le bien qu'il lui faisait, payer en une fois cet arriere de tendresse de calineries maternelles qu'elle lui devait. Mais, voyez-vous, ces fortunes de roi ont les charges, les tristesses des existences royales. Cette pauvre mere Jansoulet, dans son milieu eblouissant, etait bien comme une vraie reine, connaissant les longs exils, les separations cruelles et les epreuves qui compensent la grandeur; un de ses fils, eternellement stupefait, l'autre, au lointain, ecrivant peu, absorbe par ses grandes affaires, disant toujours: "Je viendrai," et ne venant pas. En douze ans, elle ne l'avait vu qu'une fois, dans le tourbillon d'une visite du bey a Saint-Romans: un train de chevaux, de carrosses, de petards, de fetes. Puis, il etait reparti derriere son monarque, ayant a peine le temps d'embrasser sa vieille mere, qui n'avait garde de cette grande joie, si impatiemment attendue, que quelques images de journaux, ou l'on montrait Bernard Jansoulet, arrivant au chateau avec Ahmed et lui presentant sa vieille mere,--n'est-ce pas ainsi que les rois et les reines ont leurs effusions de famille illustrees dans les feuilles,--plus un cedre du Liban, amene du bout du monde, un grand "caramantran" de gros arbre, d'un transport aussi couteux, aussi encombrant que l'obelisque, hisse, mis en place a force d'hommes, d'argent, d'attelages, et qui pendant longtemps avait bouleverse tous les massifs pour l'installation d'un souvenir commemoratif de la visite royale. Au moins, a ce voyage-ci, le sachant en France pour plusieurs mois, peut-etre pour toujours, elle esperait avoir son Bernard tout a elle. Et voici qu'il lui arrivait un beau soir, enveloppe de la meme gloire triomphante, du meme appareil officiel, entoure d'une foule de comtes, de marquis, de beaux messieurs de Paris, remplissant, eux et leurs domestiques, les deux grands breacks qu'elle avait envoyes les attendre a la petite gare de Giffas, de l'autre cote du Rhone. "Mais, embrassez-moi donc, ma chere maman. Il n'y a pas de honte a serrer bien fort contre son coeur son garcon, qu'on n'a pas vu depuis des annees... D'ailleurs, tous ces messieurs sont nos amis... Voici M. le marquis de Monpavon, M. le marquis de Bois-l'Hery... Ah! ce n'est plus le temps ou je vous amenais pour manger la soupe de feves avec nous, le petit Cabassu et Bompain Jean-Baptiste... Vous connaissez M. de Gery?... Avec mon vieux Cardailhac, que je vous presente, voila la premiere fournee... Mais il va en arriver d'autres... Preparez-vous a un branle-bas terrible... Nous recevons le bey dans quatre jours. --Encore le bey!... dit la bonne femme epouvante. Je croyais qu'il etait mort." Jansoulet et ses invites ne purent s'empecher de rire devant cet effarement comique, accentue par l'intonation meridionale. "Mais c'est un autre, maman... Il y en a toujours des beys... Heureusement, sapristi!... Seulement, n'ayez pas peur. Vous n'aurez pas, cette fois, autant de tracas... L'ami Cardailhac s'est charge de l'organisation. Nous allons avoir des fetes superbes... En attendant, vite le diner et des chambres. Nos Parisiens sont ereintes. --Tout est pret, mon fils," dit simplement la vieille, raide et droite sous sa cambresine, la coiffe aux barbes jaunies, qu'elle ne quittait pas meme pour les grandes fetes. La fortune ne l'avait pas changee, celle-la. C'etait la paysanne de la vallee du Rhone, independante et fiere, sans aucune des humilites sournoises des ruraux peints par Balzac, trop simple aussi pour avoir l'enflure de sa richesse. Une seule fierte, montrer a son fils avec quels soins meticuleux elle s'etait acquittee de ses fonctions de gardienne. Pas un atome de poussiere, pas une moisissure aux murs. Tout ce splendide rez-de-chaussee, les salons, aux chatoyantes soieries au dernier moment tirees des housses, les longues galeries d'ete, pavees en mosaique, fraiches et sonores, que leurs canapes Louis XV, cannes et fleuris, meublaient a l'ancien temps avec une coquetterie estivale, l'immense salle a manger, decoree de rameaux et de fleurs, et jusqu'a la salle de billard, avec ses rangees d'ivoires brillants, ses lustres et ses panoplies, toute la longueur du chateau, par ses portes-fenetres, larges ouvertes sur le vaste perron seigneurial, s'etalait a l'admiration des arrivants, renvoyait a ce merveilleux horizon de nature et de soleil couchant sa richesse, paisible et sereine, refletee dans les panneaux des glaces, les boiseries cirees ou vernies, avec la meme purete qui doublait sur le miroir des pieces d'eau les peupliers penches l'un vers l'autre et les cygnes nageant au repos. Le cadre etait si beau, l'aspect general si grandiose, que le luxe criard et sans choix se fondait, disparaissait aux yeux les plus subtils. "Il y a de quoi faire..." dit le directeur Cardailhac, le lorgnon sur l'oeil, le chapeau incline, combinant deja sa mise en scene. Et la mine hautaine de Monpavon, que la coiffe de la vieille femme les recevant sur le perron avait choque d'abord, fit place a un sourire condescendant. Il y avait de quoi faire certainement et, guide par des gens de gout, leur ami Jansoulet pouvait donner a l'altesse maugrabine une reception fort convenable. Toute la soiree il ne fut question que de cela entre eux. Les coudes sur la table, dans la salle a manger somptueuse, enflammes et repus, ils combinaient, discutaient. Cardailhac, qui voyait grand, avait deja tout son plan fait. "D'abord, carte blanche, n'est-ce pas, Nabab? --Carte blanche, mon vieux. Et que le gros Hemerlingue en creve de male rage." Alors le directeur racontait ses projets, la fete divisee en journees comme a Vaux quand Fouquet recut Louis XIV; un jour la comedie, un autre jour les fetes provencales, farandoles, taureaux, musiques locales; le troisieme jour... Et deja avec sa manie directoriale il esquissait des programmes, des affiches, pendant que Bois-l'Hery, les deux mains dans ses poches, renverse sur sa chaise, dormait, le cigare cale dans un coin de sa bouche ricaneuse, et que le marquis de Monpavon toujours a la tenue redressait son plastron a chaque instant pour se tenir eveille. De bonne heure, Gery les avait quittes. Il etait alle se refugier pres de la vieille maman qui l'avait connu tout jeune, lui et ses freres,--dans l'humble parloir du pavillon aux rideaux blancs, aux tentures claires chargees d'images ou la mere du Nabab essayait de faire revivre son passe d'artisane a l'aide de quelques reliques sauvees du naufrage. Paul causait doucement en face de la belle vieille aux traits reguliers et severes, aux cheveux blancs et masses comme le chanvre de sa quenouille, et qui tenait droit sur sa chaise son buste plat serre dans un petit chale vert, n'ayant de sa vie appuye son dos a un dossier de siege, ne s'etant jamais assise dans un fauteuil. Il l'appelait Francoise, elle l'appelait M. Paul. C'etaient de vieux amis... Et devinez de quoi ils parlaient. De ses petits-enfants, pardi! des trois garcons de Bernard qu'elle ne connaissait pas, qu'elle aurait tant voulu connaitre. "Ah! monsieur Paul, si vous saviez comme il m'en tarde... J'aurais ete si heureuse s'il me les avait amenes, mes trois petits, au lieu de tous ces beaux hommes... Pensez que je ne les ai jamais vus, excepte sur les portraits qui sont la... Leur mere me fait un peu peur, c'est une grande dame tout a fait, une demoiselle Afchin... Mais eux, les enfants, je suis sure qu'ils ne sont pas farauds et qu'ils aimeraient bien leur vieille _grand_... Moi, il me semblerait que c'est leur pere tout petit, et je leur rendrais ce que je n'ai pas donne au pere... car, voyez-vous, monsieur Paul, les parents ne sont pas toujours justes. On a des preferences. Mais Dieu est juste, lui. Les figures qu'on a le mieux fardees et bichonnees au detriment des autres, il faut voir comme il vous les arrange... Et les preferences des vieux portent souvent malheur aux jeunes." Elle soupira en regardant du cote de la grande alcove dont les hauts lambrequins, les rideaux tombants laissaient passer par intervalles un long souffle grelottant, comme la plainte endormie d'un enfant qu'on a battu et qui a beaucoup pleure... Un pas lourd dans l'escalier, une grosse voix douce disant tout bas: "C'est moi... ne bougez pas." Et Jansoulet parut. Tout le monde couche au chateau, comme il savait les habitudes de la mere et que sa lampe veillait toujours la derniere allumee dans la maison, il venait la voir, causer un peu avec elle, lui donner ce vrai bonjour du coeur qu'ils n'avaient pu echanger devant les autres. "Oh! restez, mon cher Paul; devant vous, nous ne nous genons pas." Et, redevenu enfant en presence de sa mere, il jeta par terre a ses pieds tout son grand corps, avec une calinerie de gestes et de paroles vraiment touchante. Elle aussi etait bien heureuse de l'avoir la tout pres, mais elle s'en