The Project Gutenberg EBook of La Maison Tellier, by Guy de Maupassant This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: La Maison Tellier Author: Guy de Maupassant Release Date: March 15, 2004 [EBook #11596] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MAISON TELLIER *** Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina Malliere and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. GUY DE MAUPASSANT La Maison Tellier 1891 A IVAN TOURGUENEFF _Hommage d'une affection profonde et d'une grande admiration_ GUY DE MAUPASSANT. LA MAISON TELLIER I On allait la, chaque soir, vers onze heures, comme au cafe, simplement. Ils s'y retrouvaient a six ou huit, toujours les memes, non pas des noceurs, mais des hommes honorables, des commercants, des jeunes gens de la ville; et l'on prenait sa chartreuse en lutinant quelque peu les filles, ou bien on causait serieusement avec _Madame_, que tout le monde respectait. Puis on rentrait se coucher avant minuit. Les jeunes gens quelquefois restaient. La maison etait familiale, toute petite, peinte en jaune, a l'encoignure d'une rue derriere l'eglise Saint-Etienne; et, par les fenetres, on apercevait le bassin plein de navires qu'on dechargeait, le grand marais salant appele "la Retenue" et, derriere, la cote de la Vierge avec sa vieille chapelle toute grise. _Madame_, issue d'une bonne famille de paysans du departement de l'Eure, avait accepte cette profession absolument comme elle serait devenue modiste ou lingere. Le prejuge du deshonneur attache a la prostitution, si violent et si vivace dans les villes, n'existe pas dans la campagne normande. Le paysan dit:--"C'est un bon metier";--et il envoie son enfant tenir un harem de filles comme il l'enverrait diriger un pensionnat de demoiselles. Cette maison, du reste, etait venue par heritage d'un vieil oncle qui la possedait _Monsieur_ et _Madame_, autrefois aubergistes pres d'Yvetot, avaient immediatement liquide, jugeant l'affaire de Fecamp plus avantageuse pour eux; et ils etaient arrives un beau matin prendre la direction de l'entreprise qui periclitait en l'absence des patrons. C'etaient de braves gens qui se firent aimer tout de suite de leur personnel et des voisins. Monsieur mourut d'un coup de sang deux ans plus tard. Sa nouvelle profession l'entretenant dans la mollesse et l'immobilite, il etait devenu tres gros, et la sante l'avait etouffe. Madame, depuis son veuvage, etait vainement desiree par tous les habitues de l'etablissement; mais on la disait absolument sage, et ses pensionnaires elles-memes n'etaient parvenues a rien decouvrir. Elle etait grande, charnue, avenante. Son teint, pali dans l'obscurite de ce logis toujours clos, luisait comme sous un vernis gras. Une mince garniture de cheveux follets, faux et frises, entourait son front, et lui donnait un aspect juvenile qui jurait avec la maturite de ses formes. Invariablement gaie et la figure ouverte, elle plaisantait volontiers, avec une nuance de retenue que ses occupations nouvelles n'avaient pas encore pu lui faire perdre. Les gros mots la choquaient toujours un peu; et quand un garcon mal eleve appelait de son nom propre l'etablissement qu'elle dirigeait, elle se fachait, revoltee. Enfin elle avait l'ame delicate, et bien que traitant ses femmes en amies, elle repetait volontiers qu'elles "n'etaient point du meme panier". Parfois, durant la semaine, elle partait en voiture de louage avec une fraction de sa troupe; et l'on allait folatrer sur l'herbe au bord de la petite riviere qui coule dans les fonds de Valmont. C'etaient alors des parties de pensionnaires echappees, des courses folles, des jeux enfantins, toute une joie de recluses grisees par le grand air. On mangeait de la charcuterie sur le gazon en buvant du cidre, et l'on rentrait a la nuit tombante avec une fatigue delicieuse, un attendrissement doux; et dans la voiture on embrassait Madame comme une mere tres bonne, pleine de mansuetude et de complaisance. La maison avait deux entrees. A l'encoignure, une sorte de cafe borgne s'ouvrait, le soir, aux gens du peuple et aux matelots. Deux des personnes chargees du commerce special du lieu etaient particulierement destinees aux besoins de cette partie de la clientele. Elles servaient, avec l'aide du garcon, nomme Frederic, un petit blond imberbe et fort comme un boeuf, les chopines de vin et les canettes sur les tables de marbre branlantes, et, les bras jetes au cou des buveurs, assises en travers de leurs jambes, elles poussaient a la consommation. Les trois autres dames (elles n'etaient que cinq) formaient une sorte d'aristocratie, et demeuraient reservees a la compagnie du premier, a moins pourtant qu'on n'eut besoin d'elles en bas et que le premier fut vide. Le salon de Jupiter, ou se reunissaient les bourgeois de l'endroit, etait tapisse de papier bleu et agremente d'un grand dessin representant Leda etendue sous un cygne. On parvenait dans ce lieu au moyen d'un escalier tournant termine par une porte etroite, humble d'apparence, donnant sur la rue, et au-dessus de laquelle brillait toute la nuit, derriere un treillage, une petite lanterne comme celles qu'on allume encore en certaines villes aux pieds des madones encastrees dans les murs. Le batiment, humide et vieux, sentait legerement le moisi. Par moments, un souffle d'eau de Cologne passait dans les couloirs, ou bien une porte entr'ouverte en bas faisait eclater dans toute la demeure, comme une explosion de tonnerre, les cris populaciers des hommes attables au rez-de-chaussee, et mettait sur la figure des messieurs du premier une moue inquiete et degoutee. _Madame_, familiere avec les clients ses amis, ne quittait point le salon, et s'interessait aux rumeurs de la ville qui lui parvenaient par eux. Sa conversation grave faisait diversion aux propos sans suite des trois femmes; elle etait comme un repos dans le badinage polisson des particuliers ventrus qui se livraient chaque soir a cette debauche honnete et mediocre de boire un verre de liqueur en compagnie de filles publiques. Les trois dames du premier s'appelaient Fernande, Raphaele et Rosa la Rosse. Le personnel etant restreint, on avait tache que chacune d'elles fut comme un echantillon, un resume de type feminin, afin que tout consommateur put trouver la, a peu pres du moins, la realisation de son ideal. Fernande representait la _belle blonde_, tres grande, presque obese, molle, fille des champs dont les taches de rousseur se refusaient a disparaitre, et dont la chevelure filasse, ecourtee, claire et sans couleur, pareille a du chanvre peigne, lui couvrait insuffisamment le crane. Raphaele, une Marseillaise, roulure des ports de mer, jouait la role indispensable de la _belle Juive_, maigre, avec des pommettes saillantes platrees de rouge. Ses cheveux noirs, lustres a la moelle de boeuf, formaient des crochets sur ses tempes. Ses yeux eussent paru beaux si le droit n'avait ete marque d'une taie. Son nez arque tombait sur une machoire accentuee ou deux dents neuves, en haut, faisaient tache a cote de celles du bas qui avaient pris en vieillissant une teinte foncee comme les bois anciens. Rosa la Rosse, une petite boule de chair tout en ventre avec des jambes minuscules, chantait du matin au soir, d'une voix eraillee, des couplets alternativement grivois ou sentimentaux, racontait des histoires interminables et insignifiantes, ne cessait de parler que pour manger et de manger que pour parler, remuait toujours, souple comme un ecureuil malgre sa graisse et l'exiguite de ses pattes; et son rire, une cascade de cris aigus, eclatait sans cesse, de-ci, de-la, dans une chambre, au grenier, dans le cafe, partout, a propos de rien. Les deux femmes du rez-de-chaussee, Louise, surnommee Cocote, et Flora, dite Balancoire parce qu'elle boitait un peu, l'une toujours en _Liberte_ avec une ceinture tricolore, l'autre en Espagnole de fantaisie avec des sequins de cuivre qui dansaient dans ses cheveux carotte a chacun de ses pas inegaux, avaient l'air de filles de cuisine habillees pour un carnaval. Pareilles a toutes les femmes du peuple, ni plus laides, ni plus belles, vraies servantes d'auberge, on les designait dans le port sous le sobriquet des deux Pompes. Une paix jalouse, mais rarement troublee, regnait entre ces cinq femmes, grace a la sagesse conciliante de Madame et a son intarissable bonne humeur. L'etablissement, unique dans la petite ville, etait assidument frequente. Madame avait su lui donner une tenue si comme il faut; elle se montrait si aimable, si prevenante envers tout le monde; son bon coeur etait si connu, qu'une sorte de consideration l'entourait. Les habitues faisaient des frais pour elle, triomphaient quand elle leur temoignait une amitie plus marquee; et lorsqu'ils se rencontraient dans le jour pour leurs affaires, ils se disaient: "A ce soir, ou vous savez", comme on se dit: "Au cafe, n'est-ce pas? apres diner." Enfin la maison Tellier etait une ressource, et rarement quelqu'un manquait au rendez-vous quotidien. Or, un soir, vers la fin du mois de mai, le premier arrive, M. Poulin, marchand de bois et ancien maire, trouva la porte close. La petite lanterne, derriere son treillage, ne brillait point; aucun bruit ne sortait du logis, qui semblait mort. Il frappa, doucement d'abord, avec plus de force ensuite; personne ne repondit. Alors il remonta la rue a petits pas, et, comme il arrivait sur la place du Marche, il rencontra M. Duvert, l'armateur, qui se rendait au meme endroit. Ils y retournerent ensemble sans plus de succes. Mais un grand bruit eclata soudain tout pres d'eux, et, ayant tourne la maison, ils apercurent un rassemblement de matelots anglais et francais qui heurtaient a coups de poing les volets fermes du cafe. Les deux bourgeois aussitot s'enfuirent pour n'etre pas compromis; mais un leger "pss't" les arreta: c'etait M. Tournevau, le saleur de poisson, qui, les ayant reconnus, les helait. Ils lui dirent la chose, dont il fut d'autant plus affecte que lui, marie, pere de famille et fort surveille, ne venait la que le samedi, "_securitatis causa_", disait-il, faisant allusion a une mesure de police sanitaire dont le docteur Borde, son ami, lui avait revele les periodiques retours. C'etait justement son soir et il allait se trouver ainsi prive pour toute la semaine. Les trois hommes firent un grand crochet jusqu'au quai, trouverent en route le jeune M. Philippe, fils du banquier, un habitue, et M. Pimpesse, le percepteur. Tous ensemble revinrent alors par la rue "aux Juifs" pour essayer une derniere tentative. Mais les matelots exasperes faisaient le siege de la maison, jetaient des pierres, hurlaient; et les cinq clients du premier etage, rebroussant chemin le plus vite possible, se mirent a errer par les rues. Ils rencontrerent encore M. Dupuis, l'agent d'assurances, puis M. Vasse, le juge au tribunal de commerce; et une longue promenade commenca qui les conduisit a la jetee d'abord. Ils s'assirent en ligne sur le parapet de granit et regarderent moutonner les flots. L'ecume, sur la crete des vagues, faisait dans l'ombre des blancheurs lumineuses, eteintes presque aussitot qu'apparues, et le bruit monotone de la mer brisant contre les rochers se prolongeait dans la nuit tout le long de la falaise. Lorsque les tristes promeneurs furent restes la quelque temps, M. Tournevau declara:--"Ca n'est pas gai."--"Non certes," reprit M. Pimpesse; et ils repartirent a petits pas. Apres avoir longe la rue que domine la cote et qu'on appelle: "Sous-le-bois", ils revinrent par le pont de planches sur la Retenue, passerent pres du chemin de fer et deboucherent de nouveau place du Marche, ou une querelle commenca tout a coup entre le percepteur, M. Pimpesse, et le saleur, M. Tournevau, a propos d'un champignon comestible que l'un d'eux affirmait avoir trouve dans les environs. Les esprits etant aigris par l'ennui, on en serait peut-etre venu aux voies de fait si les autres ne s'etaient interposes. M. Pimpesse, furieux, se retira; et aussitot une nouvelle altercation s'eleva entre l'ancien maire, M. Poulin, et l'agent d'assurances, M. Dupuis, au sujet des appointements du percepteur et des benefices qu'il pouvait se creer. Les propos injurieux pleuvaient des deux cotes, quand une tempete de cris formidables se dechaina, et la troupe des matelots, fatigues d'attendre en vain devant une maison fermee, deboucha sur la place. Ils se tenaient par le bras, deux par deux, formant une longue procession, et ils vociferaient furieusement. Le groupe des bourgeois se dissimula sous une porte, et la horde hurlante disparut dans la direction de l'abbaye. Longtemps encore on entendit la clameur diminuant comme un orage qui s'eloigne; et le silence se retablit. M. Poulin et M. Dupuis, enrages l'un contre l'autre, partirent, chacun de son cote, sans se saluer. Les quatre autres se remirent en marche, et redescendirent instinctivement vers l'etablissement Tellier. Il etait toujours clos, muet, impenetrable. Un ivrogne, tranquille et obstine, tapait des petits coups dans la devanture du cafe, puis s'arretait pour appeler a mi-voix le garcon Frederic. Voyant qu'on ne lui repondait point, il prit le parti de s'asseoir sur la marche de la porte, et d'attendre les evenements. Les bourgeois allaient se retirer quand la bande tumultueuse des hommes du port reparut au bout de la rue. Les matelots francais braillaient la _Marseillaise_, les anglais le _Rule Britannia_. Il y eut un ruement general contre les murs, puis le flot de brutes reprit son cours vers le quai, ou une bataille eclata entre les marins des deux nations. Dans la rixe, un Anglais eut le bras casse, et un Francais le nez fendu. L'ivrogne, qui etait reste devant la porte, pleurait maintenant comme pleurent les pochards ou les enfants contraries. Les bourgeois, enfin, se disperserent. Peu a peu le calme revint sur la cite troublee. De place en place, encore par instants, un bruit de voix s'elevait, puis s'eteignait dans le lointain. Seul, un homme errait toujours, M. Tournevau, le saleur, desole d'attendre au prochain samedi; et il esperait on ne sait quel hasard, ne comprenant pas, s'exasperant que la police laissat fermer ainsi un etablissement d'utilite publique qu'elle surveille et tient sous sa garde. Il y retourna, flairant les murs, cherchant la raison; et il s'apercut que sur l'auvent une pancarte etait collee. Il alluma bien vite une allumette-bougie, et lut ces mots traces d'une grande ecriture inegale: "_Ferme pour cause de premiere communion_." Alors il s'eloigna, comprenant bien que c'etait fini. L'ivrogne maintenant dormait, etendu tout de son long en travers de la porte inhospitaliere. Et le lendemain, tous les habitues, l'un apres l'autre, trouverent moyen de passer dans la rue avec des papiers sous le bras pour se donner une contenance; et, d'un coup d'oeil furtif, chacun lisait l'avertissement mysterieux: "_Ferme pour cause de premiere communion_." II C'est que Madame avait un frere etabli menuisier en leur pays natal, Virville, dans l'Eure. Du temps que Madame etait encore aubergiste a Yvetot, elle avait tenu sur les fonts baptismaux la fille de ce frere qu'elle nomma Constance, Constance Rivet; etant elle-meme une Rivet par son pere. Le menuisier, qui savait sa soeur en bonne position, ne la perdait pas de vue, bien qu'ils ne se rencontrassent pas souvent, retenus tous les deux par leurs occupations et habitant du reste loin l'un de l'autre. Mais comme la fillette allait avoir douze ans, et faisait, cette annee-la, sa premiere communion, il saisit cette occasion d'un rapprochement, et il ecrivit a sa soeur qu'il comptait sur elle pour, la ceremonie. Les vieux parents etaient morts, elle ne pouvait refuser a sa filleule; elle accepta. Son frere, qui s'appelait Joseph, esperait qu'a force de prevenances il arriverait peut-etre a obtenir qu'on fit un testament en faveur de la petite, Madame etant sans enfants. La profession de sa soeur ne genait nullement ses scrupules, et, du reste, personne dans le pays ne savait rien. On disait seulement en parlant d'elle: "Madame Tellier est une bourgeoise de Fecamp", ce qui laissait supposer qu'elle pouvait vivre de ses rentes. De Fecamp a Virville on comptait au moins vingt lieues; et vingt lieues de terre pour des paysans sont plus difficiles a franchir que l'Ocean pour un civilise. Les gens de Virville n'avaient jamais depasse Rouen; rien n'attirait ceux de Fecamp dans un petit village de cinq cents feux, perdu au milieu des plaines et faisant partie d'un autre departement. Enfin on ne savait rien. Mais, l'epoque de la communion approchant, Madame eprouva un grand embarras. Elle n'avait point de sous-maitresse, et ne se souciait nullement de laisser sa maison, meme pendant un jour. Toutes les rivalites entre les dames d'en haut et celles d'en bas eclateraient infailliblement; puis Frederic se griserait sans doute, et quand il etait gris, il assommait les gens pour un oui ou pour un non. Enfin elle se decida a emmener tout son monde, sauf le garcon a qui elle donna sa liberte jusqu'au surlendemain. Le frere consulte ne fit aucune opposition, et se chargea de loger la compagnie entiere pour une nuit. Donc, le samedi matin, le train express de huit heures emportait Madame et ses compagnes dans un wagon de seconde classe. Jusqu'a Beuzeville elles furent seules et jacasserent comme des pies. Mais a cette gare un couple monta. L'homme, vieux paysan vetu d'une blouse bleue, avec un col plisse, des manches larges serrees aux poignets et ornees d'une petite broderie branche, couvert d'un antique chapeau de forme haute dont le poil roussi semblait herisse, tenait d'une main un immense parapluie vert, et de l'autre un vaste panier qui laissait passer les tetes effarees de trois canards. La femme, raide en sa toilette rustique, avait une physionomie de poule avec un nez pointu comme un bec. Elle s'assit en face de son homme et demeura sans bouger, saisie de se trouver au milieu d'une aussi belle societe. Et c'etait, en effet, dans le wagon un eblouissement de couleurs eclatantes. Madame, tout en bleu, en soie bleue des pieds a la tete, portait la-dessus un chale de faux cachemire francais, rouge, aveuglant, fulgurant. Fernande soufflait dans une robe ecossaise dont le corsage, lace a toute force par ses compagnes, soulevait sa croulante poitrine en un double dome toujours agite qui semblait liquide sous l'etoffe. Raphaele, avec une coiffure emplumee simulant un nid plein d'oiseaux, portait une toilette lilas, pailletee d'or, quelque chose d'oriental qui seyait a sa physionomie de Juive. Rosa la Rosse, en jupe rose a larges volants, avait l'air d'une enfant trop grasse, d'une naine obese; et les deux Pompes semblaient s'etre taille des accoutrements etranges au milieu de vieux rideaux de fenetre, ces vieux rideaux a ramages datant de la Restauration. Sitot qu'elles ne furent plus seules dans le compartiment, ces dames prirent une contenance grave, et se mirent a parler de choses relevees pour donner bonne opinion d'elles. Mais a Bolbec apparut un monsieur a favoris blonds, avec des bagues et une chaine en or, qui mit dans le filet sur sa tete plusieurs paquets enveloppes de toile ciree. Il avait un air farceur et bon enfant. Il salua, sourit et demanda avec aisance:--"Ces dames changent de garnison?"--Cette question jeta dans le groupe une confusion embarrassee. Madame enfin reprit contenance, et elle repondit sechement, pour venger l'honneur du corps:--"Vous pourriez bien etre poli!"--Il s'excusa:--"Pardon, je voulais dire de monastere."--Madame ne trouvant rien a repliquer, ou jugeant peut-etre la rectification suffisante, fit un salut digne en pincant les levres. Alors le monsieur, qui se trouvait assis entre Rosa la Rosse et le vieux paysan, se mit a cligner de l'oeil aux trois canards dont les tetes sortaient du grand panier; puis, quand il sentit qu'il captivait deja son public, il commenca a chatouiller ces animaux sous le bec, en leur tenant des discours droles pour derider la societe:--"Nous avons quitte notre petite ma-mare! couen! couen! couen!--pour faire connaissance avec la petite broche,--couen! couen! couen!"--Les malheureuses betes tournaient le cou afin d'eviter ses caresses, faisaient des efforts affreux pour sortir de leur prison d'osier; puis soudain toutes trois ensemble pousserent un lamentable cri de detresse:--Couen! couen! couen! couen!--Alors ce fut une explosion de rires parmi les femmes. Elles se penchaient, elles se poussaient pour voir; on s'interessait follement aux canards; et le monsieur redoublait de grace, d'esprit et d'agaceries. Rosa s'en mela, et, se penchant par-dessus les jambes de son voisin, elle embrassa les trois betes sur le nez. Aussitot chaque femme voulut les baiser a son tour; et le monsieur asseyait ces dames sur ses genoux, les faisait sauter, les pincait; tout a coup il les tutoya. Les deux paysans, plus affoles encore que leurs volailles, roulaient des yeux de possedes sans oser faire un mouvement, et leurs vieilles figures plissees n'avaient pas un sourire, pas un tressaillement. Alors le monsieur, qui etait commis voyageur, offrit par farce des bretelles a ces dames, et, s'emparant d'un de ses paquets, il l'ouvrit. C'etait une ruse, le paquet contenait des jarretieres. Il y en avait en soie bleue, en soie rose, en soie rouge, en soie violette, en soie mauve, en soie ponceau, avec des boucles de metal formees par deux amours enlaces et dores. Les filles pousserent des cris de joie, puis examinerent les echantillons, reprises par la gravite naturelle a toute femme qui tripote un objet de toilette. Elles se consultaient de l'oeil ou d'un mot chuchote, se repondaient de meme, et Madame maniait avec envie une paire de jarretieres orangees, plus larges, plus imposantes que les autres: de vraies jarretieres de patronne. Le monsieur attendait nourrissant une idee:--"Allons, mes petites chattes, dit-il, il faut les essayer."--Ce fut une tempete d'exclamations; et elles serraient leurs jupes entre leurs jambes comme si elles eussent craint des violences. Lui, tranquille, attendait son heure. Il declara:--"Vous ne voulez pas, je remballe." Puis, finement:--"J'offrirai une paire, au choix, a celles qui feront l'essai."--Mais elles ne voulaient pas, tres dignes, la taille redressee. Les deux Pompes cependant semblaient si malheureuses qu'il leur renouvela la proposition. Flora Balancoire surtout, torturee de desir, hesitait visiblement. Il la pressa:--"Vas-y, ma fille, un peu de courage; tiens, la paire lilas, elle ira bien avec ta toilette." Alors elle se decida, et, relevant sa robe, montra une forte jambe de vachere, mal serree en un bas grossier. Le monsieur, se baissant, accrocha la jarretiere sous le genou d'abord, puis au-dessus; et il chatouillait doucement la fille pour lui faire pousser des petits cris avec de brusques tressaillements. Quand il eut fini, il donna la paire lilas et demanda:--"A qui le tour?" Toutes ensemble s'ecrierent:--"A moi! a moi!" Il commenca par Rosa la Rosse; qui decouvrit une chose informe, toute ronde, sans cheville, un vrai "boudin de jambe", comme disait Raphaele. Fernande fut complimentee par le commis voyageur qu'enthousiasmerent ses puissantes colonnes. Les maigres tibias de la belle Juive eurent moins de succes. Louise Cocote, par plaisanterie, coiffa le monsieur de sa jupe; et Madame fut obligee d'intervenir pour arreter cette farce inconvenante. Enfin Madame elle-meme tendit sa jambe, une belle jambe normande, grasse et musclee; et le voyageur, surpris et ravi, ota galamment son chapeau pour saluer ce maitre mollet en vrai chevalier francais. Les deux paysans, figes dans l'ahurissement, regardaient de cote, d'un seul oeil; et ils ressemblaient si absolument a des poulets que l'homme aux favoris blonds, en se relevant, leur fit dans le nez "Co-co-ri-co". Ce qui dechaina de nouveau un ouragan de gaite. Les vieux descendirent a Motteville, avec leur panier, leurs canards et leur parapluie: et l'on entendit la femme dire a son homme en s'eloignant:--"C'est des trainees qui s'en vont encore a ce satane Paris." Le plaisant commis porte-balle descendit lui-meme a Rouen, apres s'etre montre si grossier que Madame se vit obligee de le remettre vertement a sa place. Elle ajouta, comme morale:--"Ca nous apprendra a causer au premier venu." A Oissel, elles changerent de train, et trouverent a une gare suivante M. Joseph Rivet qui les attendait avec une grande charrette pleine de chaises et attelee d'un cheval blanc. Le menuisier embrassa poliment toutes ces dames et les aida a monter dans sa carriole. Trois s'assirent sur trois chaises au fond; Raphaele, Madame et son frere, sur les trois chaises de devant, et Rosa, n'ayant point de siege, se placa tant bien que mal sur les genoux de la grande Fernande; puis l'equipage se mit en route. Mais, aussitot, le trot saccade du bidet secoua si terriblement la voiture que les chaises commencerent a danser, jetant les voyageuses en l'air, a droite, a gauche, avec des mouvements de pantins, des grimaces effarees, des cris d'effroi, coupes soudain par une secousse plus forte. Elles se cramponnaient aux cotes du vehicule; les chapeaux tombaient dans le dos, sur le nez ou vers l'epaule; et le cheval blanc allait toujours, allongeant la tete, et la queue droite, une petite queue de rat sans poil dont il se battait les fesses de temps en temps. Joseph Rivet, un pied tendu sur le brancard, l'autre jambe repliee sous lui, les coudes tres eleves, tenait les renes, et de sa gorge s'echappait a tout instant une sorte de gloussement qui, faisant dresser les oreilles au bidet, accelerait son allure. Des deux cotes de la route la campagne verte se deroulait. Les colzas en fleur mettaient de place en place une grande nappe jaune ondulante d'ou s'elevait une saine et puissante odeur, une odeur penetrante et douce, portee tres loin par le vent. Dans les seigles deja grands des bluets montraient leurs petites tetes azurees que les femmes voulaient cueillir, mais M. Rivet refusa d'arreter. Puis parfois, un champ tout entier semblait arrose de sang tant les coquelicots l'avaient envahi. Et au milieu de ces plaines colorees ainsi par les fleurs de la terre, la carriole, qui paraissait porter elle-meme un bouquet de fleurs aux teintes plus ardentes, passait au trot du cheval blanc, disparaissait derriere les grands arbres d'une ferme, pour reparaitre au bout du feuillage et promener de nouveau a travers les recoltes jaunes et vertes, piquees de rouge ou de bleu, cette eclatante charretee de femmes qui fuyait sous le soleil. Une heure sonnait quand on arriva devant la porte du menuisier. Elles etaient brisees de fatigue et pales de faim, n'ayant rien pris depuis le depart. Mme Rivet se precipita, les fit descendre l'une apres l'autre, les embrassant aussitot qu'elles touchaient terre; et elle ne se lassait point de becoter sa belle-soeur, qu'elle desirait accaparer. On mangea dans l'atelier debarrasse des etablis pour le diner du lendemain. Une bonne omelette que suivit une andouille grillee, arrosee de bon cidre piquant, rendit la gaiete a tout le monde. Rivet, pour trinquer, avait pris un verre, et sa femme servait, faisait la cuisine, apportait les plats, les enlevait, murmurant a l'oreille de chacune:--"En avez-vous a votre desir?"--Des tas de planches dressees contre les murs et des empilements de copeaux balayes dans les coins repandaient un parfum de bois varlope, une odeur de menuiserie, ce souffle resineux qui penetre au fond des poumons. On reclama la petite, mais elle etait a l'eglise, ne devant rentrer que le soir. La compagnie alors sortit pour faire un tour dans le pays. C'etait un tout petit village que traversait une grand'route. Une dizaine de maisons rangees le long de cette voie unique abritaient les commercants de l'endroit, le boucher, l'epicier, le menuisier, le cafetier, le savetier et le boulanger. L'eglise, au bout de cette sorte de rue, etait entouree d'un etroit cimetiere; et quatre tilleuls demesures, plantes devant son portail, l'ombrageaient tout entiere. Elle etait batie en silex taille, sans style aucun, et coiffee d'un clocher d'ardoises. Apres elle la campagne recommencait, coupee ca et la de bouquets d'arbres cachant les fermes. Rivet, par ceremonie, et bien qu'en vetements d'ouvrier, avait pris le bras de sa soeur qu'il promenait avec majeste. Sa femme, tout emue par la robe a filets d'or de Raphaele, s'etait placee entre elle et Fernande. La boulotte Rosa trottait derriere avec Louise Cocote et Flora Balancoire, qui boitaillait, extenuee. Les habitants venaient aux portes, les enfants arretaient leurs jeux, un rideau souleve laissait entrevoir une tete coiffee d'un bonnet d'indienne; une vieille a bequille et presque aveugle se signa comme devant une procession; et chacun suivait longtemps du regard toutes les belles dames de la ville qui etaient venues de si loin pour la premiere communion de la petite a Joseph Rivet. Une immense consideration rejaillissait sur le menuisier. En passant devant l'eglise, elles entendirent des chants d'enfants: un cantique crie vers le ciel par des petites voix aigues; mais Madame empecha qu'on entrat, pour ne point troubler ces cherubins. Apres un tour dans la campagne, et l'enumeration des principales proprietes, du rendement de la terre et de la production du betail, Joseph Rivet ramena son troupeau de femmes et l'installa dans son logis. La place etant fort restreinte, on les avait reparties deux par deux dans les pieces. Rivet, pour cette fois, dormirait dans l'atelier, sur les copeaux; sa femme partagerait son lit avec sa belle-soeur, et, dans la chambre a cote, Fernande et Raphaele reposeraient ensemble. Louise et Flora se trouvaient installees dans la cuisine sur un matelas jete par terre; et Rosa occupait seule un petit cabinet noir au-dessus de l'escalier, contre l'entree d'une soupente etroite ou coucherait, cette nuit-la, la communiante. Lorsque rentra la petite fille, ce fut sur elle une pluie de baisers; toutes les femmes la voulaient caresser, avec ce besoin d'expansion tendre, cette habitude professionnelle de chatteries, qui, dans le wagon, les avait fait toutes embrasser les canards. Chacune l'assit sur ses genoux, mania ses fins cheveux blonds, la serra dans ses bras en des elans d'affection vehemente et spontanee. L'enfant bien sage, toute penetree de piete, comme fermee par l'absolution, se laissait faire, patiente et recueillie. La journee ayant ete penible pour tout le monde, on se coucha bien vite apres diner. Ce silence illimite des champs qui semble presque religieux enveloppait le petit village, un silence tranquille, penetrant, et large jusqu'aux astres. Les filles, accoutumees aux soirees tumultueuses du logis public, se sentaient emues par ce muet repos de la campagne endormie. Elles avaient des frissons sur la peau, non de froid, mais des frissons de solitude venus du coeur inquiet et trouble. Sitot qu'elles furent en leur lit, deux par deux, elles s'etreignirent comme pour se defendre contre cet envahissement du calme et profond sommeil de la terre. Mais Rosa la Rosse, seule en son cabinet noir, et peu habituee a dormir les bras vides, se sentit saisie par une emotion vague et penible. Elle se retournait sur sa couche, ne pouvant obtenir le sommeil, quand elle entendit, derriere la cloison de bois contre sa tete, de faibles sanglots comme ceux d'un enfant qui pleure. Effrayee, elle appela faiblement, et une petite voix entrecoupee lui repondit. C'etait la fillette qui, couchant toujours dans la chambre de sa mere, avait peur en sa soupente etroite. Rosa, ravie, se leva, et doucement, pour ne reveiller personne, alla chercher l'enfant. Elle l'amena dans son lit bien chaud, la pressa contre sa poitrine en l'embrassant, la dorlota, l'enveloppa de sa tendresse aux manifestations exagerees, puis, calmee elle-meme, s'endormit. Et jusqu'au jour la communiante reposa son front sur le sein nu de la prostituee. Des cinq heures, a _l'Angelus_, la petite cloche de l'eglise sonnant a toute volee reveilla ces dames qui dormaient ordinairement leur matinee entiere, seul repos des fatigues nocturnes. Les paysans dans le village etaient deja debout. Les femmes du pays allaient affairees de porte en porte, causant vivement, apportant avec precaution de courtes robes de mousseline empesees comme du carton, ou des cierges demesures, avec un noeud de soie frangee d'or au milieu, et des decoupures de cire indiquant la place de la main. Le soleil deja haut rayonnait dans un ciel tout bleu qui gardait vers l'horizon une teinte un peu rosee, comme une trace affaiblie de l'aurore. Des familles de poules se promenaient devant leurs maisons; et, de place en place, un coq noir au cou luisant levait sa tete coiffee de pourpre, battait des ailes, et jetait au vent son chant de cuivre que repetaient les autres coqs. Des carrioles arrivaient des communes voisines, dechargeant au seuil des portes les hautes Normandes en robes sombres, au fichu croise sur la poitrine et retenu par un bijou d'argent seculaire. Les hommes avaient passe la blouse bleue sur la redingote neuve ou sur le vieil habit de drap vert dont les deux basques passaient. Quand les chevaux furent a l'ecurie, il y eut ainsi tout le long de la grande route une double ligne de guimbardes rustiques, charrettes, cabriolets, tilburys, chars a bancs, voitures de toute forme et de tout age, penchees sur le nez ou bien cul par terre et les brancards au ciel. La maison du menuisier etait pleine d'une activite de ruche. Ces dames, en caraco et en jupon, les cheveux repandus sur le dos, des cheveux maigres et courts qu'on aurait dits ternis et ronges par l'usage, s'occupaient a habiller l'enfant. La petite, debout sur une table, ne remuait pas, tandis que Mme Tellier dirigeait les mouvements de son bataillon volant. On la debarbouilla, on la peigna, on la coiffa, on la vetit, et, a l'aide d'une multitude d'epingles, on disposa les plis de la robe, on pinca la taille trop large, on organisa l'elegance de la toilette. Puis, quand ce fut termine, on fit asseoir la patiente en lui recommandant de ne plus bouger; et la troupe agitee des femmes courut se parer a son tour. La petite eglise recommencait a sonner. Son tintement frele de cloche pauvre montait se perdre a travers le ciel, comme une voix