The Project Gutenberg EBook of La Main Gauche, by Guy de Maupassant This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: La Main Gauche Author: Guy de Maupassant Release Date: March 7, 2004 [EBook #11495] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MAIN GAUCHE *** Produced by Miranda van de Heijning, Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. GUY DE MAUPASSANT La Main Gauche 1889 ALLOUMA I Un de mes amis m'avait dit: Si tu passes par hasard aux environs de Bordj-Ebbaba, pendant ton voyage en Algerie, va donc voir mon ancien camarade Auballe, qui est colon la-bas. J'avais oublie le nom d'Auballe et le nom d'Ebbaba et je ne songeais guere a ce colon, quand j'arrivai chez lui, par pur hasard. Depuis un mois je rodais a pied par toute cette region magnifique qui s'etend d'Alger a Cherchell, Orleansville et Tiaret. Elle est en meme temps boisee et nue, grande et intime. On rencontre, entre deux monts, des forets de pins profondes en des vallees etroites ou roulent des torrents en hiver. Des arbres enormes tombes sur le ravin servent de pont aux Arabes, et aussi aux lianes qui s'enroulent aux troncs morts et les parent d'une vie nouvelle. Il y a des creux, et des plis inconnus de montagne, d'une beaute terrifiante, et des bords de ruisselets, plats et couverts de lauriers-roses, d'une inimaginable grace. Mais ce qui m'a laisse au coeur les plus chers souvenirs en cette excursion, ce sont les marches de l'apres-midi le long des chemins un peu boises sur ces ondulations des cotes d'ou l'on domine un immense pays onduleux et roux depuis la mer bleuatre jusqu'a la chaine de l'Ouarsenis qui porte sur ses faites la foret de cedres de Teniet-el-Haad. Ce jour-la je m'egarai. Je venais de gravir un sommet, d'ou j'avais apercu, au-dessus d'une serie de collines, la longue plaine de la Mitidja, puis par derriere, sur la crete d'une autre chaine, dans un lointain presque invisible, l'etrange monument qu'on nomme le Tombeau de la Chretienne, sepulture d'une famille de rois de Mauritanie, dit-on. Je redescendais, allant vers le Sud, decouvrant devant moi jusqu'aux cimes dressees sur le ciel clair, au seuil du desert, une contree bosselee, soulevee et fauve, fauve comme si toutes ces collines etaient recouvertes de peaux de lion cousues ensemble. Quelquefois, au milieu d'elles, une bosse plus haute se dressait, pointue et jaune, pareille au dos broussailleux d'un chameau. J'allais a pas rapides, leger, comme on l'est en suivant les sentiers tortueux sur les pentes d'une montagne. Rien ne pese, en ces courses alertes dans l'air vif des hauteurs, rien ne pese, ni le corps, ni le coeur, ni les pensees, ni meme les soucis. Je n'avais plus rien en moi, ce jour-la, de tout ce qui ecrase et torture notre vie, rien que la joie de cette descente. Au loin, j'apercevais des campements arabes, tentes brunes, pointues, accrochees au sol comme les coquilles de mer sur les rochers, ou bien des gourbis, huttes de branches d'ou sortait une fumee grise. Des formes blanches, hommes ou femmes, erraient autour a pas lents; et les clochettes des troupeaux tintaient vaguement dans l'air du soir. Les arbousiers sur ma route se penchaient, etrangement charges de leurs fruits de pourpre qu'ils repandaient dans le chemin. Ils avaient l'air d'arbres martyrs d'ou coulait une sueur sanglante, car au bout de chaque branchette pendait une graine rouge comme une goutte de sang. Le sol, autour d'eux, etait couvert de cette pluie suppliciale, et le pied ecrasant les arbouses laissait par terre des traces de meurtre. Parfois, d'un bond, en passant, je cueillais les plus mures pour les manger. Tous les vallons a present se remplissaient d'une vapeur blonde qui s'elevait lentement comme la buee des flancs d'un boeuf; et sur la chaine des monts qui fermaient l'horizon, a la frontiere du Sahara flamboyait un ciel de Missel. De longues trainees d'or alternaient avec des trainees de sang--encore du sang! du sang et de l'or, toute l'histoire humaine--et parfois entre elles s'ouvrait une trouee mince sur un azur verdatre, infiniment lointain comme le reve. Oh! que j'etais loin, que j'etais loin de toutes les choses et de toutes les gens dont on s'occupe autour des boulevards, loin de moi-meme aussi, devenu une sorte d'etre errant, sans conscience, et sans pensee, un oeil qui passe, qui voit, qui aime voir, loin encore de ma route a laquelle je ne songeais plus, car aux approches de la nuit je m'apercus que j'etais perdu. L'ombre tombait sur la terre comme une averse de tenebres, et je ne decouvrais rien devant moi que la montagne a perte de vue. Des tentes apparurent dans un vallon, j'y descendis et j'essayai de faire comprendre au premier Arabe rencontre la direction que je cherchais. M'a-t-il devine? je l'ignore; mais il me repondit longtemps, et moi je ne compris rien. J'allais, par desespoir, me, decider a passer la nuit, roule dans un tapis, aupres du campement, quand je crus reconnaitre, parmi les mots bizarres qui sortaient de sa bouche, celui de Bordj-Ebbaba. Je repetai:--Bordj-Ebbaba.--Oui, oui. Et je lui montrai deux francs, une fortune. Il se mit a marcher, je le suivis. Oh! je suivis longtemps, dans la nuit profonde, ce fantome pale qui courait pieds nus devant moi par les sentiers pierreux ou je trebuchais sans cesse. Soudain une lumiere brilla. Nous arrivions devant la porte d'une maison blanche, sorte de fortin aux murs droits et sans fenetres exterieures. Je frappai, des chiens hurlerent au dedans. Une voix francaise demanda: "Qui est la!" Je repondis: --Est-ce ici que demeure M. Auballe? --Oui. On m'ouvrit, j'etais en face de M. Auballe lui-meme, un grand garcon blond, en savates, pipe a la bouche, avec l'air d'un hercule bon enfant. Je me nommai; il tendit ses deux mains en disant: "Vous etes chez vous, monsieur." Un quart d'heure plus tard je dinais avidement en face de mon hote qui continuait a fumer. Je savais son histoire. Apres avoir mange beaucoup d'argent avec les femmes, il avait place son reste en terres algeriennes, et plante des vignes. Les vignes marchaient bien; il etait heureux, et il avait en effet l'air calme d'un homme satisfait. Je ne pouvais comprendre comment ce Parisien, ce feteur, avait pu s'accoutumer a cette vie monotone, dans cette solitude, et je l'interrogeai. --Depuis combien de temps etes-vous ici? --Depuis neuf ans. --Et vous n'avez pas d'atroces tristesses? --Non, on se fait a ce pays, et puis on finit par l'aimer. Vous ne sauriez croire comme il prend les gens par un tas de petits instincts animaux que nous ignorons en nous. Nous nous y attachons d'abord par nos organes a qui il donne des satisfactions secretes que nous ne raisonnons pas. L'air et le climat font la conquete de notre chair, malgre nous, et la lumiere gaie dont il est inonde tient l'esprit clair et content, a peu de frais. Elle entre en nous a flots, sans cesse, par les yeux, et on dirait vraiment qu'elle lave tous les coins sombres de l'ame. --Mais les femmes? --Ah!... ca manque un peu! --Un peu seulement? --Mon Dieu, oui... un peu. Car on trouve toujours, meme dans les tribus, des indigenes complaisants qui pensent aux nuits du Roumi. Il se tourna vers l'Arabe qui me servait, un grand garcon brun dont l'oeil noir luisait sous le turban, et il lui dit: --Va-t'en, Mohammed, je t'appellerai quand j'aurai besoin de toi. Puis, a moi: --Il comprend le francais et je vais vous conter une histoire ou il joue un grand role. L'homme etant parti, il commenca: --J'etais ici depuis quatre ans environ, encore peu installe, a tous egards, dans ce pays dont je commencais a balbutier la langue, et oblige pour ne pas rompre tout a fait avec des passions qui m'ont ete fatales d'ailleurs, de faire a Alger un voyage de quelques jours, de temps en temps. J'avais achete cette ferme, ce bordj, ancien poste fortifie, a quelques centaines de metres du campement indigene dont j'emploie les hommes a mes cultures. Dans cette tribu, fraction des Oulad-Taadja, je choisis en arrivant, pour mon service particulier, un grand garcon, celui que vous venez de voir, Mohammed ben Lam'har, qui me fut bientot extremement devoue. Comme il ne voulait pas coucher dans une maison dont il n'avait point l'habitude, il dressa sa tente a quelques pas de la porte, afin que je pusse l'appeler de ma fenetre. Ma vie, vous la devinez? Tout le jour, je suivais les defrichements et les plantations, je chassais un peu, j'allais diner avec les officiers des postes voisins, ou bien ils venaient diner chez moi. Quant aux... plaisirs--je vous les ai dits. Alger m'offrait les plus raffines; et de temps en temps, un arabe complaisant et compatissant m'arretait au milieu d'une promenade pour me proposer d'amener chez moi, a la nuit, une femme de tribu. J'acceptais quelquefois, mais, le plus souvent, je refusais, par crainte des ennuis que cela pouvait me creer. Et, un soir, en rentrant d'une tournee dans les terres, au commencement de l'ete, ayant besoin de Mohammed, j'entrai dans sa tente sans l'appeler. Cela m'arrivait a tout moment. Sur un de ces grands tapis rouges en haute laine du Djebel-Amour, epais et doux comme des matelas, une femme, une fille, presque nue, dormait, les bras croises sur ses yeux. Son corps blanc, d'une blancheur luisante sous le jet de lumiere de la toile soulevee, m'apparut comme un des plus parfaits echantillons de la race humaine que j'eusse vus. Les femmes sont belles par ici, grandes, et d'une rare harmonie de traits et de lignes. Un peu confus, je laissai retomber le bord de la tente et je rentrai chez moi. J'aime les femmes! L'eclair de cette vision m'avait traverse et brule, ranimant en mes veines la vieille ardeur redoutable a qui je dois d'etre ici. Il faisait chaud, c'etait en juillet, et je passai presque toute la nuit a ma fenetre, les yeux sur la tache sombre que faisait a terre la tente de Mohammed. Quand il entra dans ma chambre, le lendemain, je le regardai bien en face, et il baissa la tete comme un homme confus, coupable. Devinait-il ce que je savais? Je lui demandai brusquement. --Tu es donc marie, Mohammed? Je le vis rougir, et il balbutia: --Non, moussie! Je le forcais a parler francais et a me donner des lecons d'arabe, ce qui produisait souvent une langue intermediaire des plus incoherentes. Je repris: --Alors, pourquoi y a-t-il une femme chez toi. Il murmura: --Il est du Sud. --Ah! elle est du Sud. Cela ne m'explique pas comment elle se trouve sous ta tente. Sans repondre a ma question, il reprit: --Il est tres joli. --Ah! vraiment. Eh bien, une autre fois, quand tu recevras comme ca une tres jolie femme du Sud, tu auras soin de la faire entrer dans mon gourbi et non dans le tien. Tu entends, Mohammed? Il repondit avec un grand serieux: --Oui, moussie. J'avoue que pendant toute la journee je demeurai sous l'emotion agressive du souvenir de cette fille arabe etendue sur un tapis rouge; et, en rentrant, a l'heure du diner, j'eus une forte envie de traverser de nouveau la tente de Mohammed. Durant la soiree, il fit son service comme toujours, tournant autour de moi avec sa figure impassible, et je faillis plusieurs fois lui demander s'il allait garder longtemps sous son toit de poil de chameau cette demoiselle du Sud, qui etait tres jolie. Vers neuf heures, toujours hante par ce gout de la femme, qui est tenace comme l'instinct de chasse chez les chiens, je sortis pour prendre l'air et pour roder un peu dans les environs du cone de toile brune a travers laquelle j'apercevais le point brillant d'une lumiere. Puis je m'eloignai, pour n'etre pas surpris par Mohammed dans les environs de son logis. En rentrant, une heure plus tard, je vis nettement son profil a lui, sous sa tente. Puis ayant tire ma clef de ma poche, je penetrai dans le bordj ou couchaient, comme moi, mon intendant, deux laboureurs de France et une vieille cuisiniere cueillie a Alger. Je montai mon escalier et je fus surpris en remarquant un filet de clarte sous ma porte. Je l'ouvris, et j'apercus en face de moi, assise sur une chaise de paille a cote de la table ou brulait une bougie, une fille au visage d'idole, qui semblait m'attendre avec tranquillite, paree de tous les bibelots d'argent que les femmes du Sud portent aux jambes, aux bras, sur la gorge et jusque sur le ventre. Ses yeux agrandis par le khol jetaient sur moi un large regard; et quatre petits signes bleus finement tatoues sur la chair etoilaient son front, ses joues et son menton. Ses bras, charges d'anneaux, reposaient sur ses cuisses que recouvrait, tombant des epaules, une sorte de gebba de soie rouge dont elle etait vetue. En me voyant entrer, elle se leva et resta devant moi, debout, couverte de ses bijoux sauvages, dans une attitude de fiere soumission. --Que fais-tu ici, lui dis-je en arabe. --J'y suis parce qu'on m'a ordonne de venir. --Qui te l'a ordonne? --Mohammed. --C'est bon. Assieds-toi. Elle s'assit, baissa les yeux, et je demeurai devant elle, l'examinant. La figure etait etrange, reguliere, fine et un peu bestiale, mais mystique comme celle d'un Boudha. Les levres, fortes et colorees d'une sorte de floraison rouge qu'on retrouvait ailleurs sur son corps, indiquaient un leger melange de sang noir, bien que les mains et les bras fussent d'une blancheur irreprochable. J'hesitais sur ce que je devais faire, trouble, tente et confus. Pour gagner du temps et me donner le loisir de la reflexion, je lui posai d'autres questions, sur son origine, son arrivee dans ce pays et ses rapports avec Mohammed. Mais elle ne repondit qu'a celles qui m'interessaient le moins et il me fut impossible de savoir pourquoi elle etait venue, dans quelle intention, sur quel ordre, depuis quand, ni ce qui s'etait passe entre elle et mon serviteur. Comme j'allais lui dire: "Retourne sous la tente de Mohammed", elle me devina peut-etre, se dressa brusquement et levant ses deux bras decouverts dont tous les bracelets sonores glisserent ensemble vers ses epaules, elle croisa ses mains derriere mon cou en m'attirant avec un air de volonte suppliante et irresistible. Ses yeux, allumes par le desir de seduire, par ce besoin de vaincre l'homme qui rend fascinant comme celui des felins le regard impur des femmes, m'appelaient, m'enchainaient, m'otaient toute force de resistance, me soulevaient d'une ardeur impetueuse. Ce fut une lutte courte, sans paroles, violente, entre les prunelles seules, l'eternelle lutte entre les deux brutes humaines, le male et la femelle, ou le male est toujours vaincu. Ses mains, derriere ma tete m'attiraient d'une pression lente, grandissante, irresistible comme une force mecanique, vers le sourire animal de ses levres rouges ou je collai soudain les miennes en enlacant ce corps presque nu et charge d'anneaux d'argent qui tinterent, de la gorge aux pieds, sous mon etreinte. Elle etait nerveuse, souple et saine comme une bete, avec des airs, des mouvements, des graces et une sorte d'odeur de gazelle, qui me firent trouver a ses baisers une rare saveur inconnue, etrangere a mes sens comme un gout de fruit des tropiques. Bientot... je dis bientot, ce fut peut-etre aux approches du matin, je la voulus renvoyer, pensant qu'elle s'en irait ainsi qu'elle etait venue, et ne me demandant pas encore ce que je ferais d'elle; ou ce qu'elle ferait de moi. Mais des qu'elle eut compris mon intention, elle murmura: --Si tu me chasses, ou veux-tu que j'aille maintenant? I1 faudra que je dorme sur la terre, dans la nuit. Laisse-moi me coucher sur le tapis, au pied de ton lit. Que pouvais-je repondre? Que pouvais-je faire? Je pensai que Mohammed, sans doute, regardait a son tour la fenetre eclairee de ma chambre; et des questions de toute nature, que je ne m'etais point posees dans le trouble des premiers instants, se formulerent nettement. --Reste ici, dis-je, nous allons causer. Ma resolution fut prise en une seconde. Puisque cette fille avait ete jetee ainsi dans mes bras, je la garderais, j'en ferais une sorte de maitresse esclave, cachee dans le fond de ma maison, a la facon des femmes des harems. Le jour ou elle ne me plairait plus, il serait toujours facile de m'en defaire d'une facon quelconque, car ces creatures-la, sur le sol africain, nous appartenaient presque corps et ame. Je lui dis: --Je veux bien etre bon pour toi. Je te traiterai de facon a ce que tu ne sois pas malheureuse, mais je veux savoir ce que tu es, et d'ou tu viens. Elle comprit qu'il fallait parler et me conta son histoire, ou plutot une histoire, car elle dut mentir d'un bout a l'autre, comme mentent tous les Arabes, toujours, avec ou sans motifs. C'est la un des signes les plus surprenants et les plus incomprehensibles du caractere indigene: le mensonge. Ces hommes en qui l'islamisme s'est incarne jusqu'a faire partie d'eux, jusqu'a modeler leurs instincts, jusqu'a modifier la race entiere et a la differencier des autres au moral autant que la couleur de la peau differencie le negre du blanc, sont menteurs dans les moelles au point que jamais on ne peut se fier a leurs dires. Est-ce a leur religion qu'ils doivent cela? Je l'ignore. Il faut avoir vecu parmi eux pour savoir combien le mensonge fait partie de leur etre, de leur coeur, de leur ame, est devenu chez eux une sorte de seconde nature, une necessite de la vie. Elle me raconta donc qu'elle etait fille d'un caid des Ouled Sidi Cheik et d'une femme enlevee par lui dans une razzia sur les Touaregs. Cette femme devait etre une esclave noire, ou du moins provenir d'un premier croisement de sang arabe et de sang negre. Les negresses, on le sait, sont fort prisees dans les harems ou elles jouent le role d'aphrodisiaques. Rien de cette origine d'ailleurs n'apparaissait hors cette couleur empourpree des levres et les fraises sombres de ses seins allonges, pointus et souples comme si des ressorts les eussent dresses. A cela, un regard attentif ne se pouvait tromper. Mais tout le reste appartenait a la belle race du Sud, blanche, svelte, dont la figure fine est faite de lignes droites et simples comme une tete d'image indienne. Les yeux tres ecartes augmentaient encore l'air un peu divin de cette rodeuse du desert. De son existence veritable, je ne sus rien de precis. Elle me la conta par details incoherents qui semblaient surgir au hasard dans une memoire en desordre; et elle y melait des observations delicieusement pueriles, toute une vision du monde nomade nee dans une cervelle d'ecureuil qui a saute de tente en tente, de campement en campement, de tribu en tribu. Et cela etait debite avec l'air severe que garde toujours ce peuple drape, avec des mines d'idole qui potine et une gravite un peu comique. Quand elle eut fini, je m'apercus que je n'avais rien retenu de cette longue histoire pleine d'evenements insignifiants, emmagasines en sa legere cervelle, et je me demandai si elle ne m'avait pas berne tres simplement par ce bavardage vide et serieux qui ne m'apprenait rien sur elle ou sur aucun fait de sa vie. Et je pensais a ce peuple vaincu au milieu duquel nous campons ou plutot qui campe au milieu de nous, dont nous commencons a parler la langue, que nous voyons vivre chaque jour sous la toile transparente de ses tentes, a qui nous imposons nos lois, nos reglements et nos coutumes, et dont nous ignorons tout, mais tout, entendez-vous, comme si nous n'etions pas la, uniquement occupes a le regarder depuis bientot soixante ans. Nous ne savons pas davantage ce qui se passe sous cette hutte de branches et sous ce petit cone d'etoffe cloue sur la terre avec des pieux, a vingt metres de nos portes, que nous ne savons encore ce que font, ce que pensent, ce que sont les Arabes dits civilises des maisons mauresques d'Alger. Derriere le mur peint a la chaux de leur demeure des villes, derriere la cloison de branches de leur gourbi, ou derriere ce mince rideau brun de poil de chameau que secoue le vent, ils vivent pres de nous, inconnus, mysterieux, menteurs, sournois, soumis, souriants, impenetrables. Si je vous disais qu'en regardant de loin, avec ma jumelle, le campement voisin, je devine qu'ils ont des superstitions, des ceremonies, mille usages encore ignores de nous, pas meme soupconnes! Jamais peut-etre un peuple conquis par la force n'a su echapper aussi completement a la domination reelle, a l'influence morale, et a l'investigation acharnee, mais inutile du vainqueur. Or, cette infranchissable et secrete barriere que la nature incomprehensible a verrouillee entre les races, je la sentais soudain, comme je ne l'avais jamais sentie, dressee entre cette fille arabe et moi, entre cette femme qui venait de se donner, de se livrer, d'offrir son corps a ma caresse et moi qui l'avait possedee. Je lui demandai y songeant pour la premiere fois: --Comment t'appelles-tu? Elle etait demeuree quelques instants sans parler et je la vis tressaillir comme si elle venait d'oublier que j'etais la, tout contre elle. Alors, dans ses yeux leves sur moi, je devinai que cette minute avait suffi pour que le sommeil tombat sur elle, un sommeil irresistible et brusque, presque foudroyant, comme tout ce qui s'empare des sens mobiles des femmes. Elle repondit nonchalamment avec un baillement arrete dans la bouche: --Allouma. Je repris: --Tu as envie de dormir? --Oui, dit-elle. --Eh bien! dors. Elle s'allongea tranquillement a mon cote, etendue sur le ventre, le front pose sur ses bras croises, et je sentis presque tout de suite que sa fuyante pensee de sauvage s'etait eteinte dans le repos. Moi, je me mis a rever, couche pres d'elle, cherchant a comprendre? Pourquoi Mohammed me l'avait-il donnee? Avait-il agi en serviteur magnanime qui se sacrifie pour son maitre jusqu'a lui ceder la femme attiree en sa tente pour lui-meme, ou bien avait-il obei a une pensee plus complexe, plus pratique, moins genereuse en jetant dans mon lit cette fille qui m'avait plu? L'Arabe, quand il s'agit de femmes, a toutes les rigueurs pudibondes et toutes les complaisances inavouables; et on ne comprend guere plus sa morale rigoureuse et facile que tout le reste de ses sentiments. Peut-etre avais-je devance, en penetrant par hasard sous sa tente, les intentions bienveillantes de ce prevoyant domestique qui m'avait destine cette femme, son amie, sa complice, sa maitresse aussi peut-etre. Toutes ces suppositions m'assaillirent et me fatiguerent si bien que tout doucement je glissai a mon tour dans un sommeil profond. Je fus reveille par le grincement de ma porte; Mohammed entrait comme tous les matins pour m'eveiller. Il ouvrit la fenetre par ou un flot de jour s'engouffrant eclaira sur le lit le corps d'Allouma toujours endormie, puis il ramassa sur le tapis mon pantalon, mon gilet et ma jaquette afin de les brosser. Il ne jeta pas un regard sur la femme couchee a mon cote, ne parut pas savoir ou remarquer qu'elle etait la, et il avait sa gravite ordinaire, la meme allure, le meme visage. Mais la lumiere, le mouvement, le leger bruit des pieds nus de l'homme, la sensation de l'air pur sur la peau et dans les poumons tirerent Allouma de son engourdissement. Elle allongea les bras, se retourna, ouvrit les yeux, me regarda, regarda Mohammed avec la meme indifference et s'assit. Puis elle murmura. --J'ai faim, aujourd'hui. --Que veux-tu manger? demandai-je. --Kahoua. --Du cafe et du pain avec du beurre? --Oui. Mohammed, debout pres de notre couche, mes vetements sur les bras, attendait les ordres. --Apporte a dejeuner pour Allouma et pour moi, lui dis-je. Et il sortit sans que sa figure revelat le moindre etonnement ou le moindre ennui. Quand il fut parti, je demandai a la jeune Arabe: --Veux-tu habiter dans ma maison? --Oui, je le veux bien. --Je te donnerai un appartement pour toi seule et une femme pour te servir. --Tu es genereux, et je te suis reconnaissante. --Mais si ta conduite n'est pas bonne, je te chasserai d'ici. --Je ferai ce que tu exigeras de moi. Elle prit ma main et la baisa, en signe de soumission. Mohammed rentrait, portant un plateau avec le dejeuner. Je lui dis: --Allouma va demeurer dans la maison. Tu etaleras des tapis dans la chambre, au bout du couloir, et tu feras venir ici pour la servir la femme d'Abd-el-Kader-el-Hadara. --Oui, moussie. Ce fut tout. Une heure plus tard, ma belle Arabe etait installee dans une grande chambre claire; et comme je venais m'assurer que tout allait bien, elle me demanda, d'un ton suppliant, de lui faire cadeau d'une armoire a glace. Je promis, puis je la laissai accroupie sur un tapis du Djebel-Amour, une cigarette a la bouche, et bavardant avec la vieille Arabe que j'avais envoye chercher, comme si elles se connaissaient depuis des annees. II Pendant un mois, je fus tres heureux avec elle et je m'attachai d'une facon bizarre a cette creature d'une autre race, qui me semblait presque d'une autre espece, nee sur une planete voisine. Je ne l'aimais pas--non--on n'aime point les filles de ce continent primitif. Entre elles et nous, meme entre elles et leurs males naturels, les Arabes, jamais n'eclot la petite fleur bleue des pays du Nord. Elles sont trop pres de l'animalite humaine, elles ont un coeur trop rudimentaire, une sensibilite trop peu affinee, pour eveiller dans nos ames l'exaltation sentimentale qui est la poesie de l'amour. Rien d'intellectuel, aucune ivresse de la