trouvait quand meme un peu genee, le considerant comme un etre tout-puissant, extraordinaire, l'elevant dans sa naivete a la hauteur d'un Olympien entoure d'eclairs et de foudres, possedant la toute-puissance. Elle lui parlait, s'informait s'il etait toujours content de ses amis, de ses affaires, sans toutefois oser lui adresser la question qu'elle avait faite a de Gery: "Pourquoi ne m'a-t-on pas amene mes petits-enfants?" Mais c'est lui le premier qui en parla: "Ils sont en pension, maman... sitot les vacances, on vous les enverra avec Bompain... Vous vous rappelez bien, Bompain Jean-Baptiste?... Et vous les garderez deux grands mois. Ils viendront pres de vous se faire raconter de belles histoires, ils s'endormiront la tete sur votre tablier, la, comme ca..." Et lui-meme, mettant sa tete crepue, lourde comme un lingot, sur les genoux de la vieille, se rappelant les bonnes soirees de son enfance ou il s'endormait ainsi quand on voulait bien le lui permettre, quand la tete de l'aine ne tenait pas toute la place; il goutait, pour la premiere fois depuis son retour en France, quelques minutes d'un repos delicieux en dehors de sa vie bruyante et factice, serre contre ce vieux coeur maternel qu'il entendait battre a coups reguliers comme le balancier de l'horloge centenaire adossee a un coin de la chambre, dans ce grand silence de la nuit et de la campagne que l'on sent planer sur tant d'espace illimite... Tout a coup le meme long soupir d'enfant endormi dans un sanglot se fit entendre au fond de la chambre. Jansoulet releva la tete, regarda sa mere, et tout bas: "Est-ce que c'est?... --Oui, dit-elle, je le fais coucher la... Il pourrait avoir besoin de moi, la nuit. --Je voudrais bien le voir, l'embrasser. --Viens!" La vieille se leva, grave, prit sa lampe, marcha a l'alcove dont elle tira le grand rideau doucement, et fit signe a son fils d'approcher, sans bruit. Il dormait... Et nul doute que dans le sommeil quelque chose revecut en lui qui n'y etait pas pendant la veille, car au lieu de l'immobilite molle ou il restait fige tout le jour, il avait a cette heure de grands sursauts qui le secouaient, et sur sa figure inexpressive et morte un pli de vie douloureuse, une contraction souffrante. Jansoulet, tres emu, regarde ces traits maigris, fletris, terreux, ou la barbe, ayant pris toute la vitalite du corps, poussait avec une vigueur surprenante, puis il se pencha, posa ses levres sur le front moite de sueur et, le sentant tressaillir, il dit tout bas gravement, respectueusement, comme on parle au chef de famille: "Bonjour, l'Aine." Peut-etre l'ame captive l'avait-elle entendu au fond de ses limbes tenebreuses et abjectes. Mais les levres s'agiterent, et un long gemissement lui repondit, plainte lointaine, appel desespere qui remplit de larmes impuissantes le regard echange entre Francoise et son fils et leur arracha a tous les deux un meme cri ou leur douleur se rencontrait: "Pecaire!" le mot local du toutes les pities, de toutes les tendresses. Le lendemain, des la premiere heure, le branle-bas commenca par l'arrivee des comediennes et des comediens, une avalanche de toques, de chignons, de grandes bottes, de jupes courtes, de cris etudies, de voiles flottant sur la fraicheur du maquillage; les femmes en grande majorite, Cardailhac ayant pense que pour un bey le spectacle importait peu, qu'il s'agissait seulement de faire resonner des voix fausses dans de jolies bouches, de montrer de beaux bras, des jambes bien tournees dans le facile deshabillage de l'operette. Toutes les celebrites plastiques de son theatre etaient donc la, Amy Ferat en tete, une gaillarde qui avait deja essaye ses quenottes dans l'or de plusieurs couronnes; plus deux ou trois grimaciers fameux, dont les faces blafardes faisaient dans la verdure des quinconces les memes taches crayeuses et spectrales que le platre des statues. Tout ce monde-la, emoustille par le voyage, la surprise du grand air, une hospitalite plantureuse, aussi l'espoir de pecher quelque chose dans ce passage de beys, de nababs et autres porte-sequins, ne demandait qu'a s'ebaudir, rigoler et chanter avec l'entrain canaille d'une flotte de canotiers de la Seine descendus des planches en terre ferme. Mais Cardailhac ne l'entendait pas ainsi. Sitot debarques, debarbouilles, le premier dejeuner pris, vite les brochures et repetons! On n'avait pas de temps a perdre. Les etudes se faisaient dans le petit salon pres de la galerie d'ete, ou l'on commencait deja a construire le theatre; et le bruit des marteaux, les ariettes des couplets de revue, les voix greles soutenues par le crin-crin du chef d'orchestre se melaient aux grands coups de trompette des paons sur leurs perchoirs, s'eparpillaient dans le mistral qui, ne reconnaissant pas la crecelle enragee de ses cigales, vous secouait tout cela avec mepris sur la pointe trainante de ses ailes. Assis au milieu du perron, comme a l'avant-scene de son theatre, Cardailhac, en surveillant les repetitions, commandait a un peuple d'ouvriers, de jardiniers, faisait abattre les arbres qui genaient le point de vue, dessinait la coupe des arcs triomphants, envoyait des depeches, des estafettes aux maires, aux sous-prefets, a Arles pour avoir une deputation des filles du pays en costume national, a Barbantane, ou sont les plus beaux farandoleurs, a Faraman, renomme pour ses _manades_ de taureaux sauvages et de chevaux camarguais; et comme le nom de Jansoulet flamboyait au bas de toutes les missives, que celui du bey de Tunis s'y ajoutait, de partout on acquiescait avec empressement, les fils telegraphiques n'arretaient pas, les messagers crevaient des chevaux sur les routes, et cette espece du petit Sardanapale de Porte-Saint-Martin qu'on appelait Cardailhac repetait toujours: "Il y a de quoi faire," heureux de jeter l'or a la volee comme des poignees de semailles, d'avoir a brasser une mise en scene de cinquante lieues, toute cette Provence, dont ce Parisien forcene etait originaire et connaissait a fond les ressources en pittoresque. Depossedee de ses fonctions, la vieille maman ne se montrait plus guere, s'occupait seulement de la ferme et de son malade, effaree par cette foule de visiteurs, ces domestiques insolents qu'on ne distinguait pas de leurs maitres, ces femmes a l'air effronte et coquet, ces vieux rases qui ressemblent a de mauvais pretres, tous ces fous se poursuivant la nuit dans les couloirs a coups d'oreillers, d'eponges mouillees, de glands de rideaux, qu'ils arrachaient pour en faire des projectiles. Le soir, elle n'avait plus son fils, il etait oblige de rester avec ses invites dont le nombre augmentait a mesure qu'approchaient les fetes; pas meme la ressource de causer de ses petits-enfants avec "Monsieur Paul" que Jansoulet, toujours bonhomme, un peu gene par le serieux de son ami, avait envoye passer ces quelques jours pres de ses freres. Et la soigneuse menagere a qui l'on venait a chaque instant arracher ses clefs pour du linge, pour une chambre, de l'argenterie de renfort a donner, pensant a ses belles piles de surtouts ouvres, au saccagement du ses dressoirs, de ses credences, se rappelant l'etat ou le passage de l'ancien bey avait laisse le chateau, devaste comme par un cyclone, disait dans son patois en mouillant fievreusement le lin de sa quenouille: "Que le feu de Dieu les brule les beys et puis les beys!" Enfin il arriva le jour, ce jour fameux dont on parle encore aujourd'hui dans tout le pays de la-bas. Oh! vers trois heures de l'apres-midi, apres un dejeuner somptueux preside cette fois par la vieille mere avec une cambresine neuve a sa coiffe, et ou s'etaient assis, a cote de celebrites parisiennes, des prefets, des deputes, tous en tenue, l'epee au flanc, des maires en echarpes, de bons cures rases de frais, lorsque Jansoulet, en habit noir et cravate blanche, entoure de ses convives, sortit sur le perron et qu'il vit dans ce cadre splendide de nature pompeuse, au milieu des drapeaux, des arcs, des trophees, ce fourmillement de tetes, ce flamboiement de costumes s'etageant sur les pentes, au tournant des allees; ici, groupees en corbeilles sur une pelouse, les plus jolies filles d'Arles, dont les petites tetes mates sortaient delicatement des fichus de dentelles; au-dessous, la farandole de Barbantane, ses huit tambourins en queue, prete a partir, les mains enlacees, rubans au vent, chapeau sur l'oreille, la _raillole_ rouge autour des reins; plus bas, dans la succession des terrasses, les orpheons alignes tout noirs sous leurs casquettes eclatantes, le porte-banniere en avant, grave, convaincu, les dents serrees, tenant haut sa hampe ouvragee; plus bas encore, sur un vaste rond-point transforme en cirque de combat, des taureaux noirs entraves et les gauchos camarguais sur leurs petits chevaux a longue criniere blanche, les