trop faible, vite noyee dans l'immensite bleue. Les communiants sortaient des portes, allaient vers le batiment communal qui contenait les deux ecoles et la mairie, et situe tout au bout du pays, tandis que la "maison de Dieu" occupait l'autre bout. Les parents, en tenue de fete, avec une physionomie gauche et ces mouvements inhabiles des corps toujours courbes sur le travail, suivaient leurs mioches. Les petites filles disparaissaient dans un nuage de tulle neigeux semblable a de la creme fouettee, tandis que les petits hommes, pareils a des embryons de garcons de cafe, la tete encollee de pommade, marchaient les jambes ecartees, pour ne point tacher leur culotte noire. C'etait une gloire pour une famille quand un grand nombre des parents, venus de loin, entouraient l'enfant: aussi le triomphe du menuisier fut-il complet. Le regiment Tellier, patronne en tete, suivait Constance; et le pere donnant le bras a sa soeur, la mere marchant a cote de Raphaele, Fernande avec Rosa, et les deux Pompes ensemble, la troupe se deployait majestueusement comme un etat-major en grand uniforme. L'effet dans le village fut foudroyant. A l'ecole, les filles se rangerent sous la cornette de la bonne soeur, les garcons sous le chapeau de l'instituteur, un bel homme qui representait; et l'on partit en attaquant un cantique. Les enfants males en tete allongeaient leurs deux files entre les deux rangs de voitures detelees, les filles suivaient dans le meme ordre; et tous les habitants ayant cede le pas aux dames de la ville par consideration, elles arrivaient immediatement apres les petites, prolongeant encore la double ligne de la procession; trois a gauche et trois a droite, avec leurs toilettes eclatantes comme un bouquet de feu d'artifice. Leur entree dans l'eglise affola la population. On se pressait, on se retournait, on se poussait pour les voir. Et des devotes parlaient presque haut, stupefaites par le spectacle de ces dames plus chamarrees que les chasubles des chantres. Le maire offrit son banc, le premier banc a droite aupres du choeur, et Mme Tellier y prit place avec sa belle-soeur, Fernande et Raphaele. Rosa la Rosse et les deux Pompes occuperent le second banc en compagnie du menuisier. Le choeur de l'eglise etait plein d'enfants a genoux, filles d'un cote, garcons de l'autre, et les longs cierges qu'ils tenaient en main semblaient des lances inclinees en tous sens. Devant le lutrin, trois hommes debout chantaient d'une voix pleine. Ils prolongeaient indefiniment les syllabes du latin sonore, eternisant les _Amen_ avec des _a-a_ indefinis que le serpent soutenait de sa note monotone poussee sans fin, mugie par l'instrument de cuivre a large gueule. La voix pointue d'un enfant donnait la replique, et, de temps en temps, un pretre assis dans une stalle et coiffe d'une barrette carree se levait, bredouillait quelque chose et s'asseyait de nouveau, tandis que les trois chantres repartaient, l'oeil fixe sur le gros livre de plain-chant ouvert devant eux et porte par les ailes deployees d'un aigle de bois monte sur pivot. Puis un silence se fit. Toute l'assistance, d'un seul mouvement, se mit a genoux, et l'officiant parut, vieux, venerable, avec des cheveux blancs, incline sur le calice qu'il portait de sa main gauche. Devant lui marchaient les deux servants en robe rouge, et, derriere, apparut une foule de chantres a gros souliers qui s'alignerent des deux cotes du choeur. Une petite clochette tinta au milieu du grand silence. L'office divin commencait. Le pretre circulait lentement devant le tabernacle d'or, faisait des genuflexions, psalmodiait de sa voix cassee, chevrotante de vieillesse, les prieres preparatoires. Aussitot qu'il s'etait tu, tous les chantres et le serpent eclataient d'un seul coup, et des hommes aussi chantaient dans l'eglise, d'une voix moins forte, plus humble, comme doivent chanter les assistants. Soudain le _Kyrie Eleison_ jaillit vers le ciel, pousse par toutes les poitrines et tous les coeurs. Des grains de poussiere et des fragments de bois vermoulu tomberent meme de la voute ancienne secouee par cette explosion de cris. Le soleil qui frappait sur les ardoises du toit faisait une fournaise de la petite eglise; et une grande emotion, une attente anxieuse, les approches de l'ineffable mystere, etreignaient le coeur des enfants, serraient la gorge de leurs meres. Le pretre, qui s'etait assis quelque temps, remonta vers l'autel, et, tete nue, couvert de ses cheveux d'argent, avec des gestes tremblants, il approchait de l'acte surnaturel. Il se tourna vers les fideles, et, les mains tendues vers eux, prononca: "_Orate, fratres_", "priez, mes freres." Ils priaient tous. Le vieux cure balbutiait maintenant tout bas les paroles mysterieuses et supremes; la clochette tintait coup sur coup; la foule prosternee appelait Dieu; les enfants defaillaient d'une anxiete demesuree. C'est alors que Rosa, le front dans ses mains, se rappela tout a coup sa mere, l'eglise de son village, sa premiere communion. Elle se crut revenue a ce jour-la, quand elle etait si petite, toute noyee en sa robe blanche, et elle se mit a pleurer. Elle pleura doucement d'abord: les larmes lentes sortaient de ses paupieres, puis, avec ses souvenirs, son emotion grandit, et, le cou gonfle, la poitrine battante, elle sanglota. Elle avait tire son mouchoir, s'essuyait les yeux, se tamponnait le nez et la bouche pour ne point crier: ce fut en vain; une espece de rale sortit de sa gorge, et deux autres soupirs profonds, dechirants, lui repondirent; car ses deux voisines, abattues pres d'elle, Louise et Flora, etreintes des memes souvenances lointaines, gemissaient aussi avec des torrents de larmes. Mais comme les larmes sont contagieuses, Madame, a son tour, sentit bientot ses paupieres humides, et, se tournant vers sa belle-soeur, elle vit que tout son banc pleurait aussi. Le pretre engendrait le corps de Dieu. Les enfants n'avaient plus de pensee, jetes sur les dalles par une espece de peur devote; et, dans l'eglise, de place en place, une femme, une mere, une soeur, saisie par l'etrange sympathie des emotions poignantes, bouleversee aussi par ces belles dames a genoux que secouaient des frissons et des hoquets, trempait son mouchoir d'indienne a carreaux et, de la main gauche, pressait violemment son coeur bondissant. Comme la flammeche qui jette le feu a travers un champ mur, les larmes de Rosa et de ses compagnes gagnerent en un instant toute la foule. Hommes, femmes, vieillards, jeunes gars en blouse neuve, tous bientot sangloterent, et sur leur tete semblait planer quelque chose de surhumain, une ame epandue, le souffle prodigieux d'un etre invisible et tout-puissant. Alors, dans le choeur de l'eglise, un petit coup sec retentit: la bonne soeur, en frappant sur son livre, donnait le signal de la communion; et les enfants, grelottant d'une fievre divine, s'approcherent de la table sainte. Toute une file s'agenouillait. Le vieux cure, tenant en main le ciboire d'argent dore, passait devant eux, leur offrant, entre deux doigts, l'hostie sacree, le corps du Christ, la redemption du monde. Ils ouvraient la bouche avec des spasmes, des grimaces nerveuses, les yeux fermes, la face toute pale; et la longue nappe etendue sous leurs mentons fremissait comme de l'eau qui coule. Soudain dans l'eglise une sorte de folie courut, une rumeur de foule en delire, une tempete de sanglots avec des cris etouffes. Cela passa comme ces coups de vent qui courbent les forets; et le pretre restait debout, immobile, une hostie a la main, paralyse par l'emotion, se disant: "C'est Dieu, c'est Dieu qui est parmi nous, qui manifeste sa presence, qui descend a ma voix sur son peuple agenouille." Et il balbutiait des prieres affolees, sans trouver les mots, des prieres de l'ame, dans un elan furieux vers le ciel. Il acheva de donner la communion avec une telle surexcitation de foi que ses jambes defaillaient sous lui, et quand lui-meme eut bu le sang de son Seigneur, il s'abima dans un acte de remerciement eperdu. Derriere lui le peuple peu a peu se calmait. Les chantres, releves dans la dignite du surplis blanc, repartaient d'une voix moins sure, encore mouillee; et le serpent aussi semblait enroue comme si l'instrument lui-meme eut pleure. Alors, le pretre, levant les mains, leur fit signe de se taire, et passant entre les deux haies de communiants perdus en des extases de bonheur, il s'approcha jusqu'a la grille du choeur. L'assemblee s'etait assise au milieu d'un bruit de chaises, et tout le monde a present se mouchait avec force. Des qu'on apercut le cure, on fit silence, et il commenca a parler d'un ton tres bas, hesitant, voile.--"Mes chers freres, mes cheres soeurs, mes enfants, je vous remercie du fond du coeur: vous venez de me donner la plus grande joie de ma vie. J'ai senti Dieu qui descendait sur nous a mon appel. Il est venu, il etait la, present, qui emplissait vos ames, faisait deborder vos yeux. Je suis le plus vieux pretre du diocese, j'en suis aussi, aujourd'hui, le plus heureux. Un miracle s'est fait parmi nous, un vrai, un grand, un sublime miracle. Pendant que Jesus-Christ penetrait pour la premiere fois dans le corps de ces petits, le Saint-Esprit, l'oiseau celeste, le souffle de Dieu, s'est abattu sur vous, s'est empare de vous, vous a saisis, courbes comme des roseaux sous la brise." Puis, d'une voix plus claire, se tournant vers les deux bancs ou se trouvaient les invitees du menuisier:--"Merci surtout a vous, mes cheres soeurs, qui etes venues de si loin, et dont la presence parmi nous, dont la foi visible, dont la piete si vive ont ete pour tous un salutaire exemple. Vous etes l'edification de ma paroisse; votre emotion a echauffe les coeurs; sans vous, peut-etre, ce grand jour n'aurait pas eu ce caractere vraiment divin. Il suffit parfois d'une seule brebis d'elite pour decider le Seigneur a descendre sur le troupeau." La voix lui manquait. Il ajouta: "C'est la grace que je vous souhaite. Ainsi soit-il." Et il remonta vers l'autel pour terminer l'office. Maintenant on avait hate de partir. Les enfants eux-memes s'agitaient, las d'une si longue tension d'esprit. Ils avaient faim d'ailleurs, et les parents peu a peu s'en allaient, sans attendre le dernier evangile, pour terminer les apprets du repas. Ce fut une cohue a la sortie, une cohue bruyante, un charivari de voix criardes ou chantait l'accent normand. La population formait deux haies, et lorsque parurent les enfants, chaque famille se precipita sur le sien. Constance se trouva saisie, entouree, embrassee par toute la maisonnee de femmes. Rosa surtout ne se lassait pas de l'etreindre. Enfin elle lui prit une main, Mme Tellier s'empara de l'autre; Raphaele et Fernande releverent sa longue jupe de mousseline pour qu'elle ne trainat point dans la poussiere; Louise et Flora fermaient la marche avec Mme Rivet; et l'enfant, recueillie, toute penetree par le Dieu qu'elle portait en elle, se mit en route au milieu de cette escorte d'honneur. Le festin etait servi dans l'atelier sur de longues planches portees par des traverses. La porte ouverte, donnant sur la rue, laissait entrer toute la joie du village. On se regalait partout. Par chaque fenetre on apercevait des tablees de monde endimanche, et des cris sortaient des maisons en goguette. Les paysans, en bras de chemise, buvaient du cidre pur a plein verre, et au milieu de chaque compagnie on apercevait deux enfants, ici deux filles, la deux garcons, dinant dans l'une des deux familles. Quelquefois, sous la lourde chaleur de midi, un char a bancs traversait le pays au trot sautillant d'un vieux bidet, et l'homme en blouse qui conduisait jetait un regard d'envie sur toute cette ripaille etalee. Dans la demeure du menuisier, la gaiete gardait un certain air de reserve, un reste de l'emotion du matin. Rivet seul etait en train et buvait outre mesure. Mme Tellier regardait l'heure a tout moment, car pour ne point chomer deux jours de suite on devait reprendre le train de 3 h 55 qui les mettrait a Fecamp vers le soir. Le menuisier faisait tous ses efforts pour detourner l'attention et garder son monde jusqu'au lendemain; mais Madame ne se laissait point distraire; et elle ne plaisantait jamais quand il s'agissait des affaires. Aussitot que le cafe fut pris, elle ordonna a ses pensionnaires de se preparer bien vite; puis, se tournant vers son frere:--"Toi, tu vas atteler tout de suite"; et elle-meme alla terminer ses derniers preparatifs. Quand elle redescendit, sa belle-soeur l'attendait pour lui parler de la petite; et une longue conversation eut lieu ou rien ne fut resolu. La paysanne finassait, faussement attendrie, et Mme Tellier, qui tenait l'enfant sur ses genoux, ne s'engageait a rien, promettait vaguement: on s'occuperait d'elle, on avait du temps, on se reverrait d'ailleurs. Cependant la voiture n'arrivait point, et les femmes ne descendaient pas. On entendait meme en haut de grands rires, des bousculades, des poussees de cris, des battements de mains. Alors, tandis que l'epouse du menuisier se rendait a l'ecurie pour voir si l'equipage etait pret, Madame, a la fin, monta. Rivet, tres pochard et a moitie devetu, essayait, mais en vain, de violenter Rosa qui defaillait de rire. Les deux Pompes le retenaient par les bras, et tentaient de le calmer, choquees de cette scene apres la ceremonie du matin; mais Raphaele et Fernande l'excitaient, tordues de gaiete, se tenant les cotes; et elles jetaient des cris aigus a chacun des efforts inutiles de l'ivrogne. L'homme furieux, la face rouge, tout debraille, secouant en des efforts violents les deux femmes cramponnees a lui, tirait de toutes ses forces sur la jupe de Rosa en bredouillant:--"Salope, tu ne veux pas?"--Mais Madame, indignee, s'elanca, saisit son frere par les epaules, et le jeta dehors si violemment qu'il alla frapper contre le mur. Une minute plus tard, on l'entendait dans la cour qui se pompait de l'eau sur la tete; et quand il reparut dans sa carriole, il etait deja tout apaise. On se remit en route comme la veille, et le petit cheval blanc repartit de son allure vive et dansante. Sous le soleil ardent, la joie assoupie pendant le repas se degageait. Les filles s'amusaient maintenant des cahots de la guimbarde, poussaient meme les chaises des voisines, eclataient de rire a tout instant, mises en train d'ailleurs par les vaines tentatives de Rivet. Une lumiere folle emplissait les champs, une lumiere miroitant aux yeux; et les roues soulevaient deux sillons de poussiere qui voltigeaient longtemps derriere la voiture sur la grand'route. Tout a coup Fernande, qui aimait la musique, supplia Rosa de chanter; et celle-ci entama gaillardement le _Gros Cure de Meudon._ Mais Madame tout de suite la fit taire, trouvant cette chanson peu convenable en ce jour. Elle ajouta:--"Chante-nous plutot quelque chose de Beranger."--Alors Rosa, apres avoir hesite quelques secondes, fixa son choix, et de sa voix usee commenca la _Grand'mere_: Ma grand'mere, un soir a sa fete, De vin pur ayant bu deux doigts, Nous disait, en branlant la tete: Que d'amoureux j'eus autrefois! Combien je regrette Mon bras si dodu, Ma jambe bien faite, Et le temps perdu! Et le choeur des filles, que Madame elle-meme conduisait, reprit: Combien je regrette Mon bras si dodu, Ma jambe bien faite, Et le temps perdu. --Ca, c'est tape! declara Rivet, allume par la cadence: et Rosa aussitot continua: Quoi, maman, vous n'etiez pas sage? --Non, vraiment! et de mes appas, Seule, a quinze ans, j'appris l'usage, Car, la nuit, je ne dormais pas. Tous ensemble hurlerent le refrain; et Rivet tapait du pied sur son brancard, battait la mesure avec les renes sur le dos du bidet blanc qui, comme s'il eut ete lui-meme enleve par l'entrain du rythme, prit le galop, un galop de tempete, precipitant ces dames en tas les unes sur les autres dans le fond de la voiture. Elles se releverent en riant comme des folles. Et la chanson continua, braillee a tue-tete a travers la campagne, sous le ciel brulant, au milieu des recoltes murissantes, au train enrage du petit cheval qui s'emballait maintenant a tous les retours du refrain, et piquait chaque fois ses cent metres de galop, a la grande joie des voyageurs. De place en place, quelque casseur de cailloux se redressait, et regardait a travers son loup de fil de fer cette carriole enragee et hurlante emportee dans la poussiere. Quand on descendit devant la gare, le menuisier s'attendrit:--"C'est dommage que vous partiez, on aurait bien rigole." Madame lui repondit sensement:--"Toute chose a son temps, on ne peut pas s'amuser toujours."--Alors une idee illumina l'esprit de Rivet:--"Tiens, dit-il, j'irai vous voir a Fecamp le mois prochain."--Et il regarda Rosa d'un air ruse, avec un oeil brillant et polisson.--"Allons, conclut Madame, il faut etre sage; tu viendras si tu veux, mais tu ne feras point de betises." Il ne repondit pas, et comme on entendait siffler le train, il se mit immediatement a embrasser tout le monde. Quand ce fut au tour de Rosa, il s'acharna a trouver sa bouche que celle-ci, riant derriere ses levres fermees, lui derobait chaque fois par un rapide mouvement de cote. Il la tenait en ses bras, mais il n'en pouvait venir a bout, gene par son grand fouet qu'il avait garde a sa main et que, dans ses efforts, il agitait desesperement derriere le dos de la fille. --Les voyageurs pour Rouen, en voiture! cria l'employe. Elles monterent. Un mince coup de sifflet partit, repete tout de suite par le sifflement puissant de la machine qui cracha bruyamment son premier jet de vapeur pendant que les roues commencaient a tourner un peu avec un effort visible. Rivet, quittant l'interieur de la gare, courut a la barriere pour voir encore une fois Rosa; et comme le wagon plein de cette marchandise humaine passait devant lui, il se mit a faire claquer son fouet en sautant et chantant de toutes ses forces: Combien je regrette Mon bras si dodu, Ma jambe bien faite Et le temps perdu! Puis il regarda s'eloigner un mouchoir blanc qu'on agitait. III Elles dormirent jusqu'a l'arrivee, du sommeil paisible des consciences satisfaites; et quand elles rentrerent au logis, rafraichies, reposees pour la besogne de chaque soir, Madame ne put s'empecher de dire:--"C'est egal, il m'ennuyait deja de la maison." On soupa vite, puis, quand on eut repris le costume de combat, on attendit les clients habituels; et la petite lanterne allumee, la petite lanterne de madone, indiquait aux passants que dans la bergerie le troupeau etait revenu. En un clin d'oeil la nouvelle se repandit, on ne sait comment, on ne sait par qui. M. Philippe, le fils du banquier, poussa meme la complaisance jusqu'a prevenir par un expres M. Tournevau, emprisonne dans sa famille. Le saleur avait justement chaque dimanche plusieurs cousins a diner, et l'on prenait le cafe quand un homme se presenta avec une lettre a la main. M. Tournevau, tres emu, rompit l'enveloppe et devint pale: il n'y avait que ces mots traces au crayon: "_Chargement de morues retrouve; navire entre au port; bonne affaire pour vous. Venez vite_." Il fouilla dans ses poches, donna vingt centimes au porteur, et rougissant soudain jusqu'aux oreilles: "Il faut, dit-il, que je sorte." Et il tendit a sa femme le billet laconique et mysterieux. Il sonna, puis lorsque parut la bonne:--"Mon pardessus, vite, vite, et mon chapeau."--A peine dans la rue, il se mit a courir en sifflant un air, et le chemin lui parut deux fois plus long tant son impatience etait vive. L'etablissement Tellier avait un air de fete. Au rez-de-chaussee les voix tapageuses des hommes du port faisaient un assourdissant vacarme. Louise et Flora ne savaient a qui repondre, buvaient avec l'un, buvaient avec l'autre, meritaient mieux que jamais leur sobriquet des "deux Pompes". On les appelait partout a la fois; elles ne pouvaient deja suffire a la besogne, et la nuit pour elles s'annoncait laborieuse. Le cenacle du premier fut au complet des neuf heures. M. Vasse, le juge au tribunal de commerce, le soupirant attitre mais platonique de Madame, causait tout bas avec elle dans un coin; et ils souriaient tous les deux comme si une entente etait pres de se faire. M. Poulin, l'ancien maire, tenait Rosa a cheval sur ses jambes; et elle, nez a nez avec lui, promenait ses mains courtes dans les favoris blancs du bonhomme. Un bout de cuisse nue passait sous la jupe de soie jaune relevee, coupant le drap noir du pantalon, et les bas rouges etaient serres par une jarretiere bleue, cadeau du commis voyageur. La grande Fernande, etendue sur le sopha, avait les deux pieds sur le ventre de M. Pimpesse, le percepteur, et le torse sur le gilet du jeune M. Philippe dont elle accrochait le cou de sa main droite, tandis que de la gauche elle tenait une cigarette. Raphaele semblait en pourparlers avec M. Dupuis, l'agent d'assurances, et elle termina l'entretien par ces mots:--"Oui, mon cheri, ce soir, je veux bien."--Puis, faisant seule un tour de valse rapide a travers le salon:--"Ce soir, tout ce qu'on voudra," cria-t-elle. La porte s'ouvrit brusquement et M. Tournevau parut. Des cris enthousiastes eclaterent:--"Vive Tournevau!"--Et Raphaele, qui pivotait toujours, alla tomber sur son coeur. Il la saisit d'un enlacement formidable, et sans dire un mot, l'enlevant de terre comme une plume, il traversa le salon, gagna la porte du fond, et disparut dans l'escalier des chambres avec son fardeau vivant, au milieu des applaudissements. Rosa, qui allumait l'ancien maire, l'embrassant coup sur coup et tirant sur ses deux favoris en meme temps pour maintenir droite sa tete, profita de l'exemple:--"Allons, fais comme lui,"--dit-elle. Alors le bonhomme se leva, et, rajustant son gilet, suivit la fille en fouillant dans la poche ou dormait son argent. Fernande et Madame resterent seules avec les quatre hommes, et M. Philippe s'ecria:--"Je paye du champagne: Mme Tellier, envoyez chercher trois bouteilles."--Alors Fernande l'etreignant lui demanda dans l'oreille:--"Fais-nous danser, dis, tu veux?--Il se leva, et, s'asseyant devant l'epinette seculaire endormie en un coin, fit sortir une valse, une valse enrouee, larmoyante, du ventre geignant de la machine. La grande fille enlaca le percepteur, Madame s'abandonna aux bras de M. Vasse; et les deux couples tournerent en echangeant des baisers. M. Vasse, qui avait jadis danse dans le monde, faisait des graces, et Madame le regardait d'un oeil captive, de cet oeil qui repond "oui", un "oui" plus discret et plus delicieux qu'une parole! Frederic apporta le champagne. Le premier bouchon partit, et M. Philippe executa l'invitation d'un quadrille. Les quatre danseurs le marcherent a la facon mondaine, convenablement, dignement, avec des manieres, des inclinations et des saluts. Apres quoi l'on se mit a boire. Alors M. Tournevau reparut, satisfait, soulage, radieux. Il s'ecria:--"Je ne sais pas ce qu'a Raphaele, mais elle est parfaite ce soir."--Puis, comme on lui tendait un verre, il le vida d'un trait en murmurant:--"Bigre, rien que ca de luxe!" Sur-le-champ M. Philippe entama une polka vive, et M. Tournevau s'elanca avec la belle Juive qu'il tenait en l'air, sans laisser ses pieds toucher terre. M. Pimpesse et M. Vasse etaient repartis d'un nouvel elan. De temps en temps un des couples s'arretait pres de la cheminee pour lamper une flute de vin mousseux; et cette danse menacait de s'eterniser, quand Rosa entr'ouvrit la porte avec un bougeoir a la main. Elle etait en cheveux, en savates, en chemise, tout animee, toute rouge:--"Je veux danser," cria-t-elle. Raphaele demanda;--"Et ton vieux?"--Rosa s'esclaffa:--"Lui? il dort deja, il dort tout de suite."--Elle saisit M. Dupuis, reste sans emploi sur le divan, et la polka recommenca. Mais les bouteilles etaient vides:--"J'en paye une," declara M. Tournevau.--"Moi aussi," annonca M. Vasse.--"Moi de meme," conclut M. Dupuis. Alors tout le monde applaudit. Cela s'organisait, devenait un vrai bal. De temps en temps meme, Louise et Flora montaient bien vite, faisaient rapidement un tour de valse, pendant que leurs clients, en bas, s'impatientaient; puis elles retournaient en courant a leur cafe, avec le coeur gonfle de regrets. A minuit, on dansait encore. Parfois une des filles disparaissait, et quand on la cherchait pour faire un vis-a-vis, on s'apercevait tout a coup qu'un des hommes aussi manquait. --D'ou venez-vous donc?" demanda plaisamment M. Philippe, juste au moment ou M. Pimpesse rentrait avec Fernande.--"De voir dormir M. Poulin," repondit le percepteur. Le mot eut un succes enorme; et tous, a tour de role, montaient voir dormir M. Poulin avec l'une ou l'autre des demoiselles, qui se montrerent, cette nuit-la, d'une complaisance inconcevable. Madame fermait les yeux; et elle avait dans les coins de longs apartes avec M. Vasse comme pour regler les derniers details d'une affaire entendue deja. Enfin, a une heure, les deux hommes maries, M. Tournevau et M. Pimpesse, declarerent qu'ils se retiraient, et voulurent regler leur compte. On ne compta que le Champagne, et, encore, a six francs la bouteille au lieu de dix francs, prix ordinaire. Et comme ils s'etonnaient de cette generosite, Madame, radieuse, leur repondit: --Ca n'est pas tous les jours fete. LES TOMBALES Les cinq amis achevaient de diner, cinq hommes du monde murs, riches, trois maries, deux restes garcons. Il se reunissaient ainsi tous les mois, en souvenir de leur jeunesse, et, apres avoir dine, ils causaient jusqu'a deux heures du matin. Restes amis intimes, et se plaisant ensemble, ils trouvaient peut-etre la leurs meilleurs soirs dans la vie. On bavardait sur tout, sur tout ce qui occupe et amuse les Parisiens; c'etait entre eux, comme dans la plupart des salons d'ailleurs, une espece de recommencement parle de la lecture des journaux du matin. Un des plus gais etait Joseph de Bardon, celibataire et vivant la vie parisienne de la facon la plus complete et la plus fantaisiste. Ce n'etait point un debauche ni un deprave, mais un curieux, un joyeux encore jeune; car il avait a peine quarante ans. Homme du monde dans le sens le plus large et le plus bienveillant que puisse meriter ce mot, doue de beaucoup d'esprit sans grande profondeur, d'un savoir varie sans erudition vraie, d'une comprehension agile sans penetration serieuse, il tirait de ses observations, de ses aventures, de tout ce qu'il voyait, rencontrait et trouvait, des anecdotes, de roman comique et philosophique en meme temps, et des remarques humoristiques qui lui faisaient par la ville une grande reputation d'intelligence. C'etait l'orateur du diner. Il avait la sienne, chaque fois, son histoire, sur laquelle on comptait. Il se mit a la dire sans qu'on l'en eut prie. Fumant, les coudes sur la table, un verre de fine Champagne a moitie plein devant son assiette, engourdi dans une atmosphere de tabac aromatisee par le cafe chaud, il semblait chez lui tout a fait, comme certains etres sont chez eux absolument, en certains lieux et en certains moments, comme une devote dans une chapelle, comme un poisson rouge dans son bocal. Il dit, entre deux bouffees de fumee: --Il m'est arrive une singuliere aventure il y a quelque temps. Toutes les bouches demanderent presque ensemble: "Racontez." Il reprit: --Volontiers. Vous savez que je me promene beaucoup dans Paris, comme les bibelotiers qui fouillent les vitrines. Moi je guette les spectacles, les gens, tout ce qui passe, et tout ce qui se passe. Or, vers la mi-septembre, il faisait tres beau temps a ce moment-la, je sortis de chez moi, une apres-midi, sans savoir ou j'irais. On a toujours un vague desir de faire une visite a une jolie femme quelconque. On choisit dans sa galerie, on les compare dans sa pensee, on pese l'interet qu'elles vous inspirent, le charme qu'elles vous imposent et on se decide enfin suivant l'attraction, du jour. Mais quand le soleil est tres beau et l'air tiede, ils vous enlevent souvent toute envie de visites. Le soleil etait beau, et l'air tiede; j'allumai un cigare et je m'en allai tout betement sur le boulevard exterieur. Puis comme je flanais, l'idee me vint de pousser jusqu'au cimetiere Montmartre et d'y entrer. J'aime beaucoup les cimetieres, moi, ca me repose et me melancolise: j'en ai besoin. Et puis, il y a aussi de bons amis la dedans, de ceux qu'on ne va plus voir; et j'y vais encore, moi, de temps en temps. Justement, dans ce cimetiere Montmartre, j'ai une histoire de coeur, une maitresse qui m'avait beaucoup pince, tres emu, une charmante petite femme dont le souvenir, en meme temps qu'il me peine enormement, me donne des regrets ... des regrets de toute nature ... Et je vais rever sur sa tombe... C'est fini pour elle. Et puis, j'aime aussi les cimetieres, parce que ce sont des villes monstrueuses, prodigieusement habitees. Songez donc a ce qu'il y a de morts dans ce petit espace, a toutes les generations de Parisiens qui sont loges la, pour toujours, troglodytes definitifs enfermes dans leurs petits caveaux, dans leurs petits trous couverts d'une pierre ou marques d'une croix, tandis que les vivants occupent tant de place et font tant de bruit, ces imbeciles. Puis encore, dans les cimetieres, il y a des monuments presque aussi interessants que dans les musees. Le tombeau de Cavaignac m'a fait songer, je l'avoue, sans le comparer, a ce chef-d'oeuvre de Jean Goujon: le corps de Louis de Breze, couche dans la chapelle souterraine de la cathedrale de Rouen; tout l'art dit moderne et realiste est venu de la, messieurs. Ce mort, Louis de Breze, est plus vrai, plus terrible, plus fait de chair inanimee, convulsee encore par l'agonie, que tous les cadavres tourmentes qu'on tortionne aujourd'hui sur les tombes. Mais au cimetiere Montmartre on peut encore admirer le monument de Baudin, qui a de la grandeur; celui de Gautier, celui de Muerger, ou j'ai vu l'autre jour une seule pauvre couronne d'immortelles jaunes, apportee par qui? par la derniere grisette, tres vieille, et concierge aux environs, peut-etre? C'est une jolie statuette de Millet, mais que detruisent l'abandon et la salete. Chante la jeunesse, o Muerger! Me voici donc entrant dans le cimetiere Montmartre, et tout a coup impregne de tristesse, d'une tristesse qui ne faisait pas trop de mal, d'ailleurs, une de ces tristesses qui vous font penser, quand on se porte bien: "Ca n'est pas drole, cet endroit-la, mais le moment n'en est pas encore venu pour moi..." L'impression de l'automne, de cette humidite tiede qui sent la mort des feuilles et le soleil affaibli, fatigue, anemique, aggravait en la poetisant la sensation de solitude et de fin definitive flottant sur ce lieu, qui sent la mort des hommes. Je m'en allais a petits pas dans ces rues de tombes, ou les voisins ne voisinent point, ne couchent plus ensemble et ne lisent pas de journaux. Et je me mis, moi, a lire les epitaphes. Ca, par exemple, c'est la chose la plus amusante du monde. Jamais Labiche, jamais Meilhac ne m'ont fait rire comme le comique de la prose tombale. Ah! quels livres superieurs a ceux de Paul de Kock pour ouvrir la rate que ces plaques de marbre et ces croix ou les parents des morts ont epanche leurs regrets, leurs voeux pour le bonheur du disparu dans l'autre monde, et leur espoir de le rejoindre--blagueurs! Mais j'adore surtout, dans ce cimetiere, la partie abandonnee, solitaire, pleine de grands ifs et de cypres, vieux quartier des anciens morts qui redeviendra bientot un quartier neuf, dont on abattra les arbres verts, nourris de cadavres humains, pour aligner les recents trepasses sous de petites galettes de marbre. Quand j'eus erre la le temps de me rafraichir l'esprit, je compris que j'allais m'ennuyer et qu'il fallait porter au dernier lit de ma petite amie l'hommage fidele de mon souvenir. J'avais le coeur un peu serre en arrivant pres de sa tombe. Pauvre chere, elle etait si gentille, et si amoureuse, et si blanche, et si fraiche ... et maintenant ... si on ouvrait ca... Penche sur la grille de fer, je lui dis tout bas ma peine, qu'elle n'entendit point sans doute, et j'allais partir quand je vis une femme en noir, en grand deuil, qui s'agenouillait sur le tombeau voisin. Son voile de crepe releve laissait apercevoir une jolie tete blonde, dont les cheveux en bandeaux semblaient eclaires par une lumiere d'aurore sous la nuit de sa coiffure. Je restai. Certes, elle devait souffrir d'une profonde douleur. Elle avait enfoui son regard dans ses mains, et rigide, en une meditation de statue, partie en ses regrets, egrenant dans l'ombre des yeux caches et fermes le chapelet torturant des souvenirs, elle semblait elle-meme etre une morte qui penserait a un mort. Puis tout a coup je devinai qu'elle allait pleurer, je le devinai a un petit mouvement du dos pareil a un frisson de vent dans un saule. Elle pleura doucement d'abord, puis plus fort, avec des mouvements rapides du cou et des epaules. Soudain elle decouvrit ses yeux. Ils etaient pleins de larmes et charmants, des yeux de folle qu'elle promena autour d'elle, en une sorte de reveil de cauchemar. Elle me vit la regarder, parut honteuse et se cacha encore toute la figure dans ses mains. Alors ses sanglots devinrent convulsifs, et sa tete lentement se pencha, vers le marbre. Elle y posa son front, et son voile se repandant autour d'elle couvrit les angles blancs de la sepulture aimee, comme un deuil nouveau. Je l'entendis gemir, puis elle s'affaissa, sa joue sur la dalle, et demeura immobile, sans connaissance. Je me precipitai vers elle, je lui frappai dans les mains, je soufflai sur ses paupieres, tout en lisant l'epitaphe tres simple: "Ici repose Louis-Theodore Carrel, capitaine d'infanterie de marine, tue par l'ennemi, au Tonkin. Priez pour lui." Cette mort remontait a quelques mois. Je fus attendri jusqu'aux larmes, et je redoublai mes soins. Ils reussirent; elle revint a elle. J'avais l'air tres emu--je ne suis pas trop mal, je n'ai pas quarante ans.