pensee ne se mele a l'ivresse sensuelle que provoquent en nous ces etres charmants et nuls. Elles nous tiennent pourtant, elles nous prennent, comme les autres, mais d'une facon differente, moins tenace, moins cruelle, moins douloureuse. Ce que j'eprouvai pour celle-ci, je ne saurais encore l'expliquer d'une facon precise. Je vous disais tout a l'heure que ce pays, cette Afrique nue, sans arts, vide de toutes les joies intelligentes, fait peu a peu la conquete de notre chair par un charme inconnaissable et sur, par la caresse de l'air, par la douceur constante des aurores et des soirs, par sa lumiere delicieuse, par le bien-etre discret dont elle baigne tous nos organes! Eh bien! Allouma me prit de la meme facon, par mille attraits caches, captivants et physiques, par la seduction penetrante non point de ses embrassements, car elle etait d'une nonchalance toute orientale, mais de ses doux abandons. Je la laissais absolument libre d'aller et de venir a sa guise et elle passait au moins une apres-midi sur deux dans le campement voisin, au milieu des femmes de mes agriculteurs indigenes. Souvent aussi, elle demeurait durant une journee presque entiere, a se mirer dans l'armoire a glace en acajou que j'avais fait venir de Miliana. Elle s'admirait en toute conscience, debout, devant la grande porte de verre ou elle suivait ses mouvements avec une attention profonde et grave. Elle marchait la tete un peu penchee en arriere, pour juger ses hanches et ses reins, tournait, s'eloignait, se rapprochait, puis, fatiguee enfin de se mouvoir, elle s'asseyait sur un coussin et demeurait en face d'elle-meme, les yeux dans ses yeux, le visage severe, l'ame noyee dans cette contemplation. Bientot, je m'apercus qu'elle sortait presque chaque jour apres le dejeuner, et qu'elle disparaissait completement jusqu'au soir. Un peu inquiet, je demandai a Mohammed s'il savait ce qu'elle pouvait faire pendant ces longues heures d'absence. Il repondit avec tranquillite: --Ne te tourmente pas, c'est bientot le Ramadan. Elle doit aller a ses devotions. Lui aussi semblait ravi de la presence d'Allouma dans la maison; mais pas une fois je ne surpris entre eux le moindre signe un peu suspect, pas une fois, ils n'eurent l'air de se cacher de moi, de s'entendre, de me dissimuler quelque chose. J'acceptais donc la situation telle quelle sans la comprendre, laissant agir le temps, le hasard et la vie. Souvent, apres l'inspection de mes terres, de mes vignes, de mes defrichements, je faisais a pied de grandes promenades. Vous connaissez les superbes forets de cette partie de l'Algerie, ces ravins presque impenetrables ou les sapins abattus barrent les torrents, et ces petits vallons de lauriers-roses qui, du haut des montagnes, semblent des tapis d'Orient etendus le long des cours d'eau. Vous savez qu'a tout moment, dans ces bois et sur ces cotes, ou on croirait que personne jamais n'a penetre, on rencontre tout a coup le dome de neige d'une koubba renfermant les os d'un humble marabout, d'un marabout isole, a peine visite de temps en temps par quelques fideles obstines, venus du douar voisin avec une bougie dans leur poche pour l'allumer sur le tombeau du saint. Or, un soir, comme je rentrais, je passai aupres d'une de ces chapelles mahometanes, et ayant jete un regard par la porte toujours ouverte, je vis qu'une femme priait devant la relique. C'etait un tableau charmant, cette Arabe assise par terre, dans cette chambre delabree, ou le vent entrait a son gre et amassait dans les coins, en tas jaunes, les fines aiguilles seches tombees des pins. Je m'approchai pour mieux regarder, et je reconnus Allouma. Elle ne me vit pas, ne m'entendit point, absorbee tout entiere par le souci du saint; et elle parlait, a mi-voix, elle lui parlait, se croyant bien seule avec lui, racontant au serviteur de Dieu toutes ses preoccupations. Parfois elle se taisait un peu pour mediter, pour chercher ce qu'elle avait encore a dire, pour ne rien oublier de sa provision de confidences; et parfois aussi elle s'animait comme s'il lui eut repondu, comme s'il lui eut conseille une chose qu'elle ne voulait point faire et qu'elle combattait avec des raisonnements. Je m'eloignai, sans bruit, ainsi que j'etais venu, et je rentrai pour diner. Le soir, je la fis venir et je la vis entrer avec un air soucieux qu'elle n'avait point d'ordinaire. --Assieds-toi la, lui dis-je en lui montrant sa place sur le divan, a mon cote. Elle s'assit et comme je me penchais vers elle pour l'embrasser elle eloigna sa tete avec vivacite. Je fus stupefait et je demandai: --Eh bien, qu'y a-t-il? --C'est Ramadan, dit-elle. Je me mis a rire. --Et le Marabout t'a defendu de te laisser embrasser pendant le Ramadan? --Oh oui, je suis une Arabe et tu es un Roumi! --Ce serait un gros peche? --Oh oui! --Alors tu n'as rien mange de la journee, jusqu'au coucher du soleil? --Non, rien. --Mais au soleil couche tu as mange? --Oui. --Eh bien, puisqu'il fait nuit tout a fait tu ne peux pas etre plus severe pour le reste que pour la bouche. Elle semblait crispee, froissee, blessee et elle reprit avec une hauteur que je ne lui connaissais pas. --Si une fille arabe se laissait toucher par un Roumi pendant le Ramadan, elle serait maudite pour toujours. --Et cela va durer tout le mois. Elle repondit avec conviction: --Oui, tout le mois de Ramadan. Je pris un air irrite et je lui dis: --Eh bien, tu peux aller le passer dans ta famille, le Ramadan. Elle saisit mes mains et les portant sur son coeur: --Oh! je te prie, ne sois pas mechant, tu verras comme je serai gentille. Nous ferons Ramadan ensemble, veux-tu? Je te soignerai, je te gaterai, mais ne sois pas mechant. Je ne pus m'empecher de sourire tant elle etait drole et desolee, et je l'envoyai coucher chez elle. Une heure plus tard, comme j'allais me mettre au lit, deux petits coups furent frappes a ma porte, si legers que je les entendis a peine. Je criai: "Entrez" et je vis apparaitre Allouma portant devant elle un grand plateau charge de friandises arabes, de croquettes sucrees, frites et sautees, de toute une patisserie bizarre de nomade. Elle riait, montrant ses belles dents, et elle repeta: --Nous allons faire Ramadan ensemble. Vous savez que le jeune, commence a l'aurore et termine au crepuscule, au moment ou l'oeil ne distingue plus un fil blanc d'un fil noir, est suivi chaque soir de petites fetes intimes ou on mange jusqu'au matin. Il en resulte que, pour les indigenes peu scrupuleux, le Ramadan consiste a faire du jour la nuit, et de la nuit le jour. Mais Allouma poussait plus loin la delicatesse de conscience. Elle installa son plateau entre nous deux, sur le divan, et prenant avec ses longs doigts minces une petite boulette poudree, elle me la mit dans la bouche en murmurant: --C'est bon, mange. Je croquai, le leger gateau qui etait excellent en effet, et je lui demandai: --C'est toi qui as fait ca? --Oui, c'est moi? --Pour moi? --Oui, pour toi. --Pour me faire supporter le Ramadan. --Oui, ne sois pas mechant! Je t'en apporterai tous les jours. Oh! le terrible mois que je passai la! un mois sucre, douceatre, enrageant, un mois de gateries et de tentations, de coleres et d'efforts vains contre une invincible resistance. Puis, quand arriverent les trois jours du Beiram, je les celebrai a ma facon et le Ramadan fut oublie. L'ete s'ecoula, il fut tres chaud. Vers les premiers jours de l'automne, Allouma me parut preoccupee, distraite, desinteressee de tout. Or, un soir, comme je la faisais appeler, on ne la trouva point dans sa chambre. Je pensai qu'elle rodait dans la maison et j'ordonnai qu'on la cherchat. Elle n'etait pas rentree; j'ouvris la fenetre et je criai: --Mohammed. La voix de l'homme couche sous sa tente repondit: --Oui, moussie. --Sais-tu ou est Allouma? --Non, moussie--pas possible--Allouma perdu? Quelques secondes apres, mon Arabe entrait chez moi, tellement emu qu'il ne maitrisait point son trouble. Il demanda: --Allouma perdu? --Mais oui, Allouma perdu. --Pas possible? --Cherche, lui dis-je? Il restait debout, songeant, cherchant, ne comprenant pas. Puis, il entra dans la chambre vide ou les vetements d'Allouma trainaient, dans un desordre oriental. Il regarda tout comme un policier, ou plutot il flaira comme un chien, puis, incapable d'un long effort, il murmura avec resignation: --Parti, il est parti! Moi je craignais un accident, une chute, une entorse au fond d'un ravin, et je fis mettre sur pied tous les hommes du campement avec ordre de la chercher jusqu'a ce qu'on l'eut retrouvee. On la chercha toute la nuit, on la chercha le lendemain, on la chercha toute la semaine. Aucune trace ne fut decouverte pouvant mettre sur la piste. Moi je souffrais; elle me manquait; ma maison me semblait vide et mon existence deserte. Puis des idees inquietantes me passaient par l'esprit. Je craignais qu'ont l'eut enlevee, ou assassinee peut-etre. Mais comme j'essayais toujours d'interroger Mohammed et de lui communiquer mes apprehensions, il repondait sans varier: --Non, parti. Puis il ajoutait le mot arabe "r'ezale" qui veut dire "gazelle," comme pour exprimer qu'elle courait vite et qu'elle etait loin. Trois semaines se passerent et je n'esperais plus revoir jamais ma maitresse arabe, quand un matin, Mohammed, les traits eclaires par la joie, entra chez moi et me dit: --Moussie, Allouma il est revenu. Je sautai du lit et je demandai: --Ou est-elle? --N'ose pas venir! La-bas, sous l'arbre! Et de son bras tendu, il me montrait par la fenetre une tache blanchatre au pied d'un olivier. Je me levai et je sortis. Comme j'approchais de ce paquet de linge qui semblait jete contre le tronc tordu, je reconnus les grands yeux sombres, les etoiles tatouees, la figure longue et reguliere de la fille sauvage qui m'avait seduit. A mesure que j'avancais une colere me soulevait, une envie de frapper, de la faire souffrir, de me venger. Je criai de loin: --D'ou viens-tu? Elle ne repondit pas et demeurait immobile, inerte, comme si elle ne vivait plus qu'a peine, resignee a mes violences, prete aux coups. J'etais maintenant debout tout pres d'elle, contemplant avec stupeur les haillons qui la couvraient, ces loques de soie et de laine, grises de poussiere, dechiquetees, sordides. Je repetai, la main levee comme sur un chien. --D'ou viens-tu? Elle murmura: --De la-bas! --D'ou? --De la tribu! --De quelle tribu? --De la mienne. --Pourquoi es-tu partie? Voyant que je ne la battais point, elle s'enhardit un peu, et, a voix basse: --Il fallait... il fallait... je ne pouvais plus vivre dans la maison. Je vis des larmes dans ses yeux, et tout de suite, je fus attendri comme une bete. Je me penchai vers elle, et j'apercus, en me retournant pour m'asseoir, Mohammed qui nous epiait, de loin. Je repris, tres doucement: --Voyons, dis-moi pourquoi tu es partie? Alors elle me conta que depuis longtemps deja elle eprouvait en son coeur de nomade, l'irresistible envie de retourner sous les tentes, de coucher, de courir, de se rouler sur le sable, d'errer, avec les troupeaux, de plaine en plaine, de ne plus sentir sur sa tete, entre les etoiles jaunes du ciel et les etoiles bleues de sa face, autre chose que le mince rideau de toile usee et recousue a travers lequel on apercoit des grains de feu quand on se reveille dans la nuit. Elle me fit comprendre cela en termes naifs et puissants, si justes, que je sentis bien qu'elle ne mentait pas, que j'eus pitie d'elle, et que je lui demandai: --Pourquoi ne m'as-tu pas dit que tu desirais t'en aller pendant quelque temps? --Parce que tu n'aurais pas voulu... --Tu m'aurais promis de revenir et j'aurais consenti. --Tu n'aurais pas cru. Voyant que je n'etais pas fache, elle riait, et elle ajouta: --Tu vois, c'est fini, je suis retournee chez moi et me voici. Il me fallait seulement quelques jours de la-bas. J'ai assez maintenant, c'est fini, c'est passe, c'est gueri. Je suis revenue, je n'ai plus mal. Je suis tres contente. Tu n'es pas mechant. --Viens a la maison, lui dis-je. Elle se leva. Je pris sa main, sa main fine aux doigts minces; et triomphante en ses loques, sous la sonnerie de ses anneaux, de ses bracelets, de ses colliers et de ses plaques, elle marcha gravement vers ma demeure, ou nous attendait Mohammed. Avant d'entrer, je repris: --Allouma, toutes les fois que tu voudras retourner chez toi, tu me previendras et je te le permettrai. Elle demanda, mefiante: --Tu promets? --Oui, je promets. --Moi aussi, je promets. Quand j'aurai mal--et elle posa ses deux mains sur son front avec un geste magnifique--je te dirai: "Il faut que j'aille la-bas" et tu me laisseras partir. Je l'accompagnai dans sa chambre, suivi de Mohammed qui portait de l'eau, car on n'avait pu prevenir encore la femme d'Abd-el-Kader-el-Hadara du retour de sa maitresse. Elle entra, apercut l'armoire a glace et, la figure illuminee, courut vers elle comme on s'elance vers une mere retrouvee. Elle se regarda quelques secondes, fit la moue, puis d'une voix un peu fachee, dit au miroir: --Attends, j'ai des vetements de soie dans l'armoire. Je serai belle tout a l'heure. Et je la laissai seule, faire la coquette devant elle-meme. Notre vie recommenca comme auparavant et, de plus en plus, je subissais l'attrait bizarre, tout physique, de cette fille pour qui j'eprouvais en meme temps une sorte de dedain paternel. Pendant six mois tout alla bien, puis je sentis qu'elle redevenait nerveuse, agitee, un peu triste. Je lui dis, un jour: --Est-ce que tu veux retourner chez toi? --Oui, je veux. --Tu n'osais pas me le dire? --Je n'osais pas. --Va, je permets. Elle saisit mes mains et les baisa comme elle faisait en tous ses elans de reconnaissance, et, le lendemain, elle avait disparu. Elle revint, comme la premiere fois, au bout de trois semaines environ, toujours deguenillee, noire de poussiere et de soleil, rassasiee de vie nomade, de sable et de liberte. En deux ans elle retourna ainsi quatre fois chez elle. Je la reprenais gaiment, sans jalousie, car pour moi la jalousie ne petit naitre que de l'amour, tel que nous le comprenons chez nous. Certes, j'aurais fort bien pu la tuer si je l'avais surprise me trompant, mais je l'aurais tuee un peu comme on assomme, par pure violence, un chien qui desobeit. Je n'aurais pas senti ces tourments, ce feu rongeur, ce mal horrible, la jalousie du Nord. Je viens de dire que j'aurais pu la tuer comme on assomme un chien qui desobeit! Je l'aimais en effet, un peu comme on aime un animal tres rare, chien ou cheval, impossible a remplacer. C'etait une bete admirable, une bete sensuelle, une bete a plaisir, qui avait un corps de femme. Je ne saurais vous exprimer quelles distances incommensurables separaient nos ames, bien que nos coeurs, peut-etre, se fussent froles, echauffes l'un l'autre, par moments. Elle etait quelque chose de ma maison, de ma vie, une habitude fort agreable a laquelle je tenais et qu'aimait en moi l'homme charnel, celui qui n'a que des yeux et des sens. Or, un matin Mohammed entra chez moi avec une figure singuliere, ce regard inquiet des arabes qui ressemble au regard fuyant d'un chat en face d'un chien. Je lui dis, en apercevant cette figure. --Hein? qu'y a-t-il? --Allouma il est parti. Je me mis a rire. --Parti, ou ca? --Parti tout a fait, moussie! --Comment, parti tout a fait? --Oui, moussie. --Tu es fou, mon garcon? --Non, moussie. --Pourquoi ca parti? Comment? Voyons? Explique-toi! Il demeurait immobile, ne voulant pas parler; puis, soudain il eut une de ces explosions de colere arabe qui nous arretent dans les rues des villes devant deux energumenes, dont le silence et la gravite orientales font place brusquement aux plus extremes gesticulations et aux vociferations les plus feroces. Et je compris au milieu de ces cris qu'Allouma s'etait enfuie avec mon berger. Je dus calmer Mohammed et tirer de lui, un a un, des details. Ce fut long, j'appris enfin que depuis huit jours il epiait ma maitresse qui avait des rendez-vous, derriere les bois de cactus voisins ou dans le ravin de lauriers-roses, avec une sorte de vagabond, engage comme berger par mon intendant, a la fin du mois precedent. La nuit derniere, Mohammed l'avait vue sortir sans la voir rentrer; et il repetait, d'un air exaspere. --Parti, moussie, il est parti! Je ne sais pourquoi, mais sa conviction, la conviction de cette fuite avec ce rodeur, etait entree en moi, en une seconde, absolue, irresistible. Cela etait absurde, invraisemblable et certain en vertu de l'irraisonnable qui est la seule logique des femmes. Le coeur serre, une colere dans le sang, je cherchais a me rappeler les traits de cet homme, et je me souvint tout a coup que je l'avais vu, l'autre semaine, debout sur une butte de terre, au milieu de son troupeau, et me regardant. C'etait une sorte de grand bedouin dont la couleur des membres nus se confondait avec celle des haillons, un type de brute barbare aux pommettes saillantes, au nez crochu, au menton fuyant, aux jambes seches, une haute carcasse en guenilles avec des yeux faux de chacal. Je ne doutais point--oui--elle avait fui avec ce gueux. Pourquoi? Parce qu'elle etait Allouma, une fille du sable. Une autre, a Paris, fille du trottoir aurait fui avec mon cocher ou avec un rodeur de barriere. --C'est bon, dis-je a Mohammed. Si elle est partie, tant pis pour elle. J'ai des lettres a ecrire. Laisse-moi seul. Il s'en alla, surpris de mon calme. Moi, je me levai, j'ouvris ma fenetre et je me mis a respirer par grands souffles qui m'entraient au fond de la poitrine, l'air etouffant venu du Sud, car le sirocco soufflait. Puis je pensai: "Mon Dieu, c'est une... une femme, comme bien d'autres. Sait-on... sait-on ce qui les fait agir, ce qui les fait aimer, suivre ou lacher un homme?" Oui, on sait quelquefois--souvent, on ne sait pas. Par moments, on doute? Pourquoi a-t-elle disparu avec cette brute repugnante? Pourquoi? Peut-etre parce que depuis un mois le vent vient du Sud presque regulierement. Cela suffit! un souffle! Sait-elle, savent-elles, le plus souvent, meme les plus fines et les plus compliquees, pourquoi elles agissent? Pas plus qu'une girouette qui tourne au vent. Une brise insensible fait pivoter la fleche de fer, de cuivre, de tole ou de bois, de meme qu'une influence imperceptible, une impression insaisissable remue, et pousse, aux resolutions le coeur changeant des femmes, qu'elles soient des villes, des champs, des faubourgs ou du desert. Elle peuvent sentir, ensuite; si elles raisonnent et comprennent, pourquoi elles ont fait ceci plutot que cela; mais sur le moment elles l'ignorent, car elles sont les jouets de leur sensibilite a surprises, les esclaves etourdies des evenements, des milieux, des emotions, des rencontres et de tous les effleurements dont tressaille leur ame et leur chair! M. Auballe, s'etait leve. Il fit quelques pas, me regarda, et dit en souriant: --Voila un amour dans le desert! Je demandai. --Si elle revenait? Il murmura. --Sale fille!... Cela me ferait plaisir tout de meme. --Et vous pardonneriez le berger? --Mon Dieu, oui. Avec les femmes, il faut toujours pardonner... ou ignorer. HAUTOT PERE ET FILS Devant la porte de la maison, demi-ferme, demi-manoir, une de ces habitations rurales mixtes qui furent presque seigneuriales et qu'occupent a present de gros cultivateurs, les chiens, attaches aux pommiers de la cour, aboyaient et hurlaient a la vue des carnassieres portees par le garde et des gamins. Dans la grande salle a manger-cuisine, Hautot pere, Hautot fils, M. Bermont, le percepteur, et M. Mondaru, le notaire, cassaient une croute et buvaient un verre avant de se mettre en chasse, car c'etait jour d'ouverture. Hautot pere, fier de tout ce qu'il possedait, vantait d'avance le gibier que ses invites allaient trouver sur ses terres. C'etait un grand Normand, un de ces hommes puissants, sanguins, osseux, qui levent sur leurs epaules des voitures de pommes. Demi-paysan, demi-monsieur, riche, respecte, influent, autoritaire, il avait fait suivre ses classes, jusqu'en troisieme, a son fils Hautot Cesar, afin qu'il eut de l'instruction, et il avait arrete la ses etudes de peur qu'il devint un monsieur indifferent a la terre. Hautot Cesar, presque aussi haut que son pere, mais plus maigre, etait un bon garcon de fils, docile, content de tout, plein d'admiration, de respect et de deference pour les volontes et les opinions de Hautot pere. M. Bermont, le percepteur, un petit gros qui montrait sur ses joues rouges de minces reseaux de veines violettes pareils aux affluents et au cours tortueux des fleuves sur les cartes de geographie, demandait: --Et du lievre--y en a-t-il, du lievre?... Hautot pere, repondit: --Tant que vous en voudrez, surtout dans les fonds du Puysatier. --Par ou commencons-nous?--interrogea le notaire, un bon vivant de notaire gras et pale, bedonnant aussi et sangle dans un costume de chasse tout neuf, achete a Rouen l'autre semaine. --Eh bien, par la, par les fonds. Nous jetterons les perdrix dans la plaine et nous nous rabattrons dessus. Et Hautot pere se leva. Tous l'imiterent, prirent leurs fusils dans les coins, examinerent les batteries, taperent du pied pour s'affermir dans leurs chaussures un peu dures, pas encore assouplies par la chaleur du sang; puis ils sortirent; et les chiens se dressant au bout des attaches pousserent des hurlements aigus en battant l'air de leurs pattes. On se mit en route vers les fonds. C'etait un petit vallon, ou plutot une grande ondulation de terres de mauvaise qualite, demeurees incultes pour cette raison, sillonnees de ravines, couvertes de fougeres, excellente reserve de gibier. Les chasseurs s'espacerent, Hautot pere tenant la droite, Hautot fils tenant la gauche, et les deux invites au milieu. Le garde et les porteurs de carniers suivaient. C'etait l'instant solennel ou on attend, le premier coup de fusil, ou le coeur bat un peu, tandis que le doigt nerveux tate a tout instant les gachettes. Soudain, il partit, ce coup! Hautot pere avait tire. Tous s'arreterent et virent une perdrix, se detachant d'une compagnie qui fuyait a tire-d'aile, tomber dans un ravin sous une broussaille epaisse. Le chasseur excite se mit a courir, enjambant, arrachant les ronces qui le retenaient, et il disparut a son tour dans le fourre, a la recherche de sa piece. Presque aussitot, un second coup de feu retentit. --Ah! ah! le gredin, cria M. Bermont, il aura deniche un lievre la-dessous. Tous attendaient, les yeux sur ce tas de branches impenetrables au regard. Le notaire, faisant un porte-voix de ses mains, hurla: "Les avez-vous?" Hautot pere ne repondit pas; alors, Cesar, se tournant vers le garde, lui dit: "Va donc l'aider, Joseph. Il faut marcher en ligne. Nous attendrons". Et Joseph, un vieux tronc d'homme sec, noueux, dont toutes les articulations faisaient des bosses, partit d'un pas tranquille et descendit dans le ravin, en cherchant les trous praticables avec des precautions de renard. Puis, tout de suite, il cria: --Oh! v'nez! v'nez! y a un malheur d'arrive. Tous accoururent et plongerent dans les ronces. Hautot pere, tombe sur le flanc, evanoui, tenait a deux mains son ventre d'ou coulait a travers sa veste de toile dechiree par le plomb de longs filets de sang sur l'herbe. Lachant son fusil pour saisir la perdrix morte a portee de sa main, il avait laisse tomber l'arme dont le second coup, partant au choc, lui avait creve les entrailles. On le tira du fosse, on le devetit, et on vit une plaie affreuse par ou les intestins sortaient. Alors, apres qu'on l'eut ligature tant bien que mal, on le reporta chez lui et on attendit le medecin qu'on avait ete querir, avec un pretre. Quand le docteur arriva, il remua la tete gravement, et se tournant vers Hautot fils qui sanglotait sur une chaise: --Mon pauvre garcon, dit-il, ca n'a pas bonne tournure. Mais quand le pansement fut fini, le blesse remua les doigts, ouvrit la bouche, puis les yeux, jeta devant lui des regards troubles, hagards, puis parut chercher dans sa memoire, se souvenir, comprendre, et il murmura: --Nom d'un nom, ca y est! Le medecin lui tenait la main. --Mais non, mais non, quelques jours de repos seulement, ca ne sera rien. Hautot reprit: --Ca y est! j'ai l'ventre creve! Je le sais bien. Puis soudain: --J'veux parler au fils, si j'ai le temps. Hautot fils, malgre lui, larmoyait et repetait comme un petit garcon: --P'pa, p'pa, pauv'e p'pa! Mais le pere, d'un ton plus ferme:. --Allons pleure pu, c'est pas le moment. J'ai a te parler. Mets-toi la, tout pres, ca sera vite fait, et je serai plus tranquille. Vous autres, une minute s'il vous plait. Tous sortirent laissant le fils en face du pere. Des qu'ils furent seuls: --Ecoute, fils, tu as vingt-quatre ans, on peut te dire les choses. Et puis il n'y a pas tant de mystere a ca que nous en mettons. Tu sais bien que ta mere est morte depuis sept ans, pas vrai, et que je n'ai pas plus de quarante-cinq ans moi, vu que je me suis marie a dix-neuf. Pas vrai? Le fils balbutia: --Oui, c'est vrai. ---Donc ta mere est morte depuis sept ans, et moi je suis reste veuf. Eh bien! ce n'est pas un homme comme moi qui peut rester veuf a trente-sept ans, pas vrai? Le fils repondit: --Oui, c'est vrai. Le pere, haletant, tout pale et la face crispee continua: --Dieu que j'ai mal! Eh bien, tu comprends. L'homme n'est pas fait pour vivre seul, mais je ne voulais pas donner une suivante a ta mere, vu que je lui avais promis ca. Alors... tu comprends? --Oui, pere. --Donc, j'ai pris une petite a Rouen, rue de l'Eperlan, 18, au troisieme, la seconde porte--je te dis tout ca, n'oublie pas,--mais une petite qui a ete gentille tout plein pour moi, aimante, devouee, une vraie femme, quoi? Tu saisis, mon gars? --Oui, pere. --Alors, si je m'en vas, je lui dois quelque chose, mais quelque chose de serieux qui la mettra a l'abri. Tu comprends? --Oui, pere. --Je te dis que c'est une brave fille, mais la, une brave, et que, sans toi, et sans le souvenir de ta mere, et puis sans la maison ou nous avons vecu tous trois, je l'aurais amenee ici, et puis epousee, pour sur... ecoute... ecoute... mon gars... j'aurais pu faire un testament... je n'en ai point fait! Je n'ai pas voulu... car il ne faut point ecrire les choses... ces choses-la... ca nuit trop aux legitimes... et puis ca embrouille tout... ca ruine tout le monde! Vois-tu, le papier timbre, n'en faut pas, n'en fais jamais usage. Si je suis riche, c'est que je ne m'en suis point servi de ma vie. Tu comprends, mon fils! --Oui, pere. --Ecoute encore... Ecoute bien... Donc, je n'ai pas fait de testament... je n'ai pas voulu..., et puis je te connais, tu as bon coeur, tu n'es pas ladre, pas regardant, quoi. Je me suis dit que, sur ma fin, je te conterais les choses et que je te prierais de ne pas oublier la petite:--Caroline Donet, rue de l'Eperlan, 18, au troisieme, la seconde porte, n'oublie pas.