houzeaux par-dessus les genoux, au poing le trident leve; apres, encore des drapeaux, des casques, des baionnettes, comme cela jusqu'a l'arc triomphal de l'entree; puis, a perte de vue, de l'autre cote du Rhone, sur lequel deux compagnies du train venaient de jeter un pont de bateaux pour arriver de la gare en droite ligne a Saint-Romans, une foule immense, des villages entiers devalant par toutes les cotes, s'entassant sur la route de Giffas dans une montee de cris et de poussiere, assis au bord des fosses, grimpes sur les ormes, empiles sur les charrettes, formidable haie vivante du cortege; par la-dessus un large soleil blanc epandu dont un vent capricieux envoyait les fleches dans toutes les directions, au cuivre d'un tambourin, a la pointe d'un trident, a la frange d'une banniere, et le grand Rhone fougueux et libre emportant a la mer le tableau mouvant de cette fete royale. En face de ces merveilles, ou tout l'or de ses coffres resplendissait, le Nabab eut un mouvement d'admiration et d'orgueil. "C'est beau..." dit-il en palissant, et derriere lui sa mere, pale, elle aussi, mais d'une indicible epouvante, murmura: "C'est trop beau pour un homme... On dirait que c'est Dieu qui vient." Le sentiment de la vieille paysanne catholique etait bien celui qu'eprouvait vaguement tout ce peuple amasse sur les routes comme pour le passage d'une Fete-Dieu gigantesque, et a qui ce prince d'Orient venant voir un enfant du pays rappelait des legendes de rois Mages, l'arrivee de Gaspard le Maure apportant au fils du charpentier la myrrhe et la couronne en tiare. Au milieu des felicitations emues dont Jansoulet etait entoure, Cardailhac, triomphant et suant, qu'on n'avait pas vu depuis le matin, apparut tout a coup: "Quand je vous disais qu'il y avait de quoi faire!... Hein?... Est-ce chic?... En voila une figuration... Je crois que nos Parisiens payeraient cher pour assister a une premiere comme celle-la." Et baissant la voix a cause de la mere qui etait tout pres: "Vous avez vu nos Arlesiennes?... Non, regardez-les mieux... la premiere, celle qui est en avant pour offrir le bouquet. --Mais c'est Amy Ferat. --Parbleu! vous sentez bien, mon cher, que si le bey jette son mouchoir dans ce tas de belles filles, il faut qu'il y en ait une au moins pour le ramasser... Elles n'y comprendraient rien, ces innocentes?... Oh! j'ai pense a tout, vous verrez... C'est monte, regle comme a la scene. Cote ferme, cote jardin." Ici, pour donner une idee de son organisation parfaite, le directeur leva sa canne; aussitot son geste repete courut du haut en bas du parc, faisant eclater a la fois tous les orpheons, toutes les fanfares, tous les tambourins unis dans le rhythme majestueux du chant populaire meridional: _Grand Soleil de la Provence_. Les voix, les cuivres montaient dans la lumiere, gonflant les oriflammes, agitant la farandole qui commencait a onduler, a battre ses premiers entrechats sur place, tandis qu'a l'autre bord du fleuve une rumeur courait comme une brise, sans doute la crainte que le bey fut arrive subitement d'un autre cote. Nouveau geste du directeur, et l'immense orchestre s'apaisa, plus lentement cette fois, avec des retards, des fusees de notes egarees dans le feuillage; mais on ne pouvait exiger davantage d'une figuration de trois mille personnes. A ce moment les voitures s'avancaient, les carrosses de gala qui avaient servi aux fetes de l'ancien bey, deux grands chars rose et or a la mode de Tunis, que la mere Jansoulet avait soignes comme des reliques et qui portaient de la remise avec leurs panneaux peints, leurs tentures et leurs crepines d'or, aussi brillants, aussi neufs qu'au premier jour. La encore l'ingeniosite de Cardailhac s'etait exercee librement, attelant aux guides blanches au lieu des chevaux un peu lourds pour ces fragilites d'aspect et de peintures, huit mules coiffees de noeds, de pompons, de sonnailles d'argent et caparaconnees de la tete aux pieds de ces merveilleuses sparteries dont la Provence semble avoir emprunte aux Maures et perfectionne l'art delicat. Si le bey n'etait pas content, alors! Le Nabab, Monpavon, le prefet, un des generaux monterent pour l'aller dans le premier carrosse, les autres prirent place dans le second, dans des voitures a la suite. Les cures, les maires, tout enflammes de la bombance, coururent se mettre a la tete des orpheons de leur paroisse qui devaient aller au devant du cortege; et tout s'ebranla sur la route de Giffas. Il faisait un temps superbe, mais chaud et lourd, en avance du trois mois sur la saison, comme il arrive souvent en ce pays impetueux ou tout se hate, ou tout arrive avant l'heure. Quoiqu'il n'y eut pas un orage visible, l'immobilite de l'atmosphere, ou le vent venait de tomber subitement comme une voile qu'on abat, l'espace ebloui, chauffe a blanc, une solennite silencieuse, planant sur la nature, tout annoncait un orage en train de se former dans quelque coin de l'horizon. L'immense torpeur des choses gagnait peu a peu les etres. On n'entendait que les sonnailles des mulets allant d'un amble assez lent, la marche rhythmee et lourde sur la poussiere craquante des bandes de chanteurs que Cardailhac disposait de distance en distance, et du temps a autre, dans la double haie grouillante qui bordait le chemin au loin deroule, un appel, des voix d'enfants, le cri d'un revendeur d'eau fraiche, accompagnement oblige de toutes les fetes du Midi en plein air. "Ouvrez donc votre cote, general, on etouffe," disait Monpavon, cramoisi, craignant pour sa peinture; et les glaces abaissees laissaient voir au bon populaire ces hauts fonctionnaires epongeant leurs faces augustes, congestionnees, angoissees par une meme expression d'attente, attente du bey, de l'orage, attente de quelque chose enfin. Encore un arc de triomphe. C'etait Giffas et sa longue rue caillouteuse jonchee de palmes vertes, ses vieilles maisons sordides tapissees de fleurs et de tentures. En dehors de village, la gare, blanche et carree, posee comme un de au bord de la voie, vrai type de la petite gare de campagne perdue en pleines vignes, n'ayant jamais personne dans son unique salle, quelquefois une vieille a paquets, attendant dans un coin, venue trois heures d'avance. En l'honneur du bey, la legere batisse avait ete chamarree de drapeaux, de trophees, ornee de tapis, de divans, et d'un splendide buffet dresse avec un en-cas et des sorbets tout prets pour l'Altesse. Une fois la, le Nabab descendu de carrosse sentit se dissiper cette espece de malaise inquiet que lui aussi, sans qu'il sut pourquoi, eprouvait depuis un moment. Prefets, generaux, deputes, habits noirs et fracs brodes se tenaient sur le large trottoir interieur, formant des groupes imposants, solennels, avec ces bouches en rond, ces balances sur place, ces haut le-corps prudhommesques d'un fonctionnaire public qui se sent regarde. Et vous pensez si l'on s'ecrasait le nez dehors contre les vitres pour voir toutes ces broderies hierarchiques, le plastron de Monpavon qui s'elargissait, montait comme un souffle d'oeufs a la neige, Cardailhac haletant, donnant ses derniers ordres, et la bonne face de Jansoulet, de leur Jansoulet, dont les yeux etincelants entre les joues bouffies et tannees semblaient deux gros clous d'or dans la gaufrure d'un cuir du Cordoue. Tout a coup des sonneries electriques. Le chef de gare tout flambant accourut sur la voie: "Messieurs, le train est signale. Dans huit minutes, il sera ici..." Tout le monde tressaillit. Puis un meme mouvement instinctif fit tirer du gousset toutes les montres... Plus que six minutes... Alors, dans le grand silence, quelqu'un dit: "Regardez donc par la." Sur la droite, du cote par ou le train allait venir, deux grands coteaux charges de vignes formaient un entonnoir dans lequel la voie s'enfoncait, disparaissait comme engloutie. En ce moment tout ce fond etait noir d'encre, obscurci par un enorme nuage, barre sombre coupant le bleu du ciel a pic, dressant des escarpements, des hauteurs de falaises en basalte sur lesquelles la lumiere deferlait toute blanche avec des palissements de lune. Dans la solennite de la voie deserte, sur cette ligne de rails silencieuse ou l'on sentait que tout, a perte vue, se rangeait pour le passage de l'Altesse, c'etait effrayant cette falaise aerienne qui s'avancait, projetant son ombre devant elle avec ce jeu de la perspective que donnait au nuage une marche lente, majestueuse, et a son ombre la rapidite d'un cheval au galop. "Quel orage tout a l'heure!..." Ce fut la pensee qui leur vint a tous; mais ils n'eurent pas le temps de l'exprimer, car un sifflet strident retentit, et le train apparut au fond du sombre entonnoir. Vrai train royal, rapide et court, charge de drapeaux francais et tunisiens, et dont la locomotive, mugissante et fumante, un