--Je compris a son premier regard qu'elle serait polie et reconnaissante. Elle le fut, avec d'autres larmes, et son histoire contee, sortie par fragments de sa poitrine haletante, la mort de l'officier tombe au Tonkin, au bout d'un an de mariage, apres l'avoir epousee par amour, car, orpheline de pere et de mere, elle avait tout juste la dot reglementaire. Je la consolai, je la reconfortai, je la soulevai, je la relevai. Puis je lui dis: --Ne restez pas ici. Venez. Elle murmura: --Je suis incapable de marcher. --Je vais vous soutenir. --Merci, monsieur, vous etes bon. Vous veniez egalement ici pleurer un mort? --Oui, madame. --Une morte? --Oui, madame. --Votre femme? --Une amie. --On peut aimer une amie autant que sa femme, la passion n'a pas de loi. --Oui, madame. Et nous voila partis ensemble, elle appuyee sur moi, moi la portant presque par les chemins du cimetiere. Quand nous en fumes sortis, elle murmura, defaillante: --Je crois que je vais me trouver mal. --Voulez-vous entrer quelque part, prendre quelque chose? --Oui, monsieur. J'apercus un restaurant, un de ces restaurants ou les amis des morts vont feter la corvee finie. Nous y entrames. Et je lui fis boire une tasse de the bien chaud qui parut la ranimer. Un vague sourire lui vint aux levres. Et elle me parla d'elle. C'etait si triste, si triste d'etre toute seule dans la vie, toute seule chez soi, nuit et jour, de n'avoir plus personne a qui donner de l'affection, de la confiance, de l'intimite. Cela avait l'air sincere. C'etait gentil dans sa bouche. Je m'attendrissais. Elle etait fort jeune, vingt ans peut-etre. Je lui fis des compliments qu'elle accepta fort bien. Puis, comme l'heure passait, je lui proposai de la reconduire chez elle avec une voiture. Elle accepta; et, dans le fiacre, nous restames tellement l'un contre l'autre, epaule contre epaule, que nos chaleurs se melaient a travers les vetements, ce qui est bien la chose la plus troublante du monde. Quand la voiture fut arretee a sa maison, elle murmura: "Je me sens incapable de monter seule mon escalier, car je demeure au quatrieme. Vous avez ete si bon, voulez-vous encore me donner le bras jusqu'a mon logis?" Je m'empressai d'accepter. Elle monta lentement, en soufflant beaucoup. Puis, devant sa porte, elle ajouta: --Entrez donc quelques instants pour que je puisse vous remercier. Et j'entrai, parbleu. C'etait modeste, meme un peu pauvre, mais simple et bien arrange, chez elle. Nous nous assimes cote a cote sur un petit canape, et elle me parla de nouveau de sa solitude. Elle sonna sa bonne, afin de m'offrir quelque chose a boire. La bonne ne vint pas. J'en fus ravi en supposant que cette bonne-la ne devait etre que du matin: ce qu'on appelle une femme de menage. Elle avait ote son chapeau. Elle etait vraiment gentille avec ses yeux clairs fixes sur moi, si bien fixes, si clairs que j'eus une tentation terrible et j'y cedai. Je la saisis dans mes bras, et sur ses paupieres qui se fermerent soudain, je mis des baisers ... des baisers ... des baisers ... tant et plus. Elle se debattait en me repoussant et repetant: "Finissez ... finissez ... finissez donc." Quel sens donnait-elle a ce mot? En des cas pareils, "finir" peut en avoir au moins deux. Pour la faire taire je passai des yeux a la bouche, et je donnai au mot "finir" la conclusion que je preferais. Elle ne resista pas trop, et quand nous nous regardames de nouveau, apres cet outrage a la memoire du capitaine tue au Tonkin, elle avait un air alangui, attendri, resigne, qui dissipa mes inquietudes. Alors je fus galant, empresse et reconnaissant. Et apres une nouvelle causerie d'une heure environ, je lui demandai: --Ou dinez-vous? --Dans un petit restaurant des environs. --Toute seule? --Mais oui. --Voulez-vous diner avec moi? --Ou ca? --Dans un bon restaurant du boulevard. Elle resista un peu. J'insistai: elle ceda, en se donnant a elle-meme cet argument: "Je m'ennuie tant ... tant," puis elle ajouta: "Il faut que je passe une robe un peu moins sombre." Et elle entra dans sa chambre a coucher. Quand elle en sortit, elle etait en demi-deuil, charmante, fine et mince, dans une toilette grise et fort simple. Elle avait evidemment tenue de cimetiere et tenue de ville. Le diner fut tres cordial. Elle but du champagne, s'alluma, s'anima et je rentrai chez elle, avec elle. Cette liaison nouee sur les tombes dura trois semaines environ. Mais on se fatigue de tout, et principalement des femmes. Je la quittai sous pretexte d'un voyage indispensable. J'eus un depart tres genereux, dont elle me remercia beaucoup. Et elle me fit promettre, elle me fit jurer de revenir apres mon retour, car elle semblait vraiment un peu attachee a moi. Je courus a d'autres tendresses, et un mois environ se passa sans que la pensee de revoir cette petite amoureuse funeraire fut assez forte, pour que j'y cedasse. Cependant je ne l'oubliais point... Son souvenir me hantait comme un mystere, comme un probleme de psychologie, comme une de ces questions inexplicables dont la solution nous harcele. Je ne sais pourquoi, un jour, je m'imaginai que je la retrouverais au cimetiere Montmartre, et j'y allai. Je m'y promenai longtemps sans rencontrer d'autres personnes que les visiteurs ordinaires de ce lieu, ceux qui n'ont pas encore rompu toutes relations avec leurs morts. La tombe du capitaine tue au Tonkin n'avait pas de pleureuse sur son marbre, ni de fleurs, ni de couronnes. Mais comme je m'egarai dans un autre quartier de cette grande ville de trepasses, j'apercus tout a coup, au bout d'une etroite avenue de croix, venant vers moi, un couple en grand deuil, l'homme et la femme. O stupeur! quand ils s'approcherent, je la reconnus. C'etait elle! Elle me vit, rougit, et, comme je la frolais en la croisant, elle me fit un tout petit signe, un tout petit coup d'oeil qui signifiaient: "Ne me reconnaissez pas," mais qui semblaient, dire aussi: "Revenez me voir, mon cheri." L'homme etait bien, distingue, chic, officier de la Legion d'honneur, age d'environ cinquante ans. Et il la soutenait, comme je l'avais soutenue moi-meme en quittant le cimetiere. Je m'en allai stupefait, me demandant ce que je venais de voir, a quelle race d'etres appartenait cette sepulcrale chasseresse. Etait-ce une simple fille, une prostituee inspiree qui allait cueillir sur les tombes les hommes tristes, hantes par une femme, epouse ou maitresse, et troubles encore du souvenir des caresses disparues. Etait-elle unique? Sont-elles plusieurs? Est-ce une profession? Fait-on le cimetiere comme on fait le trottoir? Les Tombales! Ou bien avait-elle eu seule cette idee admirable, d'une philosophie profonde d'exploiter les regrets d'amour qu'on ranime en ces lieux funebres? Et j'aurais bien voulu savoir de qui elle etait veuve, ce jour-la? SUR L'EAU J'avais loue, l'ete dernier, une petite maison de campagne au bord de la Seine, a plusieurs lieues de Paris, et j'allais y coucher tous les soirs. Je fis, au bout de quelques jours, la connaissance d'un de mes voisins, un homme de trente a quarante ans, qui etait bien le type le plus curieux que j'eusse jamais vu. C'etait un vieux canotier, mais un canotier enrage, toujours pres de l'eau, toujours sur l'eau, toujours dans l'eau. Il devait etre ne dans un canot, et il mourra bien certainement dans le canotage final. Un soir que nous nous promenions au bord de la Seine, je lui demandai de me raconter quelques anecdotes de sa vie nautique. Voila immediatement mon bonhomme qui s'anime, se transfigure, devient eloquent, presque poete. Il avait dans le coeur une grande passion, une passion devorante, irresistible: la riviere. --Ah! me dit-il, combien j'ai de souvenirs sur cette riviere que vous voyez couler la pres de nous! Vous autres, habitants des rues, vous ne savez pas ce qu'est la riviere. Mais ecoutez un pecheur prononcer ce mot. Pour lui, c'est la chose mysterieuse, profonde, inconnue, le pays des mirages et des fantasmagories, ou l'on voit, la nuit, des choses qui ne sont pas, ou l'on entend des bruits que l'on ne connait point, ou l'on tremble sans savoir pourquoi, comme en traversant un cimetiere: et c'est en effet le plus sinistre des cimetieres, celui ou l'on n'a point de tombeau. La terre est bornee pour le pecheur, et dans l'ombre, quand il n'y a pas de lune, la riviere est illimitee. Un marin n'eprouve point la meme chose pour la mer. Elle est souvent dure et mechante, c'est vrai, mais elle crie, elle hurle, elle est loyale, la grande mer; tandis que la riviere est silencieuse et perfide. Elle ne gronde pas, elle coule toujours sans bruit, et ce mouvement eternel de l'eau qui coule est plus effrayant pour moi que les hautes vagues de l'Ocean. Des reveurs pretendent que la mer cache dans son sein d'immenses pays bleuatres, ou les noyes roulent parmi les grands poissons, au milieu d'etranges forets et dans des grottes de cristal. La riviere n'a que des profondeurs noires ou l'on pourrit dans la vase. Elle est belle pourtant quand elle brille au soleil levant et qu'elle clapote doucement entre ses berges couvertes de roseaux qui murmurent. Le poete a dit en pariant de l'Ocean: O flots, que vous savez de lugubres histoires! Flots profonds, redoutes des meres a genoux, Vous vous les racontez en montant les marees Et c'est ce qui vous fait ces voix desesperees Que vous avez, le soir, quand vous venez vers nous. Eh bien, je crois que les histoires chuchotees par les roseaux minces avec leurs petites voix si douces doivent etre encore plus sinistres que les drames lugubres racontes par les hurlements des vagues. Mais puisque vous me demandez quelques-uns de mes souvenirs, je vais vous dire une singuliere aventure qui m'est arrivee ici, il y a une dizaine d'annees. J'habitais, comme aujourd'hui, la maison de la mere Lafon, et un de mes meilleurs camarades, Louis Bernet, qui a maintenant renonce au canotage, a ses pompes et a son debraille pour entrer au Conseil d'Etat, etait installe au village de C..., deux lieues plus bas. Nous dinions tous les jours ensemble, tantot chez lui, tantot chez moi. Un soir, comme je revenais tout seul et assez fatigue, trainant peniblement mon gros bateau, un _ocean_ de douze pieds, dont je me servais toujours la nuit, je m'arretai quelques secondes pour reprendra haleine aupres de la pointe des roseaux, la-bas, deux cents metres environ avant le pont du chemin de fer. Il faisait un temps magnifique; la lune resplendissait, le fleuve brillait, l'air etait calme et doux. Cette tranquillite me tenta; je me dis qu'il ferait bien bon fumer une pipe en cet endroit. L'action suivit la pensee; je saisis mon ancre et la jetai dans la riviere. Le canot, qui redescendait avec le courant, fila sa chaine jusqu'au bout, puis s'arreta; et je m'assis a l'arriere sur ma peau de mouton, aussi commodement qu'il me fut possible. On n'entendait rien, rien: parfois seulement, je croyais saisir un petit clapotement presque insensible de l'eau contre la rive, et j'apercevais des groupes de roseaux plus eleves qui prenaient des figures surprenantes et semblaient par moments s'agiter. Le fleuve etait parfaitement tranquille, mais je me sentis emu par le silence extraordinaire qui m'entourait. Toutes les betes, grenouilles et crapauds, ces chanteurs nocturnes des marecages, se taisaient. Soudain, a ma droite, contre moi, une grenouille coassa. Je tressaillis: elle se tut; je n'entendis plus rien, et je resolus de fumer un peu pour me distraire. Cependant, quoique je fusse un culotteur de pipes renomme, je ne pus pas; des la seconde bouffee, le coeur me tourna et je cessai. Je me mis a chantonner; le son de ma voix m'etait penible; alors, je m'etendis au fond du bateau et je regardai le ciel. Pendant quelque temps, je demeurai tranquille, mais bientot les legers mouvements de la barque m'inquieterent. Il me sembla qu'elle faisait des embardees gigantesques, touchant tour a tour les deux berges du fleuve; puis je crus qu'un etre ou qu'une force invisible l'attirait doucement au fond de l'eau et la soulevait ensuite pour la laisser retomber. J'etais ballotte comme au milieu d'une tempete; j'entendis des bruits autour de moi; je me dressai d'un bond: l'eau brillait, tout etait calme. Je compris que j'avais les nerfs un peu ebranles et je resolus de m'en aller. Je tirai sur ma chaine; le canot se mit en mouvement, puis je sentis une resistance, je tirai plus fort, l'ancre ne vint pas; elle avait accroche quelque chose au fond de l'eau et je ne pouvais la soulever; je recommencai a tirer, mais inutilement. Alors, avec mes avirons, je fis tourner mon bateau et je le portai en amont pour changer la position de l'ancre. Ce fut en vain, elle tenait toujours; je fus pris de colere et je secouai la chaine rageusement. Rien ne remua. Je m'assis decourage et je me mis a reflechir sur ma position. Je ne pouvais songer a casser cette chaine ni a la separer de l'embarcation, car elle etait enorme et rivee a l'avant dans un morceau de bois plus gros que mon bras; mais comme le temps demeurait fort beau, je pensai que je ne tarderais point, sans doute, a rencontrer quelque pecheur qui viendrait a mon secours. Ma mesaventure m'avait calme; je m'assis et je pus enfin fumer ma pipe. Je possedais une bouteille de rhum, j'en bus deux ou trois verres, et ma situation me fit rire. Il faisait tres chaud, de sorte qu'a la rigueur je pouvais, sans grand mal, passer la nuit a la belle etoile. Soudain, un petit coup sonna contre mon bordage. Je fis un soubresaut, et une sueur froide me glaca des pieds a la tete. Ce bruit venait sans doute de quelque bout de bois entraine par le courant, mais cela avait suffi et je me sentis envahi de nouveau par une etrange agitation nerveuse. Je saisis ma chaine et je me raidis dans un effort desespere. L'ancre tint bon. Je me rassis epuise. Cependant, la riviere s'etait peu a peu couverte d'un brouillard blanc tres epais qui rampait sur l'eau fort bas, de sorte que, en me dressant debout, je ne voyais plus le fleuve, ni mes pieds, ni mon bateau, mais j'apercevais seulement les pointes des roseaux, puis, plus loin, la plaine toute pale de la lumiere de la lune, avec de grandes taches noires qui montaient dans le ciel, formees par des groupes de peupliers d'Italie. J'etais comme enseveli jusqu'a la ceinture dans une nappe de coton d'une blancheur singuliere, et il me venait des imaginations fantastiques. Je me figurais qu'on essayait de monter dans ma barque que je ne pouvais plus distinguer, et que la riviere, cachee par ce brouillard opaque, devait etre pleine d'etres etranges qui nageaient autour de moi. J'eprouvais un malaise horrible, j'avais les tempes serrees, mon coeur battait a m'etouffer; et, perdant la tete, je pensai a me sauver a la nage; puis aussitot cette idee me fit frissonner d'epouvante. Je me vis, perdu, allant a l'aventure dans cette brume epaisse, me debattant au milieu des herbes et des roseaux que je ne pourrais eviter, ralant de peur, ne voyant pas la berge, ne retrouvant plus mon bateau, et il me semblait que je me sentirais tire par les pieds tout au fond de cette eau noire. En effet, comme il m'eut fallu remonter le courant au moins pendant cinq cents metres avant de trouver un point libre d'herbes et de joncs ou je pusse prendre pied, il y avait pour moi neuf chances sur dix de ne pouvoir me diriger dans ce brouillard et de me noyer, quelque bon nageur que je fusse. J'essayai de me raisonner. Je me sentais la volonte bien ferme de ne point avoir peur, mais il y avait en moi autre chose que ma volonte, et cette autre chose avait peur. Je me demandai ce que je pouvais redouter; mon _moi_ brave railla mon _moi_ poltron, et jamais aussi bien que ce jour-la je ne saisis l'opposition des deux etres qui sont en nous, l'un voulant, l'autre resistant, et chacun l'emportant tour a tour. Cet effroi bete et inexplicable grandissait toujours et devenait de la terreur. Je demeurais immobile, les yeux ouverts, l'oreille tendue et attendant. Quoi? Je n'en savais rien, mais ce devait etre terrible. Je crois que si un poisson se fut avise de sauter hors de l'eau, comme cela arrive souvent, il n'en aurait pas fallu davantage pour me faire tomber raide, sans connaissance. Cependant, par un effort violent, je finis par ressaisir a peu pres ma raison qui m'echappait. Je pris de nouveau ma bouteille de rhum et je bus a grands traits. Alors une idee me vint et je me mis a crier de toutes mes forces en me tournant successivement vers les quatre points de l'horizon. Lorsque mon gosier fut absolument paralyse, j'ecoutai.--Un chien hurlait, tres loin. Je bus encore et je m'etendis tout de mon long au fond du bateau. Je restai ainsi peut-etre une heure, peut-etre deux, sans dormir, les yeux ouverts, avec des cauchemars autour de moi. Je n'osais pas me lever et pourtant je le desirais violemment; je remettais de minute en minute. Je me disais:--"Allons, debout!" et j'avais peur de faire un mouvement. A la fin, je me soulevai avec des precautions infinies, comme si ma vie eut dependu du moindre bruit que j'aurais fait, et je regardai par-dessus le bord. Je fus ebloui par le plus merveilleux, le plus etonnant spectacle qu'il soit possible de voir. C'etait une de ces fantasmagories du pays des fees, une de ces visions racontees par les voyageurs qui reviennent de tres loin et que nous ecoutons sans les croire. Le brouillard qui, deux heures auparavant, flottait sur l'eau, s'etait peu a peu retire et ramasse sur les rives. Laissant le fleuve absolument libre, il avait forme sur chaque berge une colline ininterrompue, haute de six ou sept metres, qui brillait sous la lune avec l'eclat superbe des neiges. De sorte qu'on ne voyait rien autre chose que cette riviere lamee de feu entre ces deux montagnes blanches; et la-haut, sur ma tete, s'etalait, pleine et large, une grande lune illuminante au milieu d'un ciel bleuatre et laiteux. Toutes les betes de l'eau s'etaient reveillees; les grenouilles coassaient furieusement, tandis que, d'instant en instant, tantot a droite, tantot a gauche, j'entendais cette note courte, monotone et triste, que jette aux etoiles la voix cuivree des crapauds. Chose etrange, je n'avais plus peur; j'etais au milieu d'un paysage tellement extraordinaire que les singularites les plus fortes n'eussent pu m'etonner. Combien de temps cela dura-t-il, je n'en sais rien, car j'avais fini par m'assoupir. Quand je rouvris les yeux, la lune etait couchee, le ciel plein de nuages. L'eau clapotait lugubrement, le vent soufflait, il faisait froid, l'obscurite etait profonde. Je bus ce qui me restait de rhum, puis j'ecoutai en grelottant le froissement des roseaux et le bruit sinistre de la riviere. Je cherchai a voir, mais je ne pus distinguer mon bateau, ni mes mains elles-memes, que j'approchais de mes yeux. Peu a peu, cependant, l'epaisseur du noir diminua. Soudain je crus sentir qu'une ombre glissait tout pres de moi; je poussai un cri, une voix repondit; c'etait un pecheur. Je l'appelai, il s'approcha et je lui racontai ma mesaventure. Il mit alors son bateau bord a bord avec le mien, et tous les deux nous tirames sur la chaine. L'ancre ne remua pas. Le jour venait, sombre, gris, pluvieux, glacial, une de ces journees qui vous apportent des tristesses et des malheurs. J'apercus une autre barque, nous la helames. L'homme qui la montait unit ses efforts aux notres; alors, peu a peu, l'ancre ceda. Elle montait, mais doucement, doucement, et chargee d'un poids considerable. Enfin nous apercumes une masse noire, et nous la tirames a mon bord: C'etait le cadavre d'une vieille femme qui avait une grosse pierre au cou. HISTOIRE D'UNE FILLE DE FERME I Comme le temps etait fort beau, les gens de la ferme avaient dine plus vite que de coutume et s'en etaient alles dans les champs. Rose, la servante, demeura toute seule au milieu de la vaste cuisine ou un reste de feu s'eteignait dans l'atre sous la marmite pleine d'eau chaude. Elle puisait a cette eau par moments et lavait lentement sa vaisselle, s'interrompant pour regarder deux carres lumineux que le soleil, a travers la fenetre, plaquait sur la longue table, et dans lesquels apparaissaient les defauts des vitres. Trois poules tres hardies cherchaient des miettes sous les chaises. Des odeurs de basse-cour, des tiedeurs fermentees d'etable entraient par la porte entr'ouverte; et dans le silence du midi brulant on entendait chanter les coqs. Quand la fille eut fini sa besogne, essuye la table, nettoye la cheminee et range les assiettes sur le haut dressoir au fond pres de l'horloge en bois au tictac sonore, elle respira, un peu etourdie, oppressee sans savoir pourquoi. Elle regarda les murs d'argile noircis, les poutres enfumees du plafond ou pendaient des toiles d'araignee, des harengs saurs et des rangees d'oignons; puis elle s'assit, genee par les emanations anciennes que la chaleur de ce jour faisait sortir de la terre battue du sol ou avaient seche tant de choses repandues depuis si longtemps. Il s'y melait aussi la saveur acre du laitage qui cremait au frais dans la piece a cote. Elle voulut cependant se mettre a coudre comme elle en avait l'habitude, mais la force lui manqua et elle alla respirer sur le seuil. Alors, caressee par l'ardente lumiere, elle sentit une douceur qui lui penetrait au coeur, un bien-etre coulant dans ses membres. Devant la porte, le fumier degageait sans cesse une petite vapeur miroitante. Les poules se vautraient dessus, couchees sur le flanc, et grattaient un peu d'une seule patte pour trouver des vers. Au milieu d'elles, le coq, superbe, se dressait. A chaque instant il en choisissait une et tournait autour avec un petit gloussement d'appel. La poule se levait nonchalamment et le recevait d'un air tranquille, pliant les pattes et le supportant sur ses ailes; puis elle secouait ses plumes d'ou sortait de la poussiere et s'etendait de nouveau sur le fumier, tandis que lui chantait, comptant ses triomphes; et dans toutes les cours tous les coqs lui repondaient, comme si, d'une ferme a l'autre, ils se fussent envoye des defis amoureux. La servante les regardait sans penser; puis elle leva les yeux et fut eblouie par l'eclat des pommiers en fleur, tout blancs comme des tetes poudrees. Soudain un jeune poulain, affole de gaiete, passa devant elle en galopant. Il fit deux fois le tour des fosses plantes d'arbres, puis s'arreta brusquement et tourna la tete comme etonne d'etre seul. Elle aussi se sentait une envie de courir, un besoin de mouvement et, en meme temps, un desir de s'etendre, d'allonger ses membres, de se reposer dans l'air immobile et chaud. Elle fit quelques pas, indecise, fermant les yeux, saisie par un bien-etre bestial; puis, tout doucement, elle alla chercher les oeufs au poulailler. Il y en avait treize, qu'elle prit et rapporta. Quand ils furent serres dans le buffet, les odeurs de la cuisine l'incommoderent de nouveau et elle sortit pour s'asseoir un peu sur l'herbe. La cour de ferme, enfermee par les arbres, semblait dormir. L'herbe haute, ou des pissenlits jaunes eclataient comme des lumieres, etait d'un vert puissant, d'un vert tout neuf de printemps. L'ombre des pommiers se ramassait en rond a leurs pieds; et les toits de chaume des batiments, au sommet desquels poussaient des iris aux feuilles pareilles a des sabres, fumaient un peu comme si l'humidite des ecuries et des granges se fut envolee a travers la paille. La servante arriva sous le hangar ou l'on rangeait les chariots et les voitures. Il y avait la, dans le creux du fosse, un grand trou vert plein de violettes dont l'odeur se repandait, et, par-dessus le talus, on apercevait la campagne, une vaste plaine ou poussaient les recoltes, avec des bouquets d'arbres par endroits, et, de place en place, des groupes de travailleurs lointains, tout petits comme des poupees, des chevaux blancs pareils a des jouets, trainant une charrue d'enfant poussee par un bonhomme haut comme le doigt. Elle alla prendre une botte de paille dans un grenier et la jeta dans ce trou pour s'asseoir dessus; puis, n'etant pas a son aise, elle defit le lien, eparpilla son siege et s'etendit sur le dos, les deux bras sous sa tete et les jambes allongees. Tout doucement elle fermait les yeux, assoupie dans une mollesse delicieuse. Elle allait meme s'endormir tout a fait, quand elle sentit deux mains qui lui prenaient la poitrine, et elle se redressa d'un bond. C'etait Jacques, le garcon de ferme, un grand Picard bien decouple, qui la courtisait depuis quelque temps. Il travaillait ce jour-la dans la bergerie, et, l'ayant vue s'etendre a l'ombre, il etait venu a pas de loup, retenant son haleine, les yeux brillants, avec des brins de paille dans les cheveux. Il essaya de l'embrasser, mais elle le gifla, forte comme lui; et, sournois, il demanda grace. Alors ils s'assirent l'un pres de l'autre et ils causerent amicalement. Ils parlerent du temps qui etait favorable aux moissons, de l'annee qui s'annoncait bien, de leur maitre, un brave homme, puis des voisins, du pays tout entier, d'eux-memes, de leur village, de leur jeunesse, de leurs souvenirs, des parents qu'ils avaient quittes pour longtemps, pour toujours peut-etre. Elle s'attendrit en pensant a cela, et lui, avec son idee fixe, se rapprochait, se frottait contre elle, fremissant tout envahi par le desir. Elle disait: --Y a bien longtemps que je n'ai vu maman; c'est dur tout de meme d'etre separees tant que ca. Et son oeil perdu regardait au loin, a travers l'espace, jusqu'au village abandonne la-bas, la-bas, vers le nord. Lui, tout a coup, la saisit par le cou et l'embrassa de nouveau; mais, de son poing ferme, elle le frappa en pleine figure si violemment qu'il se mit a saigner du nez; et il se leva pour aller appuyer sa tete contre un tronc d'arbre. Alors elle fut attendrie et, se rapprochant de lui, elle demanda: --Ca te fait mal? Mais il se mit a rire. Non, ce n'etait rien; seulement elle avait tape juste sur le milieu. Il murmurait: "Cre coquin!" et il la regardait avec admiration, pris d'un respect, d'une affection tout autre, d'un commencement d'amour vrai pour cette grande gaillarde si solide. Quand le sang eut cesse de couler, il lui proposa de faire un tour, craignant, s'ils restaient ainsi cote a cote, la rude poigne de sa voisine. Mais d'elle-meme elle lui prit le bras, comme font les promis le soir, dans l'avenue, et elle lui dit: --Ca n'est pas bien, Jacques, de me mepriser comme ca. Il protesta. Non, il ne la meprisait pas, mais il etait amoureux, voila tout. --Alors tu me veux bien en mariage? dit-elle. Il hesita, puis il se mit a la regarder de cote pendant qu'elle tenait ses yeux perdus au loin devant elle. Elle avait les joues rouges et pleines, une large poitrine saillante sous l'indienne de son caraco, de grosses levres fraiches, et sa gorge, presque nue, etait semee de petites gouttes de sueur. Il se sentit repris d'envie, et, la bouche dans son oreille il murmura: --Oui, je veux bien. Alors elle lui jeta ses bras au cou et elle l'embrassa si longtemps qu'ils en perdaient haleine tous les deux. De ce moment commenca entre eux l'eternelle histoire de l'amour. Ils se lutinaient dans les coins; ils se donnaient des rendez-vous au clair de la lune, a l'abri d'une meule de foin, et ils se faisaient des bleus aux jambes, sous la table, avec leurs gros souliers ferres. Puis, peu a peu, Jacques parut s'ennuyer d'elle; il l'evitait, ne lui parlait plus guere, ne cherchait plus a la rencontrer seule. Alors elle fut envahie par des doutes et une grande tristesse; et, au bout de quelque temps, elle s'apercut qu'elle etait enceinte. Elle fut consternee d'abord, puis une colere lui vint, plus forte chaque jour, parce qu'elle ne parvenait point a le trouver, tant il l'evitait avec soin. Enfin, une nuit, comme tout le monde dormait dans la ferme, elle sortit sans bruit, en jupon, pieds nus, traversa la cour et poussa la porte de l'ecurie ou Jacques etait couche dans une grande boite pleine de paille au-dessus de ses chevaux. Il fit semblant de ronfler en l'entendant venir; mais elle se hissa pres de lui, et, a genoux a son cote, le secoua jusqu'a ce qu'il se dressat. Quand il se fut assis, demandant:--"Qu'est-ce que tu veux?" elle prononca, les dents serrees, tremblant de fureur:--"Je veux, je veux que tu m'epouses, puisque tu m'as promis le mariage." Il se mit a rire et repondit:--"Ah bien! si on epousait toutes les filles avec qui on a faute, ca ne serait pas a faire." Mais elle le saisit a la gorge, le renversa sans qu'il put se debarrasser de son etreinte farouche, et, l'etranglant; elle lui cria tout pres, dans la figure:--"Je suis grosse, entends-tu, je suis grosse." Il haletait, suffoquant; et ils restaient la tous deux, immobiles, muets dans le silence noir trouble seulement par le bruit de machoire d'un cheval qui tirait sur la paille du ratelier, puis la broyait avec lenteur. Quand Jacques comprit qu'elle etait la plus forte, il balbutia: --Eh bien, je t'epouserai, puisque c'est ca. Mais elle ne croyait plus a ses promesses. --Tout de suite, dit-elle; tu feras publier les bans. Il repondit: --Tout de suite. --Jure-le sur le bon Dieu. Il hesita pendant quelques secondes, puis, prenant son parti: --Je le jure sur le bon Dieu. Alors elle ouvrit les doigts et, sans ajouter une parole, s'en alla. Elle fut quelques jours sans pouvoir lui parler, et, l'ecurie se trouvant desormais fermee a clef toutes les nuits, elle n'osait pas faire de bruit de crainte du scandale. Puis, un matin, elle vit entrer a la soupe un autre valet. Elle demanda: --Jacques est parti? --Mais oui, dit l'autre, je suis a sa place. Elle se mit a trembler si fort, qu'elle ne pouvait decrocher sa marmite; puis, quand tout le monde fut au travail, elle monta dans sa chambre et pleura, la face dans son traversin, pour n'etre pas entendue. Dans la journee, elle essaya de s'informer sans eveiller les soupcons; mais elle etait tellement obsedee par la pensee de son malheur qu'elle croyait voir rire malicieusement tous les gens qu'elle interrogeait. Du reste, elle ne put rien apprendre, sinon qu'il avait quitte le pays tout a fait. II Alors commenca pour elle une vie de torture continuelle. Elle travaillait comme une machine, sans s'occuper de ce qu'elle faisait, avec cette idee fixe en tete: "Si on le savait!" Cette obsession constante la rendait tellement incapable de raisonner qu'elle ne cherchait meme pas les moyens d'eviter ce scandale qu'elle sentait venir, se rapprochant chaque jour, irreparable, et sur comme la mort. Elle se levait tous les matins bien avant les autres et, avec une persistance acharnee, essayait de regarder sa taille dans un petit morceau d'une glace cassee qui lui servait a se peigner, tres anxieuse de savoir si ce n'etait pas aujourd'hui qu'on s'en apercevrait. Et, pendant le jour, elle interrompait a tout instant son travail, pour considerer du haut en bas si l'ampleur de son ventre ne soulevait pas trop son tablier. Les mois passaient. Elle ne parlait presque plus et, quand on lui demandait quelque chose, ne comprenait pas, effaree, l'oeil hebete, les mains tremblantes; ce qui faisait dire a son maitre: --Ma pauvre fille, que t'es sotte depuis quelque temps! A l'eglise, elle se cachait derriere un pilier, et n'osait plus aller a confesse, redoutant beaucoup la rencontre du cure, a qui elle pretait un pouvoir surhumain lui permettant de lire dans les consciences. A table, les regards de ses camarades la faisaient maintenant defaillir d'angoisse, et elle s'imaginait toujours etre decouverte par le vacher, un petit gars precoce et sournois dont l'oeil luisant ne la quittait pas. Un matin, le facteur lui remit une lettre. Elle n'en avait jamais recu et resta tellement bouleversee qu'elle fut obligee de s'asseoir. C'etait de lui, peut-etre? Mais, comme elle ne savait pas lire, elle restait anxieuse, tremblante, devant ce papier couvert d'encre. Elle le mit dans sa poche, n'osant confier son secret a personne; et souvent elle s'arretait de travailler pour regarder longtemps ces lignes egalement espacees qu'une signature terminait, s'imaginant vaguement qu'elle allait tout a coup en decouvrir le sens. Enfin, comme elle devenait folle d'impatience et d'inquietude, elle alla trouver le maitre d'ecole qui la fit asseoir et lut: "_Ma chere fille, la presente est pour te dire que je suis bien bas; notre voisin, maitre Dentu, a pris la plume pour te mander de venir si tu peux_. _Pour ta mere affectionnee_, CESAIRE DENTU, _adjoint_." Elle ne dit pas un mot et s'en alla; mais, sitot qu'elle fut seule, elle s'affaissa au bord du chemin, les jambes rompues; et elle resta la jusqu'a la nuit. En rentrant, elle raconta son malheur au fermier, qui la laissa partir pour autant de temps qu'elle voudrait, promettant de faire faire sa besogne par une fille de journee et de la reprendre a son retour. Sa mere etait a l'agonie; elle mourut le jour meme de son arrivee; et, le lendemain, Rose accouchait d'un enfant de sept mois, un petit squelette affreux, maigre a donner des frissons, et qui semblait souffrir sans cesse, tant il crispait douloureusement ses pauvres mains decharnees comme des pattes de crabe. Il vecut cependant. Elle raconta qu'elle etait mariee, mais qu'elle ne pouvait se charger du petit et elle le laissa chez des voisins qui promirent d'en avoir bien soin. Elle revint. Mais alors, en son coeur si longtemps meurtri, se leva, comme une aurore, un amour inconnu pour ce petit etre chetif qu'elle avait laisse la-bas; et cet amour meme etait une souffrance nouvelle, une souffrance de toutes les heures, de toutes les minutes, puisqu'elle etait separee de lui. Ce qui la martyrisait surtout, c'etait un besoin fou de l'embrasser, de l'etreindre en ses bras, de sentir contre sa chair la chaleur de son petit corps. Elle ne dormait plus la nuit; elle y pensait tout le jour; et, le soir, son travail fini, elle s'asseyait devant le feu, qu'elle regardait fixement comme les gens qui pensent au loin. On commencait meme a jaser a son sujet, et on la plaisantait sur l'amoureux qu'elle devait avoir, lui demandant s'il etait beau, s'il etait grand, s'il etait riche, a quand la noce, a quand le bapteme? Et elle se sauvait souvent pour pleurer toute seule, car ces questions lui entraient dans la peau comme des epingles. Pour se distraire de ces tracasseries, elle se mit a l'ouvrage avec fureur, et, songeant toujours a son enfant, elle chercha les moyens d'amasser pour lui beaucoup d'argent. Elle resolut de travailler si fort qu'on serait oblige d'augmenter ses gages. Alors, peu a peu, elle accapara la besogne autour d'elle, fit renvoyer une servante qui devenait inutile depuis qu'elle peinait autant que deux, economisa sur le pain, sur l'huile et sur la chandelle, sur le grain qu'on