--Et puis, ecoute encore. Vas-y tout de suite quand je serai parti--et puis arrange-toi pour qu'elle ne se plaigne pas de ma memoire.--Tu as de quoi.--Tu le peux,--je te laisse assez... Ecoute... En semaine on ne la trouve pas. Elle travaille chez Mme Moreau, rue Beauvoisine. Vas-y le jeudi. Ce jour-la elle m'attend. C'est mon jour, depuis six ans. Pauvre p'tite, va-t-elle pleurer!... Je te dis tout ca, parce que je te connais bien, mon fils. Ces choses-la on ne les conte pas au public, ni au notaire, ni au cure. Ca se fait, tout le monde le sait, mais ca ne se dit pas, sauf necessite. Alors personne d'etranger dans le secret, personne que la famille, parce que la famille, c'est tous en un seul. Tu comprends? --Oui, pere. --Tu promets? --Oui, pere. --Tu jures? --Oui, pere --Je t'en prie, je t'en supplie, fils, n'oublie pas. J'y tiens. --Non, pere. --Tu iras toi-meme. Je veux que tu t'assures de tout. --Oui, pere. --Et puis, tu verras... tu verras ce qu'elle t'expliquera. Moi je ne peux pas te dire plus. C'est jure. --Oui, pere. --C'est bon, mon fils. Embrasse-moi. Adieu. Je vas claquer, j'en suis sur. Dis-leur qu'ils entrent. Hautot fils embrassa son pere en gemissant, puis, toujours docile, ouvrit la porte, et le pretre parut, en surplis blanc, portant les saintes huiles. Mais le moribond avait ferme les yeux, et il refusa de les rouvrir, il refusa de repondre, il refusa de montrer, meme par un signe, qu'il comprenait. Il avait assez parle, cet homme, il n'en pouvait plus. Il se sentait d'ailleurs a present le coeur tranquille, il voulait mourir en paix. Qu'avait-il besoin de se confesser au delegue de Dieu, puisqu'il venait de se confesser a son fils, qui etait de la famille, lui. Il fut administre, purifie, absous, au milieu de ses amis et de ses serviteurs agenouilles, sans qu'un seul mouvement de son visage revelat qu'il vivait encore. Il mourut vers minuit, apres quatre heures de tressaillements indiquant d'atroces souffrances. II Ce fut le mardi qu'on l'enterra, la chasse ayant ouvert le dimanche. Rentre chez lui, apres avoir conduit son pere au cimetiere, Cesar Hautot passa le reste du jour a pleurer. Il dormit a peine la nuit suivante et il se sentit si triste en s'eveillant qu'il se demandait comment il pourrait continuer a vivre. Jusqu'au soir cependant il songea que, pour obeir a la derniere volonte paternelle, il devait se rendre a Rouen le lendemain, et voir cette fille Caroline Donet qui demeurait rue de l'Eperlan, 18, au troisieme etage, la seconde porte. Il avait repete, tout bas, comme on marmotte une priere, ce nom et cette adresse, un nombre incalculable de fois, afin de ne pas les oublier, et il finissait par les balbutier indefiniment, sans pouvoir s'arreter ou penser a quoi que ce fut, tant sa langue et son esprit etaient possedes par cette phrase. Donc le lendemain, vers huit heures, il ordonna d'atteler Graindorge au tilbury et partit au grand trot du lourd cheval normand sur la grand'route d'Ainville a Rouen. Il portait sur le dos sa redingote noire, sur la tete son grand chapeau de soie et sur les jambes sa culotte a sous-pieds, et il n'avait pas voulu, vu la circonstance, passer par-dessus son beau costume, la blouse bleue qui se gonfle au vent, garantit le drap de la poussiere et des taches, et qu'on ote prestement a l'arrivee, des qu'on a saute de voiture. Il entra dans Rouen alors que dix heures sonnaient, s'arreta comme toujours a l'hotel des Bons-Enfants, rue des Trois-Mares, subit les embrassades du patron, de la patronne et de ses cinq fils, car on connaissait la triste nouvelle; puis, il dut donner des details sur l'accident, ce qui le fit pleurer, repousser les services de toutes ces gens, empressees parce qu'ils le savaient riche, et refuser meme leur dejeuner, ce qui les froissa. Ayant donc epoussete son chapeau, brosse sa redingote et essuye ses bottines, il se mit a la recherche de la rue de l'Eperlan, sans oser prendre de renseignements pres de personne, de crainte d'etre reconnu et d'eveiller les soupcons. A la fin, ne trouvant pas, il apercut un pretre, et se fiant a la discretion professionnelle des hommes d'eglise, il s'informa aupres de lui. Il n'avait que cent pas a faire, c'etait justement la deuxieme rue a droite. Alors, il hesita. Jusqu'a ce moment, il avait obei comme une brute a la volonte du mort. Maintenant il se sentait tout remue, confus, humilie a l'idee de se trouver, lui, le fils, en face de cette femme qui avait ete la maitresse de son pere. Toute la morale qui git en nous, tassee au fond de nos sentiments par des siecles d'enseignement hereditaire, tout ce qu'il avait appris depuis le catechisme sur les creatures de mauvaise vie, le mepris instinctif que tout homme porte en lui contre elles, meme s'il en epouse une, toute son honnetete bornee de paysan, tout cela s'agitait en lui, le retenait, le rendait honteux et rougissant. Mais il pensa:--"J'ai promis au pere. Faut pas y manquer." Alors il poussa la porte entre-baillee de la maison marquee du numero 18, decouvrit un escalier sombre, monta trois etages, apercut une porte, puis une seconde, trouva une ficelle de sonnette et tira dessus. Le din-din qui retentit dans la chambre voisine lui fit passer un frisson dans le corps. La porte s'ouvrit et il se trouva en face d'une jeune dame tres bien habillee, brune, au teint colore, qui le regardait avec des yeux stupefaits. Il ne savait que lui dire, et, elle, qui ne se doutait de rien, et qui attendait l'autre, ne l'invitait pas a entrer. Ils se contemplerent ainsi pendant pres d'une demi-minute. A la fin elle demanda: --Vous desirez, monsieur? Il murmura: --Je suis Hautot fils. Elle eut un sursaut, devint pale, et balbutia comme si elle le connaissait depuis longtemps: --Monsieur Cesar? --Oui. --Et alors? --J'ai a vous parler de la part du pere. Elle fit--Oh! mon Dieu!--et recula pour qu'il entrat. Il ferma la porte et la suivit. Alors il apercut un petit garcon de quatre ou cinq ans, qui jouait avec un chat, assis par terre devant un fourneau d'ou montait une fumee de plats tenus au chaud. --Asseyez-vous, disait-elle. Il s'assit.... Elle demanda: --Eh bien? Il n'osait plus parler, les yeux fixes sur la table dressee au milieu de l'appartement, et portant trois couverts, dont un d'enfant. Il regardait la chaise tournee dos au feu, l'assiette, la serviette, les verres, la bouteille de vin ronge entamee et la bouteille de vin blanc intacte. C'etait la place de son pere, dos au feu! On l'attendait. C'etait son pain qu'il voyait, qu'il reconnaissait pres de la fourchette, car la croute etait enlevee a cause des mauvaises dents d'Hautot. Puis, levant les yeux, il apercut, sur le mur, son portrait, la grande photographie faite a Paris l'annee de l'Exposition, la meme qui etait clouee au-dessus du lit dans la chambre a coucher d'Ainville. La jeune femme reprit: --Eh bien, monsieur Cesar? Il la regarda. Une angoisse l'avait rendue livide et elle attendait, les mains tremblantes de peur. Alors il osa. --Eh bien, mam'zelle, papa est mort dimanche, en ouvrant la chasse. Elle fut si bouleversee qu'elle ne remua pas. Apres quelques instants de silence, elle murmura d'une voix presque insaisissable: --Oh! pas possible! Puis, soudain, des larmes parurent dans ses yeux, et levant ses mains elle se couvrit la figure en se mettant a sangloter. Alors, le petit tourna la tete, et voyant sa mere en pleurs, hurla. Puis, comprenant que ce chagrin subit venait de cet inconnu, il se rua sur Cesar, saisit d'une main sa culotte et de l'autre il lui tapait la cuisse de toute sa force. Et Cesar demeurait eperdu, attendri, entre cette femme qui pleurait son pere et cet enfant qui defendait sa mere. Il se sentait lui-meme gagne par l'emotion, les yeux enfles par le chagrin; et, pour reprendre contenance, il se mit a parler. --Oui, disait-il, le malheur est arrive dimanche matin, sur les huit heures.... Et il contait, comme si elle l'eut ecoute, n'oubliant aucun detail, disant les plus petites choses avec une minutie de paysan. Et le petit tapait toujours, lui lancant a present des coups de pied dans les chevilles. Quand il arriva au moment ou Hautot pere avait parle d'elle, elle entendit son nom, decouvrit sa figure et demanda: --Pardon, je ne vous suivais pas, je voudrais bien savoir.... Si ca ne vous contrariait pas de recommencer. Il recommenca dans les memes termes: "Le malheur est arrive dimanche matin sur les huit heures...." Il dit tout, longuement, avec des arrets, des points, des reflexions venues de lui, de temps en temps. Elle l'ecoutait avidement, percevant avec sa sensibilite nerveuse de femme toutes les peripeties qu'il racontait, et tressaillant d'horreur, faisant: "Oh mon Dieu!" parfois. Le petit, la croyant calmee, avait cesse de battre Cesar pour prendre la main de sa mere, et il ecoutait aussi, comme s'il eut compris. Quand le recit fut termine, Hautot fils reprit: --Maintenant, nous allons nous arranger ensemble suivant son desir. Ecoutez, je suis a mon aise, il m'a laisse du bien. Je ne veux pas que vous ayez a vous plaindre.... Mais elle l'interrompit vivement. --Oh! monsieur Cesar, monsieur Cesar, pas aujourd'hui. J'ai le coeur coupe.... Une autre fois, un autre jour.... Non, pas aujourd'hui.... Si j'accepte, ecoutez... ce n'est pas pour moi... non, non, non, je vous le jure. C'est pour le petit. D'ailleurs, on mettra ce bien sur sa tete. Alors Cesar, effare, devina, et balbutiant: --Donc... c'est a lui... le p'tit? --Mais oui, dit-elle. Et Hautot fils regarda son frere avec une emotion confuse, forte et penible. Apres un long silence, car elle pleurait de nouveau, Cesar, tout a fait gene, reprit: --Eh bien, alors, mam'zelle Donet, je vas m'en aller. Quand voulez-vous que nous parlions de ca? Elle s'ecria: --Oh! non, ne partez pas, ne partez pas, ne me laissez pas toute seule avec Emile! Je mourrais de chagrin. Je n'ai plus personne, personne que mon petit. Oh! quelle misere, quelle misere, monsieur Cesar. Tenez, asseyez-vous. Vous allez encore me parler. Vous me direz ce qu'il faisait, la-bas, toute la semaine. Et Cesar s'assit, habitue a obeir. Elle approcha, pour elle, une autre chaise de la sienne, devant le fourneau ou les plats mijotaient toujours, prit Emile sur ses genoux, et elle demanda a Cesar mille choses sur son pere, des choses intimes ou l'on voyait, ou il sentait sans raisonner qu'elle avait aime Hautot de tout son pauvre coeur de femme. Et, par l'enchainement naturel de ses idees, peu nombreuses, il en revint a l'accident et se remit a le raconter avec tous les memes details. Quand il dit: "Il avait un trou dans le ventre, on y aurait mis les deux poings", elle poussa une sorte de cri, et les sanglots jaillirent de nouveau de ses yeux. Alors, saisi par la contagion, Cesar se mit aussi a pleurer, et comme les larmes attendrissent toujours les fibres du coeur, il se pencha vers Emile dont le front se trouvait a portee de sa bouche et l'embrassa. La mere, reprenant haleine, murmurait: --Pauvre gars, le voila orphelin. --Moi aussi, dit Cesar. Et ils ne parlerent plus. Mais soudain, l'instinct pratique de menagere, habituee a songer a tout, se reveilla chez la jeune femme. --Vous n'avez peut-etre rien pris de la matinee, monsieur Cesar? --Non, mam'zelle. --Oh! vous devez avoir faim. Vous allez manger un morceau. --Merci, dit-il, je n'ai pas faim, j'ai eu trop de tourment. Elle repondit: --Malgre la peine, faut bien vivre, vous ne me refuserez pas ca! Et puis vous resterez un peu plus. Quand vous serez parti, je ne sais pas ce que je deviendrai. Il ceda, apres quelque resistance encore, et s'asseyant dos au feu, en face d'elle, il mangea une assiette de tripes qui crepitaient dans le fourneau et but un verre de vin rouge. Mais il ne permit point qu'elle debouchat le vin blanc. Plusieurs fois il essuya la bouche du petit qui avait barbouille de sauce tout son menton. Comme il se levait pour partir, il demanda: --Quand est-ce voulez-vous que je revienne pour parler de l'affaire, mam'zelle Donet? --Si ca ne vous faisait rien, jeudi prochain, monsieur Cesar. Comme ca je ne perdrais pas de temps. J'ai toujours mes jeudis libres. --Ca me va, jeudi prochain. --Vous viendrez dejeuner, n'est-ce pas? --Oh! quant a ca, je ne peux pas le promettre. --C'est qu'on cause mieux en mangeant. On a plus de temps aussi. --Eh bien, soit. Midi alors. Et il s'en alla apres avoir encore embrasse le petit Emile, et serre la main de Mlle Donet. III La semaine parut longue a Cesar Hautot. Jamais il ne s'etait trouve seul et l'isolement lui semblait insupportable. Jusqu'alors, il vivait a cote de son pere, comme son ombre, le suivait aux champs, surveillait l'execution de ses ordres, et quand il l'avait quitte pendant quelque temps le retrouvait au diner. Ils passaient les soirs a fumer leurs pipes en face l'un de l'autre, en causant chevaux, vaches ou moutons; et la poignee de main qu'ils se donnaient au reveil semblait l'echange d'une affection familiale et profonde. Maintenant Cesar etait seul. Il errait par les labours d'automne, s'attendant toujours a voir se dresser au bout d'une plaine la grande silhouette gesticulante du pere. Pour tuer les heures, il entrait chez les voisins, racontait l'accident a tous ceux qui ne l'avaient pas entendu, le repetait quelquefois aux autres. Puis, a bout d'occupations et de pensees, il s'asseyait au bord d'une route en se demandant si cette vie-la allait durer longtemps. Souvent il songea a Mlle Donet. Elle lui avait plu. Il l'avait trouvee comme il faut, douce et brave fille, comme avait dit le pere. Oui, pour une brave fille, c'etait assurement une brave fille. Il etait resolu a faire les choses grandement et a lui donner deux mille francs de rente en assurant le capital a l'enfant. Il eprouvait meme un certain plaisir a penser qu'il allait la revoir le jeudi suivant, et arranger cela avec elle. Et puis l'idee de ce frere, de ce petit bonhomme de cinq ans, qui etait le fils de son pere, le tracassait, l'ennuyait un peu et l'echauffait en meme temps. C'etait une espece de famille qu'il avait la dans ce mioche clandestin qui ne s'appellerait jamais Hautot, une famille qu'il pouvait prendre ou laisser a sa guise, mais qui lui rappelait le pere. Aussi quand il se vit sur la route de Rouen, le jeudi matin, emporte par le trot sonore de Graindorge, il sentit son coeur plus leger, plus repose qu'il ne l'avait encore eu depuis son malheur. En entrant dans l'appartement de Mlle Donet, il vit la table mise comme le jeudi precedent, avec cette seule difference que la croute du pain n'etait pas otee. Il serra la main de la jeune femme, baisa Emile sur les joues et s'assit, un peu comme chez lui, le coeur gros tout de meme. Mlle Donet lui parut un peu maigrie, un peu palie. Elle avait du rudement pleurer. Elle avait maintenant un air gene devant lui comme si elle eut compris ce qu'elle n'avait pas senti l'autre semaine sous le premier coup de son malheur, et elle le traitait avec des egards excessifs, une humilite douloureuse, et des soins touchants comme pour lui payer en attention et en devouement les bontes qu'il avait pour elle. Ils dejeunerent longuement, en parlant de l'affaire qui l'amenait. Elle ne voulait pas tant d'argent. C'etait trop, beaucoup trop. Elle gagnait assez pour vivre, elle, mais elle desirait seulement qu'Emile trouvat quelques sous devant lui quand il serait grand. Cesar tint bon, et ajouta meme un cadeau de mille francs pour elle, pour son deuil. Comme il avait pris son cafe, elle demanda: --Vous fumez? --Oui... J'ai ma pipe. Il tata sa poche. Nom d'un nom, il l'avait oubliee! Il allait se desoler quand elle lui offrit une pipe du pere, enfermee dans une armoire. Il accepta, la prit, la reconnut, la flaira, proclama sa qualite avec une emotion dans la voix, l'emplit de tabac et l'alluma. Puis il mit Emile a cheval sur sa jambe et le fit jouer au cavalier pendant qu'elle desservait la table et enfermait, dans le bas du buffet, la vaisselle sale pour la laver, quand il serait sorti. Vers trois heures, il se leva a regret, tout ennuye a l'idee de partir. --Eh bien! mam'zelle Donet, dit-il, je vous souhaite le bonsoir et charme de vous avoir trouvee comme ca. Elle restait devant lui, rouge, bien emue, et le regardait en songeant a l'autre. --Est-ce que nous ne nous reverrons plus? dit-elle. Il repondit simplement: --Mais oui, mam'zelle, si ca vous fait plaisir. --Certainement, monsieur Cesar. Alors, jeudi prochain, ca vous irait-il? --Oui, mam'zelle Donet. --Vous venez dejeuner, bien sur? --Mais..., si vous voulez bien, je ne refuse pas. --C'est entendu, monsieur Cesar, jeudi prochain, midi, comme aujourd'hui. --Jeudi midi, mam'zelle Donet! BOITELLE A _Robert Pinchon_ Le pere Boitelle (Antoine) avait dans tout le pays la specialite des besognes malpropres. Toutes les fois qu'on avait a faire nettoyer une fosse, un fumier, un puisard, a curer un egout, un trou de fange quelconque, c'etait lui qu'on allait chercher. Il s'en venait avec ses instruments de vidangeur et ses sabots enduits de crasse, et se mettait a sa besogne en geignant sans cesse sur son metier. Quand on lui demandait alors pourquoi il faisait cet ouvrage repugnant, il repondait avec resignation: --Pardi, c'est pour mes enfants qu'il faut nourrir. Ca rapporte plus qu'autre chose. Il avait, en effet, quatorze enfants. Si on s'informait de ce qu'ils etaient devenus, il disait avec un air d'indifference: --N'en reste huit a la maison. Y en a un au service et cinq maries. Quand on voulait savoir s'ils etaient bien maries, il reprenait avec vivacite: --Je les ai pas opposes. Je les ai opposes en rien. Ils ont marie comme ils ont voulu. Faut pas opposer les gouts, ca tourne mal. Si je suis ordureux, me, c'est que mes parents m'ont oppose dans mes gouts. Sans ca, j'aurais devenu un ouvrier comme les autres. Voici en quoi ses parents l'avaient contrarie dans ses gouts. Il etait alors soldat, faisant son temps au Havre, pas plus bete qu'un autre, pas plus degourdi non plus, un peu simple pourtant. Pendant les heures de liberte, son plus grand plaisir etait de se promener sur le quai, ou sont reunis les marchands d'oiseaux. Tantot seul, tantot avec un pays, il s'en allait lentement le long des cages ou les perroquets a dos vert et a tete jaune des Amazones, les perroquets a dos gris et a tete rouge du Senegal, les aras enormes qui ont l'air d'oiseaux cultives en serre, avec leurs plumes fleuries, leurs panaches et leurs aigrettes, les perruches de toute taille, qui semblent coloriees avec un soin minutieux par un bon Dieu miniaturiste, et les petits, tout petits oisillons sautillants, rouges, jaunes, bleus et barioles, melant leurs cris au bruit du quai, apportent dans le fracas des navires decharges, des passants et des voitures, une rumeur violente, aigue, piaillarde, assourdissante, de foret lointaine et surnaturelle. Boitelle s'arretait, les yeux ouverts, la bouche ouverte, riant et ravi, montrant ses dents aux kakatoes prisonniers qui saluaient de leur huppe blanche ou jaune le rouge eclatant de sa culotte et le cuivre de son ceinturon. Quand il rencontrait un oiseau parleur, il lui posait des questions; et si la bete se trouvait ce jour-la disposee a repondre et dialoguait avec lui, il emportait pour jusqu'au soir de la gaiete et du contentement. A regarder les singes aussi il se faisait des bosses de plaisir, et il n'imaginait point de plus grand luxe pour un homme riche que de posseder ces animaux ainsi qu'on a des chats et des chiens. Ce gout-la, ce gout de l'exotique, il l'avait dans le sang comme on a celui de la chasse, de la medecine ou de la pretrise. Il ne pouvait s'empecher, chaque fois que s'ouvraient les portes de la caserne, de s'en revenir au quai comme s'il s'etait senti tire par une envie. Or une fois, s'etant arrete presque en extase devant un araraca monstrueux qui gonflait ses plumes, s'inclinait, se redressait, semblait faire les reverences de cour du pays des perroquets, il vit s'ouvrir la porte d'un petit cafe attenant a la boutique du marchand d'oiseaux, et une jeune negresse, coiffee d'un foulard rouge, apparut, qui balayait vers la rue les bouchons et le sable de l'etablissement. L'attention de Boitelle fut aussitot partagee entre l'animal et la femme, et il n'aurait su dire vraiment lequel de ces deux etres il contemplait avec le plus d'etonnement et de plaisir. La negresse, ayant pousse dehors les ordures du cabaret, leva les yeux, et demeura a son tour eblouie devant l'uniforme du soldat. Elle restait debout, en face de lui, son balai dans les mains comme si elle lui eut porte les armes, tandis que l'araraca continuait a s'incliner. Or le troupier au bout de quelques instants fut gene par cette attention, et il s'en alla a petits pas, pour n'avoir point l'air de battre en retraite. Mais il revint. Presque chaque jour il passa devant le cafe des Colonies, et souvent il apercut a travers les vitres la petite bonne a peau noire qui servait des bocks ou de l'eau-de-vie aux matelots du port. Souvent aussi elle sortait en l'apercevant; bientot, meme, sans s'etre jamais parle, ils se sourirent comme des connaissances; et Boitelle se sentait le coeur remue, en voyant luire, tout a coup, entre les levres sombres de la fille, la ligne eclatante de ses dents. Un jour enfin il entra, et fut tout surpris en constatant qu'elle parlait francais comme tout le monde. La bouteille de limonade, dont elle accepta de boire un verre, demeura, dans le souvenir du troupier, memorablement delicieuse; et il prit l'habitude de venir absorber, en ce petit cabaret du port, toutes les douceurs liquides que lui permettait sa bourse. C'etait pour lui une fete, un bonheur auquel il pensait sans cesse, de regarder la main noire de la petite bonne verser quelque chose dans son verre, tandis que les dents riaient, plus claires que les yeux. Au bout de deux mois de frequentation, ils devinrent tout a fait bons amis, et Boitelle, apres le premier etonnement de voir que les idees de cette negresse etaient pareilles aux bonnes idees des filles du pays, qu'elle respectait l'economie, le travail, la religion et la conduite, l'en aima davantage, s'eprit d'elle au point de vouloir l'epouser. Il lui dit ce projet qui la fit danser de joie. Elle avait d'ailleurs quelque argent, laisse par une marchande d'huitres, qui l'avait recueillie quand elle fut deposee sur le quai du Havre par un capitaine americain. Ce capitaine l'avait trouvee agee d'environ six ans, blottie sur des balles de coton dans la calle de son navire, quelques heures apres son depart de New-York. Venant au Havre, il y abandonna aux soins de cette ecaillere apitoyee ce petit animal noir cache a son bord, il ne savait par qui ni comment. La vendeuse d'huitres etant morte, la jeune negresse devint bonne au cafe des Colonies. Antoine Boitelle ajouta: --Ca se fera si les parents n'y opposent point. J'irai jamais contre eux, t'entends ben, jamais! Je vas leur en toucher deux mots a la premiere fois que je retourne au pays. La semaine suivante en effet, ayant obtenu vingt-quatre heures de permission, il se rendit dans sa famille qui cultivait une petite ferme a Tourteville, pres d'Yvetot. Il attendit la fin du repas, l'heure ou le cafe baptise d'eau-de-vie rendait les coeurs plus ouverts, pour informer ses ascendants Qu'il avait trouve une fille repondant si bien a ses gouts, a tous ses gouts, qu'il ne devait pas en exister une autre sur la terre pour lui convenir aussi parfaitement. Les vieux, a ce propos, devinrent aussitot circonspects, et demanderent des explications. Il ne cacha rien d'ailleurs que la couleur de son