enorme bouquet de roses sur le poitrail, semblait la demoiselle d'honneur d'une noce de Leviathans. Lancee a toute volee, elle ralentissait sa marche en approchant. Les fonctionnaires se grouperent, se redressant, assurant les epees, ajustant les faux-cols, tandis que Jansoulet allait au devant du train, le long de la voie, le sourire obsequieux aux levres et le dos arrondi deja pour le: "Salem alek." Le convoi continuait tres lentement. Jansoulet crut qu'il s'arretait et mit la main sur la portiere du wagon royal etincelant d'or sous le noir du ciel; mais l'elan etait trop fort sans doute, le train avancait toujours, le Nabab marchant a cote, essayant d'ouvrir cette maudite portiere qui tenait ferme, et de l'autre faisant un signe de commandement a la machine. La machine n'obeissait pas. "Arretez donc!" Elle n'arretait pas. Impatiente, il sauta sur le marchepied garni de velours et avec sa fougue un peu impudente qui plaisait tant a l'ancien bey, il cria, sa grosse tete crepue a la portiere: "Station de Saint-Romans, Altesse." Vous savez, cette sorte de lumiere vague qu'il y a dans le reve, cette atmosphere decoloree et vide, ou tout prend un aspect de fantome, Jansoulet en fut brusquement enveloppe, saisi, paralyse. Il voulut parler, les mots ne venaient pas; ses mains molles tenaient leur point d'appui si faiblement qu'il manqua tomber a la renverse. Qu'avait-il donc vu? A demi couche sur un divan qui tenait le fond du salon, reposant sur le coude sa belle tete aux tons mats, a la longue barbe soyeuse et noire, le bey, boutonne haut dans sa redingote orientale, sans autres ornements que le large cordon de la Legion d'honneur en travers sur sa poitrine et l'aigrette en diamant de son bonnet, s'eventait, impassible, avec un petit drapeau de sparterie brodee d'or. Deux aides de camp se tenaient debout pres de lui ainsi qu'un ingenieur de la compagnie. En face, sur un autre divan, dans une attitude respectueuse, mais favorisee, puisqu'ils etaient les seuls assis devant le bey, jaunes tous deux, leurs grands favoris tombant sur la cravate blanche, deux hiboux, l'un gras et l'autre maigre... C'etait Hemerlingue pere et fils, ayant reconquis l'Altesse et l'emmenant en triomphe a Paris... L'horrible reve! Tous ces gens-la, qui connaissaient bien Jansoulet pourtant, le regardaient froidement comme si son visage ne leur rappelait rien... Bleme a faire pitie, la sueur au front, il begaya: "Mais, Altesse, vous ne descendez..." Un eclair livide en coup de sabre suivi d'un eclat de tonnerre epouvantable lui coupa la parole. Mais l'eclair qui brilla dans les yeux du souverain lui parut autrement terrible. Dresse, le bras tendu, d'une voix un peu gutturale habituee a rouler les dures syllabes arabes, mais dans un francais tres pur, le bey le foudroya de ces paroles lentes et preparees: "Rentre chez toi, Mercanti. Le pied va ou le coeur le mene, le mien n'ira jamais chez l'homme qui a vole mon pays." Jansoulet voulut dire un mot. Le bey fit un signe: "Allez!" Et l'ingenieur ayant pousse un timbre electrique auquel un coup de sifflet repondit, le train, qui n'avait cesse de se mouvoir tres lentement, tendit et fit craquer ses muscles de fer, et prit l'elan a toute vapeur, agitant ses drapeaux au vent d'orage dans des tourbillons de fumee noire et d'eclairs sinistres. Lui, debout sur la voie, chancelant, ivre, perdu, regardait fuir et disparaitre sa fortune, insensible aux larges gouttes de pluie qui commencaient a tomber sur sa tete nue. Puis, quand les autres s'elancant vers lui l'entourerent, le presserent de questions: "Le bey ne s'arrete donc pas?" Il balbutia quelques paroles sans suite: "Intrigues de cour... Machination infame..." Et tout a coup, montrant le poing au train disparu, du sang plein les yeux, une ecume de colere aux levres, il cria dans un rugissement de bete fauve: "Canailles!... --De la tenue, Jansoulet, de la tenue..." Vous devinez qui avait dit cela, et qui,--son bras passe sous celui du Nabab--tachait de le redresser, de lui cambrer la poitrine a l'egal de la sienne, le conduirait aux carrosses au milieu de la stupeur des habits brodes, et l'y faisait monter, aneanti, stupefie, comme un parent de defunt qu'on hisse dans une voiture de deuil apres la lugubre ceremonie. La pluie commencait a tomber, les coups de tonnerre se succedaient. On s'entassa dans les voitures qui reprirent vite le chemin du retour. Alors il se passa une chose navrante et comique, une de ces farces cruelles du lache destin accablant ses victimes a terre. Dans le jour qui tombait, l'obscurite croissante de la trombe, la foule pressee aux abords de la gare crut distinguer une Altesse parmi tant de chamarrures et, sitot que les roues s'ebranlerent, une clameur immense, une epouvantable braillee qui couvait depuis une heure dans toutes ces poitrines eclata, monta, roula, rebondit de cote en cote, se prolongea dans la vallee: "Vive le bey!" Averties par ce signal, les premieres fanfares attaquerent, les orpheons partirent a leur tour, et le bruit gagnant de proche en proche, de Giffas a Saint-Romans la route ne fut plus qu'une houle, un hurlement interrompu. Cardailhac, tous ces messieurs, Jansoulet lui-meme avaient beau se pencher aux portieres faire des signes desesperes: "Assez!... assez!" leurs gestes se perdaient dans le tumulte, dans la nuit; ce qu'on en voyait semblait un excitant a crier davantage. Et je vous jure qu'il n'en etait nul besoin. Tous ces Meridionaux, dont on chauffait l'enthousiasme depuis le matin, exaltes encore par l'enervement de la longue attente et de l'orage, donnaient tout ce qu'ils avaient de voix, d'haleine, de brillant enthousiasme, melant a l'hymne de la Provence ce cri toujours repete qui le coupait comme un refrain: "Vive le bey!..." La plupart ne savaient pas du tout ce que c'etait qu'un bey, ne se le figuraient meme pas, accentuant d'une facon extraordinaire cette appellation etrange comme si elle avait eu trois _b_ et dix _y_. Mais c'est egal, ils se montaient avec cela, levaient les mains, agitaient leurs chapeaux, s'emotionnaient de leur propre mimique. Des femmes attendries s'essuyaient les yeux; subitement, du haut d'un orme, des cris suraigus d'enfant partaient: "Mama, mama, lou vese... Maman, maman, je le vois." Il le voyait!... Tous le voyaient, du reste: a l'heure qu'il est, tous vous jureraient qu'ils l'ont vu. Devant un pareil delire, dans l'impossibilite d'imposer le silence et le calme a cette foule, les gens des carrosses n'avalent qu'un parti a prendre: laisser faire, lever les glaces et bruler le pave pour abreger ce dur martyre. Alors ce fut terrible. En voyant le cortege courir, toute la route se mit a galoper avec lui. Au ronflement sourd de leurs tambourins, les farandoleurs de Barbantane, la main dans la main, bondissaient, allant, venant--guirlande humaine--autour des portieres. Les orpheons, essouffles de chanter au pas de course, mais hurlant tout de meme, entrainaient leurs porte-bannieres, la banniere jetee sur l'epaule; et les bons gros cures rougeauds, anhelants, poussant devant eux leurs vastes bedaines surmenees, trouvaient encore la force de crier dans l'oreille des mules, d'une voix sympathique et pleine d'effusion: "Vive notre bon bey!..." La pluie sur tout cela, la pluie tombant par ecuelles, en paquets, deteignant les carrosses roses, precipitant encore la bousculade, achevant de donner a ce retour triomphal l'aspect d'une deroute, mais d'une deroute comique, melee de chants, de rires, de blasphemes, d'embrassades furieuses et de jurements infernaux, quelque chose comme une rentree de procession sous l'orage, les soutanes retroussees, les surplis sur la tete, le bon Dieu remise a la hate sous un porche. Un roulement sourd et mou annonca au pauvre Nabab immobile et silencieux dans un coin de son carrosse qu'on passait le pont de bateaux. On arrivait. "Enfin!" dit-il, regardant par les vitres brouillees les flots ecumeux du Rhone dont la tempete lui semblait un repos apres celle qu'il venait de traverser. Mais au bout du pont, quand la premiere voiture atteignit l'arc de triomphe, des petards eclaterent, les tambours battirent aux champs, saluant l'entree du monarque sur les terres de son feal, et pour comble d'ironie, dans le crepuscule, tout en haut du chateau, une flambee de gaz gigantesque illumina soudain le toit de lettres de feu sur lesquelles la pluie, le vent faisaient courir de grandes ombres mais qui montraient encore tres lisiblement: "Viv" L" B"Y M""HMED." "Ca, c'est le bouquet," fit le malheureux Nabab qui ne put s'empecher de rire, d'un rire bien piteux, bien amer. Mais non, il se trompait, le bouquet l'attendait a la porte du chateau; et c'est Amy Ferat qui vint le lui presenter, sortie du groupe des Arlesiennes qui abritaient sous la marquise la soie changeante