jetait trop largement aux poules, sur le fourrage des bestiaux qu'on gaspillait un peu. Elle se montra avare de l'argent du maitre comme si c'eut ete le sien, et, a force de faire des marches avantageux, de vendre cher ce qui sortait de la maison et de dejouer les ruses les paysans qui offraient leurs produits, elle eut seule le soin des achats et des ventes, la direction du travail des gens de peine, le compte des provisions; et, en peu de temps, elle devint indispensable. Elle exercait une telle surveillance autour d'elle, que la ferme, sous sa direction, prospera prodigieusement. On parlait a deux lieues a la ronde de la "servante a maitre Vallin"; et le fermier repetait partout: "Cette fille-la, ca vaut mieux que de l'or." Cependant, le temps passait et ses gages restaient les memes. On acceptait son travail force comme une chose due par toute servante devouee, une simple marque de bonne volonte; et elle commenca a songer avec un peu d'amertume que si le fermier encaissait, grace a elle, cinquante ou cent ecus de supplement tous les mois, elle continuait a gagner ses 240 francs par an, rien de plus, rien de moins. Elle resolut de reclamer une augmentation. Trois fois elle alla trouver le maitre et, arrivee devant lui, parla d'autre chose. Elle ressentait une sorte de pudeur a solliciter de l'argent, comme si c'eut ete une action un peu honteuse. Enfin, un jour que le fermier dejeunait seul dans la cuisine, elle lui dit d'un air embarrasse qu'elle desirait lui parler particulierement. Il leva la tete, surpris, les deux mains sur la table, tenant de l'une son couteau, la pointe en l'air, et de l'autre une bouchee de pain, et il regarda fixement sa servante. Elle se troubla sous son regard et demanda huit jours pour aller au pays parce qu'elle etait un peu malade. Il les lui accorda tout de suite; puis, embarrasse lui-meme, il ajouta: --Moi aussi j'aurai a te parler quand tu seras revenue. III L'enfant allait avoir huit mois: elle ne le reconnut point. Il etait devenu tout rose, joufflu, potele partout, pareil a un petit paquet de graisse vivante. Ses doigts, ecartes par des bourrelets de chair, remuaient doucement dans une satisfaction visible. Elle se jeta dessus comme sur une proie, avec un emportement de bete, et elle l'embrassa si violemment qu'il se prit a hurler de peur. Alors elle se mit elle-meme a pleurer parce qu'il ne la reconnaissait pas et qu'il tendait ses bras vers sa nourrice aussitot qu'il l'apercevait. Des le lendemain cependant il s'accoutuma a sa figure, et il riait en la voyant. Elle l'emportait dans la campagne, courait affolee en le tenant au bout de ses mains, s'asseyait sous l'ombre des arbres; puis, pour la premiere fois de sa vie, et bien qu'il ne l'entendit point, elle ouvrait son coeur a quelqu'un, lui racontait ses chagrins, ses travaux, ses soucis, ses esperances, et elle le fatiguait sans cesse par la violence et l'acharnement de ses caresses. Elle prenait une joie infinie a le petrir dans ses mains, a le laver, a l'habiller; et elle etait meme heureuse de nettoyer ses saletes d'enfant, comme si ces soins intimes eussent ete une confirmation de sa maternite. Elle le considerait, s'etonnant toujours qu'il fut a elle, et elle se repetait a demi-voix, en le faisant danser dans ses bras: "C'est mon petiot, c'est mon petiot." Elle sanglota toute la route en retournant a la ferme, et elle etait a peine revenue que son maitre l'appela dans sa chambre. Elle s'y rendit, tres etonnee et fort emue sans savoir pourquoi. --Assieds-toi la, dit-il. Elle s'assit et ils resterent pendant quelques instants a cote l'un de l'autre, embarrasses tous les deux, les bras inertes et encombrants, et sans se regarder en face, a la facon des paysans. Le fermier, gros homme de quarante-cinq ans, deux fois veuf, jovial et tetu, eprouvait une gene evidente qui ne lui etait pas ordinaire. Enfin il se decida et se mit a parler d'un air vague, bredouillant un peu et regardant au loin dans la campagne. --Rose, dit-il, est-ce que tu n'as jamais songe a t'etablir? Elle devint pale comme une morte. Voyant qu'elle ne lui repondait pas, il continua: --Tu es une brave fille, rangee, active et econome. Une femme comme toi, ca ferait la fortune d'un homme. Elle restait toujours immobile, l'oeil effare, ne cherchant meme pas a comprendre, tant ses idees tourbillonnaient comme a l'approche d'un grand danger. Il attendit une seconde, puis continua: --Vois-tu, une ferme sans maitresse, ca ne peut pas aller, meme avec une servante comme toi. Alors il se tut, ne sachant plus que dire; et Rose le regardait de l'air epouvante d'une personne qui se croit en face d'un assassin et s'apprete a s'enfuir au moindre geste qu'il fera. Enfin, au bout de cinq minutes, il demanda: --He bien! ca te va-t-il? Elle repondit avec une physionomie idiote: --Quoi, not'maitre? Alors lui, brusquement: --Mais de m'epouser, pardine! Elle se dressa tout a coup, puis retomba comme cassee sur sa chaise, ou elle demeura sans mouvement, pareille a quelqu'un qui aurait recu le coup d'un grand malheur. Le fermier a la fin s'impatienta: --Allons, voyons; qu'est-ce qu'il te faut alors? Elle le contemplait affolee; puis, soudain, les larmes lui vinrent aux yeux, et elle repeta deux fois en suffoquant: --Je ne peux pas, je ne peux pas! --Pourquoi ca? demanda l'homme. Allons; ne fais pas la bete; je te donne jusqu'a demain pour reflechir. Et il se depecha de s'en aller, tres soulage d'en avoir fini avec cette demarche qui l'embarrassait beaucoup, et ne doutant pas que, le lendemain, sa servante accepterait une proposition qui etait pour elle tout a fait inesperee et, pour lui, une excellente affaire, puisqu'il s'attachait ainsi a jamais une femme qui lui rapporterait certes davantage que la plus belle dot du pays. Il ne pouvait d'ailleurs exister entre eux de scrupules de mesalliance, car, dans la campagne, tous sont a peu pres egaux: le fermier laboure comme son valet, qui, le plus souvent, devient maitre a son tour un jour ou l'autre, et les servantes a tout moment passent maitresses sans que cela apporte aucun changement dans leur vie ou leurs habitudes. Rose ne se coucha pas cette nuit-la. Elle tomba assise sur son lit, n'ayant plus meme la force de pleurer, tant elle etait aneantie. Elle restait inerte, ne sentant plus son corps, et l'esprit disperse, comme si quelqu'un l'eut dechiquete avec un de ces instruments dont se servent les cardeurs pour effiloquer la laine des matelas. Par instants seulement elle parvenait a rassembler comme des bribes de reflexions, et elle s'epouvantait a la pensee de ce qui pouvait advenir. Ses terreurs grandirent, et chaque fois que dans le silence assoupi de la maison la grosse horloge de la cuisine battait lentement les heures, il lui venait des sueurs d'angoisse. Sa tete se perdait, les cauchemars se succedaient, sa chandelle s'eteignit; alors commenca le delire, ce delire fuyant des gens de la campagne qui se croient frappes par un sort, un besoin fou de partir, de s'echapper, de courir devant le malheur comme un vaisseau devant la tempete. Une chouette glapit; elle tressaillit, se dressa, passa ses mains sur sa face, dans ses cheveux, se tata le corps comme une folle; puis, avec, des allures de somnambule, elle descendit. Quand elle fut dans la cour, elle rampa pour n'etre point vue par quelque goujat rodeur, car la lune, pres de disparaitre, jetait une lueur claire dans les champs. Au lieu d'ouvrir la barriere, elle escalada le talus; puis, quand elle fut en face de la campagne, elle partit. Elle filait droit devant elle, d'un trot elastique et precipite, et, de temps en temps, inconsciemment, elle jetait un cri percant. Son ombre demesuree, couchee sur le sol a son cote, filait avec elle, et parfois un oiseau de nuit venait tournoyer sur sa tete. Les chiens dans les cours de fermes aboyaient en l'entendant passer; l'un d'eux sauta le fosse et la poursuivit pour la mordre; mais elle se retourna sur lui en hurlant de telle facon que l'animal epouvante s'enfuit, se blottit dans sa loge et se tut. Parfois une jeune famille de lievres folatrait dans un champ; mais, quand approchait l'enragee coureuse, pareille a une Diane en delire, les betes craintives se debandaient; les petits et la mere disparaissaient blottis dans on sillon, tandis que le pere deboulait a toutes pattes et, parfois, faisait passer son ombre bondissante, avec ses grandes oreilles dressees, sur la lune a son coucher, qui plongeait maintenant au bout du monde et eclairait la plaine de sa lumiere oblique, comme une enorme lanterne posee par terre a l'horizon. Les etoiles s'effacerent dans les profondeurs du ciel; quelques oiseaux pepiaient; le jour naissait. La fille, extenuee, haletait; et quand le soleil perca l'aurore empourpree, elle s'arreta. Ses pieds enfles se refusaient a marcher; mais elle apercut une mare, une grande mare dont l'eau stagnante semblait du sang, sous les reflets rouges du jour nouveau, et elle alla, a petits pas, boitant, la main sur son coeur, tremper ses deux jambes dedans. Elle s'assit sur une touffe d'herbe, ota ses gros souliers pleins de poussiere, defit ses bas, et enfonca ses mollets bleuis dans l'onde immobile ou venaient parfois crever des bulles d'air. Une fraicheur delicieuse lui monta des talons jusqu'a la gorge; et, tout a coup, pendant qu'elle regardait fixement cette mare profonde, un vertige la saisit, un desir furieux d'y plonger tout entiere. Ce serait fini de souffrir la dedans, fini pour toujours. Elle ne pensait plus a son enfant; elle voulait la paix, le repos complet, dormir sans fin. Alors elle se dressa, les bras leves, et fit deux pas en avant. Elle enfoncait maintenant jusqu'aux cuisses, et deja elle se precipitait, quand des piqures ardentes aux chevilles la firent sauter en arriere, et elle poussa un cri desespere, car depuis ses genoux jusqu'au bout de ses pieds de longues sangsues noires buvaient sa vie, se gonflaient, collees a sa chair. Elle n'osait point y toucher et hurlait d'horreur. Ses clameurs desesperees attirerent un paysan qui passait au loin avec sa voiture. Il arracha les sangsues une a une, comprima les plaies avec des herbes et ramena la fille dans sa carriole jusqu'a la ferme de son maitre. Elle fut pendant quinze jours au lit, puis, le matin ou elle se releva, comme elle etait assise devant la porte, le fermier vint soudain se planter devant elle. --Eh bien, dit-il, c'est une affaire entendue, n'est-ce pas? Elle ne repondit point d'abord, puis, comme il restait debout, la percant de son regard obstine, elle articula peniblement: --Non, not'maitre, je ne peux pas. Mais il s'emporta tout a coup. --Tu ne peux pas, la fille, tu ne peux pas, pourquoi ca? Elle se remit a pleurer et repeta: --Je ne peux pas. Il la devisageait, et il lui cria dans la face: --C'est donc que tu as un amoureux? Elle balbutia, tremblant de honte: --Peut-etre bien que c'est ca. L'homme, rouge comme un coquelicot, bredouillait de colere: --Ah! tu l'avoues donc, gueuse! Et qu'est-ce que c'est, ce merle-la? Un va-nu-pieds, un sans-le-sou, un couche-dehors, un creve-la-faim? Qu'est-ce que c'est, dis? Et, comme elle ne repondait rien: --Ah! tu ne veux pas ... Je vas te le dire, moi: c'est Jean Baudu? Elle s'ecria: --Oh! non, pas lui. --Alors c'est Pierre Martin? --Oh non! not' maitre. Et il nommait eperdument tous les garcons du pays, pendant qu'elle niait, accablee, et s'essuyant les yeux a tout moment du coin de son tablier bleu. Mais lui cherchait toujours avec son obstination de brute, grattant a ce coeur pour connaitre son secret, comme un chien de chasse qui fouille un terrier tout un jour pour avoir la bete qu'il sent au fond. Tout a coup l'homme s'ecria: --Eh! pardine, c'est Jacques, le valet de l'autre annee; on disait bien qu'il te parlait et que vous vous etiez promis mariage. Rose suffoqua; un flot de sang empourpra sa face; ses larmes tarirent tout a coup; elles se secherent sur ses joues comme des gouttes d'eau sur du fer rouge. Elle s'ecria: --Non, ce n'est pas lui, ce n'est pas lui! --Est-ce bien sur, ca? demanda le paysan malin qui flairait un bout de verite. Elle repondit precipitamment: --Je vous le jure, je vous le jure ... Elle cherchait sur quoi jurer, n'osant point invoquer les choses sacrees. Il l'interrompit: --Il te suivait pourtant dans les coins et il te mangeait des yeux pendant tous les repas. Lui as-tu promis ta foi, hein, dis? Cette fois, elle regarda son maitre en face. --Non, jamais, jamais, et je vous jure par le bon Dieu que s'il venait aujourd'hui me demander, je ne voudrais pas de lui. Elle avait l'air tellement sincere que le fermier hesita. Il reprit, comme se parlant a lui-meme: --Alors, quoi? Il ne t'est pourtant pas arrive un malheur, on le saurait. Et puisqu'il n'y a pas eu de consequence, une fille ne refuserait pas son maitre a cause de ca. Il faut pourtant qu'il y ait quelque chose. Elle ne repondait plus rien, etranglee par une angoisse. Il demanda encore:--"Tu ne veux point?" Elle soupira:--"Je n'peux pas, not' maitre." Et il tourna les talons. Elle se crut debarrassee et passa le reste du jour a peu pres tranquille, mais aussi rompue et extenuee que si, a la place du vieux cheval blanc, on lui eut fait tourner depuis l'aurore la machine a battre le grain. Elle se coucha sitot qu'elle le put et s'endormit tout d'un coup. Vers le milieu de la nuit, deux mains qui palpaient son lit la reveillerent. Elle tressauta de frayeur, mais elle reconnut aussitot la voix du fermier qui lui disait:--"N'aie pas peur, Rose, c'est moi qui viens pour te parler." Elle fut d'abord etonnee; puis, comme il essayait de penetrer sous ses draps, elle comprit ce qu'il cherchait et se mit a trembler tres fort, se sentant seule dans l'obscurite, encore lourde de sommeil, et toute nue, et dans un lit, aupres de cet homme qui la voulait. Elle ne consentait pas, pour sur, mais elle resistait nonchalamment, luttant elle-meme contre l'instinct toujours plus puissant chez les natures simples, et mal protegee par la volonte indecise de ces races inertes et molles. Elle tournait sa tete tantot vers le mur, tantot vers la chambre, pour eviter les caresses dont la bouche du fermier poursuivait la sienne, et son corps se tordait un peu sous sa couverture, enerve par la fatigue de la lutte. Lui, devenait brutal, grise par le desir. Il la decouvrit d'un mouvement brusque. Alors elle sentit bien qu'elle ne pouvait plus resister. Obeissant a une pudeur d'autruche, elle cacha sa figure dans ses mains et cessa de se defendre. Le fermier resta la nuit aupres d'elle. Il y revint le soir suivant, puis tous les jours. Ils vecurent ensemble. Un matin, il lui dit:--"J'ai fait publier les bans, nous nous marierons le mois prochain." Elle ne repondit pas. Que pouvait-elle dire? Elle ne resista point. Que pouvait-elle faire? IV Elle l'epousa. Elle se sentait enfoncee dans un trou aux bords inaccessibles, dont elle ne pourrait jamais sortir, et toutes sortes de malheurs restaient suspendus sur sa tete comme des gros rochers qui tomberaient a la premiere occasion. Son mari lui faisait l'effet d'un homme qu'elle avait vole et qui s'en apercevrait un jour ou l'autre. Et puis elle pensait a son petit d'ou venait tout son malheur, mais d'ou venait aussi tout son bonheur sur la terre. Elle allait le voir deux fois l'an et revenait plus triste chaque fois. Cependant, avec l'habitude, ses apprehensions se calmerent, son coeur s'apaisa, et elle vivait plus confiante avec une vague crainte flottant encore en son ame. Des annees passerent; l'enfant gagnait six ans. Elle etait maintenant presque heureuse, quand tout a coup l'humeur du fermier s'assombrit. Depuis deux ou trois annees deja il semblait nourrir une inquietude, porter en lui un souci, quelque mal de l'esprit grandissant peu a peu. Il restait longtemps a table apres son diner, la tete enfoncee dans ses mains, et triste, triste, ronge par le chagrin. Sa parole devenait plus vive, brutale parfois; et il semblait meme qu'il avait une arriere-pensee contre sa femme, car il lui repondait par moments avec durete, presque avec colere. Un jour que le gamin d'une voisine etait venu chercher des oeufs, comme elle le rudoyait un peu, pressee par la besogne, son mari apparut tout a coup et lui dit de sa voix mechante: --Si c'etait le tien, tu ne le traiterais pas comme ca. Elle demeura saisie, sans pouvoir repondre, puis elle rentra, avec toutes ses angoisses reveillees. Au diner, le fermier ne lui parla pas, ne la regarda pas, et il semblait la detester, la mepriser, savoir quelque chose enfin. Perdant la tete, elle n'osa point rester seule avec lui apres le repas; elle se sauva et courut jusqu'a l'eglise. La nuit tombait; l'etroite nef etait toute sombre, mais un pas rodait dans le silence la-bas, vers le choeur, car le sacristain preparait pour la nuit la lampe du tabernacle. Ce point de feu tremblotant, noye dans les tenebres de la voute, apparut a Rose comme une derniere esperance, et, les yeux fixes sur lui, elle s'abattit a genoux. La mince veilleuse remonta dans l'air avec un bruit de chaine. Bientot retentit sur le pave un saut regulier de sabots que suivait un frolement de corde trainant, et la maigre cloche jeta _l'Angelus_ du soir a travers les brumes grandissantes. Comme l'homme allait sortir, elle le joignit. --Monsieur le cure est-il chez lui? dit-elle. Il repondit: --Je crois bien, il dine toujours a _l'Angelus._ Alors elle poussa en tremblant la barriere du presbytere. Le pretre se mettait a table. Il la fit asseoir aussitot. --Oui, oui, je sais, votre mari m'a parle deja de ce qui vous amene. La pauvre femme defaillait. L'ecclesiastique reprit: --Que voulez-vous, mon enfant? Et il avalait rapidement des cuillerees de soupe dont les gouttes tombaient sur sa soutane rebondie et crasseuse au ventre. Rose n'osait plus parler, ni implorer, ni supplier; elle se leva; le cure lui dit: --Du courage ... Et elle sortit. Elle revint a la ferme sans savoir ce qu'elle faisait. Le maitre l'attendait, les gens de peine etant partis en son absence. Alors elle tomba lourdement a ses pieds et elle gemit en versant des flots de larmes. --Qu'est-ce que t'as contre moi? Il se mit a crier, jurant: --J'ai que je n'ai pas d'efants, nom de Dieu! Quand on prend une femme, c'n'est pas pour rester tout seuls tous les deux jusqu'a la fin. V'la c'que j'ai. Quand une vache n'a point de viaux, c'est qu'elle ne vaut rien. Quand une femme n'a point d'efant, c'est aussi qu'elle ne vaut rien. Elle pleurait balbutiant, repetant: --C'n'est point d'ma faute! c'n'est point d'ma faute! Alors il s'adoucit un peu et il ajouta: --J'te dis pas, mais c'est contrariant tout de meme. V De ce jour elle n'eut plus qu'une pensee: avoir un enfant, un autre; et elle confia son desir a tout le monde. Une voisine lui indiqua un moyen: c'etait de donner a boire a son mari, tous les soirs, un verre d'eau avec une pincee de cendres. Le fermier s'y preta, mais le moyen ne reussit pas. Ils se dirent: "Peut-etre qu'il y a des secrets." Et ils allerent aux renseignements. On leur designa un berger qui demeurait a dix lieues de la; et maitre Vallin ayant attele son tilbury partit un jour pour le consulter. Le berger lui remit un pain sur lequel il fit des signes, un pain petri avec des herbes et dont il fallait que tous deux mangeassent un morceau, la nuit, avant comme apres leurs caresses. Le pain tout entier fut consomme sans obtenir de resultat. Un instituteur leur devoila des mysteres, des procedes d'amour inconnus aux champs, et infaillibles, disait-il. Ils raterent. Le cure conseilla un pelerinage au precieux Sang de Fecamp. Rose alla avec la foule se prosterner dans l'abbaye, et, melant son voeu aux souhaits grossiers qu'exhalaient tous ces coeurs de paysans, elle supplia Celui que tous imploraient de la rendre encore une fois feconde. Ce fut en vain. Alors elle s'imagina etre punie de sa premiere faute et une immense douleur l'envahit. Elle deperissait de chagrin; son mari aussi vieillissait, "se mangeait les sangs," disait-on, se consumait en espoirs inutiles. Alors la guerre eclata entre eux. Il l'injuria, la battit. Tout le jour il la querellait, et le soir, dans leur lit, haletant, haineux, il lui jetait a la face des outrages et des ordures. Une nuit enfin, ne sachant plus qu'inventer pour la faire souffrir davantage, il lui ordonna de se lever et d'aller attendre le jour sous la pluie devant la porte. Comme elle n'obeissait pas, il la saisit par le cou et se mit a la frapper au visage a coups de poing. Elle ne dit rien, ne remua pas. Exaspere, il sauta a genoux sur son ventre; et, les dents serrees, fou de rage, il l'assommait. Alors elle eut un instant de revolte desesperee, et, d'un geste furieux le rejetant contre le mur, elle se dressa sur son seant, puis, la voix changee, sifflante: --J'en ai un efant, moi, j'en ai un! je l'ai eu avec Jacques; tu sais bien, Jacques. Il devait m'epouser: il est parti. L'homme, stupefait, restait la, aussi eperdu qu'elle-meme; il bredouillait: --Que que tu dis? que que tu dis? Alors elle se mit a sangloter, et a travers ses larmes ruisselantes elle balbutia: --C'est pour ca que je ne voulais pas t'epouser, c'est pour ca. Je ne pouvais point te le dire, tu m'aurais mise sans pain avec mon petit. Tu n'en as pas, toi, d'efant; tu ne sais pas, tu ne sais pas! Il repetait machinalement, dans une surprise grandissante: --T'as un efant? t'as un efant? Elle prononca au milieu des hoquets: --Tu m'as prise de force; tu le sais bien peut-etre? moi je ne voulais point t'epouser. Alors il se leva, alluma la chandelle, et se mit a marcher dans la chambre, les bras derriere le dos. Elle pleurait toujours, ecroulee sur le lit. Tout a coup il s'arreta devant elle:--"C'est de ma faute alors si je t'en ai pas fait?" dit-il. Elle ne repondit pas. Il se remit a marcher; puis, s'arretant de nouveau, il demanda:--"Quel age qu'il a ton petiot?" Elle murmura: --V'la qu'il va avoir six ans. Il demanda encore: --Pourquoi que tu ne me l'as pas dit? Elle gemit: --Est-ce que je pouvais! Il restait debout immobile. --Allons, leve-toi, dit-il. Elle se redressa peniblement; puis, quand elle se fut mise sur ses pieds, appuyee au mur, il se prit a rire soudain de son gros rire des bons jours; et comme elle demeurait bouleversee, il ajouta: --Eh bien, on ira le chercher, c't'efant, puisque nous n'en avons pas ensemble." Elle eut un tel effarement que si la force ne lui eut pas manque, elle se serait assurement enfuie. Mais le fermier se frottait les mains et murmurait: --Je voulais en adopter un, le v'la trouve, le v'la trouve. J'avais demande au cure un orphelin. Puis, riant toujours, il embrassa sur les deux joues sa femme eploree et stupide, et il cria, comme si elle ne l'entendait pas: --Allons, la mere, allons voir s'il y a encore de la soupe; moi j'en mangerai bien une potee. Elle passa sa jupe; ils descendirent; et pendant qu'a genoux elle rallumait le feu sous la marmite, lui, radieux, continuait a marcher a grands pas dans la cuisine en repetant: --Eh bien, vrai, ca me fait plaisir; c'est pas pour dire, mais je suis content, je suis bien content. EN FAMILLE Le tramway de Neuilly venait de passer la porte Maillot et il filait maintenant tout le long de la grande avenue qui aboutit a la Seine. La petite machine, attelee a son wagon, cornait pour ecarter les obstacles, crachait sa vapeur, haletait comme une personne essoufflee qui court; et ses pistons faisaient un bruit precipite, de jambes de fer en mouvement. La lourde chaleur d'une fin de journee d'ete tombait sur la route d'ou s'elevait, bien qu'aucune brise ne soufflat, une poussiere blanche, crayeuse, opaque, suffocante et chaude, qui se collait sur la peau moite, emplissait les yeux, entrait dans les poumons. Des gens venaient sur leurs portes, cherchant de l'air. Les glaces de la voiture etaient baissees, et tous les rideaux flottaient agites par la course rapide. Quelques personnes seulement occupaient l'interieur (car on preferait, par ces jours chauds, l'imperiale ou les plates-formes). C'etaient de grosses dames aux toilettes farces, de ces bourgeoises de banlieue qui remplacent la distinction dont elles manquent par une dignite intempestive; des messieurs las du bureau, la figure jaunie, la taille tournee, une epaule un peu remontee par les longs travaux courbes sur les tables. Leurs faces inquietes et tristes disaient encore les soucis domestiques, les incessants besoins d'argent, les anciennes esperances definitivement decues; car tous appartenaient a cette armee de pauvres diables rapes qui vegetent economiquement dans une chetive maison de platre, avec une plate-bande pour jardin, au milieu de cette campagne a depotoirs qui borde Paris. Tout pres de la portiere, un homme petit et gros, la figure bouffie, le ventre tombant entre ses jambes ouvertes, tout habille de noir et decore, causait avec un grand maigre d'aspect debraille, vetu de coutil blanc tres sale et coiffe d'un vieux panama. Le premier parlait lentement, avec des hesitations qui le faisaient parfois paraitre begue; c'etait M. Caravan, commis principal au ministere de la marine. L'autre, ancien officier de sante a bord d'un batiment de commerce, avait fini par s'etablir au rond-point de Courbevoie ou il appliquait sur la miserable population de ce lieu les vagues connaissances medicales qui lui restaient apres une vie aventureuse. Il se nommait Chenet et se faisait appeler docteur. Des rumeurs couraient sur sa moralite. M. Caravan avait toujours mene l'existence normale des bureaucrates. Depuis trente ans, il venait invariablement a son bureau, chaque matin, par la meme route, rencontrant, a la meme heure, aux memes endroits, les memes figures d'hommes allant a leurs affaires; et il s'en retournait, chaque soir, par le meme chemin ou il retrouvait encore les memes visages qu'il avait vus vieillir. Tous les jours, apres avoir achete sa feuille d'un sou a l'encoignure du faubourg Saint-Honore, il allait chercher ses deux petits pains, puis il entrait au ministere a la facon d'un coupable qui se constitue prisonnier; et il gagnait son bureau vivement, le coeur plein d'inquietude, dans l'attente eternelle d'une reprimande pour quelque negligence qu'il aurait pu commettre. Rien n'etait jamais venu modifier l'ordre monotone de son existence; car aucun evenement ne le touchait en dehors des affaires du bureau, des avancements et des gratifications. Soit qu'il fut au ministere, soit qu'il fut dans sa famille (car il avait epouse, sans dot, la fille d'un collegue), il ne parlait jamais que du service. Jamais son esprit atrophie par la besogne abetissante et quotidienne n'avait plus d'autres pensees, d'autres espoirs, d'autres reves, que ceux relatifs a son ministere. Mais une amertume gatait toujours ses satisfactions d'employe: l'acces des commissaires de marine, des ferblantiers, comme on disait a cause de leurs galons d'argent, aux emplois de sous-chef et de chef; et chaque soir, en dinant, il argumentait fortement devant sa femme, qui partageait ses haines, pour prouver qu'il est inique a tous egards de donner des places a Paris aux gens destines a la navigation. Il etait vieux, maintenant, n'ayant point senti passer sa vie, car le college, sans transition, avait ete continue par le bureau, et les pions, devant qui il tremblait autrefois, etaient aujourd'hui remplaces par les chefs, qu'il redoutait effroyablement. Le seuil de ces despotes en chambre le faisait fremir des pieds a la tete; et de cette continuelle epouvante il gardait une maniere gauche de se presenter, une attitude humble et une sorte de begaiement nerveux. Il ne connaissait pas plus Paris que ne le peut connaitre un aveugle conduit par son chien, chaque jour, sous la meme porte; et s'il lisait dans son journal d'un sou les evenements et les scandales, il les percevait comme des contes fantaisistes inventes a plaisir pour distraire les petits employes. Homme d'ordre, reactionnaire sans parti determine, mais ennemi des "_nouveautes_", il passait les faits politiques, que sa feuille, du reste, defigurait toujours pour les besoins payes d'une cause; et quand il remontait tous les soirs l'avenue des Champs-Elysees, il considerait la foule houleuse des promeneurs et le flot roulant des equipages a la facon d'un voyageur depayse qui traverserait des contrees lointaines. Ayant complete, cette annee meme, ses trente annees de service obligatoire, on lui avait remis, au 1er janvier, la croix de la Legion d'honneur, qui recompense, dans ces administrations militarisees, la longue et miserable servitude--(on dit: _loyaux services_)--de ces tristes forcats rives au carton vert. Cette dignite inattendue, lui donnant de sa capacite une idee haute et nouvelle, avait en tout change ses moeurs. Il avait des lors supprime les pantalons de couleur et les vestons de fantaisie, porte des culottes noires et de longues redingotes ou son _ruban_, tres large, faisait mieux; et, rase tous les matins, ecurant ses ongles avec plus de soin, changeant de linge tous les deux jours par un legitime sentiment de convenances et de respect pour l'_Ordre_ national dont il faisait partie, il etait devenu, du jour au lendemain, un autre Caravan, rince, majestueux et condescendant. Chez lui, il disait "ma croix" a tout propos. Un tel orgueil lui etait venu, qu'il ne pouvait plus meme souffrir a la boutonniere des autres aucun ruban d'aucune sorte. Il s'exasperait surtout a la vue des ordres etrangers--"qu'on ne devrait pas laisser porter en France"; et il en voulait particulierement au docteur Chenet qu'il retrouvait tous les soirs au tramway, orne d'une decoration quelconque, blanche, bleue, orange ou verte. La conversation des deux hommes, depuis l'Arc de Triomphe jusqu'a Neuilly, etait, du reste, toujours la meme; et, ce jour-la comme les precedents, ils s'occuperent d'abord de differents abus locaux qui les choquaient l'un et l'autre, le maire de Neuilly en prenant a son aise. Puis, comme il arrive infailliblement en compagnie d'un medecin, Caravan aborda le chapitre des maladies, esperant de cette facon glaner quelques petits conseils gratuits, ou meme une consultation, en s'y prenant bien, sans laisser voir la ficelle. Sa mere, du reste, l'inquietait depuis quelque temps. Elle avait des syncopes frequentes et prolongees; et, bien que vieille de quatre-vingt-dix ans, elle ne consentait point a se soigner. Son grand age attendrissait Caravan, qui repetait sans cesse au _docteur_ Chenet:--"En voyez-vous souvent arriver la?" Et il se frottait les mains avec bonheur, non qu'il tint peut-etre beaucoup a voir la bonne femme s'eterniser sur terre, mais parce que la longue duree de la vie maternelle etait comme une promesse pour lui-meme. Il continua:--"Oh! dans ma famille, on va loin; ainsi, moi, je suis sur qu'a moins d'accident je mourrai tres vieux." L'officier de sante jeta sur lui un regard de pitie; il considera une seconde la figure rougeaude de son voisin, son cou graisseux, son bedon tombant entre deux jambes flasques et grasses, toute sa rondeur apoplectique de vieil employe ramolli; et, relevant d'un coup de main le panama grisatre qui lui couvrait le chef, il repondit en ricanant:--"Pas si sur que ca, mon bon, votre mere est une asteque et vous n'etes qu'un plein-de-soupe." Caravan, trouble, se tut. Mais le tramway arrivait a la station. Les deux compagnons descendirent, et M. Chenet offrit le vermout au cafe du Globe, en face, ou l'un et l'autre avaient leurs habitudes. Le patron, un ami, leur allongea deux doigts qu'ils serrerent par-dessus les bouteilles du comptoir; et ils allerent rejoindre trois amateurs de dominos, attables la depuis midi. Des paroles cordiales furent echangees, avec le "Quoi de neuf?" inevitable. Ensuite les joueurs se remirent a leur partie; puis on leur souhaita le bonsoir. Ils tendirent leurs mains sans lever la tete; et chacun rentra diner. Caravan habitait, aupres du rond-point de Courbevoie, une petite maison a deux etages dont le rez-de-chaussee etait occupe par un coiffeur. Deux chambres, une salle a manger et une cuisine ou des sieges recolles erraient de piece en piece selon les besoins, formaient tout l'appartement que Mme Caravan passait son temps a nettoyer, tandis que sa fille Marie-Louise, agee de douze ans, et son fils Philippe-Auguste, age de neuf, galopinaient dans les ruisseaux de l'avenue, avec tous les polissons du quartier. Au-dessus de lui, Caravan avait installe sa mere, dont l'avarice etait celebre aux environs et dont la maigreur faisait dire que le _Bon Dieu_ avait applique sur elle-meme ses propres principes de parcimonie. Toujours de mauvaise humeur, elle ne passait point un jour sans querelles et sans coleres furieuses. Elle apostrophait de sa fenetre les voisins sur leurs portes, les marchandes des quatre saisons, les balayeurs et les gamins qui, pour se venger, la suivaient de loin, quand elle sortait, en criant:--"A la chie-en-lit!" Une petite bonne normande, incroyablement etourdie, faisait le menage et couchait au second pres de la vieille, dans la crainte d'un accident. Lorsque Caravan rentra chez lui, sa femme, atteinte d'une maladie chronique de nettoyage, faisait reluire avec un morceau de flanelle l'acajou des chaises eparses dans la solitude des pieces. Elle portait toujours des gants de fil, ornait sa tete d'un bonnet a rubans multicolores sans cesse chavire sur une oreille, et repetait, chaque fois qu'on la surprenait cirant, brossant, astiquant ou lessivant:--"Je ne suis pas riche, chez moi tout est simple, mais la proprete c'est mon luxe, et celui-la en vaut bien un autre." Douee d'un sens pratique opiniatre, elle etait en tout le guide de son mari. Chaque soir, a table, et puis dans leur lit, ils causaient longuement des affaires du bureau, et, bien qu'elle eut vingt ans de moins que lui, il se confiait a elle comme a un directeur de conscience, et suivait en tout ses conseils. Elle n'avait jamais ete jolie; elle etait laide maintenant, de petite taille et maigrelette. L'inhabilete de sa veture avait toujours fait disparaitre ses faibles attributs feminins qui auraient du saillir avec art sous un habillage bien entendu. Ses jupes semblaient sans cesse tournees d'un cote; et elle se grattait souvent, n'importe ou, avec indifference du public, par une sorte de manie qui touchait au tic. Le seul ornement qu'elle se permit consistait en une profusion de rubans de soie entremeles sur les bonnets pretentieux qu'elle avait coutume de porter chez elle. Aussitot qu'elle apercut son mari, elle se leva, et, l'embrassant sur ses favoris:--"As-tu pense a Potin, mon ami?" (C'etait pour une commission qu'il avait promis de faire.) Mais il tomba atterre sur un siege; il venait encore d'oublier pour la quatrieme fois:--"C'est une fatalite, disait-il, c'est une fatalite; j'ai beau y penser toute la journee, quand le soir vient j'oublie toujours." Mais comme il semblait desole, elle le consola:--"Tu y songeras demain, voila tout. Rien de neuf au ministere? --Si, une grande nouvelle: encore un ferblantier nomme sous-chef. Elle devint tres serieuse: --A quel bureau? --Au bureau des achats exterieurs. Elle se fachait: --A la place de Ramon alors, juste celle que je voulais pour toi; et lui, Ramon? a la retraite? Il balbutia:--"A la retraite." Elle devint rageuse, le bonnet partit sur l'epaule: --C'est fini, vois-tu, cette boite-la, rien a faire la dedans maintenant. Et comment s'appelle-t-il, ton commissaire? --Bonassot. Elle prit l'Annuaire de la marine, qu'elle avait toujours sous la main, et chercha: "Bonassot.