teint. C'etait une bonne, sans grand avoir, mais vaillante, econome, propre, de conduite, et de bon conseil. Toutes ces choses-la valaient mieux que de l'argent aux mains d'une mauvaise menagere. Elle avait quelques sous d'ailleurs, laisses par une femme qui l'avait elevee, quelques gros sous, presque une petite dot, quinze cents francs a la caisse d'epargne. Les vieux, conquis par ses discours, confiants d'ailleurs dans son jugement, cedaient peu a peu, quand il arriva au point delicat. Riant d'un rire un peu contraint: --Il n'y a qu'une chose, dit-il, qui pourra vous contrarier. Elle n'est brin blanche. Ils ne comprenaient pas et il dut expliquer longuement avec beaucoup de precautions, pour ne les point rebuter, qu'elle appartenait a la race sombre dont ils n'avaient vu d'echantillons que sur les images d'Epinal. Alors ils furent inquiets, perplexes, craintifs, comme s'il leur avait propose une union avec le Diable. La mere disait:--Noire? Combien qu'elle l'est. C'est-il partout? Il repondait:--Pour sur: Partout, comme t'es blanche partout, te! Le pere reprenait:--Noire? C'est-il noir autant que le chaudron? Le fils repondait:--Pt'etre ben un p'tieu moins! C'est noire, mais point noire a degouter. La robe a m'sieu l'cure est ben noire, et alle n'est pas pu laide qu'un surplis qu'est blanc. Le pere disait:--Y en a-t-il de pu noires qu'elle dans son pays? Et le fils, convaincu, s'ecriait: --Pour sur! Mais le bonhomme remuait la tete. --Ca doit etre deplaisant? Et le fils: --C'est point pu deplaisant qu'aut'chose, vu qu'on s'y fait en rin de temps. La mere demandait: --Ca ne salit point le linge plus que d'autres, ces piaux-la? --Pas plus que la tienne, vu que c'est sa couleur. Donc, apres beaucoup de questions encore, il fut convenu que les parents verraient cette fille avant de rien decider et que le garcon, dont le service allait finir l'autre mois, l'amenerait a la maison afin qu'on put l'examiner et decider en causant si elle n'etait pas trop foncee pour rentrer dans la famille Boitelle. Antoine alors annonca que le dimanche 22 mai, jour de sa liberation, il partirait pour Tourteville avec sa bonne amie. Elle avait mis pour ce voyage chez les parents de son amoureux ses vetements les plus beaux et les plus voyants, ou dominaient le jaune, le rouge et le bleu, de sorte qu'elle avait l'air pavoisee pour une fete nationale. Dans la gare, au depart du Havre, on la regarda beaucoup, et Boitelle etait fier de donner le bras, a une personne qui commandait ainsi l'attention. Puis, dans le wagon de troisieme classe ou elle prit place a cote de lui, elle imposa une telle surprise aux paysans que ceux des compartiments voisins monterent sur leurs banquettes pour l'examiner par-dessus la cloison de bois qui divisait la caisse roulante. Un enfant, a son aspect, se mit a crier de peur, un autre cacha sa figure dans le tablier de sa mere. Tout alla bien cependant jusqu'a la gare d'arrivee. Mais lorsque le train ralentit sa marche en approchant d'Yvetot, Antoine se sentit mal a l'aise, comme au moment d'une inspection quand il ne savait pas sa theorie. Puis, s'etant penche a la portiere, il reconnut de loin son pere qui tenait la bride du cheval attele a la carriole, et sa mere venue jusqu'au treillage qui maintenait les curieux. Il descendit le premier, tendit la main a sa bonne amie, et, droit, comme s'il escortait un general, il se dirigea vers sa famille. La mere, en voyant venir cette dame noire et bariolee en compagnie de son garcon, demeurait tellement stupefaite qu'elle n'en pouvait ouvrir la bouche, et le pere avait peine a maintenir le cheval que faisait cabrer coup sur coup la locomotive ou la negresse. Mais Antoine, saisi soudain par la joie sans melange de revoir ses vieux, se precipita, les bras ouverts, becota la mere, becota le pere malgre l'effroi du bidet, puis se tournant vers sa compagne que les passants ebaubis consideraient en s'arretant, il s'expliqua. --La v'la! J'vous avais ben dit qu'a premiere vue alle est un brin detournante, mais sitot qu'on la connait, vrai de vrai, y a rien de plus plaisant sur la terre. Dites-y bonjour qu'a ne s'emeuve point. Alors la mere Boitelle, intimidee elle-meme a perdre la raison, fit une espece de reverence, tandis que le pere otait sa casquette en murmurant: "J'vous la souhaite a vot' desir". Puis sans s'attarder on grimpa dans la carriole, les deux femmes au fond sur des chaises qui les faisaient sauter en l'air a chaque cahot de la route, et les deux hommes par devant, sur la banquette. Personne ne parlait. Antoine inquiet sifflotait un air de caserne, le pere fouettait le bidet, et la mere regardait de coin, en glissant des coups d'oeil de fouine, la negresse dont le front et les pommettes reluisaient sous le soleil comme des chaussures bien cirees. Voulant rompre la glace, Antoine se retourna. --Eh bien, dit-il, on ne cause pas? --Faut le temps; repondit la vieille. Il reprit: --Allons, raconte a la p'tite l'histoire des huit oeufs de ta poule. C'etait une farce celebre dans la famille. Mais comme sa mere se taisait toujours, paralysee par l'emotion, il prit lui-meme la parole et narra, en riant beaucoup, cette memorable aventure. Le pere, qui la savait par coeur, se derida aux premiers mots; sa femme bientot suivit l'exemple, et la negresse elle-meme, au passage le plus drole, partit tout a coup d'un tel rire, d'un rire si bruyant, roulant, torrentiel, que le cheval excite fit un petit temps de galop. La connaissance etait faite. On causa. A peine arrives, quand tout le monde fut descendu, apres qu'il eut conduit sa bonne amie dans la chambre pour oter sa robe qu'elle aurait pu tacher en faisant un bon plat de sa facon destine a prendre les vieux par le ventre, il attira ses parents devant la porte, et demanda, le coeur battant. --Eh ben, queque vous dites? Le pere se tut. La mere plus hardie declara: --Alle est trop noire! Non, vrai, c'est trop. J'en ai eu les sangs tournes. --Vous vous y ferez, dit Antoine. --Possible, mais pas pour le moment. Ils entrerent et la bonne femme fut emue en voyant la negresse cuisiner. Alors elle l'aida, la jupe retroussee, active malgre son age. Le repas fut bon, fut long, fut gai. Quand on fit un tour ensuite, Antoine prit son pere a part. --Eh ben, pe, queque t'en dis? Le paysan ne se compromettait jamais. --J'ai point d'avis. D'mande a ta me. Alors Antoine rejoignit sa mere et la retenant en arriere. --Eh ben, ma me, queque t'en dis? --Mon pauv'e gars, vrai, alle est trop noire. Seulement un p'tieu moins je ne m'opposerais pas, mais c'est trop. On dirait Satan! Il n'insista point, sachant que la vieille s'obstinait toujours, mais il sentait en son coeur entrer un orage de chagrin. Il cherchait ce qu'il fallait faire, ce qu'il pourrait inventer, surpris d'ailleurs qu'elle ne les eut pas conquis deja comme elle l'avait seduit lui-meme. Et ils s'en allaient tous les quatre a pas lents a travers les bles, redevenus peu a peu silencieux. Quand on longeait une cloture les fermiers apparaissaient a la barriere, les gamins grimpaient sur les talus, tout le monde se precipitait au chemin pour voir passer la "noire" que le fils Boitelle avait ramenee. On apercevait au loin des gens qui couraient a travers les champs comme on accourt quand bat le tambour des annonces de phenomenes vivants. Le pere et la mere Boitelle effares de cette curiosite semee par la campagne a leur approche, hataient le pas, cote a cote, precedant de loin leur fils a qui sa compagne demandait ce que les parents pensaient d'elle. Il repondit en hesitant qu'ils n'etaient pas encore decides. Mais sur la place du village ce fut une sortie en masse de toutes les maisons en emoi, et devant l'attroupement grossissant, les vieux Boitelle prirent la fuite et regagnerent leur logis, tandis qu'Antoine souleve de colere, sa bonne amie au bras, s'avancait avec majeste sous les yeux elargis par l'ebahissement. Il comprenait que c'etait fini, qu'il n'y avait plus d'espoir, qu'il n'epouserait pas sa negresse; elle aussi le comprenait; et ils se mirent a pleurer tous les deux en approchant de la ferme. Des qu'ils y furent revenus, elle ota de nouveau sa robe pour aider la mere a faire sa besogne; elle la suivit partout, a la laiterie, a l'etable, au poulailler, prenant la plus grosse part, repetant sans cesse: "Laissez-moi faire, madame Boitelle", si bien que le soir venu, la vieille, touchee et inexorable, dit a son fils: "C'est une brave fille tout de meme. C'est dommage qu'elle soit si noire, mais vrai, alle l'est trop. J'pourrais pas m'y faire, faut qu'alle r'tourne, alle est trop noire!" Et le fils Boitelle dit a sa bonne amie: --Alle n'veut point, alle te trouve trop noire. Faut r'tourner. Je t'aconduirai jusqu'au chemin de fer. N'importe, t'eluge point. J'vas leur y parler quand tu seras partie. Il la conduisit donc a la gare en lui donnant encore bon espoir, et apres l'avoir embrassee, la fit monter dans le convoi qu'il regarda s'eloigner avec des yeux bouffis par les pleurs. Il eut beau implorer les vieux, ils ne consentirent jamais. Et quand il avait conte cette histoire que tout le pays connaissait, Antoine Boitelle ajoutait toujours: --A partir de ca, j'ai eu de coeur a rien, a rien. Aucun metier ne m'allait pu, et j'sieus devenu ce que j'sieus, un ordureux. On lui disait: --Vous vous etes marie pourtant. --Oui, et j'peux pas dire que ma femme m'a deplu pisque j'y ai fait quatorze efants, mais c'n'est point l'autre, oh non pour sur, oh non! L'autre, voyez-vous, ma negresse, alle n'avait qu'a me regarder, je me sentais comme transporte... L'ORDONNANCE Le cimetiere plein d'officiers avait l'air d'un champ fleuri. Les kepis et les culottes rouges, les galons et les boutons d'or, les sabres, les aiguillettes de l'etat-major, les brandebourgs des chasseurs et des hussards passaient au milieu des tombes dont les croix blanches ou noires ouvraient leurs bras lamentables, leurs bras de fer, de marbre ou de bois sur le peuple disparu des morts. On venait d'enterrer la femme du colonel de Limousin. Elle s'etait noyee deux jours auparavant, en prenant un bain. C'etait fini, le clerge etait parti, mais le colonel, soutenu par deux officiers, restait debout devant le trou au fond duquel il voyait encore le coffre de bois qui cachait, decompose deja, le corps de sa jeune femme. C'etait presque un vieillard, un grand maigre a moustaches blanches qui avait epouse, trois ans plus tot, la fille d'un camarade, demeuree orpheline apres la mort de son pere, le colonel Sortis. Le capitaine et le lieutenant sur qui s'appuyait leur chef essayaient de l'emmener. Il resistait, les yeux pleins de larmes qu'il ne laissait point couler, par heroisme, et, murmurant, tout bas: "Non, non, encore un peu", il s'obstinait a rester la, les jambes flechissantes, au bord de ce trou, qui lui paraissait sans fond, un abime ou etaient tombes son coeur et sa vie, tout ce qui lui restait sur terre. Tout a coup le general Ormont s'approcha, saisit par le bras le colonel, et l'entrainant presque de force: "Allons, allons, mon vieux camarade, il ne faut pas demeurer la." Le colonel obeit alors, et rentra chez lui. Comme il ouvrait la porte de son cabinet, il apercut une lettre sur sa table de travail. L'ayant prise, il faillit tomber de surprise et d'emotion, il avait reconnu l'ecriture de sa femme. Et la lettre portait le timbre de la poste avec la date du jour meme. Il dechira l'enveloppe et lut. "PERE, Permettez-moi de vous appeler encore pere, comme autrefois. Quand vous recevrez cette lettre, je serai morte, et sous la terre. Alors peut-etre pourrez-vous me pardonner. Je ne veux pas chercher a vous emouvoir ni a attenuer ma faute. Je veux dire seulement, avec toute la sincerite d'une femme qui va se tuer dans une heure, la verite entiere et complete. Quand vous m'avez epousee, par generosite, je me suis donnee a vous, par reconnaissance et je vous ai aime de tout mon coeur de petite fille. Je vous ai aime ainsi que j'aimais papa, presque autant; et un jour, comme j'etais sur vos genoux, et comme vous m'embrassiez, je vous ai appele: "Pere", malgre moi. Ce fut un cri du coeur, instinctif, spontane. Vrai, vous etiez pour moi un pere, rien qu'un pere. Vous avez ri, et vous m'avez dit: "Appelle-moi toujours comme ca, mon enfant, ca me fait plaisir." Nous sommes venus dans cette ville et--pardonnez-moi, pere--je suis devenue amoureuse. Oh! j'ai resiste longtemps, presque deux ans, vous lisez bien, presque deux ans, et puis j'ai cede, je suis devenue coupable, je suis devenue une femme perdue. Quant a lui?--Vous ne devinerez pas qui. Je suis bien tranquille la-dessus, puisqu'ils etaient douze officiers, toujours autour de moi et avec moi, que vous appeliez mes douze constellations. Pere, ne cherchez pas a le connaitre et ne le haissez pas, lui. Il a fait ce que n'importe qui aurait fait a sa place, et puis, je suis sure qu'il m'aimait aussi de tout son coeur. Mais, ecoutez--un jour, nous avions rendez-vous dans l'ile des Becasses, vous savez la petite ile, apres le moulin. Moi, je devais y aborder en nageant, et lui devait m'attendre dans les buissons, et puis rester la jusqu'au soir pour qu'on ne le vit pas partir. Je venais de le rejoindre, quand les branches s'ouvrent et nous apercevons Philippe, votre ordonnance, qui nous avait surpris. J'ai senti que nous etions perdus et j'ai pousse un grand cri; alors il m'a dit--lui, mon ami!--Allez-vous-en a la nage, tout doucement, ma chere, et laissez-moi avec cet homme. Je suis partie, si emue que j'ai failli me noyer, et je suis rentree chez vous, m'attendant a quelque chose d'epouvantable. Une heure apres, Philippe me disait, a voix basse, dans le corridor du salon ou je l'ai rencontre. "Je suis aux ordres de madame, si elle avait quelque lettre a me donner". Alors je compris qu'il s'etait vendu, et que mon ami l'avait achete. Je lui ai donne des lettres, en effet,--toutes mes lettres.--Il les portait et me rapportait les reponses. Cela a dure deux mois environ. Nous avions confiance en lui, comme vous aviez confiance en lui, vous aussi. Or, pere, voici ce qui arriva. Un jour, dans la meme ile ou j'etais venue a la nage, mais, seule, cette fois, j'ai retrouve votre ordonnance. Cet homme m'attendait et il m'a prevenue qu'il allait nous denoncer a vous et vous livrer des lettres gardees par lui, volees, si je ne cedais point a ses desirs. Oh! pere, mon pere, j'ai eu peur, une peur lache, indigne, peur de vous surtout, de vous si bon, et trompe par moi, peur pour lui encore,--vous l'auriez tue--pour moi aussi, peut-etre, est-ce que je sais, j'etais affolee, eperdue, j'ai cru l'acheter encore une fois ce miserable qui m'aimait aussi, quelle honte! Nous sommes si faibles, nous autres, que nous perdons la tete bien plus que vous. Et puis, quand on est tombe, on tombe toujours plus bas, plus bas. Est-ce que je sais ce que j'ai fait? J'ai compris seulement qu'un de vous deux et moi allions mourir--et je me suis donnee a cette brute. Vous voyez, pere, que je ne cherche pas a m'excuser. Alors, alors--alors, ce que j'aurais du prevoir est arrive--il m'a prise et reprise quand il a voulu en me terrifiant. Il a ete aussi mon amant, comme l'autre, tous les jours. Est-ce pas abominable? Et quel chatiment, pere? Alors, moi, je me suis dit. Il faut mourir. Vivante, je n'aurais pu vous confesser un pareil crime. Morte, j'ose tout. Je ne pouvais plus faire autrement que de mourir, rien ne m'aurait lavee, j'etais trop tachee. Je ne pouvais plus aimer, ni etre aimee; il me semblait que je salissais tout le monde, rien qu'en donnant la main. Tout a l'heure, je vais aller prendre mon bain et je ne reviendrai pas. Cette lettre pour vous ira chez mon amant. Il la recevra apres ma mort, et sans rien comprendre, vous la fera tenir, accomplissant mon dernier voeu. Et vous la lirez, vous, en revenant du cimetiere. Adieu, pere, je n'ai plus rien a vous dire. Faites ce que vous voudrez, et pardonnez-moi." Le colonel s'essuya le front couvert de sueur. Son sang-froid, le sang-froid des jours de bataille lui etait revenu tout a coup. Il sonna. Un domestique parut. --Envoyez-moi Philippe, dit-il. Puis, il entr'ouvrit le tiroir de sa table. L'homme entra presque aussitot, un grand soldat a moustaches rousses, l'air malin, l'oeil sournois. Le colonel le regarda tout droit. --Tu vas me dire le nom de l'amant de ma femme. --Mais, mon colonel... L'officier prit son revolver dans le tiroir entr'ouvert. --Allons, et vite, tu sais que je ne plaisante pas. --Eh bien!... mon colonel..., c'est le capitaine Saint-Albert. A peine avait-il prononce ce nom, qu'une flamme lui brula les yeux, et il s'abattit sur la face, une balle au milieu du front. LE LAPIN Maitre Lecacheur apparut sur la porte de sa maison, a l'heure ordinaire, entre cinq heures et cinq heures un quart du matin, pour surveiller ses gens qui se mettaient au travail. Rouge, mal eveille, l'oeil droit ouvert, l'oeil gauche presque ferme, il boutonnait avec peine ses bretelles sur son gros ventre, tout en surveillant, d'un regard entendu et circulaire, tous les coins connus de sa ferme. Le soleil coulait ses rayons obliques a travers les hetres du fosse et les pommiers ronds de la cour, faisait chanter les coqs sur le fumier et roucouler les pigeons sur le toit. La senteur de l'etable s'envolait par la porte ouverte et se melait, dans l'air frais du matin, a l'odeur acre de l'ecurie ou hennissaient les chevaux, la tete tournee vers la lumiere. Des que son pantalon fut soutenu solidement, maitre Lecacheur se mit en route, allant d'abord vers le poulailler, pour compter les oeufs du matin, car il craignait des maraudes depuis quelque temps. Mais la fille de ferme accourut vers lui en levant les bras et criant: "Mait' Cacheux, mait' Cacheux, on a vole un lapin, c'te nuit." --Un lapin? --Oui, mait'Cacheux, l'gros gris, celui de la cage a draite. Le fermier ouvrit tout a fait l'oeil gauche et dit simplement: --Faut ve ca. Et il alla voir. La cage avait ete brisee, et le lapin etait parti. Alors l'homme devint soucieux, referma son oeil droit et se gratta le nez. Puis, apres avoir reflechi, il ordonna a la servante effaree, qui demeurait stupide devant son maitre: --Va queri les gendarmes. Dis que j'les attends sur l'heure. Maitre Lecacheur etait maire de sa commune, Pavigny-le-Gras, et commandait en maitre, vu son argent et sa position. Des que la bonne eut disparu, en courant vers le village, distant d'un demi-kilometre, le paysan rentra chez lui, pour boire son cafe et causer de la chose avec sa femme. Il la trouva soufflant le feu avec sa bouche, a genoux devant le foyer. Il dit des la porte: --V'la qu'on a vole un lapin, l'gros gris. Elle se retourna si vite qu'elle se trouva assise par terre, et regardant son mari avec des yeux desoles: --Que qu'tu dis, Cacheux! qu'on a vole un lapin? --L'gros gris. --L'gros gris? Elle soupira. --Que misere! que qu'a pu l'vole, cu lapin. C'etait une petite femme maigre et vive, propre, entendue a tous les soins de l'exploitation. Lecacheur avait son idee. --Ca doit etre cu gars de Polyte. La fermiere se leva brusquement, et d'une voix furieuse: --C'est li! c'est li! faut pas en tracher d'autre. C'est li! Tu l'as dit, Cacheux! Sur sa maigre figure irritee, toute sa fureur paysanne, toute son avarice, toute sa rage de femme econome contre le valet toujours soupconne, contre la servante toujours suspectee, apparaissaient dans la contraction de la bouche, dans les rides des joues et du front. --Et que que t'as fait? demanda-t-elle. --J'ai enveye queri les gendarmes. Ce Polyte etait un homme de peine employe pendant quelques jours dans la ferme et congedie par Lecacheur apres une reponse insolente. Ancien soldat, il passait pour avoir garde de ses campagnes en Afrique des habitudes de maraude et de libertinage. Il faisait, pour vivre, tous les metiers. Macon, terrassier, charretier, faucheur, casseur de pierres, ebrancheur, il etait surtout faineant; aussi ne le gardait-on nulle part et devait-il par moments changer de canton pour trouver encore du travail. Des le premier jour de son entree a la ferme, la femme de Lecacheur l'avait deteste; et maintenant elle etait sure que le vol avait ete commis par lui. Au bout d'une demi-heure environ, les deux gendarmes arriverent. Le brigadier Senateur etait tres haut et maigre, le gendarme Lenient, gros et court. Lecacheur les fit asseoir, et leur raconta la chose. Puis on alla voir le lieu du mefait afin de constater le bris de la cabine et de recueillir toutes les preuves. Lorsqu'on fut rentre dans la cuisine, la maitresse apporta du vin, emplit les verres et demanda avec un defi dans l'oeil: --L'prendrez-vous, c'ti-la? Le brigadier, son sabre entre les jambes, semblait soucieux. Certes, il etait sur de le prendre si on voulait bien le lui designer. Dans le cas contraire, il ne repondait point de le decouvrir lui-meme. Apres avoir longtemps reflechi, il posa cette simple question: --Le connaissez-vous, le voleur? Un pli de malice normande rida la grosse bouche de Lecacheur qui repondit: --Pour l'connaitre, non, je l'connais point, vu que j'l'ai pas vu voler. Si j'l'avais vu, j'y aurais fait manger tout cru, poil et chair, sans un coup d'cidre pour l'faire passer. Pour lors, pour dire qui c'est, je l'dirai point, nonobstant, que j'crais qu'c'est cu propre a rien de Polyte. Alors il expliqua longuement ses histoires avec Polyte, le depart de ce valet, son mauvais regard, des propos rapportes, accumulant des preuves insignifiantes et minutieuses. Le brigadier, qui avait ecoute avec grande attention tout en vidant son verre de vin et en le remplissant ensuite, d'un geste indifferent, se tourna vers son gendarme: --Faudra voir chez la femme au berque Severin, dit-il. Le gendarme sourit et repondit par trois signes de tete. Alors, Mme Lecacheur se rapprocha, et tout doucement, avec des ruses de paysanne, interrogea a son tour le brigadier. Ce berger Severin, un simple, une sorte de brute, eleve dans un parc a moutons, ayant grandi sur les cotes au milieu de ses betes trottantes et belantes, ne connaissant guere qu'elles au monde, avait cependant conserve au fond de l'ame l'instinct d'epargne du paysan. Certes, il avait du cacher, pendant des annees et des annees, dans des creux d'arbre ou des trous de rocher tout ce qu'il gagnait d'argent, soit en gardant les troupeaux, soit en guerissant, par des attouchements et des paroles, les entorses des animaux (car le secret des rebouteux lui avait ete transmis par un vieux berger qu'il avait remplace). Or, un jour, il acheta, en vente publique, un petit bien, masure et champ, d'une valeur de trois mille francs. Quelques mois plus tard, on apprit qu'il se mariait. Il epousait une servante connue pour ses mauvaises moeurs, la bonne du cabaretier. Les gars racontaient que cette fille, le sachant aise, l'avait ete trouver chaque nuit, dans sa hutte, et l'avait pris, l'avait conquis, l'avait conduit au mariage, peu a peu, de soir en soir. Puis, ayant passe par la mairie et par l'eglise, elle habitait maintenant la maison achetee par son homme, tandis qu'il continuait a garder ses troupeaux, nuit et jour, a travers les plaines. Et le brigadier ajouta: --V'la trois s'maines que Polyte couche avec elle, vu qu'il n'a pas d'abri, ce maraudeur. Le gendarme se permit un mot: --Il prend la couverture au berger. Madame Lecacheur, saisie d'une rage nouvelle, d'une rage accrue par une colere de femme mariee contre le devergondage, s'ecria: --C'est elle, j'en suis sure. Allez-y. Ah! les bougres de voleux! Mais le brigadier ne s'emut pas: --Minute, dit-il. Attendons midi, vu qu'il y vient diner chaque jour. Je les pincerai le nez dessus. Et le gendarme souriait, seduit par l'idee de son chef; et Lecacheur aussi souriait maintenant, car l'aventure du berger lui semblait comique, les maris trompes etant toujours plaisants. Midi venait de sonner, quand le brigadier Senateur, suivi de son homme, frappa trois coups legers a la porte d'une petite maison isolee, plantee au coin d'un bois, a cinq cents metres du village. Ils s'etaient colles contre le mur afin de n'etre pas vus du dedans; et ils attendirent. Au bout d'une minute ou deux, comme personne ne repondait, le brigadier frappa de nouveau. Le logis semblait inhabite tant il etait silencieux, mais le gendarme Lenient, qui avait l'oreille fine, annonca qu'on remuait a l'interieur. Alors Senateur se facha. Il n'admettait point qu'on resistat une seconde a l'autorite et, heurtant le mur du pommeau de son sabre, il cria: --Ouvrez, au nom de la loi! Cet ordre demeurant toujours inutile, il hurla: --Si vous n'obeissez pas, je fais sauter la serrure. Je suis le brigadier de gendarmerie, nom de Dieu! Attention, Lenient. Il n'avait point fini de parler que la porte etait ouverte, et Senateur avait devant lui une grosse fille tres rouge, joufflue, depoitraillee, ventrue, large des hanches, une sorte de femelle sanguine et bestiale, la femme du berger Severin. Il entra. --Je viens vous rendre visite, rapport a une petite enquete, dit-il. Et il regardait autour de lui. Sur la table une assiette, un pot a cidre, un verre a moitie plein annoncaient un repas commence. Deux couteaux trainaient cote