de leurs jupes et les velours ouvres des coiffes, en attendant le premier carrosse. Son paquet de fleurs a la main, modeste, les yeux baisses et le mollet fripon, la jolie comedienne s'elance a la portiere dans une pose saluante, presque agenouillee, qu'elle repetait depuis huit jours. Au lieu du bey, Jansoulet descendit, raide, emu, passa sans seulement la voir. Et comme elle restait la, son bouquet a la main, avec l'air bete d'une feerie ratee: "Remporte ton fleurs, ma petite, ton affaire est manquee, lui dit Cardailhac avec sa blague de Parisien qui prend vite son parti des choses... Le bey ne vient pas... il avait oublie son mouchoir, et comme c'est de ca qu'il se sert pour parler aux dames, tu comprends..." * * * * * Maintenant, c'est la nuit. Tout dort dans Saint-Romans, apres l'immense brouhaha de la journee. Une pluie torrentielle continue a tomber, et dans le grand parc ou les arcs de triomphe, les trophees dressent vaguement leurs carcasses detrempees, on entend rouler des torrents le long des rampes de pierre transformees en cascades. Tout ruisselle et s'egoutte. Un bruit d'eau, un immense bruit d'eau. Seul dans sa chambre somptueuse au lit seigneurial tendu de lampes a bandes pourpres, le Nabab veille encore, marche a grands pas, remuant des pensees sinistres. Ce n'est plus son affront de tantot qui le preoccupe, cet outrage public a la face de trente mille personnes; ce n'est pas non plus l'injure sanglante que le bey lui a adressee en presence de ses mortels ennemis. Non, ce Meridional aux sensations toutes physiques, rapides comme le tir des nouvelles armes, a deja rejete loin de lui tout le venin de sa rancune. Et puis, les favoris des cours, par des exemples fameux, sont toujours prepares a ces eclatantes disgraces. Ce qui epouvante c'est ce qu'il devine derriere cet affront. Il pense que tous ses biens sont la-bas, maisons, comptoirs, navires, a la merci du bey, dans cet Orient sans lois, pays du bon plaisir. Et, collant son front brulant aux vitres ruisselantes, la sueur au dos, les mains froides, il reste a regarder vaguement dans la nuit aussi obscure, aussi fermee que son propre destin. Soudain un bruit de pas, des coups precipites a la porte. "Qui est la? --Monsieur, dit Noel entrant a demi-vetu, une depeche tres urgente qu'on envoie du telegraphe par estafette. --Une depeche!... Qu'y a-t-il encore?..." Il prend le pli bleu et l'ouvre en tremblant. Le dieu, atteint deja deux fois, recommence a se sentir vulnerable, a perdre son assurance; il connait les peurs, les faiblesses nerveuses des autres hommes... Vite a la signature... _Mora_... Est-ce possible?... Le duc, le duc, a lui!... Oui, c'est bien cela... _M..o..r..a..._ Et au-dessus: _Popolasca est mort. Elections prochaines en Corse. Vous etes candidat officiel._ Depute!... C'etait le salut. Avec cela rien a craindre. On ne traite pas un representant de la grande nation francaise comme un simple mercanti... Enfonces les Hemerlingue... "O mon duc, mon noble duc!" Il etait si emu qu'il ne pouvait signer. Et tout a coup: "Ou est l'homme qui a porte cette depeche? --Ici, monsieur Jansoulet," repondit dans le corridor une bonne voix meridionale et familiere. Il avait de la chance, le pieton. "Entre, dit le Nabab." Et, lui rendant son recu, il prit a tas, dans ses poches toujours pleines, autant de pieces d'or que ses deux mains pouvaient en tenir et les jeta dans la casquette du pauvre diable begayant, eperdu, ebloui de la fortune qui lui tombait en surprise dans la nuit de ce palais feerique. XII UNE ELECTION CORSE _Pozzonegro, par Sartene._ Je puis enfin vous donner de mes nouvelles, mon cher monsieur Joyeuse. Depuis cinq jours que nous sommes en Corse, nous avons tant couru, tant parle, si souvent change du voitures, de montures, tantot a mulet, tantot a ane, ou meme a dos d'homme pour traverser les torrents, tout ecrit de lettres, apostille de demandes, visite d'ecoles, donne de chasubles, de nappes d'autel, releve de clochers branlants et fonde de salles d'asiles, tant inaugure, porte de toasts, absorbe de harangues, de vin de Talano et de fromage blanc, que je n'ai pas trouve le temps d'envoyer un bonjour affecteux au petit cercle de famille autour de la grande table ou je manque voila deux semaines. Heureusement que mon absence ne sera plus bien longue, car nous comptons partir apres-demain et rentrer a Paris d'un trait. Au point du vue de l'election, je crois que notre voyage a reussi. La Corse est un admirable pays, indolent et pauvre, melange de miseres et de fiertes qui font conserver aux familles nobles ou bourgeoises une certaine apparence aisee au prix meme des plus douloureuses privations. On parle ici tres serieusement de la fortune de Popolasca, ce depute besoigneux a qui la mort a vole les cent mille francs que devait lui rapporter sa demission un faveur du Nabab. Tous ces gens-la ont, en outre, une rage de places, une fureur administrative, le besoin de porter un uniforme quelconque et une casquette plate sur laquelle on puisse ecrire: "employe du gouvernement." Vous donneriez a choisir a un paysan Corse entre la plus riche ferme en Beauce et le plus humble baudrier de garde champetre, il n'hesiterait pas et prendrait le baudrier. Dans ces conditions-la, vous pensez, si un candidat disposant d'une fortune personnelle et des faveurs du gouvernement a des chances pour etre elu. Aussi M. Jansoulet le sera-t-il, surtout s'il reussit dans la demarche qu'il fait en ce moment et qui nous a amenes ici a l'unique auberge d'un petit pays appele Pozzonegro (puits noir), un vrai puits tout noir de verdure, cinquante maisonnettes en pierre rouge serrees autour d'un long clocher a l'italienne, au fond d'un ravin entoure de cotes rigides, de rochers de gres colore qu'escaladent d'immenses forets de melezes et de genevriers. Par ma fenetre ouverte, devant laquelle j'ecris, je vois la-haut un morceau de bleu, l'orifice du puits noir; en bas, sur la petite place qu'ombrage un vaste noyer, comme si l'ombre n'etait pas deja assez epaisse, deux bergers vetus de peaux de betes en train de jouer aux cartes, accoudes a la pierre d'une fontaine. Le jeu, c'est la maladie de ce pays de paresse, ou l'on fait faire la moisson par les Lucquois. Les deux pauvres diables que j'ai la devant moi ne trouveraient pas un liard au fond de leur poche; l'un joue son couteau, l'autre un fromage enveloppe de feuilles de vigne, les deux enjeux poses a cote d'eux sur le banc. Un petit cure fume son cigare en les regardant et semble prendre le plus vif interet a leur partie. "Et c'est tout, pas un bruit alentour, excepte les gouttes d'eau s'espacant sur la pierre, l'exclamation d'un des joueurs qui jure par le _sango de seminario_, et au-dessous de ma chambre, dans la salle du cabaret, la voix chaude du notre ami, melee aux bredouillements de l'illustre Paganetti, qui lui sert d'interprete dans sa conversation avec le non moins illustre Piedigriggio. "M. Piedigriggio (Pied gris) est une celebrite locale. C'est un grand vieux de soixante et quinze ans, encore tres droit dans son petit caban ou tombe sa longue barbe blanche, un bonnet catalan en laine brune sur ses cheveux blancs aussi, a la ceinture une paire de ciseaux, dont il se sert pour couper son tabac vert, en grandes feuilles, dans le creux de sa main; l'air venerable, en somme, et quand il a traverse la place, serrant la main au cure, avec un sourire de protection aux deux joueurs, je n'aurais jamais cru voir ce fameux bandit Piedigriggio, qui, de 1840 a 1860, a _tenu le maquis_ dans le Monte-Rotondo, mis sur les dents la ligne et la gendarmerie, et qui, aujourd'hui, grace a la prescription dont il beneficie, apres sept ou huit meurtres a coups de fusil et de couteau, circule tranquillement dans le pays temoin de ses crimes, et jouit d'une importance considerable. Voici pourquoi: Piedigriggio a deux fils, qui, marchant noblement sur ses traces, ont joue de l'escopette et tiennent le maquis a leur tour, introuvables, insaisissables comme leur pere l'a ete pendant vingt ans, prevenus par les bergers des mouvements de la gendarmerie, des que celle-ci quitte un village, les bandits y font leur apparition. L'aine, Scipion, est venu dimanche dernier entendre la messe a Pozzonegro. Dire qu'on les aime, et que la poignee de main sanglante de ces miserables est agreable a tous ceux qui la recoivent, ce serait calomnier les pacifiques habitants de cette commune; mais on les craint et leur volonte fait loi. "Or, voila que les Piedigriggio se sont mis dans l'idee de proteger notre concurrent aux elections, protection redoutable, qui peut faire voter deux cantons entiers contre nous, car les coquins ont les jambes aussi longues, a proportion, que la portee de leurs fusils. Nous avons naturellement les gendarmes pour nous, mais