--Toulon.--Ne en 1851.--Eleve-commissaire en 1871, Sous-commissaire en 1875." --A-t-il navigue, celui-la? A cette question, Caravan se rasserena. Une gaiete lui vint qui secouait son ventre:--"Comme Balin, juste comme Balin, son chef." Et il ajouta, dans un rire plus fort, une vieille plaisanterie que tout le ministere trouvait delicieuse:--"Il ne faudrait pas les envoyer par eau inspecter la station navale du Point-du-Jour, ils seraient malades sur les bateaux-mouches." Mais elle restait grave comme si elle n'avait pas entendu, puis elle murmura en se grattant lentement le menton:--"Si seulement on avait un depute dans sa manche? Quand la Chambre saura tout ce qui se passe la dedans, le ministre sautera du coup ..." Des cris eclaterent dans l'escalier, coupant sa phrase. Marie-Louise et Philippe-Auguste, qui revenaient du ruisseau, se flanquaient, de marche en marche, des gifles et des coups de pied. Leur mere s'elanca, furieuse, et, les prenant chacun par un bras, elle les jeta dans l'appartement en les secouant avec vigueur. Sitot qu'ils apercurent leur pere, ils se precipiterent sur lui, et il les embrassa tendrement, longtemps; puis, s'asseyant, les prit sur ses genoux et fit la causette avec eux. Philippe-Auguste etait un vilain mioche, depeigne, sale des pieds a la tete, avec une figure de cretin. Marie-Louise ressemblait a sa mere deja, parlait comme elle, repetant ses paroles, l'imitant meme en ses gestes. Elle dit aussi:--"Quoi de neuf au ministere?" Il lui repondit gaiement:--"Ton ami Ramon, qui vient diner ici tous les mois, va nous quitter, fifille. Il y a un nouveau sous-chef a sa place." Elle leva les yeux sur son pere, et, avec une commiseration d'enfant precoce:--"Encore un qui t'a passe sur le dos, alors." Il finit de rire et ne repondit pas; puis, pour faire diversion, s'adressant a sa femme qui nettoyait maintenant les vitres:--"La maman va bien, la-haut?" Mme Caravan cessa de frotter, se retourna, redressa son bonnet tout a fait parti dans le dos, et, la levre tremblante;--"Ah! oui, parlons-en de ta mere! Elle m'en a fait une jolie! Figure-toi que tantot Mme Lebaudin, la femme du coiffeur, est montee pour m'emprunter un paquet d'amidon, et comme j'etais sortie, ta mere l'a chassee en la traitant de "mendiante". Aussi je l'ai arrangee, la vieille. Elle a fait semblant de ne pas entendre comme toujours quand on lui dit ses verites, mais elle n'est pas plus sourde que moi, vois-tu; c'est de la frime, tout ca; et la preuve, c'est qu'elle est remontee dans sa chambre, aussitot, sans dire un mot." Caravan, confus, se taisait, quand la petite bonne se precipita pour annoncer le diner. Alors, afin de prevenir sa mere, il prit un manche a balai toujours cache dans un coin et frappa trois coups au plafond. Puis on passa dans la salle, et Mme Caravan la jeune servit le potage, en attendant la vieille. Elle ne venait pas, et la soupe refroidissait. Alors on se mit a manger tout doucement; puis, quand les assiettes furent vides, on attendit encore. Mme Caravan, furieuse, s'en prenait a son mari:--"Elle le fait expres, sais-tu. Aussi tu la soutiens toujours." Lui, fort perplexe, pris entre les deux, envoya Marie-Louise chercher grand'maman, et il demeura immobile, les yeux baisses, tandis que sa femme tapait rageusement le pied de son verre avec le bout de son couteau. Soudain la porte s'ouvrit, et l'enfant seule reapparut tout essoufflee et fort pale; elle dit tres vite:--"Grand'maman est tombee par terre." Caravan, d'un bond, fut debout, et, jetant sa serviette sur la table, il s'elanca dans l'escalier, ou son pas lourd et precipite retentit, pendant que sa femme, croyant a une ruse mechante de sa belle-mere, s'en venait plus doucement en haussant avec mepris les epaules. La vieille gisait tout de son long sur la face au milieu de la chambre, et, lorsque son fils l'eut retournee, elle apparut, immobile et seche, avec sa peau jaunie, plissee, tannee, ses yeux clos, ses dents serrees, et tout son corps maigre raidi. Caravan, a genoux pres d'elle, gemissait:--"Ma pauvre mere, ma pauvre mere!" Mais l'autre Mme Caravan, apres l'avoir consideree un instant, declara:--"Bah! elle a encore une syncope, voila tout; c'est pour nous empecher de diner, sois-en sur." On porta le corps sur le lit, on le deshabilla completement; et tous, Caravan, sa femme, la bonne, se mirent a le frictionner. Malgre leurs efforts, elle ne reprit pas connaissance. Alors on envoya Rosalie chercher le _docteur_ Chenet. Il habitait sur le quai, vers Suresnes. C'etait loin, l'attente fut longue. Enfin il arriva, et, apres avoir considere, palpe, ausculte la vieille femme, il prononca:--"C'est la fin." Caravan s'abattit sur le corps, secoue par des sanglots precipites; et il baisait convulsivement la figure rigide de sa mere en pleurant avec tant d'abondance que de grosses larmes tombaient comme des gouttes d'eau sur le visage de la morte. Mme Caravan la jeune eut une crise convenable de chagrin, et, debout derriere son mari, elle poussait de faibles gemissements en se frottant les yeux avec obstination. Caravan, la face bouffie, ses maigres cheveux en desordre, tres laid dans sa douleur vraie, se redressa soudain:--"Mais ... etes-vous sur, docteur ... etes-vous bien sur?..." L'officier de sante s'approcha rapidement, et maniant le cadavre avec une dexterite professionnelle, comme un negociant qui ferait valoir sa marchandise:--"Tenez, mon bon, regardez l'oeil." Il releva la paupiere, et le regard de la vieille femme reapparut sous son doigt, nullement change, avec la pupille un peu plus large peut-etre. Caravan recut un coup dans le coeur, et une epouvante lui traversa les os. M. Chenet prit le bras crispe, forca les doigts pour les ouvrir, et, l'air furieux comme en face d'un contradicteur:--"Mais regardez-moi cette main, je ne m'y trompe jamais, soyez tranquille." Caravan retomba vautre sur le lit, beuglant presque; tandis que sa femme, pleurnichant toujours, faisait les choses necessaires. Elle approcha la table de nuit sur laquelle elle etendit une serviette, posa dessus quatre bougies qu'elle alluma, prit un rameau de buis accroche derriere la glace de la cheminee et le posa entre les bougies dans une assiette qu'elle emplit d'eau claire, n'ayant point d'eau benite. Mais, apres une reflexion rapide, elle jeta dans cette eau une pincee de sel, s'imaginant sans doute executer la une sorte de consecration. Lorsqu'elle eut termine la figuration qui doit accompagner la Mort, elle resta debout, immobile. Alors l'officier de sante, qui l'avait aidee a disposer les objets, lui dit tout bas:--"Il faut emmener Caravan." Elle fit un signe d'assentiment, et s'approchant de son mari qui sanglotait, toujours a genoux, elle le souleva par un bras, pendant que M. Chenet le prenait par l'autre. On l'assit d'abord sur une chaise, et sa femme, le baisant au front, le sermonna. L'officier de sante appuyait ses raisonnements, conseillant la fermete, le courage, la resignation, tout ce qu'on ne peut garder dans ces malheurs foudroyants. Puis tous deux le prirent de nouveau sous les bras et l'emmenerent. Il larmoyait comme un gros enfant, avec des hoquets convulsifs, avachi, les bras pendants, les jambes molles; et il descendit l'escalier sans savoir ce qu'il faisait, remuant les pieds machinalement. On le deposa dans le fauteuil qu'il occupait toujours a table, devant son assiette presque vide ou sa cuiller encore trempait dans un reste de soupe. Et il resta la, sans un mouvement, l'oeil fixe sur son verre, tellement hebete qu'il demeurait meme sans pensee. Mme Caravan, dans un coin, causait avec le docteur, s'informait des formalites, demandait tous les renseignements pratiques. A la fin, M. Chenet, qui paraissait attendre quelque chose, prit son chapeau et, declarant qu'il n'avait pas dine, fit un salut pour partir. Elle s'ecria: --Comment, vous n'avez pas dine? Mais restez, docteur, restez donc! On va vous servir ce que nous avons; car vous comprenez que nous, nous ne mangerons pas grand'chose." Il refusa, s'excusant; elle insistait: --Comment donc, mais restez. Dans des moments pareils, on est heureux d'avoir des amis pres de soi; et puis, vous deciderez peut-etre mon mari a se reconforter un peu: il a tant besoin de prendre des forces. Le docteur s'inclina, et, deposant son chapeau sur un meuble:--"En ce cas, j'accepte, madame." Elle donna des ordres a Rosalie affolee, puis elle-meme se mit a table, "pour faire semblant de manger, disait-elle, et tenir compagnie au _docteur_". On reprit du potage froid. M. Chenet en redemanda. Puis apparut un plat de gras-double lyonnaise qui repandit un parfum d'oignon, et dont Mme Caravan se decida a gouter.--"Il est excellent," dit le docteur. Elle sourit:--"N'est-ce pas?" Puis se tournant vers son mari:--"Prends-en donc un peu, mon pauvre Alfred, seulement pour te mettre quelque chose dans l'estomac; songe que tu vas passer la nuit!" Il tendit son assiette docilement, comme il aurait ete se mettre au lit si on le lui eut commande, obeissant a tout sans resistance et sans reflexion. Et il mangea. Le docteur, se servant lui-meme, puisa trois fois dans le plat, tandis que Mme Caravan, de temps en temps, piquait un gros morceau au bout de sa fourchette et l'avalait avec une sorte d'inattention etudiee. Quand parut un saladier plein de macaroni, le docteur murmura:--"Bigre! voila une bonne chose." Et Mme Caravan, cette fois, servit tout le monde. Elle remplit meme les soucoupes ou barbotaient les enfants, qui, laisses libres, buvaient du vin pur et s'attaquaient deja, sous la table, a coups de pied. M. Chenet rappela l'amour de Rossini pour ce mets italien; puis tout a coup:--"Tiens! mais ca rime; on pourrait commencer une piece de vers." Le maestro Rossini Aimait le macaroni ... On ne l'ecoutait point. Mme Caravan, devenue soudain reflechie, songeait a toutes les consequences probables de l'evenement; tandis que son mari roulait des boulettes de pain qu'il deposait ensuite sur la nappe, et qu'il regardait fixement d'un air idiot. Comme une soif ardente lui devorait la gorge, il portait sans cesse a sa bouche son verre tout rempli de vin; et sa raison, culbutee deja par la secousse et le chagrin, devenait flottante, lui paraissait danser dans l'etourdissement subit de la digestion commencee et penible. Le docteur, du reste, buvait comme un trou, se grisait visiblement; et Mme Caravan elle-meme, subissant la reaction qui suit tout ebranlement nerveux, s'agitait, troublee aussi, bien qu'elle ne prit que de l'eau, et se sentait la tete un peu brouillee. M. Chenet s'etait mis a raconter des histoires de deces qui lui paraissaient droles. Car dans cette banlieue parisienne, remplie d'une population de province, on retrouve cette indifference du paysan pour le mort, fut-il son pere ou sa mere, cet irrespect, cette ferocite inconsciente si communs dans les campagnes, et si rares a Paris. Il disait:--"Tenez la semaine derniere, rue de Puteaux, on m'appelle, j'accours; je trouve le malade trepasse, et, aupres du lit, la famille qui finissait tranquillement une bouteille d'anisette achetee la veille pour satisfaire un caprice du moribond." Mais Mme Caravan n'ecoutait pas, songeant toujours a l'heritage; et Caravan, le cerveau vide, ne comprenait rien. On servit le cafe, qu'on avait fait tres fort pour se soutenir le moral. Chaque tasse, arrosee de cognac, fit monter aux joues une rougeur subite, mela les dernieres idees de ces esprits vacillants deja. Puis le _docteur_, s'emparant soudain de la bouteille d'eau-de-vie, versa la "_rincette_" a tout le monde. Et, sans parler, engourdis dans la chaleur douce de la digestion, saisis malgre eux par ce bien-etre animal que donne l'alcool apres diner, ils se gargarisaient lentement avec le cognac sucre qui formait un sirop jaunatre au fond des tasses. Les enfants s'etaient endormis et Rosalie les coucha. Alors Caravan, obeissant machinalement au besoin de s'etourdir qui pousse tous les malheureux, reprit plusieurs fois de l'eau-de-vie; et son oeil hebete luisait. Le _docteur_ enfin se leva pour partir; et s'emparant du bras de son ami: --Allons, venez avec moi, dit-il; un peu d'air vous fera du bien; quand on a des ennuis, il ne faut pas s'immobiliser. L'autre obeit docilement, mit son chapeau, prit sa canne, sortit; et tous deux, se tenant par le bras, descendirent vers la Seine sous les claires etoiles. Des souffles embaumes flottaient dans la nuit chaude, car tous les jardins des environs etaient a cette saison pleins de fleurs, dont les parfums, endormis pendant le jour, semblaient s'eveiller a l'approche du soir et s'exhalaient, meles aux brises legeres qui passaient dans l'ombre. L'avenue large etait deserte et silencieuse avec ses deux rangs de becs de gaz allonges jusqu'a l'Arc de Triomphe. Mais la-bas Paris bruissait dans une buee rouge. C'etait une sorte de roulement continu auquel paraissait repondre parfois au loin, dans la plaine, le sifflet d'un train accourant a toute vapeur, ou bien fuyant, a travers la province, vers l'Ocean. L'air du dehors, frappant les deux hommes au visage, les surprit d'abord, ebranla l'equilibre du docteur, et accentua chez Caravan les vertiges qui l'envahissaient depuis le diner. Il allait comme dans un songe, l'esprit engourdi, paralyse, sans chagrin vibrant, saisi par une sorte d'engourdissement moral qui l'empechait de souffrir, eprouvant meme un allegement qu'augmentaient les exhalaisons tiedes epandues dans la nuit. Quand ils furent au pont, ils tournerent a droite, et la riviere leur jeta a la face un souffle frais. Elle coulait, melancolique et tranquille, devant un rideau de hauts peupliers; et des etoiles semblaient nager sur l'eau, remuees par le courant. Une brume fine et blanchatre qui flottait sur la berge de l'autre cote apportait aux poumons une senteur humide; et Caravan s'arreta brusquement, frappe par cette odeur de fleuve qui remuait dans son coeur des souvenirs tres vieux. Et il revit soudain sa mere, autrefois, dans son enfance a lui, courbee a genoux devant leur porte, la-bas, en Picardie, et lavant au mince cours d'eau qui traversait le jardin le linge en tas a cote d'elle. Il entendait son battoir dans le silence tranquille de la campagne, sa voix qui criait:--"Alfred, apporte-moi du savon." Et il sentait cette meme odeur d'eau qui coule, cette meme brume envolee des terres ruisselantes, cette buee marecageuse dont la saveur etait restee en lui, inoubliable, et qu'il retrouvait justement ce soir-la meme ou sa mere venait de mourir. Il s'arreta, raidi dans une reprise de desespoir fougueux. Ce fut comme un eclat de lumiere illuminant d'un seul coup toute l'etendue de son malheur; et la rencontre de ce souffle errant le jeta dans l'abime noir des douleurs irremediables. Il sentit son coeur dechire par cette separation sans fin. Sa vie etait coupee au milieu; et sa jeunesse entiere disparaissait engloutie dans cette mort. Tout l' "_autrefois_" etait fini; tous les souvenirs d'adolescence s'evanouissaient; personne ne pourrait plus lui parler des choses anciennes, des gens qu'il avait connus jadis, de son pays, de lui-meme, de l'intimite de sa vie passee; c'etait une partie de son etre qui avait fini d'exister; a l'autre de mourir maintenant. Et le defile des evocations commenca. Il revoyait "la maman" plus jeune, vetue de robes usees sur elle, portees si longtemps qu'elles semblaient inseparables de sa personne; il la retrouvait dans mille circonstances oubliees: avec des physionomies effacees, ses gestes, ses intonations, ses habitudes, ses manies, ses coleres, les plis de sa figure, les mouvements de ses doigts maigres, toutes ses attitudes familieres qu'elle n'aurait plus. Et, se cramponnant au docteur, il poussa des gemissements. Ses jambes flasques tremblaient; toute sa grosse personne etait secouee par les sanglots, et il balbutiait:--"Ma mere, ma pauvre mere, ma pauvre mere!..." Mais son compagnon, toujours ivre, et qui revait de finir la soiree en des lieux qu'il frequentait secretement, impatiente par cette crise aigue de chagrin, le fit asseoir sur l'herbe de la rive, et presque aussitot le quitta sous pretexte de voir un malade. Caravan pleura longtemps; puis, quand il fut a bout de larmes, quand toute sa souffrance eut pour ainsi dire coule, il eprouva de nouveau un soulagement, un repos, une tranquillite subite. La lune s'etait levee; elle baignait l'horizon de sa lumiere placide. Les grands peupliers se dressaient avec des reflets d'argent, et le brouillard, sur la plaine, semblait de la neige flottante; le fleuve, ou ne nageaient plus les etoiles, mais qui paraissait couvert de nacre, coulait toujours, ride par des frissons brillants. L'air etait doux, la brise odorante. Une mollesse passait dans le sommeil de la terre, et Caravan buvait cette douceur de la nuit; il respirait longuement, croyait sentir penetrer jusqu'a l'extremite de ses membres une fraicheur, un calme, une consolation surhumaine. Il resistait toutefois a ce bien-etre envahissant, se repetait:--"Ma mere, ma pauvre mere", s'excitant a pleurer par une sorte de conscience d'honnete homme; mais il ne le pouvait plus; et aucune tristesse meme ne l'etreignait aux pensees qui, tout a l'heure encore, l'avaient fait si fort sangloter. Alors il se leva pour rentrer, revenant a petits pas, enveloppe dans la calme indifference de la nature sereine, et le coeur apaise malgre lui. Quand il atteignit le pont, il apercut le fanal du dernier tramway pret a partir et, par derriere, les fenetres eclairees du cafe du Globe. Alors un besoin lui vint de raconter la catastrophe a quelqu'un, d'exciter la commiseration, de se rendre interessant. Il prit une physionomie lamentable, poussa la porte de l'etablissement, et s'avanca vers le comptoir ou le patron tronait toujours. Il comptait sur un effet, tout le monde allait se lever, venir a lui, la main tendue:--"Tiens, qu'avez-vous?" Mais personne ne remarqua la desolation de son visage. Alors il s'accouda sur le comptoir et, serrant son front dans ses mains, il murmura: "Mon Dieu, mon Dieu!" Le patron le considera:--"Vous etes malade, monsieur Caravan?"--Il repondit:--"Non, mon pauvre ami; mais ma mere vient de mourir." L'autre lacha un "Ah!" distrait; et comme un consommateur au fond de l'etablissement criait:--"Un bock, s'il vous plait!" il repondit aussitot d'une voix terrible:--"Voila, boum!... on y va," et s'elanca pour servir, laissant Caravan stupefait. Sur la meme table qu'avant diner, absorbes et immobiles, les trois amateurs de dominos jouaient encore. Caravan s'approcha d'eux, en quete de commiseration. Comme aucun ne paraissait le voir, il se decida a parler:--"Depuis tantot, leur dit-il, il m'est arrive un grand malheur." Ils leverent un peu la tete tous les trois en meme temps, mais en gardant l'oeil fixe sur le jeu qu'ils tenaient en main.--"Tiens, quoi donc?"--"Ma mere vient de mourir." Un d'eux murmura:--"Ah! diable" avec cet air faussement navre que prennent les indifferents. Un autre, ne trouvant rien a dire, fit entendre, en hochant le front, une sorte de sifflement triste. Le troisieme se remit au jeu comme s'il eut pense:--"Ce n'est que ca!" Caravan attendait un de ces mots qu'on dit "venus du coeur". Se voyant ainsi recu, il s'eloigna, indigne de leur placidite devant la douleur d'un ami, bien que cette douleur, en ce moment meme, fut tellement engourdie qu'il ne la sentait plus guere. Et il sortit. Sa femme l'attendait en chemise de nuit, assise sur une chaise basse aupres de la fenetre ouverte, et pensant toujours a l'heritage. --Deshabille-toi, dit-elle: nous allons causer quand nous serons au lit. Il leva la tete, et, montrant le plafond de l'oeil:--"Mais ... la-haut ... il n'y a personne."--"Pardon, Rosalie est aupres d'elle, tu iras la remplacer a trois heures du matin, quand tu auras fait un somme." Il resta neanmoins en calecon afin d'etre pret a tout evenement, noua un foulard autour de son crane, puis rejoignit sa femme qui venait de se glisser dans les draps. Ils demeurerent quelque temps assis cote a cote. Elle songeait. Sa coiffure, meme a cette heure, etait agrementee d'un noeud rose et penchee un peu sur une oreille, comme par suite d'une invincible habitude de tous les bonnets qu'elle portait. Soudain, tournant la tete vers lui:--"Sais-tu si ta mere a fait un testament?" dit-elle. Il hesita:--"Je ... je ... ne crois pas ... Non, sans doute, elle n'en a pas fait." Mme Caravan regarda son mari dans les yeux, et, d'une voix basse et rageuse:--"C'est une indignite, vois-tu; car enfin voila dix ans que nous nous decarcassons a la soigner, que nous la logeons, que nous la nourrissons! Ce n'est pas ta soeur qui en aurait fait autant pour elle, ni moi non plus si j'avais su comment j'en serais recompensee! Oui, c'est une honte pour sa memoire! Tu me diras qu'elle payait pension: c'est vrai; mais les soins de ses enfants, ce n'est pas avec de l'argent qu'on les paye: on les reconnait par testament apres la mort. Voila comment se conduisent les gens honorables. Alors, moi, j'en ai ete pour ma peine et pour mes tracas! Ah! c'est du propre! c'est du propre!" Caravan, eperdu, repetait:--"Ma cherie, ma cherie, je t'en prie, je t'en supplie." A la longue, elle se calma, et revenant au ton de chaque jour, elle reprit:--"Demain matin, il faudra prevenir ta soeur." Il eut un sursaut:--"C'est vrai, je n'y avais pas pense; des le jour j'enverrai une depeche." Mais elle l'arreta, en femme qui a tout prevu.--"Non, envoie-la seulement de dix a onze, afin que nous ayons le temps de nous retourner avant son arrivee. De Charenton ici elle en a pour deux heures au plus. Nous dirons que tu as perdu la tete. En prevenant dans la matinee, on ne se mettra pas dans la commise!" Mais Caravan se frappa le front, et, avec l'intonation timide qu'il prenait toujours en parlant de son chef dont la pensee meme le faisait trembler:--"Il faut aussi prevenir au ministere," dit-il. Elle repondit:--"Pourquoi prevenir? Dans des occasions comme ca, on est toujours excusable d'avoir oublie. Ne previens pas, crois-moi; ton chef ne pourra rien dire et tu le mettras dans un rude embarras."--"Oh! ca, oui, dit-il, et dans une fameuse colere quand il ne me verra point venir. Oui, tu as raison, c'est une riche idee. Quand je lui annoncerai que ma mere est morte, il sera bien force de se taire." Et l'employe, ravi de la farce, se frottait les mains en songeant a la tete de son chef, tandis qu'au-dessus de lui le corps de la vieille gisait a cote de la bonne endormie. Mme Caravan devenait soucieuse, comme obsedee par une preoccupation difficile a dire. Enfin elle se decida:--"Ta mere t'avait bien donne sa pendule, n'est-ce pas, la jeune fille au bilboquet?" Il chercha dans sa memoire et repondit:--"Oui, oui; elle m'a dit (mais il y a longtemps de cela, c'est quand elle est venue ici), elle m'a dit: Ce sera pour toi, la pendule, si tu prends bien soin de moi." Mme Caravan tranquillisee se rasserena:--"Alors, vois-tu, il faut aller la chercher, parce que, si nous laissons venir ta soeur, elle nous empechera de la prendre." Il hesitait:--"Tu crois?..." Elle se facha:--"Certainement que je le crois; une fois ici, ni vu ni connu: c'est a nous. C'est comme pour la commode de sa chambre, celle qui a un marbre: elle me l'a donnee, a moi, un jour qu'elle etait de bonne humeur. Nous la descendrons en meme temps." Caravan semblait incredule.--"Mais, ma chere, c'est une grande responsabilite!" Elle se tourna vers lui, furieuse:--"Ah! vraiment! Tu ne changeras donc jamais? Tu laisserais tes enfants mourir de faim, toi, plutot que de faire un mouvement. Du moment qu'elle me l'a donnee, cette commode, c'est a nous, n'est-ce pas? Et si ta soeur n'est pas contente, elle me le dira, a moi! Je m'en moque bien de ta soeur. Allons, leve-toi, que nous apportions tout de suite ce que ta mere nous a donne." Tremblant et vaincu, il sortit du lit, et, comme il passait sa culotte, elle l'en empecha:--"Ce n'est pas la peine de t'habiller, va, garde ton calecon, ca suffit; j'irai bien comme ca, moi." Et tous deux, en toilette de nuit, partirent, monterent l'escalier sans bruit, ouvrirent la porte avec precaution et entrerent dans la chambre ou les quatre bougies allumees autour de l'assiette au buis benit semblaient seules garder la vieille en son repos rigide; car Rosalie, etendue dans son fauteuil, les jambes allongees, les mains croisees, sur sa jupe, la tete tombee de cote, immobile aussi et la bouche ouverte, dormait en ronflant un peu. Caravan prit la pendule. C'etait un de ces objets grotesques comme en produisit beaucoup l'art imperial. Une jeune fille en bronze dore, la tete ornee de fleurs diverses, tenait a la main un bilboquet dont la boule servait de balancier.--"Donne-moi ca, lui dit sa femme, et prends le marbre de la commode." Il obeit en soufflant et il percha le marbre sur son epaule avec un effort considerable. Alors le couple partit. Caravan se baissa sous la porte, se mit a descendre en tremblant l'escalier, tandis que sa femme, marchant a reculons, l'eclairait d'une main, ayant la pendule sous l'autre bras. Lorsqu'ils furent chez eux, elle poussa un grand soupir.--"Le plus gros est fait, dit-elle; allons chercher le reste." Mais les tiroirs du meuble etaient tout pleins des bardes de la vieille. Il fallait bien cacher cela quelque part. Mme Caravan eut une idee:--"Va donc prendre le coffre a bois en sapin qui est dans le vestibule; il ne vaut pas quarante sous, on peut bien le mettre ici." Et quand le coffre fut arrive, on commenca le transport. Ils enlevaient, l'un apres l'autre, les manchettes, les collerettes, les chemises, les bonnets, toutes les pauvres nippes de la bonne femme etendue la, derriere eux, et les disposaient methodiquement dans le coffre a bois de facon a tromper Mme Braux, l'autre enfant de la defunte, qui viendrait le lendemain. Quand ce fut fini, on descendit d'abord les tiroirs, puis le corps du meuble en le tenant chacun par un bout; et tous deux chercherent pendant longtemps a quel endroit il ferait le mieux. On se decida pour la chambre, en face du lit, entre les deux fenetres. Une fois la commode en place, Mme Caravan l'emplit de son propre linge. La pendule occupa la cheminee de la salle; et le couple considera l'effet obtenu. Ils en furent aussitot enchantes:--"Ca fait tres bien," dit-elle. Il repondit:--"Oui, tres Bien." Alors ils se coucherent. Elle souffla la bougie; et tout le monde bientot dormit aux deux etages de la maison. Il etait deja grand jour lorsque Caravan rouvrit les yeux. Il avait l'esprit confus a son reveil, et il ne se rappela l'evenement qu'au bout de quelques minutes. Ce souvenir lui donna un grand coup dans la poitrine; et il sauta du lit, tres emu de nouveau, pret a pleurer. Il monta bien vite a la chambre au-dessus, ou Rosalie dormait encore, dans la meme posture que la veille n'ayant fait qu'un somme de toute la nuit. Il la renvoya a son ouvrage, remplaca les bougies consumees, puis il considera sa mere en roulant dans son cerveau ces apparences de pensees profondes, ces banalites religieuses et philosophiques qui hantent les intelligences moyennes en face de la mort. Mais comme sa femme l'appelait, il descendit. Elle avait dresse une liste des choses a faire dans la matinee, et elle lui remit cette nomenclature dont il fut epouvante. Il lut: 1 deg. Faire la declaration a la mairie; 2 deg. Demander le medecin des morts; 3 deg. Commander le cercueil; 4 deg. Passera l'eglise; 5 deg. Aux pompes funebres; 6 deg. A l'imprimerie pour les lettres; 7 deg. Chez le notaire; 8 deg. Au telegraphe pour avertir la famille. Plus une multitude de petites commissions. Alors il prit son chapeau et s'eloigna. Or, la nouvelle s'etant repandue, les voisines commencaient a arriver et demandaient a voir la morte. Chez le coiffeur, au rez-de-chaussee, une scene avait meme eu lieu a ce sujet entre la femme et le mari pendant qu'il rasait un client. La femme, tout en tricotant un bas, murmura:--"Encore une de moins, et une avare, celle-la, comme il n'y en avait pas beaucoup. Je ne l'aimais guere, c'est vrai; il faudra tout de meme que j'aille la voir." Le mari grogna, tout en savonnant le menton du patient:--"En voila, des fantaisies! Il n'y a que les femmes pour ca. Ce n'est pas assez de vous embeter pendant la vie, elles ne peuvent seulement pas vous laisser tranquille apres la mort."--Mais son epouse, sans se deconcerter, reprit:--"C'est plus fort que moi; faut que j'y aille. Ca me tient depuis ce matin. Si je ne la voyais pas, il me semble que j'y penserais toute ma vie. Mais quand je l'aurai bien regardee pour prendre sa figure, je serai satisfaite apres." L'homme au rasoir haussa les epaules et confia au monsieur dont il grattait la joue:--"Je vous demande un peu quelles idees ca vous a, ces sacrees femelles! Ce n'est pas moi qui m'amuserais a voir un mort!"--Mais sa femme l'avait entendu, et elle repondit sans se troubler:--"C'est comme ca, c'est comme ca."--Puis, posant son tricot sur le comptoir, elle monta au premier etage. Deux voisines etaient deja venues et causaient de l'accident avec Mme Caravan, qui racontait les details. On se dirigea vers la chambre mortuaire. Les quatre femmes entrerent a pas de loup, aspergerent le drap l'une apres l'autre avec l'eau salee, s'agenouillerent, firent le signe de la croix en marmottant une priere, puis, s'etant relevees, les yeux agrandis, la bouche entr'ouverte, considererent longuement le cadavre, pendant que la belle-fille de la morte, un mouchoir sur la figure, simulait un hoquet desespere. Quand elle se retourna pour sortir, elle apercut, debout pres de la porte, Marie-Louise et Philippe-Auguste, tous deux en chemise, qui regardaient curieusement. Alors, oubliant son chagrin de commande, elle se precipita sur eux, la main levee, en criant d'une voix rageuse:--"Voulez-vous bien filer, bougres de polissons!" Etant remontee dix minutes plus tard avec une fournee d'autres voisines, apres avoir de nouveau secoue le buis sur sa belle-mere, prie, larmoye, accompli tous ses devoirs, elle retrouva ses deux enfants revenus ensemble derriere elle. Elle les talocha encore par conscience; mais, la fois suivante, elle n'y prit plus garde; et, a chaque retour de visiteurs, les deux mioches suivaient toujours, s'agenouillant aussi dans un coin et repetant invariablement tout ce qu'ils voyaient faire a leur mere. Au commencement de l'apres-midi, la foule des curieuses diminua. Bientot il ne vint plus personne. Mme Caravan, rentree chez elle, s'occupait a tout preparer pour la ceremonie funebre; et la morte resta solitaire. La fenetre de la chambre etait ouverte. Une chaleur torride entrait avec des bouffees de poussiere; les flammes des quatre bougies s'agitaient aupres du corps immobile; et sur le drap, sur la face aux yeux fermes, sur les deux mains allongees, des petites mouches grimpaient, allaient, venaient, se promenaient sans cesse, visitaient la vieille, attendant leur heure prochaine. Mais Marie-Louise et Philippe-Auguste etaient repartis vagabonder dans l'avenue. Ils furent bientot entoures de camarades, de petites filles surtout, plus eveillees, flairant plus vite tous les mysteres de la vie. Et elles interrogeaient comme les grandes personnes.--"Ta grand'maman est morte?"--"Oui, hier au soir."--"Comment c'est, un mort?"--Et Marie-Louise expliquait, racontait les bougies, le buis, la figure. Alors une grande curiosite s'eveilla chez tous les enfants; et ils demanderent aussi a monter chez la trepassee. Aussitot, Marie-Louise organisa un premier voyage, cinq filles et deux garcons: les plus grands, les plus hardis. Elle les forca a retirer leurs souliers pour ne point etre decouverts; la troupe se faufila dans la maison et monta lestement comme une armee de souris. Une fois dans la chambre, la fillette, imitant sa mere, regla le ceremonial. Elle guida solennellement ses camarades, s'agenouilla, fit le signe de la croix, remua les levres, se releva, aspergea le lit, et pendant que les enfants, en un tas serre, s'approchaient, effrayes, curieux et ravis pour contempler le visage et les mains, elle se mit soudain a simuler des sanglots en se cachant les yeux dans son petit mouchoir. Puis, consolee brusquement en songeant a ceux qui attendaient devant la porte, elle entraina, en courant, tout son monde pour ramener bientot un autre groupe, puis un troisieme; car tous les galopins du pays, jusqu'aux petits mendiants en loques, accouraient a ce plaisir nouveau; et elle recommencait chaque fois les simagrees maternelles avec une perfection absolue. A la longue, elle se fatigua. Un autre jeu entraina les enfants au loin; et la vieille grand'mere demeura seule, oubliee tout a fait, par tout le monde. L'ombre emplit la chambre, et sur sa figure seche et ridee la flamme remuante des lumieres faisait danser des clartes. Vers huit heures Caravan monta, ferma la fenetre et renouvela les bougies. Il entrait maintenant d'une facon tranquille, accoutume deja a considerer le cadavre comme s'il etait la depuis des mois. Il constata meme qu'aucune decomposition n'apparaissait encore, et il en fit la remarque a sa femme au moment ou ils se mettaient a table pour diner. Elle repondit:--"Tiens, elle est en bois; elle se conserverait un an." On mangea le potage sans prononcer une parole. Les enfants, laisses libres tout le jour, extenues de fatigue, sommeillaient sur leurs chaises et tout le monde restait silencieux. Soudain la clarte de la lampe baissa. Mme Caravan aussitot remonta la clef; mais l'appareil rendit un son creux, un bruit de gorge prolonge, et la lumiere s'eteignit. On avait oublie d'acheter de l'huile! Aller chez l'epicier retarderait le diner, on chercha des bougies; mais il n'y en avait plus d'autres que celles allumees en haut sur la table de nuit. Mme Caravan, prompte en ses decisions, envoya bien vite Marie-Louise en prendre deux; et l'on attendait dans l'obscurite. On entendait distinctement les pas de la fillette qui montait l'escalier. Il y eut ensuite un silence de quelques secondes; puis l'enfant redescendit precipitamment. Elle ouvrit la porte, effaree, plus emue encore que la veille en annoncant la catastrophe, et elle murmura, suffoquant;--"Oh! papa, grand'maman s'habille!" Caravan se dressa avec un tel sursaut que sa chaise alla rouler contre le mur. Il balbutia:--"Tu dis?... Qu'est-ce que tu dis la?..." Mais Marie-Louise, etranglee par l'emotion, repeta:--"Grand' ... grand' ... grand'maman s'habille ... elle va descendre." Il s'elanca dans l'escalier follement, suivi de sa femme abasourdie; mais devant la porte du second il s'arreta, secoue par l'epouvante, n'osant pas entrer. Qu'allait-il voir?