a cote. Et le gendarme malin cligna de l'oeil a son chef. --Ca sent bon, dit celui-ci. --On jurerait du lapin saute, ajouta Lenient tres gai. --Voulez-vous un verre de fine? demanda la paysanne. --Non, merci. Je voudrais seulement la peau du lapin que vous mangez. Elle fit l'idiote; mais elle tremblait. --Que lapin? Le brigadier s'etait assis et s'essuyait le front avec serenite. --Allons, allons, la patronne, vous ne nous ferez pas accroire que vous vous nourrissiez de chiendent. Que mangiez-vous, la, toute seule, pour votre diner? --Me, rien de rien, j'vous jure. Un p'tieu d'beurre su l'pain. --Mazette, la bourgeoise, un p'tieu d'beurre su l'pain... vous faites erreur. C'est un p'tieu d'beurre sur le lapin qu'il faut dire. Bougre! il sent bon vot'beurre, nom de Dieu! c'est du beurre de choix, du beurre d'extra, du beurre de noce, du beurre a poil, pour sur, c'est pas du beurre de menage, cu beurre-la! Le gendarme se tordait et repetait: --Pour sur, c'est pas du beurre de menage. Le brigadier Senateur etant farceur, toute la gendarmerie etait devenue facetieuse. Il reprit: --Ous'qu'il est vot'beurre? --Mon beurre? --Oui, vot'beurre. --Mais dans l'pot. --Alors, ous'qu'il est l'pot? --Que pot? --L'pot a beurre, pardi! --Le v'la. Elle alla chercher une vieille tasse au fond de laquelle gisait une couche de beurre rance et sale. Le brigadier le flaira et, remuant le front: ---C'est pas l'meme. Il me faut l'beurre qui sent le lapin saute. Allons, Lenient, ouvrons l'oeil; vois su l'buffet, mon garcon; me j'vas guetter sous le lit. Ayant donc ferme la porte, il s'approcha du lit et le voulut tirer; mais le lit tenait au mur, n'ayant pas ete deplace depuis plus d'un demi-siecle apparemment. Alors le brigadier se pencha, et fit craquer son uniforme. Un bouton venait de sauter. --Lenient, dit-il. --Mon brigadier? --Viens, mon garcon, viens au lit, moi je suis trop long pour voir dessous. Je me charge du buffet. Donc, il se releva, et attendit, debout, que son homme eut execute l'ordre. Lenient, court et rond, ota son kepi, se jeta sur le ventre, et collant son front par terre, regarda longtemps le creux noir sous la couche. Puis, soudain, il s'ecria: --Je l'tiens! Je l'tiens! Le brigadier Senateur se pencha sur son homme. --Que que tu tiens, le lapin? --Non, l'voleux! --L'voleux! Amene, amene! Les deux bras du gendarme allonges sous le lit avaient apprehende quelque chose, et il tirait de toute sa force. Un pied, chausse d'un gros soulier, parut enfin, qu'il tenait de sa main droite. Le brigadier le saisit: "Hardi! hardi! tire!" Lenient, a genoux maintenant, tirait sur l'autre jambe. Mais la besogne etait rude, car le captif gigotait ferme, ruait et faisait gros dos, s'arc-boutant de la croupe a la traverse du lit. --Hardi! hardi! tire, criait Senateur. Et ils tiraient de toute leur force, si bien que la barre de bois ceda et l'homme sortit jusqu'a la tete, dont il se servit encore pour s'accrocher a sa cachette. La figure parut enfin, la figure furieuse et consternee de Polyte dont les bras demeuraient etendus sous le lit. --Tire! criait toujours le brigadier. Alors un bruit bizarre se fit entendre; et, comme les bras s'en venaient a la suite des epaules, les mains se montrerent a la suite des bras et, dans les mains, la queue d'une casserole, et, au bout de la queue, la casserole elle-meme, qui contenait un lapin saute. --Nom de Dieu, de Dieu, de Dieu, de Dieu! hurlait le brigadier fou de joie, tandis que Lenient s'assurait de l'homme. Et la peau du lapin, preuve accablante, derniere et terrible piece a conviction, fut decouverte dans la paillasse. Alors les gendarmes rentrerent en triomphe au village avec le prisonnier et leurs trouvailles. Huit jours plus tard, la chose ayant fait grand bruit, maitre Lecacheur, en entrant a la mairie pour y conferer avec le maitre d'ecole, apprit que le berger Severin l'y attendait depuis une heure. L'homme etait assis sur une chaise, dans un coin, son baton entre les jambes. En apercevant le maire, il se leva, ota son bonnet, salua d'un: --Bonjou, mait'Cacheux. Puis demeura debout, craintif, gene. --Qu'est-ce que vous demandez? dit le fermier. --V'la, mait'Cacheux. C'est-i veridique qu'on a vole un lapin cheux vous, l'aut'semaine? --Mais oui, c'est vrai, Severin. --Ah! ben, pour lors c'est veridique. --Oui, mon brave. --Que qui l'a vole, cu lapin? --C'est Polyte Ancas, l'journalier. --Ben, ben. C'est-i veridique itou qu'on l'a trouve sous mon lit? --Qui ca, le lapin? --Le lapin et pi Polyte, l'un au bout d'l'autre. --Oui, mon pauv'e Severin. C'est vrai. --Pour lors, c'est veridique? --Oui. Qu'est-ce qui vous a donc conte c't'histoire-la? --Un p'tieu tout l'monde. Je m'entends. Et pi, et pi, vous n'en savez long su l'mariage, vu qu'vous les faites, vous qu'etes maire. --Comment sur le mariage? --Oui, rapport au drait. --Comment rapport au droit? --Rapport au drait d'l'homme et pi au drait d'la femme. --Mais, oui. --Eh! ben, dites-me, mait'Cacheux, ma femme a-t-i l'drait de coucher ave Polyte? --Comment, de coucher avec Polyte? --Oui, c'est-i son drait, vu la loi, et pi vu qu'alle est ma femme, de coucher avec Polyte? --Mais non, mais non, c'est pas son droit. --Si je l'y r'prends, j'ai-t-i l'drait de li fout' des coups, me, a elle et pi a li itou? --Mais... mais... mais oui. --C'est ben, pour lors. J'vas vous dire. Eune nuit, vu qu'j'avais d'z'idees, j'rentrai, l'aute semaine, et j'les y trouvai, qu'i n'etaient point dos a dos. J'foutis Polyte coucher dehors; mais c'est tout, vu que je savais point mon drait. C'te fois-ci, j'les vis point. Je l'sais par l's autres. C'est fini, n'en parlons pu. Mais si j'les r'pince... nom d'un nom, si j'les r'pince. Je leur ferai passer l'gout d'la rigolade, mait'Cacheux, aussi vrai que je m'nomme Severin... UN SOIR Le _Kleber_ avait stoppe, et je regardais de mes yeux ravis l'admirable golfe de Bougie qui s'ouvrait devant nous. Les forets kabyles couvraient les hautes montagnes; les sables jaunes, au loin, faisaient, a la mer une rive de poudre d'or, et le soleil tombait en torrents de feu sur les maisons blanches de la petite ville. La brise chaude, la brise d'Afrique, apportait a mon coeur joyeux, l'odeur du desert, l'odeur du grand continent mysterieux ou l'homme du Nord ne penetre guere. Depuis trois mois, j'errai sur le bord de ce monde profond et inconnu, sur le rivage de cette terre fantastique de l'autruche, du chameau, de la gazelle, de l'hippopotame, du gorille, de l'elephant et du negre. J'avais vu l'arabe galoper dans le vent, comme un drapeau qui flotte et vole et passe, j'avais couche sous la tente brune, dans la demeure vagabonde de ces oiseaux blancs du desert. J'etais ivre de lumiere, de fantaisie et d'espace. Maintenant, apres cette derniere excursion, il faudrait partir, retourner en France, revoir Paris, la ville du bavardage inutile, des soucis mediocres et des poignees de mains sans nombre. Je dirais adieu aux choses aimees, si nouvelles, a peine entrevues, tant regrettees. Une flotte de barques entourait le paquebot. Je sautai dans l'une d'elles ou ramait un negrillon, et je fus bientot sur le quai, pres de la vieille porte sarrazine, dont la ruine grise, a l'entree de la cite kabyle, semble un ecusson de noblesse antique. Comme je demeurais debout sur le port, a cote de ma valise, regardant sur la rade le gros navire a l'ancre, et stupefait d'admiration devant cette cote unique, devant ce cirque de montagnes baignees par les flots bleus, plus beau que celui de Naples, aussi beau que ceux d'Ajaccio et de Porto, en Corse, une lourde main me tomba sur l'epaule. Je me retournai et je vis un grand homme a barbe longue, coiffe d'un chapeau de paille, vetu de flanelle blanche, debout a cote de moi, et me devisageant de ses yeux bleus. --N'etes-vous pas mon ancien camarade de pension? dit-il. --C'est possible. Comment vous appelez-vous? --Tremoulin. --Parbleu! Tu etais mon voisin d'etudes. --Ah! vieux, je t'ai reconnu du premier coup, moi. Et la longue barbe se frotta sur mes joues. Il semblait si content, si gai, si heureux de me voir, que, par un elan d'amical egoisme, je serrai fortement les deux mains de ce camarade de jadis, et que je me sentis moi-meme tres satisfait de l'avoir ainsi retrouve. Tremoulin avait ete pour moi pendant quatre ans le plus intime, le meilleur de ces compagnons d'etudes que nous oublions si vite a peine sortis du college. C'etait alors un grand corps mince, qui semblait porter une tete trop lourde, une grosse tete ronde, pesante, inclinant le cou tantot a droite, tantot a gauche, et ecrasant la poitrine etroite de ce haut collegien a longues jambes. Tres intelligent, doue d'une facilite merveilleuse, d'une rare souplesse d'esprit, d'une sorte d'intuition instinctive pour toutes les etudes litteraires, Tremoulin etait le grand decrocheur de prix de notre classe. On demeurait convaincu au college qu'il deviendrait un homme illustre, un poete sans doute, car il faisait des vers et il etait plein d'idees ingenieusement sentimentales. Son pere, pharmacien dans le quartier du Pantheon, ne passait pas pour riche. Aussitot apres le baccalaureat, je l'avais perdu de vue. --Qu'est-ce que tu fais ici? m'ecriai-je. Il repondit en souriant: --Je suis colon. --Bah! Tu plantes? --Et je recolte. --Quoi? --Du raisin, dont je fais du vin. --Et ca va? --Ca va tres bien. --Tant mieux, mon vieux. --Tu allais a l'hotel? --Mais, oui. --Eh bien, tu iras chez moi. --Mais!... --C'est entendu. Et il dit au negrillon qui surveillait nos mouvements: --Chez moi, Ali. Ali repondit: --Foui, moussi. Puis se mit a courir, ma valise sur l'epaule, ses pieds noirs battant la poussiere. Tremoulin me saisit le bras, et m'emmena. D'abord il me posa des questions sur mon voyage, sur mes impressions, et, voyant mon enthousiasme, parut m'en aimer davantage. Sa demeure etait une vieille maison mauresque a cour interieure, sans fenetres sur la rue, et dominee par une terrasse qui dominait elle-meme celles des maisons voisines, et le golfe et les forets, les montagnes, la mer. Je m'ecriai: --Ah! voila ce que j'aime, tout l'Orient m'entre dans le coeur en ce logis. Cristi! que tu es heureux de vivre ici! Quelles nuits tu dois passer sur cette terrasse! Tu y couches? --Oui, j'y dors pendant l'ete. Nous y monterons ce soir. Aimes-tu la peche? --Quelle peche? --La peche au flambeau. --Mais oui, je l'adore. --Eh bien, nous irons, apres diner. Puis nous reviendrons prendre des sorbets sur mon toit. Apres que je me fus baigne, il me fit visiter la ravissante ville kabyle, une vraie cascade de maisons blanches degringolant a la mer, puis nous rentrames comme le soir venait, et apres un exquis diner nous descendimes vers le quai. On ne voyait plus rien que les feux des rues et les etoiles, ces larges etoiles luisantes, scintillantes, du ciel d'Afrique. Dans un coin du port, une barque attendait Des que nous fumes dedans, un homme dont je n'avais point distingue le visage se mit a ramer pendant que mon ami preparait le brasier qu'il allumerait tout a l'heure. Il me dit: --Tu sais, c'est moi qui manie la fouine. Personne n'est plus fort que moi. --Mes compliments. Nous avions contourne une sorte de mole et nous etions, maintenant, dans une petite baie pleine de hauts rochers dont les ombres avaient l'air de tours baties dans l'eau, et je m'apercus, tout a coup, que la mer etait phosphorescente. Les avirons qui la battaient lentement, a coups reguliers, allumaient dedans, a chaque tombee, une lueur mouvante et bizarre qui trainait ensuite au loin derriere nous, en s'eteignant. Je regardais, penche, cette coulee de clarte pale, emiettee par les rames, cet inexprimable feu de la mer, ce feu froid qu'un mouvement allume et qui meurt des que le flot se calme. Nous allions dans le noir, glissant sur cette lueur, tous les trois. Ou allions-nous? Je ne voyais point mes voisins, je ne voyais rien que ce remous lumineux et les etincelles d'eau projetees par les avirons. Il faisait chaud, tres chaud. L'ombre semblait chauffee dans un four, et mon coeur se troublait de ce voyage mysterieux avec ces deux hommes dans cette barque silencieuse. Des chiens, les maigres chiens arabes au poil roux, au nez pointu, aux yeux luisants, aboyaient au loin, comme ils aboient toutes les nuits sur cette terre demesuree, depuis les rives de la mer jusqu'au fond du desert ou campent les tribus errantes. Les renards, les chacals, les hyenes, repondaient; et non loin de la, sans doute, quelque lion solitaire devait grogner dans une gorge de l'Atlas. Soudain, le rameur s'arreta. Ou etions-nous? Un petit bruit grinca pres de moi. Une flamme d'allumette apparut, et je vis une main, rien qu'une main, portant cette flamme legere vers la grille de fer suspendue a l'avant du bateau et chargee de bois comme un bucher flottant. Je regardais, surpris, comme si cette vue eut ete troublante et nouvelle, et je suivis avec emotion la petite flamme touchant au bord de ce foyer une poignee de bruyeres seches qui se mirent a crepiter. Alors, dans la nuit endormie, dans la lourde nuit brulante, un grand feu clair jaillit, illuminant, sous un dais de tenebres pesant sur nous, la barque et deux hommes, un vieux matelot maigre, blanc et ride, coiffe d'un mouchoir noue sur la tete, et Tremoulin, dont la barbe blonde luisait. --Avant! dit-il. L'autre rama, nous remettant en marche, au milieu d'un meteore, sous le dome d'ombre mobile qui se promenait avec nous. Tremoulin, d'un mouvement continu, jetait du bois sur le brasier qui flambait, eclatant et rouge. Je me penchai de nouveau et j'apercus le fond de la mer. A quelques pieds sous le bateau il se deroulait lentement, a mesure que nous passions, l'etrange pays de l'eau, de l'eau qui vivifie, comme l'air du ciel, des plantes et des betes. Le brasier enfoncant jusqu'aux rochers sa vive lumiere, nous glissions sur des forets surprenantes d'herbes rousses, roses, vertes, jaunes. Entre elles et nous une glace admirablement transparente, une glace liquide, presque invisible, les rendait feeriques, les reculait dans un reve, dans le reve qu'eveillent les oceans profonds. Cette onde claire si limpide qu'on ne distinguait point, qu'on devinait plutot, mettait entre ces etranges vegetations et nous quelque chose de troublant comme le doute de la realite, les faisait mysterieuses comme les paysages des songes. Quelquefois les herbes venaient jusqu'a la surface, pareilles a des cheveux, a peine remuees par le lent passage de la barque. Au milieu d'elles, de minces poissons d'argent filaient, fuyaient, vus une seconde et disparus. D'autres, endormis encore, flottaient suspendus au milieu de ces broussailles d'eau, luisants et fluets, insaisissables. Souvent un crabe courait vers un trou pour se cacher, ou bien une meduse bleuatre et transparente, a peine visible, fleur d'azur pale, vraie fleur de mer, laissait trainer son corps liquide dans notre leger remous; puis, soudain, le fond disparaissait, tombe plus bas, tres loin, dans un brouillard de verre epaissi. On voyait vaguement alors de gros rochers et des varechs sombres, a peine eclaires par le brasier. Tremoulin, debout a l'avant, le corps penche, tenant aux mains le long trident aux pointes aigues qu'on nomme la fouine, guettait les rochers, les herbes, le fond changeant de la mer, avec un oeil ardent de bete qui chasse. Tout a coup, il laissa glisser dans l'eau, d'un mouvement vif et doux, la tete fourchue de son arme, puis il la lanca comme on lance une fleche, avec une telle promptitude qu'elle saisit a la course un grand poisson fuyant devant nous. Je n'avais rien vu que le geste de Tremoulin, mais je l'entendis grogner de joie, et, comme il levait sa fouine dans la clarte du brasier, j'apercus une bete qui se tordait traversee par les dents de fer. C'etait un congre. Apres l'avoir contemple et me l'avoir montre en le promenant au-dessus de la flamme, mon ami le jeta dans le fond du bateau. Le serpent de mer, le corps perce de cinq plaies, glissa, rampa, frolant mes pieds, cherchant un trou pour fuir, et, ayant trouve entre les membrures du bateau une flaque d'eau saumatre, il s'y blottit, s'y roula presque mort deja. Alors, de minute en minute, Tremoulin cueillit, avec une adresse surprenante, avec une rapidite foudroyante, avec une surete miraculeuse, tous les etranges vivants de l'eau salee. Je voyais tour a tour passer au-dessus du feu, avec des convulsions d'agonie, des loups argentes, des murenes sombres tachetees de sang, des rascasses herissees de dards, et des seches, animaux bizarres qui crachaient de l'encre et faisaient la mer toute noire pendant quelques instants, autour du bateau. Cependant je croyais sans cesse entendre des cris d'oiseaux autour de nous, dans la nuit, et je levais la tete m'efforcant de voir d'ou venaient ces sifflements aigus, proches ou lointains, courts ou prolonges. Ils etaient innombrables, incessants, comme si une nuee d'ailes eut plane sur nous, attirees sans doute par la flamme. Parfois ces bruits semblaient tromper l'oreille et sortir de i'eau. Je demandai: --Qui est-ce qui siffle ainsi? --Mais ce sont les charbons qui tombent. C'etait en effet le brasier semant sur la mer une pluie de brindilles en feu. Elles tombaient rouges ou flambant encore et s'eteignaient avec une plainte douce, penetrante, bizarre, tantot un vrai gazouillement, tantot un appel court d'emigrant qui passe. Des gouttes de resine ronflaient comme des balles ou comme des frelons et mouraient brusquement en plongeant. On eut dit vraiment des voix d'etres, une inexprimable et frele rumeur de vie errant dans l'ombre tout pres de nous. Tremoulin cria soudain: --Ah... la gueuse! Il lanca sa fouine, et, quand il la releva, je vis, enveloppant les dents de la fourchette, et collee au bois, une sorte de grande loque de chair rouge qui palpitait, remuait, enroulant et deroulant de longues et molles et fortes lanieres couvertes de sucoirs autour du manche du trident. C'etait une pieuvre. Il approcha de moi cette proie, et je distinguai les deux gros yeux du monstre qui me regardaient, des yeux saillants, troubles et terribles, emergeant d'une sorte de poche qui ressemblait a une tumeur. Se croyant libre, la bete allongea lentement un de ses membres dont je vis les ventouses blanches ramper vers moi. La pointe en etait fine comme un fil, et des que cette jambe devorante se fut accrochee au banc, une autre se souleva, se deploya pour la suivre. On sentait la-dedans, dans ce corps musculeux et mou, dans cette ventouse vivante, rougeatre et flasque, une irresistible force. Tremoulin avait ouvert son couteau, et d'un coup brusque, il le plongea entre les yeux. On entendit un soupir, un bruit d'air qui s'echappe; et le poulpe cessa d'avancer. Il n'etait pas mort cependant, car la vie est tenace en ces corps nerveux, mais sa vigueur etait detruite, sa pompe crevee, il ne pouvait plus boire le sang, sucer et vider la carapace des crabes. Tremoulin, maintenant, detachait du bordage, comme pour jouer avec cet agonisant, ses ventouses impuissantes, et, saisi soudain par une etrange colere, il cria: --Attends, je vas te chauffer les pieds. D'un coup de trident il le reprit et, l'elevant de nouveau, il fit passer contre la flamme, en les frottant aux grilles de fer rougies du brasier, les fines pointes de chair des membres de la pieuvre. Elles crepiterent en se tordant, rougies, raccourcies par le feu; et j'eus mal jusqu'au bout des doigts de la souffrance de l'affreuse bete. --Oh! ne fais pas ca, criai-je. Il repondit avec calme: --Bah! c'est assez bon pour elle. Puis il rejeta dans le bateau la pieuvre crevee et mutilee qui se traina entre mes jambes, jusqu'au trou plein d'eau saumatre, ou elle se blottit pour mourir au milieu des poissons morts. Et la peche continua longtemps, jusqu'a ce que le bois vint a manquer. Quand il n'y en eut plus assez pour entretenir le feu, Tremoulin precipita dans l'eau le brasier tout entier, et la nuit, suspendue sur nos tetes par la flamme eclatante, tomba sur nous, nous ensevelit de nouveau dans ses tenebres. Le vieux se remit a ramer, lentement, a coups reguliers. Ou etait le port, ou etait la terre? ou etait l'entree du golfe et la large mer? Je n'en savais rien. Le poulpe remuait encore pres de mes pieds, et je souffrais dans les ongles comme si on me les eut brules aussi. Soudain, j'apercus des lumieres; on rentrait au port. --Est-ce que tu as sommeil? demanda mon ami. --Non, pas du tout. --Alors, nous allons bavarder un peu sur mon toit. --Bien volontiers. Au moment ou nous arrivions sur cette terrasse, j'apercus le croissant de la lune qui se levait derriere les montagnes. Le vent chaud glissait par souffles lents, plein d'odeurs legeres, presque imperceptibles, comme s'il eut balaye sur son passage la saveur des jardins et des villes de tous les pays brules du soleil. Autour de nous, les maisons blanches aux toits carres descendaient vers la mer, et sur ces toits on voyait des formes humaines couchees ou debout, qui dormaient ou qui revaient sous les etoiles, des familles entieres roulees en de longs vetements de flanelle et se reposant, dans la nuit calme, de la chaleur du jour. Il me sembla tout a coup que l'ame orientale entrait en moi, l'ame poetique et legendaire des peuples simples aux pensees fleuries. J'avais le coeur plein de la Bible et des Mille et une Nuits; j'entendais des prophetes annoncer des miracles et je voyais sur les terrasses de palais passer des princesses en pantalons de soie, tandis que brulaient, en des rechauds d'argent, des essences fines dont la fumee prenait des formes de genies. Je dis a Tremoulin: --Tu as de la chance d'habiter ici. Il repondit: --C'est le hasard qui m'y a conduit. --Le hasard? --Oui, le hasard et le malheur. --Tu as ete malheureux? --Tres malheureux. Il etait debout, devant moi, enveloppe de son burnous, et sa voix me fit passer un frisson sur la peau, tant elle me sembla douloureuse. Il reprit apres un moment de silence: --Je peux te raconter mon chagrin. Cela me fera peut-etre du bien d'en parler. --Raconte. --Tu le veux? --Oui. --Voila. Tu te rappelles bien ce que j'etais au college: une maniere de poete eleve dans une pharmacie. Je revais de faire des livres, et j'essayai, apres mon baccalaureat. Cela ne me reussit pas. Je publiai un volume de vers, puis un roman, sans vendre davantage l'un que l'autre, puis une piece de theatre qui ne fut pas jouee. Alors, je devins amoureux. Je ne te raconterai pas ma passion. A cote de la boutique de papa, il y avait un tailleur, lequel etait pere d'une fille. Je l'aimai. Elle etait intelligente, ayant conquis ses diplomes d'instruction superieure, et avait un esprit vif, sautillant, tres en harmonie, d'ailleurs, avec sa personne. On lui eut donne quinze ans bien qu'elle en eut plus de vingt-deux. C'etait une toute petite femme, fine de traits, de lignes, de ton, comme une aquarelle delicate. Son nez, sa bouche, ses yeux bleus, ses cheveux blonds, son sourire, sa taille, ses mains, tout cela semblait fait pour une vitrine et non pour la vie a l'air. Pourtant elle etait vive, souple et active incroyablement. J'en fus tres amoureux. Je me rappelle deux ou trois promenades au jardin du Luxembourg, aupres de la fontaine de Medicis, qui demeureront assurement les meilleures heures de ma vie. Tu connais, n'est-ce pas, cet etat bizarre de folie tendre qui fait que nous n'avons plus de pensee que pour des actes d'adoration? On devient veritablement un possede que hante une femme, et rien n'existe plus pour nous a cote d'elle. Nous fumes bientot fiances. Je lui communiquai mes projets d'avenir qu'elle blama. Elle ne me croyait ni poete, ni romancier, ni auteur dramatique, et pensait que le commerce, quand il prospere, peut donner le bonheur parfait. Renoncant donc a composer des livres, je me resignai a en vendre, et j'achetai, a Marseille, la Librairie Universelle, dont le proprietaire etait mort. J'eus la trois bonnes annees. Nous avions fait de notre magasin une sorte de salon litteraire ou tous les lettres de la ville venaient causer. On entrait chez nous comme on entre au cercle, et on echangeait des idees sur les livres, sur les poetes, sur la politique surtout. Ma femme, qui dirigeait la vente, jouissait d'une vraie notoriete dans la ville. Quant a moi, pendant qu'on bavardait au rez-de-chaussee, je travaillais dans mon cabinet du premier qui communiquait avec la librairie par un escalier tournant. J'entendais les voix, les rires, les discussions, et je cessais d'ecrire parfois, pour ecouter. Je m'etais mis en secret a composer un roman--que je n'ai pas fini. Les habitues les plus assidus etaient M. Montina, un rentier, un grand garcon, un beau garcon, un beau du Midi, a poil noir, avec des yeux complimenteurs, M. Barbet, un magistrat, deux commercants, MM. Faucil et Labarregue, et le general marquis de Fleche, le chef du parti royaliste, le plus gros personnage de la province, un vieux de soixante-six ans. Les affaires marchaient bien. J'etais heureux, tres heureux. Voila qu'un jour, vers trois heures, en faisant des courses, je passai par la rue Saint-Ferreol et je vis sortir soudain d'une porte une femme dont la tournure ressemblait si fort a celle de la mienne que je me serais dit: "C'est elle!" si je ne l'avais laissee, un peu souffrante, a la boutique une heure plus tot. Elle marchait devant moi, d'un pas rapide, sans se retourner. Et je me mis a la suivre presque malgre moi, surpris, inquiet. Je me disais: "Ce n'est pas elle. Non. C'est impossible, puisqu'elle avait la migraine. Et puis qu'aurait-elle ete faire dans cette maison?" Je voulus cependant en avoir le coeur net, et je me hatai pour la rejoindre. M'a-t-elle senti ou devine ou reconnu a mon pas, je n'en sais rien, mais elle se retourna brusquement. C'etait elle! En me voyant elle rougit beaucoup et s'arreta, puis, souriant: --Tiens, te voila? J'avais le coeur serre. --Oui. Tu es donc sortie? Et ta migraine? --Ca allait mieux, j'ai ete faire une course. --Ou donc? --Chez Lacaussade, rue Cassinelli, pour une commande de crayons. Elle me regardait bien en face. Elle n'etait plus rouge, mais plutot un peu pale. Ses yeux clairs et limpides,--ah! les yeux des femmes!