les bandits sont bien plus puissants. Comme nous disait notre aubergiste, ce matin: "Les gendarmes, ils s'en vont, ma les _banditti_, ils restent." Devant ce raisonnement si logique, nous avons compris qu'il n'y avait qu'une chose a faire, traiter avec les Pieds-Gris, passer un forfait. Le maire en a dit deux mots au vieux, qui a consulte ses fils, et ce sont les conditions du traite que l'on discute en bas. D'ici, j'entends la voix du gouverneur: "Allons, mon cher camarade, tu sais, je suis un vieux Corse, moi..." Et puis les reponses tranquilles de l'autre, hachees en moine temps que son tabac par le bruit agacant des grands ciseaux. Le cher camarade ne m'a pas l'air d'avoir confiance; et, tant que les ecus n'auront pas sonne sur la table, je crois bien que l'affaire n'avancera pas. "C'est que le Paganetti est connu dans son pays natal. Ce que vaut sa parole est ecrit sur la place de Corte, qui attend toujours le monument de Paoli, dans les vastes champs de carottes qu'il a trouve moyen de planter sur cette ile d'Ithaque, au sol dur, dans les portemonnaie flasques et vides de tous ces malheureux cures de village, petits bourgeois, petits nobles, dont il a croque les maigres epargnes en faisant luire a leurs yeux de chimeriques _combinazione_. Vraiment, pour qu'il ait ose reparaitre, ici, il faut son aplomb phenomenal et aussi les ressources dont il dispose maintenant pour couper court aux reclamations. "En definitive, qu'y a-t-il de vrai dans ces fabuleux travaux, entrepris par la _Caisse territoriale_? "Rien. "Des mines qui n'affleurent pas, qui n'affleureront jamais, puisqu'elles n'existent que sur le papier; des carrieres, qui ne connaissent encore ni le pic ni la poudre, des landes incultes et sablonneuses, qu'on arpente d'un geste en vous disant: "Nous commencons la... et nous allons jusque la-bas, au diable." De meme pour les forets, tout un cote boise du Monte-Rotondo, qui nous appartient, parait-il, mais ou les coupes sont impraticables, a moins que des aeronautes y fassent l'office de bucherons. De meme pour les stations balneaires, parmi lesquelles ce miserable hameau de Pozzonegro est une des plus importantes, avec sa fontaine dont Paganetti celebre les etonnantes proprietes ferrugineuses. De paquebots, pas l'ombre. Si, une vieille tour genoise, a demi ruinee, au bord du golfe d'Ajaccio, portant au-dessus de l'entree hermetiquement close cette inscription sur un panonceau dedore: "Agence Paganetti. Compagnie maritime. Bureau de renseignements." Ce sont de gros lezards gris qui tiennent le bureau, en compagnie d'une chouette. Quant aux chemins de fer, je voyais tous ces braves Corses auxquels j'en parlais sourire d'un air malin, repondre par des clignements d'yeux, des demi-mots, pleins de mystere; et c'est seulement ce matin que j'ai eu l'explication excessivement bouffonne de toutes ces reticences. "J'avais lu dans les paperasses que le gouverneur agite de temps en temps sous nos yeux, comme un eventail a gonfler ses blagues, l'acte de vente d'une carriere de marbre au lieu dit "de Taverna" a deux heures de Pozzonegro. Profitant de notre passage ici, ce matin, sans rien dire a personne, j'enfourchai une mule, et guide par un grand drole, aux jambes de cerf, vrai type de braconnier ou de contrebandier corse, sa grosse pipe rouge aux dents, son fusil en bandouliere, je me rendis a Taverna. Apres une marche epouvantable a travers des roches crevassees, des fondrieres, des abimes d'une profondeur insondable, dont ma mule s'amusait malicieusement a suivre le bord, comme si elle le decoupait avec ses sabots, nous sommes arrives par une descente presque a pic au but de notre voyage, un vaste desert de rochers, absolument nus, tout blancs de fientes de goelands et de mouettes; car la mer est au bas, tres proche, et le silence du lieu rompu seulement par l'afflux des vagues et les cris suraigus de bandes d'oiseaux volant en rond. Mon guide, qui a la sainte horreur des douaniers et des gendarmes, resta en haut sur la falaise, a cause d'un petit poste de douane en guetteur au bord du rivage; et moi je me dirigeai vers une grande batisse rouge qui dressait dans cette solitude brulante ses trois etages aux vitres brisees, aux tuiles en deroute, avec un immense ecriteau sur la porte vermoulue: "_Caisse territoriale Carr... bre... 54._" La tramontane, le soleil, la pluie, ont mange le reste. "Il y a eu la certainement un commencement d'exploitation, puisqu'un large trou carre, beant, taille a l'emporte-piece, s'ouvre dans le sol, montrant, comme des taches de lepre le long de ses murailles effritees, des plaques rouges veinees de brun, et tout au fond, dans les ronces, d'enormes blocs de ce marbre qu'on appelle dans le commerce de la _griotte_, blocs condamnes, dont on n'a pu tirer parti, faute d'une grande route aboutissant a la carriere ou d'un port qui rendit la cote abordable a des bateaux de chargement, faute surtout de subsides assez considerables pour l'un et l'autre de ces deux projets. Aussi la carriere reste-t-elle abandonnee, a quelques encablures du rivage, encombrante et inutile comme le canot de Robinson avec les memes vices d'installation. Ces details sur l'histoire navrante de notre unique richesse territoriale m'ont ete fournis par un malheureux surveillant, tout grelottant de fievre, que j'ai trouve dans la salle basse de la maison jaune essayant de faire rotir un morceau de chevreau sur l'acre fumee d'un buisson de lentisques. "Cet homme, qui compose a lui seul le personnel de la _Caisse territoriale_ en Corse, est le pere nourricier de Paganetti, un ancien gardien de phare a qui la solitude ne pese pas. Le gouverneur le laisse un peu par charite et aussi parce que de temps a autre des lettres datees de la carriere de Taverna font bon effet aux reunions d'actionnaires. J'ai eu beaucoup de mal a arracher quelques renseignements de cet etre aux trois quarts sauvage qui me regardait avec mefiance, embusque derriere les poils du chevre du son _pelone_; il m'a pourtant appris sans le vouloir ce que les Corses entendent par ce mot chemin de fer et pourquoi ils prennent ces airs mysterieux pour en parler. Comme j'essayais de savoir s'il avait connaissance d'un projet de route ferree dans le pays, le vieux, lui, n'a pas eu le sourire malicieux de ses compatriotes, mais bien naturellement, de sa voix rouillee et gourde comme une ancienne serrure dont on ne se sert pas souvent, il m'a dit en assez bon francais: "--Oh! moussiou, pas besoin de chemin de _ferre_ ici... "--C'est pourtant bien precieux, bien utile pour faciliter les communications... "--Je ne vous dis pas au contraire; mais avec les gendarmes, ca souffit chez nous... "--Les gendarmes?... "--Mais sans doute. "Le quiproquo dura bien cinq minutes, au bout desquelles je finis par comprendre que le service de la police secrete s'appelle ici: "les chemins de fer." Comme il y a beaucoup de Corses policiers sur le continent, c'est un euphemisme honnete dont on se sert, dans leurs familles, pour designer l'ignoble metier qu'ils font. Vous demandez aux parents: "Ou est votre frere Ambrosini? Que fait votre oncle Barbicaglia?" Ils vous repondent avec un petit clignement d'oeil: "Il a un emploi dans les chemins de _ferre_..." et tout le monde sait ce que cela veut dire. Dans le peuple, chez les paysans qui n'ont jamais vu de chemin de fer et ne se doutent pas de ce que c'est, on croit tres serieusement que la grande administration occulte de la police imperiale n'as pas d'autre appellation que celle-la. Notre agent principal dans le pays partage cette naivete touchante; c'est vous dire l'etat de la "_Ligne d'Ajaccio a Bastia, en passant par Bonifacio, Porto Vecchio_, etc.," ainsi qu'il est ecrit sur les grands livres a dos vert de la maison Paganetti. En definitive, tout l'avoir de la banque territoriale se resume en quelques ecriteaux, deux antiques masures, le tout a peine bon pour figurer dans le chantier de demolition de la rue Saint-Ferdinand, dont j'entends tous les soirs en m'endormant les girouettes grincer, les vieilles portes battre sur le vide... "Mais alors ou sont allees, ou s'en vont encore les sommes enormes que M. Jansoulet a versees depuis cinq mois, sans compter ce qui est venu du dehors attire par ce nom magique? Je pensais bien comme vous que tous ces sondages, forages, achats de terrain, que portent les livres en belle ronde, etaient demesurement grossis. Mais comment soupconner une pareille impudence? Voila pourquoi M. le gouverneur repugnait tant a l'idee de m'emmener dans ce voyage electoral... Je n'ai pas voulu avoir d'explication immediate. Mon pauvre Nabab a bien assez de son election. Seulement, sitot rentres, je lui mettrai sous les yeux tous les details de ma longue enquete, et, de gre ou de force, je le tirerai de ce repaire. Ils ont fini au-dessous. Le vieux Piedigriggio traverse la place en faisant glisser le coulant de sa longue bourse de paysan qui m'a l'air d'etre bien remplie. Marche conclu, je suppose. Adieu vite, mon cher monsieur Joyeuse; rappelez-moi a ces demoiselles, et qu'on me garde une toute petite place autour de la table a ouvrage. "PAUL DE GERY." Le tourbillon electoral dont ils avaient ete enveloppes en Corse passa la mer derriere eux comme un coup de sirocco, les suivit a Paris, fit courir son vent de folie dans l'appartement de la place Vendome envahi du matin au soir par l'element habituel augmente d'un arrivage constant de petits hommes bruns comme des caroubes, aux tetes regulieres et barbues, les uns turbulents, bredouillants et bavards dans le genre de Paganetti, les autres, silencieux, contenus et dogmatiques; les deux types de la race ou le climat pareil produit des effets differents. Tous ces insulaires affames, du fond de leur patrie sauvage se donnaient rendez-vous a la table du Nabab, dont la maison etait devenue une auberge, un restaurant, un marche. Dans la salle a manger, ou le couvert restait mis a demeure, il y avait toujours un Corse frais debarque en train de casser une croute, avec la physionomie egaree et goulue d'un parent de campagne. La race hableuse et bruyante des agents electoraux est la meme partout; ceux-la pourtant se distinguaient par quelque chose de plus ardent, un zele plus passionne, une vanite dindonniere, chauffee a blanc, le plus petit greffier, verificateur, secretaire de mairie, instituteur de village, parlait comme s'il eut eu derriere lui tout un canton, des bulletins de vote plein les poches de sa redingote rapee. Et le fait est que dans les communes corses, Jansoulet avait pu s'en rendre compte, les familles sont si anciennes, parties de si peu, avec tant de ramifications, que tel pauvre diable qui casse des cailloux sur les routes trouve moyen de raccrocher sa parente aux plus grands personnages de l'ile et dispose par la d'une serieuse influence. Le temperament national, orgueilleux, sournois, intrigant, vindicatif, venant encore aggraver ces complications, il s'ensuit qu'il faut bien prendre garde ou l'on pose le pied dans ces traquenards de fils tendus de l'extremite d'un peuple a l'autre... Le terrible, c'est que tous ces gens-la se jalousaient, se detestaient, se querellaient en pleine table a propos de l'election, croisant des regards noirs, serrant le manche de leurs couteaux a la moindre contestation, parlant tres fort tous a la fois, les uns dans le patois genois sonore et dur, les autres dans le francais le plus comique, s'etranglant avec des injures rentrees, se jetant a la tete des noms de bourgades inconnues, des dates d'histoires locales qui mettaient tout a coup entre deux couverts deux siecles de haines familiales. Le Nabab avait peur de voir ses dejeuners se terminer tragiquement et tachait d'apaiser toutes ces violences avec la conciliation de son bon sourire. Mais Paganetti le rassurait. Selon lui, la vendetta, toujours vivante en Corse, n'emploie plus que tres rarement et dans les basses classes le stylet et l'escopette. C'est la lettre anonyme qui les remplace. Tous les jours, en effet, on recevait place Vendome des lettres sans signature dans le genre de celle-ci: "Monsieur Jansoulet, vous etes si genereux que je ne peux pas faire a moins de vous signaler le sieur Bornalinco (Ange-Marie), comme un traitre gagne aux ennemis de vous; j'en dirai tout differentement de son cousin Bornalinco (Louis-Thomas), devoue a la bonne cause, etc." Ou encore: "Monsieur Jansoulet, je crains que votre elections n'aboutirait a rien et serait mal fondee pour reussir, si vous continueriez d'employer le nomme Castirla (Josue), du canton d'Omessa, tandis que son parent Luciani, c'est l'homme qu'il vous faut..." Quoiqu'il eut fini par ne plus lire aucune de ces missives, le pauvre candidat subissait l'ebranlement de tous ces doutes, de toutes ces passions, pris dans un engrenage d'intrigues menues, plein de terreurs, de mefiances, anxieux, fievreux, les nerfs malades, sentant bien la verite du proverbe corse: "Si tu veux grand mal a ton ennemi, souhaite-lui une election dans sa famille." On se figure que le livre des cheques et les trois grands tiroirs de la commode en acajou n'etaient pas epargnes par cette trombe de sauterelles devorantes abattues sur les salons de "Moussiou Jansoulet." Rien de plus comique que la facon hautaine dont ces braves insulaires operaient leurs emprunts, brusquement et d'un air de defi. Pourtant ce n'etaient pas eux les plus terribles, excepte pour les boites de cigares, qui s'engloutissaient dans leurs poches, a croire qu'ils voulaient tous ouvrir quelque "Civette" en rentrant au pays. Mais de meme qu'aux epoques de grande chaleur les pluies rougissent et s'enveniment, l'election avait donne une recrudescence etonnante a la pillerie installee dans la maison. C'etaient des frais de publicite considerables, les articles de Moessard expedies en Corse par ballots de vingt mille, de trente mille exemplaires, avec des portraits, des biographies, des brochures, tout le bruit imprime qu'il est possible de faire autour d'un nom... Et puis toujours le train habituel des pompes aspirantes etablies devant le grand reservoir a millions. Ici l'Oeuvre du Bethleem, machine puissante, procedant par coups espaces, pleins d'elans... La _Caisse territoriale_, aspirateur merveilleux, infatigable, a triple et quadruple corps de pompe, de la force de plusieurs milliers de chevaux; et la pompe Schwalbach, et la pompe Bois-l'Hery, et combien d'autres encore, celles-la enormes, bruyantes, les pistons effrontes, ou bien sourdes, discretes, aux clapets savamment huiles, aux soupapes minuscules, pompes-bijoux, aussi tenues que ces trompes d'insectes dont la soif fait des piqures et qui deposent du venin a l'endroit ou elles puisent leur vie, mais toutes fonctionnant avec un meme ensemble, et devant fatalement amener, sinon une secheresse complete, du moins une baisse serieuse de niveau. Deja de mauvais bruits encore vagues, avaient circule a la Bourse? Etait-ce une manoeuvre de l'ennemi, de cet Hemerlingue auquel Jansoulet faisait une guerre d'argent acharnee, essayant de contrecarrer toutes ses operations financieres, et perdant a ce jeu de tres fortes sommes, parce qu'il avait contre lui sa propre fureur, le sang-froid de son adversaire et les maladresses de Paganetti qui lui servait d'homme de paille? En tout cas, l'etoile d'or avait pali. Paul de Gery savait cela par le pere Joyeuse entre comme comptable chez un agent de change et tres au fait des choses de la Bourse; mais ce qui l'effrayait surtout, c'etait l'agitation singuliere du Nabab, ce besoin de s'etourdir succedant a son beau calme de force, de serenite, et la perte de sa sobriete meridionale, la facon dont il s'excitait avant le repas a grands coups de _raki_, parlant haut, riant fort, comme un gros matelot en bordee. On sentait l'homme qui se surmene pour echapper a une preoccupation visible cependant dans la contraction subite de tous les muscles de son visage au passage de la pensee importune, ou quand il feuilletait fievreusement son petit carnet dedore. Ce serieux entretien, cette explication decisive que Paul desirait tant avoir avec lui, Jansoulet n'en voulait a aucun prix. Il passait ses nuits au cercle, ses matinees au lit, et des son reveil avait sa chambre remplie de monde, des gens qui lui parlaient pendant qu'il s'habillait, auxquels il repondait le nez dans sa cuvette. Quand per miracle du Gery le saisissait une seconde, il fuyait, lui coupait la parole par une "Pas maintenant, je vous en prie..." A la fin le jeune homme eut recours aux moyens heroiques. Un matin, vers cinq heures, Jansoulet, en revenant du cercle, trouva sur sa table, pres de son lit, une petite lettre qu'il prit d'abord pour une de ces denonciations anonymes qu'il recevait a la journee. C'etait bien une denonciation, en effet, mais signee, a visage ouvert, respirant la loyaute et la jeunesse serieuse de celui qui l'avait ecrite. De Gery lui signalait tres nettement toutes les infamies, toutes les exploitations dont il etait entoure. Sans detour, il designait les coquins par leur nom. Pas un qui ne lui fut suspect parmi les commensaux ordinaires, pas un qui vint pour autre chose que pour voler ou mentir. Du haut en bas de la maison, pillage et gaspillage. Les chevaux du Bois-l'Hery etaient tares, la galerie Schwalbach, une duperie, les articles de Moessard, un chantage reconnu. De ces abus effrontes, Gery avait fait un memoire detaille, avec preuves a l'appui; mais c'etait le dossier de la _Caisse territoriale_ qu'il recommandait specialement a Jansoulet, comme le vrai danger de la situation. Dans les autres affaires, l'argent seul courait des risques; ici, l'honneur etait en jeu. Attires par le nom du Nabab, son titre du president du conseil, dans cet infame guet-apens, des centaines d'actionnaires etaient venus, chercheurs d'or a la suite de ce mineur heureux. Cela lui credit une responsabilite effroyable, dont il se rendrait compte en lisant le dossier de l'affaire, qui n'etait que mensonge et flouerie d'un bout a l'autre. "Vous trouverez le memoire dont je vous parle, disait Paul de Gery en terminant sa lettre, dans le premier tiroir de mon bureau. Diverses quittances y sont jointes. Je n'ai pas mis cela dans votre chambre, parce que je me mefie de Noel comme des autres. Ce soir, en partant, je vous remettrai la clef. Car, je m'en vais, mon cher bienfaiteur et ami, je m'en vais, plein de reconnaissance pour le bien que vous m'avez fait, et desole que votre confiance aveugle m'ait empeche de vous le rendre en partie. A l'heure qu'il est, ma conscience d'honnete homme me reprocherait de rester plus longtemps inutile a mon poste. J'assiste a un desastre, au sac d'un Palais d'Ete contre lesquels je ne puis rien; mais mon coeur se souleve a tout ce que je vois. Je donne des poignees de main qui me deshonorent. Je suis votre ami et je parais leur complice. Et qui sait si, a force de vivre dans une pareille atmosphere, je ne le serais pas devenu?" Cette lettre, qu'il lut lentement, profondement, jusque dans le blanc des lignes et l'ecart des mots, fit au Nabab une impression si vive, qu'au lieu de se coucher, il se rendit tout de suite aupres de son jeune secretaire. Celui-ci occupait tout au bout des salons un cabinet de travail dans lequel on lui faisait son lit sur un divan, installation provisoire qu'il n'avait jamais voulu changer. Toute la maison dormait encore. En traversant les grands salons en enfilade, qui, ne servant pas a des receptions du soir, gardaient constamment leurs rideaux ouverts, et s'eclairaient a cette heure des lueurs vagues d'une aube parisienne, le Nabab s'arreta, frappe par l'aspect de souillure triste que son luxe lui presentait. Dans l'odeur lourde de tabac et de liqueurs diverses qui flottait, les meubles, les plafonds, les boiseries apparaissaient, deja fanes et encore neufs. Des taches sur les satins fripes, des cendres ternissant les beaux marbres, des bottes marquees sur les tapis faisaient songer a un immense wagon de premiere classe, ou s'incrustent toutes les paresses, les impatiences et l'ennui d'un long voyage, avec le dedain gacheur du public pour un luxe qu'il a paye. Au milieu de ce decor tout pose, encore chaud de l'atroce comedie qui se jouait la chaque jour, sa propre image refletee dans vingt glaces, froides et blames, se dressait devant lui, sinistre et comique a la fois, depaysee dans son vetement d'elegance, les yeux bouffis, la face enflammee et boueuse. Quel lendemain visible et desenchantant a l'existence folle qu'il menait! Il s'abima un moment dans de sombres pensees; puis il eut ce coup d'epaules vigoureux qui lui etait familier, ce mouvement de porte-balles par lequel il se debarrassait des preoccupations trop cruelles, remettait en place ce fardeau que tout homme emporte avec lui, qui lui courbe le dos, plus ou moins, selon son courage ou sa force, et entra chez de Gery, deja leve, debout en face de son bureau ouvert, ou il classait des paperasses. "Avant tout, mon ami, dit Jansoulet en refermant doucement la porte sur leur entretien, repondez-moi franchement a ceci. Est-ce bien pour les motifs exprimes dans votre lettre que vous etes resolu a me quitter? N'y a-t-il pas la-dessous quelqu'une de ces infamies, comme je sais qu'il en circule contre moi dans Paris? Vous seriez, j'en suis sur, assez loyal pour me prevenir et me mettre a meme de me... de me disculper devant vous." Paul l'assura qu'il n'avait pas d'autres raisons pour partir, mais que celles-la suffisaient certes, puisqu'il s'agissait d'une affaire de conscience. "Alors, mon enfant, ecoutez-moi, et je suis sur de vous retenir... Votre lettre, si eloquente d'honnetete, de sincerite, ne m'a rien appris, rien dont je ne sois convaincu depuis trois mois. Oui, mon cher Paul, c'est vous qui aviez raison; Paris est plus complique que je ne pensais. Il m'a manque en arrivant un cicerone honnete et desinteresse, qui me mit en garde contre les gens et les choses. Moi, je n'ai trouve que des exploiteurs. Tout ce qu'il y a de coquins tares par la ville a depose la boue de ses bottes sur mes tapis... Je les regardais tout a l'heure, mes pauvres salons. Ils auraient besoin d'un fier coup de balai; et je vous reponds qu'il sera donne, jour de Dieu! et d'une rude poigne... Seulement, j'attends pour cela d'etre depute. Tous ces gredins me servent pour mon election; et cette election m'est trop necessaire pour que je m'expose a perdre la moindre chance... En deux mots, voici la situation. Non-seulement, le bey entend ne pas me rendre l'argent que je lui ai prete, il y a un mois; mais a mon assignation, il a repondu par une demande reconventionnelle de quatre-vingts millions, chiffre auquel il estime l'argent que j'ai soutire a son frere... Cela, c'est un vol epouvantable, une audacieuse calomnie... Ma fortune est a moi, bien a moi... Je l'ai gagnee dans mes trafics de commissionnaire. J'avais la faveur d'Ahmed; lui-meme m'a fourni l'occasion de m'enrichir... Que j'aie serre la vis quelquefois un peu fort, bien possible. Mais il ne faut pas juger la chose avec des yeux d'Europeen... La-bas, c'est connu et recu, ces gains enormes que font les Levantins; c'est la rancon des sauvages qui nous initions au bien-etre occidental... Ce miserable Hemerlingue, qui suggere au bey toute cette persecution contre moi, en a bien fait d'autres... Mais a quoi bon discuter? Je suis dans le gueule du loup. En attendant que j'aille m'expliquer devant ses tribunaux,--je la connais, la justice d'Orient,--le bey a commence par mettre l'embargo sur tous mes biens, navires, palais et ce qu'ils contiennent... L'affaire a ete conduite tres regulierement, sur un decret du Conseil-Supreme. On sent la patte d'Hemerlingue fils la-dessous... Si je suis depute, ce n'est qu'une plaisanterie. Le Conseil rapporte son decret, et l'on me rend mes tresors avec toutes sortes d'excuses. Si je ne suis pas nomme, je perds tout, soixante, quatre-vingts millions, meme la possibilite de refaire ma fortune; c'est la ruine, le deshonneur, le gouffre... Voyons, mon fils, est-ce que vous allez m'abandonner dans une crise pareille?... Songez que je n'ai que vous au monde... Ma femme? vous l'avez vue, vous savez quel soutien, quel conseil, elle est pour son mari... Mes enfants? C'est comme si je n'en avais pas. Je ne les vois jamais, a peine s'ils me reconnaitraient dans la rue... Mon horrible luxe a fait le vide des affections autour de moi, les a remplacees par des interets effrontes... Je n'ai pour m'aimer que ma mere, qui est loin, et vous, qui me venez de ma mere... Non, vous ne me laisserez pas seul parmi toutes les calomnies qui rampent autour de moi... C'est terrible, et vous saviez... Au cercle, au theatre, partout ou je vais, j'apercois la petite tete de vipere de la baronne Hemerlingue, j'entends l'echo de ses sifflements, je sens le venin de sa rage. Partout, des regards railleurs, des conversations interrompues quand j'arrive, des sourires qui mentent ou des bienveillances dans lesquelles se glisse un peu de pitie. Et puis des defections, des gens qui s'ecartent comme a l'approche d'un malheur. Ainsi, voila Felicia Ruys, au moment d'achever mon buste, qui pretexte de je ne sais quel accident pour ne pas l'envoyer au Salon. Je n'ai rien dit, j'ai eu l'air de croire. Mais j'ai compris qu'il y avait de ce cote encore quelque infamie... Et c'est une grande deception pour moi. Dans des crises aussi graves que celles que je traverse, tout a son importance. Mon buste a l'Exposition, signe de ce nom celebre, m'aurait servi beaucoup dans Paris... Mais non, tout craque, tout me manque... Vous voyez bien que vous ne pouvez pas me manquer... FIN DU TOME PREMIER TABLE I. Les malades du docteur Jenkins II. Un dejeuner place Vendome III. Memoires d'un garcon de bureau.--Simple coup d'oeil jete sur la _Caisse Territoriale_ IV. Un debut dans le monde V. La famille Joyeuse VI. Felicia Ruys VII. Jansoulet chez lui VIII. L'oeuvre de Bethleem IX. Bonne Maman X. Memoires d'un garcon de bureau.--Les domestiques XI. Les fetes du bey XII. Une election corse End of the Project Gutenberg EBook of Le nabab, tome I, by Alphonse Daudet *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE NABAB, TOME I *** ***** This file should be named 12726.txt or 12726.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/2/7/2/12726/ Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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