--Mme Caravan, plus hardie, tourna la serrure et penetra dans la chambre. La piece semblait devenue plus sombre; et, au milieu, une grande forme maigre remuait. Elle etait debout, la vieille; et en s'eveillant du sommeil lethargique, avant meme que la connaissance lui fut en plein revenue, se tournant de cote et se soulevant sur un coude, elle avait souffle trois des bougies qui brulaient pres du lit mortuaire. Puis, reprenant des forces, elle s'etait levee pour chercher ses hardes. Sa commode partie l'avait troublee d'abord, mais peu a peu elle avait retrouve ses affaires tout au fond du coffre a bois, et s'etait tranquillement habillee. Ayant ensuite vide l'assiette remplie d'eau, replace le buis derriere la glace et remis les chaises a leur place, elle etait prete a descendre, quand apparurent devant elle son fils et sa belle-fille. Caravan se precipita, lui saisit les mains, l'embrassa, les larmes aux yeux; tandis que sa femme, derriere lui, repetait d'un air hypocrite:--"Quel bonheur, oh! quel bonheur!" Mais la vieille, sans s'attendrir, sans meme avoir l'air de comprendre, raide comme une statue, et l'oeil glace, demanda seulement:--"Le diner est-il bientot pret?"--Il balbutia, perdant la tete:--"Mais oui, maman, nous t'attendions."--Et, avec un empressement inaccoutume, il prit son bras, pendant que Mme Caravan la jeune saisissait la bougie, les eclairait, descendant l'escalier devant eux, a reculons et marche a marche, comme elle avait fait, la nuit meme, devant son mari qui portait le marbre. En arrivant au premier etage, elle faillit se heurter contre des gens qui montaient. C'etait la famille de Charenton, Mme Braux suivie de son epoux. La femme, grande, grosse, avec un ventre d'hydropique qui rejetait le torse en arriere, ouvrait des yeux effares, prete a fuir. Le mari, un cordonnier socialiste, petit homme poilu jusqu'au nez, tout pareil a un singe, murmura sans s'emouvoir:--"Eh bien, quoi? Elle ressuscite!" Aussitot que Mme Caravan les eut reconnus, elle leur fit des signes desesperes; puis, tout haut:--"Tiens! comment!... vous voila! Quelle bonne surprise!" Mais Mme Braux, abasourdie, ne comprenait pas; elle repondit a demi-voix:--"C'est votre depeche qui nous a fait venir, nous croyions que c'etait fini." Son mari, derriere elle, la pincait pour la faire taire. Il ajouta avec un rire malin cache dans sa barbe epaisse:--"C'est bien aimable a vous de nous avoir invites. Nous sommes venus tout de suite,"--faisant allusion ainsi a l'hostilite qui regnait depuis longtemps entre les deux menages. Puis, comme la vieille arrivait aux dernieres marches, il s'avanca vivement et frotta contre ses joues le poil qui lui couvrait la face, en criant dans son oreille, a cause de sa surdite:--"Ca va bien, la mere, toujours solide, hein?" Mme Braux, dans sa stupeur de voir bien vivante celle qu'elle s'attendait a retrouver morte, n'osait pas meme l'embrasser; et son ventre enorme encombrait tout le palier, empechant les autres d'avancer. La vieille, inquiete et soupconneuse, mais sans parler jamais, regardait tout ce monde autour d'elle; et son petit oeil gris, scrutateur et dur, se fixait tantot sur l'un, tantot sur l'autre, plein de pensees visibles qui genaient ses enfants. Caravan dit, pour expliquer:--"Elle a ete un peu souffrante, mais elle va bien maintenant, tout a fait bien, n'est-ce pas, mere?" Alors la bonne femme, se remettant en marche, repondit de sa voix cassee, comme lointaine:--"C'est une syncope; je vous entendais tout le temps." Un silence embarrasse suivit. On penetra dans la salle; puis on s'assit devant un diner improvise en quelques minutes. Seul, M. Braux avait garde son aplomb. Sa figure de gorille mechant grimacait; et il lachait des mots a double sens qui genaient visiblement tout le monde. Mais a chaque instant le timbre du vestibule sonnait; et Rosalie eperdue venait chercher Caravan qui s'elancait en jetant sa serviette. Son beau-frere lui demanda meme si c'etait son jour de reception. Il balbutia:--"Non, des commissions, rien du tout." Puis, comme on apportait un paquet, il l'ouvrit etourdiment, et des lettres de faire part, encadrees de noir, apparurent. Alors, rougissant jusqu'aux yeux, il referma l'enveloppe et l'engloutit dans son gilet. Sa mere ne l'avait pas vu; elle regardait obstinement sa pendule dont le bilboquet dore se balancait sur la cheminee. Et l'embarras grandissait au milieu d'un silence glacial. Alors la vieille, tournant vers sa fille sa face ridee de sorciere, eut dans les yeux un frisson de malice et prononca:--"Lundi, tu m'ameneras ta petite, je yeux la voir." Mme Braux, la figure illuminee, cria:--"Oui maman,"--tandis que Mme Caravan la jeune, devenue pale, defaillait d'angoisse. Cependant, les deux hommes, peu a peu, se mirent a causer; et ils entamerent, a propos de rien, une discussion politique. Braux, soutenant les doctrines revolutionnaires et communistes, se demenait, les yeux allumes dans son visage poilu, criant:--"La propriete, monsieur, c'est un vol au travailleur;--la terre appartient a tout le monde;--l'heritage est une infamie et une honte!..."--Mais il s'arreta brusquement, confus comme un homme qui vient de dire une sottise; puis, d'un ton plus doux, il ajouta:--"Mais ce n'est pas le moment de discuter ces choses-la." La porte s'ouvrit; le _docteur_ Chenet parut. Il eut une seconde d'effarement, puis il reprit contenance, et s'approchant de la vieille femme:--"Ah! ah! la maman! ca va bien aujourd'hui. Oh! je m'en doutais, voyez-vous; et je me disais a moi-meme tout a l'heure, en montant l'escalier: Je parie qu'elle sera debout, l'ancienne."--Et lui tapant doucement dans le dos:--"Elle est solide comme le Pont-Neuf; elle nous enterrera tous, vous verrez." Il s'assit, acceptant le cafe qu'on lui offrait, et se mela bientot a la conversation des deux hommes, approuvant Braux, car il avait ete lui-meme compromis dans la Commune. Or, la vieille, se sentant fatiguee, voulut partir. Caravan se precipita. Alors elle le fixa dans les yeux et lui dit:--"Toi, tu vas me remonter tout de suite ma commode et ma pendule."--Puis, comme il begayait:--"Oui, maman,"--elle prit le bras de sa fille et disparut avec elle. Les deux Caravan demeurerent effares, muets, effondres dans un affreux desastre, tandis que Braux se frottait les mains en sirotant son cafe. Soudain Mme Caravan, affolee de colere, s'elanca sur lui, hurlant:--"Vous etes un valeur, un gredin; une canaille.... Je vous crache a la figure, je vous ... je vous ..." Elle ne trouvait rien, suffoquant; mais lui, riait, buvant toujours. Puis, comme sa femme revenait justement, elle s'elanca vers sa belle-soeur; et toutes deux, l'une enorme avec son ventre menacant, l'autre epileptique et maigre, la voix changee, la main tremblante, s'envoyerent a pleine gueule des hottees d'injures. Chenet et Braux s'interposerent, et ce dernier, poussant sa moitie par les epaules, la jeta dehors en criant:--"Va donc, bourrique, tu brais trop!" Et on les entendit dans la rue qui se chamaillaient en s'eloignant. M. Chenet prit conge. Les Caravan resterent face a face. Alors l'homme tomba sur une chaise avec une sueur froide aux tempes, et murmura:--"Qu'est-ce que je vais dire a mon chef?" LE PAPA DE SIMON Midi finissait de sonner. La porte de l'ecole s'ouvrit, et les gamins se precipiterent en se bousculant pour sortir plus vite. Mais au lieu de se disperser rapidement et de rentrer diner, comme ils le faisaient chaque jour, ils s'arreterent a quelques pas, se reunirent par groupes et se mirent a chuchoter. C'est que, ce matin-la, Simon, le fils de la Blanchotte, etait venu a la classe pour la premiere fois. Tous avaient entendu parler de la Blanchotte dans leurs familles; et quoiqu'on lui fit bon accueil en public, les meres la traitaient entre elles avec une sorte de compassion un peu meprisante qui avait gagne les enfants sans qu'ils sussent du tout pourquoi. Quant a Simon, ils ne le connaissaient pas, car il ne sortait jamais, et il ne galopinait point avec eux dans les rues du village ou sur les bords de la riviere. Aussi ne l'aimaient-ils guere; et c'etait avec une certaine joie, melee d'un etonnement considerable, qu'ils avaient accueilli et qu'ils s'etaient repete l'un a l'autre cette parole dite par un gars de quatorze ou quinze ans qui paraissait en savoir long tant il clignait finement des yeux: --Vous savez.... Simon ... eh bien, il n'a pas de papa. Le fils de la Blanchotte parut a son tour sur le seuil de l'ecole. Il avait sept ou huit ans. Il etait un peu palot, tres propre, avec l'air timide, presque gauche. Il s'en retournait chez sa mere quand les groupes de ses camarades, chuchotant toujours et le regardant avec les yeux malins et cruels des enfants qui meditent un mauvais coup, l'entourerent peu a peu et finirent par l'enfermer tout a fait. Il restait la, plante au milieu d'eux, surpris et embarrasse, sans comprendre ce qu'on allait lui faire. Mais le gars qui avait apporte la nouvelle, enorgueilli du succes obtenu deja, lui demanda: --Comment t'appelles-tu, toi? Il repondit:--"Simon." --Simon quoi? reprit l'autre. L'enfant repeta tout confus:--"Simon." Le gars lui cria:--"On s'appelle Simon quelque chose.. c'est pas un nom ca ... Simon." Et lui, pret a pleurer, repondit pour la troisieme fois: --Je m'appelle Simon. Les galopins se mirent a rire. Le gars triomphant eleva la voix:--"Vous voyez bien qu'il n'a pas de papa." Un grand silence se fit. Les enfants etaient stupefaits par cette chose extraordinaire, impossible, monstrueuse,--un garcon qui n'a pas de papa;--ils le regardaient comme un phenomene, un etre hors de la nature, et ils sentaient grandir en eux ce mepris, inexplique jusque-la, de leurs meres pour la Blanchotte. Quant a Simon, il s'etait appuye contre un arbre pour ne pas tomber; et il restait comme atterre par un desastre irreparable. Il cherchait a s'expliquer. Mais il ne pouvait rien trouver pour leur repondre, et dementir cette chose affreuse qu'il n'avait pas de papa. Enfin, livide, il leur cria a tout hasard:--"Si, j'en ai un." --Ou est-il? demanda le gars. Simon se tut; il ne savait pas. Les enfants riaient, tres excites; et ces fils des champs, plus proches des betes, eprouvaient ce besoin cruel qui pousse les poules d'une basse-cour a achever l'une d'entre elles aussitot qu'elle est blessee. Simon avisa tout a coup un petit voisin, le fils d'une veuve, qu'il avait toujours vu, comme lui-meme, tout seul avec sa mere. --Et toi non plus, dit-il, tu n'as pas de papa. --Si, repondit l'autre, j'en ai un. --Ou est-il? riposta Simon. --Il est mort, declara l'enfant avec une fierte superbe, il est au cimetiere, mon papa. Un murmure d'approbation courut parmi les garnements, comme si ce fait d'avoir son pere mort au cimetiere eut grandi leur camarade pour ecraser cet autre qui n'en avait point du tout. Et ces polissons, dont les peres etaient, pour la plupart, mechants, ivrognes, voleurs et durs a leurs femmes, se bousculaient en se serrant de plus en plus, comme si eux, les legitimes, eussent voulu etouffer dans une pression celui qui etait hors la loi. L'un, tout a coup, qui se trouvait contre Simon, lui tira la langue d'un air narquois et lui cria: --Pas de papa! pas de papa! Simon le saisit a deux mains aux cheveux et se mit a lui cribler les jambes de coups de pied, pendant qu'il lui mordait la joue cruellement. Il se fit une bousculade enorme. Les deux combattants furent separes, et Simon se trouva frappe, dechire, meurtri, roule par terre, au milieu du cercle des galopins qui applaudissaient. Comme il se relevait, en nettoyant machinalement avec sa main sa petite blouse toute sale de poussiere, quelqu'un lui cria: --Va le dire a ton papa. Alors il sentit dans son coeur un grand ecroulement. Ils etaient plus forts que lui, ils l'avaient battu, et il ne pouvait point leur repondre, car il sentait bien que c'etait vrai qu'il n'avait pas de papa. Plein d'orgueil, il essaya pendant quelques secondes de lutter contre les larmes qui l'etranglaient. Il eut une suffocation, puis, sans cris, il se mit a pleurer par grands sanglots qui le secouaient precipitamment. Alors une joie feroce eclata chez ses ennemis, et naturellement, ainsi que les sauvages dans leurs gaietes terribles, ils se prirent par la main et se mirent a danser en rond autour de lui, et repetant comme un refrain:--"Pas de papa! pas de papa!" Mais Simon tout a coup cessa de sangloter. Une rage l'affola. Il y avait des pierres sous ses pieds; il les ramassa et, de toutes ses forces, les lanca contre ses bourreaux. Deux ou trois furent atteints et se sauverent en criant; et il avait l'air tellement formidable qu'une panique eut lieu parmi les autres. Laches, comme l'est toujours la foule devant un homme exaspere, ils se debanderent et s'enfuirent. Reste seul, le petit enfant sans pere se mit a courir vers les champs, car un souvenir lui etait venu qui avait amene dans son esprit une grande resolution. Il voulait se noyer dans la riviere. Il se rappelait en effet que, huit jours auparavant, un pauvre diable qui mendiait sa vie s'etait jete dans l'eau parce qu'il n'avait plus d'argent. Simon etait la lorsqu'on le repechait; et le triste bonhomme, qui lui semblait ordinairement lamentable, malpropre et laid, l'avait alors frappe par son air tranquille, avec ses joues pales, sa longue barbe mouillee et ses yeux ouverts, tres calmes. On avait dit alentour:--"Il est mort."--Quelqu'un avait ajoute:--"Il est bien heureux maintenant."--Et Simon voulait aussi se noyer, parce qu'il n'avait pas de pere, comme ce miserable qui n'avait pas d'argent. Il arriva tout pres de l'eau et la regarda couler. Quelques poissons folatraient, rapides, dans le courant clair, et, par moments, faisaient un petit bond et happaient des mouches voltigeant a la surface. Il cessa de pleurer pour les voir, car leur manege l'interessait beaucoup. Mais, parfois, comme dans les accalmies d'une tempete passent tout a coup de grandes rafales de vent qui font craquer les arbres et se perdent a l'horizon, cette pensee lui revenait avec une douleur aigue:--"Je vais me noyer parce que je n'ai point de papa." Il faisait tres chaud, tres bon. Le doux soleil chauffait l'herbe. L'eau brillait comme un miroir. Et Simon avait des minutes de beatitude, de cet alanguissement qui suit les larmes, ou il lui venait de grandes envies de s'endormir la, sur l'herbe, dans la chaleur. Une petite grenouille verte sauta sous ses pieds. Il essaya de la prendre. Elle lui echappa. Il la poursuivit et la manqua trois fois de suite. Enfin il la saisit par l'extremite de ses pattes de derriere et il se mit a rire en voyant les efforts que faisait la bete pour s'echapper. Elle se ramassait sur ses grandes jambes, puis, d'une detente brusque, les allongeait subitement, raides comme deux barres; tandis que, l'oeil tout rond avec son cercle d'or, elle battait l'air de ses pattes de devant qui s'agitaient comme des mains. Cela lui rappela un joujou fait avec d'etroites planchettes de bois clouees en zigzag les unes sur les autres, qui, par un mouvement semblable, conduisaient l'exercice de petits soldats piques dessus. Alors, il pensa a sa maison, puis a sa mere, et, pris d'une grande tristesse, il recommenca a pleurer. Des frissons lui passaient dans les membres; il se mit a genoux et recita sa priere comme avant de s'endormir. Mais il ne put l'achever, car des sanglots lui revinrent si presses, si tumultueux, qu'ils l'envahirent tout entier. Il ne pensait plus; il ne voyait plus rien autour de lui et il n'etait occupe qu'a pleurer. Soudain, une lourde main s'appuya sur son epaule et une grosse voix lui demanda:--"Q'est-ce qui te fait donc tant de chagrin, mon bonhomme?" Simon se retourna. Un grand ouvrier qui avait une barbe et des cheveux noirs tout frises le regardait d'un air bon. Il repondit avec des larmes plein les yeux et plein la gorge: --Ils m'ont battu ... parce que ... je ... je ... n'ai pas ... de papa ... pas de papa. --Comment, dit l'homme en souriant, mais tout le monde en a un. L'enfant reprit peniblement au milieu des spasmes de son chagrin:--"Moi ... moi ... je n'en ai pas." Alors l'ouvrier devint grave; il avait reconnu le fils de la Blanchotte, et, quoique nouveau dans le pays, il savait vaguement son histoire. --Allons, dit-il, console-toi, mon garcon, et viens-t'en avec moi chez ta maman. On t'en donnera ... un papa. Ils se mirent en route, le grand tenant le petit par la main, et l'homme souriait de nouveau, car il n'etait pas fache de voir cette Blanchotte, qui etait, contait-on, une des plus belles filles du pays; et il se disait peut-etre, au fond de sa pensee, qu'une jeunesse qui avait failli pouvait bien faillir encore. Ils arriverent devant une petite maison blanche, tres propre. --C'est la, dit l'enfant, et il cria:--"Maman!" Une femme se montra, et l'ouvrier cessa brusquement de sourire, car il comprit tout de suite qu'on ne badinait plus avec cette grande fille pale qui restait severe sur sa porte, comme pour defendre a un homme le seuil de cette maison ou elle avait ete deja trahie par un autre. Intimide et sa casquette a la main, il balbutia: --Tenez, madame, je vous ramene votre petit garcon qui s'etait perdu pres de la riviere. Mais Simon sauta au cou de sa mere et lui dit en se remettant a pleurer: --Non, maman, j'ai voulu me noyer, parce que les autres m'ont battu ... m'ont battu ... parce que je n'ai pas de papa. Une rougeur cuisante couvrit les joues de la jeune femme, et, meurtrie jusqu'au fond de sa chair, elle embrassa son enfant avec violence pendant que des larmes rapides lui coulaient sur la figure. L'homme emu restait la, ne sachant comment partir. Mais Simon soudain courut vers lui et lui dit: --Voulez-vous etre mon papa? Un grand silence se fit. La Blanchotte, muette et torturee de honte, s'appuyait contre le mur, les deux mains sur son coeur. L'enfant, voyant qu'on ne lui repondait point, reprit: --Si vous ne voulez pas, je retournerai me noyer. L'ouvrier prit la chose en plaisanterie et repondit en riant: --Mais oui, je veux bien. --Comment est-ce que tu t'appelles, demanda alors l'enfant, pour que je reponde aux autres quand ils voudront savoir ton nom? --Philippe, repondit l'homme. Simon se tut une seconde pour bien faire entrer ce nom-la dans sa tete, puis il tendit les bras, tout console, en disant: --Eh bien! Philippe, tu es mon papa. L'ouvrier, l'enlevant de terre, l'embrassa brusquement sur les deux joues; puis il s'enfuit tres vite a grandes enjambees. Quand l'enfant entra dans l'ecole, le lendemain, un rire mechant l'accueillit; et a la sortie, lorsque le gars voulut recommencer, Simon lui jeta ces mots a la tete, comme il aurait fait d'une pierre:--"Il s'appelle Philippe, mon papa." Des hurlements de joie jaillirent de tous les cotes: --Philippe qui?... Philippe quoi?... Qu'est-ce que c'est que ca, Philippe?... Ou l'as-tu pris, ton Philippe? Simon ne repondit rien; et, inebranlable dans sa foi, il les defiait de l'oeil, pret a se laisser martyriser plutot que de fuir devant eux. Le maitre d'ecole le delivra et il retourna chez sa mere. Pendant trois mois, le grand ouvrier Philippe passa souvent aupres de la maison de la Blanchotte et, quelquefois, il s'enhardissait a lui parler lorsqu'il la voyait cousant aupres de sa fenetre. Elle lui repondait poliment, toujours grave, sans rire jamais avec lui, et sans le laisser entrer chez elle. Cependant, un peu fat, comme tous les hommes, il s'imagina qu'elle etait souvent plus rouge que de coutume lorsqu'elle causait avec lui. Mais une reputation tombee est si penible a refaire et demeure toujours si fragile, que, malgre la reserve ombrageuse de la Blanchotte, on jasait deja dans le pays. Quant a Simon, il aimait beaucoup son nouveau papa et se promenait avec lui presque tous les soirs, la journee finie. Il allait assidument a l'ecole et passait au milieu de ses camarades fort digne, sans leur repondre jamais. Un jour, pourtant, le gars qui l'avait attaque le premier lui dit: --Tu as menti, tu n'as pas un papa qui s'appelle Philippe. --Pourquoi ca?--demanda Simon tres emu. Le gars se frottait les mains. Il reprit: --Parce que si tu en avais un, il serait le mari de ta maman. Simon se troubla devant la justesse de ce raisonnement, neanmoins il repondit:--"C'est mon papa tout de meme." --Ca se peut bien, dit le gars en ricanant, mais ce n'est pas ton papa tout a fait. Le petit a la Blanchotte courba la tete et s'en alla reveur du cote de la forge au pere Loizon, ou travaillait Philippe. Cette forge etait comme ensevelie sous des arbres. Il y faisait tres sombre; seule, la lueur rouge d'un foyer formidable eclairait par grands reflets cinq forgerons aux bras nus qui frappaient sur leurs enclumes avec un terrible fracas. Ils se tenaient debout, enflammes comme des demons, les yeux fixes sur le fer ardent qu'ils torturaient; et leur lourde pensee montait et retombait avec leurs marteaux. Simon entra sans etre vu et alla tout doucement tirer son ami par la manche. Celui-ci se retourna. Soudain le travail s'interrompit, et tous les hommes regarderent, tres attentifs. Alors, au milieu de ce silence inaccoutume, monta la petite voix frele de Simon. --Dis donc, Philippe, le gars a la Michaude qui m'a conte tout a l'heure que tu n'etais pas mon papa tout a fait. --Pourquoi ca? demanda l'ouvrier. L'enfant repondit avec toute sa naivete: --Parce que tu n'es pas le mari de maman. Personne ne rit. Philippe resta debout, appuyant son front sur le dos de ses grosses mains que supportait le manche de son marteau dresse sur l'enclume. Il revait. Ses quatre compagnons le regardaient et, tout petit entre ces geants, Simon, anxieux, attendait. Tout a coup, un des forgerons, repondant a la pensee de tous, dit a Philippe: --C'est tout de meme une bonne et brave fille que la Blanchotte, et vaillante et rangee malgre son malheur, et qui serait une digne femme pour un honnete homme. --Ca, c'est vrai, dirent les trois autres. L'ouvrier continua: --Est-ce sa faute, a cette fille, si elle a failli? On lui avait promis mariage, et j'en connais plus d'une qu'on respecte bien aujourd'hui et qui en a fait tout autant. --Ca, c'est vrai, repondirent en choeur les trois hommes. Il reprit:--"Ce qu'elle a peine, la pauvre, pour elever son gars toute seule, et ce qu'elle a pleure depuis qu'elle ne sort plus que pour aller a l'eglise, il n'y a que le bon Dieu qui le sait." --C'est encore vrai, dirent les autres. Alors on n'entendit plus que le soufflet qui activait le feu du foyer. Philippe, brusquement, se pencha vers Simon: --"Va dire a ta maman que j'irai lui parler ce soir." Puis il poussa l'enfant dehors par les epaules. Il revint a son travail et, d'un seul coup, les cinq marteaux retomberent ensemble sur les enclumes. Ils battirent ainsi le fer jusqu'a la nuit, forts, puissants, joyeux comme des marteaux satisfaits. Mais, de meme que le bourdon d'une cathedrale resonne dans les jours de fete au-dessus du tintement des autres cloches, ainsi le marteau de Philippe, dominant le fracas des autres, s'abattait de seconde en seconde avec un vacarme assourdissant. Et lui, l'oeil allume, forgeait passionnement, debout dans les etincelles. Le ciel etait plein d'etoiles quand il vint frapper a la porte de la Blanchotte. Il avait sa blouse des dimanches, une chemise fraiche et la barbe faite. La jeune femme se montra sur le seuil et lui dit d'un air peine:--"C'est mal de venir ainsi la nuit tombee, monsieur Philippe." Il voulut repondre, balbutia et resta confus devant elle. Elle reprit:--"Vous comprenez bien pourtant qu'il ne faut plus que l'on parle de moi." Alors, lui, tout a coup: --Qu'est-ce que ca fait, dit-il, si vous voulez etre ma femme! Aucune voix ne lui repondit, mais il crut entendre dans l'ombre de la chambre le bruit d'un corps qui s'affaissait. Il entra bien vite; et Simon, qui etait couche dans son lit, distingua le son d'un baiser et quelques mots que sa mere murmurait bien bas. Puis, tout a coup, il se sentit enleve dans les mains de son ami, et celui-ci, le tenant au bout de ses bras d'hercule, lui cria: --Tu leur diras, a tes camarades, que ton papa c'est Philippe Remy, le forgeron, et qu'il ira tirer les oreilles a tous ceux qui te feront du mal. Le lendemain, comme l'ecole etait pleine et que la classe allait commencer, le petit Simon se leva, tout pale et les levres tremblantes:--"Mon papa, dit-il d'une voix claire, c'est Philippe Remy, le forgeron, et il a promis qu'il tirerait les oreilles a tous ceux qui me feraient du mal." Cette fois, personne ne rit plus, car on le connaissait bien ce Philippe Remy, le forgeron, et c'etait un papa, celui-la, dont tout le monde eut ete fier. UNE PARTIE DE CAMPAGNE On avait projete depuis cinq mois d'aller dejeuner aux environs de Paris, le jour de la fete de Mme Dufour, qui s'appelait Petronille. Aussi, comme on avait attendu cette partie impatiemment, s'etait-on leve de fort bonne heure ce matin-la. M. Dufour, ayant emprunte la voiture du laitier, conduisait lui-meme. La carriole, a deux roues, etait fort propre; elle avait un toit supporte par quatre montants de fer ou s'attachaient des rideaux qu'on avait releves pour voir le paysage. Celui de derriere, seul, flottait au vent, comme un drapeau. La femme, a cote de son epoux, s'epanouissait dans une robe de soie cerise extraordinaire. Ensuite, sur deux chaises, se tenaient une vieille grand'mere et une jeune fille. On apercevait encore la chevelure jaune d'un garcon qui, faute de siege, s'etait etendu tout au fond, et dont la tete seule apparaissait. Apres avoir suivi l'avenue des Champs-Elysees et franchi les fortifications a la porte Maillot, on s'etait mis a regarder la contree. En arrivant au pont de Neuilly, M. Dufour avait dit:--"Voici la campagne, enfin!"--et sa femme, a ce signal, s'etait attendrie sur la nature. Au rond-point de Courbevoie, une admiration les avait saisis devant l'eloignement des horizons. A droite, la-bas, c'etait Argenteuil, dont le clocher se dressait; au-dessus apparaissaient les buttes de Sannois et le Moulin d'Orgemont. A gauche, l'aqueduc de Marly se dessinait sur le ciel clair du matin, et l'on apercevait aussi, de loin, la terrasse de Saint-Germain; tandis qu'en face, au bout d'une chaine de collines, des terres remuees indiquaient le nouveau fort de Cormeilles. Tout au fond, dans un reculement formidable, par-dessus des plaines et des villages, on entrevoyait une sombre verdure de forets. Le soleil commencait a bruler les visages; la poussiere emplissait les yeux continuellement, et, des deux cotes de la route, se developpait une campagne interminablement nue, sale et puante. On eut dit qu'une lepre l'avait ravagee, qui rongeait jusqu'aux maisons, car des squelettes de batiments defonces et abandonnes, ou bien des petites cabanes inachevees faute de paiement aux entrepreneurs, tendaient leurs quatre murs sans toit. De loin en loin, poussaient dans le sol sterile de longues cheminees de fabrique, seule vegetation de ces champs putrides ou la brise du printemps promenait un parfum de petrole et de schiste mele a une autre odeur moins agreable encore. Enfin, on avait traverse la Seine une seconde, fois, et, sur le pont, c'avait ete un ravissement. La riviere eclatait de lumiere; une buee s'en elevait, pompee par le soleil, et l'on eprouvait une quietude douce, un rafraichissement bienfaisant a respirer enfin un air plus pur qui n'avait point balaye la fumee noire des usines ou les miasmes des depotoirs. Un homme qui passait avait nomme le pays: Bezons. La voiture s'arreta, et M. Dufour se mit a lire l'enseigne engageante d'une gargote: "_Restaurant Poulin, matelotes et fritures, cabinets de societe, bosquets et balancoires._" --Eh bien! madame Dufour, cela te va-t-il? Te decideras-tu a la fin? La femme lut a son tour: "_Restaurant Poulin, matelotes et fritures, cabinets de societe, bosquets et balancoires._" Puis elle regarda la maison longuement. C'etait une auberge de campagne, blanche, plantee au bord de la route. Elle montrait, par la porte ouverte, le zinc brillant du comptoir devant lequel se tenaient deux ouvriers endimanches. A la fin, Mme Dufour se decida:--"Oui, c'est bien, dit-elle; et puis il y a de la vue."--La voiture entra dans un vaste terrain plante de grands arbres qui s'etendait derriere l'auberge et qui n'etait separe de la Seine que par le chemin de halage. Alors on descendit. Le mari sauta le premier, puis ouvrit les bras pour recevoir sa femme. Le marchepied, tenu par deux branches de fer, etait tres loin, de sorte que, pour l'atteindre, Mme Dufour dut laisser voir le bas d'une jambe dont la finesse primitive disparaissait a present sous un envahissement de graisse tombant des cuisses. M. Dufour, que la campagne emoustillait deja, lui pinca vivement le mollet, puis, la prenant sous les bras, la deposa lourdement a terre, comme un enorme paquet. Elle tapa avec la main sa robe de soie pour en faire tomber la poussiere, puis regarda l'endroit ou elle se trouvait. C'etait une femme de trente-six ans environ, forte en chair, epanouie et rejouissante a voir. Elle respirait avec peine, etranglee violemment par l'etreinte de son corset trop serre; et la pression de cette machine rejetait jusque dans son double menton la masse fluctuante de sa poitrine surabondante. La jeune fille ensuite, posant la main sur l'epaule de son pere, sauta legerement toute seule. Le garcon aux cheveux jaunes etait descendu en mettant un pied sur la roue, et il aida M. Dufour a decharger la grand'mere. Alors on detela le cheval, qui fut attache a un arbre; et la voiture tomba sur le nez, les deux brancards a terre. Les hommes, ayant retire leurs redingotes, se laverent les mains dans un seau d'eau, puis rejoignirent leurs dames installees deja sur les escarpolettes. Mlle Dufour essayait de se balancer debout, toute seule, sans parvenir a se donner un elan suffisant. C'etait une belle fille de dix-huit a vingt ans; une de ces femmes dont la rencontre dans la rue vous fouette d'un desir subit, et vous laisse jusqu'a la nuit une inquietude vague et un soulevement, des sens. Grande, mince de taille et large des hanches, elle avait la peau tres brune, les yeux tres grands, les cheveux tres noirs. Sa robe dessinait nettement les plenitudes fermes de sa chair qu'accentuaient encore les efforts des reins qu'elle faisait pour s'enlever. Ses bras tendus tenaient les cordes au-dessus de sa tete, de sorte que sa poitrine se dressait, sans une secousse, a chaque impulsion qu'elle donnait. Son chapeau, emporte par un coup de vent, etait tombe derriere elle; et l'escarpolette peu a peu se lancait, montrant a chaque retour ses jambes fines jusqu'au genou, et jetant a la figure des deux hommes, qui la regardaient en riant, l'air de ses jupes, plus capiteux que les vapeurs du vin. Assise sur l'autre balancoire, Mme Dufour gemissait d'une facon monotone et continue:--"Cyprien, viens me pousser; viens donc me pousser, Cyprien!"--A la fin, il y alla et, ayant retrousse les manches de sa chemise, comme avant d'entreprendre un travail, il mit sa femme en mouvement avec une peine infinie. Cramponnee aux cordes, elle tenait ses jambes droites, pour ne point rencontrer le sol, et elle jouissait d'etre etourdie par le va-et-vient de la machine. Ses formes, secouees, tremblotaient continuellement comme de la gelee sur un plat. Mais, comme les elans grandissaient, elle fut prise de vertige et de peur. A chaque descente, elle poussait un cri percant qui faisait accourir tous les gamins du pays; et, la-bas, devant elle, au-dessus de la haie du jardin, elle apercevait vaguement une garniture de tetes polissonnes que des rires faisaient grimacer diversement. Une servante etant venue, on commanda le dejeuner. --"Une friture de Seine, un lapin saute, une salade et du dessert," articula Mme Dufour, d'un air important.--"Vous apporterez deux litres et une bouteille de bordeaux," dit son mari.--"Nous dinerons sur l'herbe," ajouta la jeune fille. La grand'mere, prise de tendresse a la vue du chat de la maison, le poursuivait depuis dix minutes en lui prodiguant inutilement les plus douces appellations. L'animal, interieurement flatte sans doute de cette attention, se tenait toujours tout pres de la main de la bonne femme, sans se laisser atteindre cependant, et faisait tranquillement le tour des arbres, contre lesquels il se frottait, la queue dressee, avec un petit ronron de plaisir. --Tiens! cria tout a coup le jeune homme aux cheveux jaunes qui furetait dans le terrain, en voila des bateaux qui sont chouet!