--semblaient pleins de verite, mais je sentis vaguement, douloureusement, qu'ils etaient pleins de mensonge. Je restais devant elle plus confus, plus embarrasse, plus saisi qu'elle-meme, sans oser rien soupconner, mais sur qu'elle mentait. Pourquoi? je n'en savais rien. Je dis seulement: --Tu as bien fait de sortir si ta migraine va mieux. --Oui, beaucoup mieux. --Tu rentres? --Mais oui. Je la quittai, et m'en allai seul, par les rues. Que se passait-il? J'avais eu, en face d'elle, l'intuition de sa faussete. Maintenant je n'y pouvais croire; et quand je rentrai pour diner, je m'accusais d'avoir suspecte, meme une seconde, sa sincerite. As-tu ete jaloux, toi? oui ou non, qu'importe! La premiere goutte de jalousie etait tombee sur mon coeur. Ce sont des gouttes de feu. Je ne formulais rien, je ne croyais rien. Je savais seulement qu'elle avait menti. Songe que tous les soirs, quand nous restions en tete a tete, apres le depart des clients et des commis, soit qu'on allat flaner jusqu'au port, quand il faisait beau, soit qu'on demeurat a bavarder dans mon bureau, s'il faisait mauvais, je laissais s'ouvrir mon coeur devant elle avec un abandon sans reserve, car je l'aimais. Elle etait une part de ma vie, la plus grande, et toute ma joie. Elle tenait dans ses petites mains ma pauvre ame captive, confiante et fidele. Pendant les premiers jours, ces premiers jours de doute et de detresse avant que le soupcon se precise et grandisse, je me sentis abattu et glace comme lorsqu'une maladie couve en nous. J'avais froid sans cesse, vraiment froid, je ne mangeais plus, je ne dormais pas. Pourquoi avait-elle menti? Que faisait-elle dans cette maison? J'y etais entre pour tacher de decouvrir quelque chose. Je n'avais rien trouve. Le locataire du premier, un tapissier, m'avait renseigne sur tous ses voisins, sans que rien me jetat sur une piste. Au second habitait une sage-femme, au troisieme une couturiere et une manicure, dans les combles deux cochers avec leurs familles. Pourquoi avait-elle menti? Il lui aurait ete si facile de me dire qu'elle venait de chez la couturiere ou de chez la manicure. Oh! quel desir j'ai eu de les interroger aussi! Je ne l'ai pas fait de peur qu'elle en fut prevenue et qu'elle connut mes soupcons. Donc, elle etait entree dans cette maison et me l'avait cache. Il y avait un mystere. Lequel? Tantot j'imaginais des raisons louables, une bonne oeuvre dissimulee, un renseignement a chercher, je m'accusais de la suspecter. Chacun de nous n'a-t-il pas le droit d'avoir ses petits secrets innocents, une sorte de seconde vie interieure dont on ne doit compte a personne? Un homme, parce qu'on lui a donne pour compagne une jeune fille, peut-il exiger qu'elle ne pense et ne fasse plus rien sans l'en prevenir avant ou apres? Le mot mariage veut-il dire renoncement a toute independance, a toute liberte? Ne se pouvait-il faire qu'elle allat chez une couturiere sans me le dire ou qu'elle secourut la famille d'un des cochers? Ne se pouvait-il aussi que sa visite dans cette maison, sans etre coupable, fut de nature a etre, non pas blamee, mais critiquee par moi? Elle me connaissait jusque dans mes manies les plus ignorees et craignait peut-etre, sinon un reproche, du moins une discussion. Ses mains etaient fort jolies, et je finis par supposer qu'elle les faisait soigner en cachette par la manicure du logis suspect et qu'elle ne l'avouait point pour ne pas paraitre dissipatrice. Elle avait de l'ordre, de l'epargne, mille precautions de femme econome et entendue aux affaires. En confessant cette petite depense de coquetterie elle se serait sans doute jugee amoindrie a mes yeux. Les femmes ont tant de subtilites et de roueries natives dans l'ame. Mais tous mes raisonnements ne me rassuraient point. J'etais jaloux. Le soupcon me travaillait, me dechirait, me devorait. Ce n'etait pas encore un soupcon, mais le soupcon. Je portais en moi une douleur, une angoisse affreuse, une pensee encore voilee--oui, une pensee avec un voile dessus--ce voile, je n'osais pas le soulever, car, dessous, je trouverais un horrible doute... Un amant!... N'avait-elle pas un amant?... Songe! songe! Cela etait invraisemblable, impossible... et pourtant?... La figure de Montina passait sans cesse devant mes yeux. Je le voyais, ce grand bellatre aux cheveux luisants, lui sourire dans le visage, et je me disais: "C'est lui." Je me faisais l'histoire de leur liaison. Ils avaient parle d'un livre ensemble, discute l'aventure d'amour, trouve quelque chose qui leur ressemblait, et de cette analogie avaient fait une realite. Et je les surveillais, en proie au plus abominable supplice que puisse endurer un homme. J'avais achete des chaussures a semelles de caoutchouc afin de circuler sans bruit, et je passais ma vie maintenant a monter et a descendre mon petit escalier en limacon pour les surprendre. Souvent, meme, je me laissais glisser sur les mains, la tete la premiere, le long des marches, afin de voir ce qu'ils faisaient. Puis je devais remonter a reculons, avec des efforts et une peine infinis, apres avoir constate que le commis etait en tiers. Je ne vivais plus, je souffrais. Je ne pouvais plus penser a rien, ni travailler, ni m'occuper de mes affaires. Des que je sortais, des que j'avais fait cent pas dans la rue, je me disais: "Il est la", et je rentrais. Il n'y etait pas. Je repartais! Mais a peine m'etais-je eloigne de nouveau, je pensais: "Il est venu, maintenant", et je retournais. Cela durait tout le long des jours. La nuit, c'etait plus affreux encore, car je la sentais a cote de moi, dans mon lit. Elle etait la, dormant ou feignant, de dormir! Dormait-elle? Non, sans doute. C'etait encore un mensonge? Je restais immobile, sur le dos, brule par la chaleur de son corps, haletant et torture. Oh! quelle envie, une envie ignoble et puissante, de me lever, de prendre une bougie et un marteau, et, d'un seul coup, de lui fendre la tete, pour voir dedans! J'aurais vu, je le sais bien, une bouillie de cervelle et de sang, rien de plus. Je n'aurais pas su! Impossible de savoir! Et ses yeux! Quand elle me regardait, j'etais souleve par des rages folles. On la regarde--elle vous regarde! Ses yeux sont transparents, candides--et faux, faux, faux! et on ne peut deviner ce qu'elle pense, derriere. J'avais envie d'enfoncer des aiguilles dedans, de crever ces glaces de faussete. Ah! comme je comprends l'inquisition! Je lui aurais tordu les poignets dans des manchettes de fer.--Parle... avoue!... Tu ne veux pas?... attends!...--Je lui aurais serre la gorge doucement...--Parle, avoue!... tu ne veux pas?...,--et j'aurais serre, serre, jusqu'a la voir raler, suffoquer, mourir... Ou bien je lui aurais brule les doigts sur le feu... Oh! cela, avec quel bonheur je l'aurais fait!... --Parle... parle donc... Tu ne veux pas? --Je les aurais tenus sur les charbons, ils auraient ete grilles, par le bout... et elle aurait parle... certes!... elle aurait parle... Tremoulin, dresse, les poings fermes, criait. Autour de nous, sur les toits voisins, les ombres se soulevaient, se reveillaient, ecoutaient, troublees dans leur repos. Et moi, emu, capte par un interet puissant, je voyais devant moi, dans la nuit, comme si je l'avais connue, cette petite femme, ce petit etre blond, vif et ruse. Je la voyais vendre ses livres, causer avec les hommes que son air d'enfant troublait, et je voyais dans sa fine tete de poupee les petites idees sournoises, les folles idees empanachees, les reves de modistes parfumees au musc s'attachant a tous les heros des romans d'aventures. Comme lui je la suspectais, je la detestais, je la haissais, je lui aurais aussi brule les doigts pour qu'elle avouat. Il reprit, d'un ton plus calme: --Je ne sais pas pourquoi je te raconte cela. Je n'en ai jamais parle a personne. Oui, mais je n'ai vu personne depuis deux ans. Je n'ai cause avec personne, avec personne! Et cela me bouillonnait dans le coeur comme une boue qui fermente. Je la vide. Tant pis pour toi. Eh bien, je m'etais trompe, c'etait pis que ce que j'avais cru, pis que tout. Ecoute. J'usai du moyen qu'on emploie toujours, je simulai des absences. Chaque fois que je m'eloignais, ma femme dejeunait dehors. Je ne te raconterai pas comment j'achetai un garcon de restaurant pour la surprendre. La porte de leur cabinet devait m'etre ouverte, et j'arrivai, a l'heure convenue, avec la resolution formelle de les tuer. Depuis la veille je voyais la scene comme si elle avait deja eu lieu! J'entrais! Une petite table couverte de verres, de bouteilles et d'assiettes, la separait de Montina. Leur surprise etait telle en m'apercevant qu'ils demeuraient immobiles. Moi, sans dire un mot, j'abattais sur la tete de l'homme la canne plombee dont j'etais arme. Assomme d'un seul coup, il s'affaissait, la figure sur la nappe! Alors je me tournais vers elle, et je lui laissais le temps--quelques secondes--de comprendre et de tordre ses bras vers moi, folle d'epouvante, avant de mourir a son tour. Oh! j'etais pret, fort, resolu et content, content jusqu'a l'ivresse. L'idee du regard eperdu qu'elle me jetterait sous ma canne levee, de ses mains tendues en avant, du cri de sa gorge, de sa figure soudain livide et convulsee, me vengeait d'avance. Je ne l'abattrais pas du premier coup, elle! Tu me trouves feroce, n'est-ce pas? Tu ne sais pas ce qu'on souffre. Penser qu'une femme, epouse ou maitresse, qu'on aime, se donne a un autre, se livre a lui comme a vous, et recoit ses levres comme les votres! C'est une chose atroce, epouvantable. Quand on a connu un jour cette torture, on est capable de tout. Oh! je m'etonne qu'on ne tue pas plus souvent, car tous ceux qui ont ete trahis, tous, ont desire tuer, ont joui de cette mort revee, ont fait, seuls dans leur chambre, ou sur une route deserte, hantes par l'hallucination de la vengeance satisfaite, le geste d'etrangler ou d'assommer. Moi, j'arrivai a ce restaurant. Je demandai: "Ils sont la?" Le garcon vendu repondit: "Oui, monsieur", me fit monter un escalier, et me montrant une porte: "Ici!" dit-il. Je serrais ma canne comme si mes doigts eussent ete de fer. J'entrai. J'avais bien choisi l'instant. Ils s'embrassaient, mais ce n'etait pas Montina. C'etait le general de Fleche, le general qui avait soixante-six ans! Je m'attendais si bien a trouver l'autre, que je demeurai perclus d'etonnement. Et puis... et puis... je ne sais pas encore ce qui se passa en moi... non... je ne sais pas? Devant l'autre, j'aurais ete convulse de fureur!... Devant celui-la, devant ce vieil homme ventru, aux joues tombantes, je fus suffoque par le degout. Elle, la petite, qui semblait avoir quinze ans, s'etait donnee, livree a ce gros homme presque gateux, parce qu'il etait marquis, general, l'ami et le representant des rois detrones. Non, je ne sais pas ce que je sentis, ni ce que je pensai. Ma main n'aurait pas pu frapper ce vieux! Quelle honte! Non, je n'avais plus envie de tuer ma femme, mais toutes les femmes qui peuvent faire des choses pareilles! Je n'etais plus jaloux, j'etais eperdu comme si j'avais vu l'horreur des horreurs! Qu'on dise ce qu'on voudra des hommes, ils ne sont point si vils que cela! Quand on en rencontre un qui s'est livre de cette facon, on le montre au doigt. L'epoux ou l'amant d'une vieille femme est plus meprise qu'un voleur. Nous sommes propres, mon cher. Mais elles, elles, des filles, dont le coeur est sale! Elles sont a tous, jeunes ou vieux, pour des raisons meprisables et differentes, parce que c'est leur profession, leur vocation et leur fonction. Ce sont les eternelles, inconscientes et sereines prostituees qui livrent leur corps sans degout, parce qu'il est marchandise d'amour, qu'elles le vendent ou qu'elles le donnent, au vieillard qui hante les trottoirs avec de l'or dans sa poche, ou bien, pour la gloire, au vieux souverain lubrique, au vieil homme celebre et repugnant!... Il vociferait comme un prophete antique, d'une voix furieuse, sous le ciel etoile, criant, avec une rage de desespere, la honte glorifiee de toutes les maitresses des vieux monarques, la honte respectee de toutes les vierges qui acceptent de vieux epoux, la honte toleree de toutes les jeunes femmes qui cueillent, souriantes, de vieux baisers. Je les voyais, depuis la naissance du monde, evoquees, appelees par lui, surgissant autour de nous dans cette nuit d'Orient, les filles, les belles filles a l'ame vile qui, comme les betes ignorant l'age du male, furent dociles a des desirs seniles. Elles se levaient, servantes des patriarches chantees par la Bible, Agar, Ruth, les filles de Loth, la brune Abigail, la vierge de Sunnam qui, de ses caresses, ranimait David agonisant, et toutes les autres, jeunes, grasses, blanches, patriciennes ou plebeiennes, irresponsables femelles d'un maitre, chair d'esclave soumise, eblouie ou payee! Je demandai: ---Qu'as-tu fait? Il repondit simplement: --Je suis parti. Et me voici. Alors nous restames l'un pres de l'autre, longtemps, sans parler, revant!... J'ai garde de ce soir-la une impression inoubliable. Tout ce que j'avais vu, senti, entendu, devine, la peche, la pieuvre aussi peut-etre, et ce recit poignant, au milieu des fantomes blancs, sur les toits voisins, tout semblait concourir a une emotion unique. Certaines rencontres, certaines inexplicables combinaisons de choses, contiennent assurement, sans que rien d'exceptionnel y apparaisse, une plus grande quantite de secrete quintessence de vie que celle dispersee dans l'ordinaire des jours. LES EPINGLES --Ah! mon cher, quelles rosses, les femmes! --Pourquoi dis-tu ca? --C'est qu'elles m'ont joue un tour abominable. --A toi? --Oui, a moi. --Les femmes, ou une femme? --Deux femmes. --Deux femmes en meme temps? --Oui. --Quel tour? Les deux jeunes gens etaient assis devant un grand cafe du boulevard et buvaient des liqueurs melangees d'eau, ces aperitifs qui ont l'air d'infusions faites avec toutes les nuances d'une boite d'aquarelle. Ils avaient a peu pres le meme age: vingt-cinq a trente ans. L'un etait blond et l'autre brun. Ils avaient la demi-elegance des coulissiers, des hommes qui vont a la Bourse et dans les salons, qui frequentent partout, vivent partout, aiment partout. Le brun reprit: --Je t'ai dit ma liaison, n'est-ce pas, avec cette petite bourgeoise rencontree sur la plage de Dieppe? --Oui. --Mon cher, tu sais ce que c'est. J'avais une maitresse a Paris, une que j'aime infiniment, une vieille amie, une bonne amie, une habitude enfin, et j'y tiens. --A ton habitude? --Oui, a mon habitude et a elle. Elle est mariee aussi avec un brave homme, que j'aime beaucoup egalement, un bon garcon tres cordial, un vrai camarade! Enfin c'est une maison ou j'avais loge ma vie. --Eh bien? --Eh bien! ils ne peuvent pas quitter Paris, ceux-la, et je me suis trouve veuf a Dieppe. --Pourquoi allais-tu a Dieppe? --Pour changer d'air. On ne peut pas rester tout le temps sur le boulevard. --Alors? --Alors, j'ai rencontre sur la plage la petite dont je t'ai parle. --La femme du chef de bureau? --Oui. Elle s'ennuyait beaucoup. Son mari, d'ailleurs, ne venait que tous les dimanches, et il est affreux. Je la comprends joliment. Donc, nous avons ri et danse ensemble. --Et le reste? --Oui, plus tard. Enfin, nous nous sommes rencontres, nous nous sommes plu, je le lui ai dit, elle me l'a fait repeter pour mieux comprendre, et elle n'y a pas mis d'obstacle. --L'aimais-tu? --Oui, un peu; elle est tres gentille. --Et l'autre? --L'autre etait a Paris! Enfin, pendant six semaines, c'a ete tres bien et nous sommes rentres ici dans les meilleurs termes. Est-ce que tu sais rompre avec une femme, toi, quand cette femme n'a pas un tort a ton egard? --Oui, tres bien. --Comment fais-tu? --Je la lache. --Mais comment t'y prends-tu pour la lacher? --Je ne vais plus chez elle. --Mais si elle vient chez toi? --Je... n'y suis pas. --Et si elle revient? --Je lui dis que je suis indispose. --Si elle te soigne? --Je... je lui fais une crasse. --Si elle l'accepte? --J'ecris des lettres anonymes a son mari pour qu'il la surveille les jours ou je l'attends. --Ca c'est grave! Moi je n'ai pas de resistance. Je ne sais pas rompre. Je les collectionne. Il y en a que je ne vois plus qu'une fois par an, d'autres tous les dix mois, d'autres au moment du terme, d'autres les jours ou elles ont envie de diner au cabaret. Celles que j'ai espacees ne me genent pas, mais j'ai souvent bien du mal avec les nouvelles pour les distancer un peu. --Alors... --Alors, mon cher, la petite ministere etait tout feu, tout flamme, sans un tort, comme je te l'ai dit! Comme son mari passe tous ses jours au bureau, elle se mettait sur le pied d'arriver chez moi a l'improviste. Deux fois elle a failli rencontrer mon habitude. --Diable! --Oui. Donc j'ai donne a chacune ses jours, des jours fixes pour eviter les confusions. Lundi et samedi a l'ancienne. Mardi, jeudi et dimanche a la nouvelle. --Pourquoi cette preference? --Ah! mon cher, elle est plus jeune. --Ca ne te faisait que deux jours de repos par semaine. --Ca me suffit. --Mes compliments! --Or, figure-toi qu'il m'est arrive l'histoire la plus ridicule du monde et la plus embetante. Depuis quatre mois tout allait parfaitement; je dormais sur mes deux oreilles et j'etais vraiment tres heureux quand soudain, lundi dernier, tout craque. J'attendais mon habitude a l'heure dite, une heure un quart, en fumant un bon cigare. Je revassais, tres satisfait de moi, quand je m'apercus que l'heure etait passee. Je fus surpris car elle est tres exacte. Mais je crus a un petit retard accidentel. Cependant une demi-heure se passe, puis une heure, une heure et demie et je compris qu'elle avait ete retenue par une cause quelconque, une migraine peut-etre ou un importun. C'est tres ennuyeux ces choses-la, ces attentes... inutiles, tres ennuyeux et tres enervant. Enfin, j'en pris mon parti, puis je sortis et, ne sachant que faire, j'allai chez elle. Je la trouvai en train de lire un roman. --Eh bien, lui dis-je? Elle repondit tranquillement: --Mon cher, je n'ai pas pu, j'ai ete empechee. --Par quoi? --Par... des occupations. --Mais... quelles occupations? --Une visite tres ennuyeuse. Je pensai qu'elle ne voulait pas me dire la vraie raison, et, comme elle etait tres calme, je ne m'en inquietai pas davantage. Je comptais rattraper le temps perdu, le lendemain, avec l'autre. Le mardi donc, j'etais tres... tres emu et tres amoureux en expectative, de la petite ministere, et meme etonne qu'elle ne devancat pas l'heure convenue. Je regardais la pendule a tout moment suivant l'aiguille avec impatience. Je la vis passer le quart, puis la demie, puis deux heures... Je ne tenais plus en place, traversant a grandes enjambees ma chambre, collant mon front a la fenetre et mon oreille contre la porte pour ecouter si elle ne montait pas l'escalier. Voici deux heures et demie, puis trois heures! Je saisis mon chapeau et je cours chez elle. Elle lisait, mon cher, un roman! --Eh bien? lui dis-je avec anxiete. Elle repondit, aussi tranquillement que mon habitude: --Mon cher, je n'ai pas pu, j'ai ete empechee. --Par quoi? --Par... des occupations. --Mais... quelles occupations? --Une visite ennuyeuse. Certes, je supposai immediatement qu'elles savaient tout; mais elle semblait pourtant si placide, si paisible que je finis par rejeter mon soupcon, par croire a une coincidence bizarre, ne pouvant imaginer une pareille dissimulation de sa part. Et apres une heure de causerie amicale, coupee d'ailleurs par vingt entrees de sa petite fille, je dus m'en aller fort embete. Et figure-toi que le lendemain... --C'a a ete la meme chose? --Oui... et le lendemain encore. Et ca a dure ainsi trois semaines, sans une explication, sans que rien me revelat cette conduite bizarre dont cependant je soupconnais le secret. --Elles savaient tout? --Parbleu. Mais comment? Ah! j'en ai eu du tourment avant de l'apprendre. --Comment l'as-tu su enfin? --Par lettres. Elles m'ont donne, le meme jour, dans les memes termes, mon conge definitif. --Et? --Et voici... Tu sais, mon cher, que les femmes ont toujours sur elles une armee d'epingles. Les epingles a cheveux, je les connais, je m'en mefie, et j'y veille, mais les autres sont bien plus perfides, ces sacrees petites epingles a tete noire qui nous semblent toutes pareilles, a nous grosse betes que nous sommes, mais qu'elles distinguent, elles, comme nous distinguons un cheval d'un chien. Or, il parait qu'un jour ma petite ministere avait laisse une de ces machines revelatrices piquee dans ma tenture, pres de ma glace. Mon habitude, du premier coup, avait apercu sur l'etoffe ce petit point noir gros comme une puce, et sans rien dire l'avait cueilli, puis avait laisse a la meme place une de ses epingles a elle, noire aussi, mais d'un modele different. Le lendemain, la ministere voulut reprendre son bien, et reconnut aussitot la substitution; alors un soupcon lui vint, et elle en mit deux, en les croisant. L'habitude repondit a ce signe telegraphique par trois boules noires, l'une sur l'autre. Une fois ce commerce commence, elles continuerent a communiquer, sans se rien dire, seulement pour s'epier. Puis il parait que l'habitude, plus hardie, enroula le long de la petite pointe d'acier un mince papier ou elle avait ecrit: "Poste restante, boulevard Malesherbes, C. D." Alors elles s'ecrivirent. J'etais perdu. Tu comprends que ca n'a pas ete tout seul entre elles. Elles y allaient avec precaution, avec mille ruses, avec toute la prudence qu'il faut en pareil cas. Mais l'habitude fit un coup d'audace et donna un rendez-vous a l'autre. Ce qu'elles se sont dit, je l'ignore! Je sais seulement que j'ai fait les frais de leur entretien. Et voila! --C'est tout. --Oui. --Tu ne les vois plus. --Pardon, je les vois encore comme ami; nous n'avons pas rompu tout a fait. --Et elles, se sont-elles revues? --Oui, mon cher, elles sont devenues intimes. --Tiens, tiens. Et ca ne te donne pas une idee, ca? --Non, quoi? --Grand serin, l'idee de leur faire repiquer des epingles doubles? DUCHOUX En descendant le grand escalier du cercle chauffe comme une serre par le calorifere, le baron de Mordiane avait laisse ouverte sa fourrure; aussi, lorsque la grande porte de la rue se fut refermee sur lui, eprouva-t-il un frisson de froid profond, un de ces frissons brusques et penibles qui rendent triste comme un chagrin. Il avait perdu quelque argent, d'ailleurs, et son estomac, depuis quelque temps, le faisait souffrir, ne lui permettait plus de manger a son gre. Il allait rentrer chez lui, et soudain la pensee de son grand appartement vide, du valet de pied dormant dans l'antichambre, du cabinet ou l'eau tiedie pour la toilette du soir chantait doucement sur le rechaud a gaz, du lit large, antique et solennel comme une couche mortuaire, lui fit entrer jusqu'au fond du coeur, jusqu'au fond de la chair, un autre froid plus douloureux encore que celui de l'air glace. Depuis quelques annees il sentait s'appesantir sur lui ce poids de la solitude qui ecrase quelquefois les vieux garcons. Jadis, il etait fort, alerte et gai, donnant tous ses jours au sport et toutes ses nuits aux fetes. Maintenant, il s'alourdissait et ne prenait plus plaisir a grand'chose. Les exercices le fatiguaient, les soupers et meme les diners lui faisaient mal, les femmes l'ennuyaient autant qu'elles l'avaient autrefois amuse. La monotonie des soirs pareils, des memes amis retrouves au meme lieu, au cercle, de la meme partie avec des chances et des deveines balancees, des memes propos sur les memes choses, du meme esprit dans les memes bouches, des memes plaisanteries sur les memes sujets, des memes medisances sur les memes femmes, l'ecoeurait au point de lui donner, par moments, de veritables desirs de suicide. Il ne pouvait plus mener cette vie reguliere et vide, si banale, si legere et si lourde en meme temps, et il desirait quelque chose de tranquille, de reposant, de confortable, sans savoir quoi. Certes, il ne songeait pas a se marier, car il ne se sentait pas le courage de se condamner a la melancolie, a la servitude conjugale, a cette odieuse existence de deux etres, qui, toujours ensemble, se connaissaient jusqu'a ne plus dire un mot qui ne soit prevu par l'autre, a ne plus faire un geste qui ne soit attendu, a ne plus avoir une pensee, un desir, un jugement qui ne soient devines. Il estimait qu'une personne ne peut etre agreable a voir encore que lorsqu'on la connait peu, lorsqu'il reste en elle du mystere, de l'inexplore, lorsqu'elle demeure un peu inquietante et voilee. Donc il lui aurait fallu une famille qui n'en fut pas une, ou il aurait pu passer une partie seulement de sa vie; et, de nouveau, le souvenir de son fils le hanta. Depuis un an, il y songeait sans cesse, sentant croitre en lui l'envie irritante de le voir, de le connaitre. Il l'avait eu dans sa jeunesse, au milieu de circonstances dramatiques et tendres. L'enfant, envoye dans le Midi, avait ete eleve pres de Marseille, sans jamais connaitre le nom de son pere. Celui-ci avait paye d'abord les mois de nourrice, puis les mois de college, puis les mois de fete, puis la dot pour un mariage raisonnable. Un notaire discret avait servi d'intermediaire sans jamais rien reveler. Le baron de Mordiane savait donc seulement qu'un enfant de son sang vivait quelque part, aux environs de Marseille, qu'il passait pour intelligent et bien eleve, qu'il avait epouse la fille d'un architecte entrepreneur, dont il avait pris la suite. Il passait aussi pour gagner beaucoup d'argent. Pourquoi n'irait-il pas voir ce fils inconnu, sans se nommer, pour l'etudier d'abord et s'assurer qu'il pourrait au besoin trouver un refuge agreable dans cette famille? Il avait fait grandement les choses, donne une belle dot acceptee avec reconnaissance. Il etait donc certain de ne pas se heurter contre un orgueil excessif; et cette pensee, ce desir, reparus tous les jours, de partir pour le Midi, devenaient en lui irritants comme une demangeaison. Un bizarre attendrissement d'egoiste le sollicitait aussi, a l'idee de cette maison riante et chaude, au bord de la mer, ou il trouverait sa belle-fille jeune et jolie, ses petits-enfants aux bras ouverts, et son fils qui lui rappellerait l'aventure charmante et courte des lointaines annees. Il regrettait seulement d'avoir donne tant d'argent, et que cet argent eut prospere entre les mains du jeune homme, ce qui ne lui permettait plus de se presenter en bienfaiteur. Il allait, songeant a tout cela, la tete enfoncee dans son col de fourrure; et sa resolution fut prise brusquement. Un fiacre passait; il l'appela, se fit conduire chez lui; et quand son valet de chambre, reveille, eut ouvert la porte: --Louis, dit-il, nous partons demain soir pour Marseille. Nous y resterons peut-etre une quinzaine de jours. Vous allez faire tous les preparatifs necessaires. Le train roulait, longeant le Rhone sablonneux, puis traversait des plaines jaunes, des villages clairs, un grand pays ferme au loin par des montagnes nues. Le baron de Mordiane, reveille apres une nuit en sleeping, se regardait avec melancolie dans la petite glace de son necessaire. Le jour cru du Midi lui montrait des rides qu'il ne se connaissait pas encore: un etat de decrepitude ignore dans la demi-ombre des appartements parisiens. Il pensait, en examinant le coin des yeux, les paupieres fripees, les tempes, le front degarnis: ---Bigre, je ne suis pas seulement defraichi. Je suis avance. Et son desir de repos grandit soudain, avec une vague envie, nee en lui pour la premiere fois, de tenir sur ses genoux ses petits-enfants. Vers une heure de l'apres-midi, il arriva, dans un landau loue a Marseille, devant une de ces maisons de campagne meridionales si blanches, au bout de leur avenue de platanes, qu'elles eblouissent et font baisser les yeux. Il souriait en suivant l'allee et pensait: --Bigre, c'est gentil! Soudain, un galopin de cinq a six ans apparut, sortant d'un arbuste, et demeura debout au bord du chemin, regardant le monsieur avec ses yeux ronds. Mordiane s'approcha: --Bonjour, mon garcon. Le gamin ne repondit pas. Le baron, alors, s'etant penche, le prit dans ses bras pour l'embrasser, puis, suffoque par une odeur d'ail dont l'enfant tout entier semblait impregne, il le remit brusquement a terre en murmurant: --Oh! c'est l'enfant du jardinier. Et il marcha vers la demeure. Le linge sechait sur une corde devant la porte, chemises, serviettes, torchons, tabliers et draps, tandis qu'une garniture de chaussettes alignees sur des ficelles superposees emplissait une fenetre entiere, pareille aux etalages de saucisses devant les boutiques de charcutiers. Le baron appela. Une servante apparut, vraie servante du Midi, sale et depeignee, dont les cheveux, par meches, lui tombaient sur la face, dont la jupe, sous l'accumulation des taches qui l'avaient assombrie, gardait de sa couleur ancienne quelque chose de tapageur, un air de foire champetre et de robe de saltimbanque. Il demanda: --M. Duchoux est-il chez lui? Il avait donne, jadis, par plaisanterie de viveur sceptique, ce nom a l'enfant perdu afin qu'on n'ignorat point qu'il avait ete trouve sous un chou. La servante repeta: --Vous demandez M. Duchouxe? --Oui. --Te, il est dans la salle, qui tire ses plans. --Dites-lui que M. Merlin demande a lui parler. Elle reprit, etonnee: --He! donc, entrez, si vous voulez le voir. Et elle cria: --Mosieu Duchouxe, une visite! Le baron entra, et, dans une grande salle, assombrie par les volets a moitie clos, il apercut indistinctement des gens et des choses qui lui parurent malpropres. Debout devant une table surchargee d'objets de toute sorte, un petit homme chauve tracait des lignes sur un large papier. Il interrompit son travail et fit deux pas. Son gilet ouvert, sa culotte deboutonnee, les poignets de sa chemise releves, indiquaient qu'il avait fort chaud, et il etait chausse de souliers boueux revelant qu'il avait plu quelques jours auparavant. Il demanda, avec un fort accent meridional: --A qui ai-je l'honneur?... --Monsieur Merlin... Je viens vous consulter pour un achat de terrain a batir. --Ah! ah! tres bien! Et Duchoux, se tournant vers sa femme, qui tricotait dans l'ombre: --Debarrasse une chaise, Josephine. Mordiane vit alors une femme jeune, qui semblait deja vieille, comme on est vieux a vingt-cinq ans en province, faute de soins, de lavages repetes, de tous les petits soucis, de toutes les petites propretes, de toutes les petites attentions de la toilette feminine qui immobilisent la fraicheur et conservent, jusqu'a pres de cinquante ans, le charme et la beaute. Un fichu sur les epaules, les cheveux noues a la diable, de beaux cheveux epais et noirs, mais qu'on devinait peu brosses, elle allongea vers une chaise des mains de bonne et enleva une robe d'enfant, un couteau, un bout de ficelle, un pot a fleurs vide et une assiette grasse demeures sur le siege qu'elle tendit ensuite au visiteur. Il s'assit et s'apercut alors que la table de travail de Duchoux portait, outre les livres et les papiers, deux salades fraichement cueillies, une cuvette, une brosse a cheveux, une serviette, un revolver et plusieurs tasses non nettoyees. L'architecte vit ce regard et dit en souriant: --Excusez! il y a un peu de desordre dans le salon; ca tient aux enfants. Et il approcha sa chaise pour causer avec le client. --Donc, vous cherchez un terrain aux environs de Marseille? Son haleine, bien que venue de loin, apporta au baron ce souffle d'ail qu'exhalent les gens du Midi ainsi que des fleurs leur parfum. Mordiane demanda: --C'est votre fils que j'ai rencontre sous les platanes? --Oui. Oui, le second. --Vous en avez deux? --Trois, monsieur, un par an. Et Duchoux semblait plein d'orgueil. Le baron pensait: "S'ils fleurent tous le meme bouquet, leur chambre doit etre une vraie serre." Il reprit: --Oui, je voudrais un joli terrain pres de la mer, sur une petite plage deserte... Alors Duchoux s'expliqua. Il en avait dix, vingt, cinquante, cent et plus, de terrains dans ces conditions, a tous les prix, pour tous les gouts. Il parlait comme coule une fontaine, souriant, content de lui, remuant sa tete chauve et ronde. Et Mordiane se rappelait une petite femme blonde, mince, un peu melancolique et disant si tendrement: "Mon cher aime" que le souvenir seul avivait le sang de ses veines. Elle l'avait aime avec passion, avec folie, pendant trois mois; puis, devenue enceinte en l'absence de son mari qui etait gouverneur d'une colonie, elle s'etait sauvee, s'etait cachee, eperdue de desespoir et de terreur, jusqu'a la naissance de l'enfant que Mordiane avait emporte, un soir d'ete et qu'ils n'avaient jamais revu. Elle etait morte de la poitrine trois ans plus tard, la-bas, dans la colonie de son mari qu'elle etait alle rejoindre. Il avait devant lui leur fils; qui disait, en faisant sonner les finales comme des notes de metal: --Ce terrain-la, monsieur, c'est une occasion unique... Et Mordiane se rappelait l'autre voix, legere comme un effleurement de brise, murmurant: --Mon cher aime, nous ne nous separerons jamais... Et il se rappelait ce regard bleu, doux, profond, devoue, en contemplant l'oeil rond, bleu aussi, mais vide de ce petit homme ridicule qui ressemblait a sa mere, pourtant... Oui, il lui ressemblait de plus en plus de seconde en seconde; il lui ressemblait par l'intonation, par le geste, par toute l'allure; il lui ressemblait comme un singe ressemble a l'homme; mais il etait d'elle, il avait d'elle mille traits deformes irrecusables, irritants, revoltants. Le baron souffrait, hante soudain par cette ressemblance horrible, grandissant toujours, exasperante, affolante, torturante comme un cauchemar, comme un remords! Il balbutia: --Quand pourrons-nous voir ensemble ce terrain? --Mais, demain, si vous voulez. --Oui, demain. Quelle heure? --Une heure. --Ca va. L'enfant rencontre sous l'avenue apparut dans la porte ouverte et cria: --Paire! On ne lui repondit pas. Mordiane etait debout avec une envie de se sauver, de courir, qui lui faisait fremir les jambes. Ce "Paire" l'avait frappe comme une balle. C'etait a lui qu'il s'adressait, c'etait pour lui, ce paire a l'ail, ce paire du Midi. Oh! qu'elle sentait bon, l'amie d'autrefois! Duchoux le reconduisait. --C'est a vous, cette maison? dit le baron. --Oui monsieur, je l'ai achetee dernierement. Et j'en suis fier. Je suis enfant du hasard, moi, monsieur, et je ne m'en cache pas; j'en suis fier. Je ne dois rien a personne, je suis le fils de mes oeuvres; je me dois tout a moi-meme. L'enfant, reste sur le seuil, criait de nouveau, mais de loin: --Paire! Mordiane, secoue de frissons, saisi de panique, fuyait comme on fuit devant un grand danger. --Il va me deviner, me reconnaitre, pensait-il. Il va me prendre dans ses bras et me crier aussi: "Paire", en me donnant par le visage un baiser parfume d'ail. --A demain, monsieur. --A demain, une heure. Le landau roulait sur la route blanche. --Cocher, a la gare! Et il entendait deux voix, une lointaine et douce, la voix affaiblie et triste des morts, qui disait: "Mon cher aime". Et l'autre sonore, chantante, effrayante, qui criait: "Paire", comme on crie: "Arretez-le", quand un voleur fuit dans les rues. Le lendemain soir, en entrant au cercle, le comte d'Etreillis lui dit: --On ne vous a pas vu depuis trois jours. Avez-vous ete malade? --Oui, un peu souffrant. J'ai des migraines, de temps en temps. LE RENDEZ-VOUS Son chapeau sur la tete, son manteau sur le dos, un voile noir sur le nez, un autre dans sa poche dont elle doublerait le premier quand elle serait montee dans le fiacre coupable, elle battait du bout de son ombrelle la pointe de sa bottine, et demeurait assise dans sa chambre, ne pouvant se decider a sortir, pour aller a ce rendez-vous. Combien de fois, pourtant, depuis deux ans, elle s'etait habillee ainsi, pendant les heures de Bourse de son mari, un agent de change tres mondain, pour rejoindre dans son logis de garcon le beau vicomte de Martelet, son amant. La pendule derriere son dos battait les secondes vivement; un livre a moitie lu baillait sur le petit bureau de bois de rose, entre les fenetres, et un fort parfum de violette, exhale par deux petits bouquets baignant en deux mignons vases de Saxe sur la cheminee, se melait a une vague odeur de verveine soufflee sournoisement par la porte du cabinet de toilette demeuree entr'ouverte. L'heure sonna--trois heures--et la mit debout. Elle se retourna pour regarder le cadran, puis sourit, songeant:--"Il m'attend deja. Il va s'enerver". Alors, elle sortit, prevint le valet de chambre qu'elle serait rentree dans une heure au plus tard--un mensonge--descendit l'escalier et s'aventura dans la rue, a pied. On etait aux derniers jours de mai, a cette saison delicieuse ou le printemps de la campagne semble faire le siege de Paris et le conquerir par-dessus les toits, envahir les maisons, a travers les murs, faire fleurir la ville, y repandre une gaiete sur la pierre des facades, l'asphalte des trottoirs et le pave des chaussees, la baigner, la griser de seve comme un bois qui verdit. Madame Haggan fit quelques pas a droite avec l'intention de suivre, comme toujours, la rue de Provence ou elle helerait un fiacre, mais la douceur de l'air; cette emotion de l'ete qui nous entre dans la gorge en certains jours, la penetra si brusquement, que, changeant d'idee, elle prit la rue de la Chaussee-d'Antin, sans savoir pourquoi, obscurement attiree par le desir de voir des arbres dans le square de la Trinite. Elle pensait: "Bah! il m'attendra dix minutes de plus." Cette idee, de nouveau, la rejouissait, et, tout en marchant a petits pas, dans la foule, elle croyait le voir s'impatienter, regarder l'heure, ouvrir la fenetre, ecouter a la porte, s'asseoir quelques instants, se relever, et, n'osant pas fumer, car elle le lui avait defendu les jours de rendez-vous, jeter sur la boite aux cigarettes des regards desesperes. Elle allait doucement, distraite par tout ce qu'elle rencontrait, par les figures et les boutiques, ralentissant le pas de plus en plus et si peu desireuse d'arriver qu'elle cherchait, aux devantures, des pretextes pour s'arreter. Au bout de la rue, devant l'eglise, la verdure du petit square l'attira si fortement qu'elle traversa la place, entra dans le jardin, cette cage a enfants, et fit deux fois le tour de l'etroit gazon, au milieu des nounous enrubannees, epanouies, bariolees, fleuries. Puis elle prit une chaise, s'assit, et levant les yeux vers le cadran rond comme une lune dans le clocher, elle regarda marcher l'aiguille. Juste a ce moment la demie sonna, et son coeur tressaillit d'aise en entendant tinter les cloches du carillon. Une demi-heure de gagnee, plus un quart d'heure pour atteindre la rue Miromesnil, et quelques minutes encore de flanerie,--une heure! une heure volee au rendez-vous! Elle y resterait quarante minutes a peine, et ce serait fini encore une fois. Dieu! comme ca l'ennuyait d'aller la-bas! Ainsi qu'un patient montant chez le dentiste, elle portait en son coeur le souvenir intolerable de tous les rendez-vous passes, un par semaine en moyenne depuis deux ans, et la pensee qu'un autre allait avoir lieu, tout a l'heure, la crispait d'angoisse de la tete aux pieds. Non pas que ce fut bien douloureux, douloureux comme une visite au dentiste, mais c'etait si ennuyeux, si ennuyeux, si complique, si long, si penible que tout, tout, meme une operation, lui aurait paru preferable. Elle y allait pourtant, tres lentement, a tous petits pas, en s'arretant, en s'asseyant, en flanant partout, mais elle y allait. Oh! elle aurait bien voulu manquer encore celui-la, mais elle avait fait poser ce pauvre vicomte, deux fois de suite le mois dernier, et elle n'osait point recommencer si tot. Pourquoi y retournait-elle? Ah! pourquoi? Parce qu'elle en avait pris l'habitude, et qu'elle n'avait aucune raison a donner a ce malheureux Martelet quand il voudrait connaitre ce pourquoi! Pourquoi avait-elle commence? Pourquoi? Elle ne le savait plus! L'avait-elle aime? C'etait possible! Pas bien fort, mais un peu, voila si longtemps! Il etait bien, recherche, elegant, galant, et representait strictement, au premier coup d'oeil, l'amant parfait d'une femme du monde. La cour avait dure trois mois,--temps normal, lutte honorable, resistance suffisante--puis elle avait consenti, avec quelle emotion, quelle crispation, quelle peur horrible et charmante a ce premier rendez-vous, suivi de tant d'autres, dans ce petit entresol de garcon, rue de Miromesnil. Son coeur? Qu'eprouvait alors son petit coeur de femme seduite, vaincue, conquise, en passant pour la premiere fois la porte de cette maison de cauchemar? Vrai, elle ne le savait plus! Elle l'avait oublie! On se souvient d'un fait, d'une date, d'une chose, mais on ne se souvient guere, deux ans plus tard, d'une emotion qui s'est envolee tres vite, parce qu'elle etait tres legere. Oh! par exemple, elle n'avait pas oublie les autres, ce chapelet de rendez-vous, ce chemin de la croix de l'amour, aux stations si fatigantes, si monotones, si pareilles, que la nausee lui montait aux levres en prevision de ce que ce serait tout a l'heure. Dieu! ces fiacres qu'il fallait appeler pour aller la, ils ne ressemblaient pas aux autres fiacres, dont on se sert pour les courses ordinaires! Certes, les cochers devinaient. Elle le sentait rien qu'a la facon dont ils la regardaient, et ces yeux des cochers de Paris sont terribles! Quand on songe qu'a tout moment, devant le tribunal, ils reconnaissent, au bout de plusieurs annees, des criminels qu'ils ont conduits une seule fois, en pleine nuit, d'une rue quelconque a une gare, et qu'ils ont affaire a presque autant de voyageurs qu'il y a d'heures dans la journee, et que leur memoire est assez sure pour qu'ils affirment: "Voila bien l'homme que j'ai charge rue des Martyrs, et depose gare de Lyon, a minuit quarante, le 10 juillet de l'an dernier!" n'y a-t-il pas de quoi fremir, lorsqu'on risque ce que risque une jeune femme allant a un rendez-vous, en confiant sa reputation au premier venu de ces cochers! Depuis deux ans elle en avait employe, pour ce voyage de la rue Miromesnil, au moins cent a cent vingt, en comptant un par semaine. C'etaient autant de temoins qui pouvaient deposer contre elle dans un moment critique. Aussitot dans le fiacre, elle tirait de sa poche l'autre voile, epais et noir comme un loup, et se l'appliquait sur les yeux. Cela cachait le visage, oui, mais le reste, la robe, le chapeau, l'ombrelle, ne pouvait-on pas les remarquer, les avoir vus deja? Oh! dans cette rue de Miromesnil, quel supplice! Elle croyait reconnaitre tous les passants, tous les domestiques, tout le monde. A peine la voiture arretee, elle sautait et passait en courant devant le concierge toujours debout sur le seuil de sa loge. En voila un qui devait tout savoir, tout,--son adresse,--son nom,--la profession de son mari,--tout,--car ces concierges sont les plus subtils des policiers! Depuis deux ans elle voulait l'acheter, lui donner, lui jeter, un jour ou l'autre, un billet de cent francs en passant devant lui. Pas une fois elle n'avait ose faire ce petit mouvement de lui lancer aux pieds ce bout de papier roule! Elle avait peur.--De quoi?--Elle ne savait pas!--D'etre rappelee, s'il ne comprenait point? D'un scandale? d'un rassemblement dans l'escalier? d'une arrestation peut-etre? Pour arriver a la porte du vicomte, il n'y avait guere qu'un demi-etage a monter, et il lui paraissait haut comme la tour Saint-Jacques! A peine engagee dans le vestibule, elle se sentait prise dans une trappe, et le moindre bruit devant ou derriere elle, lui donnait une suffocation. Impossible de reculer, avec ce concierge et la rue qui lui fermaient la retraite; et si quelqu'un descendait juste a ce moment, elle n'osait pas sonner chez Martelet et passait devant la porte comme si elle allait ailleurs! Elle montait, montait, montait! Elle aurait monte quarante etages! Puis, quand tout semblait redevenu tranquille dans la cage de l'escalier, elle redescendait en courant avec l'angoisse dans l'ame de ne pas reconnaitre l'entresol! Il etait la, attendant dans un costume galant en velours double de soie, tres coquet, mais un peu ridicule, et depuis deux ans, il n'avait rien change a sa maniere de l'accueillir, mais rien, pas un geste! Des qu'il avait referme la porte, il lui disait: "Laissez-moi baiser vos mains, ma chere, chere amie!" Puis il la suivait dans la chambre, ou volets clos et lumieres allumees, hiver comme ete, par chic sans doute, il s'agenouillait devant elle en la regardant de bas en haut avec un air d'adoration. Le premier jour ca avait ete tres gentil, tres reussi, ce mouvement-la! Maintenant elle croyait voir M. Delaunay jouant pour la cent vingtieme fois le cinquieme acte d'une piece a succes. Il fallait changer ses effets. Et puis apres, oh! mon Dieu! apres! c'etait le plus dur! Non, il ne changeait pas ses effets, le pauvre garcon! Quel bon garcon, mais banal!... Dieu que c'etait difficile de se deshabiller sans femme de chambre! Pour une fois, passe encore, mais toutes les semaines cela devenait odieux! Non, vrai, un homme ne devrait pas exiger d'une femme une pareille corvee! Mais s'il etait difficile de se deshabiller, se rhabiller devenait presque impossible et enervant a crier, exasperant a gifler le monsieur qui disait, tournant autour d'elle d'un air gauche:--"Voulez-vous que je vous aide."--L'aider! Ah oui! a quoi? De quoi etait-il capable? Il suffisait de lui voir une epingle entre les doigts pour le savoir. C'est a ce moment-la peut-etre qu'elle avait commence a le prendre en grippe. Quand il disait: "Voulez-vous que je vous aide!" Elle l'aurait tue. Et puis etait-il possible qu'une femme ne finit point par detester un homme qui, depuis deux ans, l'avait forcee plus de cent vingt fois a se rhabiller sans femme de chambre? Certes il n'y avait pas beaucoup d'hommes aussi maladroits que lui, aussi peu degourdis, aussi monotones. Ce n'etait pas le petit baron de Grimbal qui aurait demande de cet air niais: "Voulez-vous que je vous aide?" Il aurait aide, lui, si vif, si drole, si spirituel. Voila! C'etait un diplomate; il avait couru le monde, rode partout, deshabille et rhabille sans doute des femmes vetues suivant toutes les modes de la terre, celui-la!... L'horloge de l'eglise sonna les trois quarts. Elle se dressa, regarda le cadran, se mit a rire en murmurant "Oh! doit-il etre agite!" puis elle partit d'une marche plus vive, et sortit du square. Elle n'avait point fait dix pas sur la place quand elle se trouva nez a nez avec un monsieur qui la salua profondement. --Tiens, vous, baron?--dit-elle, surprise. Elle venait justement de penser a lui. --Oui, madame. Et il s'informa de sa sante, puis, apres quelques vagues propos, il reprit: --Vous savez que vous etes la seule--vous permettez que je dise de mes amies, n'est-ce pas?