--On alla voir. Sous un petit hangar en bois etaient, suspendues deux superbes yoles de canotiers, fines et travaillees comme des meubles de luxe. Elles reposaient cote a cote, pareilles a deux grandes filles minces, en leur longueur etroite et reluisante, et donnaient envie de filer sur l'eau par les belles soirees douces ou les claires matinees d'ete, de raser les berges fleuries ou des arbres entiers trempent leurs branches dans l'eau, ou tremblote l'eternel frisson des roseaux, et d'ou s'envolent, comme des eclairs bleus, de rapides martins-pecheurs. Toute la famille, avec respect, les contemplait.--"Oh! ca, oui, c'est chouet," repeta gravement M. Dufour. Et il les detaillait en connaisseur. Il avait canote, lui aussi, dans son jeune temps, disait-il; voire meme qu'avec ca dans la main--et il faisait le geste de tirer sur les avirons--il se fichait de tout le monde. Il avait rosse en course plus d'un Anglais, jadis, a Joinville; et il plaisanta sur le mot "_dames_", dont on designe les deux montants qui retiennent les avirons, disant que les canotiers, et pour cause, ne sortaient jamais sans leurs _dames_. Il s'echauffait en perorant et proposait obstinement de parier qu'avec un bateau comme ca, il ferait six lieues a l'heure sans se presser. --C'est pret,--dit la servante qui apparut a l'entree. On se precipita; mais voila qu'a la meilleure place, qu'en son esprit Mme Dufour avait choisie pour s'installer, deux jeunes gens dejeunaient deja. C'etaient les proprietaires des yoles, sans doute, car ils portaient le costume des canotiers. Ils etaient etendus sur des chaises, presque couches. Ils avaient la face noircie par le soleil et la poitrine couverte seulement d'un mince maillot de coton blanc qui laissait passer leurs bras nus, robustes comme ceux des forgerons. C'etaient deux solides gaillards, posant beaucoup pour la vigueur, mais qui montraient en tous leurs mouvements cette grace elastique des membres qu'on acquiert par l'exercice, si differente de la deformation qu'imprime a l'ouvrier l'effort penible, toujours le meme. Ils echangerent rapidement un sourire en voyant la mere, puis un regard en apercevant la fille.--"Donnons notre place, dit l'un, ca nous fera faire connaissance."--L'autre aussitot se leva et, tenant a la main sa toque mi-partie rouge et mi-partie noire, il offrit chevaleresquement de ceder aux dames le seul endroit du jardin ou ne tombat point le soleil. On accepta en se confondant en excuses; et pour que ce fut plus champetre, la famille s'installa sur l'herbe sans table ni sieges. Les deux jeunes gens porterent leur couvert quelques pas plus loin et se remirent a manger. Leurs bras nus, qu'ils montraient sans cesse, genaient un peu la jeune fille. Elle affectait meme de tourner la tete et de ne point les remarquer, tandis que Mme Dufour, plus hardie, sollicitee par une curiosite feminine qui etait peut-etre du desir, les regardait a tout moment, les comparant sans doute avec regret aux laideurs secretes de son mari. Elle s'etait eboulee sur l'herbe, les jambes pliees a la facon des tailleurs, et elle se tremoussait continuellement, sous pretexte que des fourmis lui etaient entrees quelque part. M. Dufour, rendu maussade par la presence et l'amabilite des etrangers, cherchait une position commode qu'il ne trouva pas du reste, et le jeune homme aux cheveux jaunes mangeait silencieusement comme un ogre. --Un bien beau temps, monsieur, dit la grosse dame a l'un des canotiers. Elle voulait etre aimable a cause de la place qu'ils avaient cedee.--"Oui, madame, repondit-il; venez-vous souvent a la campagne?" --Oh! une fois ou deux par an seulement, pour prendre l'air; et vous, monsieur? --J'y viens coucher tous les soirs. --Ah! ca doit etre bien agreable? --Oui, certainement, madame. Et il raconta sa vie de chaque jour, poetiquement, de facon a faire vibrer dans le coeur de ces bourgeois prives d'herbe et affames de promenades aux champs cet amour bete de la nature qui les hante toute l'annee derriere le comptoir de leur boutique. La jeune fille, emue, leva les yeux et regarda le canotier. M. Dufour parla pour la premiere fois.--"Ca, c'est une vie," dit-il. Il ajouta:--"Encore un peu de lapin, ma bonne.--Non, merci, mon ami." Elle se tourna de nouveau vers les jeunes gens, et, montrant leurs bras:--"Vous n'avez jamais froid comme ca?" dit-elle. Ils se mirent a rire tous les deux, et ils epouvanterent la famille par le recit de leurs fatigues prodigieuses, de leurs bains pris en sueur, de leurs courses dans le brouillard des nuits; et ils taperent violemment sur leur poitrine pour montrer quel son ca rendait."Oh! vous avez l'air solides," dit le mari qui ne parlait plus du temps ou il rossait les Anglais. La jeune fille les examinait de cote maintenant; et le garcon aux cheveux jaunes, ayant bu de travers, toussa eperdument, arrosant la robe en soie cerise de la patronne qui se facha et fit apporter de l'eau pour laver les taches. Cependant, la temperature devenait terrible. Le fleuve etincelant semblait un foyer de chaleur, et les fumees du vin troublaient les tetes. M. Dufour, que secouait un hoquet violent, avait deboutonne son gilet et le haut de son pantalon; tandis que sa femme, prise de suffocations, degrafait sa robe peu a peu. L'apprenti balancait d'un air gai sa tignasse de lin et se versait a boire coup sur coup. La grand'mere, se sentant grise, se tenait fort raide et fort digne. Quant a la jeune fille, elle ne laissait rien paraitre; son oeil seul s'allumait vaguement, et sa peau tres brune se colorait aux joues d'une teinte plus rose. Le cafe les acheva. On parla de chanter et chacun dit son couplet, que les autres applaudirent avec frenesie. Puis on se leva difficilement, et, pendant que les deux femmes, etourdies, respiraient, les deux hommes, tout a fait pochards, faisaient de la gymnastique. Lourds, flasques, et la figure ecarlate, ils se pendaient gauchement aux anneaux sans parvenir a s'enlever; et leurs chemises menacaient continuellement d'evacuer leurs pantalons pour battre au vent comme des etendards. Cependant les canotiers avaient mis leurs yoles a l'eau et ils revenaient avec politesse proposer aux dames une promenade sur la riviere. --Monsieur Dufour, veux-tu? je t'en prie!--cria sa femme. Il la regarda d'un air d'ivrogne, sans comprendre. Alors un canotier s'approcha, deux lignes de pecheur a la main. L'esperance de prendre du goujon, cet ideal des boutiquiers, alluma les yeux mornes du bonhomme, qui permit tout ce qu'on voulut, et s'installa a l'ombre, sous le pont, les pieds ballants au-dessus du fleuve, a cote du jeune homme aux cheveux jaunes qui s'endormit aupres de lui. Un des canotiers se devoua: il prit la mere.--"Au petit bois de l'ile aux Anglais!" cria-t-il en s'eloignant. L'autre yole s'en alla plus doucement. Le rameur regardait tellement sa compagne qu'il ne pensait plus a autre chose, et une emotion l'avait saisi qui paralysait sa vigueur. La jeune fille, assise dans le fauteuil du barreur, se laissait aller a la douceur d'etre, sur l'eau. Elle se sentait prise d'un renoncement de pensee, d'une quietude de ses membres, d'un abandonnement d'elle-meme, comme envahie par une ivresse multiple. Elle etait devenue fort rouge, avec une respiration courte. Les etourdissements du vin, developpes par la chaleur torrentielle qui ruisselait autour d'elle, faisaient saluer sur son passage tous les arbres de la berge. Un besoin vague de jouissance, une fermentation du sang parcouraient sa chair excitee par les ardeurs de ce jour; et elle etait aussi troublee dans ce tete-a-tete sur l'eau, au milieu de ce pays depeuple par l'incendie du ciel, avec ce jeune homme qui la trouvait belle, dont l'oeil lui baisait la peau, et dont le desir etait penetrant comme le soleil. Leur impuissance a parler augmentait leur emotion, et ils regardaient les environs. Alors, faisant un effort, il lui demanda son nom.--"Henriette," dit-elle.--Tiens! moi je m'appelle Henri," reprit-il. Le son de leur voix les avait calmes; ils s'interesserent a la rive. L'autre yole s'etait arretee et paraissait les attendre. Celui qui la montait cria:--"Nous vous rejoindrons dans le bois; nous allons jusqu'a Robinson, parce que Madame a soif."--Puis il se coucha sur les avirons et s'eloigna si rapidement qu'on cessa bientot de le voir. Cependant un grondement continu qu'on distinguait vaguement depuis quelque temps s'approchait tres vite. La riviere elle-meme semblait fremir comme si le bruit sourd montait de ses profondeurs. --Qu'est-ce qu'on entend? demanda-t-elle. C'etait la chute du barrage qui coupait le fleuve en deux a la pointe de l'ile. Lui se perdait dans une explication, lorsque, a travers le fracas de la cascade, un chant d'oiseau qui semblait tres lointain les frappa.--"Tiens! dit-il, les rossignols chantent dans le jour: c'est donc que les femelles couvent." Un rossignol! Elle n'en avait jamais entendu, et l'idee d'en ecouter un fit se lever dans son coeur la vision des poetiques tendresses. Un rossignol! c'est-a-dire l'invisible temoin des rendez-vous d'amour qu'invoquait Juliette sur son balcon; cette musique du ciel accordee aux baisers des hommes; cet eternel inspirateur de toutes les romances langoureuses qui ouvrent un ideal bleu aux pauvres petits coeurs des fillettes attendries! Elle allait donc entendre un rossignol. --Ne faisons pas de bruit, dit son compagnon, nous pourrons descendre dans le bois et nous asseoir tout pres de lui. La yole semblait glisser. Des arbres se montrerent sur l'ile, dont la berge etait si basse que les yeux plongeaient dans l'epaisseur des fourres. On s'arreta; le bateau fut attache; et, Henriette s'appuyant sur le bras de Henri, ils s'avancerent entre les branches.--"Courbez-vous," dit-il. Elle se courba, et ils penetrerent dans un inextricable fouillis de lianes, de feuilles et de roseaux, dans un asile introuvable qu'il fallait connaitre et que le jeune homme appelait en riant "son cabinet particulier". Juste au-dessus de leur tete, perche dans un des arbres qui les abritaient, l'oiseau s'egosillait toujours. Il lancait des trilles et des roulades, puis filait de grands sons vibrants qui emplissaient l'air et semblaient se perdre a l'horizon, se deroulant le long du fleuve et s'envolant au-dessus des plaines, a travers le silence de feu qui appesantissait la campagne. Ils ne parlaient pas de peur de le faire fuir. Ils etaient assis l'un pres de l'autre, et, lentement, le bras de Henri fit le tour de la taille de Henriette et l'enserra d'une pression douce. Elle prit, sans colere, cette main audacieuse, et elle leloignait sans cesse a mesure qu'il la rapprochait, n'eprouvant du reste aucun embarras de cette caresse, comme si c'eut ete une chose toute naturelle qu'elle repoussait aussi naturellement. Elle ecoutait l'oiseau, perdue dans une extase. Elle avait des desirs infinis de bonheur, des tendresses brusques qui la traversaient, des revelations de poesies surhumaines, et un tel amollissement des nerfs et du coeur, qu'elle pleurait sans savoir pourquoi. Le jeune homme la serrait contre lui maintenant; elle ne le repoussait plus, n'y pensant pas. Le rossignol se tut soudain. Une voix eloignee cria:--"Henriette!" --Ne repondez point, dit-il tout bas, vous feriez envoler l'oiseau. Elle ne songeait guere non plus a repondre. Ils resterent quelque temps ainsi. Mme Dufour s'etait assise quelque part, car on entendait vaguement, de temps en temps, les petits cris de la grosse dame que lutinait sans doute l'autre canotier. La jeune fille pleurait toujours, penetree de sensations tres douces, la peau chaude et piquee partout de chatouillements inconnus. La tete de Henri etait sur son epaule; et, brusquement, il la baisa sur les levres. Elle eut une revolte furieuse et, pour l'eviter, se rejeta sur le dos. Mais il s'abattit sur elle, la couvrant de tout son corps. Il poursuivit longtemps cette bouche qui le fuyait, puis, la joignant, y attacha la sienne. Alors, affolee par un desir formidable, elle lui rendit son baiser en l'etreignant sur sa poitrine, et toute sa resistance tomba comme ecrasee par un poids trop lourd. Tout etait calme aux environs. L'oiseau se remit a chanter. Il jeta d'abord trois notes penetrantes qui semblaient un appel d'amour, puis, apres un silence d'un moment, il commenca d'une voix affaiblie des modulations tres lentes. Une brise molle glissa, soulevant un murmure de feuilles, et dans la profondeur des branches passaient deux soupirs ardents qui se melaient au chant du rossignol et au souffle leger du bois. Une ivresse envahissait l'oiseau, et sa voix, s'accelerant peu a peu comme un incendie qui s'allume ou une passion qui grandit, semblait accompagner sous l'arbre un crepitement de baisers. Puis le delire de son gosier se dechainait eperdument. Il avait des pamoisons prolongees sur un trait, de grands spasmes melodieux. Quelquefois il se reposait un peu, filant seulement deux ou trois sons legers qu'il terminait soudain par une note suraigue. Ou bien il partait d'une course affolee, avec des jaillissements de gammes, des fremissements, des saccades, comme un chant d'amour furieux, suivi par des cris de triomphe. Mais il se tut, ecoutant sous lui un gemissement tellement profond qu'on l'eut pris pour l'adieu d'une ame. Le bruit s'en prolongea quelque temps et s'acheva, dans un sanglot. Ils etaient bien pales, tous les deux, en quittant leur lit de verdure. Le ciel bleu leur paraissait obscurci; l'ardent soleil etait eteint pour leurs yeux; ils s'apercevaient de la solitude et du silence. Ils marchaient rapidement l'un pres de l'autre, sans se parler, sans se toucher, car ils semblaient devenus ennemis irreconciliables, comme si un degout se fut eleve entre leurs corps, une haine entre leurs esprits. De temps a autre, Henriette criait:--"Maman!" Un tumulte se fit sous un buisson. Henri crut voir une jupe blanche qu'on rabattait vite sur un gros mollet; et l'enorme dame apparut, un, peu confuse et plus rouge encore, l'oeil tres brillant et la poitrine orageuse, trop pres peut-etre de son voisin. Celui-ci devait avoir vu des choses bien droles, car sa figure etait sillonnee de rires subits qui la traversaient malgre lui. Mme Dufour prit son bras d'un air tendre, et l'on regagna les bateaux. Henri, qui marchait devant, toujours muet a cote de la jeune fille, crut distinguer tout a coup comme un gros baiser qu'on etouffait. Enfin l'on revint a Bezons. M. Dufour, degrise, s'impatientait. Le jeune homme aux cheveux jaunes mangeait un morceau avant de quitter l'auberge. La voiture etait attelee dans la cour, et la grand'mere, deja montee, se desolait parce qu'elle avait peur d'etre prise par la nuit dans la plaine, les environs de Paris n'etant pas surs. On se donna des poignees de main, et la famille Dufour s'en alla.--"Au revoir!" criaient les canotiers. Un soupir et une larme leur repondirent. Deux mois apres, comme il passait rue des Martyrs, Henri lut sur une porte: _Dufour, quincaillier_. Il entra. La grosse dame s'arrondissait au comptoir. On se reconnut aussitot, et, apres mille politesses, il demanda des nouvelles.--"Et mademoiselle Henriette, comment va-t-elle? --Tres bien, merci; elle est mariee. --Ah!... Une emotion l'etreignit; il ajouta: --Et ... avec qui? --Mais avec le jeune homme qui nous accompagnait, vous savez bien; c'est lui qui prend la suite. --Oh! parfaitement. Il s'en allait fort triste, sans trop savoir pourquoi. Mme Dufour le rappela. --Et votre ami? dit-elle timidement. --Mais il va bien. --Faites-lui nos compliments, n'est-ce pas; et quand il passera, dites-lui donc de venir nous voir... Elle rougit fort, puis ajouta:--"Ca me fera bien plaisir; dites-lui." --Je n'y manquerai pas. Adieu! --Non ... a bientot! * * * * * L'annee suivante, un dimanche qu'il faisait tres chaud, tous les details de cette aventure, que Henri n'avait jamais oubliee, lui revinrent subitement, si nets et si desirables, qu'il retourna tout seul a leur chambre dans le bois. Il fut stupefait en entrant. Elle etait la, assise sur l'herbe, l'air triste, tandis qu'a son cote, toujours en manches de chemise, son mari, le jeune homme aux cheveux jaunes, dormait consciencieusement comme une brute. Elle devint si pale en voyant Henri qu'il crut qu'elle allait defaillir. Puis ils se mirent a causer naturellement, de meme que si rien ne se fut passe entre eux. Mais comme il lui racontait qu'il aimait beaucoup cet endroit et qu'il y venait souvent se reposer, le dimanche, en songeant a bien des souvenirs, elle le regarda longuement dans les yeux. --Moi, j'y pense tous les soirs, dit-elle. --Allons, ma bonne, reprit en baillant son mari, je crois qu'il est temps de nous en aller. AU PRINTEMPS Lorsque les premiers beaux jours arrivent, que la terre s'eveille et reverdit, que la tiedeur parfumee de l'air nous caresse la peau, entre dans la poitrine, semble penetrer au coeur lui-meme, il nous vient des desirs vagues de bonheurs indefinis, des envies de courir, d'aller au hasard, de chercher aventure, de boire du printemps. L'hiver ayant ete fort dur l'an dernier, ce besoin d'epanouissement fut, au mois de mai, comme une ivresse qui m'envahit, une poussee de seve debordante. Or, en m'eveillant un matin, j'apercus par ma fenetre, au-dessus des maisons voisines, la grande nappe bleue du ciel tout enflammee de soleil. Les serins accroches aux fenetres s'egosillaient; les bonnes chantaient a tous les etages; une rumeur gaie montait de la rue; et je sortis, l'esprit en fete, pour aller je ne sais ou. Les gens qu'on rencontrait souriaient; un souffle de bonheur flottait partout dans la lumiere chaude du printemps revenu. On eut dit qu'il y avait sur la ville une brise d'amour epandue; et les jeunes femmes qui passaient en toilette du matin, portant dans les yeux comme une tendresse cachee et une grace plus molle dans la demarche, m'emplissaient le coeur de trouble. Sans savoir comment, sans savoir pourquoi, j'arrivai au bord de la Seine. Des bateaux a vapeur filaient vers Suresnes, et il me vint soudain une envie demesuree de courir a travers les bois. Le pont de la _Mouche_ etait couvert de passagers, car le premier soleil vous tire, malgre vous, du logis, et tout le monde remue, va, vient, cause avec le voisin. C'etait une voisine que j'avais; une petite ouvriere sans doute, avec une grace toute parisienne, une mignonne tete blonde sous des cheveux boucles aux tempes; des cheveux qui semblaient une lumiere frisee, descendaient a l'oreille, couraient jusqu'a la nuque, dansaient au vent, puis devenaient, plus bas, un duvet si fin, si leger, si blond, qu'on le voyait a peine, mais qu'on eprouvait une irresistible envie de mettre la une foule de baisers. Sous l'insistance de mon regard, elle tourna la tete vers moi, puis baissa brusquement les yeux, tandis qu'un pli leger, comme un sourire pret a naitre, enfoncant un peu le coin de sa bouche, faisait apparaitre aussi la ce fin duvet soyeux et pale que le soleil dorait un peu. La riviere calme s'elargissait. Une paix chaude planait dans l'atmosphere, et un murmure de vie semblait emplir l'espace. Ma voisine releva les yeux, et, cette fois, comme je la regardais toujours, elle sourit decidement. Elle etait charmante ainsi, et dans son regard fuyant mille choses m'apparurent, mille choses ignorees jusqu'ici. J'y vis des profondeurs inconnues, tout le charme des tendresses, toute la poesie que nous revons, tout le bonheur que nous cherchons sans fin. Et j'avais un desir fou d'ouvrir les bras, de l'emporter quelque part pour lui murmurer a l'oreille la suave musique des paroles d'amour. J'allais ouvrir la bouche et l'aborder, quand quelqu'un me toucha l'epaule. Je me retournai, surpris, et j'apercus un homme d'aspect ordinaire, ni jeune ni vieux, qui me regardait d'un air triste. --Je voudrais vous parler, dit-il. Je fis une grimace qu'il vit sans doute, car il ajouta:--"C'est important." Je me levai et le suivis a l'autre bout du bateau:--"Monsieur, reprit-il, quand l'hiver approche avec les froids, la pluie et la neige, votre medecin vous dit chaque jour: "Tenez-vous les pieds bien chauds, gardez-vous des refroidissements, des rhumes, des bronchites, des pleuresies." Alors vous prenez mille precautions, vous portez de la flanelle, des pardessus epais, des gros souliers, ce qui ne vous empeche pas toujours de passer deux mois au lit. Mais quand revient le printemps avec ses feuilles et ses fleurs, ses brises chaudes et amollissantes, ses exhalaisons des champs qui vous apportent des troubles vagues, des attendrissements sans cause, il n'est personne qui vienne vous dire: "Monsieur, prenez garde a l'amour! Il est embusque partout; il vous guette a tous les coins; toutes ses ruses sont tendues, toutes ses armes aiguisees, toutes ses perfidies preparees! Prenez garde a l'amour!... Prenez garde a l'amour! Il est plus dangereux que le rhume, la bronchite ou la pleuresie! Il ne pardonne pas, et fait commettre a tout le monde des betises irreparables." Oui, monsieur, je dis que, chaque annee, le gouvernement devrait faire mettre sur les murs de grandes affiches avec ces mots: "_Retour du printemps. Citoyens francais, prenez garde a l'amour;_" de meme qu'on ecrit sur la porte des maisons: "Prenez garde a la peinture."--Eh bien, puisque le gouvernement ne le fait pas, moi je le remplace, et je vous dis: "Prenez garde a l'amour; il est en train de vous pincer, et j'ai le devoir de vous prevenir comme on previent, en Russie, un passant dont le nez gele." Je demeurais stupefait devant cet etrange particulier, et, prenant un air digne:--"Enfin, monsieur, vous me paraissez vous meler de ce qui ne vous regarde guere." Il fit un mouvement brusque, et repondit:--"Oh! monsieur! monsieur! si je m'apercois qu'un homme va se noyer dans un endroit dangereux, il faut donc le laisser perir? Tenez, ecoutez mon histoire, et vous comprendrez pourquoi j'ose vous parler ainsi. "C'etait l'an dernier, a pareille epoque. Je dois vous dire, d'abord, monsieur, que je suis employe au ministere de la Marine, ou nos chefs, les commissaires, prennent au serieux leurs galons d'officiers plumitifs pour nous traiter comme des gabiers.--Ah! si tous les chefs etaient civils,--mais je passe.--Donc j'apercevais de mon bureau un petit bout de ciel tout bleu ou volaient des hirondelles; et il me venait des envies de danser au milieu de mes cartons noirs. "Mon desir de liberte grandit tellement, que, malgre ma repugnance, j'allai trouver mon singe. C'etait un petit grincheux toujours en colere. Je me dis malade. Il me regarda dans le nez et cria:--"Je n'en crois rien, monsieur. Enfin, allez-vous-en! Pensez-vous qu'un bureau peut marcher avec des employes pareils?" "Mais je filai, je gagnai la Seine. Il faisait un temps comme aujourd'hui; et je pris la _Mouche_ pour faire un tour a Saint-Cloud. "Ah! monsieur! comme mon chef aurait du m'en refuser la permission! "Il me sembla que je me dilatais sous le soleil. J'aimais tout, le bateau, la riviere, les arbres, les maisons, mes voisins, tout. J'avais envie d'embrasser quelque chose, n'importe quoi: c'etait l'amour qui preparait son piege. "Tout a coup, au Trocadero, une jeune fille monta avec un petit paquet a la main, et elle s'assit en face de moi. "Elle etait jolie, oui, monsieur; mais c'est etonnant comme les femmes vous semblent mieux quand il fait beau, au premier printemps: elles ont un capiteux, un charme, un je ne sais quoi tout particulier. C'est absolument comme du vin qu'on boit apres le fromage. "Je la regardais, et elle aussi elle me regardait,--mais seulement de temps en temps, comme la votre tout a l'heure. Enfin, a force de nous considerer, il me sembla que nous nous connaissions assez pour entamer conversation, et je lui parlai. Elle repondit. Elle etait gentille comme tout, decidement. Elle me grisait, mon cher monsieur! "A Saint-Cloud, elle descendit,--je la suivis.--Elle allait livrer une commande. Quand elle reparut, le bateau venait de partir. Je me mis a marcher a cote d'elle, et la douceur de l'air nous arrachait des soupirs a tous les deux. --"Il ferait bien bon dans les bois," lui dis-je. "Elle repondit:--"Oh! oui!" --"Si nous allions y faire un tour, voulez-vous, mademoiselle?" "Elle me guetta en dessous d'un coup d'oeil rapide comme pour bien apprecier ce que je valais, puis, apres avoir hesite quelque temps, elle accepta. Et nous voila cote a cote au milieu des arbres. Sous le feuillage un peu grele encore, l'herbe, haute, drue, d'un vert luisant, comme vernie, etait inondee de soleil et pleine de petites betes qui s'aimaient aussi. On entendait partout des chants d'oiseaux. Alors ma compagne se mit a courir en gambadant, enivree d'air et d'effluves champetres. Et moi je courais derriere en sautant comme elle. Est-on bete, monsieur, par moments! "Puis elle chanta eperdument mille choses, des airs d'opera, la chanson de Musette! La chanson de Musette! comme elle me sembla poetique alors!... Je pleurais presque. Oh! ce sont toutes ces balivernes-la qui nous troublent la tete; ne prenez jamais, croyez-moi, une femme qui chante a la campagne, surtout si elle chante la chanson de Musette! "Elle fut bientot fatiguee et s'assit sur un talus vert. Moi, je me mis a ses pieds, et je lui saisis les mains; ses petites mains poivrees de coups d'aiguille, et cela m'attendrit. Je me disais:--"Voici les saintes marques "du travail."--Oh! monsieur, monsieur, savez-vous ce qu'elles signifient, les saintes marques du travail? Elles veulent dire tous les commerages de l'atelier, les polissonneries chuchotees, l'esprit souille par toutes les ordures racontees, la chastete perdue, toute la sottise des bavardages, toute la misere des habitudes quotidiennes, toute l'etroitesse des idees propres aux femmes du commun, installees souverainement dans celle qui porte au bout des doigts les saintes marques du travail. "Puis nous nous sommes regardes dans les yeux longuement. "Oh! cet oeil de la femme, quelle puissance il a! Comme il trouble, envahit, possede, domine! Comme il semble profond, plein de promesses, d'infini! On appelle cela se regarder dans l'ame! Oh! monsieur, quelle blague! Si l'on y voyait, dans l'ame, on serait plus sage, allez. "Enfin, j'etais emballe, fou. Je voulus la prendre dans mes bras. Elle me dit:--"A bas les pattes!" "Alors je m'agenouillai pres d'elle et j'ouvris mon coeur; je versai sur ses genoux toutes les tendresses qui m'etouffaient. Elle parut etonnee de mon changement d'allure, et me considera d'un regard oblique comme si elle se fut dit:--Ah! c'est comme ca qu'on joue de toi, mon bon; eh bien! nous allons voir. "En amour, monsieur, nous sommes toujours des naifs, et les femmes des commercantes. "J'aurais pu la posseder, sans doute; j'ai compris plus tard ma sottise, mais ce que je cherchais, moi, ce n'etait pas un corps; c'etait de la tendresse, de l'ideal. J'ai fait du sentiment quand j'aurais du mieux employer mon temps. "Des qu'elle en eut assez de mes declarations, elle se leva; et nous revinmes a Saint-Cloud. Je ne la quittai qu'a Paris. Elle avait l'air si triste depuis notre retour que je l'interrogeai. Elle repondit:--"Je pense que voila des journees comme on n'en a pas beaucoup dans sa vie."--Mon coeur battait a me defoncer la poitrine. "Je la revis le dimanche suivant, et encore le dimanche d'apres, et tous les autres dimanches. Je l'emmenai a Bougival, Saint-Germain, Maisons-Laffitte, Poissy; partout ou se deroulent les amours de banlieue. "La petite coquine, a son tour, me "la faisait a la passion". "Je perdis enfin tout a fait la tete, et, trois mois apres, je l'epousai. "Que voulez-vous, monsieur, on est employe, seul, sans famille, sans conseils! On se dit que la vie serait douce avec une femme! Et on l'epouse, cette femme! "Alors, elle vous injurie du matin au soir, ne comprend rien, ne sait rien, jacasse sans fin, chante a tue-tete la chanson de Musette (oh! la chanson de Musette, quelle scie!), se bat avec le charbonnier, raconte a la concierge les intimites de son menage, confie a la bonne du voisin tous les secrets de l'alcove, debine son mari chez les fournisseurs, et a la tete farcie d'histoires si stupides, de croyances si idiotes, d'opinions si grotesques, de prejuges si prodigieux, que je pleure de decouragement, monsieur, toutes les fois que je cause avec elle." Il se tut, un peu essouffle et tres emu. Je le regardais, pris de pitie pour ce pauvre diable naif, et j'allais lui repondre quelque chose, quand le bateau s'arreta. On arrivait a Saint-Cloud. La petite femme qui m'avait trouble se leva pour descendre. Elle passa pres de moi en me jetant un coup d'oeil de cote avec un sourire furtif, un de ces sourires qui vous affolent; puis elle sauta sur le ponton. Je m'elancai pour la suivre, mais mon voisin me saisit par la manche. Je me degageai d'un mouvement brusque; il m'empoigna par les pans de ma redingote, et il me tirait en arriere en repetant:--"Vous n'irez pas! vous n'irez pas!" d'une voix si haute, que tout le monde se retourna. Un rire courut autour de nous, et je demeurai immobile, furieux, mais sans audace devant le ridicule et le scandale. Et le bateau repartit. La petite femme, restee sur le ponton, me regardait m'eloigner d'un air desappointe, tandis que mon persecuteur me soufflait dans l'oreille en frottant les mains: --Je vous ai rendu la un rude service, allez. LA FEMME DE PAUL Le restaurant Grillon, ce phalanstere des canotiers, se vidait lentement. C'etait, devant la porte, un tumulte de cris, d'appels; et les grands gaillards en maillot blanc gesticulaient avec des avirons sur l'epaule. Les femmes, en claire toilette de printemps, embarquaient avec precaution dans les yoles, et, s'asseyant a la barre, disposaient leurs robes, tandis que le maitre de l'etablissement, un fort garcon a barbe rousse, d'une vigueur celebre, donnait la main aux belles-petites en maintenant d'aplomb les freles embarcations. Les rameurs prenaient place a leur tour, bras nus et la poitrine bombee, posant pour la galerie, une galerie composee de bourgeois endimanches, d'ouvriers et de soldats accoudes sur la balustrade du pont et tres attentifs a ce spectacle. Les bateaux, un a un, se detachaient du ponton. Les tireurs se penchaient en avant, puis se renversaient d'un mouvement regulier; et, sous l'impulsion des longues rames recourbees, les yoles rapides glissaient sur la riviere, s'eloignaient, diminuaient, disparaissaient enfin sous l'autre pont, celui du chemin de fer, en descendant vers la _Grenouillere_. Un couple seul etait reste. Le jeune homme, presque imberbe encore, mince, le visage pale, tenait par la taille sa maitresse, une petite brune maigre avec des allures de sauterelle; et ils se regardaient parfois au fond des yeux. Le patron cria:--"Allons, monsieur Paul, depechez-vous." Et ils s'approcherent. De tous les clients de la maison, M. Paul etait le plus aime et le plus respecte. Il payait bien et regulierement, tandis que les autres se faisaient longtemps tirer l'oreille, a moins qu'ils ne disparussent, insolvables. Puis il constituait pour l'etablissement une sorte de reclame vivante, car son pere etait senateur. Et quand un etranger demandait:--"Qui est-ce donc ce petit-la, qui en tient si fort pour sa donzelle?" quelque habitue repondait a mi-voix, d'un air important et mysterieux:--"C'est Paul Baron, vous savez? le fils du senateur."