--qui ne soit point encore venue visiter mes collections japonaises. --Mais, mon cher baron, une femme ne peut aller ainsi chez un garcon? --Comment! comment! en voila une erreur quand il s'agit de visiter une collection rare! --En tout cas, elle ne peut y aller seule. --Et pourquoi pas? mais j'en ai recu des multitudes de femmes seules, rien que pour ma galerie! J'en recois tous les jours. Voulez-vous que je vous les nomme--non--je ne le ferai point. Il faut etre discret meme pour ce qui n'est pas coupable. En principe, il n'est inconvenant d'entrer chez un homme serieux, connu, dans une certaine situation, que lorsqu'on y va pour une cause inavouable! --Au fond, c'est assez juste ce que vous dites-la. --Alors vous venez voir ma collection. --Quand? --Mais tout de suite. --Impossible, je suis pressee. --Allons donc. Voila une demi-heure que vous etes assise dans le square. --Vous m'espionniez? --Je vous regardais. --Vrai, je suis pressee. --Je suis sur que non. Avouez que vous n'etes pas tres pressee. Madame Haggan se mit a rire, et avoua: --Non... non... pas... tres... Un fiacre passait a les toucher. Le petit baron cria: "Cocher!" et la voiture s'arreta. Puis, ouvrant la portiere: --Montez, madame. --Mais, baron, non, c'est impossible, je ne peux pas aujourd'hui. --Madame, ce que vous faites est imprudent, montez! On commence a nous regarder, vous allez former un attroupement; on va croire que je vous enleve et nous arreter tous les deux, montez, je vous en prie! Elle monta, effaree, abasourdie. Alors il s'assit aupres d'elle en disant au cocher: "rue de Provence". Mais soudain elle s'ecria: --Oh! mon Dieu, j'oubliais une depeche tres pressee, voulez-vous me conduire, d'abord, au premier bureau telegraphique? Le fiacre s'arreta un peu plus loin, rue de Chateaudun, et elle dit au baron: --Pouvez-vous me prendre une carte de cinquante centimes? J'ai promis a mon mari d'inviter Martelet a diner pour demain, et j'ai oublie completement. Quand le baron fut revenu, sa carte bleue a la main, elle ecrivit au crayon: --"Mon cher ami, je suis tres souffrante; j'ai une nevralgie atroce qui me tient au lit. Impossible sortir. Venez diner demain soir pour que je me fasse pardonner. "JEANNE." Elle mouilla la colle, ferma soigneusement, mit l'adresse: "Vicomte de Martelet, 240, rue Miromesnil," puis, rendant la carte au baron: --Maintenant, voulez-vous avoir la complaisance de jeter ceci dans la boite aux telegrammes. LE PORT I Sorti du Havre le 3 mai 1882, pour un voyage dans les mers de Chine, le trois-mats carre _Notre-Dame-des-Vents,_ rentra au port de Marseille le 8 aout 1886, apres quatre ans de voyages. Son premier chargement depose dans le port chinois ou il se rendait, il avait trouve sur-le-champ un fret nouveau pour Buenos-Ayres, et de la, avait pris des marchandises pour le Bresil. D'autres traversees, encore des avaries, des reparations, les calmes de plusieurs mois, les coups de vent qui jettent hors la route, tous les accidents, aventures et mesaventures de mer, enfin, avaient tenu loin de sa patrie ce trois-mats normand qui revenait a Marseille le ventre plein de boites de fer-blanc contenant des conserves d'Amerique. Au depart il avait a bord, outre le capitaine et le second, quatorze matelots, huit normands et six bretons. Au retour il ne lui restait plus que cinq bretons et quatre normands, le breton etait mort en route, les quatre normands disparus en des circonstances diverses avaient ete remplaces par deux americains, un negre et un norvegien racole, un soir, dans un cabaret de Singapour. Le gros bateau, les voiles carguees, vergues en croix sur sa mature, traine par un remorqueur marseillais qui haletait devant lui, roulant sur un reste de houle que le calme survenu laissait mourir tout doucement, passa devant le chateau d'If, puis sous tous les rochers gris de la rade que le soleil couchant couvrait d'une buee d'or, et il entra dans le vieux port ou sont entasses, flanc contre flanc, le long des quais, tous les navires du monde, pele-mele, grands et petits, de toute forme et de tout greement, trempant comme une bouillabaisse de bateaux en ce bassin trop restreint, plein d'eau putride ou les coques se frolent, se frottent, semblent marinees dans un jus de flotte. _Notre-Dame-des-Vents_ prit sa place, entre un brick italien et une goelette anglaise qui s'ecarterent pour laisser passer ce camarade; puis, quand toutes les formalites de la douane et du port eurent ete remplies, le capitaine autorisa les deux tiers de son equipage a passer la soiree dehors. La nuit etait venue. Marseille s'eclairait. Dans la chaleur de ce soir d'ete, un fumet de cuisine a l'ail flottait sur la cite bruyante, pleine de voix, de roulements, de claquements, de gaiete meridionale. Des qu'ils se sentirent sur le port, les dix hommes que la mer roulait depuis des mois se mirent en marche tout doucement, avec une hesitation d'etres depayses, desaccoutumes des villes, deux par deux, en procession. Ils se balancaient, s'orientaient, flairant les ruelles qui aboutissent au port, enfievres par un appetit d'amour qui avait grandi dans leurs corps pendant leurs derniers soixante-six jours de mer. Les normands marchaient en tete, conduits par Celestin Duclos, un grand gars fort et malin qui servait de capitaine aux autres chaque fois qu'ils mettaient pied a terre. Il devinait les bons endroits, inventait des tours de sa facon et ne s'aventurait pas trop dans les bagarres si frequentes entre matelots dans les ports. Mais quand il y etait pris il ne redoutait personne. Apres quelque hesitation entre toutes les rues obscures qui descendent vers la mer comme des egouts et dont sortent des odeurs lourdes, une sorte d'haleine de bouges, Celestin se decida pour une espece de couloir, tortueux ou brillaient, au-dessus des portes, des lanternes en saillie portant des numeros enormes sur leurs verres depolis et colores. Sous la voute etroite des entrees, des femmes en tablier, pareilles a des bonnes, assises sur des chaises de paille, se levaient en les voyant venir, faisant trois pas jusqu'au ruisseau qui separait la rue en deux et coupaient la route a cette file d'hommes qui s'avancaient lentement, en chantonnant et en ricanant, allumes deja par le voisinage de ces prisons de prostituees. Quelquefois, au fond d'un vestibule, apparaissait, derriere une seconde porte ouverte soudain et capitonnee de cuir brun, une grosse fille devetue, dont les cuisses lourdes et les mollets gras se dessinaient brusquement sous un grossier maillot de coton blanc. Sa jupe courte avait l'air d'une ceinture bouffante; et la chair molle de sa poitrine, de ses epaules et de ses bras, faisait une tache rose sur un corsage de velours noir borde d'un galon d'or. Elle appelait de loin: "Venez-vous, jolis garcons?" et parfois sortait elle-meme pour s'accrocher a l'un d'eux et l'attirer vers sa porte, de toute sa force, cramponnee a lui comme une araignee qui traine une bete plus grosse qu'elle. L'homme, souleve par ce contact, resistait mollement, et les autres s'arretaient pour regarder, hesitants entre l'envie d'entrer tout de suite et celle de prolonger encore cette promenade appetissante. Puis, quand la femme apres des efforts acharnes avait attire le matelot jusqu'au seuil de son logis, ou toute la bande allait s'engouffrer derriere lui, Celestin Duclos, qui s'y connaissait en maisons, criait soudain: "Entre pas la, Marchand, c'est pas l'endroit." L'homme alors obeissant a cette voix se degageait d'une secousse brutale et les amis se reformaient en bande, poursuivis par les injures immondes de la fille exasperee, tandis que d'autres femmes, tout le long de la ruelle, devant eux, sortaient de leurs portes, attirees par le bruit, et lancaient avec des voix enrouees des appels pleins de promesses. Ils allaient donc de plus en plus allumes, entre les cajoleries et les seductions annoncees par le choeur des portieres d'amour de tout le haut de la rue, et les maledictions ignobles lancees contre eux par le choeur d'en bas, par le choeur meprise des filles desappointees. De temps en temps ils rencontraient une autre bande, des soldats qui marchaient avec un battement de fer sur la jambe, des matelots encore, des bourgeois isoles, des employes de commerce. Partout, s'ouvraient de nouvelles rues etroites, etoilees de fanaux louches. Ils allaient toujours dans ce labyrinthe de bouges, sur ces paves gras ou suintaient des eaux putrides, entre ces murs pleins de chair de femme. Enfin Duclos se decida et s'arretant devant une maison d'assez belle apparence, il y fit entrer tout son monde. II La fete fut complete! Quatre heures durant, les dix matelots se gorgerent d'amour et de vin. Six mois de solde y passerent. Dans la grande salle du cafe, ils etaient installes en maitres, regardant d'un oeil malveillant les habitues ordinaires qui s'installaient aux petites tables, dans les coins, ou une des filles demeurees libres, vetue en gros baby ou en chanteuse de cafe-concert, courait les servir, puis s'asseyait pres d'eux. Chaque homme, en arrivant, avait choisi sa compagne qu'il garda toute la soiree, car le populaire n'est pas changeant. On avait rapproche trois tables et, apres la premiere rasade, la procession dedoublee, accrue d'autant de femmes qu'il y avait de mathurins, s'etait reformee dans l'escalier. Sur les marches de bois, les quatre pieds de chaque couple sonnerent longtemps, pendant que s'engouffrait, dans la porte etroite qui menait aux chambres, ce long defile d'amoureux. Puis on redescendit pour boire, puis on remonta de nouveau, puis on redescendit encore. Maintenant, presque gris, ils gueulaient! Chacun d'eux, les yeux rouges, sa preferee sur les genoux, chantait ou criait, tapait a coups de poings la table, s'entonnait du vin dans la gorge, lachait en liberte la brute humaine. Au milieu d'eux, Celestin Duclos, serrant contre lui une grande fille aux joues rouges, a cheval sur ses jambes, la regardait avec ardeur. Moins ivre que les autres, non qu'il eut moins bu, il avait encore d'autres pensees, et, plus tendre, cherchait a causer. Ses idees le fuyaient un peu, s'en allaient, revenaient et disparaissaient sans qu'il put se souvenir au juste de ce qu'il avait voulu dire. Il riait, repetant: --Pour lors, pour lors... v'la longtemps que t'es ici. --Six mois, repondit la fille. Il eut l'air content pour elle, comme si c'eut ete une preuve de bonne conduite, et il reprit: --Aimes-tu c'te vie-la? Elle hesita, puis resignee: --On s'y fait. C'est pas plus embetant qu'autre chose. Etre servante ou bien rouleuse, c'est toujours des sales metiers. Il eut l'air d'approuver encore cette verite. --T'es pas d'ici? dit-il. Elle fit "Non" de la tete, sans repondre. --T'es de loin? Elle fit "Oui" de la meme facon. --D'ou ca? Elle parut chercher, rassembler des souvenirs, puis murmura: --De Perpignan. Il fut de nouveau tres satisfait et dit: --Ah oui! A son tour elle demanda: --Toi, t'es marin? --Oui, ma belle. --Tu viens de loin? --Ah oui! J'en ai vu des pays, des ports et de tout. --T'as fait le tour du monde, peut-etre? --Je te crois, plutot deux fois qu'une. De nouveau elle parut hesiter, chercher en sa tete une chose oubliee, puis, d'une voix un peu differente, plus serieuse. --T'as rencontre beaucoup de navires dans tes voyages? --Je te crois, ma belle. --T'aurais pas vu _Notre-Dame-des-Vents_, par hasard? Il ricana: --Pas plus tard que l'autre semaine. Elle palit, tout le sang quittant ses joues, et demanda: --Vrai, bien vrai? --Vrai, comme je te parle. --Tu ments pas, au moins? Il leva la main. --D'vant l'bon Dieu! dit-il. --Alors, sais-tu si Celestin Duclos est toujours dessus? Il fut surpris, inquiet, voulut avant de repondre en savoir davantage. --Tu l'connais? A son tour elle devint mefiante. --Oh, pas moi! c'est une femme qui l'connait. --Une femme d'ici? --Non, d'a cote. --Dans la rue? --Non, dans l'autre. --Que femme? --Mais, une femme donc, une femme comme moi. --Que que l'y veut, c'te femme? --Je sais-t'y me, queque payse? Ils se regarderent au fond des yeux, pour s'epier, sentant, devinant que quelque chose de grave allait surgir entre eux. Il reprit. --Je peux t'y la voir, c'te femme? --Quoi que tu l'y dirais? --J'y dirais... j'y dirais... que j'ai vu Celestin Duclos. --Il se portait ben, au moins? --Comme toi et moi, c'est un gars? Elle se tut encore rassemblant ses idees, puis, avec lenteur. --Ous qu'elle allait, _Notre-Dame-des-Vents?_ --Mais, a Marseille, donc. --Elle ne put reprimer un sursaut. --Ben vrai? --Ben vrai! --Tu l'connais Duclos? --Oui je l'connais. Elle hesita encore, puis tout doucement. --Ben. C'est ben! --Que que tu l'y veux? --Ecoute, tu y diras... non rien! Il la regardait toujours de plus en plus gene. Enfin il voulut savoir. --Tu l'connais itou, te? --Non, dit-elle. --Alors que que tu l'y veux? Elle prit brusquement une resolution, se leva, courut au comptoir ou tronait la patronne, saisit un citron qu'elle ouvrit et dont elle fit couler le jus dans un verre, puis elle emplit d'eau pure ce verre, et, le rapportant. --Bois ca! --Pourquoi? --Pour faire passer le vin. Je te parlerai d'ensuite. Il but docilement, essuya ses levres d'un revers de main, puis annonca. --Ca y est, je t'ecoute. --Tu vas me promettre de ne pas l'y conter que tu m'as vue, ni de qui tu sais ce que je te dirai. Faut jurer. Il leva la main, sournois. --Ca, je le jure. --Su l'bon Dieu? --Su l'bon Dieu. --Eh ben tu l'y diras que son pere est mort, que sa mere est morte, que son frere est mort, tous trois en un mois, de fievre typhoide, en janvier 1883, v'la trois ans et demi. A son tour, il sentit que tout son sang lui remuait dans le corps, et il demeura pendant quelques instants tellement saisi qu'il ne trouvait rien a repondre; puis il douta et demanda. --T'es sure? --Je suis sure. --Que qui te l'a dit? Elle posa les mains sur ses epaules, et le regardant au fond des yeux. --Tu jures de ne pas bavarder. --Je le jure. --Je suis sa soeur! Il jeta ce nom, malgre lui. --Francoise? Elle le contempla de nouveau fixement, puis, soulevee par une epouvante folle, par une horreur profonde, elle murmura tout bas, presque dans sa bouche. --Oh! oh! c'est toi, Celestin? Ils ne bougerent plus, les yeux dans les yeux. Autour d'eux, les camarades hurlaient toujours! Le bruit des verres, des poings, des talons scandant les refrains et les cris aigus des femmes se melaient au vacarme des chants. Il la sentait sur lui, enlacee a lui, chaude et terrifiee, sa soeur! Alors, tout bas, de peur que quelqu'un l'ecoutat, si bas qu'elle meme l'entendit a peine. --Malheur! j'avons fait de la belle besogne! Elle eut, en une seconde, les yeux pleins de larmes et balbutia. --C'est-il de ma faute? Mais, lui soudain. --Alors ils sont morts? --Ils sont morts. --Le pe, la me, et le fre? --Les trois en un mois, comme je t'ai dit. J'ai reste seule, sans rien que mes hardes, vu que je devions le pharmacien, l'medecin et l'enterrement des trois defunts, que j'ai paye avec les meubles. J'entrai pour lors comme servante chez mait'e Cacheux, tu sais bien, l'boiteux. J'avais quinze ans tout juste a cu moment-la pisque t'es parti quand j'en avais point quatorze. J'ai fait une faute avec li. On est si bete quand on est jeune. Pi j'allai comme bonne du notaire qui m'a aussi debauchee et qui me conduisit au Havre dans une chambre. Bientot il n'est point r'venu; j'ai passe trois jours sans manger et pi ne trouvant pas d'ouvrage, je suis entree en maison, comme bien d'autres. J'en ai vu aussi du pays, moi! ah! et du sale pays! Rouen, Evreux, Lille, Bordeaux, Perpignan, Nice, et pi Marseille, ou me v'la! Les larmes lui sortaient des yeux et du nez, mouillaient ses joues, coulaient dans sa bouche. Elle reprit: --Je te croyais mort aussi, te? mon pauv'e Celestin. Il dit: --Je t'aurais point r'connue, me, t'etais si p'tite alors, et te v'la si forte! mais comment que tu ne m'as point reconnu, te? Elle eut un geste desespere. --Je vois tant d'hommes qu'ils me semblent tous pareils! Il la regardait toujours au fond des yeux, etreint par une emotion confuse et si forte qu'il avait envie de crier comme un petit enfant qu'on bat. Il la tenait encore dans ses bras, a cheval sur lui, les mains ouvertes dans le dos de la fille, et voila qu'a force de la regarder il la reconnut enfin, la petite soeur laissee au pays avec tous ceux qu'elle avait vus mourir, elle, pendant qu'il roulait sur les mers. Alors prenant soudain dans ses grosses pattes de marin cette tete retrouvee, il se mit a l'embrasser comme on embrasse de la chair fraternelle. Puis des sanglots, de grands sanglots d'homme, longs comme des vagues, monterent dans sa gorge pareils a des hoquets d'ivresse. Il balbutiait: --Te v'la, te r'voila, Francoise, ma p'tite Francoise... Puis tout a coup il se leva, se mit a jurer d'une voix formidable en tapant sur la table un tel coup de poing que les verres culbutes se briserent. Puis il fit trois pas, chancela, etendit les bras, tomba sur la face. Et il se roulait par terre en criant, en battant le sol de ses quatre membres, et en poussant de tels gemissements qu'ils semblaient des rales d'agonie. Tous ces camarades le regardaient en riant. --Il est rien saoul, dit l'un. --Faut le coucher, dit un autre, s'il sort on va le fiche au bloc. Alors comme il avait de l'argent dans ses poches, la patronne offrit un lit, et les camarades, ivres eux-memes a ne pas tenir debout, le hisserent par l'etroit escalier jusqu'a la chambre de la femme qui l'avait recu tout a l'heure, et qui demeura sur une chaise, au pied de la couche criminelle, en pleurant autant que lui, jusqu'au matin. LA MORTE Je l'avais aimee eperdument! Pourquoi aime-t-on? Est-ce bizarre de ne plus voir dans le monde qu'un etre, de n'avoir plus dans l'esprit qu'une pensee, dans le coeur qu'un desir, et dans la bouche qu'un nom: un nom qui inonde incessamment, qui monte, comme l'eau d'une source, des profondeurs de l'ame, qui monte aux levres, et qu'on dit, qu'on redit, qu'on murmure sans cesse, partout, ainsi qu'une priere. Je ne conterai point notre histoire. L'amour n'en a qu'une; toujours la meme. Je l'avais rencontree et aimee. Voila tout. Et j'avais vecu pendant un an dans sa tendresse, dans ses bras, dans sa caresse, dans son regard, dans ses robes, dans sa parole, enveloppe, lie, emprisonne dans tout ce qui venait d'elle, d'une facon si complete que je ne savais plus s'il faisait jour ou nuit, si j'etais mort ou vivant, sur la vieille terre ou ailleurs. Et voila qu'elle mourut. Comment? Je ne sais pas, je ne sais plus. Elle rentra mouillee, un soir de pluie, et le lendemain, elle toussait. Elle toussa pendant une semaine environ et prit le lit. Que s'est-il passe. Je ne sais plus. Des medecins venaient, ecrivaient, s'en allaient. On apportait des remedes; une femme les lui faisait boire. Ses mains etaient chaudes, son front brulant et humide, son regard brillant et triste. Je lui parlais, elle me repondait. Que nous sommes-nous dit? Je ne sais plus. J'ai tout oublie, tout, tout! Elle mourut, je me rappelle tres bien son petit soupir, son petit soupir si faible, le dernier. La garde dit: "Ah!" Je compris, je compris! Je n'ai plus rien su. Rien. Je vis un pretre qui prononca ce mot: "Votre maitresse". Il me sembla qu'il l'insultait. Puisqu'elle etait morte on n'avait plus le droit de savoir cela. Je le chassai. Un autre vint qui fut tres bon, tres doux. Je pleurai quand il me parla d'elle. On me consulta sur mille choses pour l'enterrement. Je ne sais plus. Je me rappelle cependant tres bien le cercueil, le bruit des coups de marteau quand on la cloua dedans. Ah! mon Dieu! Elle fut enterree! Enterree! Elle! dans ce trou! Quelques personnes etaient venues, des amies. Je me sauvai. Je courus. Je marchai longtemps a travers des rues. Puis je rentrai chez moi. Le lendemain je partis pour un voyage. Hier, je suis rentre a Paris. Quand je revis ma chambre, notre chambre, notre lit, nos meubles, toute cette maison ou etait reste tout ce qui reste de la vie d'un etre apres sa mort, je fus saisi par un retour de chagrin si violent que je faillis ouvrir la fenetre et me jeter dans la rue. Ne pouvant plus demeurer au milieu de ces choses, de ces murs qui l'avaient enfermee, abritee, et qui devaient garder dans leurs imperceptibles fissures mille atomes d'elle, de sa chair et de son souffle, je pris mon chapeau, afin de me sauver. Tout a coup, au moment d'atteindre la porte, je passai devant la grande glace du vestibule qu'elle avait fait poser la pour se voir, des pieds a la tete, chaque jour, en sortant, pour voir si toute sa toilette allait bien, etait correcte et jolie, des bottines a la coiffure. Et je m'arretai net en face de ce miroir qui l'avait si souvent refletee. Si souvent, si souvent, qu'il avait du garder aussi son image. J'etais la debout, fremissant, les yeux fixes sur le verre, sur le verre plat, profond, vide, mais qui l'avait contenue tout entiere, possedee autant que moi, autant que mon regard passionne. Il me sembla que j'aimais cette glace,--je la touchai,--elle etait froide! Oh! le souvenir! le souvenir! miroir douloureux, miroir brulant, miroir vivant, miroir horrible, qui fait souffrir toutes les tortures! Heureux les hommes dont le coeur, comme une glace ou glissent et s'effacent les reflets, oublie tout ce qu'il a contenu, tout ce qui a passe devant lui, tout ce qui s'est contemple, mire, dans son affection, dans son amour! Comme je souffre! Je sortis et, malgre moi, sans savoir, sans le vouloir, j'allai vers le cimetiere. Je trouvai sa tombe toute simple, une croix de marbre avec ces quelques mots: "Elle aima, fut aimee, et mourut". Elle etait la, la-dessous, pourrie! Quelle horreur! Je sanglotais, le front sur le sol. J'y restai longtemps, longtemps. Puis je m'apercus que le soir venait. Alors un desir bizarre, fou, un desir d'amant desespere s'empara de moi. Je voulus passer la nuit pres d'elle, derniere nuit, a pleurer sur sa tombe. Mais on me verrait, on me chasserait. Comment faire? Je fus ruse. Je me levai et me mis a errer dans cette ville des disparus. J'allais, j'allais. Comme elle est petite cette ville a cote de l'autre, celle ou l'on vit! Et pourtant comme ils sont plus nombreux que les vivants, ces morts. Il nous faut de hautes maisons, des rues, tant de place, pour les quatre generations qui regardent le jour en meme temps, boivent l'eau des sources, le vin des vignes et mangent le pain des plaines. Et pour toutes les generations des morts, pour toute l'echelle de l'humanite descendue jusqu'a nous, presque rien, un champ, presque rien! La terre les reprend, l'oubli les efface. Adieu! Au bout du cimetiere habite, j'apercus tout a coup le cimetiere abandonne, celui ou les vieux defunts achevent de se meler au sol, ou les croix elles-memes pourrissent, ou l'on mettra demain les derniers venus. Il est plein de roses libres, de cypres vigoureux et noirs, un jardin triste et superbe, nourri de chair humaine. J'etais seul, bien seul. Je me blottis dans un arbre vert. Je m'y cachai tout entier, entre ces branches grasses et sombres. Et j'attendis, cramponne au tronc comme un naufrage sur une epave. Quand la nuit fut noire, tres noire, je quittai mon refuge et me mis a marcher doucement, a pas lents, a pas sourds, sur cette terre pleine de morts. J'errai longtemps, longtemps, longtemps. Je ne la retrouvais pas. Les bras etendus, les yeux ouverts, heurtant des tombes avec mes mains, avec mes pieds, avec mes genoux, avec ma poitrine, avec ma tete elle-meme, j'allais sans la trouver. Je touchais, je palpais comme un aveugle qui cherche sa route, je palpais des pierres, des croix, des grilles de fer, des couronnes de verre, des couronnes de fleurs fanees! Je lisais les noms avec mes doigts, en les promenant sur les lettres. Quelle nuit! quelle nuit! Je ne la retrouvais pas! Pas de lune! Quelle nuit! j'avais peur, une peur affreuse dans ces etroits sentiers, entre deux lignes de tombes! Des tombes! des tombes! des tombes! Toujours des tombes! A droite, a gauche, devant moi, autour de moi, partout, des tombes! Je m'assis sur une d'elles, car je ne pouvais plus marcher tant mes genoux flechissaient. J'entendais battre mon coeur! Et j'entendais autre chose aussi! Quoi? un bruit confus innommable! Etait-ce dans ma tete affolee, dans la nuit impenetrable, ou sous la terre mysterieuse, sous la terre ensemencee de cadavres humains, ce bruit? Je regardais autour de moi! Combien de temps suis-je reste la? Je ne sais pas. J'etais paralyse par la terreur, j'etais ivre d'epouvante, pret a hurler, pret a mourir. Et soudain il me sembla que la dalle de marbre sur laquelle j'etais assis remuait. Certes, elle remuait, comme si on l'eut soulevee. D'un bond je me jetai sur le tombeau voisin, et je vis, oui, je vis la pierre que je venais de quitter se dresser toute droite; et le mort apparut, un squelette nu qui, de son dos courbe la rejetait. Je voyais, je voyais tres bien, quoique la nuit fut profonde. Sur la croix je pus lire: "Ici repose Jacques Olivant, decede a l'age de cinquante et un ans. Il aimait les siens, fut honnete et bon, et mourut dans la paix du Seigneur." Maintenant le mort aussi lisait les choses ecrites sur son tombeau. Puis il ramassa une pierre dans le chemin, une petite pierre aigue, et se mit a les gratter avec soin, ces choses. Il les effaca tout a fait, lentement, regardant de ses yeux vides la place ou tout a l'heure elles etaient gravees; et, du bout de l'os qui avait ete son index, il ecrivit en lettres lumineuses comme ces lignes qu'on trace aux murs avec le bout d'une allumette: "Ici repose Jacques Olivant, decede a l'age de cinquante et un ans. Il hata par ses duretes la mort de son pere dont il desirait heriter, il tortura sa femme, tourmenta ses enfants, trompa ses voisins, vola quand il le put et mourut miserable." Quand il eut acheve d'ecrire, le mort immobile contempla son oeuvre. Et je m'apercus, on me retournant, que toutes les tombes etaient ouvertes, que tous les cadavres en etaient sortis, que tous avaient efface les mensonges inscrits par les parents sur la pierre funeraire, pour y retablir la verite. Et je voyais que tous avaient ete les bourreaux de leurs proches, haineux, deshonnetes, hypocrites, menteurs, fourbes, calomniateurs, envieux, qu'ils avaient vole, trompe, accompli tous les actes honteux, tous les actes abominables, ces bons peres, ces epouses fideles, ces fils devoues, ces jeunes filles chastes, ces commercants probes, ces hommes et ces femmes dits irreprochables. Ils ecrivaient tous en meme temps, sur le seuil de leur demeure eternelle, la cruelle, terrible et sainte verite que tout le monde ignore ou feint d'ignorer sur la terre. Je pensai qu'_elle_ aussi avait du la tracer sur sa tombe. Et sans peur maintenant, courant au milieu des cercueils entr'ouverts, au milieu des cadavres, au milieu des squelettes, j'allai vers elle, sur que je la trouverais aussitot. Je la reconnus de loin, sans voir le visage enveloppe du suaire. Et sur la croix de marbre ou tout a l'heure j'avais lu: "Elle aima, fut aimee, et mourut." J'apercus. "Etant sortie un jour pour tromper son amant, elle eut froid sous la pluie, et mourut." Il parait qu'on, me ramassa, inanime, au jour levant, aupres d'une tombe. TABLE DES MATIERES ALLOUMA HAUTOT PERE ET FILS BOITELLE L'ORDONNANCE LE LAPIN UN SOIR LES EPINGLES DUCROUX LE RENDEZ-VOUS LE PORT LA MORTE End of the Project Gutenberg EBook of La Main Gauche, by Guy de Maupassant *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MAIN GAUCHE *** ***** This file should be named 11495.txt or 11495.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/1/4/9/11495/ Produced by Miranda van de Heijning, Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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