--Et l'autre, invariablement, ne pouvait s'empecher de dire:--"Le pauvre diable! Il n'est pas a moitie pince." La mere Grillon, une brave femme, entendue au commerce, appelait le jeune homme et sa compagne: "ses deux tourtereaux", et semblait tout attendrie par cet amour avantageux pour sa maison. Le couple s'en venait a petits pas; la yole _Madeleine_ etait prete; mais, au moment de monter dedans, ils s'embrasserent, ce qui fit rire le public amasse sur le pont. Et M. Paul, prenant ses rames, partit aussi pour la Grenouillere. Quand ils arriverent, il allait etre trois heures, et le grand cafe flottant regorgeait de monde. L'immense radeau, couvert d'un toit goudronne que supportent des colonnes de bois, est relie a l'ile charmante de Croissy par deux passerelles dont l'une penetre au milieu de cet etablissement aquatique, tandis que l'autre en fait communiquer l'extremite avec un ilot minuscule plante d'un arbre et surnomme le "Pot-a-Fleurs", et, de la, gagne la terre aupres du bureau des bains. M. Paul attacha son embarcation le long de l'etablissement, il escalada la balustrade du cafe, puis, prenant les mains de sa maitresse, il l'enleva, et tous deux s'assirent au bout d'une table, face a face. De l'autre cote du fleuve, sur le chemin de halage, une longue file d'equipages s'alignait. Les fiacres alternaient avec de fines voitures de gommeux: les uns lourds, au ventre enorme ecrasant les ressorts, atteles d'une rosse au cou tombant, aux genoux casses; les autres sveltes, elancees sur des roues minces, avec des chevaux aux jambes greles et tendues, au cou dresse, au mors neigeux d'ecume, tandis que le cocher, gourme dans sa livree, la tete raide en son grand col, demeurait les reins inflexibles et le fouet sur un genou. La berge etait couverte de gens qui s'en venaient par familles, ou par bandes, ou deux par deux, ou solitaires. Ils arrachaient des brins d'herbe, descendaient jusqu'a l'eau, remontaient sur le chemin, et tous, arrives au meme endroit, s'arretaient, attendant le passeur. Le lourd bachot allait sans fin d'une rive a l'autre, dechargeant dans l'ile ses voyageurs. Le bras de la riviere (qu'on appelle le bras mort), sur lequel donne ce ponton a consommations, semblait dormir, tant le courant etait faible. Des flottes de yoles, de skifs, de perissoires, de podoscaphes, de gigs, d'embarcations de toute forme et de toute nature, filaient sur l'onde immobile, se croisant, se melant, s'abordant, s'arretant brusquement d'une secousse des bras pour s'elancer de nouveau sous une brusque tension des muscles, et glisser vivement comme de longs poissons jaunes ou rouges. Il en arrivait d'autres sans cesse: les unes de Chatou, en amont; les autres de Bougival, en aval; et des rires allaient sur l'eau d'une barque a l'autre, des appels, des interpellations ou des engueulades. Les canotiers exposaient a l'ardeur du jour la chair brunie et bosselee de leurs biceps; et, pareilles a des fleurs etranges, a des fleurs qui nageraient, les ombrelles de soie rouge, verte, bleue ou jaune des barreuses s'epanouissaient a l'arriere des canots. Un soleil de juillet flambait au milieu du ciel; l'air semblait plein d'une gaiete brulante; aucun frisson de brise ne remuait les feuilles des saules et des peupliers. La-bas, en face, l'inevitable Mont-Valerien etageait dans la lumiere crue ses talus fortifies; tandis qu'a droite, l'adorable coteau de Louveciennes, tournant avec le fleuve, s'arrondissait en demi-cercle, laissant passer par places, a travers la verdure puissante et sombre des grands jardins, les blanches murailles des maisons de campagne. Aux abords de la Grenouillere, une foule de promeneurs circulait sous les arbres geants qui font de ce coin d'ile le plus delicieux parc du monde. Des femmes, des filles aux cheveux jaunes, aux seins demesurement rebondis, a la croupe exageree, au teint platre de fard, aux yeux charbonnes, aux levres sanguinolentes, lacees, sanglees en des robes extravagantes, trainaient sur les frais gazons le mauvais gout criard de leurs toilettes; tandis qu'a cote d'elles des jeunes gens posaient en leurs accoutrements de gravures de modes, avec des gants clairs, des bottes vernies, des badines grosses comme un fil et des monocles ponctuant la niaiserie de leur sourire. L'ile est etranglee juste a la Grenouillere, et sur l'autre bord, ou un bac aussi fonctionne amenant sans cesse les gens de Croissy, le bras rapide, plein de tourbillons, de remous, d'ecume, roule avec des allures de torrent. Un detachement de pontonniers, en uniforme d'artilleurs, est campe sur cette berge, et les soldats, assis en ligne sur une longue poutre, regardaient couler l'eau. Dans l'etablissement flottant, c'etait une cohue furieuse et hurlante. Les tables de bois, ou les consommations repandues faisaient de minces ruisseaux poisseux, etaient couvertes de verres a moitie vides et entourees de gens a moitie gris. Toute cette foule criait, chantait, braillait. Les hommes, le chapeau en arriere, la face rougie, avec des yeux luisants d'ivrognes, s'agitaient en vociferant par un besoin de tapage naturel aux brutes. Les femmes, cherchant une proie pour le soir, se faisaient payer a boire en attendant; et, dans l'espace libre entre les tables, dominait le public ordinaire du lieu, un bataillon de canotiers _chahuteurs_ avec leurs compagnes en courte jupe de flanelle. Un d'eux se demenait au piano et semblait jouer des pieds et des mains; quatre couples bondissaient un quadrille; et des jeunes gens les regardaient, elegants, corrects, qui auraient semble comme il faut si la tare, malgre tout, n'eut apparu. Car on sent la, a pleines narines, toute l'ecume du monde, toute la crapulerie distinguee, toute la moisissure de la societe parisienne: melange de calicots, de cabotins, d'infimes journalistes, de gentilshommes en curatelle, de boursicotiers vereux, de noceurs tares, de vieux viveurs pourris; cohue interlope de tous les etres suspects, a moitie connus, a moitie perdus, a moitie salues, a moitie deshonores, filous, fripons, procureurs de femmes, chevaliers d'industrie a l'allure digne, a l'air matamore qui semble dire: "Le premier qui me traite de gredin, je le creve." Ce lieu sue la betise, pue la canaillerie et la galanterie de bazar. Males et femelles s'y valent. Il y flotte une odeur d'amour, et l'on s'y bat pour un oui ou pour un non, afin de soutenir des reputations vermoulues que les coups d'epee et les balles de pistolet ne font que crever davantage. Quelques habitants des environs y passent en curieux, chaque dimanche; quelques jeunes gens, tres jeunes, y apparaissent chaque annee, apprenant a vivre. Des promeneurs, flanant, s'y montrent; quelques naifs s'y egarent. C'est, avec raison, nomme la _Grenouillere_. A cote du radeau couvert ou l'on boit, et tout pres du "Pot-a-Fleurs", on se baigne. Celles des femmes dont les rondeurs sont suffisantes viennent la montrer a nu leur etalage et faire le client. Les autres, dedaigneuses, bien qu'amplifiees par le coton, etayees de ressorts, redressees par-ci, modifiees par-la, regardent d'un air meprisant barboter leurs soeurs. Sur une petite plate-forme, les nageurs se pressent pour piquer leur tete. Ils sont longs comme des echalas, ronds comme des citrouilles, noueux comme des branches d'olivier, courbes en avant ou rejetes en arriere par l'ampleur du ventre, et, invariablement laids, ils sautent dans l'eau qui rejaillit jusque sur les buveurs du cafe. Malgre les arbres immenses penches sur la maison flottante et malgre le voisinage de l'eau, une chaleur suffocante emplissait ce lieu. Les emanations des liqueurs repandues se melaient a l'odeur des corps et a celle des parfums violents dont la peau des marchandes d'amour est penetree et qui s'evaporaient dans cette fournaise. Mais sous toutes ces senteurs diverses flottait un arome leger de poudre de riz qui parfois disparaissait, reparaissait, qu'on retrouvait toujours, comme si quelque main cachee eut secoue dans l'air une houppe invisible. Le spectacle etait sur le fleuve, ou le va-et-vient incessant des barques tirait les yeux. Les canotieres s'etalaient dans leur fauteuil en face de leurs males aux forts poignets, et elles consideraient avec mepris les queteuses de diners rodant par l'ile. Quelquefois, quand une equipe lancee passait a toute vitesse, les amis descendus a terre poussaient des cris, et tout le public, subitement pris de folie, se mettait a hurler. Au coude de la riviere, vers Chatou, se montraient sans cesse des barques nouvelles. Elles approchaient, grandissaient, et, a mesure qu'on reconnaissait les visages, d'autres vociferations partaient. Un canot couvert d'une tente et monte par quatre femmes descendait lentement le courant. Celle qui ramait etait petite, maigre, fanee, vetue d'un costume de mousse avec ses cheveux releves sous un chapeau cire. En face d'elle, une grosse blondasse habillee en homme, avec un veston de flanelle blanche, se tenait couchee sur le dos au fond du bateau, les jambes en l'air sur le banc des deux cotes de la rameuse, et elle fumait une cigarette, tandis qu'a chaque effort des avirons sa poitrine et son ventre fremissaient, ballottes par la secousse. Tout a l'arriere, sous la tente, deux belles filles grandes et minces, l'une brune et l'autre blonde, se tenaient par la taille en regardant sans cesse leurs compagnes. Un cri partit de la Grenouillere: "Vl'a Lesbos!" et, tout a coup, ce fut une clameur furieuse; une bousculade effrayante eut lieu; les verres tombaient; on montait sur les tables; tous, dans un delire de bruit, vociferaient: "Lesbos! Lesbos! Lesbos!" Le cri roulait, devenait indistinct, ne formait plus qu'une sorte de hurlement effroyable, puis, soudain, il semblait s'elancer de nouveau, monter par l'espace, couvrir la plaine, emplir le feuillage epais des grands arbres, s'etendre aux lointains coteaux, aller jusqu'au soleil. La rameuse, devant cette ovation, s'etait arretee tranquillement. La grosse blonde etendue au fond du canot tourna la tete d'un air nonchalant, se soulevant sur les coudes; et les deux belles filles, a l'arriere, se mirent a rire en saluant la foule. Alors la vociferation redoubla, faisant trembler l'etablissement flottant. Les hommes levaient leurs chapeaux, les femmes agitaient leurs mouchoirs, et toutes les voix, aigues ou graves, criaient ensemble: "Lesbos!" On eut dit que ce peuple, ce ramassis de corrompus, saluait un chef, comme ces escadres qui tirent le canon quand un amiral passe sur leur front. La flotte nombreuse des barques acclamait aussi le canot des femmes, qui repartit de son allure somnolente pour aborder un peu plus loin. M. Paul, au contraire des autres, avait tire une clef de sa poche, et, de toute sa force, il sifflait. Sa maitresse, nerveuse, palie encore, lui tenait le bras pour le faire taire et elle le regardait cette fois avec une rage dans les yeux. Mais lui, semblait exaspere, comme souleve par une jalousie d'homme, par une fureur profonde, instinctive, desordonnee. Il balbutia, les levres tremblantes d'indignation: --C'est honteux! on devrait les noyer comme des chiennes, avec une pierre au cou. Mais Madeleine, brusquement, s'emporta; sa petite voix aigre devint sifflante; et elle parlait avec volubilite, comme pour plaider sa propre cause: --Est-ce que ca te regarde, toi? Sont-elles pas libres de faire ce qu'elles veulent, puisquelles ne doivent rien a personne? Fiche-nous la paix avec tes manieres et mele-toi de tes affaires ... Mais il lui coupa la parole: --C'est la police que ca regarde, et je les ferai flanquer a Saint-Lazare, moi! Elle eut un soubresaut: --Toi? --Oui, moi! Et, en attendant, je te defends de leur parler, tu entends, je te le defends. Alors elle haussa les epaules, et calmee tout a coup: --Mon petit, je ferai ce qui me plaira; si tu n'es pas content, file, et tout de suite. Je ne suis pas ta femme, n'est-ce pas? Alors tais-toi. Il ne repondit pas et ils resterent face a face, avec la bouche crispee et la respiration rapide. A l'autre bout du grand cafe de bois, les quatre femmes faisaient leur entree. Les deux costumees en hommes marchaient devant: l'une maigre, pareille a un garconnet vieillot, avec des teintes jaunes sur les tempes: l'autre, emplissant de sa graisse ses vetements de flanelle blanche, bombant de sa croupe le large pantalon, se balancait comme une oie grasse, ayant les cuisses enormes et les genoux rentres. Leurs deux amies les suivaient et la foule des canotiers venait leur serrer les mains. Elles avaient loue toutes les quatre un petit chalet au bord de l'eau, et elles vivaient la, comme auraient vecu deux menages. Leur vice etait public, officiel, patent. On en parlait comme d'une chose naturelle, qui les rendait presque sympathiques, et l'on chuchotait tout bas des histoires etranges, des drames nes de furieuses jalousies feminines, et des visites secretes de femmes connues, d'actrices, a la petite maison du bord de l'eau. Un voisin, revolte de ces bruits scandaleux, avait prevenu la gendarmerie, et le brigadier, suivi d'un homme, etait venu faire une enquete. La mission etait delicate; on ne pouvait, en somme, rien reprocher a ces femmes, qui ne se livraient point a la prostitution. Le brigadier, fort perplexe, ignorant meme a peu pres la nature des delits soupconnes, avait interroge a l'aventure, et fait un rapport monumental concluant a l'innocence. On en avait ri jusqu'a Saint-Germain. Elles traversaient a petits pas, comme des reines, l'etablissement de la Grenouillere; et elles semblaient fieres de leur celebrite, heureuses des regards fixes sur elles, superieures a cette foule, a cette tourbe, a cette plebe. Madeleine et son amant les regardaient venir, et dans l'oeil de la fille une flamme s'allumait. Lorsque les deux premieres furent au bout de la table, Madeleine cria:--"Pauline!" La grosse se retourna, s'arreta, tenant toujours le bras de son moussaillon femelle: --Tiens! Madeleine ... Viens donc me parler, ma cherie. Paul crispa ses doigts sur le poignet de sa maitresse; mais elle lui dit d'un tel air:--"Tu sais, mon p'tit, tu peux filer," qu'il se tut et resta seul. Alors elles causerent tout bas, debout, toutes les trois. Des gaietes heureuses passaient sur leurs levres; elles parlaient vite; et Pauline, par instants, regardait Paul a la derobee avec un sourire narquois et mechant. A la fin, n'y tenant plus, il se leva soudain et fut pres d'elles d'un elan, tremblant de tous ses membres. Il saisit Madeleine par les epaules:--"Viens, je le veux, dit-il, je t'ai defendu de parler a ces gueuses." Mais Pauline eleva la voix et se mit a l'engueuler avec son repertoire de poissarde. On riait alentour; on s'approchait; on se haussait sur le bout des pieds afin de mieux voir. Et lui restait interdit sous cette pluie d'injures fangeuses; il lui semblait que les mots sortant de cette bouche et tombant sur lui le salissaient comme des ordures, et, devant le scandale qui commencait, il recula, retourna sur ses pas, et s'accouda sur la balustrade vers le fleuve, le dos tourne aux trois femmes victorieuses. Il resta la, regardant l'eau, et parfois, avec un geste rapide, comme s'il l'eut arrachee, il enlevait d'un doigt nerveux une larme formee au coin de son oeil. C'est qu'il aimait eperdument, sans savoir pourquoi, malgre ses instincts delicats, malgre sa raison, malgre sa volonte meme. Il etait tombe dans cet amour comme on tombe dans un trou bourbeux. D'une nature attendrie et fine, il avait reve des liaisons exquises, ideales et passionnees; et voila que ce petit criquet de femme, bete, comme toutes les filles, d'une betise exasperante, pas jolie meme, maigre et rageuse, l'avait pris, captive, possede des pieds a la tete, corps et ame. Il subissait cet ensorcellement feminin, mysterieux et tout-puissant, cette force inconnue, cette domination prodigieuse, venue on ne sait d'ou, du demon de la chair, et qui jette l'homme le plus sense aux pieds d'une fille quelconque sans que rien en elle explique son pouvoir fatal et souverain. Et la, derriere son dos, il sentait qu'une chose infame s'appretait. Des rires lui entraient au coeur. Que faire? Il le savait bien, mais ne le pouvait pas. Il regardait fixement, sur la berge en face, un pecheur a la ligne immobile. Soudain le bonhomme enleva brusquement du fleuve un petit poisson d'argent qui fretillait au bout du fil. Puis il essaya de retirer son hamecon, le tordit, le tourna, mais en vain; alors, pris d'impatience, il se mit a tirer, et tout le gosier saignant de la bete sortit avec un paquet d'entrailles. Et Paul fremit, dechire lui-meme jusqu'au coeur; il lui sembla que cet hamecon c'etait son amour, et que, s'il fallait l'arracher, tout ce qu'il avait dans la poitrine sortirait ainsi au bout d'un fer recourbe, accroche au fond de lui, et dont Madeleine tenait le fil. Une main se posa sur son epaule; il eut un sursaut, se tourna; sa maitresse etait a son cote. Ils ne se parlerent pas; et elle s'accouda comme lui a la balustrade, les yeux fixes sur la riviere. Il cherchait ce qu'il devait dire, et ne trouvait rien. Il ne parvenait meme pas a demeler ce qui se passait en lui; tout ce qu'il eprouvait, c'etait une joie de la sentir la, pres de lui, revenue, et une lachete honteuse, un besoin de pardonner tout, de tout permettre pourvu qu'elle ne le quittat point. Enfin, au bout de quelques minutes, il lui demanda d'une voix tres douce:--"Veux-tu que nous nous en allions? il ferait meilleur dans le bateau." Elle repondit:--"Oui, mon chat." Et il l'aida a descendre dans la yole, la soutenant, lui serrant les mains, tout attendri, avec quelques larmes encore dans les yeux. Alors elle le regarda en souriant et ils s'embrasserent de nouveau. Ils remonterent le fleuve tout doucement, longeant la rive plantee de saules, couverte d'herbes, baignee et tranquille dans la tiedeur de l'apres-midi. Lorsqu'ils furent revenus au restaurant Grillon, il etait a peine six heures; alors, laissant leur yole, ils partirent a pied dans l'ile, vers Bezons, a travers les prairies, le long des hauts peupliers qui bordent le fleuve. Les grands foins, prets a etre fauches, etaient remplis de fleurs. Le soleil qui baissait etalait dessus une nappe de lumiere rousse, et, dans la chaleur adoucie du jour finissant, les flottantes exhalaisons de l'herbe se melaient aux humides senteurs du fleuve, impregnaient l'air d'une langueur tendre, d'un bonheur leger, comme d'une vapeur de bien-etre. Une molle defaillance venait aux coeurs, et une espece de communion avec cette splendeur calme du soir, avec ce vague et mysterieux frisson de vie epandue, avec cette poesie penetrante, melancolique, qui semblait sortir des plantes, des choses, s'epanouir, revelee aux sens en cette heure douce et recueillie. Il sentait tout cela, lui; mais elle ne le comprenait pas, elle. Ils marchaient cote a cote; et soudain, lasse de se taire, elle chanta. Elle chanta de sa voix aigrelette et fausse quelque chose qui courait les rues, un air trainant dans les memoires, qui dechira brusquement la profonde et sereine harmonie du soir. Alors il la regarda, et il sentit entre eux un infranchissable abime. Elle battait les herbes de son ombrelle, la tete un peu baissee, contemplant ses pieds, et chantant, filant des sons, essayant des roulades, osant des trilles. Son petit front, etroit, qu'il aimait tant, etait donc vide, vide! Il n'y avait la dedans que cette musique de serinette; et les pensees qui s'y formaient par hasard etaient pareilles a cette musique. Elle ne comprenait rien de lui; ils etaient plus separes que s'ils ne vivaient pas ensemble. Ses baisers n'allaient donc jamais plus loin que les levres? Alors elle releva les yeux vers lui et sourit encore. Il fut remue jusqu'aux moelles, et, ouvrant les bras, dans un redoublement d'amour, il l'etreignit passionnement. Comme il chiffonnait sa robe, elle finit par se degager, en murmurant par compensation:--"Va, je t'aime bien, mon chat." Mais il la saisit par la taille, et, pris de folie, l'entraina en courant; et il l'embrassait sur la joue, sur la tempe, sur le cou, tout en sautant d'allegresse. Ils s'abattirent, haletants, au pied d'un buisson incendie par les rayons du soleil couchant, et, avant d'avoir repris haleine, ils s'unirent, sans qu'elle comprit son exaltation. Ils revenaient en se tenant les deux mains, quand soudain, a travers les arbres, ils apercurent sur la riviere le canot monte par les quatre femmes. La grosse Pauline aussi les vit, car elle se redressa, envoyant a Madeleine des baisers. Puis elle cria:--"A ce soir!" Madeleine repondit:--"A ce soir!" Paul crut sentir soudain son coeur enveloppe de glace. Et ils rentrerent pour diner. Ils s'installerent sous une des tonnelles au bord de l'eau et se mirent a manger en silence. Quand la nuit fut venue, on apporta une bougie, enfermee dans un globe de verre, qui les eclairait d'une lueur faible et vacillante; et l'on entendait a tout moment les explosions de cris des canotiers dans la grande salle du premier. Vers le dessert, Paul, prenant tendrement la main de Madeleine, lui dit:--"Je me sens tres fatigue, ma mignonne; si tu veux, nous nous coucherons de bonne heure." Mais elle avait compris la ruse, et elle lui lanca ce regard enigmatique, ce regard a perfidies qui apparait si vite au fond de l'oeil de la femme. Puis, apres avoir reflechi, elle repondit:--"Tu te coucheras si tu veux, moi j'ai promis d'aller au bal de la Grenouillere." Il eut un sourire lamentable, un de ces sourires dont on voile les plus horribles souffrances, mais il repondit, d'un ton caressant et navre:--"Si tu etais bien gentille, nous resterions tous les deux." Elle fit "non" de la tete sans ouvrir la bouche. Il insista:--"T'en prie! ma bichette." Alors elle rompit brusquement:--"Tu sais ce que je t'ai dit. Si tu n'es pas content, la porte est ouverte. On ne te retient pas. Quant a moi, j'ai promis: j'irai." Il posa ses deux coudes sur la table, enferma son front dans ses mains, et resta la, revant douloureusement. Les canotiers redescendirent en braillant toujours. Ils repartaient dans leurs yoles pour le bal de la Grenouillere. Madeleine dit a Paul:--"Si tu ne viens pas, decide-toi, je demanderai a un de ces messieurs de me conduire." Paul se leva:--"Allons!" murmura-t-il. Et ils partirent. La nuit etait noire, pleine d'astres, parcourue par une haleine embrasee, par un souffle pesant, charge d'ardeurs, de fermentations, de germes vifs qui, meles a la brise, ralentissaient. Elle promenait sur les visages une caresse chaude, faisait respirer plus vite, haleter un peu, tant elle semblait epaissie et lourde. Les yoles se mettaient en route, portant a l'avant une lanterne venitienne. On ne distinguait point les embarcations, mais seulement ces petits falots de couleur, rapides et dansants, pareils a des lucioles en delire; et des voix couraient dans l'ombre de tous cotes. La yole des deux jeunes gens glissait doucement. Parfois, quand un bateau lance passait pres d'eux, ils apercevaient soudain le dos blanc du canotier eclaire par sa lanterne. Lorsqu'ils eurent tourne le coude de la riviere, la Grenouillere leur apparut dans le lointain. L'etablissement en fete etait orne de girandoles, de guirlandes en veilleuses de couleur, de grappes de lumieres. Sur la Seine circulaient lentement quelques gros bachots representant des domes, des pyramides, des monuments compliques en feux de toutes nuances. Des festons enflammes trainaient jusqu'a l'eau; et quelquefois un falot rouge ou bleu, au bout d'une immense canne a peche invisible, semblait une grosse etoile balancee. Toute cette illumination repandait une lueur alentour du cafe, eclairait de bas en haut les grands arbres de la berge dont le tronc se detachait en gris pale, et les feuilles en vert laiteux, sur le noir profond des champs et du ciel. L'orchestre, compose de cinq artistes de banlieue, jetait au loin sa musique de bastringue, maigre et sautillante, qui fit de nouveau chanter Madeleine. Elle voulut tout de suite entrer. Paul desirait auparavant faire un tour dans l'ile; mais il dut ceder. L'assistance s'etait epuree. Les canotiers presque seuls restaient avec quelques bourgeois clairsemes et quelques jeunes gens flanques de filles. Le directeur et organisateur de ce cancan, majestueux dans un habit noir fatigue, promenait en tous sens sa tete ravagee de vieux marchand de plaisirs publics a bon marche. La grosse Pauline et ses compagnes n'etaient pas la; et Paul respira. On dansait: les couples face a face cabriolaient eperdument, jetaient leurs jambes en l'air jusqu'au nez des vis-a-vis. Les femelles, desarticulees des cuisses, bondissaient dans un envolement de jupes revelant leurs dessous. Leurs pieds s'elevaient au-dessus de leurs tetes avec une facilite surprenante, et elles balancaient leurs ventres, fretillaient de la croupe, secouaient leurs seins, repandant autour d'elles une senteur energique de femmes en sueur. Les males s'accroupissaient comme des crapauds avec des gestes obscenes, se contorsionnaient, grimacants et hideux, faisaient la roue sur les mains, ou bien, s'efforcant d'etre droles, esquissaient des manieres avec une grace ridicule. Une grosse bonne et deux garcons servaient les consommations. Ce cafe-bateau, couvert seulement d'un toit, n'ayant aucune cloison qui le separat du dehors, la danse echevelee s'etalait en face de la nuit pacifique et du firmament poudre d'astres. Tout a coup le Mont-Valerien, la-bas, en face, sembla s'eclairer comme si un incendie se fut allume derriere. La lueur s'etendit, s'accentua, envahissant peu a peu le ciel, decrivant un grand cercle lumineux, d'une lumiere pale et blanche. Puis quelque chose de rouge apparut, grandit, d'un rouge ardent comme un metal sur l'enclume. Cela se developpait lentement en rond, semblait sortir de terre; et la lune, se detachant bientot de l'horizon, monta doucement dans l'espace. A mesure qu'elle s'elevait, sa nuance pourpre s'attenuait, devenait jaune, d'un jaune clair, eclatant; et l'astre paraissait diminuer a mesure qu'il s'eloignait. Paul le regardait depuis longtemps, perdu dans cette contemplation, oubliant sa maitresse. Quand il se retourna, elle avait disparu. Il la chercha, mais ne la trouva pas. Il parcourait les tables d'un oeil anxieux, allant et revenant sans cesse, interrogeant l'un et l'autre. Personne ne l'avait vue. Il errait ainsi, martyrise d'inquietude, quand un des garcons lui dit:--"C'est madame Madeleine que vous cherchez. Elle vient de partir tout a l'heure en compagnie de madame Pauline." Et, au meme moment, Paul apercevait, debout a l'autre extremite du cafe, le mousse et les deux belles filles, toutes trois liees par la taille, et qui le guettaient en chuchotant. Il comprit, et, comme un fou, s'elanca dans l'ile. Il courut d'abord vers Chatou; mais, devant la plaine, il retourna sur ses pas. Alors il se mit a fouiller l'epaisseur des taillis, a vagabonder eperdument, s'arretant parfois pour ecouter. Les crapauds, par tout l'horizon, lancaient leur note metallique et courte. Vers Bougival, un oiseau inconnu modulait quelques sons qui arrivaient affaiblis par la distance. Sur les larges gazons la lune versait une molle clarte, comme une poussiere de ouate; elle penetrait les feuillages, faisait couler sa lumiere sur l'ecorce argentee des peupliers, criblait de sa pluie brillante les sommets fremissants des grands arbres. La grisante poesie de cette soiree d'ete entrait dans Paul malgre lui, traversait son angoisse affolee, remuait son coeur avec une ironie feroce, developpant jusqu'a la rage en son ame douce et contemplative ses besoins d'ideale tendresse, d'epanchements passionnes dans le sein d'une femme adoree et fidele. Il fut contraint de s'arreter, etrangle par des sanglots precipites, dechirants. La crise passee, il repartit. Soudain il recut comme un coup de couteau; on s'embrassait, la, derriere ce buisson. Il y courut; c'etait un couple amoureux, dont les deux silhouettes s'eloignerent vivement a son approche, enlacees, unies dans un baiser sans fin. Il n'osait pas appeler, sachant bien qu'Elle ne repondrait point; et il avait aussi une peur affreuse de les decouvrir tout a coup. Les ritournelles des quadrilles avec les solos dechirants du piston, les rires faux de la flute, les rages aigues du violon lui tiraillaient le coeur, exasperant sa souffrance. La musique enragee, boitillante, courait sous les arbres, tantot affaiblie, tantot grossie dans un souffle passager de brise. Tout a coup il se dit qu'Elle etait revenue peut-etre? Oui! elle etait revenue! pourquoi pas? Il avait perdu la tete sans raison, stupidement, emporte par ses terreurs, par les soupcons desordonnes qui l'envahissaient depuis quelque temps. Et, saisi par une de ces accalmies singulieres qui traversent parfois les plus grands desespoirs, il retourna vers le bal. D'un coup d'oeil il parcourut la salle. Elle n'etait pas la. Il fit le tour des tables, et brusquement se trouva de nouveau face a face avec les trois femmes. Il avait apparemment une figure desesperee et drole, car toutes trois ensemble eclaterent de gaiete. Il se sauva, repartit dans l'ile, se rua a travers les taillis, haletant.--Puis il ecouta de nouveau,--il ecouta longtemps, car ses oreilles bourdonnaient; mais, enfin, il crut entendre un peu plus loin un petit rire percant qu'il connaissait bien; et il avanca tout doucement, rampant, ecartant les branches, la poitrine tellement secouee par son coeur qu'il ne pouvait plus respirer. Deux voix murmuraient des paroles qu'il n'entendait pas encore. Puis elles se turent. Alors il eut une envie immense de fuir, de ne pas voir, de ne pas savoir, de se sauver pour toujours, loin de cette passion furieuse qui le ravageait. Il allait retourner a Chatou, prendre le train, et ne reviendrait plus, ne la reverrait plus jamais. Mais son image brusquement l'envahit, et il l'apercut en sa pensee quand elle s'eveillait au matin, dans leur lit tiede, se pressait caline contre lui, jetant ses bras a son cou, avec ses cheveux repandus, un peu meles sur le front, avec ses yeux fermes encore et ses levres ouvertes pour le premier baiser; et le souvenir subit de cette caresse matinale l'emplit d'un regret frenetique et d'un desir forcene. On parlait de nouveau; et il s'approcha, courbe en deux. Puis un leger cri courut sous les branches tout pres de lui. Un cri! Un de ces cris d'amour qu'il avait appris a connaitre aux heures eperdues de leur tendresse. Il avancait encore, toujours, comme malgre lui, attire invinciblement, sans avoir conscience de rien ... et il les vit. Oh! si c'eut ete un homme, l'autre! mais cela! cela! Il se sentait enchaine par leur infamie meme. Et il restait la, aneanti, bouleverse, comme s'il eut decouvert tout a coup un cadavre cher et mutile, un crime contre nature, monstrueux, une immonde profanation. Alors, dans un eclair de pensee involontaire, il songea au petit poisson dont il avait senti arracher les entrailles ... Mais Madeleine murmura: "Pauline!" du meme ton passionne qu'elle disait: "Paul!" et il fut traverse d'une telle douleur qu'il s'enfuit de toutes ses forces. Il heurta deux arbres, tomba sur une racine, repartit, et se trouva soudain devant le fleuve, devant le bras rapide eclaire par la lune. Le courant torrentueux faisait de grands tourbillons ou se jouait la lumiere. La berge haute dominait l'eau comme une falaise, laissant a son pied une large bande obscure ou les remous s'entendaient dans l'ombre. Sur l'autre rive, les maisons de campagne de Croissy s'etageaient en pleine clarte. Paul vit tout cela comme dans un songe, comme a travers un souvenir; il ne songeait a rien, ne comprenait rien, et toutes les choses, son existence meme, lui apparaissaient vaguement, lointaines, oubliees, finies. Le fleuve etait la. Comprit-il ce qu'il faisait? Voulut-il mourir? Il etait fou. Il se retourna cependant vers l'ile, vers Elle; et, dans l'air calme de la nuit ou dansaient toujours les refrains affaiblis et obstines du bastringue, il lanca d'une voix desesperee, suraigue, surhumaine, un effroyable cri:--"Madeleine!" Son appel dechirant traversa le large silence du ciel, courut par tout l'horizon. Puis, d'un bond formidable, d'un bond de bete, il sauta dans la riviere. L'eau jaillit, se referma, et, de la place ou il avait disparu, une succession de grands cercles partit, elargissant jusqu'a l'autre berge leurs ondulations brillantes. Les deux femmes avaient entendu. Madeleine se dressa:--"C'est Paul."--Un soupcon surgit en son ame.--"Il s'est noye," dit-elle. Et elle s'elanca vers la rive, ou la grosse Pauline la rejoignit. Un lourd bachot monte par deux hommes tournait et retournait sur place. Un des bateliers ramait, l'autre enfoncait dans l'eau un grand baton et semblait chercher quelque chose. Pauline cria:--"Que faites-vous? Qu'y a-t-il?" Une voix inconnue repondit:--"C'est un homme qui vient de se noyer." Les deux femmes, pressees l'une contre l'autre, hagardes, suivaient les evolutions de la barque. La musique de la Grenouillere folatrait toujours au loin, semblait accompagner en cadence les mouvements des sombres pecheurs; et la riviere, qui cachait maintenant un cadavre, tournoyait, illuminee. Les recherches se prolongeaient. L'attente horrible faisait grelotter Madeleine. Enfin, apres une demi-heure au moins, un des hommes annonca:--"Je le tiens!" Et il fit remonter sa longue gaffe, doucement, tout doucement. Puis quelque chose de gros apparut a la surface de l'eau. L'autre marinier quitta ses rames, et tous deux, unissant leurs forces, halant sur la masse inerte, la firent culbuter dans leur bateau. Ensuite ils gagnerent la terre, en cherchant une place eclairee et basse. Au moment ou ils abordaient, les femmes arrivaient aussi. Des qu'elle le vit, Madeleine recula d'horreur. Sous la lumiere de la lune, il semblait vert deja, avec sa bouche, ses yeux, son nez, ses habits pleins de vase. Ses doigts fermes et raidis etaient affreux. Une espece d'enduit noiratre et liquide couvrait tout son corps. La figure paraissait enflee, et de ses cheveux colles par le limon une eau sale coulait sans cesse. Les deux hommes l'examinerent. --Tu le connais? dit l'un. L'autre, le passeur de Croissy, hesitait:--"Oui, il me semble bien que j'ai vu cette tete-la; mais tu sais, comme ca, on ne reconnait pas bien."--Puis, soudain:--"Mais c'est monsieur Paul!" --Qui ca, monsieur Paul? demanda son camarade. Le premier reprit: --Mais monsieur Paul Baron, le fils du senateur, ce p'tit qu'etait si amoureux. L'autre ajouta philosophiquement: --Eh bien, il a fini de rigoler maintenant; c'est dommage tout de meme quand on est riche! Madeleine sanglotait, tombee par terre. Pauline s'approcha du corps et demanda:--"Est-ce qu'il est bien mort?--tout a fait?" Les hommes hausserent les epaules:--"Oh! apres ce temps-la! pour sur." Puis l'un d'eux interrogea:--"C'est chez Grillon qu'il logeait?"--"Oui, reprit l'autre; faut le reconduire, y aura de la braise." Ils remonterent dans leur bateau et repartirent, s'eloignant lentement a cause du courant rapide; et longtemps encore apres qu'on ne les vit plus de la place ou les femmes etaient restees, on entendit tomber dans l'eau les coups reguliers des avirons. Alors Pauline prit dans ses bras la pauvre Madeleine eploree, la calina, l'embrassa longtemps, la consola:--"Que veux-tu, ce n'est point ta faute, n'est-ce pas? On ne peut pourtant pas empecher les hommes de faire des betises. Il l'a voulu, tant pis pour lui, apres tout!"--Puis, la relevant:--"Allons, ma cherie, viens-t'en coucher a la maison; tu ne peux pas rentrer chez Grillon ce soir.--Elle l'embrassa de nouveau:--"Va, nous te guerirons," dit-elle. Madeleine se releva, et, pleurant toujours, mais avec des sanglots affaiblis, la tete sur l'epaule de Pauline, comme refugiee dans une tendresse plus intime et plus sure, plus familiere et plus confiante, elle partit a tout petits pas. TABLE LA MAISON TELLIER LES TOMBALES SUR L'EAU HISTOIRE D'UNE FILLE DE FERME EN FAMILLE LE PAPA DE SIMON UNE PARTIE DE CAMPAGNE AU PRINTEMPS LA FEMME DE PAUL End of the Project Gutenberg EBook of La Maison Tellier, by Guy de Maupassant *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MAISON TELLIER *** ***** This file should be named 11596.txt or 11596.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/1/5/9/11596/ Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina Malliere and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, are filed in directories based on their release date. If you want to download any of these eBooks directly, rather than using the regular search system you may utilize the following addresses and just download by the etext year. For example: https://www.gutenberg.org/etext06 (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are filed in a different way. The year of a release date is no longer part of the directory path. The path is based on the etext number (which is identical to the filename). The path to the file is made up of single digits corresponding to all but the last digit in the filename. For example an eBook of filename 10234 would be found at: https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234 or filename 24689 would be found at: https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689 An alternative method of locating eBooks: https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL