The Project Gutenberg EBook of Memoires du sergent Bourgogne by Adrien-Jean-Baptiste-Francois Bourgogne This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Memoires du sergent Bourgogne Author: Adrien-Jean-Baptiste-Francois Bourgogne Release Date: February 20, 2004 [EBook #11176] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MEMOIRES DU SERGENT BOURGOGNE *** Produced by Robert Connal, Wilelmina Malliere and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr. Memoires du Sergent Bourgogne (1812-1813) PAR PAUL COTTIN Directeur de la _Nouvelle Revue retrospective_ ET MAURICE HENAULT Archiviste municipal de Valenciennes MEMOIRES DU SERGENT BOURGOGNE [Illustration: BOURGOGNE Lieutenant-adjudant de place (1830)] MEMOIRES DU SERGENT BOURGOGNE (1812-1813) PUBLIES D'APRES LE MANUSCRIT ORIGINAL PAR PAUL COTTIN Directeur de la _Nouvelle Revue retrospective_ ET MAURICE HENAULT Archiviste municipal de Valenciennes 1910 AVANT-PROPOS Fils d'un marchand de toile de Conde-sur-Escaut (Nord), Adrien-Jean-Baptiste-Francois Bourgogne entrait dans sa vingtieme annee le 12 novembre 1805, a une epoque ou le reve unique de la jeunesse etait la gloire militaire. Pour le realiser, son pere lui facilita son entree au corps des velites de la Garde, pour laquelle il fallait justifier d'un certain revenu. Ce que furent d'abord les velites, on le sait: des soldats romains legerement armes, destines a escarmoucher avec l'ennemi (_velitare_). A la fin de la Revolution, en l'an XII, deux corps de velites, de 800 hommes chacun, furent attaches aux grenadiers a pied et aux grenadiers a cheval de la garde des Consuls. Un decret du 15 avril 1806 decida que 2 000 nouveaux velites seraient leves, et deux de leurs bataillons ou un de leurs escadrons attaches a chacune des armes dont la Garde se composait. La vieille Garde seule en recut, nous ecrit M. Gabriel Cottreau; ils furent repartis dans les corps des grenadiers et des chasseurs a pied, ainsi que dans le corps des chasseurs, des grenadiers, des dragons de l'Imperatrice, pour la cavalerie. En temps de paix, chaque regiment de cavalerie avait, a sa suite, un escadron de velites comprenant deux compagnies de 125 hommes chacune, et chaque regiment d'infanterie un bataillon comprenant deux compagnies de 150 velites. En temps de guerre, ces compagnies se fondaient avec celles des vieux soldats, qui recevaient 45 velites et se trouvaient ainsi portees au nombre de 125 hommes. Chacune d'elles laissait en depot, a Paris, 20 vieux soldats et 15 velites. Le costume de ces derniers etait, naturellement, celui du corps dans lequel ils avaient ete verses. En 1809, l'Empereur detacha, des fusiliers-grenadiers, un bataillon de velites pour servir de garde a la Grande-Duchesse de Toscane, a Florence. Ce bataillon continua a compter dans la Garde imperiale, fit les campagnes de Russie et de Saxe, et fut incorpore au 14e de ligne, en 1814. Des velites, tires des fusiliers-grenadiers furent aussi attaches au service du prince Borghese, a Turin, et du prince Eugene, a Milan. On forma d'abord les velites a Saint-Germain-en-Laye, puis a Ecouen et a Fontainebleau, ou Bourgogne suivit les cours d'ecriture, d'arithmetique, de dessin, de gymnastique, destines a completer l'instruction militaire de ces futurs officiers, car, apres quelques annees, les plus capables etaient promus sous-lieutenants. Au bout de quelques mois, Bourgogne montait, avec ses camarades, dans les voitures requisitionnees pour le transport des troupes; la campagne de 1806 allait commencer. Elle le conduit en Pologne ou il passe caporal (1807). Deux ans apres, il prend part a la sanglante affaire d'Essling, ou il est deux fois blesse[1]. De 1809 a 1811, il combat en Autriche, en Espagne, en Portugal; 1812 le retrouve a Wilna, ou l'Empereur reunit sa Garde, avant de marcher contre les Russes. Bourgogne etait devenu sergent. [Note 1: Il fut blesse a la jambe et au cou. La balle, entree dans le haut de la cuisse droite, ne put etre extraite. Dans ses derniers jours, elle etait descendue a 15 centimetres du pied.] Il avait donc ete un peu partout, et partout il avait note ce qu'il voyait. Quel tresor pour l'histoire intime de l'Armee, sous le premier Empire, s'il a vraiment laisse quelque part, comme un passage de son livre parait en exprimer le dessein[2]; des _Souvenirs_ complets! Mais nos renseignements a cet egard ne permettent point de l'esperer. [Note 2: Voir p. 282.] On doit a M. de Segur une relation de la campagne de Russie; son eloge n'est plus a faire. Seulement, pour nous servir d'une expression courante, elle n'est point _vecue_, et elle ne pouvait l'etre. Attache a un etat-major, M. de Segur n'avait point a endurer les souffrances des soldats ni des officiers de troupe, celles qu'on tient, maintenant, a connaitre dans leurs plus petits details. Elles font le grand interet des _Memoires_ de Bourgogne, car c'est un homme sachant voir, et rendre d'une maniere saisissante ce qu'il voit. Il ne le cede point, sous ce rapport, au capitaine Coignet que Loredan Larchey a fait revivre: ses _Cahiers_, devenus classiques en leur genre, ont inaugure une serie nouvelle de Memoires militaires, ceux des humbles et des naifs qui representent l'element populaire. On a senti qu'il etait utile et bon de se rendre, de leurs impressions, un compte exact. Nous n'avons pas besoin d'insister sur la valeur dramatique des tableaux de Bourgogne, pour ne parler que de l'orgie de l'eglise de Smolensk, de son cimetiere recouvert de plus de cadavres qu'il n'en contient, de ce malheureux franchissant leurs monceaux neigeux pour arriver au sanctuaire, guide par les accents d'une musique qu'il croit celeste, tandis qu'elle est produite par des ivrognes montes a l'orgue pret a s'ecrouler parce que ses marches de bois ont ete arrachees pour faire du feu. Tout cela est inoubliable. Ces _Memoires_ ne sont pas moins precieux pour la psychologie du soldat deprime par une suite de revers: les combattants de 1870 y retrouveront une part de leurs miseres. C'est aussi le vrai drame de la faim. Il n'existe point de tableau comparable a celui de la garnison de Wilna fuyant a l'aspect de cette armee de spectres prets a tout devorer. Et, pourtant, on ne peut refuser a Bourgogne les qualites d'un homme de coeur: ses acces d'egoisme sont tellement contre sa nature, que le remords suit aussitot. On le voit, ailleurs, aider de son mieux les camarades, s'exposer pour l'evasion d'un prisonnier dont le pere l'a emu. Les horreurs dont il a ete temoin le penetrent: il a vu des soldats depouiller, avant leur dernier soupir, ceux qui tombaient; d'autres (des Croates) retirer des flammes les cadavres et les devorer. Il a vu, faute de transports, abandonner les blesses tendant leurs mains suppliantes, se trainant sur la neige rougie de leur sang, tandis que ceux qui sont encore debout passent, muets, devant eux, en songeant que pareil sort les attend. Sur les bords du Niemen, Bourgogne, tombe dans un fosse couvert de glace, implore vainement, lui aussi, les soldats qui passent. Seul, un vieux grenadier s'approche. "Je n'en ai plus!" dit-il en levant ses moignons pour montrer qu'il n'a pas une main a offrir. Pres des villes ou les troupes croient trouver la fin de leurs maux, le retour de l'esperance fait renaitre les sentiments de pitie. Les langues se delient, on s'informe des camarades, on porte les plus malades sur des fusils. Bourgogne a vu des soldats garder, pendant des lieues, leurs officiers blesses sur leurs epaules. N'oublions pas ces Hessois qui garantissent leur jeune prince contre vingt-huit degres de froid, passant une nuit serres autour de son corps, comme le faisceau protecteur d'une jeune plante. Cependant la fatigue, la fievre, la congelation et ses plaies mal garanties par des oripeaux de toute provenance, les ravages produits sur son organisme par une tentative d'empoisonnement, en voila plus qu'il n'en faut pour faire perdre a notre sergent la piste de son regiment, comme a tant d'autres! Seul, il avance peniblement a travers la neige ou il disparait, parfois, jusqu'aux epaules. Heureux encore d'echapper aux Cosaques, de trouver des cachettes dans les bois, de reconnaitre, par les cadavres rencontres, la route suivie par sa colonne! Dans l'obscurite d'une nuit, il arrive sur le terrain d'un combat. Il butte contre les corps amonceles d'ou s'eleve un appel plaintif: "Au secours!" En cherchant, non sans trebucher et tomber a son tour, il reconnait un ami, bien vivant celui-la, le grenadier Picart, type de troupier degourdi et bon enfant, dont la joyeuse humeur fait presque tout oublier. Mais un officier russe annonce que l'Empereur et toute sa Garde ont ete faits prisonniers, et voila notre loustic saisi d'un acces de folie, presentant les armes et criant: "Vive l'Empereur!" comme un jour de revue. C'est, en effet, chose digne de remarque: malgre ses miseres, le soldat n'accuse point celui qui est cause de ses infortunes; il reste devoue, corps et ame, avec la persuasion que Napoleon saura le tirer du mauvais pas, qu'il ne tardera point a prendre sa revanche. C'etait une religion: "Picart pensait, comme tous les vieux soldats idolatres de l'Empereur, qu'une fois qu'ils etaient avec lui, rien ne devait plus manquer, que tout devait reussir, enfin qu'avec lui, il n'y avait rien d'impossible". Sans etre aussi optimiste, Bourgogne partageait, jusqu'a un certain point, cette maniere de voir. Et cependant, a sa rentree en France, son regiment etait reduit a 26 hommes! Leur dieu les emeut toujours: en le voyant, au passage de la Berezina, "enveloppe d'une grande capote doublee de fourrure, ayant sur la tete un bonnet de velours amarante, avec un tour de peau de renard noir et un baton a la main", Picart pleure en s'ecriant: "Notre Empereur marcher a pied, un baton a la main, lui si grand, lui qui nous fait si fiers!" Enfin, au mois de mars 1813, Bourgogne se retrouve dans sa patrie, et recoit l'epaulette de sous-lieutenant au 145e de ligne, avec lequel il repart pour la Prusse. Blesse au combat de Dessau (12 octobre 1813), il est fait prisonnier. Ses loisirs de captivite sont consacres au releve de ses souvenirs, encore recents; il prend des notes. Avec les lettres ecrites a sa mere, elles serviront, plus tard, a rediger ses _Memoires_. Et alors il se demande si c'est bien lui qui a ecrit tout cela, tant le rappel de ce qu'il a vu le frappe de nouveau. Il se demande s'il n'a pas ete le jouet de son imagination. Mais il se raffermit et se complete en causant du passe avec d'anciens compagnons dont il donne la liste. La concordance de leurs temoignages prouve qu'il n'a point reve. Le premier retour des Bourbons l'avait fait demissionner aussitot[3], sous le pretexte de "partager, avec de vieux parents, le fardeau de leur travail, pour le soutien d'une nombreuse famille". Il pensait a un mariage, qui suivit de pres sa lettre au Ministre. [Note 3: "L'Empereur n'etant plus en France, dit-il lui-meme dans une note de ses _Memoires_, je donnai ma demission."] La vie de famille aussi a ses epreuves: Bourgogne le sentit apres la perte de sa femme, laissant deux filles a elever. Il contracta un second mariage et eut encore deux enfants[4]. [Note 4: Bourgogne epousa, a Conde, le 31 aout 1814, Therese-Fortunee Demarez. Apres sa mort, arrivee en 1822, il se remaria avec Philippine Godart, originaire de Tournai.] Etabli marchand mercier, comme son pere, il quitta bientot le magasin pour s'occuper d'affaires industrielles ou il perdit une partie de son bien. Ses habitudes simples, son heureux naturel l'aiderent a supporter ces revers, qui ne l'empecherent point de donner une instruction convenable a ses filles. Il les adorait et sut leur inspirer l'amour des arts dont il etait epris: l'une s'adonnait a la peinture, l'autre a la musique. Doue lui-meme d'une jolie voix, il chantait a la fin des repas de famille, selon la coutume aujourd'hui presque partout delaissee. Il avait reuni, dans sa demeure, une collection, relativement importante, de tableaux, de curiosites, de souvenirs qu'on venait voir. A Paris, ou il se rendait quelquefois, il ne manquait point de visiter, aux Invalides, ses anciens compagnons d'armes. Il en retrouvait aussi quotidiennement plusieurs, dans sa ville natale, au cafe ou ils causaient de leurs campagnes. Au diner qui les reunissait le jour anniversaire de l'entree des Francais a Moscou, ils buvaient, a tour de role, dans un gobelet rapporte du Kremlin: les vieux soldats de la Garde avaient le culte du passe. Avec les journees de 1830 et le retour des trois couleurs[5], il pense a reprendre du service; or sa famille jouit de quelque influence a Conde, ou son frere est medecin[6]. Alors depute de Valenciennes, M. de Vatimesnil, ancien ministre de Louis XVIII et de Charles X, dont il vient de voter la decheance, ne manque pas d'appuyer un brave ayant neuf campagnes, trois blessures et meconnu par le gouvernement tombe. Comme compensation legitime, il propose sa nomination a l'emploi de major de place, vacant a Conde. La lettre au marechal Soult, alors ministre de la guerre, est contresignee par les deux autres deputes du Nord, Brigode et Morel. La reponse n'arrivant point, M. de Vatimesnil revient a la charge, quinze jours apres: "Cette nomination, ecrit-il, qui serait excellente sous le rapport militaire, ne serait pas moins utile sous le rapport politique. A une lieue de Conde se trouve le chateau de l'Hermitage, appartenant a M. le duc de Croy, et ou sont reunis beaucoup de mecontents. Loin de moi la pensee de supposer qu'ils aient de mauvaises intentions! Mais, enfin, la prudence exige qu'une place forte situee aussi pres de ce chateau, et sur l'extreme frontiere, soit confiee a des officiers parfaitement surs. Je vous reponds de l'energie de M. Bourgogne...." A defaut d'emploi, il demande pour son protege la croix de la Legion d'honneur. [Note 5: "En 1830, dit-il dans la note deja citee, a la reapparition du drapeau tricolore, je rentrai au service."] [Note 6: Notre sergent avait trois freres et une soeur dont il etait l'aine, savoir: Francois, un moment professeur de mathematiques au college de Conde; Firmin, mort jeune; Florence, mariee a un brasseur; Louis-Florent, docteur en medecine de la Faculte de Paris, mort en 1870.--Marie-Francoise Monnier, leur mere, etait nee a Conde en 1764.] Mais Bourgogne n'en est pas moins oublie au ministere, ou l'on ne retrouve aucune trace de ses services. M. de Vatimesnil est oblige de former un dossier qu'il envoie le 24 septembre. Deux mois apres, le 10 novembre, l'ancien velite est enfin nomme lieutenant-adjudant de place, mais a Brest, et non a Conde! C'etait bien loin, mais enfin il avait un pied a l'etrier, et puis la croix vint, le 21 mars 1831, l'aider a prendre patience, sinon a oublier le sol natal. De nouvelles demarches sont faites pour le poste d'adjudant de place a Valenciennes. Il n'y omet point son titre d'electeur, important alors. Son voeu fut enfin exauce le 25 juillet 1832, et l'on se souvient encore, a Valenciennes, des services qu'il rendit, notamment pendant les troubles de 1848. Ses droits a la retraite lui valurent, en 1853, une pension de douze cents francs[7]. [Note 7: Nous avons trouve les lettres de M. de Vatimesnil dans le dossier militaire de Bourgogne, aux Archives de la Guerre.] Il mourut, octogenaire, le 15 avril 1867, deux annees apres le legendaire Coignet, qui alla jusqu'a quatre-vingt-dix ans. On voit que leur rude existence n'avait pas suffi pour hater leur fin. Il est vrai qu'il fallait etre exceptionnellement solide pour avoir survecu. Malheureusement, des souffrances physiques empoisonnerent ses derniers jours. Elles ne lui enleverent, toutefois, ni la belle humeur, ni la philosophie qui formait le fond de son caractere. Une de ses nieces, Mme Bussiere, veuve d'un chef d'escadrons d'artillerie, etait d'ailleurs venue, apres la mort de sa seconde femme, victime du cholera qui sevit a Valenciennes en 1866, adoucir, par des soins devoues, l'amertume de ses maux. Le portrait de notre heros, qui a pris place en tete du volume, est la reproduction d'une lithographie representant Bourgogne a l'age de quarante-cinq ans, avec l'air officiellement severe et le regard un peu dur de l'adjudant de place, personnification vivante de la consigne. Mais ce que nous savons de sa bonte naturelle montre que c'est ici le cas d'appliquer le precepte du poete: Garde-toi, tant que tu vivras. De juger les gens sur la mine! Ajoutons qu'au temps de sa jeunesse il passait, non sans raison, pour un beau soldat: sa haute stature, son air martial imposaient[8]. [Note 8: Voici, d'apres une note de ses _Memoires_, la liste des grandes batailles auxquelles Bourgogne prit part: Iena, Pultusk, Eylau, Eilsberg, Friedland, Essling, Wagram, Somo-Sierra, Benevent, Smolensk, la Moskowa, Krasnoe, la Berezina, Lutzen et Bautzen: "Ajoute a cela, dit-il, plus de vingt combats et autres divertissements semblables."] Selon notre coutume, nous n'avons fait d'autres modifications au texte que la rectification de l'orthographe et la suppression des phrases inutiles. Moins scrupuleux s'est montre un journal disparu (_l'Echo de la Frontiere_) qui a donne, en 1857, une partie des _Memoires_ de Bourgogne, en les corrigeant si bien qu'il les a depouilles de leur couleur originale. La collection de _l'Echo de la Frontiere_ est des plus rares: le seul exemplaire que nous en connaissions se trouve a la bibliotheque de Valenciennes. Son feuilleton de Bourgogne fut tire a part; nous n'avons pu en retrouver que de rares exemplaires. Ce tirage a part ne contient meme qu'une partie du texte publie par le journal, et ne depasse point la page 176 du present volume. _L'Echo de la Frontiere_ conduit le lecteur jusqu'a la page 286. Nous avons donc regarde ces _Memoires_ comme ayant la valeur d'une oeuvre inedite, jusqu'a leur publication, en 1896, dans la _Nouvelle Revue retrospective_[9]. [Note 9: Le _Memoires_ de Bourgogne ont paru, pour la premiere fois _in extenso_ d'apres le manuscrit original, dans la _Nouvelle Revue retrospective_, consacree, depuis quatorze ans, a la publication de documents concernant notre histoire nationale, depuis deux siecles.] Le manuscrit original, qui avait ete depose, en 1891, a la bibliotheque de Valenciennes, vient d'etre remis entre les mains de la fille de Bourgogne, Mme Defacqz. Il se compose de six cent seize pages in-folio, presque toutes de la main de l'auteur. Nous restons les obliges de M. Auguste Molinier, qui, le premier, a songe a en offrir la publication a la _Nouvelle Revue retrospective_, et de M. Edmond Martel, qui a bien voulu faire, pour nous, des recherches sur la famille Bourgogne, a Valenciennes et a Conde. Nommons encore les neveux de notre heros, M. le docteur Bourgogne et M. Amedee Bourgogne; M. Loriaux, son ancien proprietaire; M. Paul Marmottan, et nous aurons fait apprecier l'importance, comme la multiplicite des concours apportes a notre oeuvre. Leur constatation reste, en meme temps, notre premiere garantie. MEMOIRES DU SERGENT BOURGOGNE (1812-1813) I D'Almeida a Moscou. Ce fut au mois de mars 1812, lorsque nous etions a Almeida, en Portugal, a nous battre contre l'armee anglaise, commandee par Wellington, que nous recumes l'ordre de partir pour la Russie. Nous traversames l'Espagne, ou chaque jour de marche fut marque par un combat, et quelquefois deux. Ce fut de cette maniere que nous arrivames a Bayonne, premiere ville de France. Partant de cette ville, nous primes la poste et nous arrivames a Paris ou nous pensions nous reposer. Mais, apres un sejour de quarante-huit heures, l'Empereur nous passa en revue, et jugeant que le repos etait indigne de nous, nous fit faire demi-tour et marcher en colonnes, par pelotons, le long des boulevards, ensuite tourner a gauche dans la rue Saint-Martin, traverser la Villette, ou nous trouvames plusieurs centaines de fiacres et autres voitures qui nous attendaient. L'on nous fit faire halte, ensuite monter quatre dans la meme voiture et, fouette cocher! jusqu'a Meaux, puis sur des chariots jusqu'au Rhin, en marchant jour et nuit. Nous fimes sejour a Mayence, puis nous passames le Rhin; ensuite nous traversames a pied le grand-duche de Francfort[10], la Franconie, la Saxe, la Prusse, la Pologne. Nous passames la Vistule a Marienwerder, nous entrames en Pomeranie, et, le 25 juin au matin, par un beau temps, non pas par un temps affreux, comme le dit M. de Segur, nous traversames le Niemen sur plusieurs ponts de bateaux que l'on venait de jeter, et nous entrames en Lithuanie, premiere province de Russie. [Note 10: Francfort avait ete erige en grand-duche, en 1806, par Napoleon, en faveur de l'electeur de Mayence.] Le lendemain, nous quittames notre premiere position et nous marchames jusqu'au 29, sans qu'il nous arrivat rien de remarquable; mais, dans la nuit du 29 au 30, un bruit sourd se fit entendre: c'etait le tonnerre qu'un vent furieux nous apportait. Des masses de nuees s'amoncelaient sur nos tetes et finirent par crever. Le tonnerre et le vent durerent plus de deux heures. En quelques minutes, nos feux furent eteints; les abris qui nous couvraient, enleves; nos faisceaux d'armes renverses. Nous etions tous perdus et ne sachant ou nous diriger. Je courus me refugier dans la direction d'un village ou etait loge le quartier general. Je n'avais, pour me guider, que la lueur des eclairs. Tout a coup, a la lueur d'un eclair, je crois apercevoir un chemin, mais c'etait un canal qui conduisait a un moulin que les pluies avaient enfle, et dont les eaux etaient au niveau du sol. Pensant marcher sur quelque chose de solide, je m'enfonce et disparais. Mais, revenu au-dessus de l'eau, je gagne l'autre bord a la nage. Enfin, j'arrive au village, j'entre dans la premiere maison que je rencontre et ou je trouve la premiere chambre occupee par une vingtaine d'hommes, officiers et domestiques, endormis. Je gagne le mieux possible un banc qui etait place autour d'un grand poele bien chaud, je me deshabille, je m'empresse de tordre ma chemise et mes habits, pour en faire sortir l'eau, et je m'accroupis sur le banc, en attendant que tout soit sec; au jour, je m'arrange le mieux possible, et je sors de la maison pour aller chercher mes armes et mon sac, que je retrouve dans la boue. Le lendemain 30, il fit un beau soleil qui secha tout, et, le meme jour, nous arrivames a Wilna, capitale de la Lithuanie, ou l'Empereur etait arrive, depuis la veille, avec une partie de la Garde. Pendant le temps que nous y restames, je recus une lettre de ma mere, qui en contenait une autre a l'adresse de M. Constant, premier valet de chambre de l'Empereur, qui etait de Peruwelz[11], Belgique. Cette lettre etait de sa mere, avec qui la mienne etait en connaissance. Je fus ou etait loge l'Empereur pour la lui remettre, mais je ne rencontrai que Roustan, le mameluck de l'Empereur, qui me dit que M. Constant venait de sortir avec Sa Majeste. Il m'engagea a attendre son retour, mais je ne le pouvais pas, j'etais de service. Je lui donnai la lettre pour la remettre a son adresse, et je me promis de revenir voir M. Constant. Mais le lendemain, 16 juillet, nous partimes de cette ville. [Note 11: Gros bourg belge a sept kilometres de Conde, lieu de promenade frequente, a cause du pelerinage de Bonsecours.] Nous en sortimes a dix heures du soir, en marchant dans la direction de Borisow, et nous arrivames, le 27, a Witebsk, ou nous rencontrames les Russes. Nous nous mimes en bataille sur une hauteur qui dominait la ville et les environs. L'ennemi etait en position sur une hauteur a droite et a gauche de la ville. Deja la cavalerie, commandee par le roi Murat, avait fait plusieurs charges. En arrivant, nous vimes 200 voltigeurs du 9e de ligne, et tous Parisiens, qui, s'etant trop engages, furent rencontres par une partie de la cavalerie russe que l'en venait de repousser. Nous les regardions comme perdus, si l'on n'arrivait assez tot pour les secourir, a cause des ravins et de la riviere qui empechait d'aller directement a eux. Mais ils sont commandes par des braves officiers qui jurent, ainsi que les soldats, de se faire tuer plutot que de ne pas en sortir avec honneur. Ils gagnent, en se battant, un terrain qui leur etait avantageux. Alors ils se forment en carre, et comme ils n'en etaient pas a leur coup d'essai, le nombre d'ennemis qui leur etait oppose ne les intimide pas; et cependant ils etaient entoures d'un regiment de lanciers et par d'autres cavaliers qui cherchaient a les enfoncer, sans pouvoir y parvenir, de maniere qu'au bout d'un moment, ils finirent par avoir, autour d'eux, un rempart d'hommes et de chevaux tues et blesses. Ce fut un obstacle de plus pour les Russes, qui, epouvantes, se sauverent en desordre, aux cris de joie de toute l'armee, spectatrice de ce combat. Les notres revinrent tranquillement, vainqueurs, s'arretant par moments et faisant face a l'ennemi. L'Empereur envoya de suite l'ordre de la Legion d'honneur aux plus braves. Les Russes, en bataille sur une hauteur opposee a celle ou nous etions, ont vu, comme nous, le combat et la fuite de leur cavalerie. Apres cette echauffouree, nous formames nos bivouacs. Un instant apres, je recus la visite de douze jeunes soldats de mon pays, de Conde; dix etaient tambours, un, tambour-maitre, et le douzieme etait caporal des voltigeurs, et tous dans le meme regiment. Ils avaient tous, a leur cote, des demi-espadons. Cela signifiait qu'ils etaient tous maitres ou prevots d'armes, enfin des vrais spadassins. Je leur temoignai tout le plaisir que j'avais de les voir, en leur disant que je regrettais de n'avoir rien a leur offrir. Le tambour-maitre prit la parole et me dit: "Mon pays, nous ne sommes pas venus pour cela; tout au contraire, nous sommes venus vous prier de venir avec nous prendre votre part de ce que nous, avons a vous offrir: vin, genievre et autres liquides fort restaurants. Nous avons enleve tout cela, hier au soir, au general russe, c'est-a-dire un petit fourgon avec sa cuisine et tout ce qui s'ensuit, que nous avons depose dans la voiture de Florencia, notre cantiniere, une jolie Espagnole, qu'on dit etre ma femme, et cela parce qu'elle est sous ma protection, en tout bien tout honneur!" Et en disant cela, il frappait de la main droite sur la garde de sa longue rapiere. "Et puis, reprit-il, c'est une brave femme; demandez aux amis, personne n'oserait lui manquer. Elle avait un caprice pour un sergent avec qui elle devait se marier. Mais il a ete assassine par un Espagnol de la ville de Bilbao. En attendant qu'elle en ait choisi un autre, il faut la proteger. Ainsi, mon pays, c'est entendu, vous allez venir avec quelques-uns de vos amis, parce que, lorsqu'il y en a pour trois, il y en a pour quatre. Allons! En avant, marche!" Et nous nous mimes en route, dans la direction de leur corps d'armee, qui formait l'avant-garde. Nous arrivames au camp des enfants de Conde; nous etions quatre invites: deux dragons, Melet, qui etait de Conde, et Flament, de Peruwelz, ensuite Grangier, sous-officier dans le meme regiment que moi. Nous nous installames pres de la voiture de la cantiniere, qui etait effectivement une jolie Espagnole, qui nous recut avec joie, parce que nous arrivions de son pays, et que nous parlions assez bien sa langue, surtout le dragon Flament, de sorte que nous passames la nuit a boire le vin du general russe et a causer du pays. Il commencait a faire jour, lorsqu'un coup de canon mit fin a notre conversation. Nous rentrames chacun chez nous, en attendant l'occasion de nous revoir. Les pauvres garcons ne pensaient pas que, quelques jours plus tard, onze d'entre eux auraient fini d'exister. C'etait le 28; nous nous attendions a une bataille, mais l'armee russe se retira et, le meme jour, nous entrames a Witebsk, ou nous restames quinze jours. Notre regiment occupait un des faubourgs de la ville. J'etais loge chez un juif qui avait une jolie femme et deux filles charmantes, avec des figures ovales. Je trouvai, dans cette maison, une petite chaudiere a faire de la biere, de l'orge, ainsi qu'un moulin a bras pour le moudre; mais le houblon nous manquait. Je donnai douze francs au juif pour nous en procurer, et, dans la crainte qu'il ne revint pas, nous gardames, pour plus de surete, Rachel, sa femme, et ses deux filles en otage. Mais, vingt-quatre heures apres son depart, Jacob le juif etait de retour avec du houblon. Il se trouvait, dans la compagnie, un Flamand, brasseur de son etat, qui nous fit cinq tonnes de biere excellente. Le 13 aout, lorsque nous partimes de cette ville, il nous restait encore deux tonnes de biere que nous mimes sur la voiture de la mere Dubois, notre cantiniere, qui eut le bon esprit de rester en arriere et de la vendre, a son profit, a ceux qui marchaient apres nous, tandis que nous, marchant par la grande chaleur, nous mourions de soif. Le 16, de grand matin, nous arrivames devant Smolensk. L'ennemi venait de s'y renfermer; nous primes position sur le _Champ sacre_, ainsi appele par les habitants du pays. Cette ville est entouree de murailles tres fortes et de vieilles tours, dont le haut est en bois; le Boristhene (Dnieper) coule de l'autre cote et au pied de la ville. Aussitot on en fit le siege, et l'on battit en breche, et, le 17 au matin, lorsque l'on se disposait a la prendre d'assaut, on fut tout surpris de la trouver evacuee. Les Russes battaient en retraite, mais ils avaient coupe le pont et, de l'autre cote, sur une hauteur qui dominait la ville, ils nous lancaient des bombes et des boulets. Pendant le jour du siege, je fus, avec un de mes amis, aux avant-postes ou etaient les batteries de siege qui tiraient sur la ville. C'etait la position du corps d'armee du marechal Davoust; en nous voyant, et reconnaissant que nous etions de la Garde, le marechal vint a nous et nous demanda ou etait la Garde imperiale. Ensuite il se mit a pointer des obusiers qui tiraient sur une tour qui etait devant nous. Un instant apres, l'on vint le prevenir que les Russes sortaient de la ville, et s'avancaient dans la direction ou nous etions. De suite, il commanda a un bataillon d'infanterie legere d'aller prendre position en avant, en disant a celui qui le commandait: "Si l'ennemi s'avance, vous le repousserez". Je me rappelle qu'un officier deja vieux, faisant partie de ce bataillon, chantait, en allant au combat, la chanson de _Roland_: Combien sont-ils? Combien sont-ils? C'est le cri du soldat sans gloire![12] [Note 12: Combien sont-ils? Combien sont-ils? Quel homme ennemi de sa gloire Peut demander: Combien sont-ils? Eh! demande ou sont les perils, C'est la qu'est aussi la victoire! Tel est le texte exact du troisieme couplet de _Roland a Roncevaux_, chanson (paroles et musique) de Rouget de L'Isle.] Cinq minutes apres, ils marchaient a la baionnette sur la colonne des Russes, qui fut forcee de rentrer en ville. En revenant a notre camp, nous faillimes etre tues par un obus. Un autre alla tomber sur une grange ou etait loge le marechal Mortier, et y mit le feu; parmi les hommes qui portaient de l'eau pour l'eteindre, je rencontrai un jeune soldat de mon endroit; il faisait partie d'un regiment de la Jeune Garde[13]. [Note 13: Dumoulin, mort de la fievre a Moscou. (_Note de l'auteur_.)] Pendant notre sejour autour de cette ville, je fus visiter la cathedrale, ou une grande partie des habitants s'etaient retires, les maisons ayant ete toutes ecrasees. Le 21, nous partimes de cette position. Le meme jour, nous traversames le plateau de Valoutina ou, deux jours avant, une affaire sanglante venait d'avoir lieu, et ou le brave general Gudin avait ete tue. Nous continuames notre route et nous arrivames a marches forcees, a une ville nommee Dorogoboui; nous en partimes le 24, en poursuivant les Russes jusqu'a Viasma, qui, deja, etait toute en feu. Nous y trouvames de l'eau-de-vie et un peu de vivres. Nous continuames de marcher jusqu'a Ghjat, ou nous arrivames le 1er de septembre. Nous y fimes sejour. Ensuite, on fit, dans toute l'armee, la recapitulation des coups de canon et de fusil qu'il y avait a tirer pour le jour ou une grande bataille aurait lieu. Le 4, nous nous remettions en marche; le 5, nous rencontrames l'armee russe en position. Le 61e de ligne lui enleva la premiere redoute. Le 6, nous nous preparames pour la grande bataille qui devait se donner le lendemain: l'un prepare ses armes, d'autres du linge en cas de blessure, d'autres font leur testament, et d'autres, insouciants, chantent ou dorment. Toute la Garde imperiale eut l'ordre de se mettre en grande tenue. Le lendemain, a cinq heures du matin, nous etions sous les armes, en colonne serree par bataillons. L'Empereur passa pres de nous en parcourant toute la ligne, car deja, depuis plus d'une demi-heure, il etait a cheval. A sept heures, la bataille commenca; il me serait impossible d'en donner le detail, mais ce fut, dans toute l'armee, une grande joie en entendant le bruit du canon, car l'on etait certain que les Russes, comme les autres fois, n'avaient pas decampe, et qu'on allait se battre. La veille au soir et une partie de la nuit, il etait tombe une pluie fine et froide, mais, pour ce grand jour, il faisait un temps et un soleil magnifiques. Cette bataille fut, comme toutes nos grandes batailles, a coups de canon, car, au dire de l'Empereur, cent vingt mille coups furent tires par nous. Les Russes eurent au moins cinquante mille hommes, tant tues que blesses. Notre perte fut de dix-sept mille hommes; nous eumes quarante-trois generaux hors de combat, dont huit, a ma connaissance, furent tues sur le coup. Ce sont: Montbrun, Huard, Caulaincourt (le frere du grand ecuyer de l'Empereur), Compere, Maison, Plauzonne, Lepel et Anabert. Ce dernier etait colonel d'un regiment de chasseurs a pied de la Garde, et comme, a chaque instant, l'on venait dire a l'Empereur: "Sire, un tel general est tue ou blesse", il fallait le remplacer de suite. Ce fut de cette maniere que le colonel Anabert fut nomme general. Je m'en rappelle tres bien, car j'etais, en ce moment, a quatre pas de l'Empereur qui lui dit: "Colonel, je vous nomme general; allez vous mettre a la tete de la division qui est devant la grande redoute, et enlevez-la!" Le general partit au galop, avec son adjudant-major, qui le suivit comme aide de camp. Un quart d'heure apres, l'aide de camp etait de retour, et annoncait a l'Empereur que la redoute etait enlevee, mais que le general etait blesse. Il mourut huit jours apres, ainsi que plusieurs autres. L'on a assure que les Russes avaient perdu cinquante generaux, tant tues que blesses. Pendant toute la bataille, nous fumes en reserve, derriere la division commandee par le general Friant: les boulets tombaient dans nos rangs et autour de l'Empereur. La bataille finit avec le jour, et nous restames sur l'emplacement, pendant la nuit et la journee du 8, que j'employai a visiter le champ de bataille, triste et epouvantable tableau a voir. J'etais avec Grangier. Nous allames jusqu'au ravin, position qui avait ete tant disputee pendant la bataille. Le roi Murat y avait fait dresser ses tentes. Au moment ou nous arrivions, nous le vimes faisant faire, par son chirurgien, l'amputation de la cuisse droite a deux canonniers de la Garde imperiale russe. Lorsque l'operation fut terminee, il leur fit donner a chacun un verre de vin. Ensuite, il se promena sur le bord du ravin, en contemplant la plaine qui se trouve de l'autre cote, bornee par un bois. C'est la que, la veille, il avait fait mordre la poussiere a plus d'un Moscovite, lorsqu'il chargea, avec sa cavalerie, l'ennemi qui etait en retraite. C'est la qu'il etait beau de le voir, se distinguant par sa bravoure, son sang-froid et sa belle tenue, donnant des ordres a ceux qu'il commandait et des coups de sabre a ceux qui le combattaient. On pouvait facilement le distinguer a sa toque, a son aigrette blanche et a son manteau flottant. Le 9 au matin, nous quittames le champ de bataille et nous arrivames, dans la journee, a Mojaisk. L'arriere-garde des Russes etait en bataille sur une hauteur, de l'autre cote de la ville occupee par les notres. Une compagnie de voltigeurs et de grenadiers, forte au plus de cent hommes du 33e de ligne, qui faisait partie de l'avant-garde, montait la cote sans s'inquieter du nombre d'ennemis qui l'attendaient. Une partie de l'armee, qui etait encore arretee dans la ville, les regardait avec surprise, quand plusieurs escadrons de cuirassiers et de cosaques s'avancent et enveloppent nos voltigeurs et nos grenadiers. Mais, sans s'etonner et comme s'ils avaient prevu cela, ils se reunissent, se forment par pelotons, ensuite en carre, et font feu des quatre faces sur les Russes qui les entourent. Vu la distance qui les separe de l'armee, on les croit perdus, car l'on ne pouvait pas arriver jusqu'a eux pour les secourir. Un officier superieur des Russes s'etant avance pour leur dire de se rendre, l'officier qui commandait les Francais repondit a cette sommation en tuant celui qui lui parlait. La cavalerie, epouvantee, se sauva et laissa les voltigeurs et grenadiers maitres du champ de bataille[14]. [Note 14: Un de mes amis, un velite, le capitaine Sabatier, commandait les voltigeurs. (_Note de l'auteur_.)] Le 10, nous suivons l'ennemi jusqu'au soir, et, lorsque nous nous arretons, je suis commande de garde pres d'un chateau ou est loge l'Empereur. Je venais d'etablir mon poste sur un chemin qui conduisait au chateau, lorsqu'un domestique polonais, dont le maitre etait attache a l'etat-major de l'Empereur, passa pres de mon poste, conduisant un cheval charge de bagages. Ce cheval, fatigue, s'abattit et ne voulut plus se relever. Le domestique prit la charge et partit. A peine nous avait-il quittes, que les hommes du poste, qui avaient faim, tuerent le cheval, de sorte que toute la nuit, nous nous occupames a en manger et a en faire cuire pour le lendemain. Un instant apres, l'Empereur vint a passer a pied. Il etait accompagne du roi Murat et d'un auditeur au conseil d'Etat. Ils allaient joindre la grand'route. Je fis prendre les armes a mon poste. L'Empereur s'arreta devant nous et pres du cheval qui barrait le chemin. Il me demanda si c'etait nous qui l'avions mange. Je lui repondis que oui. Il se mit a sourire, en nous disant: "Patience! Dans quatre jours nous serons a Moscou, ou vous aurez du repos et de la bonne nourriture, quoique d'ailleurs le cheval soit bon." La prediction ne manqua pas de s'accomplir, car, quatre jours apres, nous arrivions dans cette capitale. Le lendemain 11 et les jours suivants, nous marchames par un beau temps. Le 13, nous couchames ou il y avait une grande abbaye et d'autres batiments d'une construction assez belle. On voyait bien que l'on etait pres d'une grande capitale. Le lendemain 14, nous partimes de grand matin; nous passames pres d'un ravin ou les Russes avaient commence des redoutes pour s'y defendre. Un instant apres, nous entrames dans une grande foret de sapins et de bouleaux, ou se trouve une route tres large (route royale). Nous n'etions plus loin de Moscou. Ce jour-la, j'etais d'avant-garde avec quinze hommes. Apres une heure de marche, la colonne imperiale fit halte. Dans ce moment, j'apercus un militaire de la ligne ayant le bras gauche en echarpe. Il etait appuye sur son fusil et semblait attendre quelqu'un. Je le reconnus de suite pour un des enfants de Conde dont j'avais recu la visite pres de Witebsk. Il etait la, esperant me voir. Je m'approchai de lui en lui demandant comment se portaient les amis: "Tres bien, me repondit-il, en frappant la terre de la crosse de son fusil. Ils sont tous morts, comme on dit, au champ d'honneur, et enterres dans la grande redoute. Ils ont tous ete tues par la mitraille, en battant la charge. Ah! mon sergent, continua-t-il, jamais je n'oublierai cette bataille! Quelle boucherie!--Et, vous, lui dis-je, qu'avez-vous?--Ah bah! rien, une balle entre le coude et l'epaule! Asseyons-nous un instant, nous causerons de nos pauvres camarades et de la jeune Espagnole, notre cantiniere." Voici ce qu'il me raconta: "Depuis sept heures du matin nous nous battions, lorsque le general Campans, qui nous commandait, fut blesse. Celui qu'on envoya pour le remplacer le fut aussi; ainsi d'un troisieme. Un quatrieme arrive: il venait de la Garde. Aussitot, il prit le commandement et fit battre la charge. C'est la que notre regiment, le 61e acheva d'etre abime par la mitraille. C'est la aussi que les amis furent tues, la redoute prise et le general blesse. C'etait le general Anabert. Pendant l'action, j'avais recu une balle dans les bras, sans m'en apercevoir. "Un instant apres, ma blessure me faisant souffrir, je me retirai pour aller a l'ambulance me faire extraire la balle. Je n'avais pas fait cent pas que je rencontrai la jeune Espagnole, notre cantiniere. Elle etait tout en pleurs; des blesses venaient de lui apprendre que presque tous les tambours du regiment etaient tues ou blesses. Elle me dit qu'elle voulait les voir, afin de les secourir. Malgre ma blessure qui me faisait souffrir, je me decidai a l'accompagner. Nous avancames au milieu des blesses qui se retiraient peniblement, et d'autres que l'on portait sur des brancards. "Lorsque nous fumes arrives pres de la grande redoute et qu'elle vit ce champ de carnage, elle se mit a jeter des cris lamentables. Mais ce fut bien autre chose, lorsqu'elle apercut a terre les caisses brisees des tambours du regiment. Alors elle devint comme une femme en delire: "Ici, l'ami, ici, s'ecria-t-elle! C'est ici qu'ils sont!" Effectivement ils etaient la, gisants, les membres brises, les corps dechires par la mitraille, et, comme une folle, elle allait de l'un a l'autre, leur adressant de douces paroles. Mais aucun ne l'entendait. Cependant, quelques-uns donnaient encore signe de vie. Le tambour-maitre, celui qu'elle appelait son pere, etait du nombre. "Elle s'arreta a celui-la, et, se mettant a genoux, elle lui souleva la tete afin de lui introduire quelques gouttes d'eau-de-vie dans la bouche. Dans ce moment, les Russes firent un mouvement pour reprendre la redoute qu'on leur avait enlevee. Alors la fusillade et la canonnade recommencerent. Tout a coup, la jeune Espagnole jeta un cri de douleur. Elle venait d'etre atteinte d'une balle a la main gauche, qui lui avait ecrase le pouce et etait entree dans l'epaule de l'homme mourant qu'elle soutenait. Elle tomba sans connaissance. Voyant le danger, je voulus la soulever, afin de la conduire en lieu de surete, ou etaient les bagages, sa voiture et les ambulances. Mais, avec le seul bras que j'avais de libre, je n'en eus pas la force. Fort heureusement, un cuirassier qui etait demonte vint a passer pres de nous. Il ne se fit pas prier. Il me dit seulement: "Vite! depechons-nous, car ici il ne fait pas bon!" En effet les boulets nous sifflaient aux oreilles. Sans plus de facon, il enleva la jeune Espagnole et la transporta comme une enfant que l'on porte. Elle etait toujours sans connaissance. Apres dix minutes de marche, nous arrivames pres d'un petit bois ou etait l'ambulance de l'artillerie de la Garde. La, Florencia reprit ses sens. "M. Larrey, le chirurgien de l'Empereur, lui fit l'amputation de son pouce, et a moi il m'extirpa fort adroitement la balle que j'avais dans le bras, et a present je me trouve assez bien." Voila ce que me raconta l'enfant de Conde, Dumont, caporal des voltigeurs du 61e de ligne. Je lui fis promettre de venir me voir a Moscou, si toutefois nous y restions; mais plus jamais je n'ai entendu parler de lui. Ainsi perirent douze jeunes gens de Conde, dans la memorable bataille de la Moskowa, le 7 septembre 1812. _Fin de l'abrege de notre marche depuis le Portugal jusqu'a Moscou._ BOURGOGNE Ex-grenadier de la Garde imperiale, chevalier de la Legion d'honneur[15]. [Note 15: La signature de Bourgogne a la fin de ce chapitre, montre qu'il le considerait comme une sorte d'_Avant-propos_.] II L'incendie de Moscou. Le 14 septembre, a une heure de l'apres-midi, apres avoir traverse une grande foret, nous apercumes, de loin, une eminence. Une demi-heure apres, nous y arrivames. Les premiers, qui etaient deja sur le point le plus eleve, faisaient des signaux a ceux qui etaient encore en arriere, en leur criant: "Moscou! Moscou!" En effet, c'etait la grande ville que l'on apercevait: c'etait la ou nous pensions nous reposer de nos fatigues, car nous, la Garde imperiale, nous venions de faire plus de douze cents lieues sans nous reposer. C'etait par une belle journee d'ete; le soleil reflechissait sur les domes, les clochers et les palais dores. Plusieurs capitales que j'avais vues, telles que Paris, Berlin, Varsovie, Vienne et Madrid, n'avaient produit en moi que des sentiments ordinaires, mais ici la chose etait differente: il y avait pour moi, ainsi que pour tout le monde, quelque chose de magique. Dans ce moment, peines, dangers, fatigues, privations, tout fut oublie, pour ne plus penser qu'au plaisir d'entrer dans Moscou, y prendre des bons quartiers d'hiver, et faire des conquetes d'un autre genre, car tel est le caractere du militaire francais: du combat a l'amour, et de l'amour au combat. Pendant que nous etions a contempler cette ville, l'ordre de se mettre en grande tenue arrive. Ce jour-la, j'etais d'avant-garde avec quinze hommes, et on m'avait donne a garder plusieurs officiers restes prisonniers de la grande bataille de la Moskowa, dont quelques-uns parlaient francais. Il se trouvait aussi, parmi eux, un _pope_ (pretre de la religion grecque), probablement aumonier d'un regiment, qui, aussi, parlait tres bien francais, mais paraissant plus triste et plus occupe que ses compagnons d'infortune. J'avais remarque, ainsi que bien d'autres, qu'en arrivant sur la colline ou nous etions, tous les prisonniers s'etaient inclines en faisant, a plusieurs reprises, le signe de la croix. Je m'approchai du pretre, et je lui demandai pourquoi cette manifestation: "Monsieur, me dit-il, la montagne sur laquelle nous sommes s'appelle le _Mont-du-Salut_, et tout bon Moscovite, a la vue de la ville sainte, doit s'incliner et se signer!" Un instant apres, nous descendions le Mont-du-Salut et, apres un quart d'heure de marche, nous etions a la porte de la ville. L'Empereur y etait deja avec son etat-major. Nous fimes halte; pendant ce temps, je remarquai que, pres de la ville et sur notre gauche, il se trouvait un immense cimetiere. Apres un moment d'attente, le marechal Duroc qui, depuis un instant, etait entre en ville, se presenta a l'Empereur avec quelques habitants qui parlaient francais. L'Empereur leur fit plusieurs questions; ensuite le marechal dit a Sa Majeste, qu'il y avait, dans le Kremlin, une quantite d'individus armes dont la majeure partie etaient des malfaiteurs que l'on avait fait sortir des prisons, et qui tiraient des coups de fusil sur la cavalerie de Murat, qui formait l'avant-garde. Malgre plusieurs sommations, ils s'obstinaient a ne pas ouvrir les portes: "Tous ces malheureux, dit le marechal, sont ivres, et refusent d'entendre raison,--Que l'on ouvre les portes a coups de canon! repondit l'Empereur, et que l'on en chasse tout ce qui s'y trouve!" La chose etait deja faite, le roi Murat s'etait charge de la besogne: deux coups de canon, et toute cette canaille se dispersa dans la ville. Alors le roi Murat avait continue de la traverser, en serrant de pres l'arriere-garde des Russes. Un roulement de tous les tambours de la Garde se fait entendre, suivi du commandement de _Garde a vous!_ C'est le signal d'entrer en ville. Il etait trois heures apres midi; nous faisons notre entree en marchant en colonne serree par pelotons, musique en tete. L'avant-garde, dont je faisais partie, etait composee de trente hommes: M. Serraris, lieutenant de notre compagnie, la commandait. A peine etions-nous dans le faubourg, que nous vimes venir a nous plusieurs de ces miserables que l'on avait chasses du Kremlin; ils avaient tous des figures atroces, ils etaient armes de fusils, de lances et de fourches. A peine avions-nous passe au pont qui separe le faubourg de la ville, qu'un individu, sorti de dessous le pont, s'avanca au-devant du regiment: il etait affuble d'une capote de peau de mouton, une ceinture de cuir lui serrait les reins, des longs cheveux gris lui tombaient sur les epaules, une barbe blanche et epaisse lui descendait jusqu'a la ceinture. Il etait arme d'une fourche a trois dents, enfin tel que l'on depeint Neptune sortant des eaux. Dans cet equipage, il marcha fierement sur le tambour-major, faisant mine de le frapper le premier: le voyant bien equipe, galonne, il le prenait peut-etre pour un general. Il lui porta un coup de sa fourche que, fort heureusement, le tambour-major evita, et, lui ayant arrache son arme meurtriere, il le prit par les epaules et, d'un grand coup de pied dans le derriere, il le fit sauter en bas du pont et rentrer dans les eaux d'ou il etait sorti un instant avant, mais pour ne plus reparaitre, car, entraine par le courant, on ne le voyait plus que faiblement et par intervalles; ensuite, on ne le vit plus. Nous en vimes venir d'autres, qui faisaient feu sur nous avec des armes chargees; il y en avait meme qui n'avaient que des pierres en bois a leurs fusils. Comme ils ne blesserent personne, l'on se contenta de leur arracher leurs armes et de les briser, et, lorsqu'ils revenaient, l'on s'en debarrassait par un grand coup de crosse de fusil dans les reins. Une partie de ces armes avaient ete prises dans l'arsenal qui se trouvait au Kremlin; de la venaient les fusils avec des pierres en bois, que l'on met toujours, lorsqu'ils sont neufs et au ratelier. Nous sumes que ces miserables avaient voulu assassiner un officier de l'etat-major du roi Murat. Apres avoir passe le pont, nous continuames notre marche dans une grande et belle rue. Nous fumes etonnes de ne voir personne, pas meme une dame, pour ecouter notre, musique qui jouait l'air _La victoire est a nous!_ Nous ne savions a quoi attribuer cette cessation de tout bruit. Nous nous imaginions que les habitants, n'osant pas se montrer, nous regardaient par les jalousies de leurs croisees. On voyait seulement, ca et la, quelques domestiques en livree et quelques soldats russes. Apres avoir marche environ une heure, nous nous trouvames pres de la premiere enceinte du Kremlin. Mais l'on nous fit tourner brusquement a gauche, et nous entrames dans une rue plus belle et plus large que celle que nous venions de quitter, et qui conduit sur la place du Gouvernement. Dans un moment ou la colonne etait arretee, nous vimes trois dames a une croisee du rez-de-chaussee. Je me trouvais sur le trottoir et pres d'une de ces dames, qui me presenta un morceau de pain aussi noir que du charbon et rempli de longue paille. Je la remerciai et, a mon tour, je lui en presentai un morceau de blanc que la cantiniere de notre regiment, la mere Dubois, venait de me donner. La dame se mit a rougir et moi a rire; alors elle me toucha le bras, je ne sais pourquoi, et je continuai a marcher. Enfin, nous arrivames sur la place du Gouvernement; nous nous formames en masse, en face du palais de Rostopchin, gouverneur de la ville, celui qui la fit incendier. Ensuite l'on nous annonca que tout le regiment etait de piquet, et que personne, sous quelque pretexte que ce soit, ne devait s'absenter. Cela n'empecha pas qu'une heure apres, toute la place etait couverte de tout ce que l'on peut desirer, vins de toutes especes, liqueurs, fruits confits, et une quantite prodigieuse de pains de sucre, un peu de farine, mais pas de pain. On entrait dans les maisons qui etaient sur la place, pour demander a boire ou a manger, et comme il ne s'y trouvait personne, l'on finissait par se servir soi-meme. C'est pourquoi l'on etait si bien. Nous avions etabli notre poste sous la grand'porte du palais, ou, a droite, se trouvait une chambre assez grande pour y contenir tous les hommes de garde, et quelques officiers russes prisonniers que l'on venait de nous conduire et que l'on avait trouves dans la ville. Pour les premiers que nous avions, conduits jusqu'aupres de Moscou, nous les avions laisses, par ordre, a l'entree de la ville. Le palais du gouverneur est assez grand; sa construction est tout a fait europeenne. Dans le fond de la grand'porte se trouvent deux beaux escaliers tres larges, qui sont places a droite et finissent par se reunir au premier ou se trouve un grand salon avec une grande table ovale dans le milieu, ainsi qu'un tableau de grande dimension dans le fond, representant Alexandre, empereur de Russie, a cheval. Derriere le palais se trouve une cour tres vaste, entouree de batiments a l'usage des domestiques. Une heure apres notre arrivee, l'incendie commenca: on apercut, sur la droite, une epaisse fumee, ensuite des tourbillons de flammes, sans cependant savoir d'ou cela provenait. Nous apprimes que le feu etait au bazar, qui est le quartier des marchands: "Probablement, disait-on, que ce sont des maraudeurs de l'armee qui ont mis le feu par imprudence, en entrant dans les magasins pour y chercher des vivres". Beaucoup de personnes qui n'ont pas fait cette campagne disent que l'incendie de Moscou fut la perte de l'armee: tant qu'a moi, ainsi que beaucoup d'autres, nous avons pense le contraire, car les Russes pouvaient fort bien ne pas incendier la ville, mais emporter ou jeter dans la Moskowa les vivres, ravager le pays a dix lieues a la ronde, chose qui n'etait pas bien difficile, car une partie du pays est deserte, et, au bout de quinze jours, il aurait fallu necessairement partir. Apres l'incendie, il restait encore assez d'habitations pour loger toute l'armee, et, en supposant qu'elles fussent toutes brulees, les caves etaient la. A sept heures, le feu prit derriere le palais du gouverneur: aussitot le colonel vint au poste et commanda que l'on fit partir de suite une patrouille de quinze hommes, dont je fis partie: M. Serraris vint avec nous et en prit le commandement. Nous nous mimes en marche dans la direction du feu, mais, a peine avions-nous fait trois cents pas, que des coups de fusil, tires sur notre droite et dans notre direction, vinrent nous saluer. Pour le moment, nous n'y fimes pas grande attention, croyant toujours que c'etaient des soldats de l'armee qui etaient ivres. Mais, cinquante pas plus loin, de nouveaux coups se font entendre, venant d'une espece de cul-de-sac, et diriges contre nous. Au meme instant, un cri jete a cote de moi m'avertit qu'un homme etait blesse. Effectivement, un venait d'avoir la cuisse atteinte d'une balle, mais la blessure ne fut pas dangereuse, puisqu'elle ne l'empecha pas de marcher. Il fut decide que nous retournerions de suite ou etait le regiment; mais, a peine avions-nous tourne, que deux autres coups de fusil, tires du premier endroit, nous firent changer de resolution. De suite il fut decide de voir la chose de plus pres: nous avancons contre la maison d'ou nous croyons que l'on venait de tirer; arrives a la porte, nous l'enfoncons, mais alors nous rencontrons neuf grands coquins armes de lances et de fusils, qui se presentent et veulent nous empecher d'entrer. Aussitot, un combat s'engagea dans la cour: la partie n'etait pas egale, nous etions dix-neuf contre neuf, mais, croyant qu'il s'en trouvait davantage, nous avions commence par coucher a terre les trois premiers qui s'offrirent a nos coups. Un caporal fut atteint d'un coup de lance entre ses buffleteries et ses habits: ne se sentant pas blesse, il saisit la lance de son adversaire qui se trouvait infiniment plus fort, car le caporal n'avait qu'une main libre, etant oblige de tenir son fusil de l'autre; aussi fut-il jete avec force contre la porte d'une cave, sans cependant avoir lache le bois de la lance. Dans le moment, le Russe tomba blesse de deux coups de baionnette. L'officier, avec son sabre, venait de couper le poignet a un autre, afin de lui faire lacher sa lance, mais, comme il menacait encore, il fut aussitot atteint d'une balle dans le cote, qui l'envoya chez Pluton. Pendant ce temps, je tenais, avec cinq hommes, les quatre autres qui nous restaient, car trois s'etaient sauves, tellement serres contre un mur, qu'ils ne pouvaient se servir de leurs lances: au premier mouvement, nous pouvions les percer de nos baionnettes qui etaient croisees sur leurs poitrines sur lesquelles ils se frappaient a coups de poing, comme pour nous braver. Il faut dire, aussi, que ces malheureux etaient ivres d'avoir bu de l'eau-de-vie qu'on leur avait abandonnee avec profusion, de maniere qu'ils etaient comme des enrages. Enfin, pour en finir, nous fumes obliges de les mettre hors de combat. Nous nous depechames a faire une visite dans la maison; en visitant une chambre, nous apercumes deux ou trois hommes qui s'etaient sauves: en nous voyant, ils furent tellement saisis qu'ils n'eurent pas le temps de prendre leurs armes, sur lesquelles nous nous jetames; pendant ce temps, ils sauterent en bas du balcon. Comme nous n'avions trouve que deux hommes, et qu'il y avait trois fusils, nous cherchames le troisieme, que nous trouvames sous le lit, et qui vint a nous sans se faire prier et en criant: "_Bojo! Bojo!_" qui veut dire: "Mon Dieu! Mon Dieu!" Nous ne lui fimes aucun mal, mais nous le reservames pour nous servir de guide. Il etait, comme les autres, affreux et degoutant, forcat comme eux, et habille de peau de mouton, avec une ceinture de cuir qui lui serrait les reins. Nous sortimes de la maison. Lorsque nous fumes dans la rue, nous y trouvames les deux forcats qui avaient saute par la fenetre: un etait mort, ayant eu la tete brisee sur le pave; l'autre avait les deux jambes cassees. Nous les laissames comme ils etaient, et nous nous disposames a retourner sur la place du Gouvernement. Mais quelle fut notre surprise lorsque nous vimes qu'il etait impossible, vu les progres qu'avait faits le feu: de la droite a la gauche, les flammes ne formaient plus qu'une voute, sous laquelle il aurait fallu que nous passions, chose impossible, car le vent soufflait avec force, et deja des toits s'ecroulaient. Nous fumes forces de prendre une autre direction et de marcher du cote ou les seconds coups de fusil nous etaient venus; malheureusement, nous ne pouvions nous faire comprendre de notre prisonnier, qui avait plutot l'air d'un ours que d'un homme. Apres avoir marche deux cents pas, nous trouvames une rue sur notre droite; mais, avant de nous y engager, nous eumes la curiosite de visiter la maison aux coups de fusil, qui paraissait de tres belle apparence. Nous y fimes entrer notre prisonnier, en le suivant de pres; mais a peine avions-nous pris ces precautions, qu'un cri d'alarme se fit entendre, et nous vimes plusieurs hommes se sauvant avec des torches allumees a la main; apres avoir traverse une grande cour, nous vimes que l'endroit ou nous etions, et que nous avions pris pour une maison ordinaire, etait un palais magnifique. Avant d'y entrer, nous y laissames deux hommes en sentinelle a la premiere porte, afin de nous prevenir, s'il arrivait que nous fussions surpris. Comme nous avions des bougies, nous en allumames plusieurs, et nous entrames: de ma vie, je n'avais vu d'habitation avec un ameublement aussi riche et aussi somptueux que celui qui s'offrit a notre vue, surtout une collection de tableaux des ecoles flamande et italienne. Parmi toutes ces richesses, la chose qui attira le plus notre attention, fut une grande caisse remplie d'armes de la plus grande beaute, que nous mimes en pieces. Je m'emparai d'une paire de pistolets d'arcon dont les etuis etaient garnis de perles et de pierres precieuses; je pris aussi un objet servant a connaitre la force de la poudre (eprouvette). Il y avait pres d'une heure que nous parcourions les vastes et riches appartements d'un genre tout nouveau pour nous, qu'une detonation terrible se fit entendre: ce bruit partait d'une place au-dessous de l'endroit ou nous etions. La commotion fut tellement forte, que nous crumes que nous allions etre aneantis sous les debris du palais. Nous descendimes au plus vite et avec precaution, mais nous fumes saisis en ne voyant plus les deux hommes que nous avions places en faction. Nous les cherchames assez longtemps; enfin nous les retrouvames dans la rue: ils nous dirent qu'au moment de l'explosion, ils s'etaient sauves au plus vite, croyant que toute l'habitation allait s'ecrouler sur nous. Avant de partir, nous voulumes connaitre la cause de ce qui nous avait tant epouvantes; nous vimes, dans une grande place a manger, que le plafond etait tombe, qu'un grand lustre en cristal etait brise en milliers de morceaux, et tout cela venait de ce que des obus avaient ete places, a dessein, dans un grand poele en faience. Les Russes avaient juge que, pour nous detruire, tous les moyens etaient bons. Tandis que nous etions encore dans les appartements, a faire des reflexions sur des choses que nous ne comprenions pas encore, nous entendimes crier: _Au feu!_ C'etaient nos deux sentinelles qui venaient de s'apercevoir que le feu etait au palais. Effectivement il sortait, par plusieurs endroits, une fumee epaisse, noire, et puis rougeatre, et, en un instant, l'edifice fut tout en feu. Au bout d'un quart d'heure, le toit en tole colorie et verni s'ecroula avec un bruit effroyable et entraina avec lui les trois quarts de l'edifice. Apres avoir fait plusieurs detours, nous entrames dans une rue assez large et longue, ou se trouvaient, a droite et a gauche, des palais superbes. Elle devait nous conduire dans la direction d'ou nous etions partis, mais le forcat qui nous servait de guide ne pouvait rien nous enseigner; il ne nous etait utile que pour porter quelquefois notre blesse, car il commencait a marcher avec peine. Pendant notre marche, nous vimes passer, pres de nous, plusieurs hommes avec de longues barbes et des figures sinistres, et que la lueur des torches a incendie, qu'ils portaient a la main, rendait encore plus terribles; ignorant leurs desseins, nous les laissons passer. Nous rencontrames plusieurs chasseurs de la Garde, qui nous apprirent que c'etaient les Russes eux-memes qui brulaient la ville, et que les hommes que nous avions rencontres etaient charges de cette mission. Un instant apres, nous surprimes trois de ces miserables qui mettaient le feu a un temple grec. En nous voyant, deux jeterent leurs torches et se sauverent; nous approchames du troisieme, qui ne voulut pas jeter la sienne, et qui, au contraire, cherchait a mettre son projet a execution; mais un coup de crosse de fusil derriere la tete nous fit raison de son obstination. Au meme instant, nous rencontrames une patrouille de fusiliers-chasseurs qui, comme nous, se trouvaient egares. Le sergent qui la commandait me conta qu'ils avaient rencontre des forcats mettant le feu a plusieurs maisons, et qu'il s'en etait trouve un a qui il avait ete oblige d'abattre le poignet d'un coup de sabre, afin de lui faire lacher prise, et que, la torche etant tombee, il la ramassa de la main gauche, pour continuer de mettre le feu: ils furent obliges de le tuer. Un peu plus loin, nous entendimes les cris de plusieurs femmes qui appelaient au secours en francais: nous entrames dans la maison d'ou partaient les cris, croyant que c'etaient des cantinieres de l'armee qui etaient aux prises avec des Russes. En entrant, nous vimes epars, ca et la, plusieurs costumes de differentes facons, qui nous parurent tres riches, et nous vimes venir a nous deux dames tout echevelees. Elles etaient accompagnees d'un jeune garcon de douze a quinze ans; elles implorerent notre protection contre des soldats de la police russe, qui voulaient incendier leur habitation, sans leur donner le temps d'emporter leurs effets, parmi lesquels se trouvait la robe de Cesar, le casque de Brutus et la cuirasse de Jeanne d'Arc, car ces dames nous apprirent qu'elles etaient comediennes, et Francaises, mais que leurs maris etaient partis de force avec les Russes. Nous empechames que, pour le moment, la maison ne fut brulee; nous nous emparames de la police russe, ils etaient quatre, que nous conduisimes a notre regiment qui etait toujours sur la place du Gouvernement, ou nous arrivames apres bien des peines, a deux heures du matin, precisement du cote oppose a celui d'ou nous etions partis. Lorsque le colonel sut que nous etions de retour, il vint nous trouver pour nous temoigner son mecontentement, et nous demanda compte du temps que nous avions passe, depuis la veille a sept heures du soir. Mais lorsqu'il vit nos prisonniers et notre homme blesse, et que nous lui eumes conte les dangers que nous avions courus depuis l'instant ou nous etions partis, il nous dit qu'il etait satisfait de nous revoir, car nous lui avions donne beaucoup d'inquietude. En jetant un regard sur la place ou etait bivaque le regiment, il me semblait voir une reunion de tous les peuples du monde, car nos soldats etaient vetus en Kalmoucks, en Chinois, en Cosaques, en Tartares, en Persans, en Turcs, et une autre partie couverte de riches fourrures. Il y en avait meme, qui etaient habilles avec des habits de cour a la francaise, ayant, a leurs cotes, des epees dont la poignee etait en acier et brillante comme le diamant. Ajoutez a cela la place couverte de tout ce que l'on peut desirer de friandises, du vin et des liqueurs en quantite, peu de viande fraiche, beaucoup de jambons et de gros poissons, un peu de farine, mais pas de pain. Ce jour-la, 15, le lendemain de notre arrivee, le regiment quitta la place du Gouvernement a 9 heures du matin, pour se porter dans les environs du Kremlin, ou l'Empereur venait de se loger, et, comme il n'y avait pas vingt-quatre heures que j'etais de service, je fus laisse avec quinze hommes au palais du gouverneur. Sur les dix heures, je vis venir un general a cheval; je crois que c'etait le general Pernetty[16]. Il conduisait, devant son cheval, un individu jeune encore, vetu d'une capote de peau de mouton, serree avec une ceinture de laine rouge. Le general me demanda si j'etais le chef du poste, et, sur ma reponse affirmative, il me dit: "C'est bien! Vous allez faire perir cet homme a coups de baionnette; je viens de le surprendre, une torche a la main, mettant le feu au palais ou je suis loge!" [Note 16: J'ai su, depuis, que c'etait bien le general Pernetty, commandant les canonniers a pied de la Garde imperiale. (_Note de l'auteur_.)] Aussitot, je commandai quatre hommes pour l'execution de l'ordre du general. Mais le soldat francais est peu propre pour des executions semblables, de sang-froid: les coups qu'ils lui porterent ne traverserent pas sa capote; nous lui aurions sans doute sauve la vie, a cause de sa jeunesse (et puis il n'avait pas l'air d'un forcat), mais le general, toujours present, afin de voir si l'on executait ses ordres, ne partit que lorsqu'il vit le malheureux tomber d'un coup de fusil dans le cote, qu'un soldat lui tira, plutot que de le faire souffrir par des coups de baionnette. Nous le laissames sur la place. Un instant apres, arriva un autre individu, habitant de Moscou, Francais d'origine, et Parisien, se disant proprietaire de l'etablissement des bains. Il venait me demander une sauvegarde, parce que, disait-il, on voulait mettre le feu chez lui. Je lui donnai quatre hommes, qui revinrent un instant apres, en disant qu'il etait trop tard, que cet etablissement spacieux etait tout en flammes. Quelques heures apres notre malheureuse execution, les hommes du poste vinrent me dire qu'une femme, passant sur la place, s'etait jetee sur le corps inanime du malheureux jeune homme. Je fus la voir; elle cherchait a nous faire comprendre que c'etait son mari, ou un parent. Elle etait assise a terre, tenant la tete du mort sur ses genoux, lui passant la main sur la figure, l'embrassant quelquefois, et sans verser une larme. Enfin, fatigue de voir une scene qui me saignait le coeur, je la fis entrer ou etait le poste; je lui presentai un verre de liqueur qu'elle avala avec plaisir, et puis un second, ensuite un troisieme, et tant que l'on voulut lui en donner. Elle finit par nous faire comprendre qu'elle resterait pendant trois jours ou elle etait, en attendant que l'individu mort soit ressuscite; en cela, elle pensait, comme le vulgaire des Russes, qu'au bout de trois jours l'on revient; elle finit par s'endormir sur un canape. A cinq heures, notre compagnie revint sur la place; elle etait de nouveau commandee de piquet, de maniere que, croyant me reposer, je fus encore de service pour vingt-quatre heures. Le reste du regiment, ainsi qu'une partie du reste de la Garde, etait occupe a maitriser le feu qui etait dans les environs du Kremlin; l'on en vint a bout pour un moment, mais pour recommencer ensuite plus fort que jamais. Depuis que la compagnie etait de retour sur la place, le capitaine avait fait partir des patrouilles dans differents quartiers: une fut envoyee encore du cote des bains, mais elle revint un instant apres, et le caporal qui la commandait nous dit qu'au moment ou il arrivait, l'etablissement s'ecroula avec un bruit epouvantable, et que les etincelles, emportees au loin par un vent d'ouest, avaient mis le feu a differents endroits. Pendant toute la soiree et une partie de la nuit, nos patrouilles ne faisaient que de nous amener des soldats russes que l'on trouvait dans tous les quartiers de la ville, le feu les faisant sortir des maisons ou ils etaient caches. Parmi eux se trouvaient deux officiers, l'un appartenant a l'armee, l'autre a la milice: le premier se laissa desarmer de son sabre, sans faire aucune observation, et demanda seulement qu'on lui laissat une medaille en or pendue a son cote; mais le second, qui etait un jeune homme, et qui, independamment de son sabre, avait encore une ceinture remplie de cartouches, ne voulait pas se laisser desarmer, et, comme il parlait tres bien francais, il nous disait qu'il etait de la milice: c'etaient la ses raisons, mais nous finimes par lui faire comprendre les notres. A minuit, le feu recommenca dans les environs du Kremlin; l'on parvint encore a le maitriser. Mais le 16, a trois heures du matin, il recommenca avec plus de violence, et continua. Pendant cette nuit du 15 au 16, l'envie me prit, ainsi qu'a deux de mes amis, sous-officiers comme moi, de parcourir la ville, et de faire une visite au Kremlin dont on parlait tant.... Nous nous mimes en route: pour eclairer notre marche, nous n'avions pas besoin de flambeaux, mais comme nous avions envie de visiter les demeures et les caves des seigneurs moscovites, nous nous etions fait accompagner, chacun, par un homme de la compagnie, muni de bougies. Mes camarades connaissaient deja un peu le chemin, pour l'avoir fait deux fois, mais comme tout changeait a chaque instant, par suite de l'eboulement des rues, nous fumes bientot egares. Apres avoir marche quelque temps sans direction certaine, suivant comme le feu nous le permettait, nous rencontrames, fort heureusement, un juif qui s'arrachait la barbe et les cheveux en voyant bruler sa synagogue, temple dont il etait le rabbin. Comme il parlait allemand, il nous conta ses peines, en nous disant que lui et d'autres de sa religion avaient mis, dans le temple, pour le sauver, tout ce qu'ils avaient de plus precieux, mais qu'a present, tout etait perdu. Nous cherchames a consoler l'enfant d'Israel, nous le primes par le bras, et nous lui dimes de nous conduire au Kremlin. Je ne puis me rappeler sans rire, que le juif, au milieu d'un pareil desastre, nous demanda si nous n'avions rien a vendre, ou a changer. Je pense que c'est par habitude qu'il nous fit cette question, car, pour le moment, il n'y avait pas de commerce possible. Apres avoir traverse plusieurs quartiers, dont une grande partie etait en feu, et avoir remarque beaucoup de belles rues encore intactes, nous arrivames sur une petite place un peu elevee, pas loin de la Moskowa, d'ou le juif nous fit remarquer les tours du Kremlin que l'on distinguait comme en plein jour, a cause de la lueur des flammes; nous nous arretames un instant dans ce quartier, pour visiter une cave d'ou quelques lanciers de la Garde sortaient. Nous y primes du vin et du sucre, beaucoup de fruits confits; nous en chargeames le juif, qui porta tout sous notre protection. Il etait jour lorsque nous arrivames, pres de la premiere enceinte du Kremlin: nous passames sous une porte batie en pierre grise, surmontee d'un petit clocher ou il y avait une cloche, en l'honneur d'un grand saint Nicolas qui se trouvait dans une niche dessous la porte, et a gauche en entrant. Ce grand saint, qui avait au moins six pieds, et richement habille, etait adore par chaque Russe qui passait, meme les forcats: c'est le patron de la Russie. Lorsque nous fumes au dela de la premiere enceinte, nous tournames a droite ou, apres avoir longe une rue que nous eumes beaucoup d'embarras de traverser, a cause du desordre qu'il y avait par suite du feu qui venait de se declarer dans plusieurs maisons ou s'etaient etablies des cantinieres de la Garde, nous arrivames, non sans peine, contre une haute muraille surmontee de grandes tours. De distance en distance, de grandes aigles dorees dominent au haut des tours. Apres avoir passe une grande porte, nous nous trouvames dans la place et vis-a-vis du palais. L'Empereur y etait depuis la veille, car, du 14 au 15, il avait couche dans un faubourg. A notre arrivee, nous y rencontrames des amis du 1er regiment de chasseurs qui etaient de piquet et qui nous retinrent a dejeuner. Nous y mangeames de bonnes viandes, chose qui ne nous etait pas arrivee depuis longtemps; nous y bumes aussi d'excellent vin. Le juif, que nous avions toujours garde avec nous, fut force, malgre toute sa repugnance, de manger avec nous et de gouter du jambon. Il est vrai de dire que les chasseurs, qui avaient beaucoup de lingots en argent qui venaient de l'hotel de la Monnaie, lui promirent de faire des echanges; ces lingots etaient aussi gros qu'une brique et en avaient la forme: il s'en est trouve beaucoup. Il etait pres de midi que nous etions encore a table avec nos amis, le dos appuye contre des grosses pieces de canon monstre, qui sont de chaque cote de la porte de l'arsenal qui est en face du palais, lorsqu'on cria: "Aux armes!" Le feu etait au Kremlin. Un instant apres, des brandons de feu tombaient dans la cour ou se trouvaient de l'artillerie de la Garde, avec tous les caissons; a cote se trouvait une grande quantite d'etoupes, que les Russes avaient laissee, et dont deja une partie etait en flammes. La crainte d'une explosion occasionna un peu de desordre, surtout par la presence de l'Empereur que l'on forca, pour ainsi dire, de quitter le Kremlin. Pendant ce temps, nous avions dit adieu a nos amis; nous etions partis pour rejoindre le regiment. Notre guide, a qui nous avions fait comprendre l'endroit ou il etait, nous fit prendre une direction par ou, nous disait-il, nous aurions plus court, mais il nous fut impossible d'y penetrer; nous en fumes repousses par les flammes. Il nous fallut attendre qu'un passage fut libre, car, dans ce moment, tout etait en feu autour du Kremlin, et l'impetuosite du vent qui, depuis quelque temps, soufflait d'une force extraordinaire, nous lancait des pieces de bois enflammees dans les jambes, ce qui nous forca de nous abriter dans un souterrain ou deja beaucoup d'hommes etaient. Nous y restames assez longtemps, et, lorsque nous en sortimes, nous rencontrames les regiments de la Garde qui allaient s'etablir dans les environs du chateau de Peterskoe, ou l'Empereur allait loger. Un seul bataillon, le premier du 2e regiment de chasseurs, resta au Kremlin: il preserva le palais de l'incendie, puisque l'Empereur y rentra le 18 au matin. J'oubliais de dire que le prince de Neufchatel, ayant voulu s'assurer de l'incendie qui etait autour du Kremlin, avait monte, avec un officier, sur une des plates-formes du palais, mais ils faillirent etre enleves par la violence du vent. Le vent et le feu continuaient toujours, mais un passage etait libre: c'etait celui par ou l'Empereur venait de sortir. Nous le suivimes, et, un instant apres, nous nous trouvames sur les bords de la Moskowa. Nous marchames le long des quais, que nous suivimes jusqu'au moment ou nous trouvames une rue moins enflammee, ou une autre tout a fait consumee, car, par celle que l'Empereur venait de traverser, plusieurs maisons venaient de crouler apres son passage, et qui empechaient d'y penetrer. Enfin, nous nous trouvames dans un quartier tout a fait en cendres, ou notre juif tacha de reconnaitre une rue qui devait nous conduire sur la place du Gouvernement; il eut beaucoup de peine d'en retrouver les traces. Dans la nouvelle direction que nous venions de prendre, nous laissions le Kremlin sur notre gauche. Pendant que nous marchions, le vent nous envoyait des cendres chaudes dans les yeux, et nous empechait d'y voir; nous nous enfoncames dans les rues, sans autre accident que d'avoir les pieds un peu brules, car il fallait marcher sur les plaques des toits, ainsi que sur les cendres qui etaient encore brulantes, et qui couvraient toutes les rues. Nous avions deja parcouru un grand espace, quand, tout a coup, nous trouvons notre droite a decouvert; c'etait le quartier des juifs, ou les maisons, baties toutes en bois, et petites, avaient ete consumees jusqu'au pied: a cette vue, notre guide jette un cri et tombe sans connaissance. Nous nous empressames de le debarrasser de la charge qu'il portait: nous en tirames une bouteille de liqueur et nous lui en fimes avaler quelques gouttes; ensuite, nous lui en versames sur la figure. Un instant apres, il ouvrit les yeux. Nous lui demandames pourquoi il s'etait trouve malade. Il nous fit comprendre que sa maison etait la proie des flammes, et que probablement sa famille avait peri, et, en disant cela, il retomba sans connaissance, de maniere que nous fumes obliges de l'abandonner, malgre nous, car nous ne savions que devenir sans guide, au milieu d'un pareil labyrinthe. Il fallut, cependant, se decider a quelque chose: nous fimes prendre notre charge par un de nos hommes, et nous continuames a marcher; mais, au bout d'un instant, nous fumes forces d'arreter, ayant des obstacles a franchir. La distance a parcourir pour atteindre une autre rue etait au moins de trois cents pas; nous n'osions franchir cet espace, a cause des cendres chaudes qui allaient nous aveugler. Pendant que nous etions a deliberer, un de mes amis me propose de ne faire qu'une course; je conseillai d'attendre encore; les autres etaient de mon avis, mais celui qui m'avait fait cette proposition, voyant que nous etions irresolus, et sans nous donner le temps de la reflexion, se mit a crier: "Qui m'aime me suit!" Et il s'elance au pas de course; l'autre le suit avec deux de nos hommes, et moi je reste avec celui qui avait la charge, qui consistait encore en trois bouteilles de vin, cinq de liqueurs, et des fruits confits. Mais a peine ont-ils fait trente pas, que nous les vimes disparaitre a nos yeux: le premier etait tombe de tout son long; celui qui l'avait suivi le releva de suite. Les deux derniers s'etaient cache la figure dans leurs mains, et avaient evite d'etre aveugles par les cendres, comme le premier, qui n'y voyait plus, car c'etait par un tourbillon de cette poussiere qu'ils avaient ete enveloppes. Le premier, ne pouvant plus voir, criait et jurait comme un diable: les autres etaient obliges de le conduire, mais ils ne purent le ramener, ni revenir a l'endroit ou j'etais avec l'homme et la charge. Et moi, je n'osais risquer de les joindre, car le passage devenait de plus en plus dangereux. Il fallut attendre plus d'une heure, avant que je pusse aller a eux. Pendant ce temps, celui qui etait devenu presque aveugle, pour se laver les yeux, fut oblige d'uriner sur un mouchoir, en attendant qu'il puisse se les laver avec le vin que nous avions: provisoirement, avec l'homme qui etait reste avec moi, nous en vidames une bouteille. Lorsque nous fumes reunis, nous vimes qu'il y avait impossibilite d'aller plus avant sans danger. Nous decidames de retourner sur nos pas, mais, au moment de retourner, nous eumes l'idee de prendre chacun une grande plaque en tole pour nous couvrir la tete en la tenant du cote ou le vent, les flammes et les cendres venaient; nous en primes donc chacun une. Apres les avoir ployees pour nous en servir comme d'un bouclier, nous les appliquames sur nos epaules gauches, en les tenant des deux mains, de maniere que nous avions la tete et la partie gauche garanties. Apres nous etre serres les uns contre les autres, et en prenant toutes les precautions possibles pour ne pas etre ecrases, nous nous mimes en marche, un soldat en tete, ensuite moi tenant celui qui ne voyait presque pas, par la main, et les autres suivaient. Enfin nous traversames avec beaucoup de peine, et non sans avoir failli etre renverses plusieurs fois. Lorsque nous eumes traverse, nous nous trouvames dans une nouvelle rue, ou nous apercumes plusieurs familles juives et quelques Chinois accroupis dans des coins, gardant le peu d'effets qu'ils avaient sauves ou pris chez les autres. Ils paraissaient surpris de nous voir: probablement qu'ils n'avaient pas encore vu de Francais dans ce quartier. Nous approchames d'un juif, nous lui fimes comprendre qu'il fallait nous conduire sur la place du Gouvernement. Un pere y vint avec son fils, et comme, dans ce labyrinthe de feu, les rues etaient coupees quelquefois par des maisons croulees ou par d'autres enflammees, ce ne fut qu'apres des detours et de grandes difficultes de trouver des issues, et apres nous etre reposes plusieurs fois, que nous arrivames, a onze heures de la nuit, a l'endroit d'ou nous etions partis la veille. Depuis que nous etions arrives a Moscou, je n'avais pas, pour ainsi dire, pris de repos; aussi je me couchai sur de belles fourrures que nos soldats avaient rapportees en quantite, et je dormis jusqu'a sept heures du matin. La compagnie n'avait pas encore ete relevee de service, vu que tous les regiments, ainsi que les fusiliers, et meme la Jeune Garde, a la disposition du marechal Mortier, qui venait d'etre nomme gouverneur de la ville, etaient occupes, depuis trente-six heures, a comprimer l'incendie qui, lorsque l'on avait fini d'un cote, recommencait d'un autre. Cependant l'on conserva assez d'habitations, et meme au dela de ce qu'il fallait, pour se loger, mais ce ne fut pas sans mal, car Rostopchin avait fait emmener toutes les pompes. Il s'en trouva encore quelques-unes, mais hors de service. Pendant la journee du 16, l'ordre avait ete donne de fusiller tous ceux qui seraient pris mettant le feu. Cet ordre avait, aussitot, ete mis a execution. Pas loin de la place du Gouvernement, se trouvait une autre petite place ou quelques incendiaires avaient ete fusilles et pendus ensuite a des arbres: cet endroit s'appela toujours la _place des Pendus_. Le jour meme de notre entree, l'Empereur avait donne l'ordre au marechal Mortier d'empecher le pillage. Cet ordre avait ete donne dans chaque regiment, mais lorsque l'on sut que les Russes eux-memes mettaient le feu a la ville, il ne fut plus possible de retenir le soldat: chacun prit ce qui lui etait necessaire, et meme des choses dont il n'avait pas besoin. Dans la nuit du 17, le capitaine me permit de prendre dix hommes de corvee, avec leurs sabres, pour aller chercher des vivres. Il en envoya vingt d'un autre cote, parce que la maraude ou le pillage[17], comme on voudra, etait permis, mais en recommandant d'y mettre le plus d'ordre possible. Me voila donc encore parti pour la troisieme course de nuit. [Note 17: Nos soldats appelaient le pillage de la ville, la "foire de Moscou", (_Note de l'auteur_.)] Nous traversames une grande rue tenant a la place ou nous etions. Quoique le feu y avait ete mis deux fois, l'on etait parvenu a s'en rendre maitre, et, depuis ce moment, l'on avait ete assez heureux de la preserver. Aussi plusieurs officiers superieurs, ainsi qu'un grand nombre d'employes de l'armee, y avaient pris leur domicile. Nous en traversames encore d'autres ou l'on ne voyait plus que la place, marquee, par les plaques en tole des toits; le vent de la journee precedente en avait balaye les cendres. Nous arrivames dans un quartier ou tout etait encore debout: l'on n'y voyait que quelques voitures d'equipage, sans chevaux. Le plus grand silence y regnait. Nous visitames les voitures: il ne s'y trouvait rien, mais, a peine les avions-nous depassees, qu'un cri feroce se fit entendre derriere nous et fut repete deux fois et a deux distances differentes. Nous ecoutames quelque temps, et nous n'entendimes plus rien. Alors nous nous decidames a entrer dans deux maisons, moi avec cinq hommes dans la premiere, et un caporal avec les cinq autres, dans l'autre. Nous allumames des lanternes dont nous etions munis, et, le sabre en main, nous nous disposames a entrer dans celles qui nous paraissaient devoir renfermer des choses qui pouvaient nous etre utiles. Celle ou je voulais entrer etait fermee, et la porte garnie de grandes plaques de fer; cela nous contraria un peu, vu que nous ne voulions pas faire de bruit en l'enfoncant. Mais, ayant remarque que la cave, dont la porte donnait sur la rue, etait ouverte, deux hommes y descendirent. Ils y trouverent une trappe qui communiquait dans la maison, de maniere qu'il leur fut facile de nous ouvrir la porte. Nous y entrames, et nous vimes que nous etions dans un magasin d'epiceries: rien n'avait ete derange dans la maison, seulement, dans une chambre a manger, il y avait un peu de desordre. De la viande cuite etait encore sur la table; plusieurs sacs remplis de grosse monnaie etaient sur un coffre; peut-etre que l'on n'avait pas voulu, ou que l'on n'avait pu les emporter. Apres avoir visite toute la maison, nous nous disposames a faire nos provisions, car nous y trouvames de la farine, du beurre, du sucre en quantite et du cafe, ainsi qu'un grand tonneau rempli d'oeufs ranges par couches, dans de la paille d'avoine. Pendant que nous etions a faire notre choix, sans disputer sur le prix, car il nous semblait que nous pouvions disposer de tout, puisqu'on l'avait abandonne et que, d'un moment a l'autre, cela pouvait devenir la proie des flammes, le caporal, qui etait entre d'un autre cote, m'envoya dire que la maison ou il etait, etait celle d'un carrossier ou se trouvaient plus de trente petites voitures elegantes, que les Russes appellent _drouschki_. Il me fit dire aussi que, dans une chambre, il y avait plusieurs soldats russes de couches sur des nattes de jonc, mais qu'ayant ete surpris de voir des Francais, ils s'etaient mis a genoux, les mains croisees sur la poitrine, et le front contre terre, pour demander grace, mais que, voyant qu'ils etaient blesses, ils leur avaient porte des secours en leur donnant de l'eau, vu l'impossibilite ou ils etaient de s'en procurer eux-memes, tant leurs blessures etaient graves, et que, par la meme raison, ils ne pouvaient nous nuire. Je fus de suite chez le carrossier, faire choix de deux jolies petites voitures fort commodes, afin d'y mettre les vivres que nous trouvions, et de pouvoir les transporter plus a notre aise. Je vis les blesses: parmi eux se trouvaient cinq canonniers de la Garde, avec les jambes brisees; ils etaient au nombre de dix-sept; beaucoup etaient Asiatiques, faciles a reconnaitre a leur maniere de saluer. Comme je sortais de la maison avec mes voitures, j'apercus trois hommes, dont un arme d'une lance, le second d'un sabre et le troisieme d'une torche allumee, mettant le feu a la maison de l'epicier, sans que les hommes que j'avais laisses dedans s'en fussent apercus, tant ils etaient occupes a emballer et a faire choix des bonnes choses qui s'y trouvaient. En les voyant, nous jetames un grand cri pour epouvanter ces trois coquins, mais, a notre surprise, pas un ne bougea; ils nous regarderent venir tranquillement, et celui qui etait arme d'une lance se mit fierement en posture de vouloir se defendre, si nous approchions. Cela nous etait assez difficile, vu que nous n'avions que nos sabres. Mais le caporal arriva avec deux pistolets charges qu'il venait de trouver dans la chambre ou etaient les blesses; il m'en donna un et, avec celui qui lui restait, il voulait abattre celui qui etait arme d'une lance. Mais je l'en empechai pour le moment, ne voulant pas faire de bruit, dans la crainte qu'il ne nous en tombat un plus grand nombre sur les bras. Voyant cela, un Breton, qui se trouvait parmi nos hommes, se saisit d'un petit timon d'une des petites voitures, et faisant le moulinet, il avanca contre l'individu qui, ne connaissant rien a cette maniere de combattre, eut, au meme instant, les deux jambes brisees. Il jeta, en tombant, un cri terrible, mais le Breton, en colere, ne lui laissa pas le temps d'en jeter un second, car il lui assena un second coup tellement violent sur la tete, qu'un boulet de canon n'aurait pu mieux faire. Il allait en faire autant des deux autres, si nous ne l'avions arrete. Celui qui avait une torche a la main ne voulait pas s'en dessaisir: il se sauva, avec son brandon enflamme, dans l'interieur de la maison de l'epicier, ou deux hommes le poursuivirent. Il ne fallut pas moins de deux coups de sabre pour le mettre a la raison. Tant qu'au troisieme, il se soumit de bonne grace, et fut aussitot attele a la voiture la plus chargee, avec un autre individu que l'on venait de saisir dans la rue. Nous disposames tout pour notre depart. Nos deux voitures etaient chargees de tout ce que renfermait le magasin: sur la premiere, ou nous avions attele nos deux Russes, et qui etait la plus chargee, nous avions mis le tonneau rempli d'oeufs, et, pour ne pas que nos conducteurs puissent se sauver, nous avions eu la sage precaution de les attacher par le milieu du corps arec une forte corde et a double noeud; la seconde devait etre conduite par quatre hommes de chez nous, en attendant que nous puissions trouver un attelage, comme a la premiere. Mais voila qu'au moment ou nous allions partir, nous apercevons le feu a la maison du carrossier! L'idee que les malheureux allaient perir dans des douleurs atroces nous forca de nous arreter et de leur porter des secours. Nous y fumes de suite, ne laissant que trois hommes pour garder nos voitures. Nous transportames les pauvres blesses sous une remise separee du corps des batiments. C'est tout ce que nous pumes faire. Apres avoir rempli cet acte d'humanite, nous partimes au plus vite afin d'eviter que notre marche ne soit interceptee par l'incendie, car on voyait le feu a plusieurs endroits, et dans la direction que nous devions parcourir. Mais a peine avions-nous fait vingt-cinq pas, que les malheureux blesses que nous venions de transporter, jeterent des cris effrayants. Nous nous arretames encore, afin, de voir de quoi il etait question. Le caporal y fut avec quatre hommes. C'etait le feu qui avait pris a la paille qui etait en quantite dans la cour, et qui gagnait l'endroit ou etaient ces malheureux. Il fit, avec ses hommes, tout ce qu'il etait possible de faire, afin de les preserver d'etre brules. Ensuite ils vinrent nous rejoindre, mais il est probable qu'ils auront peri. Nous continuames notre route, et, dans la crainte d'etre surpris par le feu, nous faisions trotter notre premier attelage a coups de plats de sabre. Cependant nous ne pumes l'eviter, car lorsque nous fumes dans le quartier de la place du Gouvernement, nous nous apercumes que la grand'rue, ou beaucoup d'officiers superieurs et des employes de l'armee s'etaient loges, etait tout en flammes. C'etait pour la troisieme fois que l'on y mettait le feu. Mais aussi ce fut la derniere. Lorsque nous fumes a l'entree, nous remarquames que le feu n'etait mis que par intervalles et que l'on pouvait, en courant, franchir les espaces ou il faisait ses ravages. Les premieres maisons de la rue ne brulaient pas. Arrives a celles qui etaient en feu, nous nous arretames, afin de voir si l'on pouvait, sans s'exposer, les franchir. Deja plusieurs etaient croulees; celles sous lesquelles ou devant lesquelles nous devions passer, menacaient aussi de s'abimer sur nous et de nous engloutir dans les flammes. Cependant, nous ne pumes rester longtemps dans cette position, car nous venions de nous apercevoir que la partie des maisons que nous avions passee, en entrant dans la rue, etait aussi en feu. Ainsi nous etions pris, non seulement devant et derriere, mais aussi a droite et a gauche, et, au bout d'un instant, partout, ce n'etait plus qu'une voute de feu sous laquelle il fallait passer. Il fut decide que les voitures passeraient en avant; nous voulumes que celle a laquelle etaient atteles les Russes passat la premiere, et malgre quelques coups de plats de sabre, ils firent des difficultes. L'autre, qui etait conduite par nos soldats, se porta en avant et, s'excitant l'un et l'autre, ils franchirent le plus heureusement possible l'endroit le plus dangereux. Voyant cela, nous redoublames de coups sur les epaules de nos Russes qui, craignant quelque chose de pire, s'elancerent en criant: "_Houra!_"[18] et passerent au plus vite, non sans avoir senti la chaleur, et couru de grands dangers, a cause qu'il se trouvait differents meubles qui venaient de rouler dans la rue. [Note 18: _Houra!_ qui veut dire: _En avant!_ (_Note de l'auteur_)] A peine la derniere voiture fut-elle passes, que nous traversames la meme distance au pas de course: alors nous nous trouvames dans un endroit qui formait quatre coins, et quatre rues larges et longues, que nous apercevions tout en feu. Et quoique, pour le moment, il tombat de l'eau en abondance, l'incendie n'en allait pas moins son train, car a chaque instant l'on voyait des habitations et meme des rues entieres disparaitre dans la fumee et dans les decombres. Il fallait cependant avancer et gagner au plus vite l'endroit ou etait le regiment, mais nous vimes avec peine que la chose etait impraticable, et qu'il fallait attendre que toute la rue fut reduite en cendres pour avoir un passage libre. Il fut decide de retourner sur nos pas; c'est ce que nous fimes de suite. Arrives a l'endroit ou nous avions passe, les Russes, cette fois, dans la crainte de recevoir une correction, n'hesiterent pas a passer les premiers, mais, a peine ont-ils parcouru la moitie de l'espace qu'il fallait pour arriver au lieu de surete, et au moment ou nous allions les suivre dans ce dangereux passage, qu'un bruit epouvantable se fait entendre: c'etait le craquement des voutes et la chute des poutres brulantes et des toits de fer qui croulaient sur la voiture. En un instant, tout fut aneanti, jusqu'aux conducteurs que nous ne cherchames plus a revoir, mais nous regrettames nos provisions, surtout nos oeufs. Il me serait impossible de depeindre la situation critique ou nous nous trouvions. Nous etions bloques par le feu et sans aucun moyen de retraite. Heureusement pour nous qu'a l'endroit ou etaient les quatre coins des rues, il se trouvait une distance assez grande pour etre a l'abri des flammes, de maniere a pouvoir attendre qu'une rue fut entierement brulee pour nous ouvrir un passage. Pendant que nous attendions un moment propice pour nous echapper, nous remarquames qu'une des maisons qui faisaient le coin d'une rue etait la boutique d'un confiseur italien, et, quoique sur le point d'etre rotis, nous pensames qu'il serait bon de sauver quelques pots des bonnes choses qui pouvaient s'y trouver, si toutefois il y avait possibilite: la porte etait fermee; au premier etage, une croisee etait ouverte; le hasard nous procura une echelle, mais elle etait trop courte; on la posa sur un tonneau qui se trouvait contre la maison: alors elle fut longue assez pour que nos soldats pussent y arriver et entrer dedans. Quoiqu'une partie fut deja en flammes, rien ne les arreta. Ils ouvrirent la porte, et nous remarquames, a notre grande surprise et satisfaction, que rien n'avait ete enleve. Nous y trouvames toutes sortes de fruits confits et beaucoup de liqueurs, du sucre en quantite, mais ce qui nous fit le plus grand plaisir, et qui nous etonna le plus, fut trois grands sacs de farine. Notre surprise redoubla en trouvant des pots de moutarde de la rue Saint-Andre-des-Arts, n deg. 13, a Paris. Nous nous empressames de vider toute la boutique, et nous en fimes un magasin au milieu de la place ou nous etions, en attendant qu'il nous fut possible de faire transporter le tout ou etait notre compagnie. Comme il continuait toujours a tomber de l'eau, nous fimes un abri avec les portes de la maison, et nous etablimes notre bivac, ou nous restames plus de quatre heures, en attendant qu'un passage fut libre. Pendant ce temps, nous fimes des beignets a la confiture, et, lorsque nous pumes partir, nous emportames, sur nos epaules, tout ce qu'il fut possible de prendre. Nous laissames notre autre voiture et nos sacs de farine sous la garde de cinq hommes, pour venir ensuite, avec d'autres, les chercher. Pour la voiture, il etait de toute impossibilite de s'en servir, vu que le milieu de la rue ou il fallait passer etait embarrasse par quantite de beaux meubles brises et a demi brules, des pianos, des lustres en cristal et une infinite d'autres choses de la plus grande richesse. Enfin, apres avoir passe la place des Pendus, nous arrivames ou etait la compagnie, a 10 heures du matin: nous en etions partis la veille a 10 heures. Aussitot notre arrivee, nous ne perdimes pas de temps pour envoyer chercher tout ce que nous avions laisse en arriere: dix hommes partirent de suite; ils revinrent, une heure apres, avec chacun une charge, et malgre tous les obstacles, ils ramenerent la voiture que nous y avions laissee. Ils nous conterent qu'ils avaient ete obliges de debarrasser la place ou la premiere voiture avait ete ecrasee avec les Russes, et que ces derniers etaient tous brules, calcines et raccourcis. Le meme jour 18, nous fumes releves du service de la place, et nous fumes prendre possession de nos logements, pas loin de la premiere enceinte du Kremlin, dans une belle rue dont une grande partie avait ete preservee du feu. L'on designa, pour notre compagnie, un grand cafe, car dans une des salles il y avait deux billards, et, pour nous autres sous-officiers, la maison d'un boyard tenant a la premiere. Nos soldats demonterent les billards pour avoir plus de place; quelques-uns, avec le drap, se firent des capotes. Nous trouvames, dans les caves de l'habitation de la compagnie, une grande quantite de vin, de rhum de la Jamaique, ainsi qu'une grande cave remplie de tonnes d'excellente biere recouvertes de glace pour la tenir fraiche pendant l'ete. Chez notre boyard, quinze grandes caisses de vin de Champagne mousseux, et beaucoup de vin d'Espagne. Nos soldats, le meme jour, decouvrirent un grand magasin de sucre dont nous eumes soin de faire une grande provision qui nous servit a faire du punch, pendant tout le temps que nous restames a Moscou, ce que nous n'avons jamais manque un seul jour de faire en grande recreation. Tous les soirs, dans un grand vase en argent que le boyard russe avait oublie d'emporter, et qui contenait au moins six bouteilles, nous en faisions pour le moins trois ou quatre fois. Ajoutez a cela une belle collection de pipes dans lesquelles nous fumions d'excellent tabac. Le 19, nous passames la revue de l'Empereur, au Kremlin, et en face du palais. Le meme jour, au soir, je fus encore commande pour faire partie d'un detachement compose de fusiliers-chasseurs et grenadiers, et d'un escadron de lanciers polonais, en tout deux cents hommes; notre mission etait de preserver de l'incendie le Palais d'ete de l'Imperatrice, situe a l'une des extremites de Moscou. Ce detachement etait commande par un general que je pense etre le general Kellermann. Nous partimes a huit heures du soir; il en etait neuf et demie lorsque nous y arrivames. Nous vimes une habitation spacieuse, qui me parut aussi grande que le chateau des Tuileries, mais batie en bois et recouverte d'un stuc qui faisait le meme effet que le marbre. Aussitot, l'on disposa des gardes a l'exterieur, et l'on etablit un grand poste en face du palais ou se trouvait un grand corps de garde. L'on fit partir des patrouilles pour la plus grande surete. Je fus charge, avec quelques hommes, de visiter l'interieur, afin de voir s'il ne s'y trouvait personne de cache. Cette occasion me procura l'avantage de parcourir cette immense habitation, qui etait meublee avec tout ce que l'Asie et l'Europe produisent de plus riche et de plus brillant. Il semblait que l'on avait tout prodigue pour l'embellir, et, cependant, en moins d'une heure, elle fut entierement consumee, car a peine y avait-il un quart d'heure que tout etait dispose pour empecher que l'on y mette le feu, qu'un instant apres il fut mis, malgre toutes les precautions que l'on avait prises, devant, derriere, a droite et a gauche, et sans voir qui le mettait; enfin, il se fit voir en plus de douze endroits a la fois. On le voyait sortir par toutes les fenetres des greniers. Aussitot, le general demande des sapeurs pour tacher d'isoler le feu, mais c'etait impossible: nous n'avions pas de pompes, ni meme d'eau. Un instant apres, nous vimes sortir de dessous les grands escaliers, par un souterrain du chateau, et s'en aller tranquillement, plusieurs hommes dont quelques-uns avaient encore des torches en partie allumees; l'on courut sur eux et on les arreta. C'etaient ceux qui venaient de mettre le feu au palais; ils etaient vingt et un. Onze autres furent arretes, d'un autre cote, mais qui ne paraissaient pas sortir du chateau. Ils n'avaient rien sur eux qui indiquat qu'ils aient participe a ce nouvel incendie; cependant, plus de la moitie furent reconnus pour des forcats. Tout ce que nous pumes faire, fut de sauver quelques tableaux et d'autres objets precieux, parmi lesquels se trouvaient des ornements imperiaux, comme manteaux en velours, doubles en peau d'hermine, ainsi que beaucoup d'autres choses non moins precieuses qu'il fallut ensuite abandonner. Il y avait peut-etre une demi-heure que le feu avait commence, qu'un vent furieux s'eleva, et en moins de dix minutes, nous fumes bloques par un incendie general, sans pouvoir ni reculer, ni avancer. Plusieurs hommes furent blesses par des pieces de bois enflammees, que la force du vent chassait avec un bruit epouvantable. Nous ne pumes sortir de cet enfer qu'a deux heures du matin, et, alors, plus d'une demi-lieue de terrain avait ete la proie des flammes, car tout ce quartier etait bati en bois, et avec la plus grande elegance. Nous nous remimes en route pour retourner dans la direction du Kremlin: en partant, nous conduisions avec nous nos prisonniers, au nombre de trente-deux, et, comme j'avais ete charge de la garde de police pendant la nuit, je fus aussi charge de l'arriere-garde et de l'escorte des prisonniers, avec ordre de faire tuer a coups de baionnette ceux qui voudraient se sauver ou qui ne voudraient pas suivre. Parmi ces malheureux, il se trouvait au moins les deux tiers de forcats, avec des figures sinistres; les autres etaient des bourgeois de la moyenne classe et de la police russe, faciles a reconnaitre a leur uniforme. Pendant que nous marchions, je remarquai, parmi les prisonniers, un individu affuble d'une capote verte assez propre, pleurant comme un enfant, et repetant a chaque instant, en bon francais: "Mon Dieu! j'ai perdu dans l'incendie ma femme et mon fils!" Je remarquai qu'il regrettait davantage son fils que sa femme; je lui demandai qui il etait. Il me repondit qu'il etait Suisse et des environs de Zurich, instituteur des langues allemande et francaise a Moscou, depuis dix-sept ans. Alors il continua a pleurer et a se desesperer, en repetant toujours: "Mon cher fils! mon pauvre fils!..." J'eus pitie de ce malheureux, je le consolai en lui disant que, peut-etre, il les retrouverait, et, comme je savais qu'il devait mourir comme les autres, je resolus de le sauver. A cote de lui marchaient deux hommes qui se tenaient fortement par le bras, l'un jeune et l'autre deja age; je demandai au Suisse qui ils etaient; il me dit que c'etaient le pere et le fils, tous deux tailleurs d'habits: "Mais, me repondit-il, le pere est plus heureux que moi, il n'est pas separe de son fils, ils pourront mourir ensemble!" Il savait le sort qui l'attendait, car comprenant le francais, il avait entendu l'ordre que l'on avait donne pour eux. Au moment ou il me parlait, je le vis s'arreter tout a coup et regarder avec des yeux egares; je lui demandai ce qu'il avait: il ne me repondit pas. Un instant apres, un gros soupir sortit de sa poitrine, et il se mit de nouveau a pleurer en me disant qu'il cherchait l'emplacement de son habitation, que c'etait bien la, qu'il le reconnaissait au grand poele qui etait encore debout, car il est bon de dire que l'on y voyait toujours comme en plein jour, non seulement dans la ville, mais loin encore. Dans ce moment, la tete de la colonne, qui marchait precedee du detachement de lanciers polonais, etait arretee et ne savait ou passer, a cause d'un grand encombrement qui se trouvait dans une rue plus etroite et par suite des eboulements. Je profitai de ce moment pour satisfaire au desir qu'avait ce malheureux de voir si, dans les cendres de son habitation, il ne retrouverait pas les cadavres de son fils et de sa femme. Je lui proposai de l'accompagner; nous entrons sur l'emplacement de la maison: d'abord nous ne voyons rien qui puisse confirmer son malheur, et deja je le consolais en lui disant que, sans doute, ils etaient sauves, quand tout a coup, a l'entree de la porte de la cave, j'apercus quelque chose de gros et informe, noir et raccourci. J'avancai, j'examinai, en otant avec mon pied tout ce qui pouvait m'empecher de reconnaitre la chose; je vis que c'etait un cadavre. Mais impossible de pouvoir discerner si c'etait un homme ou une femme: d'abord je n'en eus pas le temps, car l'individu, que la chose interessait et qui etait a cote de moi comme un stupide, jeta un cri effroyable et tomba sur le pave. Aide par un soldat qui etait pres de moi, nous le relevames. Revenu un peu a lui-meme, il parcourut, en se livrant au desespoir, le terrain de la maison et, par un dernier cri, il nomma son fils et se precipita dans la cave ou je l'entendis tomber comme une masse. L'envie de le suivre ne me prit pas: je m'empressai de rejoindre le detachement, en faisant de tristes reflexions sur ce que je venais de voir. Un de mes amis me demanda ce que j'avais fait de l'homme qui parlait francais; je lui contai la scene tragique que je venais de voir, et, comme l'on etait toujours arrete, je lui proposai de venir voir l'endroit. Nous allames jusqu'a la porte de la cave; la, nous entendimes des gemissements; mon camarade me proposa d'y descendre afin de le secourir, mais, comme je savais qu'en le tirant de cet endroit, c'etait le conduire a une mort certaine, puisqu'ils devaient tous etre fusilles en arrivant, je lui observai que c'etait commettre une grande imprudence que de s'engager dans un lieu sombre et sans lumiere. Fort heureusement, le cri: "Aux armes!" se fit entendre; c'etait pour se remettre en marche, mais, comme il fallait encore quelque temps avant que la gauche fit son mouvement, nous restames encore un moment au meme endroit, et, comme nous allions nous retirer, nous entendimes quelqu'un marcher; je me retournai. Jugez quelle fut ma surprise en voyant paraitre ce malheureux, ayant l'air d'un spectre, portant dans ses bras des fourrures avec lesquelles, disait-il, il voulait ensevelir son fils et sa femme, car, pour son fils, il l'avait trouve mort dans la cave, sans etre brule. Le cadavre qui etait a la porte etait bien celui de sa femme; je lui conseillai de rentrer dans la cave, de s'y cacher jusqu'apres notre depart et qu'il pourrait ensuite remplir son penible devoir; je ne sais s'il comprit, mais nous partimes. Nous arrivames pres du Kremlin a cinq heures du matin; nous mimes nos prisonniers dans un lieu de surete; mais avant, j'avais eu la precaution de faire mettre de cote les deux tailleurs, pere et fils, et cela pour notre compte; ils nous furent, comme l'on verra, tres utiles pendant notre sejour a Moscou. Le 20, l'incendie s'etait un peu ralenti; le marechal Mortier, gouverneur de la ville, avec le general Milhaud, nomme commandant de la place, s'occuperent activement d'organiser une administration de police. L'on choisit, a cet effet, des Italiens, des Allemands et Francais habitant Moscou, qui s'etaient soustraits, en se cachant, aux mesures de rigueur de Rostopchin, qui, avant notre arrivee, faisait partir les habitants malgre eux. A midi, en regardant par la fenetre de notre logement, je vis fusiller un forcat; il ne voulut pas se mettre a genoux; il recut la mort avec courage et, frappant sur sa poitrine, il semblait defier celui qui la lui donnait. Quelques heures apres, ceux que nous avions conduits subirent le meme sort. Je passai le reste de la journee assez tranquille, c'est-a-dire jusqu'a sept heures du soir, ou l'adjudant-major Delaitre me signifia de me rendre aux arrets dans un endroit qu'il me designa, pour avoir, disait-il, laisse echapper trois prisonniers que l'on avait confies a ma garde; je m'excusai comme je pus, et je me rendis dans l'endroit que l'on m'avait indique; d'autres sous-officiers y etaient deja. La, apres avoir reflechi, je fus satisfait d'avoir sauve trois hommes, dont j'etais persuade qu'ils etaient innocents. La chambre dans laquelle j'etais donnait sur une grande galerie etroite qui servait de passage pour aller dans un autre corps de batiment, dont une partie avait ete incendiee, de maniere que personne n'y allait, et je remarquai que la partie qui etait conservee n'avait pas encore ete exploree. N'ayant rien a faire, et naturellement curieux, je m'amusai a parcourir la galerie. Lorsque je fus au bout, il me sembla entendre du bruit dans une chambre dont la porte etait fermee. En ecoutant, il me sembla entendre un langage que je ne comprenais pas. Voulant savoir ce qu'elle renfermait, je frappai. L'on ne me repondit pas, et le silence le plus profond succeda au bruit. Alors, regardant par le trou de la serrure, j'apercus un homme couche sur un canape, et deux femmes debout qui semblaient lui imposer silence; comme je comprenais quelques mots de la langue polonaise, qui a beaucoup de rapport avec la langue russe, je frappai une seconde fois, et je demandai de l'eau; pas de reponse. Mais, a la seconde demande, que j'accompagnai d'un grand coup de pied dans la porte, l'on vint m'ouvrir. Alors j'entrai; les deux femmes, en me voyant, se sauverent dans une autre chambre. Je commencai par fermer la porte par ou j'etais entre; l'individu couche sur le canape ne bougeait pas; je le reconnus, de suite, pour un forcat de la figure la plus ignoble et la plus sale, ainsi que sa barbe et tout son accoutrement, compose d'une capote de peau de mouton serree avec une ceinture de cuir. Il avait, a cote de lui, une lance et deux torches a incendie, plus deux pistolets a sa ceinture, objets dont je commencai par m'emparer. Ensuite, prenant une des torches qui etait grosse comme mon bras, je lui en appliquai un coup sur le cote, qui lui fit ouvrir les yeux. L'individu, en me voyant, fit un bond comme pour sauter apres moi, mais il tomba de tout son long. Alors je lui presentai le bout d'un des pistolets que je lui avais pris; il me regarda encore d'un air stupide, et, voulant se relever, il retomba. A la fin, il parvint a se tenir debout. Voyant qu'il etait ivre, je le pris par un bras et, l'ayant fait sortir de la chambre, je le conduisis au bout de la galerie qui separait les chambres, et lorsqu'il fut sur le bord de l'escalier qui etait droit comme une echelle, je le poussai: il roula jusqu'en bas comme un tonneau, et presque contre la porte du corps de garde de la police, qui etait en face de l'escalier. Les hommes de garde le trainerent dans une chambre destinee pour y enfermer tous ceux de son espece que l'on arretait a chaque instant; enfin, je n'en entendis plus parler. Apres cette expedition, je retournai a la chambre et je m'y enfermai, et, ayant encore regarde si rien ne pouvait me nuire, j'ouvris la porte de la seconde chambre ou j'apercus, en entrant, les deux Dulcinees assises sur un canape. En me voyant, elles ne parurent pas surprises; elles me parlerent toutes deux a la fois; je ne pus jamais rien comprendre. Je voulus savoir si elles avaient quelque chose a manger; elles me comprirent parfaitement, car aussitot elles me servirent des concombres, des oignons et un gros morceau de poisson sale avec un peu de biere, mais pas de pain. Un instant apres, la plus jeune m'apporta une bouteille qu'elle appela _Kosalki_; en le goutant, je le reconnus pour du genievre de Dantzig, et, en moins d'une demi-heure, nous eumes vide la bouteille, car je m'apercus que mes deux Moscovites buvaient mieux que moi. Je restai encore quelque temps avec les deux soeurs, car elles m'avaient fait comprendre qu'elles l'etaient; alors je retournai dans ma chambre. En entrant, je trouvai un sous-officier de la compagnie qui etait venu pour me voir, et qui depuis longtemps m'attendait. Il me demanda d'ou je venais; lorsque je lui eus conte mon histoire, il ne fut plus surpris de mon absence, mais il parut enchante, a cause, me dit-il, que l'on ne trouvait personne pour blanchir le linge; puisque le hasard nous procurait deux dames moscovites, certainement elles se trouveraient tres honorees de blanchir et de raccommoder celui des militaires francais. A dix heures, lorsque tout le monde fut couche, comme nous ne voulions pas que personne sache que nous avions des femmes, le sous-officier revint, avec le sergent-major, chercher nos deux belles. Elles, firent d'abord quelques difficultes, ne sachant ou on les conduisait; mais, ayant fait comprendre qu'elles desiraient que je les accompagnasse, j'allai jusqu'au logement, ou elles nous suivirent de bonne grace, en riant. Un cabinet se trouvant disponible, nous les y installames, apres l'avoir meuble convenablement avec ce que nous trouvames dans leur chambre; bien mieux, avec tout ce que nous trouvames de beau et d'elegant que les dames nobles moscovites n'avaient pu emporter, de maniere que, de grosses servantes qu'elles paraissaient etre, elles furent de suite transformees en baronnes, mais blanchissant et raccommodant notre linge. Le lendemain au matin, 21, j'entendis une forte detonation d'armes a feu; j'appris que l'on venait encore de fusiller plusieurs forcats et hommes de la police, que l'on avait pris mettant le feu a l'hospice des Enfants-Trouves et a l'hopital ou etaient nos blesses; un instant apres, le sergent-major accourut me dire que j'etais libre. En rentrant dans notre logement, j'apercus nos tailleurs, les deux hommes que j'avais sauves, deja en train de travailler; ils faisaient des grands collets avec les draps des billards qui etaient dans la grande salle du cafe ou etait logee la compagnie, et que l'on avait demontes pour avoir plus de place. J'entrai dans la chambre ou etaient enfermees nos femmes; elles etaient occupees a faire la lessive, et elles s'en tiraient passablement mal. Cela n'est pas etonnant, elles avaient sur elles des robes en soie d'une baronne! Mais il fallait prendre patience, faute de mieux. Le reste de la journee fut consacre a organiser notre local et a faire des provisions, comme si nous devions rester longtemps dans cette ville. Nous avions en magasin, pour passer l'hiver, sept grandes caisses de vin de Champagne mousseux, beaucoup de vin d'Espagne, du porto; nous etions possesseurs de cinq cents bouteilles de rhum de la Jamaique, et nous avions a notre disposition plus de cent gros pains de sucre, et tout cela pour six sous-officiers, deux femmes et un cuisinier. La viande etait rare; ce soir-la, nous eumes une vache; je ne sais d'ou elle venait, probablement d'un endroit ou il n'etait pas permis de la prendre, car nous la tuames pendant la nuit, pour ne pas etre vus. Nous avions aussi beaucoup de jambons, car l'on en avait trouve un grand magasin; ajoutez a cela du poisson sale en quantite, quelques sacs de farine, deux grands tonneaux remplis de suif que nous avions pris pour du beurre; la biere ne manquait pas; enfin, voila quelles etaient nos provisions, pour le moment, si toutefois nous venions a passer l'hiver a Moscou. Le soir, nous eumes l'ordre de faire un contre-appel; il fut fait a dix heures; il manquait dix-huit hommes. Le reste de la compagnie dormait tranquillement dans la salle des billards; ils etaient couches sur des riches fourrures de martes-zibelines, des peaux de lions, de renards, et d'ours; une partie avait la tete enveloppee de riches cachemires et formant un grand turban, de sorte que, dans cette situation, ils ressemblaient a des sultans plutot qu'a des grenadiers de la Garde: il ne leur manquait plus que des houris. J'avais prolonge mon appel jusqu'a onze heures, a cause des absents, pour ne pas les porter manquants; effectivement, ils rentrerent un instant apres, ployant sous leur charge. Parmi les objets remarquables qu'ils rapporterent, il se trouvait plusieurs plaques en argent, avec des dessins en relief; ils apportaient aussi chacun un lingot du meme metal, de la grosseur et de la forme d'une brique. Le reste consistait en fourrures, chales des Indes, des etoffes en soie tissee d'or et d'argent. Ils me demanderent encore la permission de faire, de suite, deux autres voyages, pour aller chercher du vin et des fruits confits, qu'ils avaient laisses dans une cave: je la leur accordai, un caporal les accompagna. Il est bon de savoir que, sur tous les objets qui avaient echappe a l'incendie, nous autres sous-officiers prelevions toujours un droit au moins de vingt pour cent. Le 22 fut consacre au repos, a augmenter nos provisions, a chanter, fumer, rire et boire, a nous promener. Le meme jour, je fis une visite a un Italien, marchand d'estampes, qui restait dans notre quartier; et dont la maison n'avait pas ete brulee. Le 23 au matin, un forcat fut fusille dans la cour du cafe. Le meme jour, l'ordre fut donne de nous tenir prets, pour le lendemain matin, a passer la revue de l'Empereur. Le 24, a huit heures du matin, nous nous mimes en marche pour le Kremlin. Lorsque nous y arrivames, plusieurs regiments de l'armee y etaient deja reunis pour la meme cause; il y eut, ce jour-la, beaucoup de promotions et beaucoup de decorations donnees. Ceux qui, dans cette revue, recurent des recompenses, avaient bien merite de la patrie, car plus d'une fois ils avaient verse leur sang au champ d'honneur. Je profitai de cette circonstance pour visiter en detail les choses remarquables que renfermait le Kremlin. Pendant que plusieurs regiments etaient occupes a passer la revue, je visitai l'eglise Saint-Michel, destinee a la sepulture des empereurs de Russie. Ce fut dans cette eglise que, les premiers jours de notre arrivee, croyant y trouver des grands tresors que l'on disait y etre caches, des militaires de la Garde, du 1er de chasseurs, qui etaient restes de piquet au Kremlin, s'y etaient introduits, avaient parcouru des caveaux immenses, mais, au lieu d'y trouver des tresors, ils n'y trouverent que des tombeaux en pierre, recouverts en velours, avec des inscriptions sur des plaques en argent. On y rencontra aussi quelques personnes de la ville qui s'y etaient retirees sous la protection des morts, croyant y etre en surete, parmi lesquelles se trouvait une jeune et jolie personne que l'on disait appartenir a une des premieres familles de Moscou, et qui fit la folie de s'attacher a un officier superieur de l'armee. Elle fit la folie, plus grande encore, de le suivre dans la retraite. Aussi, comme tant d'autres, elle perit de froid, de faim et de misere. Sortant des caveaux de l'eglise Saint-Michel, je fus voir la fameuse cloche, que j'examinai dans tous ses details. Sa hauteur est de dix-neuf pieds; une bonne partie est enterree, probablement par son propre poids, depuis le temps qu'elle est a terre, par suite de l'incendie qui brula la tour ou elle etait suspendue et dont on voit encore les fondations. Les grosses pieces de bois auxquelles elle etait suspendue y sont encore attachees, mais cassees par le milieu. Pas loin de la, et en face du palais, se trouve l'arsenal ou l'on voit, a chaque cote de la porte, deux pieces de canon monstres; un peu plus loin et sur la droite, c'est la cathedrale, avec ses neuf tours ou clochers couverts en cuivre dore. Sur la plus haute des tours, l'on y voyait la croix du grand Ivan, qui domine le tout; elle avait trente pieds de haut, elle etait en bois, recouverte de fortes lames d'argent dore: plusieurs chaines aussi dorees la tenaient de tous les cotes. Quelques jours apres, des hommes de corvee, charpentiers et autres, furent commandes pour la descendre, afin de la transporter a Paris comme trophee, mais, en la detachant, elle fut emportee par son poids; elle faillit tuer et entrainer avec elle tous les hommes qui la tenaient par les chaines; il en fut de meme des grands aigles qui dominaient les hautes tours, autour de l'enceinte du Kremlin. Il etait midi lorsque nous eumes fini de passer la revue; en partant, nous passames sous la fausse porte ou se trouve le grand Saint Nicolas dont j'ai parle plus haut. Nous y vimes beaucoup d'esclaves russes occupes a prier, a faire des courbettes et des signes de croix au grand Saint; probablement qu'ils l'intercedaient contre nous. Le 25, avec plusieurs de mes amis, nous parcourumes les ruines de la ville. Nous passames dans plusieurs quartiers que nous n'avions pas encore vus: partout l'on rencontrait, au milieu des decombres, des paysans russes, des femmes sales et degoutantes, juives et autres, confondues avec des soldats de l'armee, cherchant, dans les caves que l'on decouvrait, les objets caches qui avaient pu echapper a l'incendie. Independamment du vin et du sucre qu'ils y trouvaient, l'on en voyait charges de chales, de cachemires, de fourrures magnifiques de Siberie, et aussi d'etoffes tissees de soie, d'or et d'argent, et d'autres avec des plats d'argent et d'autres choses precieuses. Aussi voyait-on les juifs, avec leurs femmes et leurs filles, faire a nos soldats toute espece de propositions pour en obtenir quelques pieces, que souvent d'autres soldats de l'armee reprenaient. Le meme jour, au soir, le feu fut mis a un temple grec, en face de notre logement, et tenant au palais ou etait loge le marechal Mortier. Malgre les secours que nos soldats porterent, l'on ne put parvenir a l'eteindre. Ce temple, qui avait ete conserve dans son entier et ou rien n'avait ete derange, fut, dans un rien de temps, reduit en cendres. Cet accident fut d'autant plus deplorable, que beaucoup de malheureux s'y etaient retires avec le peu d'effets qui leur restaient, et meme, depuis quelques jours, l'on y officiait. Le 26, je fus de garde aux equipages de l'Empereur, que l'on avait places dans des remises situees a une des extremites de la ville et vis-a-vis une grande caserne que l'incendie avait epargnee et ou une partie du premier corps d'armee etait logee. Pour y arriver avec mon poste, il m'avait fallu parcourir plus d'une lieue de terrain en ruines et situe presque sur la rive gauche de la Moskowa, ou l'on n'apercevait plus que, ca et la, quelques pignons d'eglises; le reste etait reduit en cendres. Sur la rive droite, on voyait encore quelques jolies maisons de campagne isolees, dont une partie aussi etait brulee. Pres de l'endroit ou j'avais etabli mon poste, se trouvait une maison qui avait echappe a l'incendie; je fus la voir par curiosite. Le hasard m'y fit rencontrer un individu parlant tres bien le francais, qui me dit etre de Strasbourg, et qu'une fatalite avait amene a Moscou quelques jours avant nous. Il me conta qu'il etait marchand de vins du Rhin et de Champagne mousseux, et que, par suite de malheureuses circonstances, il perdait plus d'un million, tant par ce qu'on lui devait que par les vins qu'il avait en magasin et qui avaient ete brules, et aussi par ce que nous avions bu et que nous buvions encore tous les jours. Il n'avait pas un morceau de pain a manger. Je lui offris de venir manger avec moi sa part d'une soupe au riz, qu'il accepta avec reconnaissance. En attendant la paix, que l'on croyait prochaine, l'Empereur donnait des ordres afin de tout organiser dans Moscou, comme si l'on devait y passer l'hiver. L'on commenca par les hopitaux pour les blesses de l'armee; ceux des Russes memes furent traites comme les notres. On s'occupa de reunir, autant que possible, les approvisionnements de tous genres qui se trouvaient dans differents endroits de la ville. Quelques temples qui avaient echappe a l'incendie furent ouverts et rendus au culte. Pas loin de notre habitation, et dans la meme rue, il existait une eglise pour les catholiques; un pretre francais emigre y disait la messe. L'eglise portait le nom de Saint-Louis. L'on parvint meme a retablir un theatre, et l'on m'a assure que l'on y avait joue la comedie avec des acteurs francais et italiens. Que l'on y ait joue ou non, une chose dont je suis certain, c'est qu'ils furent payes pour six mois, et cela afin de faire croire aux Russes que nous etions disposes a passer l'hiver dans cette ville. Le 27, comme j'arrivais de descendre ma garde aux equipages, je fus surpris agreablement en trouvant deux de mes pays qui venaient me voir. C'etaient Flament, natif de Peruwelz, velite dans les dragons de la Garde, et Melet, dragon dans le meme regiment; ce dernier etait de Conde. Ils tombaient bien, ce jour-la, car nous etions en disposition pour rire. Nous invitames nos dragons a diner et a passer la soiree avec nous. Dans differentes courses de maraude que nos soldats avaient faites, ils nous avaient rapporte beaucoup de costumes d'hommes et de femmes de toutes les nations, meme des costumes francais du temps de Louis XVI, et tous ces vetements etaient de la plus grande richesse. C'est pourquoi, le soir, apres avoir dine, nous proposames de donner un bal et de nous revetir de tous les costumes que nous avions. J'oubliais de dire qu'en arrivant, Flament nous avait appris une nouvelle qui nous fit beaucoup de peine, c'etait la catastrophe du brave lieutenant-colonel Martod, commandant le regiment de dragons dont Flament et Melet faisaient partie. Ayant ete a la decouverte deux jours avant le 25, dans les environs de Moscou, avec deux cents dragons, ils avaient donne dans une embuscade, et, charges par trois mille hommes, tant cavalerie qu'artillerie, le colonel Martod avait ete mortellement blesse, ainsi qu'un capitaine et un adjudant-major qui furent faits prisonniers apres avoir combattu en desesperes. Le lendemain, le colonel fit demander ses effets, mais, le jour suivant, nous apprimes sa mort. Je reviens a notre bal, qui fut un vrai bal de carnaval, car nous nous travestimes tous. Nous commencames par habiller nos femmes russes en dames francaises, c'est-a-dire en marquises, et, comme elles ne savaient comment s'y prendre, c'est Flament et moi qui furent charges de presider a leur toilette. Nos deux tailleurs russes etaient en Chinois, moi en boyard russe, Flament en marquis, enfin chacun de nous prit un costume different, meme notre cantiniere, la mere Dubois, qui survint dans le moment et qui mit sur elle un riche habillement national d'une dame russe. Comme nous n'avions pas de perruques pour nos marquises, la perruquier de la compagnie les coiffa. Pour pommade, il leur mit du suif et, pour poudre, de la farine; enfin elles etaient on ne peut pas mieux ficelees, et, lorsque tout fut dispose, nous nous mimes en train de danser. J'oubliais de dire que, pendant ce temps, nous buvions force punch, que Melet, le vieux dragon, avait soin d'alimenter, et que nos marquises, ainsi que la cantiniere, quoique supportant tres bien la boisson, avaient deja le cerveau trouble, par suite des grands verres de punch qu'elles avalaient de temps en temps, avec delices. Nous avions, pour musique, une flute qu'un sergent-major jouait, et le tambour de la compagnie l'accompagnait en mesure. On commenca par l'air: On va leur percer les flancs, Ram, ram, ram, tam plam, Tirelire, ram plam. Mais a peine la musique avait-elle commence, et la mere Dubois allait-elle en avant avec le fourrier de la compagnie, avec qui elle faisait vis-a-vis, que voila nos marquises, a qui probablement notre musique sauvage allait, qui se mettent a sauter comme des Tartares, allant a droite et a gauche, ecartant les jambes, les bras, tombant sur cul, se relevant pour y tomber encore. L'on aurait dit qu'elles avaient le diable dans le corps. Cela n'aurait ete que tres ordinaire pour nous, si elles avaient ete habillees avec leurs habits a la russe, mais voir des marquises francaises qui, generalement, sont si graves, sauter comme des enragees, cela nous faisait pamer de rire, de maniere qu'il fut impossible, au joueur de flute, de continuer; mais notre tambour y supplea en battant la charge. C'est alors que nos marquises recommencerent de plus belle, jusqu'au moment ou elles tomberent de lassitude sur le plancher. Nous les relevames pour les applaudir, ensuite nous recommencames a boire et a danser jusqu'a quatre heures du matin. La mere Dubois, en vraie cantiniere, et qui savait apprecier la valeur des habits qu'elle avait sur elle, car c'etait en soie tissee d'or et d'argent, partit sans rien dire. Mais, en sortant, le sergent de garde a la police, voyant une dame etrangere dans la rue, aussi matin, et pensant faire une bonne capture, s'avanca vers elle et voulut la prendre par le bras pour la conduire dans sa chambre. Mais la mere Dubois, qui avait son mari, et du punch dans le corps, appliqua sur la figure du sergent un vigoureux soufflet qui le renversa a terre. Il cria: "A la garde!" Le poste prit les armes, et comme nous n'etions pas encore couches, nous descendimes pour la debarrasser. Mais le sergent etait tellement furieux que nous eumes toutes les peines du monde a lui faire comprendre qu'il avait eu tort de vouloir arreter une femme comme la mere Dubois. Le 28 et le 29 furent encore consacres a nous occuper de nos provisions; pour cela, nous allions faire des reconnaissances de jour, et, la nuit--pour ne pas avoir de concurrence,--nous allions chercher ce que nous avions remarque. Le 30, nous passames la revue de l'inspecteur dans la rue, en face de notre logement. Lorsqu'elle fut terminee, il prit envie au colonel de faire voir a l'inspecteur comment le regiment etait loge. Lorsque ce fut au tour de notre compagnie, le colonel se fit accompagner par le capitaine, l'officier et le sergent de semaine, et l'adjudant-major Roustan, qui connaissait le logement, marchait en avant et avait soin d'ouvrir les chambres ou etait la compagnie. Apres avoir presque tout vu, le colonel demanda: "Et les sous-officiers, comment sont-ils?--Tres bien", repondit l'adjudant-major Roustan. Et, aussitot, il se met en train d'ouvrir les portes de nos chambres[19]. Mais, par malheur, nous n'avions pas ote la clef de la porte du cabinet ou nos Dulcinees se tenaient, et que nous avions toujours fait passer pour une armoire. Aussitot, il l'ouvre, mais, surpris d'y voir un espace, il regarde et apercoit les oiseaux. Il ne dit rien, referme la porte et met la clef dans sa poche. [Note 19: Il est bon de savoir que nous avions fait percer une porte de communication de notre logement dans celui ou etait la compagnie. (_Note de l'auteur._)] Lorsqu'il fut descendu dans la rue, et d'aussi loin qu'il m'apercut, il me montra la clef, et, s'approchant de moi en riant: "Ah! me dit-il, vous avez du gibier en cage, et, comme des egoistes, vous n'en faites pas part a vos amis! Mais que diable faites-vous de ces drolesses-la, et ou les avez-vous pechees? On n'en voit nulle part!" Alors je lui contai comment et quand je les avais trouvees, et qu'elles nous servaient a blanchir notre linge: "Dans ce cas, nous dit-il, en s'adressant au sergent-major et a moi, vous voudrez bien me les preter pour quelques jours, afin de blanchir mes chemises, car elles sont horriblement sales, et j'espere qu'en bons camarades, vous ne me refuserez pas cela." Le meme soir, il les emmena; il est probable qu'elles blanchirent toutes les chemises des officiers, car elles ne revinrent que sept jours apres. Le 1er octobre, un fort detachement du regiment fut commande pour aller fourrager a quelques lieues de Moscou, dans un grand chateau construit en bois. Nous y trouvames fort peu de chose: une voiture chargee de foin fut toute notre capture. A notre retour, nous rencontrames la cavalerie russe qui vint caracoler autour de nous, sans cependant oser nous attaquer serieusement. Il est vrai de dire que nous marchions d'une maniere a leur faire voir qu'ils n'auraient pas eu l'avantage, car, quoiqu'etant infiniment moins nombreux qu'eux, nous leur avions mis plusieurs cavaliers hors de combat. Ils nous suivirent jusqu'a un quart de lieue de Moscou. Le 2, nous apprimes que l'Empereur venait de donner l'ordre d'armer le Kremlin; trente pieces de canon et obusiers de differents calibres devaient etre places sur toutes les tours tenant a la muraille qui forme l'enceinte du Kremlin. Le 3, des hommes de corvee de chaque regiment de la Garde furent commandes pour piocher la terre et transporter des materiaux provenant de vieilles murailles que des sapeurs du genie abattaient autour du Kremlin, et des fondations que l'on faisait sauter par la mine. Le 4, j'accompagnai a mon tour les hommes de corvee que l'on avait commandes dans la compagnie. Le lendemain au matin, un colonel du genie fut tue, a mes cotes, d'une brique qui lui tomba sur la tete, provenant d'une mine que l'on venait de faire sauter. Le meme jour, je vis, pres d'une eglise, plusieurs cadavres qui avaient les jambes et les bras manges, probablement par des loups ou par des chiens; ces derniers se trouvaient en grande quantite. Les jours ou nous n'etions pas de service, nous les passions a boire, fumer et rire, et a causer de la France et de la distance dont nous etions separes, et aussi de la possibilite de nous en eloigner encore davantage. Quand venait le soir, nous admettions dans notre reunion nos deux esclaves moscovites, je dirai plutot nos deux marquises, car, depuis notre bal, nous ne leur disions plus d'autres noms, qui nous tenaient tete a boire le punch au rhum de la Jamaique. Le reste de notre sejour dans cette ville se passa en revues et parades, jusqu'au jour ou un courrier vint annoncer a l'Empereur, au moment ou il etait a passer la revue de plusieurs regiments, que les Russes avaient rompu l'armistice et avaient attaque a l'improviste la cavalerie de Murat, au moment ou il ne s'y attendait pas. Aussitot la revue passee, l'ordre du depart fut donne, et, en un instant, toute l'armee fut en mouvement; mais ce ne fut que le soir que notre regiment eut connaissance de l'ordre de se tenir pret a partir pour le lendemain. Avant de partir, nous fimes, a nos deux femmes moscovites, ainsi qu'a nos deux tailleurs, leur part du butin que nous ne pouvions emporter; vingt fois ils se jeterent a terre pour nous remercier en nous baisant les pieds: jamais ils ne s'etaient vus si riches! III La retraite.--Revue de mon sac.--L'Empereur en danger.--De Mojaisk a Slawkowo. Le 18 octobre au soir, lorsque nous etions, comme tous les jours, plusieurs sous-officiers reunis, etendus, comme des pachas, sur des peaux d'hermine, de marte-zibeline, de lion et d'ours, et sur d'autres fourrures non moins precieuses, fumant dans des pipes de luxe, le tabac a la rose des Indes, et qu'un punch monstre au rhum de la Jamaique flamboyait au milieu de nous, dans le grand vase en argent du boyard russe, et faisait fondre un enorme pain de sucre soutenu en travers du vase par deux baionnettes russes; au moment ou nous parlions de la France et du plaisir qu'il y aurait d'y retourner en vainqueurs, apres une absence de plusieurs annees; ou nous faisions nos adieux et nos promesses de fidelite aux Mogolesses, Chinoises et Indiennes, nous entendimes un grand bruit dans un grand salon ou etaient couches les soldats de la compagnie. Au meme instant, le fourrier de semaine entra pour nous annoncer que, d'apres l'ordre, il fallait nous tenir prets a partir. Le lendemain 19, de grand matin, la ville se remplit de juifs et de paysans russes; les premiers, pour acheter aux soldats ce qu'ils ne pouvaient emporter, et les autres pour ramasser ce que nous jetions dans les rues. Nous apprimes que le marechal Mortier restait au Kremlin avec dix mille hommes, avec ordre de s'y defendre au besoin. Dans l'apres-midi, nous nous mimes en marche, non sans avoir fait, comme nous pumes, quelques provisions de liquides que nous mimes sur la voiture de notre cantiniere, la mere Dubois, ainsi que notre grand vase en argent; il etait presque nuit lorsque nous etions hors de la ville. Un instant apres, nous nous trouvames au milieu d'une grande quantite de voitures, conduites par des hommes de differentes nations, marchant sur trois ou quatre rangs, sur une etendue de plus d'une lieue. L'on entendait parler francais, allemand, espagnol, italien, portugais, et d'autres langues encore, car des paysans moscovites suivaient aussi, ainsi que beaucoup de juifs: tous ces peuples, avec leurs costumes et leurs langages differents, les cantiniers avec leurs femmes et leurs enfants pleurant, se pressant en tumulte et en un desordre dont on ne peut se faire une idee. Quelques-uns avaient deja leurs voitures brisees; ceux-la criaient et juraient, de maniere que c'etait un tintamarre a vous casser la tete. Nous finimes, non sans peine, a depasser cet immense convoi, qui etait celui de toute l'armee. Nous avancames sur la route de Kalouga (la, nous etions en Asie); un instant apres, nous arretames pour bivaquer dans un bois, le reste de la nuit, et comme elle etait deja tres avancee, notre repos ne fut pas long. A peine s'il faisait jour, que nous nous remimes en marche. Nous n'avions pas encore fait une lieue, que nous rencontrames encore une grande partie du fatal convoi, qui nous avait depasses pendant le peu de repos que nous avions pris. Deja, une grande partie des voitures etaient brisees et d'autres ne pouvaient plus avancer, a cause que le chemin etait de sable et que les roues enfoncaient beaucoup. L'on entendait crier en francais, jurer en allemand, reclamer le bon Dieu en italien, et la Sainte Vierge en espagnol et en portugais. Apres avoir passe toute cette bagarre, nous fumes obliges d'arreter pour attendre la gauche de la colonne. Je profitai de cette circonstance pour faire une revue de mon sac, qui me semblait trop lourd, et voir s'il n'y avait rien a mettre de cote afin de m'alleger. Il etait assez bien garni: j'avais plusieurs livres de sucre, du riz, un peu de biscuit, une demi-bouteille de liqueur, le costume d'une femme chinoise en etoffe de soie, tissee d'or et d'argent, plusieurs objets de fantaisie en or et argent, entre autres un morceau de la croix du grand Ivan[20], c'est-a-dire un morceau de l'enveloppe qui la recouvrait, qui etait d'argent dore et qui m'avait ete donne par un homme de la compagnie qui avait ete commande de corvee avec d'autres hommes du meme etat, couvreurs et charpentiers, pour la detacher. [Note 20: J'ai oublie de dire qu'au milieu de la grande croix de Saint-Ivan, il s'en trouvait une petite en or massif, d'un pied de long. (_Note de l'auteur_.)] J'avais aussi mon grand uniforme, une grande capote de femme servant a monter a cheval (cette capote etait de couleur noisette, doublee en velours vert, et, comme je n'en connaissais pas l'usage, je me figurais que la femme qui l'avait portee avait plus de six pieds); plus deux tableaux en argent d'un pied de long sur huit pouces de hauteur, dont les personnages etaient en relief: l'un de ces tableaux representait le jugement de Paris, sur le mont Ida. L'autre representait Neptune, sur un char forme d'une coquille et traine par des chevaux marins. Tout cela etait d'un travail fini. J'avais, en outre, plusieurs medaillons et un crachat d'un prince russe enrichi de brillants. Tous ces objets, etaient destines pour des cadeaux et avaient ete trouves dans des caves ou les maisons avaient croule par suite de l'incendie. Comme l'on voit, mon sac devait peser, mais, pour qu'il ne soit plus aussi lourd, je laissai sur le terrain ma culotte blanche, prevoyant bien que je n'en aurais pas besoin de sitot. Sur moi, j'avais, sur ma chemise, un gilet de soie jaune pique et ouate que j'avais fait moi-meme avec le jupon d'une femme, et, par-dessus tout, un grand collet double en peau d'hermine, plus une carnassiere suspendue a mon cote et sous mon collet, par un large galon en argent, contenant plusieurs objets parmi lesquels etait un Christ en or et argent, ainsi qu'un petit vase en porcelaine de Chine. Ces deux pieces ont echappe au naufrage comme par miracle; je les possede encore et les conserve comme des reliques. Ensuite, mon fourniment, mes armes et soixante cartouches dans ma giberne; ajoutez a cela de la sante, de la gaiete, de la bonne volonte et l'espoir de presenter mes hommages aux dames mogoles, chinoises et indiennes, et vous aurez une idee du sergent velite de la Garde imperiale[21]. [Note 21: A cause du blocus continental, le bruit courait dans l'armee que nous devions aller en Mongolie et en Chine, pour nous emparer des possessions anglaises. (_Note de l'auteur._)] A peine avais-je passe la revue de mon butin, que nous entendimes, devant nous, quelques coups de fusil; l'on nous fit prendre les armes et doubler le pas. Une demi-heure apres, nous arrivames sur l'emplacement ou un convoi, escorte par un detachement de lanciers rouges de la Garde, avait ete attaque par des partisans. Plusieurs lanciers etaient tues, et aussi des Russes et quelques chevaux. Pres d'une voiture, l'on voyait etendue a terre et sur le dos, une jolie femme, morte de saisissement. Nous continuames a marcher sur une route assez belle. Le soir, nous arretames et nous formames notre bivac dans un bois, afin d'y passer la nuit. Le lendemain 21, de grand matin, nous nous remimes en marche, et, dans le milieu du jour, nous rencontrames un parti de Cosaques reguliers, que l'on chassa a coups de canon. Apres avoir marche une partie de cette journee a travers les champs, nous arretames pres d'une prairie, au bord d'un ruisseau, ou nous passames la nuit. Le 22, nous eumes de la pluie. L'on marcha lentement et avec peine jusqu'au soir, ou nous arretames et primes position pres d'un bois. Dans la nuit, nous entendimes une forte explosion: nous sumes, apres, que c'etait le Kremlin que le marechal Mortier venait de faire sauter, par le moyen d'une grande quantite de poudre que l'on avait mise dans les caves. Le marechal etait parti de Moscou trois jours apres nous, le 22, avec ses dix mille hommes, dont deux regiments de Jeune Garde que nous rejoignimes, quelques jours apres, sur la route de Mojaisk. Le reste de cette journee, nous fimes peu de chemin, quoique marchant toujours. Le 24, nous n'etions pas loin de Kalouga. Le meme jour, l'armee d'Italie, commandee par le prince Eugene, ainsi que d'autres corps que le general Corbineau commandait, se battaient, a Malo-Jaroslawetz, contre l'armee russe qui voulait nous disputer le passage. Dans cette lutte, qui fut sanglante, 16000 hommes des notres se battirent contre 70 000 Russes, qui perdirent 8 000 hommes, et nous 3 000. Nous eumes plusieurs officiers superieurs tues et blesses, entre autres le general Delzons, frappe d'une balle au front. Son frere, qui etait colonel, voulut le secourir; a son tour, il fut atteint d'une seconde balle; tous deux expirerent a la meme place. Le 25, au matin, j'etais de garde depuis la veille au soir, pres d'une petite maison isolee ou l'Empereur etait loge et ou il avait passe la nuit; le soleil se montrait au travers d'un epais brouillard, comme il en fait souvent au mois d'octobre, quand, tout a coup et sans prevenir personne, il monta, a cheval, suivi seulement de quelques officiers d'ordonnance. A peine etait-il parti, que nous entendimes un grand bruit; un moment, nous crumes que c'etaient des cris de "Vive l'Empereur!" mais nous entendimes crier: "Aux armes!" C'etaient plus de 6 000 Cosaques commandes par Platoff, qui, a la faveur du brouillard et des ravins, etaient venus faire un _hourrah_. Aussitot les escadrons de service de la Garde s'elancerent dans la plaine; nous les suivimes, et, pour raccourcir notre chemin, nous traversames un ravin. Dans un instant, nous fumes devant cette nuee de sauvages qui hurlaient comme des loups et qui se retirerent. Nos escadrons finirent par les atteindre et leur reprendre tout ce qu'ils avaient enleve de bagages, de caissons, en leur faisant essuyer beaucoup de pertes. Lorsque nous entrames dans la plaine, nous vimes l'Empereur presque au milieu des Cosaques, entoure des generaux et de ses officiers d'ordonnance, dont un venait d'etre dangereusement blesse, par une fatale meprise: au moment ou les escadrons entraient dans la plaine, plusieurs de ses officiers avaient ete obliges, pour se defendre, et pour defendre l'Empereur, qui etait au milieu d'eux et qui avait failli etre pris, de faire le coup de sabre avec les Cosaques. Un des officiers d'ordonnance, apres avoir tue un Cosaque et en avoir blesse plusieurs autres, perdit, dans la melee, son chapeau, et laissa tomber son sabre. Se trouvant sans armes, il courut sur un Cosaque, lui arracha sa lance et se defendit avec. Dans ce moment, il fut apercu par un grenadier a cheval de la Garde qui, a cause de sa capote verte et de sa lance, le prit pour un Cosaque, courut dessus et lui passa son sabre au travers du corps[22]. [Note 22: Cet officier se nommait M. Leaulteur. (_Note de l'auteur._)] Le malheureux grenadier, desespere en voyant sa meprise, veut se faire tuer; il s'elance au milieu de l'ennemi, frappant a droite et a gauche; tout fuit devant lui. Apres en avoir tue plusieurs, n'ayant pu se faire tuer, il revint seul et couvert de sang demander des nouvelles de l'officier qu'il avait si malheureusement blesse. Celui-ci guerit et revint en France sur un traineau. Je me rappelle qu'un instant apres cette echauffouree, l'Empereur, etant a causer avec le roi Murat, riait de ce qu'il avait failli etre pris, car il s'en est fallu de bien peu. Le grenadier-velite Monfort, de Valenciennes, avait encore eu l'occasion de se distinguer, en tuant et en mettant hors de combat plusieurs Cosaques. Nous restames encore quelque temps dans cette position, et nous nous mimes en marche, laissant Kalouga sur notre gauche. Nous traversames, sur un mauvais pont, une riviere fangeuse et fort escarpee, et primes la direction de Mojaisk. Le 26, nous fimes encore une petite etape, et, le 27, apres avoir marche sans interruption jusqu'au soir, nous allames coucher pres de Mojaisk; cette nuit, il commenca a geler. Le 28, nous partimes de grand matin et, dans la journee, apres avoir traverse une petite riviere, nous nous trouvames sur l'emplacement du fameux champ de bataille encore tout couvert de morts et de debris de toute espece. On voyait sortir de terre des jambes, des bras, et des tetes; presque tous ces cadavres etaient des Russes, car les notres, autant que possible, nous leur avions donne la sepulture. Mais, comme tout cela avait ete fait a la hate, les pluies qui etaient survenues depuis, en avaient mis une partie a decouvert. Rien de plus triste a voir que tous ces morts qui, a peine, conservaient une forme humaine; il y avait cinquante-deux jours que la bataille avait eu lieu. Nous allames etablir notre bivac un peu plus avant, et nous passames pres de la grande redoute ou le general Caulaincourt avait ete tue et enterre. Lorsque nous fumes arretes, nous nous occupames de nous abriter, afin de passer la nuit le mieux possible. Nous fimes du feu avec les debris d'armes, de caissons, d'affuts de canon; mais, pour l'eau, nous fumes embarrasses, car la petite riviere qui coulait pres de notre camp et ou il se trouvait peu d'eau, etait remplie de cadavres en putrefaction; il fallut remonter a plus d'un quart de lieue pour en avoir de potable. Lorsque nous fumes organises, je fus avec un de mes amis[23] visiter le champ de bataille; nous allames jusqu'au ravin, a la place meme ou, le lendemain de la bataille, le roi Murat avait fait dresser ses tentes. [Note 23: Grangier, sergent. (_Note de l'auteur._)] Le meme jour, le bruit courut qu'un grenadier francais avait ete trouve sur le champ de bataille, vivant encore: il avait les deux jambes coupees, et, pour abri, la carcasse d'un cheval dont il s'etait nourri de la chair, et, pour boisson, l'eau d'un ruisseau rempli de cadavres. L'on a dit qu'il fut sauve: pour le moment, je le pense bien, mais, par la suite, il aura fallu l'abandonner, comme tant d'autres. Le soir de cette journee, la faim commenca a se faire sentir chez quelques-uns qui avaient epuise leurs provisions. Jusqu'alors chacun, chaque fois que l'on faisait la soupe, donnait sa part de farine, mais, lorsque l'on s'apercut que tout le monde n'y contribuait plus, l'on se cacha pour manger ce que l'on avait; il n'y avait que la soupe de viande de cheval, que l'on faisait depuis quelques jours, que l'on mangeait en commun. Le jour suivant, nous passames pres d'une abbaye qui avait servi d'hopital a une partie de nos blesses de la grande bataille. Beaucoup s'y trouvaient encore. L'Empereur donna l'ordre de les transporter sur toutes les voitures, a commencer par les siennes, mais des cantiniers, a qui l'on avait confie plusieurs de ces malheureux, les abandonnerent sur la route, sous differents pretextes, et cela pour conserver le butin qu'ils emportaient de Moscou et dont leurs voitures etaient chargees. Cette nuit, nous couchames dans un bois en arriere de Ghjat, ou l'Empereur logea; pendant la nuit, pour la premiere fois, il tomba de la neige. Le lendemain, 30, la route etait deja mauvaise; beaucoup de voitures, chargees de butin, avaient peine a se trainer, beaucoup deja se trouvaient brisees, et d'autres, craignant le meme sort, s'allegeaient en se debarrassant d'objets inutiles. Ce jour-la, j'etais d'arriere-garde, et, comme je me trouvais tout a fait en arriere de la colonne, a meme de voir le commencement du desordre. La route etait jonchee d'objets precieux, comme tableaux, candelabres et beaucoup de livres, car, pendant plus d'une heure, je ramassai des volumes que je parcourais un instant, et que je rejetais ensuite pour etre ramasses par d'autres qui, a leur tour, les abandonnaient. C'etaient des editions de Voltaire, de Jean-Jacques Rousseau et de l'_Histoire naturelle_ par Buffon, reliees en maroquin rouge et dorees sur tranche. C'est dans cette journee que j'eus le bonheur de faire l'acquisition d'une peau d'ours, qu'un soldat de la compagnie venait, me dit-il, de ramasser dans une voiture brisee, remplie de fourrures. Le meme jour, notre cantiniere perdit son equipage avec nos vivres et notre grand vase en argent, dans lequel nous avions fait tant de punch. Le 30, nous arrivames a Viasma, _ville au schnaps_, ainsi nommee, par nos soldats, a cause de l'eau-de-vie que l'on y trouva en allant a Moscou. L'Empereur fit sejour; notre regiment alla plus avant. J'oubliais de dire qu'avant d'arriver a cette ville, nous fimes une grande halte et que, m'etant retire sur la droite de la route, pres d'un bois de sapins, je rencontrai un sergent des chasseurs de la Garde, que je connaissais[24]. Il avait profite d'un feu qui se trouvait tout fait, pour faire cuire une marmite de riz, dont il m'invita a prendre part. Il avait, avec lui, la cantiniere du regiment, qui etait une Hongroise avec qui il etait le mieux du monde, et qui avait encore sa voiture attelee de deux chevaux et bien garnie de vivres, de fourrures et d'argent. Je restai avec eux tout le temps de la halte, plus d'une heure. Pendant ce temps, un sous-officier portugais s'approcha de nous pour se chauffer; je lui demandai ou etait son regiment; il me repondit qu'il etait disperse, mais que lui, il etait charge, avec un detachement, d'escorter sept a huit cents prisonniers russes qui, n'ayant rien pour se nourrir, etaient reduits a se manger l'un l'autre, c'est-a-dire que, lorsqu'il y en avait un de mort, ils le coupaient par morceaux et se le partageaient pour le manger ensuite. Pour preuve de ce qu'il me disait, il s'offrit de me le faire voir; je refusai. Cette scene se passait a cent pas de l'endroit ou nous etions; nous sumes, quelques jours apres, que l'on avait ete oblige d'abandonner le reste, ne pouvant les nourrir. [Note 24: Ce sergent se nommait Guinard; il etait natif de Conde (_Note de l'auteur_.)] Le sergent des chasseurs, dont je viens de parler, finit par tout perdre avec sa cantiniere, a Wilna; ils furent tous deux prisonniers. Le 1er novembre, nous avions, comme la nuit precedente, couche pres d'un bois, sur le bord de la route: depuis plusieurs jours, nous avions deja commence a vivre de viande de cheval. Le peu de vivres que nous avions pu emporter de Moscou etait consomme, et nos miseres commencaient avec le froid qui, deja, se faisait sentir avec force. Pour mon compte, j'avais encore un peu de riz que je conservais pour les derniers moments, car je prevoyais, pour la suite, des miseres plus grandes encore. Ce jour-la, je faisais encore partie de l'arriere-garde, qui etait composee de sous-officiers, a cause que deja beaucoup de soldats restaient en arriere pour se reposer et se chauffer a des feux que ceux qui etaient devant nous avaient abandonnes en partant. En marchant, j'apercus, sur ma droite, plusieurs hommes de differents regiments, dont quelques-uns etaient de la Garde, autour d'un grand feu. Je fus envoye par l'adjudant-major, afin de les engager a suivre; etant pres d'eux, je reconnus Flament, dragon velite. Je le trouvai faisant cuire un morceau de cheval au bout de son sabre, dont il m'invita de prendre part; je l'engageai a suivre la colonne; il me repondit qu'aussitot qu'il aurait fait son repas, il se remettrait en route, mais qu'il etait malheureux, puisqu'il etait force de faire la route a pied, avec ses bottes a l'ecuyere, a cause que, le jour avant, dans un combat contre les Cosaques, ou il en avait tue trois, son cheval avait attrape un ecart, de sorte qu'il etait oblige de le conduire par la bride. Heureusement que l'homme qui me suivait, dans ce moment, etait mon homme de confiance, et qui avait, dans son sac, une paire de souliers a moi, que je donnai au pauvre Flament, de maniere a ce qu'il puisse se chausser comme un fantassin, et marcher de meme. Je lui fis mes adieux sans penser que je ne le reverrais plus; j'appris, deux jours apres, qu'il avait ete tue pres d'un bois, au moment ou, avec d'autres traineurs comme lui, il allait faire du feu pour se reposer. Le 2, avant d'arriver a Slawkowo, nous vimes, sur notre gauche, tenant a la route, un blockhaus, ou station militaire, espece de grande baraque fortifiee, occupee par des militaires de differents regiments et des blesses. Ceux qui etaient les moins malades et qui purent suivre, se joignirent a nous, et les autres furent mis, autant que possible, sur des voitures; tant qu'aux plus malades, ils furent abandonnes a la clemence de l'ennemi, ainsi que des medecins et chirurgiens qu'on laissa pour en avoir soin. IV Dorogoboui.--La vermine.--Une cantiniere.--La faim. Le 3, nous fimes sejour a Slawkowo; pendant toute la journee, nous apercumes les Russes sur notre droite. Le meme jour, les autres regiments de la Garde, qui avaient fait sejour en arriere, se reunirent a nous. Le 4, nous fimes une marche forcee pour arriver a Dorogoboui, ville aux choux; c'est le nom que nous lui avions donne, a cause de la grande quantite de choux que nous y trouvames en allant a Moscou. C'est aussi de cette ville que, le 25 aout, l'Empereur fit faire, dans toute l'armee, le denombrement des coups de canon et de fusil que l'armee avait a tirer pour la grande bataille. A 7 heures du soir, nous en etions encore eloignes de deux lieues; c'est avec beaucoup de peine que nous pumes l'atteindre, car la quantite de neige qu'il y avait deja nous empechait de marcher. Nous fumes meme egares pendant quelque temps, et, pour que les hommes qui se trouvaient en arriere pussent nous rejoindre, pendant plus de deux heures l'on battit la marche de nuit, jusqu'au moment ou nous arrivames sur l'emplacement de la ville, car, a quelques maisons pres, elle avait ete brulee comme beaucoup d'autres. Il etait bien 11 heures lorsque notre bivouac fut forme, et, avec les debris des maisons, nous trouvames encore assez de bois pour faire du feu et bien nous chauffer. Mais deja tout nous manquait, et nous etions tellement fatigues, que l'on n'avait pas la force de chercher un cheval pour le voler et le manger ensuite, de maniere que nous primes le parti de nous reposer. Un soldat de la compagnie m'avait apporte des nattes de jonc pour me coucher: les ayant mises devant le feu, je m'etendis dessus et, la tete sur mon sac, les pieds au feu, je m'endormis. Il y avait peut-etre une heure que je reposais, lorsque je sentis, par tout mon corps, un picotement auquel il me fut impossible de resister. Je passai machinalement la main sur ma poitrine et sur plusieurs parties de mon individu: quel fut mon effroi lorsque je m'apercus que j'etais couvert de vermine! Je me levai, et en moins de deux minutes j'etais nu comme la main, jetant au feu chemise et pantalon. C'etait comme un feu de deux rangs, tant cela petillait dans les flammes, et, quoiqu'il tombat de la neige par gros flocons sur mon corps, je ne me rappelle pas avoir eu froid, tant j'etais occupe de ce qui venait de m'arriver! Enfin, je secouai au-dessus du feu le reste de mes vetements dont je ne pouvais me defaire, et je remis la seule chemise et le seul pantalon qui me restaient. Alors, triste et ayant presque envie de pleurer, je pris le parti de m'asseoir sur mon sac, et, la tete dans mes mains, couvert de ma peau d'ours, eloigne des maudites nattes sur lesquelles j'avais dormi, je passai le reste de la nuit. Ceux qui prirent ma place n'attraperent rien: il parait que j'avais tout pris. Le jour suivant, 5 novembre, nous partimes de grand matin. Avant le depart, l'on fit, dans chaque regiment de la Garde, une distribution de moulins a bras pour moudre le ble, si toutefois on en trouvait; mais comme l'on n'avait rien a moudre et que ces meubles etaient pesants et inutiles, l'on s'en debarrassa dans les vingt-quatre heures. Cette journee fut triste, car une partie des malades et des blesses succomberent; ils avaient, jusqu'a ce jour, fait des efforts surnaturels, esperant atteindre Smolensk, ou l'on croyait trouver des vivres et prendre des cantonnements. Le soir, nous arretames pres d'un bois ou l'on donna l'ordre de former des abris, afin de passer la nuit. Un instant apres, notre cantiniere, Mme Dubois, la femme du barbier de notre compagnie, se trouva malade, et, au bout d'un instant, pendant que la neige tombait, et par un froid de vingt degres, elle accoucha d'un gros garcon: position malheureuse pour une femme. Je dirai que, dans cette circonstance, le colonel Bodel, qui commandait notre regiment, fit tout ce qu'il etait possible de faire pour le soulagement de cette femme, pretant son manteau pour couvrir l'abri sous lequel etait la mere Dubois, qui supporta son mal avec courage. Le chirurgien du regiment n'epargna rien, de son cote; enfin le tout finit heureusement. La meme nuit, nos soldats tuerent un ours blanc qui fut a l'instant mange. Apres avoir passe la nuit la plus penible, a cause du grand froid, nous nous mimes en route. Le colonel preta son cheval a la mere Dubois, qui tenait son nouveau-ne dans les bras, enveloppe dans une peau de mouton; tant qu'a elle, on la couvrit avec les capotes de deux hommes de la compagnie, morts dans la nuit. Ce jour-la, qui etait le 6 novembre, il faisait un brouillard a ne pas y voir, et un froid de plus de vingt-deux degres; nos levres se collaient, l'interieur du nez, ou plutot le cerveau se glacait; il semblait que l'on marchait au milieu d'une atmosphere de glace. La neige, pendant tout le jour, et par un vent extraordinaire, tomba par flocons, gros comme personne ne les avait jamais vus; non seulement l'on ne voyait plus le ciel, mais ceux qui marchaient devant nous. Lorsque nous fumes pres d'un mauvais village[25], nous vimes une estafette arriver a franc etrier, demandant apres l'Empereur. Nous sumes, un instant apres, que c'etait un general apportant la nouvelle de la conspiration de Malet, qui venait d'avoir lieu a Paris. [Note 25: Ce village se nomme Mickalowka. (_Note de l'auteur_.)] Comme l'endroit ou nous etions arretes etait pres d'un bois, et que, pour se remettre en route, il fallait beaucoup attendre a cause que le chemin etait etroit, l'on se trouvait beaucoup de monde en masse, et comme nous etions plusieurs amis reunis sur le bord de la route, frappant des pieds pour ne pas etre saisis du froid, causant de nos malheurs et de la faim qui nous devorait, je sentis, tout a coup, l'odeur du pain chaud. Aussitot je me retourne, et derriere et pres de moi, je vois un individu enveloppe d'une grande pelisse garnie de fourrures, sous laquelle sortait l'odeur du pain qui m'avait monte au nez. Aussitot je lui adresse brusquement la parole, en lui disant: "Monsieur, vous avez du pain; vous allez m'en vendre!" Comme il allait se retirer, je le saisis par le bras. Alors, voyant qu'il n'y avait plus moyen de se debarrasser de moi, il tira de dessous sa pelisse, une galette encore toute chaude que je saisis avec avidite d'une main, tandis que de l'autre, je lui presentai une piece de cinq francs pour la lui payer. Mais, a peine l'avais-je dans la main, que mes amis, qui etaient aupres de moi, tomberent dessus comme des enrages, et me l'arracherent. Il ne me resta, pour ma part, que le morceau que je tenais sous le pouce et les deux premiers doigts de la main droite. Pendant ce temps, le chirurgien-major de l'armee, car c'en etait un, disparut. Il fit bien, car on l'aurait peut-etre assomme pour avoir le reste. Il est probable qu'etant arrive des premiers dans le petit village dont j'ai parle, il aura eu le bonheur de trouver de la farine, et, en attendant que nous fussions arrives, il aura fait de la galette. Depuis plus d'une demi-heure que nous etions dans cette position, plusieurs hommes avaient succombe a l'endroit ou nous etions. Beaucoup d'autres etaient tombes dans la colonne, lorsqu'elle etait en marche. Enfin, nos rangs commencaient a s'eclaircir, et nous n'etions qu'au commencement de nos miseres! Lorsque l'on s'arretait afin de prendre quelque chose au plus vite, l'on saignait les chevaux abandonnes, ou ceux que l'on pouvait enlever sans etre vu; l'on en recueillait le sang dans une marmite, on le faisait cuire et on le mangeait. Mais il arrivait souvent qu'au moment ou l'on venait de le mettre au feu, l'on etait oblige de le manger, soit que l'ordre du depart arrivat, ou que les Russes fussent trop pres de nous. Dans ce dernier cas, l'on ne se genait pas autant, car j'ai vu quelquefois une partie manger tranquillement, pendant que l'autre empechait, a coups de fusil, les Russes de s'avancer. Mais lorsqu'il y avait force majeure et qu'il fallait quitter le terrain, on emportait la marmite, et chacun, en marchant, puisait a pleines mains et mangeait; aussi avait-on la figure barbouillee de sang. Souvent, lorsque l'on etait oblige d'abandonner des chevaux, parce que l'on n'avait pas le temps de les decouper, il arrivait que des hommes restaient en arriere expres, en se cachant, afin qu'on ne les forcat point a suivre leur regiment. Alors, ils tombaient sur cette viande comme des voraces; aussi etait-il rare que ces hommes reparussent, soit qu'ils fussent pris par l'ennemi, ou morts de froid. Cette journee de marche ne fut pas aussi longue que la precedente, car, lorsque nous arretames, il faisait encore jour. C'etait sur l'emplacement d'un village incendie ou il ne restait plus que quelques pignons de maisons contre lesquels les officiers superieurs etablirent leur bivac pour se mettre a l'abri du vent et passer la nuit. Independamment des douleurs que nous avions, par suite des grandes fatigues que nous eprouvions, la faim se faisait sentir d'une maniere effroyable. Ceux a qui il restait encore un peu de vivres, comme du riz ou du gruau, se cachaient pour le manger. Deja il n'y avait plus d'amis, l'on se regardait d'un air de mefiance, l'on devenait meme ingrat envers ses meilleurs camarades. Il m'est arrive, a moi, de commettre, envers mes veritables amis, un trait d'ingratitude que je ne veux pas passer sous silence. J'etais, ce jour-la, comme tous mes amis, devore par la faim, mais j'avais, plus qu'eux, le malheur de l'etre aussi par la vermine que j'avais attrapee l'avant-veille. Nous n'avions pas un morceau de cheval a manger, nous comptions sur l'arrivee de quelques hommes de la compagnie, qui etaient restes en arriere, afin d'en couper aux chevaux qui tombaient. Tourmente de n'avoir rien a manger, j'eprouvais des sensations qu'il me serait difficile d'exprimer. J'etais pres d'un de mes meilleurs amis, Poumo, sergent, qui etait debout pres d'un feu que l'on venait de faire, en regardant de tous cotes s'il n'arrivait rien. Tout a coup, je lui serre la main avec un mouvement convulsif, en lui disant: "Mon ami, si je rencontrais, dans le bois, n'importe qui avec un pain, il faudrait qu'il m'en donne la moitie!" Puis, me reprenant: "Non, lui dis-je, je le tuerais pour avoir tout!" A peine avais-je lache la parole, que je me mis a marcher a grands pas dans la direction du bois, comme si je devais rencontrer l'homme et le pain. Y etant arrive, je le cotoyai pendant un quart d'heure, et, tournant brusquement a gauche dans une direction opposee a notre bivac, j'apercus, presque a la lisiere du bois, un feu contre lequel un homme etait assis. Je m'arretai afin de l'observer, et je distinguai qu'il avait, devant lui et sur son feu, une marmite dans laquelle il faisait cuire quelque chose, car, ayant pris un couteau, il le plongea dedans, et, a ma grande surprise, je vis qu'il en retirait une pomme de terre qu'il pressa un peu et qu'il remit aussitot, probablement parce qu'elle n'etait pas cuite. J'allais m'elancer et courir dessus, mais, dans la crainte qu'il ne m'echappat, je rentrai dans le bois, et, faisant un petit circuit, j'arrivai a quelques pas derriere l'individu, sans qu'il m'ait apercu. Mais, en cet endroit, comme il y avait beaucoup de broussailles, je fis du bruit en avancant. Il se retourna, mais j'etais deja a cote de la marmite et, sans lui donner le temps de me parler, je lui adressai la parole: "Camarade, vous avez des pommes de terre, vous allez m'en vendre ou m'en donner, ou j'enleve la marmite!" Un peu surpris de cette resolution, et comme je m'approchais avec mon sabre pour pecher dedans, il me dit que cela ne lui appartenait pas, et que c'etait a un general polonais qui bivaquait pas loin de la et dont il etait le domestique; qu'il lui avait ordonne de se cacher ou il etait pour les faire cuire, afin d'en avoir pour le lendemain. Comme, sans lui repondre, je me mettais en devoir d'en prendre, non sans lui presenter de l'argent, il me dit qu'elles n'etaient pas encore cuites, et, comme je n'avais pas l'air d'y croire, il en tira une qu'il me presenta pour me la faire palper; je la lui arrachai et, telle qu'elle etait, je la devorai: "Vous voyez, me dit-il, qu'elles ne sont pas mangeables; cachez-vous un instant, ayez de la patience, tachez surtout que l'on ne vous voie pas jusqu'au moment ou elles seront bonnes a manger; alors je vous en donnerai." Je fis ce qu'il me dit; je me cachai derriere un petit buisson, mais si pres de lui que je ne pouvais le perdre de vue. Au bout de cinq a six minutes, je ne sais s'il me croyait bien loin, il se leva et, regardant a droite et a gauche, il prend la marmite et se sauve avec, mais pas loin, car je l'arretai de suite en le menacant de tout prendre s'il ne voulait pas m'en donner la moitie. Il me repondit encore que c'etait a son general: "Seraient-elles pour l'Empereur, qu'il m'en faut, lui dis-je, car je meurs de faim!" Voyant qu'il ne pouvait se debarrasser de moi qu'en me donnant ce que je lui demandais, il m'en donna sept. Je lui donnai quinze francs et je le quittai. Il me rappela et m'en donna deux autres; elles etaient loin d'etre bien cuites, mais je n'y pris pas grande attention, j'en mangeai une et je mis les autres dans ma carnassiere. Je comptais qu'avec cela, je pouvais vivre trois jours en mangeant, avec un morceau de viande de cheval, deux par jour. Tout en marchant et en pensant a mes pommes de terre, je me trompai de chemin; je ne m'en apercus qu'aux cris et aux jurements que faisaient cinq hommes qui se battaient comme des chiens; a cote d'eux etait une cuisse de cheval qui faisait l'objet de leurs discussions. L'un de ces hommes, en me voyant, vint jusqu'a moi en me disant que lui et son camarade, tous deux soldats du train, avaient, avec d'autres, ete tuer un cheval derriere le bois, et que, revenant avec leur part qu'ils portaient au bivac, ils avaient ete attaques par trois hommes d'un autre regiment qui voulaient la leur prendre, mais que, si je voulais les aider a la defendre, ils m'en donneraient ma part. A mon tour, craignant le meme sort pour mes pommes de terre, je lui repondis que je ne pouvais m'arreter, mais qu'ils n'avaient qu'a tenir bon un instant, que je leur enverrais quelqu'un pour les aider. Je poursuivis mon chemin. Pas loin de la, je rencontrai deux hommes de notre regiment a qui je contai l'affaire; ils marcherent de ce cote. J'ai su, le lendemain, qu'ils n'avaient vu, en arrivant, qu'un homme mort qui venait d'etre assomme avec un gros baton de sapin qu'ils avaient trouve a cote, et rouge de sang. Probablement que les trois agresseurs avaient profite du moment ou l'autre implorait mon assistance pour se defaire de celui qui etait reste seul. A mon arrivee a l'endroit ou etait le regiment, plusieurs de mes camarades me demanderent si je n'avais rien decouvert; je leur repondis que non. Ensuite, prenant ma place pres du feu, je fis comme tous les jours; je creusai ma place, c'est-a-dire mon lit de neige, et, comme nous n'avions pas de paille, j'etendis ma peau d'ours pour me coucher, la tete sur mon collet double en peau d'hermine etendu sur moi. Je me disposais a passer la nuit, mais, avant de dormir, j'avais encore une pomme de terre a manger; c'est ce que je fis, cache par mon collet, faisant le moins de mouvements possible, de crainte que l'on ne s'apercoive que je mangeais quelque chose, et, prenant une pincee de neige pour me desalterer, je finis mon repas et je m'endormis, ayant bien soin de tenir dans mes bras ma carnassiere, dans laquelle etaient mes vivres. Plusieurs fois dans la nuit, lorsque je me reveillais, j'avais soin de passer la main dedans, et de compter mes pommes de terre. C'est ainsi que je la passai, sans faire part a mes amis, qui mouraient de faim, du peu que le hasard m'avait procure: c'est, de ma part, un trait d'egoisme que je ne me suis jamais pardonne. La diane n'etait pas encore battue que, deja, j'etais eveille et assis sur mon sac, prevoyant que la journee serait terrible, a cause du vent qui commencait a souffler. Je fis un trou a ma peau d'ours et je passai ma tete dedans, de maniere que la tete de l'ours me tombat sur la poitrine; le reste de la peau couvrait mon sac et mon dos, mais elle etait tellement longue que la queue trainait a terre. Enfin l'on battit la diane, ensuite la grenadiere, et quoiqu'il ne fut pas encore jour, nous nous mimes en marche. Le nombre de morts et de mourants que nous laissames dans nos bivacs, en partant, fut prodigieux. Plus loin, c'etait pire encore, car, sur la route, nous etions obliges d'enjamber sur les cadavres que les corps d'armee qui nous precedaient laissaient apres eux: mais c'etait bien plus triste encore pour ceux qui marchaient apres nous. Ceux-la voyaient les miseres de tous ceux qui marchaient en avant. Les derniers etaient les corps des marechaux Ney et Davoust, ensuite l'armee d'Italie commandee par le prince Eugene. Il y avait environ une heure que nous marchions, quand le jour parut, et, comme nous avions atteint les corps qui nous precedaient, nous fimes une petite halte. La mere Dubois, notre cantiniere, voulut profiter de ce moment de repos pour donner le sein a son nouveau-ne, mais, tout a coup, elle jette un cri de douleur: son enfant etait mort et aussi dur que du bois. Ceux qui etaient autour d'elle la consolerent, en lui disant que c'etait un bonheur pour elle et pour son enfant, et, malgre ses gemissements, on lui arracha son enfant qu'elle pressait contre son sein. On le remit entre les mains d'un sapeur qui s'eloigna a quelques pas de la route, avec le pere de l'enfant. Le sapeur creusa, avec sa hache, un trou dans la neige: le pere, pendant ce temps, etait a genoux, tenant son enfant dans ses bras. Lorsque le trou fut acheve, il l'embrassa et le deposa dans sa tombe; on le recouvrit ensuite, et tout fut fini. A une lieue plus loin, et pres d'un grand bois, nous arretames pour faire la grande halte. C'etait l'endroit ou avait couche une partie de l'artillerie et de la cavalerie; la se trouvaient beaucoup de chevaux morts et depeces, et une plus grande quantite que l'on avait ete oblige d'abandonner encore vivants et debout, mais engourdis, se laissant tuer sans bouger, car ceux que l'on avait tues pendant la nuit ou qui etaient morts de fatigue ou d'inanition etaient tellement geles, qu'il etait impossible d'en couper. J'ai remarque, pendant cette marche desastreuse, que l'on nous faisait toujours marcher autant que possible derriere la cavalerie et l'artillerie, et que, le lendemain, l'on nous faisait arreter ou ils avaient passe la nuit, afin que nous puissions nous nourrir avec les chevaux qu'ils laissaient en partant. Pendant que le regiment etait a se reposer et que chaque homme etait occupe a se composer un mauvais repas, de mon cote, comme un egoiste, j'etais entre, sans que l'on m'ait vu, dans le plus epais du bois, pour devorer seul une des pommes de terre que j'avais toujours dans ma carnassiere et que je cachais le plus soigneusement possible. Mais quel fut mon desappointement en voulant mordre dedans! Ce n'etait plus que de la glace! Je voulus mordre: mes dents glissaient contre, sans pouvoir en detacher un morceau. C'est alors que je regrettai de ne les avoir pas partagees, la veille, avec mes amis, que je vins rejoindre, tenant encore a la main celle que j'avais voulu manger, toute rouge du sang de mes levres. Ils me demanderent ce que j'avais. Sans leur repondre, je leur montrai la pomme de terre que je tenais encore a la main, ainsi que celles que j'avais dans ma carnassiere; mais a peine les avais-je montrees qu'elles me furent enlevees. Eux aussi furent trompes en voulant y mordre; on les vit courir pres du feu pour les faire degeler, mais elles fondirent comme de la glace. Pendant ce temps-la, d'autres vinrent me demander ou je les avais eues; je leur montrai le bois, ils y coururent, et, apres avoir cherche, ils revinrent me dire qu'ils n'avaient rien trouve. Eux furent bons pour moi, car ils avaient fait cuire plein une marmite de sang de cheval, et m'inviterent a y prendre ma part. C'est ce que je fis sans me faire prier. Aussi, me suis-je toujours reproche d'avoir agi de cette maniere. Ils ont toujours cru que je les avais trouvees dans le bois; jamais je ne les ai desabuses. Mais cela n'est qu'un echantillon de ce que nous verrons plus tard. Apres une heure de repos, la colonne se remit en marche pour traverser le bois ou, par intervalles, l'on rencontrait des espaces ou se trouvaient quelques maisons habitees par des juifs. Quelquefois ces habitations sont grandes comme nos granges et construites de meme, avec cette difference qu'elles sont baties en bois et couvertes de meme. Une grande porte se trouvait a chaque extremite; elles servaient de poste, de maniere qu'une voiture qui entre par une, apres avoir change de chevaux, sort par l'autre; il s'en trouve presque toujours a trois lieues de distance, mais la plus grande partie deja n'existait plus; elles avaient ete brulees a notre premier passage. V Un sinistre.--Un drame de famille.--Le marechal Mortier.--Vingt-sept degres de froid.--Arrivee a Smolensk.--Un coupe-gorge. Arrives a la sortie du bois, et comme nous approchions de Gara, mauvais hameau de quelques maisons, j'apercus, a une courte distance, une de ces maisons de poste dont j'ai parle. Aussitot, je la fis remarquer a un sergent de la compagnie, qui etait un Alsacien nomme Mather, a qui je proposai d'y passer la nuit, si toutefois il y avait possibilite d'y arriver des premiers, afin d'avoir chacun une place. Nous nous mimes a courir, mais lorsque nous y arrivames, elle etait tellement remplie d'officiers superieurs, de soldats et de chevaux, qu'il nous fut impossible, malgre tout ce que nous fimes, d'y avoir une place, car l'on pretendait qu'il y avait plus de huit cents personnes. Pendant que nous etions occupes a aller de droite et de gauche, afin de voir si nous ne pourrions pas y penetrer, la colonne imperiale, ainsi que notre regiment, nous avaient depasses. Alors nous primes la resolution de passer la nuit sous le ventre des chevaux qui etaient attaches aux portes. Plusieurs fois, ceux qui etaient bivaques autour vinrent pour la demolir, afin d'avoir le bois avec lequel elle etait construite, pour se chauffer et se faire des abris, et de la paille qui se trouvait dans une separation qu'il faut considerer comme un grenier. Il y avait aussi quantite de bois de sapin sec et resineux. Une partie de la paille servit a ceux qui etaient dedans pour se coucher, et, quoiqu'ils fussent les uns sur les autres, ils avaient fait des petits feux pour se chauffer et faire cuire du cheval. Loin de laisser demolir leur habitation, ils menacerent ceux qui vinrent pour en arracher des planches, de leur tirer des coups de fusil. Meme quelques-uns, qui avaient monte sur le toit pour en arracher et qui, deja, en avaient pris, furent forces d'en descendre pour ne pas etre tues. Il pouvait etre onze heures de la nuit. Une partie de ces malheureux etaient endormis; d'autres, pres des feux, rechauffaient leurs membres. Un bruit confus se fit entendre: c'etait le feu qui avait pris dans deux endroits de la grange, dans le milieu et a une des extremites, contre la porte opposee ou nous etions couches. Lorsque l'on voulut l'ouvrir, les chevaux attaches en dedans, effrayes par les flammes, etouffes par la fumee, se cabrerent, de sorte que les hommes, malgre leurs efforts, ne purent, de ce cote, se faire un passage. Alors ils voulurent revenir sur l'autre porte, mais impossible de traverser les flammes et la fumee. La confusion etait a son comble; ceux de l'autre cote de la grange qui n'avaient le feu que d'un cote, s'etaient jetes en masse sur la porte contre laquelle nous etions couches en dehors et, par ce moyen, empecherent de l'ouvrir plus encore. De crainte que d'autres pussent y entrer, ils l'avaient fortement fermee avec une piece de bois mise en travers; en moins de deux minutes, tout etait en flammes; le feu, qui avait commence par la paille sur laquelle les hommes dormaient, s'etait vite communique au bois sec qui etait au-dessus de leurs tetes; quelques hommes qui, comme nous, etaient couches pres de la porte, voulurent l'ouvrir, mais ce fut inutilement, car elle s'ouvrait en dedans. Alors nous fumes temoins d'un tableau qu'il serait difficile de peindre. Ce n'etaient que des hurlements sourds et effrayants que l'on entendait; les malheureux que le feu devorait jetaient des cris epouvantables; ils montaient les uns sur les autres afin de se frayer un passage par le toit, mais, lorsqu'il y eut de l'air, les flammes commencerent a se faire jour, de sorte que, lorsqu'il y en avait qui paraissaient a demi brules, les habits en feu et les tetes sans cheveux, les flammes, qui sortaient avec impetuosite, et qui, ensuite, se balancaient par la force du vent, les refoulaient dans le fond de l'abime. Alors l'on n'entendait plus que des cris de rage, le feu n'etait plus qu'un feu mouvant, par les efforts convulsifs que tous ces malheureux faisaient en se debattant contre la mort: c'etait un vrai tableau de l'enfer. Du cote de la porte ou nous etions, sept hommes purent etre sauves en se faisant tirer par un endroit ou une planche avait ete arrachee. Le premier etait un officier de notre regiment. Encore avait-il les mains brulees et les habits dechires; les six autres etaient plus maltraites encore: il fut impossible d'en sauver davantage. Plusieurs se jeterent en bas du toit, mais a moitie brules, priant qu'on les achevat a coups de fusil. Pour ceux qui se presenterent apres, a l'endroit ou nous en avions sauve sept, ils ne purent etre retires, car ils etaient places en travers et deja etouffes par la fumee et par le poids des autres hommes qui etaient sur eux; il fallut les laisser bruler avec les autres. A la clarte de ce sinistre, les soldats isoles de differents corps qui bivaquaient autour de la, et mourant de froid autour de leurs feux presque morts comme eux, accoururent, non pour porter des secours--il etait trop tard et meme il avait presque toujours ete impossible,--mais pour avoir de la place et se chauffer en faisant cuire un morceau de cheval au bout de leurs baionnettes ou de leurs sabres. Il semblait, a les voir, que ce sinistre etait une permission de Dieu, car l'opinion generale etait que tous ceux qui s'etaient mis dans cette grange etaient les plus riches de l'armee, ceux qui, a Moscou, avaient trouve le plus de diamants, d'or et d'argent. L'on en voyait, malgre leur misere et leur faiblesse, se reunir a d'autres plus forts, et s'exposer a etre rotis, a leur tour, pour en retirer des cadavres, afin de voir s'ils ne trouveraient pas de quoi se dedommager de leurs peines. D'autres disaient: "C'est bien fait, car s'ils avaient voulu nous laisser prendre le toit, cela ne serait pas arrive!" Et d'autres encore, en etendant leurs mains vers le feu, comme s'ils n'avaient pas su que plusieurs centaines de leurs camarades, et peut-etre des parents, les chauffaient de leurs cadavres, disaient: "Quel bon feu!" Et on les voyait trembler, non plus de froid, mais de plaisir. Il n'etait pas encore jour, lorsque je me mis en route avec mon camarade pour rejoindre le regiment. Nous marchions, sans nous parler, par un froid plus fort encore que la veille, sur des morts et des mourants, en reflechissant sur ce que nous venions de voir, lorsque nous joignimes deux soldats de la ligne, occupes a mordre chacun dans un morceau de cheval, parce que, disaient-ils, s'ils attendaient plus longtemps, il serait tellement durci par la gelee qu'ils ne sauraient plus le manger. Ils nous assurerent qu'ils avaient vu des soldats etrangers (des Croates) faisant partie de notre armee, retirant du feu de la grange un cadavre tout roti, en couper et en manger. Je crois que cela est arrive plusieurs fois, dans le cours de cette fatale campagne, sans cependant jamais l'avoir vu. Quel interet ces hommes presque mourants avaient-ils a nous le dire, si cela n'etait pas vrai? Ce n'etait pas le moment de mentir. Apres cela, moi-meme, si je n'avais pas trouve du cheval pour me nourrir, il m'aurait bien fallu manger de l'homme, car il faut avoir senti le rage de la faim, pour pouvoir apprecier cette position: faute d'homme, l'on mangerait le diable, s'il etait cuit. Depuis notre depart de Moscou, l'on voyait, chaque jour, a la suite de la colonne de la Garde, une jolie voiture russe attelee de quatre chevaux; mais, depuis deux jours, il ne s'en trouvait plus que deux, soit qu'on les eut tues ou voles pour les manger, ou qu'ils eussent succombe. Dans cette voiture etait une dame jeune encore, probablement veuve, avec ses deux enfants, qui etaient deux demoiselles, l'une agee de quinze ans, et l'autre de dix-sept. Cette famille, qui habitait Moscou et que l'on disait d'origine francaise, avait cede aux instances d'un officier superieur de la Garde, a se laisser conduire en France. Peut-etre avait-il l'intention d'epouser la dame, car deja cet officier etait vieux; enfin, cette malheureuse et interessante famille etait, comme nous, exposee au froid le plus rigoureux et a toutes les horreurs de la misere, et devait la sentir plus peniblement que nous. Le jour commencait a paraitre, lorsque nous arrivames a l'endroit ou notre regiment avait couche; deja le mouvement general de l'armee etait commence; depuis deux jours il etait facile de voir que les regiments etaient diminues d'un tiers, et qu'une partie des hommes que l'on voyait marcher avec peine, succomberait encore dans la journee qui allait commencer; l'on voyait marcher a la suite, ou plutot se trainer, les equipages dont notre regiment devait faire l'arriere-garde; c'est la ou j'apercus encore la voiture renfermant cette malheureuse famille. Elle sortait d'un petit bois pour gagner la route; quelques sapeurs l'accompagnaient, ainsi que l'officier superieur, qui paraissait tres affecte; arrivee sur la route, elle fit halte a l'endroit meme ou j'etais arrete; alors j'entendis des plaintes et des gemissements; l'officier superieur ouvrit la portiere, y entra, parla quelque temps et, un instant apres, il presenta a deux sapeurs qu'il avait fait mettre contre la voiture, un cadavre: c'etait une des jeunes personnes qui venait de mourir. Elle etait vetue d'une robe de soie grise et, par-dessus, une pelisse de la meme etoffe garnie de peau d'hermine. Cette personne, quoique morte, etait belle encore, mais maigre. Malgre notre indifference pour les scenes tragiques, nous fumes sensibles en voyant celle-ci; pour mon compte, j'en fus touche jusqu'aux larmes, surtout en voyant pleurer l'officier. Au moment ou les sapeurs emporterent cette jeune personne qu'ils placerent sur un caisson, ma curiosite me porta a regarder dans la voiture: je vis la mere et l'autre demoiselle toutes deux tombees l'une sur l'autre. Elles paraissaient etre sans connaissance; enfin, le soir de la meme journee, elles avaient fini de souffrir. Elles furent, je crois, enterrees toutes trois dans le meme trou que firent les sapeurs, pas loin de Valoutina. Pour en finir, je dirai que le lieutenant-colonel, ayant peut-etre a se reprocher ce malheur, chercha a se faire tuer dans differents combats que nous eumes, a Krasnoe et ailleurs. Quelques jours apres notre arrivee a Elbingen, au mois de janvier, il mourut de chagrin. Cette journee, qui etait celle du 8 novembre, fut terrible, car nous arrivames tard a la position et comme, le lendemain, nous devions arriver a Smolensk, l'espoir de trouver des vivres et du repos--on disait que l'on devait y prendre des cantonnements--faisait que beaucoup d'hommes, malgre le froid excessif et la privation de toutes choses, faisaient des efforts surnaturels pour ne pas rester en arriere, ou ils auraient succombe. Avant d'arriver a l'endroit ou nous devions bivaquer, il fallait traverser un ravin profond et gravir une cote. Nous remarquames que quelques artilleurs de la Garde etaient arretes dans ce ravin avec leurs pieces de canon, n'ayant pu monter la cote. Tous les chevaux etaient sans force et les hommes sans vigueur. Des canonniers de la garde du roi de Prusse les accompagnaient; ils avaient, comme nous, fait la campagne; ils etaient attaches a notre artillerie comme contingent de la Prusse. Ils avaient, a cette meme place et a cote de leurs pieces, forme leurs bivacs et allume leurs feux comme ils avaient pu, afin d'y passer la nuit, dans l'esperance de pouvoir, le lendemain, continuer leur chemin. Notre regiment, ainsi que les chasseurs, fut place a droite de la route, et je crois que c'etait sur les hauteurs de Valoutina, ou s'etait donnee une bataille et ou avait ete tue le brave general Gudin, le 19 aout de la meme annee. Je fus commande de garde chez le marechal Mortier; son habitation etait une grange sans toit. Cependant on lui avait fait un abri pour le preserver, autant que possible, de la neige et du froid. Notre colonel et l'adjudant-major avaient aussi pris leur place au meme endroit. L'on arracha quelques pieces de bois qui formaient la cloture de la grange, et on alluma pour le marechal un feu auquel nous nous chauffames tous. A peine etions-nous installes, et occupes a faire rotir un morceau de cheval, que nous vimes paraitre un individu avec la tete enveloppee d'un mouchoir, les mains de chiffons, et les habits brules. En arrivant, il se mit a crier: "Ah! mon colonel! que je suis malheureux! que je souffre!" Le colonel, se retournant, lui demanda qui il etait, d'ou il venait, et ce qu'il avait: "Ah! mon colonel! repondit l'autre, j'ai tout perdu et je suis brule!" Le colonel l'ayant reconnu, lui repondit: "Tant pis pour vous, vous n'aviez qu'a rester au regiment; depuis plusieurs jours vous n'avez pas paru: qu'avez-vous fait, vous qui deviez montrer l'exemple et mourir, comme nous, a votre poste? Entendez-vous, monsieur!" Mais le pauvre diable n'entendait pas; ce n'etait pas le moment de faire de la morale; cet individu etait l'officier que nous avions sauve du feu de la grange, la nuit d'avant, et qui passait pour avoir beaucoup d'objets precieux et de l'or qu'il avait pris a Moscou, par droit de conquete. Mais tout etait perdu: son cheval et son portemanteau avaient disparu. Le marechal et le colonel, ainsi que ceux qui etaient la, causerent du sinistre de la grange. L'on parla de plusieurs officiers superieurs qui s'y etaient enfermes avec leurs domestiques et qui y avaient peri, et comme on savait que j'avais vu ce desastre, on m'en demanda des details, car l'officier que nous avions sauve ne savait rien dire; il etait trop affecte. Il pouvait etre neuf heures, la nuit etait extraordinairement sombre, et deja une partie de nous, ainsi que le reste de notre malheureuse armee qui bivaquait autour de l'endroit ou nous etions, commencait a se reposer d'un sommeil interrompu par le froid et les douleurs causees par la fatigue et la faim, pres d'un feu qui, a chaque instant, s'eteignait, comme les hommes qui l'entouraient; nous pensions a la journee du lendemain qui devait nous conduire a Smolensk, ou, disait-on, nos miseres devaient finir, puisque nous devions y trouver des vivres et prendre des cantonnements. Je venais de finir mon triste repas compose d'un morceau de foie d'un cheval que nos sapeurs venaient de tuer, et, pour boisson, un peu de neige. Le marechal en avait mange aussi un morceau que son domestique venait de lui faire cuire, mais il l'avait mange avec un morceau de biscuit et, par-dessus, il avait bu une goutte d'eau-de-vie; le repas, comme on voit, n'etait pas tres friand, pour un marechal de France, mais c'etait beaucoup, pour les circonstances malheureuses ou nous nous trouvions. Dans ce moment, il venait de demander a un homme qui etait debout a l'entree de la grange, et appuye sur son fusil, pourquoi il etait la. Le soldat lui repondit qu'il etait en faction: "Pour qui, repond le marechal, et pourquoi faire? Cela n'empechera pas le froid d'entrer et la misere de nous accabler! Ainsi, rentrez et venez prendre place au feu." Un instant apres, il demanda quelque chose pour reposer sa tete; son domestique lui apporta un portemanteau et, s'enveloppant dans son manteau, il se coucha. Comme j'allais en faire autant en m'etendant sur ma peau d'ours, nous fumes effrayes par un bruit extraordinaire: c'etait un vent du nord qui arrivait brusquement au travers des forets, et qui amenait avec lui une neige des plus epaisses et un froid de vingt-sept degres, de maniere qu'il fut impossible aux hommes de rester en place. On les entendait crier en courant dans la plaine, cherchant a se diriger du cote ou ils voyaient des feux, esperant trouver mieux; mais enveloppes dans des tourbillons de neige, ils ne bougeaient plus, ou, s'ils voulaient continuer, ils faisaient un faux pas et tombaient pour ne plus se relever. Plusieurs centaines perirent de cette maniere, mais plusieurs milliers moururent a leur place, n'esperant rien de mieux. Tant qu'a nous, nous fumes heureux qu'un cote de la grange fut a l'abri du vent; plusieurs hommes vinrent se refugier chez nous et, par ce moyen, eviter la mort. Il faut que je cite un trait de devouement qui s'est passe dans cette nuit desastreuse ou tous les elements les plus terribles de l'enfer semblaient etre dechaines contre nous. Le prince Emile de Hesse-Cassel faisait partie de notre armee, avec son contingent qu'il fournissait a la France. Son petit corps d'armee etait compose de plusieurs regiments d'infanterie et cavalerie. Il etait, comme nous, bivaque sur la gauche de la route, avec le reste de ses malheureux soldats, reduits a cinq ou six cents hommes, parmi lesquels se trouvaient encore environ cent cinquante dragons, mais presque tous a pied, leurs chevaux etant morts ou manges. Ces braves soldats, succombant de froid, et ne pouvant rester en place par une nuit et un temps aussi abominables, se devouerent pour sauver leur jeune prince, age, je crois, tout au plus de vingt ans, en le mettant au milieu d'eux pour le garantir du vent et du froid. Enveloppes de leurs grands manteaux blancs, ils resterent debout toute la nuit, serres les uns contre les autres; le lendemain au matin, les trois quarts etaient morts et ensevelis sous la neige, avec plus de dix mille autres de differents corps. Au jour, lorsque nous regagnames la route, nous fumes obliges, avec le marechal, de descendre pres du ravin, ou, la veille, nous avions vu de l'artillerie former son bivac: plus un n'existait; hommes, chevaux, tous etaient couches et couverts de neige, les hommes autour de leurs feux, et les chevaux encore atteles aux pieces qu'il fallait abandonner. Il arrivait presque toujours qu'apres une tempete et un froid excessif cause par le vent et la neige, le temps devenait plus supportable; il semblait que la nature s'etait epuisee de nous avoir frappes et qu'elle voulait respirer pour nous frapper encore. Cependant, tout ce qui respirait se mit en marche. L'on voyait, a droite et a gauche de la route, des hommes a demi morts sortir de dessous des mauvais abris formes de branches de sapin, ensevelis sous la neige; d'autres venaient de plus loin, sortant des bois ou ils s'etaient refugies, se trainant peniblement, afin de gagner la route. L'on fit halte un instant, pour les attendre. Pendant ce temps, j'etais, avec plusieurs de mes amis, a parler de nos desastres de la nuit et de la quantite incroyable d'hommes qui avaient peri. Nous jetions machinalement un coup d'oeil sur cette terre de malheur. Par places, l'on voyait encore des faisceaux d'armes formes, et d'autres renverses, mais plus personne pour les prendre. Ceux qui gagnaient la route avec les aigles de leurs regiments, apres s'etre reunis a d'autres, se mettaient en marche. Apres avoir rassemble le mieux possible tout ce qu'il y avait sur la route, le mouvement de marche commenca: notre regiment forma l'arriere-garde qui, ce jour-la, fut on ne peut plus penible pour nous, vu la quantite d'hommes qui ne pouvaient plus marcher, et que nous etions obliges de prendre sous les bras, afin de les aider a se trainer et de les sauver, si l'on pouvait, en les conduisant jusqu'a Smolensk. Avant d'arriver a cette ville, il faut traverser un petit bois; c'est la ou nous atteignimes toute l'artillerie reunie. Les chevaux faisaient peine a voir; les affuts de canons, ainsi que les caissons, etaient charges de soldats malades et mourant de froid. Je savais qu'un de mes amis d'enfance, du meme endroit que moi, nomme Ficq, etait, depuis deux jours, traine de cette maniere. Je m'informai de lui a des chasseurs de la Garde du regiment dont il faisait partie, et j'appris qu'il n'y avait qu'un moment qu'il etait tombe mort sur la route, et qu'en cet endroit, le chemin etant creux et retreci, l'on n'avait pu le mettre sur le cote de la route, et que toute l'artillerie lui avait passe sur le corps, ainsi qu'a plusieurs autres qui avaient succombe au meme endroit. Je continuais de marcher dans un sentier etroit, a gauche de la route et dans le bois. Je venais, dans ce moment, d'etre joint par un de mes amis, sergent du meme regiment que moi, lorsque, sur notre chemin, nous trouvames un canonnier de la Garde couche en travers du sentier, et qui nous empechait de passer. A cote etait un autre canonnier occupe a le depouiller de ses vetements; nous nous apercumes que cet homme n'etait pas mort, car il faisait aller les jambes et frappait, par moments, la terre avec les mains fermees. Mon camarade, surpris ainsi que moi, applique, sans rien dire, un grand coup de crosse de fusil dans le dos de ce miserable, qui se retourna. Mais sans lui donner le temps de nous parler, nous lui fimes des reproches violents sur son acte de barbarie. Il nous repondit que, s'il n'etait pas mort, il ne tarderait pas a l'etre puisque, lorsqu'on l'avait depose a l'endroit ou il etait, pour ne pas le laisser sur le chemin et broyer par l'artillerie, il ne donnait plus aucun signe de vie; que, d'abord, c'etait son camarade de lit, qu'il valait mieux que ce fut lui qui ait sa depouille qu'un autre. Ce que je viens de citer est arrive souvent sur des malheureux soldats, que l'on supposait avoir de l'argent, car au lieu de les aider a se relever, il y en avait qui restaient pres de ceux qui tombaient, non pour les soulager, mais pour faire comme le canonnier. Je n'aurais pas du, pour l'honneur de l'espece humaine, ecrire toutes ces scenes d'horreur, mais je me suis fait un devoir de dire tout ce que j'ai vu. Il me serait impossible de faire autrement, et, comme tout cela me bouleverse la tete, il me semble qu'une fois que je l'aurai mis sur le papier, je n'y penserai plus. Il faut dire aussi que si, dans cette campagne desastreuse, il s'est commis des actes infames, il s'est aussi fait des traits d'humanite qui nous honorent, car j'ai vu des soldats porter, pendant plusieurs jours, sur leurs epaules, un officier blesse. Comme nous allions sortir du bois, nous rencontrames une centaine de lanciers bien montes, equipes a neuf: ils venaient de Smolensk qu'ils n'avaient jamais quitte, on les envoyait a notre arriere-garde; ils etaient epouvantes de nous voir si malheureux, et, de notre cote, nous etions surpris de les voir aussi bien. Beaucoup de soldats couraient apres eux comme des mendiants, en leur demandant s'ils n'avaient pas un morceau de pain ou de biscuit a leur donner. Lorsque nous fumes sortis du bois, nous fimes halte pour attendre ceux qui conduisaient les malades. Il n'y avait rien de plus penible a voir, car, de tout ce que l'on pouvait leur dire de l'espoir des vivres et d'un bon logement, ils n'entendaient plus rien: c'etaient comme des automates, marchant lorsqu'on les conduisait, s'arretant aussitot qu'on les laissait. Les plus forts portaient tour a tour leurs armes et leurs sacs, car ces malheureux, independamment des forces et d'une partie de la raison qu'ils avaient perdues, avaient aussi perdu les doigts des pieds et des mains. Enfin, c'est de cette maniere que nous revimes le Dnieper sur notre gauche, et que nous apercumes, sur l'autre rive, des milliers d'hommes qui avaient traverse le fleuve sur la glace: il y en avait de tous les corps, fantassins et cavalerie, courant autant qu'ils le pouvaient, en apercevant au loin quelque village, afin d'y trouver des vivres et d'y passer la nuit a couvert. Apres avoir marche encore peniblement pendant une heure, nous arrivames, le soir, abimes de fatigue et mourants, sur les bords du fatal Boristhene, que nous traversames, et nous fumes sous les murs de la ville. Deja des milliers de soldats de tous les corps et de toutes les nations, qui composaient notre armee, etaient, depuis longtemps, aux portes et autour des remparts, en attendant qu'on les laissat entrer. On les en avait empeches de crainte que tous ces hommes, marchant sans ordre et sans chefs, mourants de faim, ne se portassent aux magasins pour y piller le peu de vivres qu'il pouvait y avoir, et dont on voulait faire la distribution avec le plus d'ordre possible. Plusieurs centaines de ces hommes etaient deja morts ou mourants. Lorsque nous fumes arrives, ainsi que les autres corps de la Garde, marchant avec le plus d'ordre possible, et apres avoir pris toutes les precautions pour faire entrer nos malades et nos blesses, l'on ouvrit la porte et l'on entra. La plus grande partie se repandit de tous cotes, et en desordre, afin de trouver un endroit pour passer la nuit sous un toit et de pouvoir manger le peu de vivres que l'on avait promis, et dont on fit une petite distribution. Pour obtenir un peu d'ordre, l'on fit connaitre que les hommes isoles n'auraient rien. De ce moment, l'on vit les plus forts se reunir par numeros de regiment et se choisir un chef pour les representer, car il y avait des regiments qui n'existaient plus. Tandis que nous, la Garde imperiale, nous traversames la ville, mais avec peine, car extenues de fatigue comme nous l'etions, et devant gravir le bord escarpe qui existe a partir du Boristhene jusqu'a l'autre porte, cette montee couverte de glace faisait qu'a chaque instant les plus faibles tombaient, et qu'il fallait les aider a se relever, et porter ceux qui ne pouvaient plus marcher. C'est de la sorte que nous arrivames sur l'emplacement du faubourg qui avait ete incendie lors du bombardement arrive le 15 du mois d'aout dernier. Nous y primes position et nous nous y installames comme nous pumes, dans le reste des maisons que le feu n'avait pas tout a fait detruites. Nous y placames le mieux possible nos malades et nos blesses qui avaient eu assez de force et de courage pour y arriver; car nous en avions laisse dans une baraque en bois situee a l'entree de la ville. Ces hommes n'auraient pu, a cause qu'ils etaient trop malades, atteindre l'endroit ou nous venions d'arriver. Parmi eux etait un de mes amis presque mourant, que nous avions traine jusque-la, esperant y trouver un hopital et lui faire donner des soins, car ce qui, jusque-la, avait soutenu notre courage, etait l'espoir, que l'on avait toujours eu, de s'arreter dans cette ville et les environs pour y attendre le printemps, mais il en fut tout autrement. D'ailleurs la chose n'etait pas possible, car une partie des villages etaient brules et ruines, et la ville ou nous etions n'existait pour ainsi dire plus que de nom. Partout l'on ne voyait plus que les murailles des maisons qui etaient baties en pierre, car celles qui l'etaient en bois, et qui formaient la plus grande partie de la ville, avaient disparu; enfin la ville n'etait plus qu'un vrai squelette. Si l'on s'eloignait dans l'obscurite, on rencontrait des pieges, c'est-a-dire que, sur l'emplacement des maisons baties en bois, ou aucune trace ne se faisait plus voir, on rencontrait les caves recouvertes de neige, et le soldat assez malheureux pour s'y engager, disparaissait tout a coup pour ne plus reparaitre. Plusieurs perirent de cette maniere, que d'autres retirerent le lendemain, lorsqu'il fit jour, non pour leur donner la sepulture, mais pour avoir leurs vetements ou quelque autre chose qu'ils auraient pu avoir sur eux. Il en etait de meme de tous ceux qui succombaient, en marchant ou arretes: les vivants se partageaient les depouilles des morts, et souvent, a leur tour, succombaient quelques heures apres et finissaient par subir le meme sort. Une heure apres notre arrivee, l'on nous fit une petite distribution de farine, et la valeur d'une once de biscuit: c'est plus que l'on ne pouvait esperer. Ceux qui avaient des marmites firent de la bouillie, les autres firent des galettes qu'ils faisaient cuire dans la cendre et que l'on devora a moitie cuites; l'avidite avec laquelle ils mangerent, faillit leur etre funeste, car plusieurs furent dangereusement malades et manquerent etouffer. Tant qu'a moi, quoique je n'avais pas mange de soupe depuis le 1er novembre et que la bouillie de farine de seigle fut epaisse comme de la boue, je fus assez heureux pour ne pas etre incommode; mon estomac etait encore bon. Depuis le moment ou nous etions arrives, plusieurs hommes du regiment, qui etaient malades et qui avaient pu, en faisant des efforts extraordinaires, arriver a l'endroit ou nous etions, venaient de mourir, et, comme on leur avait donne les meilleures places dans les mauvaises masures que l'on nous avait designees pour logements, l'on s'empressa de les porter loin, afin de prendre leur place. Apres que je fus repose, malgre le froid et la neige qui tombait, je me disposai a chercher apres un de mes amis, celui avec qui j'etais le plus intimement lie, celui avec qui je n'avais jamais compte; nos bourses ne faisaient qu'une. Il se nommait Grangier[26]. Il y avait sept ans que nous etions ensemble. Je ne l'avais pas vu depuis Viasma, ou il etait parti en avant avec un detachement, escortant un caisson appartenant au marechal Bessieres. L'on m'avait assure qu'il etait arrive depuis deux jours et loge dans un faubourg. Le plaisir de le revoir, l'espoir aussi d'avoir quelques vivres qu'il avait pu, sans doute, se procurer avant notre arrivee, et aussi de partager son logement, fit que je ne balancai pas a le chercher de suite. [Note 26: Sergent velite dans le meme regiment que moi, aux fusiliers-grenadiers. _(Note de l'auteur)_] Ayant pris mes armes et mon sac, sans rien dire a personne, je rentrai en ville par la meme route que nous etions venus, et, apres avoir tombe plusieurs fois en descendant cette pente rapide et glissante que nous avions montee en arrivant, j'arrivai pres de la porte par ou nous etions entres. J'arretai pour voir dans quel etat etaient les hommes que nous avions laisses pres du poste qui etait a la porte, compose de soldats badois dont une partie formait la garnison. Mais quelle fut ma surprise! Cet ami que nous avions laisse avec d'autres malades, en attendant de venir les chercher, je le trouvai a l'entree de la baraque et n'ayant plus sur lui que son pantalon, car on lui avait ote jusqu'a sa chaussure. Les soldats badois me dirent que des soldats du regiment etaient venus chercher les autres, et qu'ayant trouve celui-la prive de la vie, ils l'avaient eux-memes depouille, et qu'ensuite ils avaient tourne la ville le long du rempart, avec les deux malades qu'ils avaient enleves, esperant avoir le chemin meilleur. Pendant que j'etais la, plusieurs malheureux soldats de differents regiments arrivaient encore, se trainant avec peine, appuyes sur leurs armes. D'autres, qui etaient encore sur l'autre bord du Boristhene, n'y voyant pas ou trompes par les feux, etaient tombes dans la neige, pleuraient, criaient en implorant des secours. Mais ceux qui etaient la, bien portants, etaient des Allemands ne comprenant rien ou ne voulant rien comprendre. Heureusement qu'un jeune officier commandant le poste parlait francais. Je le priai, au nom de l'humanite, d'envoyer des secours aux hommes de l'autre cote du pont. Il me repondit que, depuis notre arrivee, plus de la moitie de son poste n'avait ete occupee qu'a cela, et qu'il n'avait presque plus d'hommes; que son corps de garde etait rempli de soldats malades et blesses, au point qu'il n'avait plus de place. Cependant, d'apres mes instances, il envoya encore trois hommes qui, un instant apres, revinrent avec un vieux chasseur a cheval de la Garde, qu'ils soutenaient sous les bras. Ils nous dirent qu'ils en avaient laisse beaucoup d'autres qu'il faudrait porter, mais que, ne le pouvant pas, ils les avaient deposes pres d'un grand feu, en attendant que l'on puisse les aller chercher. Le vieux chasseur avait, a ce qu'il me dit, presque tous les doigts des pieds geles. Il les avait enveloppes dans des morceaux de peaux de mouton. Sa barbe, ses favoris et ses moustaches etaient charges de glacons. On le conduisit pres du feu, ou on le fit asseoir. Alors il se mit a jurer contre Alexandre, l'empereur de Russie, contre le pays et contre le bon Dieu de la Russie. Ensuite il me demanda si l'on avait fait une distribution d'eau-de-vie. Je lui repondis que non, et que, jusqu'a present, je n'en avais pas entendu parler; qu'il n'y avait pas apparence d'en avoir: "Alors, dit-il, il faut mourir!" Le jeune officier allemand ne put resister plus longtemps en voyant un vieux guerrier souffrir de la sorte; il leva son manteau, et, tirant une bouteille de sa poche avec de l'eau-de-vie, il la lui, presenta: "Merci, dit-il, vous m'empechez de mourir; si une occasion se presentait de vous sauver la vie aux depens de la mienne, vous pouvez etre assure que je ne balancerais pas un instant! Assez cause, rappelez-vous Roland, chasseur a cheval de la Vieille Garde imperiale a pied, ou, pour ainsi dire, sans pieds, pour le moment. Il y a trois jours que j'ai du abandonner mon cheval, et, pour ne pas le laisser souffrir plus longtemps, je lui ai brule la cervelle. Ensuite, je lui ai coupe un morceau de la cuisse dont je vais manger un peu." En disant la parole (_sic_), il tourna son portemanteau qu'il avait sur son dos, et en tira de la viande de cheval qu'il offrit d'abord a l'officier qui lui avait donne de l'eau-de-vie, et ensuite a moi. L'officier lui presenta encore sa bouteille et le pria de la garder. Le vieux chasseur ne savait plus comment lui temoigner sa reconnaissance. Il lui repeta encore, soit en garnison, ou en campagne, de se rappeler de lui, et finit par dire: "Les bons enfants ne periront jamais!" Mais il reprit aussitot qu'il venait de dire une grosse betise, "car, dit-il, que de milliers d'hommes morts depuis trois jours et qui certainement me valaient bien; tel que vous me voyez, j'ai ete en Egypte et je vous f... mon billet que j'en ai vu des grises; je ne sais pas si vous le savez, mais n... d. D... il n'y a pas de comparaison avec celle-ci. Il faut esperer que nous sommes au bout de nos peines, et que cela va finir, car l'on dit que nous allons prendre des cantonnements en attendant le printemps, ou j'espere que nous reprendrons notre revanche!" Le pauvre vieux, a qui deux ou trois gorgees d'eau-de-vie avaient rendu la parole, ne soupconnait pas que nous n'etions qu'au commencement de nos peines! Il etait bien onze heures, que l'espoir de rencontrer Grangier, meme pendant la nuit, ne m'avait pas abandonne. Je me fis indiquer, par l'officier de poste, la direction ou il supposait que le marechal Bessieres etait loge, mais, soit que je fus mal informe, ou que j'eus mal compris, je pris l'un des chemins pour l'autre: je me trouvai ayant le rempart a ma droite, au-dessous duquel coulait le Boristhene; a ma gauche etait une etendue de terrain, ou l'emplacement d'une rue qui longeait le bas du rempart et dont toutes les maisons avaient ete brulees et ecrasees pendant le bombardement. L'on y voyait encore, ca et la, malgre l'obscurite, quelques pignons sortir comme des ombres du milieu de la neige. Le chemin que j'avais pris etait tellement mauvais, je me trouvai si fatigue, apres un instant de marche, que je regrettai de m'etre hasarde seul. Je me disposais a retourner sur mes pas et de remettre au lendemain ma recherche apres Grangier, mais, au moment ou je me retournais, j'entendis marcher derriere moi et, aussitot, j'apercus, a quelques pas, un individu que je reconnus pour un soldat badois portant sur son epaule une petite barrique que je supposai etre de l'eau-de-vie. Je l'appelai, il ne me repondit pas; je voulus le suivre, il doubla le pas: j'en fis autant. Il descendit une petite pente un peu rapide; je voulus faire comme lui, mais mes jambes n'etant pas aussi fermes que les siennes, je tombai et, roulant du haut jusqu'en bas, j'arrivai aussi vite que lui contre la porte d'une cave que le poids de mon corps fit ouvrir et ou j'entrai, l'epaule droite meurtrie, avant l'individu. Je n'avais pas encore eu le temps de me reconnaitre et de savoir ou j'etais, que je fus tire de mon etourdissement par des cris confus de differentes langues d'une douzaine d'individus couches sur de la paille, autour d'un feu: Francais, Allemands, Italiens, que je reconnus, de suite, pour etre des associes pillards et voleurs, marchant ensemble pour leur compte, et toujours en avant de l'armee, de crainte de rencontrer l'ennemi et de se battre, arrivant les premiers dans les maisons lorsqu'il s'en trouvait, ou bivaquant dans des lieux separes. Lorsque l'armee arrivait, la nuit, bien fatiguee, ils sortaient de leur cachette, rodaient autour des bivacs, enlevaient lestement les chevaux et les portemanteaux des officiers, et se remettaient en route de grand matin, quelques heures avant la colonne, et ainsi de meme chaque jour. Enfin c'etait une de ces bandes comme il y en avait beaucoup, qui s'etaient formees depuis les premiers jours ou les grands froids avaient commence, et qui avaient amene nos desastres. Ces bandes se propagerent, par la suite. J'etais encore etourdi de ma chute, et je n'etais pas encore releve, qu'un individu se leva du fond de la cave, alluma de la paille pour mieux me voir, car il etait impossible, a mon costume, et surtout a la peau d'ours qui me couvrait en partie, de savoir a quel regiment j'appartenais. Mais, ayant vu l'aigle imperial sur mon shako, il cria, d'un air goguenard: "Ah! ah! de la Garde imperiale? A la porte!" Et les autres repeterent: "A la porte! a la porte!" Etourdi, sans etre intimide de leurs cris, je me levai pour les prier, puisque le hasard, ou plutot le bonheur m'avait fait tomber chez eux, de m'y laisser au moins jusqu'au jour, et qu'alors je m'en irais. Mais l'individu qui s'etait leve le premier, et qui paraissait le chef, ayant a son cote un demi-espadon, qu'il avait soin de faire voir avec affectation, repeta que je devais sortir, et de suite, et tous repeterent en choeur: "A la porte! A la porte!" Un Allemand vint pour mettre la main sur moi, mais, d'une poussee que je lui donnai dans la poitrine, je l'envoyai tomber de tout son long sur d'autres qui etaient encore couches, et mis la main sur la poignee de mon sabre, car mon fusil, lorsque je roulai en bas de la rampe, etait reste derriere. L'homme au demi-espadon applaudit a la culbute que je venais de faire faire a celui qui voulait me mettre a la porte, en lui disant qu'il n'appartenait pas a un Allemand, a une tete de choucroute, de mettre la main sur un Francais. Voyant que l'homme au demi-espadon m'avait donne raison, je repondis que j'etais decide a ne sortir qu'au jour, et que je me ferais plutot tuer par eux que de mourir de froid sur le chemin. Une femme, car il s'en trouvait deux, voulut intervenir pour moi, mais elle recut l'ordre de se taire, et cet ordre fut accompagne de jurements et des mots les plus sales; alors, le chef me signifia encore l'ordre de sortir, en me disant de lui eviter le desagrement de mettre la main sur moi, parce que, s'il s'en melait, la chose serait bientot faite, et qu'il m'enverrait coucher ou etait mon regiment. Je lui demandai pourquoi lui et les siens n'y etaient pas. Il me repondit que cela ne me regardait pas, qu'il n'avait pas de comptes a me rendre, qu'il etait chez lui et que je ne pourrais pas rester la nuit avec eux, parce que je les genais pour aller faire leurs courses en ville et profiter du desordre et du peu de surveillance qu'il y avait aux voitures d'equipage, pour y faire du butin. Je demandai comme une grace de rester encore un instant pour me chauffer et rajuster ma chaussure, et alors que je sortirais. Mais personne ne m'ayant repondu, je fis une seconde demande; l'homme au demi-espadon me dit qu'il y consentait, a condition que je sortirais dans une demi-heure. Il chargea un tambour, qui paraissait son second, de l'execution de l'ordre. Voulant mettre a profit le peu de temps qui me restait, je demandai si quelqu'un n'avait pas un peu de vivres a me vendre, et surtout de l'eau-de-vie: "Si nous en avions, me repondit-on, nous la garderions pour nous!" Cependant la barrique que j'avais vu porter par le Badois, etait quelque chose de semblable, car j'avais compris qu'il avait dit, en sa langue, qu'il l'avait prise a une cantiniere de son regiment, qui l'avait cachee lorsque l'armee etait arrivee en ville. D'apres ce langage, je compris que l'individu etait un nouveau venu, soldat de la garnison, et associe avec les autres seulement depuis la veille et, comme eux, decide a quitter son regiment pour faire la guerre au butin. Le tambour charge de l'ordre de me faire sortir, et que je voyais causer mysterieusement avec d'autres, me demanda si j'avais de l'or pour des pieces de cinq francs et pour acheter de l'eau-de-vie: "Non, lui dis-je, mais j'ai des pieces de cinq francs". La femme qui etait a cote de moi, la meme qui avait voulu prendre ma defense, fit semblant, en se baissant, de chercher quelque chose a terre, du cote de la porte. Alors, s'approchant de moi, elle me dit, de maniere a ne pas etre entendue: "Sauvez-vous, croyez-moi, ils vous tueront! Je suis avec eux depuis Viasma, et j'y suis malgre moi. Revenez en force, je vous en prie, demain matin, pour me sauver!" Je lui demandai quelle etait l'autre femme qui etait la; elle me dit que c'etait une juive. J'allais lui faire d'autres questions, lorsqu'une voix, partant du fond de la cave, lui ordonna de se taire et lui demanda ce qu'elle me disait. Elle repondit qu'elle m'enseignait ou je pourrais trouver de l'eau-de-vie, chez un juif qui restait sur le Marche-Neuf: "Tais-toi, bavarde!" lui repondit-on. Elle se tut, ensuite elle se retira dans un coin de la cave. D'apres l'avis que cette femme venait de me donner, je vis bien que je ne m'etais pas trompe, et que j'etais dans un vrai coupe-gorge. Aussi je n'attendis pas que l'on me dise de sortir; je me levai et, faisant semblant de chercher un endroit pour me coucher, je m'approchai de la porte, je l'ouvris et je sortis. L'on me rappela, en me disant que je pouvais rester jusqu'au jour et dormir. Mais, sans leur repondre, je ramassai mon fusil que je trouvai pres de la porte, et cherchai une issue afin de pouvoir sortir de l'enfoncement ou je me trouvais; je ne pus en trouver. Alors, craignant de rester longtemps dans cette position, j'allais frapper a la porte de la cave pour demander mon chemin, lorsque le Badois en sortit, probablement pour voir s'il etait temps de faire une excursion. Il me demanda encore si je voulais rentrer; je lui repondis que non, mais je le priai de m'enseigner le chemin pour aller au faubourg. Il me fit signe de le suivre et, longeant plusieurs maisons en ruine, il monta des escaliers. Je le suivis et, lorsque je fus arrive sur le rempart et sur le chemin, il me fit faire quelques tours sous pretexte de me montrer par ou je devais aller; mais je m'apercus que c'etait pour me faire perdre la trace de la cave que, cependant, je voulais reconnaitre, car je me proposais d'y revenir, le matin, avec quelques hommes, et sauver la femme qui avait implore mon secours, et aussi pour leur demander compte de plusieurs portemanteaux que j'avais apercus dans le fond de cette maudite cave. VI Une nuit mouvementee.--Je retrouve des amis.--Depart de Smolensk.--Rectification necessaire.--Bataille de Krasnoe.--Le dragon Melet. Mon guide avait disparu sans que je m'en apercoive, de maniere que je me trouvai tout a coup desoriente. C'est alors que je regrettai encore d'avoir quitte le regiment. Cependant il fallait prendre un parti et, comme la neige avait cesse de tomber, un instant avant ma descente dans la cave, je regardai si je ne retrouverais pas la trace de mes pas. Puis je me rappelai que je devais toujours avoir le rempart a ma droite. Apres quelques moments de marche, je reconnus la place ou j'avais rencontre le Badois, mais, pour mieux m'en assurer et la reconnaitre lorsqu'il ferait jour, je fis, avec la crosse de mon fusil, deux grandes croix profondes dans la neige, et je poursuivis mon chemin. Il pouvait etre minuit; j'avais passe pres d'une heure dans la cave et, pendant ce temps, le froid avait considerablement augmente. Sur ma gauche, j'apercevais bien des feux, mais je n'osais pas me diriger de ce cote, de crainte de me detruire en tombant dans des trous caches par la neige. Je marchai, toujours en tatonnant, et la tete baissee, afin de voir ou je posais les pieds. Depuis un moment, je m'apercevais que la route descendait, et, un peu plus avant, je la trouvais embarrassee par des affuts de canon que, probablement, on avait voulu conduire sur le rempart. Lorsque je fus dans le bas, il me fut impossible de reconnaitre la direction, tant il faisait obscur, de sorte que je fus force de m'asseoir sur le derriere d'un affut pour me reposer, et aussi tacher de voir de quel cote je devais prendre. Dans cette situation penible, mon fusil entre les jambes, la tete appuyee dans les deux mains, au moment ou j'allais, pour mon malheur, m'endormir probablement pour toujours, j'entendis des sons extraordinaires. Je me relevai, tout saisi en pensant au danger que je venais de courir en me laissant aller au sommeil. Ensuite, je pretai mon attention afin de voir de quelle direction venaient les sons, mais je n'entendis plus rien. Alors je crus avoir reve, ou que c'etait un avertissement du Ciel pour me sauver. Aussitot, reprenant courage, je me mis a marcher a tatons et a enjamber au hasard les obstacles sans nombre qui se trouvaient sur mon passage. Enfin etant parvenu, non sans risquer plusieurs fois de me casser les jambes, a laisser derriere moi tout ce qui s'opposait a mon passage, je me reposais un instant pour reprendre haleine, afin de pouvoir gravir la pente opposee, lorsque le meme bruit qui m'avait eveille, me fit de nouveau lever la tete. Mais ce que j'entends, c'est de l'harmonie! Ce sont les sons graves de l'orgue, encore eloignes et qui font, sur moi, a cette heure de la nuit, seul et dans un pareil endroit, une impression que je ne saurais definir. Aussitot je marche, doublant le pas, dans la direction d'ou viennent ces sons. En un moment, je suis sorti du fond ou j'etais retenu. Arrive en haut, je fais encore quelques pas et j'arrete; il etait temps! Encore quelques pas et c'etait fini de moi! Je tombais du haut en bas du rempart, a plus de cinquante pieds de hauteur, sur le bord du Boristhene ou, fort heureusement, j'avais apercu le feu d'un bivouac qui m'avait fait arreter. Epouvante du danger que je venais de courir, je reculai de quelques pas et j'arretai encore pour ecouter, mais je n'entendis plus rien. Je me remis a marcher et, tournant a gauche, en un instant j'eus le bonheur de retrouver le chemin fraye. Je continuai a avancer, mais lentement et avec precaution, la tete haute, toujours en pretant l'oreille, mais, n'entendant plus rien, je finis par me persuader que c'etait l'effet de mon imagination frappee, car, dans la position penible ou nous etions, nous ou les habitants qui etaient en petit nombre, il n'y avait pas de musique possible, et surtout a pareille heure. Tout en avancant et en faisant des reflexions, mon pied droit, qui commencait deja a etre gele et a me faire souffrir, rencontra quelque chose de dur qui me fit pousser un cri de douleur et tomber de mon long sur un cadavre, ma figure presque sur la sienne. Je me relevai peniblement. Malgre l'obscurite, je reconnus que c'etait un dragon, car il avait encore son casque sur la tete, attache avec les jugulaires, et son manteau sur lequel il etait tombe, il n'y avait probablement pas longtemps. Le cri de douleur que j'avais jete en tombant, fut entendu par un individu qui etait sur ma droite et qui me cria d'aller de son cote, en me faisant comprendre qu'il y avait longtemps qu'il m'attendait. Surpris et content de trouver quelqu'un dans un endroit ou je me croyais seul, j'avancai dans la direction d'ou partait la voix. Plus je m'approchais, plus il me semblait la reconnaitre. Je lui criai: "C'est toi, Beloque[27]?--Oui!" me repondit-il, et, nous ayant reconnus l'un et l'autre, il fut aussi surpris que moi de nous trouver, a pareille heure, dans un lieu aussi triste et ne sachant pas plus que moi ou il etait. Il m'avait primitivement pris pour un caporal qui etait alle chercher des hommes de corvee pour transporter des malades de sa compagnie que l'on avait laisses a la porte de la ville, lorsque l'on etait arrive; et qui, ensuite, avec quelques hommes pour porter et aider a marcher ces malades, avait pris le chemin du rempart pour eviter de monter la rampe de glace. Mais, arrives ici, etant trop faibles pour marcher, et les hommes de corvee ne pouvant plus les porter, ils etaient tombes a la place ou je les voyais. Le premier qu'il avait envoye au camp n'etant pas revenu, il avait envoye successivement les deux autres, de maniere qu'il se trouvait seul. C'etaient precisement les hommes que nous avions laisses a notre arrivee dans la baraque, ou ensuite j'en avais trouve un de mort. [Note 27: Beloque etait un de mes amis, sergent velite comme moi. (_Note de l'auteur_.)] Je lui contai comment je m'etais perdu; je lui parlai de mon aventure dans la cave, mais je n'osai lui parler de la musique que j'avais cru entendre, de crainte qu'il ne me dise que j'etais malade. Il me pria de rester pres de lui; c'etait bien ma pensee. Un instant apres, il me demanda pourquoi j'avais jete un cri qu'il avait entendu. Je lui contai ma culbute sur le dragon, et comme ma figure avait touche la sienne: "Tu as donc eu peur, mon pauvre ami?--Non, lui repondis-je, mais j'ai eu bien mal!--C'est tres heureux, me dit-il, que tu te sois fait assez de mal pour te faire crier, sans cela tu aurais passe sans que j'eusse pu te voir!" Tout en causant, nous marchions a droite et a gauche pour nous rechauffer, en attendant que les hommes fussent arrives pour transporter les malades qui, couches l'un contre l'autre sur une peau de mouton, et couverts de la capote et de l'habit de celui que l'on avait depouille a la baraque, ne donnaient plus grand signe de vie: "Je crains bien, me dit Beloque, que nous n'ayons pas la peine de les faire transporter!" En effet, l'on entendait par moments qu'ils voulaient parler ou respirer, mais il etait facile de comprendre que leur langage etait celui des agonisants. Tandis que le rale de la mort se faisait entendre pres de nous, la musique aerienne, que je croyais n'exister que dans mon imagination, recommenca de nouveau, mais beaucoup plus rapprochee. J'en fis la remarque a Beloque, et je lui contai ce qui m'etait arrive a la premiere et a la seconde fois que j'avais entendu ces sons harmonieux. Alors il me conta que, depuis qu'il etait arrete, il avait entendu, par intervalles, cette musique, et qu'il n'y pouvait rien comprendre; qu'il y avait des moments que cela faisait un vacarme d'enfer, et que, si c'etaient des hommes qui s'amusaient a cela, il fallait qu'ils eussent le diable au corps. Alors, s'approchant plus pres de moi, il me dit a demi-voix, de crainte que les deux hommes qui se mouraient a nos pieds l'entendent: "Mon cher ami, ces sons que nous entendons ressemblent beaucoup a la musique de la mort! Tout ce qui nous entoure est mort, et j'ai un pressentiment que, sous peu de jours, je serai mort!" Puis il ajouta: "Que la volonte de Dieu soit faite! Mais c'est trop souffrir pour mourir. Regarde ces malheureux!" en montrant les deux hommes couches dans la neige. A cela je ne repondis rien, car dans ce moment ma pensee etait comme la sienne. Il avait cesse de parler, et nous ecoutions toujours sans nous rien dire, interrompus seulement par la difficulte de respirer d'un des hommes mourants, lorsque, rompant de nouveau le silence: "Cependant, me dit-il, les sons que nous entendons semblent arriver d'en haut". Nous ecoutames encore avec attention; effectivement cela paraissait venir d'au-dessus de notre tete. Tout a coup, le bruit cessa; alors un silence affreux regna autour de nous. Ce silence fut interrompu par un cri plaintif: c'etait le dernier soupir d'un des hommes que nous gardions. Au meme instant, des pas se font entendre; c'etait un caporal qui arrivait avec huit hommes, pour enlever les deux mourants, mais, comme il n'en restait plus qu'un, il fut enleve de suite. On le couvrit avec la depouille des autres, et l'on partit. Il etait plus d'une heure du matin; le froid avait diminue, car, depuis un instant, le vent avait cesse de se faire sentir avec autant de violence, mais j'etais tellement fatigue que je ne pouvais plus marcher, et, jointe a cela, l'envie de dormir me dominait tellement que, pendant le chemin, Beloque me surprit plusieurs fois arrete et dormant debout. Il m'avait donne des indications pour trouver Grangier, car des hommes de sa compagnie qui escortaient le seul fourgon qui restait au marechal, avaient ete voir leurs camarades et avaient indique le fourgon place a la porte d'une maison ou etait loge le marechal. Arrive au point ou nous descendions la rampe du rempart, afin de prendre la direction du camp ou etait le regiment, je me separai du convoi funebre, et je me decidai a suivre le nouveau chemin que l'on venait de m'enseigner, esperant atteindre bientot le but de mes recherches. Il n'y avait qu'un instant que je marchais seul, lorsque la maudite musique se fit encore entendre. Aussitot je cesse de marcher, je leve la tete pour mieux ecouter, et j'apercois de la clarte devant moi. Je me dirige sur le point lumineux, mais le chemin va en descendant et la lumiere disparait. Je n'en continue pas moins a marcher, mais, au bout d'un instant, arrete par un mur, je suis force de revenir sur mes pas; je tourne a droite, a gauche; je me trouve, enfin, dans une rue, et au milieu de maisons en ruines. Je continue a marcher a grands pas, toujours guide parla musique. Arrive a l'extremite de la rue, je vois un edifice eclaire; c'est de la que viennent les sons graves qui continuent toujours. Je marche directement dessus, et, apres avoir tourne plusieurs fois, je me trouve arrete par une petite muraille qui semble servir d'enceinte a l'edifice que je reconnais pour une eglise. Ne voulant pas me fatiguer davantage a chercher l'entree, je me decide a escalader la muraille et pour m'assurer qu'elle n'est pas assez haute, je sonde de l'autre cote avec mon fusil. Voyant qu'il n'y avait pas plus de trois a quatre pieds de haut, je monte dessus et je saute de l'autre cote. Mes pieds ayant rencontre quelque chose de bombe, je tombe sur mes genoux; je me releve sans m'etre fait mal, je fais encore quelques pas et je sens que le terrain n'est pas egal. Pour ne pas tomber, je m'appuie sur mon fusil. Je m'apercois, bientot que je suis au milieu de plus de deux cents cadavres a peine recouverts de neige. Pendant que j'avance en trebuchant, appuye sur mon fusil, et que mes pieds s'enfoncent et sont quelquefois tenus entre les jambes et les bras de ceux sur lesquels je marche, et qui semblent arranges avec symetrie, afin de faire place a d'autres, des chants lugubres se font entendre. Il me semble que c'est l'office des morts. Les paroles de Beloque me reviennent a la memoire; une sueur me prend, je ne sais plus ce que je fais, ni ou je vais. Je me trouve, je ne sais comment, appuye contre le derriere du choeur de l'eglise. Revenu un peu a moi en depit du tintamarre diabolique qui continue, je marche, appuye d'une main contre le mur, et je me trouve a la porte que je vois ouverte et par ou une fumee epaisse sort. J'entre et je me trouve au milieu d'individus que je prends pour des ombres, tant il y a de fumee. Ces individus continuent a chanter et d'autres a jouer des orgues. Tout a coup, une grande flamme s'echappe, la fumee se dissipe; je regarde ou je suis et avec qui; un des chanteurs s'approche de moi et s'ecrie: "C'est mon sergent!" Il m'avait reconnu a ma peau d'ours, et, a mon tour, je reconnais des soldats de la compagnie; que l'on juge de ma surprise en les voyant dans cet etat de gaite! J'allais leur faire des questions, lorsque l'un d'eux s'approche et me presente de l'eau-de-vie, plein un vase en argent. Alors je devine d'ou vient leur gaite: ils etaient tous en ribote! Un qui l'etait moins que les autres me conta qu'en arrivant, ils avaient ete a la corvee, et qu'en passant ou il y avait encore quelques maisons, ils avaient vu sortir d'une cave deux hommes portant une lanterne, qu'ils avaient reconnus pour des juifs; que, de suite, ils s'etaient concertes pour y revenir faire une visite apres la distribution des vivres, afin de voir s'ils n'y trouveraient rien a manger, et ensuite passer la nuit dans cette eglise, qu'ils avaient remarquee; qu'en effet ils etaient revenus et avaient trouve, dans la cave, une barrique d'eau-de-vie, un sac de riz et un peu de biscuit, ainsi que dix capotes ou pelisses garnies de fourrures, et des bonnets, entre autres celui du rabbin. Comme ils s'etaient affubles de tout cela, je les avais pris, en entrant, pour ce qu'ils n'etaient pas. Avec eux se trouvaient plusieurs musiciens du regiment qui, un peu en train, s'etaient mis a jouer des orgues; ainsi s'expliquaient les sons harmonieux qui m'avaient si fort intrigue. Ils me donnerent du riz, quelques petits morceaux de biscuit et le bonnet du rabbin, garni d'une superbe fourrure de renard noir. Je mis le riz precieusement dans mon sac. Tant qu'au bonnet, je le mis sur la tete et, voulant me reposer, je mis, devant le feu, une planche sur laquelle je me couchai. A peine avais-je la tete sur mon sac, que nous entendimes, du cote de la porte, crier et jurer; nous fumes voir ce qu'il pouvait y avoir. C'etaient six hommes conduisant une voiture attelee d'un mauvais cheval, chargee de plusieurs cadavres qu'ils venaient deposer derriere l'eglise pour faire nombre avec ceux sur lesquels j'avais marche, la terre etant trop dure pour y faire des trous, et la gelee les conservant provisoirement. Ils nous dirent que, si cela continuait, l'on ne saurait plus ou les placer, car toutes les eglises servaient d'hopitaux et etaient remplies de malades a qui il etait impossible de donner des soins; qu'il n'y avait plus que celle ou nous etions ou il n'y avait personne et ou, depuis quelques jours, ils deposaient les morts; que, depuis le moment ou la tete de colonne de la Grande Armee avait commence a paraitre, ils ne pouvaient suffire aux transports des hommes qui mouraient un instant apres leur arrivee. Apres ces explications je fus me recoucher; les infirmiers, car c'en etait, demanderent a passer le reste de la nuit avec nous, afin d'attendre le jour pour deposer leur charge aupres des autres; ils detelerent leur cheval et le firent entrer dans l'eglise. Je dormis assez bien le reste de la nuit, quoique reveille souvent par le picotement de la vermine. Depuis que j'etais infecte, je ne l'avais pas encore sentie comme dans ce moment; cela se concoit, car, couchant au grand air, ils ne bougeaient pas; mais la ou j'etais, il faisait assez chaud; ils en profitaient pour me manger. Il n'etait pas encore jour, lorsque je fus reveille par les cris d'un malheureux musicien qui venait de se casser la jambe en descendant les escaliers qui conduisaient aux orgues, ou il avait dormi. Ceux qui etaient en bas avaient, pendant la nuit, enleve une partie des marches pour faire du feu et se chauffer, de maniere que le pauvre diable, en descendant, fit une chute qui le mit dans un etat a ne pouvoir marcher de sitot; il est probable qu'il ne sera jamais revenu. Lorsque je fus reveille, je trouvai presque tous les soldats occupes de faire rotir de la viande au bout de la lame de leur sabre. En attendant que la soupe fut cuite, je leur demandai ou ils avaient eu de la viande, ou si l'on avait fait une distribution. Ils me repondirent que non, que c'etait la viande du cheval de la voiture des morts, qu'ils avaient tue, pendant que les infirmiers etaient en train de dormir; ils avaient bien fait, il fallait vivre. Une heure apres, lorsque deja un bon quart du cheval etait mange, un des croque-morts en prevint ses camarades qui tempeterent contre nous et nous menacerent de porter leurs plaintes au directeur en chef des hopitaux. Nous continuames a manger en leur repondant que c'etait facheux qu'il fut si maigre ou qu'il n'y en eut pas une demi-douzaine pour en faire une distribution au regiment. Ils partirent en nous menacant, et, pour se venger, ils verserent les sept cadavres dont leur voiture etait chargee, a l'entree de la porte, de maniere que nous ne pouvions sortir ni rentrer sans marcher dessus. Ces infirmiers, qui n'avaient pas fait la campagne, et a qui jamais rien n'avait manque, ne savaient pas que, depuis plusieurs jours, nous mangions les chevaux qui nous tombaient sous la main. Il etait 7 heures, lorsque je me disposai a partir pour retourner ou etait le regiment. Je commencai par prevenir les hommes, au nombre de quatorze, qu'il fallait se reunir et arriver ensemble et en ordre. Avant, nous nous mimes a manger une bonne soupe au riz, faite avec le bouillon de viande de cheval. Apres cela, leur ayant fait mettre sur le dos le sac ou ils avaient enferme leurs grandes pelisses de juifs, nous sortimes de l'eglise qui commencait deja a se remplir de nouveaux venus, malheureux et autres, qui avaient passe la nuit comme ils avaient pu, et de beaucoup d'autres encore qui quittaient leurs regiments, esperant trouver mieux. La faim les faisait roder dans tous les coins. En entrant, ils ne prenaient pas garde aux cadavres qui obstruaient le passage; ils passaient dessus comme sur des pieces de bois, ils etaient aussi durs. Lorsque je fus sur le chemin, je proposai a mes hommes, a qui je contai mon aventure de la cave, d'y venir faire une visite; ma proposition fut acceptee. Nous en trouvames facilement, le chemin, car nous avions, pour premier guide, l'homme que Beloque avait laisse mort, ensuite le dragon sur lequel j'etais tombe, et que nous retrouvames avec son manteau et sa chaussure de moins. Apres avoir passe le fond ou etaient les affuts de canon, et ou j'avais failli m'endormir, nous arrivames a l'endroit ou j'avais fait mes remarques dans la neige. Ayant descendu la rampe moins vite que la veille, j'arrivai a la porte que nous trouvames fermee. Nous frappames, mais personne ne repondit. Elle fut enfoncee de suite, mais les oiseaux etaient envoles; nous n'y trouvames qu'un seul individu, tellement ivre qu'il ne pouvait parler. Je le reconnus pour l'Allemand qui avait voulu me mettre a la porte. Il etait enveloppe d'une grosse capote de peau de mouton qu'un musicien du regiment lui enleva, malgre tout ce qu'il put faire pour la defendre. Nous y trouvames plusieurs portemanteaux et une malle; tout cela avait ete vole pendant la nuit, mais tout etait vide, ainsi que la barrique que le soldat badois avait apportee et que nous reconnumes pour avoir contenu du genievre. Avant de reprendre le chemin du camp, je considerai la position ou j'etais et je vis avec surprise que, pendant la nuit, j'avais beaucoup marche sans avoir fait beaucoup de chemin: je n'avais fait que tourner autour de l'eglise. Nous retournames au camp. Chemin faisant, je rencontrai plusieurs hommes du regiment, que je reunis a ceux qui etaient avec moi. Un instant apres, j'apercus de loin un sous-officier du regiment, que je reconnus de suite a son sac blanc pour celui que je cherchais, Grangier. Je l'avais deja embrasse qu'il ne m'avait pas encore reconnu, tant j'etais change. Nous nous cherchions l'un et l'autre, car il me dit que, depuis la veille, une heure apres l'arrivee du regiment, il avait ete a l'endroit ou il etait pour me chercher, mais que personne n'avait pu lui dire ou j'etais et que, si j'avais eu la patience d'attendre, il m'aurait conduit ou il etait loge, car il m'attendait avec une bonne soupe pour me restaurer et de la paille pour me coucher. Il me suivit jusqu'au camp, ou j'arrivai en ordre avec dix-neuf hommes. Un instant apres, Grangier me fit signe; je le suivis, il ouvrit son sac et en tira un morceau de viande de boeuf cuit qu'il avait, me dit-il, reserve pour moi, ainsi qu'un morceau de pain de munition. Il y avait vingt trois jours que je n'en avais mange, aussi je le devorai. Ensuite il me demanda des nouvelles d'un de ses pays qu'on lui avait dit etre dangereusement malade; tout ce que je pus lui dire, c'est qu'il etait entre en ville, mais que, puisqu'il ne l'avait pas vu ou etait le regiment, il nous fallait aller voir a la porte de la ville par ou nous etions entres; que la, nous pourrions peut-etre avoir quelques renseignements, car beaucoup de malades, n'ayant pu monter la rampe de glace pour aller ou etait le regiment, etaient restes au poste du Badois ou dans les environs. Nous y allames de suite. Il n'y avait qu'un instant que nous marchions, lorsque nous arrivames au dragon; pour cette fois, on l'avait mis presque nu, probablement pour s'assurer s'il n'avait pas une ceinture avec de l'argent. Je lui montrai la cave, et nous arrivames a la porte ou nous fumes saisis par la quantite de morts que nous y vimes; pres du poste du Badois etaient quatre hommes de la Garde, morts pendant la nuit, et dont l'officier de poste avait empeche qu'on les depouillat; il nous dit aussi que, dans son corps de garde, il y en avait encore deux qu'il croyait de la Garde; nous y entrames pour les voir; ils etaient sans connaissance: le premier etait un chasseur, le second, qui avait la figure cachee avec un mouchoir, etait de notre regiment. Grangier, lui ayant decouvert la figure, fut on ne peut plus surpris en reconnaissant celui qu'il cherchait. Nous nous empressames, comme nous pumes, de le secourir; nous lui otames son sabre et sa giberne qu'il avait encore sur lui, ainsi que son col, et nous tachames de lui faire avaler quelques gouttes d'eau-de-vie; il ouvrit les yeux sans nous reconnaitre et, un instant apres, il expira dans mes bras. Nous ouvrimes son sac; nous y trouvames une montre, ainsi que differents petits objets que Grangier renferma afin de les envoyer comme souvenir a sa famille, s'il avait le bonheur de revoir la France, car il etait du meme endroit que lui; tant qu'au chasseur, apres l'avoir mis dans la meilleure position possible, nous l'abandonnames a sa malheureuse destinee. Que pouvions-nous faire? Grangier me conduisit a son poste; un instant apres, il fut releve par les chasseurs; avant de partir, nous n'oubliames pas de leur recommander l'homme de leur regiment que nous venions de quitter. Le sergent envoya de suite quatre hommes pour le prendre: il sera probablement mort en arrivant, car tous ceux qui se trouvaient dans cette position mouraient de suite, comme s'ils eussent ete asphyxies. Nous retournames au regiment, ou nous passames le reste de la journee a mettre nos armes en bon etat, a nous chauffer et a causer. Pendant la journee, nous tuames plusieurs chevaux que nos hommes nous amenerent et que nous partageames; l'on fit aussi une petite distribution de farine de seigle et d'un peu de gruau, dans lequel se trouvaient presque autant de paille et de grains de seigle. Le lendemain, a quatre heures du matin, l'on nous fit prendre les armes pour nous porter en avant a un quart de lieue de la ville, ou, malgre un froid rigoureux, nous restames en bataille jusqu'au grand jour. Les jours suivants, nous fimes de meme, car l'armee russe manoeuvrait sur notre gauche. Il y avait deja trois jours que nous etions a Smolensk, que nous ne savions pas si nous devions rester dans cette position, ou si nous devions continuer notre retraite. Rester, disait-on, c'est impossible. Alors pourquoi ne pas partir, plutot que de rester dans une ville ou il n'y avait pas de maisons pour nous abriter et pas de vivres pour nous nourrir? Le quatrieme jour, en revenant, comme les jours precedents, de la position du matin, et comme nous etions pres d'arriver a notre bivac, j'apercus un officier d'un regiment de ligne, couche devant un feu; pres de lui etaient quelques soldats; nous nous regardames, quelque temps, comme deux hommes qui s'etaient quelquefois vus et qui cherchaient a se reconnaitre sous les haillons dont nous etions couverts et la crasse de ma figure. Je m'arrete, lui se leve et, s'approchant de moi, il me dit: "Je ne me trompe pas?--Non", lui dis-je. Nous nous etions reconnus, et nous nous embrassames sans avoir prononce nos noms. C'etait Beaulieu[28], mon camarade de lit aux Velites, lorsque nous etions a Fontainebleau. Combien nous nous trouvames changes, et miserables! Je ne l'avais pas vu depuis la bataille de Wagram, epoque ou il avait quitte la Garde pour passer officier dans la ligne, avec d'autres Velites. Je lui demandai ou etait son regiment; pour toute reponse, il me montra l'aigle au milieu d'un faisceau d'armes; ils etaient encore trente-trois; il etait le seul officier, avec le chirurgien-major; des autres, la plus grande partie avait peri dans les combats, mais plus de la moitie etaient morts de misere et de froid; quelques-uns etaient egares. [Note 28: Beaulieu etait le frere de Mme Vast, de Valenciennes, notaire a Conde, mon pays. A ma rentree des prisons, en 1814, cette dame m'apprit que son malheureux frere avait ete tue a Dresde, d'un boulet. (_Note de l'auteur_.)] Lui, Beaulieu, etait capitaine; il me dit qu'il avait l'ordre de suivre la Garde. Je restai encore quelque temps avec lui, et, comme il n'avait pas de vivres, nous partageames en freres le riz que j'avais recu des hommes rencontres dans l'eglise, la nuit de notre arrivee. C'etait la plus grande preuve d'amitie que l'on puisse donner a un camarade dans une situation ou, pour de l'or, l'on ne pouvait rien trouver. Le 14 au matin, l'Empereur partit de Smolensk avec les regiments de grenadiers et de chasseurs; nous les suivimes, quelque temps apres, en faisant l'arriere-garde, laissant derriere nous les corps d'armee du prince Eugene, Davoust et Ney reduits a peu de monde; en sortant de la ville, nous traversames le Champ sacre, appele ainsi par les Russes. Un peu plus loin de Korouitnia[29] se trouve un ravin assez profond et encaisse; etant obliges de nous arreter afin de donner le temps a l'artillerie de le traverser, je cherchai Grangier, ainsi qu'un autre de mes amis, a qui je proposai de le traverser et de nous porter en avant pour ne pas nous geler a attendre; etant, de l'autre cote, forces de nous arreter encore, nous remarquames trois hommes autour d'un cheval mort; deux de ces hommes etaient debout et semblaient ivres, tant ils chancelaient. Le troisieme, qui etait un Allemand, etait couche sur le cheval. Ce malheureux, mourant de faim et ne pouvant en couper, cherchait a mordre dedans; il finit par expirer dans cette position, de froid et de faim. Les deux autres, qui etaient deux hussards, avaient la bouche et les mains ensanglantees; nous leur adressames la parole, mais nous ne pumes en obtenir aucune reponse: ils nous regarderent avec un rire a faire peur, et, se tenant le bras, ils allerent s'asseoir pres de celui qui venait de mourir, ou, probablement, ils finirent par s'endormir pour toujours. [Note 29: Korouitnia, petit village. (_Note de l'auteur_.)] Nous continuames a marcher sur le cote de la route, afin de gagner la droite de la colonne et, de la, attendre notre regiment pres d'un feu abandonne, si toutefois nous avions le bonheur d'en trouver. Nous rencontrames un hussard, je crois qu'il etait du 8e regiment, luttant contre la mort, se relevant et tombant aussitot. Malgre le peu de moyens que nous avions de donner des secours, nous avancames pour le secourir, mais il venait de tomber pour ne plus se relever. Ainsi, a chaque instant, l'on etait oblige d'enjamber au-dessus des morts et des mourants. Comme nous continuions toujours, quoique avec beaucoup de difficulte, a marcher sur la droite de la route, pour depasser les convois, nous vimes un soldat de la ligne assis contre un arbre ou il y avait un petit feu: il etait occupe a faire fondre de la neige dans une marmite, afin d'y faire cuire le foie et le coeur d'un cheval qu'il avait eventre. Il nous dit que, n'ayant pu en couper de la viande, il avait, avec sa baionnette, fait un trou au ventre, d'ou il avait tire ce qu'il allait faire cuire. Comme nous avions du riz et du gruau, nous lui proposames de nous preter sa marmite pour en faire cuire, et que nous le mangerions ensemble. Il accepta avec plaisir. Ainsi, avec du riz et du gruau ou il y avait autant de paille, nous fimes une soupe que nous assaisonnames avec un morceau de sucre que Grangier avait dans son sac, ne voulant pas la saler avec de la poudre, car nous n'avions pas de sel. Pendant que notre soupe cuisait, nous nous occupames a faire cuire, au bout de nos sabres, des morceaux de foie et les rognons du cheval, que nous trouvames delicieux. Lorsque notre riz fut a moitie cuit, nous le mangeames, et nous rejoignimes le regiment qui nous avait deja depasses. Le meme jour, l'Empereur coucha a Korouitnia, et nous un peu en arriere, dans un bois. Le lendemain, l'on se mit en route de grand matin, pour atteindre Krasnoe, mais, avant d'arriver a cette ville, la tete de la colonne imperiale fut arretee par vingt-cinq mille Russes qui barraient la route. Les premiers de l'armee qui les apercurent etaient des hommes isoles qui, aussitot, se replierent sur les premiers regiments de la Garde, mais la plus grande partie, moins intimidee ou plus valide, se reunit et fit face a l'ennemi. Il y eut quelques hommes insouciants ou malheureux qui, sans s'en apercevoir, furent se jeter au milieu d'eux. Les grenadiers et les chasseurs de la Garde s'etant formes en colonnes serrees par division, s'avancerent de suite sur la masse des Russes qui, n'osant pas les attendre, se retirerent et laisserent le passage libre; mais ils prirent position sur les hauteurs a gauche de la route et tirerent quelques volees de coups de canon. Au bruit du canon, et comme nous etions en arriere, nous doublames le pas et nous arrivames au moment ou l'on menait quelques pieces en batterie pour les classer. Aussi, aux premiers coups que l'on tira, on les vit disparaitre derriere les hauteurs, et nous continuames a marcher. Dans cette circonstance, il s'est passe un fait que je ne dois pas passer sous silence, et dont j'ai eu connaissance pour en avoir entendu parler, mais differemment conte, et meme ecrit. L'on a dit qu'au moment ou l'on apercut les Russes, les premiers regiments de la Garde se grouperent, ainsi que l'etat-major, autour de l'Empereur, et que, de cette maniere, l'on marcha comme si l'ennemi ne fut pas devant nous; que la musique joua l'air: Ou peut-on etre mieux qu'au sein de sa famille? et que l'Empereur interrompit la musique en ordonnant de jouer: Veillons au salut de l'Empire! Le fait que l'on rapporte s'est bien passe, mais d'une maniere toute differente, car c'est a Smolensk meme que la chose s'etait passee. Je crois ne pas me tromper en disant que c'est le jour meme de notre depart de cette ville que j'en ai entendu parler. Le prince de Neufchatel, alors ministre de la guerre, voyant que l'Empereur ne donnait pas d'ordre de depart et l'inquietude de toute l'armee a cet egard, vu l'impossibilite de rester dans une aussi triste position, reunit quelques musiciens et leur ordonna de jouer, sous les croisees de la maison ou l'Empereur etait loge, l'air: Ou peut-on etre mieux qu'au sein de sa famille? A peine avait-on commence, que l'Empereur se montra sur le balcon, et qu'il commanda de jouer: Veillons au salut de l'Empire! que les musiciens executerent tant bien que mal, malgre leur misere. Un instant apres, l'ordre du depart fut donne pour le lendemain matin. Comment croire que les malheureux musiciens, en supposant meme qu'ils se fussent trouves a la droite du regiment, chose que l'on ne voyait plus depuis le commencement de nos desastres, eussent ete capables de souffler dans leurs instruments ou de faire aller leurs doigts, dont une partie les avaient geles? Mais, a Smolensk, la chose etait plutot possible, parce qu'il y avait du feu et que l'on se chauffait. Deux heures apres la rencontre des Russes, l'Empereur arrive a Krasnoe, avec les premiers regiments de la Garde, notre regiment et les fusiliers-chasseurs. Nous bivaquames en arriere de la ville; en arrivant, je fus commande de garde avec quinze hommes, chez le general Roguet, qui etait loge en ville, dans une mauvaise maison couverte en chaume. J'etablis mon poste dans une ecurie, m'estimant tres heureux de passer la nuit a couvert et pres d'un feu que nous venions d'allumer; mais il en fut tout autrement. Pendant que nous etions dans Krasnoe et autour, l'armee russe, forte, dit-on, de quatre-vingt-dix mille hommes, nous entourait, car devant nous, a droite, a gauche et derriere, ce n'etait que Russes qui croyaient, probablement, faire bon marche de nous. Mais l'Empereur voulut leur faire sentir que la chose n'etait pas aussi facile qu'ils le pensaient, car, si nous etions malheureux, mourants de faim et de froid, il nous restait encore quelque chose qui nous soutenait: l'honneur et le courage. Aussi l'Empereur, fatigue de se voir suivre par cette nuee de barbares et de sauvages, resolut de s'en debarrasser. Le soir de notre arrivee, le general Roguet recut l'ordre d'attaquer, pendant la nuit, avec une partie de la Garde, les regiments de fusiliers-chasseurs, grenadiers, voltigeurs et tirailleurs: a onze heures du soir, l'on envoya quelques detachements, afin de faire une reconnaissance et de bien s'assurer de la position de l'ennemi, qui occupait deux villages devant lesquels il avait etabli son camp, et dont on connut la direction par la position de leurs feux; il est probable qu'il craignait quelque chose, car, lorsque nous fumes l'attaquer, une partie etait deja en mesure de nous recevoir. Il pouvait etre une heure du matin lorsque le general vint me dire, avec son accent gascon: "Sergent, vous allez laisser ici un caporal et quatre hommes pour garder mon logement et le peu d'effets qu il me reste; vous, retournez au camp rejoindre le regiment avec votre garde; tout a l'heure, nous aurons de la besogne!" Je le dirai franchement, cet ordre ne me fit pas plaisir; ce n'etait certainement pas la crainte de me battre, mais c'etait la peine que j'avais de perdre quelques moments de repos, dont j'avais tant besoin. Lorsque j'arrivai au camp, chacun etait deja occupe a preparer ses armes; je les trouvai disposes a bien se battre; plusieurs me dirent qu'ils esperaient trouver une fin a leurs souffrances, car il leur etait impossible de resister davantage. Il etait deux heures lorsque le mouvement commenca; nous nous mimes en marche sur trois colonnes: les fusiliers-grenadiers, dont je faisais partie, et les fusiliers-chasseurs formaient celle du centre; les tirailleurs et voltigeurs celles de droite et de gauche. Il faisait un froid comme les jours precedents; nous marchions avec peine, au milieu des terres, dans la neige jusqu'aux genoux. Apres une demi-heure de marche, nous nous trouvames au milieu des Russes, dont une partie avait pris les armes, car une grande ligne d'infanterie etait sur notre droite, et a moins de quatre-vingts pas, faisant sur nous un feu meurtrier; leur grosse cavalerie, composee de cuirassiers habilles de blanc, portant cuirasse noire, etait sur notre gauche, a une pareille distance, hurlant comme des loups pour s'exciter les uns les autres, mais n'osant nous aborder, et leur artillerie, au centre, tirant a mitraille. Cela n'arreta pas notre marche, car, malgre leurs feux et le nombre d'hommes qui tombaient chez nous, nous les abordames au pas de charge et nous entrames dans leur camp, ou nous fimes un carnage affreux a coups de baionnettes. Ceux qui etaient plus eloignes avaient eu le temps de prendre les armes et de venir au secours des premiers. Alors, un autre genre de combat commenca, car ils mirent le feu a leur camp et aux deux villages. Nous pumes nous battre a la lueur de l'incendie. Les colonnes de droite et de gauche nous avaient depasses et etaient entrees dans le camp ennemi par les extremites, tandis que notre colonne entrait par le centre. J'oubliais de dire qu'au moment ou nous battions la charge, et que la tete de notre colonne enfoncait les Russes, en mettant leur camp en deroute, nous rencontrames, etendus sur la neige, plusieurs centaines de Russes que l'on crut morts ou dangereusement blesses. Nous les depassames, mais, a peine fumes-nous au-dessus, qu'ils se releverent avec leurs armes; ils firent feu, de maniere que nous fumes obliges de faire demi-tour pour nous defendre. Malheureusement pour eux, un bataillon qui faisait l'arriere garde et qu'ils n'avaient pu apercevoir, arriva. Ils furent pris entre deux feux; en moins de cinq minutes, plus un n'existait: c'est une ruse de guerre dont les Russes se servent souvent, mais la, elle ne reussit pas. Le premier qui tomba chez nous, lorsque nous marchions en colonne, fut le malheureux Beloque, celui qui, a Smolensk, m'avait predit sa mort. Il fut atteint d'une balle a la tete et tue sur le coup; il etait l'ami de tous ceux qui le connaissaient, et, malgre l'indifference que nous avions pour tout, et meme pour nous, Beloque fut generalement regrette de ses camarades. Lorsque nous eumes traverse le camp des Russes, et aborde le village, apres les avoir forces a jeter une partie de leur artillerie dans un lac, un grand nombre de leurs fantassins s'etaient retires dans les maisons, dont une partie etait en flammes. C'est la ou nous nous battimes avec acharnement et corps a corps. Le carnage fut terrible; nous etions divises; chacun se battait pour son compte. Je me trouvais pres de notre colonel, le plus ancien colonel de France, qui avait fait les campagnes d'Egypte. Il etait, dans ce moment, conduit par un sapeur qui le soutenait en le tenant par le bras; pres de lui etait aussi l'adjudant-major Roustan; nous nous trouvions a l'entree d'une espece de ferme ou beaucoup de Russes s'etaient retires et etaient bloques par des hommes de notre regiment; ils n'avaient, pour toute retraite, qu'une issue dans la grande cour, mais fermee par une barriere qu'ils etaient obliges d'escalader. Pendant ce combat isole, je remarquai, dans la cour, un officier russe monte sur un cheval blanc, frappant a coups de plat de sabre sur ses soldats qui se pressaient de fuir en voulant sauter la barriere, et ne lui laissaient aucun moyen de se sauver. Il finit cependant par se rendre maitre du passage, mais, au moment ou il allait sauter de l'autre cote, son cheval fut atteint d'une balle et tomba sous lui, de maniere que le passage devint difficile. Alors les soldats russes furent forces de se defendre. Des ce moment, le combat devint plus acharne. A la lueur des flammes, ce n'etait plus qu'une vraie boucherie. Russes, Francais etaient les uns sur les autres, dans la neige, se tuant a bout portant. Je voulus courir sur l'officier russe qui s'etait degage de dessous son cheval, et qui cherchait, aide de deux soldats, a se sauver en passant la barriere; mais un soldat russe m'arreta a deux pas du bout du canon de son fusil, et fit feu; probablement qu'il n'y eut que l'amorce qui brula, car, si le coup avait parti, c'en etait fait de moi; sentant que je n'etais pas blesse, je me retirai a quelques pas de mon adversaire qui, pensant que j'etais dangereusement blesse, rechargeait tranquillement son arme. L'adjudant-major Roustan, qui se trouvait pres du colonel et m'avait vu en danger, courut sur moi et, me prenant dans ses bras, me dit: "Mon pauvre Bourgogne, n'etes-vous pas blesse?--Non, lui repondis-je.--Alors ne le manquez pas!" C'etait bien ma pensee. En supposant que mon fusil manquat (chose qui arrivait souvent, a cause de la neige), j'aurais couru dessus avec ma baionnette. Je ne lui donnai pas le temps de finir de recharger, qu'une balle l'avait deja traverse. Quoique blesse mortellement, il ne tomba pas sur le coup; il recula en chancelant, et en me regardant d'un air menacant, sans lacher son arme, et alla tomber sur le cheval de l'officier qui se trouvait contre la barriere. L'adjudant-major, passant pres de lui, lui porta un coup de sabre dans le cote qui accelera sa chute; au meme instant, je revins pres du colonel que je trouvai abime de fatigue, n'ayant plus la force de commander; il n'avait pres de lui que son sapeur. L'adjudant-major arriva avec son sabre ensanglante, en nous disant que, pour traverser la melee et rejoindre le colonel, il avait ete oblige de se faire jour a coups de sabre, mais qu'il arrivait avec un coup de baionnette dans la cuisse droite. Dans ce moment, le sapeur qui soutenait le colonel fut atteint d'une balle dans la poitrine. Le colonel, s'en etant apercu, lui dit: "Sapeur, vous etes blesse?--Oui, mon colonel", repond le sapeur, et, prenant la main du colonel, il lui fit sentir sa blessure en lui mettant son doigt dans le trou et en lui disant: "Ici, mon colonel!--Alors, retirez-vous!" Le sapeur lui repondit qu'il avait encore assez de force pour le soutenir ou mourir avec lui, ou seul a cote de lui, s'il le fallait: "Apres tout, reprit l'adjudant-major, ou irait-il? Se jeter dans un parti ennemi! Nous ne savons ou nous sommes, et je vois bien que, pour nous reconnaitre, nous serons obliges d'attendre le jour en combattant!" Effectivement, nous etions tout a fait desorientes, a cause de la lueur de l'incendie; le regiment se battait sur plusieurs points et par pelotons. Il n'y avait pas cinq minutes que le sapeur etait blotti, que les Russes qui etaient dans la ferme et que nous tenions etroitement bloques, se voyant sur le point d'etre brules, voulurent se rendre: un sous-officier blesse vint au milieu d'une grele de balles en faire la proposition. Alors, l'adjudant-major m'envoya commander que l'on cessat le feu: "Cesser le feu! me repondit un soldat de notre regiment, qui etait blesse; cessera qui voudra, mais, puisque je suis blesse et que, probablement, je perirai, je ne cesserai de tirer que lorsque je n'aurai plus de cartouches!" En effet, blesse comme il l'etait d'un coup de balle qui lui avait casse la cuisse, et assis sur la neige qu'il rougissait de son sang, il ne cessa de tirer et meme de demander des cartouches aux autres. L'adjudant-major, voyant que ses ordres n'etaient pas executes, vint lui-meme, disait-il, de la part du colonel. Mais nos soldats, qui se battaient en desesperes, ne l'entendirent pas et continuerent. Les Russes, voyant qu'il n'y avait plus pour eux aucun espoir de salut, et n'ayant plus, probablement, de munitions pour se defendre, essayerent de sortir en masse du corps de batiment ou ils s'etaient retires et ou ils commencaient a rotir, mais nos hommes les forcerent d'y rentrer. Un instant apres, n'y pouvant plus tenir, ils firent une nouvelle tentative, mais a peine quelques hommes furent-ils dans la cour, que le batiment s'ecroula sur le reste, ou peut-etre plus de quarante perirent dans les flammes; ceux qui etaient sortis ne furent pas plus heureux. Apres cette scene, nous ramassames nos blesses et nous nous reunimes autour du colonel avec nos armes chargees, en attendant le jour. Pendant ce temps, ce n'etait qu'un bruit, autour de nous, de coups de fusil de ceux qui combattaient encore sur d'autres points; a cela etaient meles les cris des blesses et les plaintes des mourants. Rien d'aussi triste qu'un combat de nuit, ou souvent il arrive des meprises bien funestes. Nous attendimes le jour dans cette position. Lorsqu'il parut, nous pumes nous reconnaitre et juger du resultat du combat: tout l'espace que nous avions parcouru etait jonche de morts et de blesses. Je reconnus celui qui avait voulu me tuer: il n'etait pas mort; la balle lui avait traverse le cote, independamment du coup de sabre que l'adjudant-major lui avait donne. Je le fis mettre dans une position meilleure que celle ou il etait, car le cheval blanc de l'officier russe, pres duquel il avait ete tomber, et qui se debattait, pouvait lui faire mal. L'interieur des maisons du village ou nous etions, je ne sais si c'est Kircova ou Malierva, ainsi que le camp des Russes et les environs, etaient couverts de cadavres dont une partie etaient a demi brules. Notre chef de bataillon, M. Gilet, eut la cuisse cassee d'une balle, dont il mourut peu de jours apres. Les tirailleurs et voltigeurs perdirent plus de monde que nous; dans la matinee, je rencontrai le capitaine Debonnez, qui etait du meme endroit que moi, et qui commandait une compagnie des voltigeurs de la Garde; il venait s'informer s'il ne m'etait rien arrive; il me conta qu'il avait perdu le tiers de sa compagnie, plus son sous-lieutenant qui etait un Velite, et son sergent-major qui furent tues des premiers. Par suite de ce combat meurtrier, les Russes se retirerent de leurs positions, sans cependant s'eloigner, et nous restames sur le champ de bataille pendant toute la journee et la nuit du 16 au 17, pendant lesquelles nous fumes toujours en mouvement. A chaque instant, pour nous tenir en haleine, l'on nous faisait prendre les armes; nous etions toujours sur le qui-vive, sans pouvoir nous reposer, ni meme nous chauffer. A la suite d'une de ces prises d'armes, et au moment ou tous les sous-officiers, nous etions reunis, causant de nos miseres et du combat de la nuit precedente, l'adjudant-major Delaitre, l'homme le plus mechant et le plus cruel que j'aie jamais connu, faisant le mal pour le plaisir de le faire, vint se meler a notre conversation et, chose etonnante, commenca par s'apitoyer sur la fin tragique de Beloque dont nous deplorions la perte: "Pauvre Beloque! disait-il, je regrette beaucoup de lui avoir fait de la peine!" Une voix, je n'ai jamais pu savoir qui, vint me dire a l'oreille, assez haut pour etre entendu de plusieurs: "Il va bientot mourir!" Il semblait regretter le mal qu'il avait fait a tous ceux qui etaient sous ses ordres et principalement a nous, les sous-officiers; il n'y en avait pas un dans le regiment qui n'eut voulu le voir enlever d'un coup de boulet, et il n'avait pas d'autre nom que Pierre le Cruel. Le 17 au matin, a peine s'il faisait jour, que nous primes les armes et, apres nous etre formes en colonnes serrees par division, nous nous mimes en marche pour aller prendre position sur le bord de la route, du cote oppose au champ de bataille que nous venions de quitter. En arrivant, nous apercumes une partie de l'armee russe devant nous, sur une eminence, et adossee a un bois. Aussitot, nous nous deployames en ligne pour leur faire face. Nous avions notre gauche appuyee contre un ravin qui traversait la route et a qui nous tournions le dos; ce chemin, qui etait creux et domine par les cotes, pouvait abriter et garantir du feu de l'ennemi ceux qui y etaient. Notre droite etait formee par les fusiliers-chasseurs, ayant la tete de leur regiment a une portee de fusil de la ville. Devant nous, a deux cent cinquante pas, etait un regiment de la Jeune Garde, premier voltigeur, en colonne serree par division, commande par le colonel Luron. Plus loin en avant, et sur notre droite, etaient les vieux grenadiers et chasseurs, dans le meme ordre, c'est-a-dire, ainsi que le reste de la Garde imperiale, cavalerie et artillerie, qui n'avaient pas pris part au combat de la nuit du 15 au 16. Le tout etait commande par l'Empereur en personne, qui etait a pied. S'avancant d'un pas ferme, comme au jour d'une grande parade, il alla se placer au milieu du champ de bataille, en face des batteries de l'ennemi. Au moment ou nous prenions position sur le bord de la route pour nous mettre en bataille et faire face a l'ennemi, je marchais avec deux de mes amis, Grangier et Leboude, derriere l'adjudant-major Delaitre, et, au moment ou les Russes commencaient a nous apercevoir, leur artillerie, qui n'etait pas eloignee a une demi-portee, nous lacha sa premiere bordee. Le premier qui tomba fut l'adjudant-major Delaitre: un boulet lui coupa les deux jambes, juste au-dessus des genoux et de ses grandes bottes a l'ecuyere; il tomba sans jeter un cri, ni meme pousser une plainte. Dans ce moment, il tenait son cheval par la bride, qu'il avait passee dans son bras droit, et marchait a pied. A peine fut-il tombe, que nous arretames, parce que, de la maniere dont il etait tombe, il barrait le petit chemin sur lequel nous marchions. Il fallait, pour continuer a marcher, enjamber au-dessus, et, comme, je marchais apres lui, je fus oblige de faire ce mouvement. En passant, je l'examinai: il avait les yeux ouverts; ses dents claquaient convulsivement les unes contre les autres. Il me reconnut et m'appela par mon nom. Je m'approchai pour l'ecouter. Alors il me dit d'une voix assez haute, ainsi qu'aux autres qui le regardaient: "Mes amis, je vous en prie, prenez mes pistolets dans les arcons de la selle de mon cheval et brulez-moi la cervelle!" Mais personne n'osa lui rendre ce service, car, dans une semblable position, c'en etait un. Sans lui repondre, nous passames en continuant notre chemin, et fort heureusement, car nous n'avions pas fait six pas, qu'une seconde decharge, probablement de la meme batterie, vint abattre trois autres hommes parmi ceux qui nous suivaient et que l'on fit emporter de suite, ainsi que l'adjudant-major. Depuis la pointe du jour, l'on voyait l'armee russe qui, de trois cotes, devant nous, a droite et derriere, avec son artillerie, faisait mine de vouloir nous entourer. Dans ce moment, un instant apres que l'adjudant-major venait d'etre tue, l'Empereur arriva; nous venions de terminer notre mouvement: alors la bataille commenca. Avec son artillerie, l'ennemi nous envoyait des bordees terribles qui, a chaque fois, portaient la mort dans nos rangs. Nous n'avions, de notre cote, pour leur riposter, que quelques pieces qui, a chaque coup, faisaient aussi, chez eux, des breches profondes; mais une partie des notres fut bientot demontee. Pendant ce temps, nos soldats recevaient la mort sans bouger; nous fumes dans cette triste position jusqu'a deux heures apres midi. Pendant la bataille, les Russes avaient envoye une partie de leur armee prendre position sur la route au dela de Krasnoe et nous couper la retraite, mais l'Empereur les arreta en y envoyant un bataillon de la Vieille Garde. Pendant que nous etions exposes au feu de l'ennemi et que nos forces diminuaient par la quantite d'hommes que l'on nous tuait, nous apercumes, derriere nous et un peu sur notre gauche, les debris du corps d'armee du marechal Davoust, au milieu d'une nuee de Cosaques, qui n'osaient les aborder, et qu'eux dissipaient tranquillement, en marchant de notre cote. Je remarquai au milieu d'eux, lorsqu'ils etaient derriere nous et sur la route, la voiture du cantinier ou etaient sa femme et ses enfants. Elle fut traversee par un boulet qui nous etait destine: au meme instant, nous entendimes des cris de desespoir jetes par la femme et les enfants, mais nous ne pumes savoir s'il y avait eu quelqu'un de tue ou de blesse. Au moment ou les debris du marechal Davoust passaient, les grenadiers hollandais de la Garde venaient d'abandonner une position importante que les Russes avaient aussitot couverte d'artillerie, qui fut dirigee contre nous. De ce moment, notre position ne fut plus tenable. Un regiment, je ne me rappelle plus lequel, fut envoye contre, mais il fut oblige de se retirer; un autre regiment, le premier des voltigeurs, qui etait devant nous, fit un mouvement a son tour, et arriva jusqu'au pied des batteries, mais aussitot une masse de cuirassiers, les memes avec qui nous avions eu affaire dans la nuit du 15, et qui n'avaient pas ose nous charger, vinrent pour les arreter. Alors ils se retirent un peu sur la gauche des batteries et presque en face de notre regiment, et se forment en carre; a peine etaient-ils formes, que la cavalerie voulut les enfoncer, mais ils furent recus, a bout portant, par une decharge que firent les voltigeurs, et qui en fit tomber un grand nombre. Le reste fit un demi-tour et se retira. Une seconde charge eut lieu; elle eut le meme sort, de maniere que les faces du carre ou les cuirassiers s'etaient presentes etaient couvertes d'hommes et de chevaux; mais ils reussirent une troisieme fois avec deux pieces de canon chargees a mitraille, qui ecraserent le regiment. Alors ils entrerent dans le carre et acheverent le reste a coups de sabre: ces malheureux, presque tous jeunes soldats, ayant en partie les pieds et les mains geles, ne pouvant plus faire usage de leurs armes pour se defendre, furent presque tous massacres. Cette scene se passait devant nous, sans pouvoir leur porter secours; onze hommes rentrerent; le reste fut tue, blesse ou prisonnier, et conduit a coups de sabre dans un petit bois qui etait en face de nous; le colonel lui-meme[30], couvert de blessures, ainsi que plusieurs officiers, furent prisonniers. [Note 30: Colonel Luron. (_Note de l'auteur_.)] J'oubliais de dire qu'au moment ou nous nous mettions en bataille, le colonel avait commande: "Drapeaux, guides generaux sur la ligne!" que je me portai guide general de droite de notre regiment; mais l'on oublia de nous faire rentrer et, comme j'avais pour principe de rester a mon poste, tel qu'il fut, je restai dans cette position, la crosse du fusil en l'air, pendant pres d'une heure, et malgre les boulets a qui je pouvais servir de point de mire, je ne bougeais pas. Pendant ce temps, et au moment ou l'artillerie russe faisait le plus de ravage dans nos rangs, le colonel eut un pressant besoin (besoin naturel); la position et le lieu ne convenaient pas beaucoup pour une pareille besogne, mais, comme la chose pressait, il prit son parti et, se retirant a environ soixante pas du regiment, et le derriere tourne a l'ennemi, il acheva tranquillement son affaire. Si quelque chose le genait, c'etait le froid, mais pour les Russes a qui il servait de point de mire, cela ne l'inquietait pas, quoiqu'il pouvait bien les voir, et c'est en se relevant de cette position qu'il commanda: "Drapeaux et guides generaux a vos places!" Il pouvait etre deux heures, et deja nous avions perdu le tiers de notre monde, mais les fusiliers-chasseurs avaient ete plus maltraites que nous: etant plus rapproches de la ville, ils etaient exposes a un feu plus meurtrier. Depuis une demi-heure, l'Empereur s'etait retire avec les premiers regiments de la Garde et en suivant la grande route; il ne restait plus que nous sur le champ de bataille, et quelques pelotons de differents corps, faisant face a plus de cinquante mille hommes ennemis. Dans ce moment, le marechal Mortier ordonne la retraite, et, aussitot, nous commencons notre mouvement, en nous retirant et au pas, comme a une parade, et suivis de l'artillerie russe qui nous ecrasait par sa mitraille. En nous retirant, nous entrainions avec nous ceux de nos camarades qui etaient le moins blesses. Le moment ou nous quittames le champ de bataille fut terrible et triste, car lorsque nos pauvres blesses virent que nous les abandonnions au milieu d'un champ de mort, et entoures d'ennemis, surtout ceux du 1er voltigeurs, dont une partie avait les jambes brisees par la mitraille, nous en vimes plusieurs se trainant peniblement sur leurs genoux, rougissant la neige de leur sang; ils levaient les mains au ciel en jetant des cris qui dechiraient le coeur, pour implorer notre secours; mais que pouvions-nous faire? Le meme sort nous attendait a chaque instant, car, en nous retirant, nous etions obliges d'abandonner ceux qui tombaient dans nos rangs. En passant sur l'emplacement qu'occupaient les fusiliers-chasseurs qui etaient places a notre droite, et qui marchaient devant nous, et comme notre second bataillon, celui dont je faisais partie, formait, dans ce moment, l'arriere-garde et l'extreme gauche de la retraite, je vis plusieurs de mes amis etendus morts sur la neige et horriblement mutiles par la mitraille; parmi eux etait un jeune sous-officier avec qui j'etais intimement lie: il se nommait Capon; il etait de Bapaume; nous nous regardions comme pays. Apres avoir passe l'emplacement des fusiliers-chasseurs, et comme nous etions a l'entree de la ville, nous vimes, a notre gauche, a dix pas de la route et contre la premiere maison, des pieces de canon qui, pour nous proteger, faisaient feu sur les Russes qui s'avancaient; elles etaient soutenues et suivies par environ quarante hommes, tant canonniers que voltigeurs; c'etait le reste d'une brigade commandee par le general Longchamps; il sortait de la Garde imperiale; il etait la avec tout ce qui lui restait, pour les sauver ou mourir avec eux. Aussitot qu'il apercut notre colonel, il vint a lui les bras ouverts; ils s'embrasserent comme deux hommes qui ne s'etaient pas vus depuis longtemps et qui, peut-etre, se revoyaient pour la derniere fois. Le general, les yeux remplis de larmes, dit a notre colonel, en lui montrant les deux pieces de canon et le peu d'hommes qui lui restaient: "Tiens, regarde! Voila ce qui me reste!" Ils avaient fait ensemble les campagnes d'Egypte. Cette bataille fit dire a Kutusow, general en chef de l'armee russe, que les Francais, loin de se laisser abattre par la cruelle extremite ou ils se trouvaient reduits, n'en etaient que plus enrages a courir sur les pieces de canon qui les ecrasaient. Le general anglais Wilson[31], present a cette bataille, la nomme la bataille des heros; ce n'etait certainement pas parce qu'il y etait, car ce mot n'est applicable qu'a nous qui, avec quelques mille hommes, nous battions contre toute l'armee russe, forte de 90 000 hommes. [Note 31: Ce general anglais servait dans l'armee russe.] Le general Longchamps, avec le reste de ses hommes, dut abandonner ses pieces de canon, dont presque tous les chevaux etaient tues, et suivre notre mouvement de retraite en profitant des accidents de terrain et des maisons, pour se retirer en se defendant. A peine commencions-nous a entrer dans Krasnoe, que les Russes, avec leurs pieces montees sur des traineaux, vinrent se placer aux premieres maisons, nous lacherent plusieurs coups de canon charges a mitraille. Trois hommes de notre compagnie furent atteints. Un biscaien qui toucha mon fusil, et qui en abima le bois en me rasant l'epaule, atteignit a la tete un jeune tambour qui marchait devant moi, le tua sans qu'il fit le moindre mouvement. Krasnoe est partagee par un ravin qu'il faut traverser. Lorsque nous y fumes arrives, nous y vimes, dans le fond, un troupeau de boeufs morts de faim et de froid; ils etaient tellement durcis par la gelee, que nos sapeurs ne purent en couper a coups de hache. Les tetes seules se voyaient, et ils avaient les yeux ouverts comme s'ils eussent ete encore en vie; leurs corps etaient couverts de neige. Ces boeufs appartenaient a l'armee et n'avaient pu nous joindre; le grand froid et le manque de vivres les avaient fait perir. Toutes les maisons de cette miserable ville, ainsi qu'un grand couvent qui s'y trouve, etaient remplies de blesses, qui, en s'apercevant que nous les abandonnions aux Russes, jetaient des cris dechirants. Nous etions obliges de les abandonner a la brutalite d'un ennemi sauvage et sans pitie, qui depouillait ces malheureux blesses, sans avoir egard ni a leur position, ni a leurs blessures. Les Russes nous suivaient encore, mais mollement; quelques pieces tiraient encore sur la gauche de la route, mais ils ne pouvaient nous faire grand mal; le chemin sur lequel nous marchions etait encaisse; les boulets passaient au-dessus et ne pouvaient nous atteindre, et la presence du peu de cavalerie qui nous restait et qui marchait aussi sur notre gauche, les empechait de nous aborder de plus pres. Lorsque nous fumes a un quart de lieue de l'autre cote de la ville, nous fumes un peu plus tranquilles; nous marchions tristes et silencieux en pensant a notre position et a nos malheureux camarades que nous avions ete forces d'abandonner; il me semblait les voir encore nous suppliant de les secourir; en regardant derriere, nous en vimes quelques-uns des moins blesses, presque nus, que les Russes avaient deja depouilles, et qu'ils avaient ensuite abandonnes; nous fumes assez heureux pour les sauver, au moins pour le moment; l'on s'empressa de leur donner ce que l'on put pour les couvrir. Le soir, l'Empereur coucha a Liadoui, village bati en bois; notre regiment alla etablir son bivac un peu plus loin. En passant dans le village ou etait l'Empereur, je m'arretai pres d'une mauvaise baraque pour me chauffer a un feu qui s'y trouvait; j'eus le bonheur de rencontrer encore le sergent Guignard, mon pays, ainsi que sa cantiniere hongroise, avec qui je mangeai un peu de soupe de gruau et un morceau de cheval qui me rendit un peu de force. J'en avais bien besoin, car j'etais faible, n'ayant, pour ainsi dire, rien mange depuis deux jours. Il me conta que, pendant la bataille, leur regiment avait beaucoup souffert et qu'ils etaient considerablement diminues, mais que ce n'etait rien en comparaison de nous, car il savait combien nous avions perdu de monde dans le combat de la nuit du 15 au 16 et dans la fatale journee que nous venions de passer; que, pendant tous ces jours-la, il avait beaucoup pense a moi, et qu'il etait content de me revoir avec tous les membres bons. Il me demanda des nouvelles du capitaine Debonnez, mais je ne pus lui en donner, ne l'ayant pas vu depuis la matinee du 16. Je le quittai pour rejoindre le regiment, deja etabli pres de la route; cette nuit fut encore bien penible, car il tomba une neige fondue qui nous mouilla, avec cela un grand vent et pas beaucoup de feu; mais tout cela n'est rien encore aupres de ce qu'on verra par la suite. Pendant cette mauvaise nuit, plusieurs soldats des tirailleurs vinrent se chauffer a notre feu; je leur demandai des nouvelles de quelques-uns de mes amis, surtout de deux de mes pays qui etaient aux Velites avec moi, et qui etaient officiers dans ce regiment. C'etait M. Alexandre Legrand, des _Quatre fils Aymon_, de Valenciennes, l'autre M. Laporte, de Cassel pres de Lille; ce dernier avait ete tue d'un coup de mitraille; on avait, fort heureusement, trouve une petite voiture avec un cheval que l'on avait enleve dans le camp des Russes, le jour du combat de nuit, dans laquelle on le conduisait. Il etait environ minuit, qu'une sentinelle de notre bivac me fit prevenir qu'il apercevait un cavalier qui paraissait venir de notre cote: je courus de suite, avec deux hommes armes, afin de voir ce que ce pouvait etre. Arrive a une certaine distance, je distinguai parfaitement un cavalier, mais precede d'un fantassin que le cavalier paraissait faire marcher de force. Lorsqu'ils furent pres de nous, le cavalier se fit connaitre: c'etait un dragon de la Garde qui, pour se procurer des vivres pour lui et son cheval, s'etait introduit dans le camp des Russes, pendant la nuit, et, pour qu'on ne fit pas attention a lui, s'etait coiffe du casque d'un cuirassier russe qu'il avait tue le meme jour; il avait, de cette maniere, parcouru une partie du camp ennemi, avait enleve une botte de paille, un peu de farine, et blesse d'un coup de sabre une sentinelle avancee et culbute une autre qu'il amenait prisonniere. Ce brave dragon se nommait Melet; il etait de Conde; il resta avec nous le reste de la nuit. Il me disait que ce n'etait pas pour lui qu'il s'exposait, que c'etait pour son cheval, pour le pauvre Cadet, comme il l'appelait. Il voulait, disait-il, a quelque prix que ce soit, lui procurer de quoi le nourrir, "car si je sauve mon cheval, a son tour il me sauvera". C'etait la seconde fois, depuis Smolensk. qu'il s'introduisait dans le camp des Russes. La premiere fois, il avait enleve un cheval tout harnache. Il eut le bonheur de rentrer en France avec son cheval, avec lequel il avait deja fait les campagnes de 1806-1807 en Prusse, en Pologne, 1808 en Espagne, 1809 en Allemagne, 1810-1811 en Espagne, et 1812 en Russie, ensuite 1813 en Saxe et 1814 en France. Son pauvre cheval fut tue a Waterloo, apres avoir assiste dans plus de douze grandes batailles commandees par l'Empereur, et dans plus de trente combats. Dans le cours de cette malheureuse campagne, je le rencontrai encore une fois, faisant un trou dans la glace avec une hache, au milieu d'un lac, afin de procurer de l'eau a son cheval. Un jour, je l'apercus au haut d'une grange qui etait toute en feu, au risque d'etre devore par les flammes, et cela toujours pour son cheval, afin d'avoir un peu de paille du toit pour le nourrir, car il n'y avait pas plus a manger pour les chevaux que pour nous. Les pauvres betes, independamment de ce qu'elles souffraient par la rigueur du froid, etaient obligees de ronger les arbres pour se nourrir, en attendant qu'a leur tour elles nous servent de nourriture. Apres cela, Melet n'etait pas le seul qui s'exposa en s'introduisant dans le camp des Russes pour se procurer des vivres; beaucoup furent pris et perirent de cette maniere, soit par les paysans, en s'introduisant dans les villages a une lieue ou deux sur la droite ou sur la gauche de la route, ou par des partisans de l'armee russe, car toutes les nations soumises a cet empire se levaient en masse et venaient rejoindre le gros de l'armee. Enfin, la misere etait tellement grande qu'on voyait les soldats quitter leur regiment a la moindre trace d'un chemin, et cela dans l'espoir de trouver quelque mauvais village, si toutefois l'on peut appeler de ce nom la reunion de quelques mauvaises baraques baties avec des troncs d'arbres et dans lesquelles on ne trouvait rien, car je n'ai jamais pu savoir de quoi les paysans se nourrissaient, et ceux qui s'exposaient a faire de pareilles courses s'en revenaient quelquefois avec un morceau de pain noir comme du charbon, rempli de morceaux de paille longs comme le doigt, et de grains d'orge, et puis tellement dur qu'il etait impossible de mordre dedans, d'autant plus que l'on avait les levres crevassees et fendues par suite de la gelee. Pendant toute cette malheureuse campagne, je n'ai jamais vu que, dans ces courses, il y en ait eu un qui ait ramene avec lui soit une vache, ou un mouton; aussi je ne sais de quoi vivent ces sauvages, et il faut bien qu'ils aient peu de betail, pour que l'on ne puisse pas en trouver un peu; enfin c'est le pays du diable, car l'enfer est partout. VII La retraite continue.--Je prends femme.--Decouragement.--Je perds de vue mes camarades.--Scenes dramatiques.--Rencontre de Picart. Le 18 novembre, qui etait le lendemain de la bataille de Krasnoe, nous partimes de grand matin de notre bivac. Dans cette journee, notre marche fut encore bien fatigante et triste; il avait degele, nous avions les pieds mouilles et, jusqu'au soir, il fit un brouillard a ne pas s'y voir. Nos soldats marchaient encore en ordre, mais il etait facile a voir que les combats des jours precedents les avaient demoralises, et surtout l'abandon force de leurs camarades qui leur tendaient les bras, car ils pensaient aussi que le meme sort les attendait. Ce jour-la, j'etais tres fatigue; un soldat de la compagnie, nomme Labbe, qui m'etait tres attache, et qui, la veille, avait perdu son sac, voyant que je marchais avec beaucoup de peine, me demanda le mien a porter. Comme je le connaissais pour un brave garcon, je le lui confiai, et, certainement, c'etait lui confier ma vie, car il y avait dedans plus d'une livre de riz et du gruau que le hasard m'avait procure a Smolensk, et que je conservais pour les moments les plus critiques, que je prevoyais arriver bientot, lorsqu'il n'y aurait plus de chevaux a manger. Ce jour-la, l'Empereur marchait a pied, un baton a la main. Le soir, la gelee ayant repris, il fit un verglas a ne pas se tenir, les hommes tombaient a chaque instant, plusieurs furent grievement blesses. Je marchais derriere la compagnie, ayant toujours, autant que possible, les yeux sur mon porteur de sac, et meme je regrettais deja de le lui avoir confie; aussi je me proposais bien de le lui reprendre le soir meme, en arrivant au bivac. Enfin la nuit arriva, mais tellement obscure, qu'il etait impossible de se voir. A chaque instant j'appelais: "Labbe! Labbe!" Il me repondait: "Present! mon sergent." Mais une autre fois que je l'appelais encore, un soldat me repondit qu'il y avait un instant, il etait tombe, mais que, probablement, il suivait derriere le regiment. Je ne m'en inquietai pas beaucoup, car nous devions, dans peu, arreter et prendre position. En effet, l'on fit halte sur la route ou l'on nous annonca que nous allions passer la nuit, ainsi que dans les environs. Dans ce moment, presque toute l'armee se trouvait reunie; il manquait seulement le corps d'armee du marechal Ney, qui se trouvait en arriere, et que l'on croyait perdu. Dans cette triste nuit, chacun s'arrangea comme il put; nous nous trouvions plusieurs sous-officiers reunis et nous nous etions empares d'une grange, car nous etions, sans le savoir, pres d'un village. Beaucoup d'hommes du regiment y etaient entres avec nous, mais ceux qui arriverent un instant apres, voyant qu'il n'y avait pas, pour eux, de quoi s'abriter, firent ce que l'on faisait en pareille circonstance: ils monterent sur le toit, sans que nous pussions nous y opposer, et, en un instant, nous fumes aussi bien qu'en plein champ. Dans le moment, l'on vint nous dire que, plus loin sur la route, il y avait une eglise--c'etait un temple grec--que l'on avait designee pour notre regiment, mais qu'elle se trouvait occupee par des soldats de differents regiments, marchant a volonte, et qu'ils ne voulaient pas qu'on y entrat. Lorsque nous fumes bien informes ou ce temple etait situe, nous nous reunimes a une douzaine de sous-officiers et caporaux, et nous partimes pour y aller. Nous eumes bientot trouve l'endroit, puisque c'etait sur la route; lorsque nous nous presentames pour y entrer, nous trouvames de l'opposition de la part de ceux qui s'en etaient empares. C'etait une reunion d'Allemands, d'Italiens, et aussi quelques Francais, qui commencerent par vouloir nous intimider en mettant la baionnette au bout du fusil, et a nous signifier de ne pas entrer; nous leur repondimes sur le meme ton, en faisant de meme, et nous forcames l'entree. Alors ils se retirerent un peu, et un Italien leur cria: "Faites comme moi, chargez vos armes!--Les notres le sont!" repondit un sergent-major de chez nous; et un combat sanglant allait s'engager entre nous, lorsqu'il nous arriva du renfort. C'etaient des hommes de notre regiment: alors, voyant qu'il n'y avait rien a gagner, et qu'a notre tour, nous n'etions pas disposes a les souffrir pres de nous, ils prirent le parti de sortir et de s'etablir non loin de la. Malheureusement pour eux, pendant la nuit, le froid augmenta considerablement, accompagne d'un grand vent et de beaucoup de neige. Aussi, le lendemain matin, lorsque nous partimes, nous trouvames, non loin de l'endroit ou nous avions couche, et sur le bord de la route, plusieurs de ces malheureux que nous avions fait sortir du temple, et qui, trop faibles pour aller plus loin, avaient expire devant le portail. D'autres avaient peri plus loin, dans la neige, en cherchant a gagner un endroit pour s'abriter. Nous passames pres de ces cadavres sans rien nous communiquer. Que de tristes reflexions devions-nous faire sur ce tableau dont nous etions en partie la cause! Mais nous en etions venus au point que les choses les plus tragiques nous devenaient indifferentes, car nous disions de sang-froid et sans emotion que, bientot, nous mangerions les cadavres des hommes morts, car dans peu de jours, il n'y aurait plus de chevaux pour se nourrir. Une heure apres nous etre mis en marche, nous arrivames a Doubrowna, petite ville habitee en partie par des Juifs, et ou toutes les maisons sont baties en bois, et ou l'Empereur avait couche avec les grenadiers et chasseurs de la Garde et une partie de l'artillerie. Nous les trouvames sous les armes; ils nous apprirent que, la nuit, une fausse alarme les avait forces d'etre constamment dans la position ou nous les trouvions, que c'etait ce qui pouvait leur arriver de plus malheureux, car ils avaient espere passer la nuit dans des maisons bien chauffees et habitees; mais le sort en avait decide autrement. Nous traversames cette ville de bois pour aller a Orcha. Apres une heure de marche, nous passames un ravin ou les bagages eurent encore beaucoup de peine a traverser, et ou beaucoup de chevaux perirent. Enfin, dans l'apres-midi, nous arrivames dans cette ville que nous trouvames fortifiee, et avec une garnison composee d'hommes de differents regiments: c'etaient des hommes qui etaient restes en arriere et qui etaient venus avec des detachements, pour rejoindre la Grande Armee, et qu'on avait retenus. Il s'y trouvait aussi des gendarmes et quelques Polonais. Ces hommes, en nous voyant aussi miserables, furent saisis, surtout lorsqu'ils virent la grande quantite de traineurs marchant en desordre. L'on fit rester une partie de la Garde dans la ville, afin d'y maintenir l'ordre, et comme il s'y trouvait un magasin de farine et un peu d'eau-de-vie, l'on en fit une distribution. Nous trouvames, dans cette ville, un equipage de pont et beaucoup d'artillerie avec les attelages, et, par une fatalite extraordinaire, nous brulames les bateaux qui composaient les ponts, afin de faire servir les chevaux a trainer les canons. Mais nous ne savions pas encore ce qui nous attendait a la Berezina, ou les ponts pouvaient tant nous servir. Nous n'etions plus que 7 a 8 000 hommes de la Garde, reste de 35 000. Encore, parmi ceux qui restaient, quoique marchant toujours en ordre, une portion se trainait peniblement. Comme je l'ai dit, l'Empereur et une partie de la Garde etait dans la ville et le reste bivaquait dans les environs. Pendant la nuit, le marechal Ney, que l'on croyait perdu, arriva avec le reste de son corps d'armee; il lui restait encore environ 2 a 3 000 combattants, reste de 70 000. Nous apprimes, au meme instant, que la joie de l'Empereur fut a son comble, lorsqu'il sut que le marechal etait sauve. Le 20, nous fimes sejour, pendant lequel je cherchai mon porteur de sac, mais inutilement. Le lendemain 21, nous partimes sans avoir pu le joindre; cependant l'on m'avait assure l'avoir vu, mais je commencais a desesperer. Lorsque nous fumes a quelque distance d'Orcha, nous entendimes des coups de fusil; nous arretames un instant et nous vimes arriver quelques trainards que des Cosaques avaient surpris. Ces hommes vinrent se mettre dans nos rangs, et nous continuames a marcher. Parmi ces trainards je cherchai encore mon homme et mon sac, mais ce fut comme la premiere fois; je n'apercus rien. Nous fumes coucher dans un village ou il ne restait plus qu'une grange qui servait de maison de poste, et deux ou trois maisons. Ce village s'appelle Kokanow. Le 22, apres avoir passe une nuit bien triste, nous nous remimes en route de grand matin; nous marchions avec beaucoup de peine a travers un chemin que le degel avait rendu fangeux. Avant midi, nous avions atteint Toloczin. C'etait l'endroit ou l'Empereur avait couche; lorsque nous fumes de l'autre cote, l'on nous fit faire une halte; tous les debris de l'armee se trouvaient reunis; nous nous mimes sur la droite de la route, en colonne serree par division. Un instant apres, M. Serraris, officier de notre compagnie, vint me dire qu'il venait de voir Labbe, celui qui avait mon sac, occupe pres d'un feu a frire de la galette, et qu'il lui avait ordonne de joindre la compagnie. Il lui avait repondu qu'il allait venir de suite, mais une nuee de Cosaques etant arrivee, avait tombe sur les trainards, et, comme il etait du nombre, il avait probablement ete pris. Adieu mon sac et tout ce qu'il contenait! Moi qui avais tant a coeur de rapporter en France mon petit trophee! Comme j'aurais ete fier de dire: "J'ai rapporte cela de Moscou!" Non content de ce que M. Serraris venait de me dire, je voulus voir par moi-meme, et je retournai en arriere jusqu'au bout du village, que je trouvai rempli de soldats de tous les regiments, marchant isoles, n'obeissant plus a personne. Lorsque je fus a l'extremite du village, j'en rencontrai encore beaucoup, mais en position de recevoir les Cosaques, si toutefois ils revenaient encore; on les apercevait de loin qui s'eloignaient, emmenant avec eux les prisonniers qu'ils venaient de faire, ainsi que mon pauvre sac, car mes recherches furent inutiles. J'etais dans le milieu du village, et je revenais en regardant de droite et de gauche, lorsque je vis une femme, couverte d'une capote de soldat, qui me regardait attentivement, et, l'ayant examinee a mon tour, il me sembla l'avoir quelquefois vue. Comme j'etais reconnaissable a ma peau d'ours, elle me parla la premiere en me disant qu'elle m'avait vu a Smolensk. Je la reconnus de suite pour la femme de la cave. Elle me conta que les brigands avec qui elle avait ete obligee de rester pendant dix jours, avaient ete pris a Krasnoe, avant notre arrivee; qu'etant dans une maison ou ils venaient de lui donner des coups parce qu'elle n'avait pas voulu blanchir leurs chemises, elle etait sortie afin de chercher de l'eau pour laver; elle avait apercu les Russes qui venaient de son cote, et, sans les prevenir, elle s'etait sauvee; que, pour eux, ils s'etaient battus en desesperes, pensant sauver l'argent qu'ils avaient, car, me dit-elle, ils en avaient beaucoup, surtout de l'or et des bijoux, mais qu'ils avaient fini par etre en partie tues ou blesses et devalises; que, tant qu'a elle, elle n'avait ete sauvee que lorsque la Garde imperiale etait arrivee. Elle me dit aussi qu'a Smolensk, et pendant une partie de la nuit apres que je les eus quittes, ils firent une sortie et revinrent avec des portemanteaux, mais que, dans la crainte d'etre vendus par moi, ils avaient change de retraite: il aurait ete impossible de les y trouver; c'etait le Badois qui la leur avait enseignee. Ils y resterent encore deux jours, mais, ne sachant que faire de tout ce qu'ils avaient vole, le tambour et le Badois avaient trouve un juif a qui ils avaient vendu les choses qu'il leur etait impossible d'emporter, et ensuite ils etaient partis un jour avant nous, et, depuis Smolensk jusqu'a Krasnoe, ils avaient manque etre pris trois fois, mais, la derniere fois qu'ils avaient rencontre des Cosaques, ils en avaient surpris cinq et, apres les avoir fait deshabiller, les avaient fusilles, et cela pour avoir leurs habillements; car leur projet etait de s'habiller en Cosaques pour mieux piller leurs camarades qui restaient en arriere, et aussi pour ne pas etre reconnus par les Russes. Comme ils avaient deja six chevaux, ils devaient commencer leur role le jour ou ils avaient ete pris. Elle ajouta que sous leurs habillements de Cosaques, ils avaient leur uniforme de Francais, de maniere a etre l'un et l'autre, suivant les circonstances. Enfin elle m'en eut dit davantage, si j'avais eu le temps de l'ecouter. Je lui demandai avec qui elle etait; elle me repondit qu'elle n'etait avec personne; que, le lendemain que son mari avait ete tue, elle avait ete avec ceux avec qui je l'avais vue, et qu'elle marchait seule, mais que, si je voulais la prendre sous ma protection, elle aurait soin de moi, et que je lui rendrais un grand service. Je consentis de suite a ce qu'elle me demandait, sans penser a la figure que j'allais faire, lorsque j'arriverais au regiment avec ma femme. Tout en marchant, elle me demanda ou etait mon sac; je lui contai mon histoire, et comment je l'avais perdu; elle me repondit que je n'avais pas besoin de m'inquieter, qu'elle en avait un bien garni. Effectivement, elle avait un sac sur son dos et un panier au bras; elle ajouta que, si je voulais entrer dans une maison ou dans une ecurie, elle me ferait changer de linge. Je consentis de suite a cette proposition, mais, au moment ou nous cherchions un endroit convenable, l'on cria _Aux armes!_ et j'entendis battre le rappel. Je dis a ma femme de me suivre. Arrive a peu de distance du regiment, que je trouvai sous les armes, je lui recommandai de m'attendre sur la route. Arrive a la compagnie, le sergent-major me demanda si j'avais eu des nouvelles de Labbe et de mon sac. Je lui dis que non et qu'il n'y fallait plus penser, mais qu'a la place, j'avais trouve une femme: "Une femme! me repondit-il, et pourquoi faire? Ce n'est pas pour blanchir ton linge, tu n'en as plus!--Elle m'en donnera!--Ah! me dit-il, c'est different; et a manger?--Elle fera comme moi." Dans ce moment, l'on nous fit former le carre; les grenadiers et les chasseurs, ainsi que les debris des regiments de Jeune Garde, en firent autant. Au meme instant, l'Empereur passa avec le roi Murat et le prince Eugene. L'Empereur alla se placer au milieu des grenadiers et chasseurs, et la, il leur fit une allocution en rapport aux circonstances, en leur annoncant que les Russes nous attendaient au passage de la Berezina, et qu'ils avaient jure que pas un de nous ne la repasserait. Alors, tirant son epee et elevant la voix, il s'ecria: "Jurons aussi, a notre tour, plutot mourir les armes a la main en combattant, que ne pas revoir la France!" Et, aussitot, le serment de mourir fut jure. Au meme instant, l'on vit les bonnets a poil et les chapeaux au bout des fusils et des sabres, et le cri de: "Vive l'Empereur!" se fit entendre. De notre cote, c'etait le marechal Mortier qui nous faisait un discours semblable, et auquel l'on repondit avec le meme enthousiasme; il en etait de meme dans les autres regiments. Ce moment, vu les circonstances malheureuses ou nous nous trouvions, fut sublime et, pour un instant, nous fit oublier nos miseres: si les Russes se fussent trouves a notre portee, eussent-ils ete six fois plus nombreux que nous, l'affaire n'eut pas ete douteuse, nous les aurions aneantis. Nous restames dans cette position jusqu'au moment ou la droite de la colonne commenca son mouvement. Je n'avais pas oublie ma femme, et, en attendant que notre regiment se mit en marche, je fus sur la route pour la chercher, mais je ne la retrouvai plus. Elle avait ete entrainee par le torrent de plusieurs milliers d'hommes des corps d'armee du prince Eugene, des marechaux Ney et Davoust; et d'autres corps qu'il etait impossible de reunir et de faire marcher en ordre, car les trois quarts etaient ou malades ou blesses, et, generalement, demoralises et indifferents a tout ce qui se passait. Ceux de ces corps qui marchaient encore en ordre s'etaient formes en colonne sur la gauche de la route ou quelques-uns des traineurs allaient encore, en passant, se reunir autour de leurs aigles. C'est dans ce moment que je vis le marechal Lefebvre, aupres duquel je me trouvais sans le savoir. Il etait seul et a pied, un baton a la main, et dans le milieu du chemin, s'ecriant d'une voix forte, avec son accent allemand: "Allons, mes amis, reunissons-nous! Il vaut mieux des bataillons nombreux que des brigands et des laches!" Le marechal s'adressait a ceux qui, sans pretexte, ne marchaient jamais avec leurs corps, et qui etaient en arriere ou en avant, suivant les circonstances. Je fis encore quelques recherches apres ma femme, a cause du linge qu'elle m'avait promis et dont j'avais un extreme besoin de changer; mais, peine inutile, je ne la revis plus et je me trouvai veuf d'elle, comme de mon sac. J'avais, en marchant dans la cohue, depasse de beaucoup le regiment: je me reposai pres d'un feu de bivac de ceux qui venaient de partir. Jusqu'a Krasnoe, j'avais toujours ete d'un caractere assez gai, et au-dessus de toutes les miseres qui nous accablaient; il me semblait que, plus il y avait de danger et de peine, plus il devait y avoir de gloire et d'honneur. J'avais tout supporte avec une patience qui etonnait mes camarades. Mais, depuis les affaires sanglantes de Krasnoe, et surtout depuis que je venais d'apprendre que deux de mes amis, deux velites, independamment de Beloque et de Capon que j'avais vus etendus morts sur la neige, avaient ete l'un tue et l'autre mortellement blesse (_sic_). Pour compliquer mes peines, un traineau vint a passer et, ne pouvant, pour le moment, aller plus loin, les hommes qui en etaient charges s'arreterent pres de moi. Je leur demandai quel etait le blesse qu'ils conduisaient. Ils me dirent que c'etait un officier de leur regiment; c'etait le pauvre Legrand, qui me conta comment il avait ete blesse: Laporte, son camarade, de Cassel, pres de Lille, officier dans le meme regiment que Legrand, etait reste malade dans Krasnoe, mais, apprenant que le regiment dont il faisait partie se battait, et n'ecoutant que son courage, il alla le rejoindre; mais, a peine etait-il dans les rangs, qu'un coup de canon lui brisa les jambes. Legrand qui, en voyant arriver Laporte, s'etait avance pour lui parler, fut atteint du meme coup a la jambe droite. Laporte resta mort sur le champ de bataille, et lui fut transporte a la ville; on le mit dans une mauvaise voiture russe attelee d'un mauvais cheval, mais, le premier jour, la voiture se brisa et fort heureusement pour lui que, pres de la, se trouvait un traineau dont le cheval etait tombe et lui servit, sans cela il aurait fallu le laisser sur la route. Il etait accompagne par quatre hommes de son regiment; il voyageait de cette maniere depuis six jours. Je quittai le malheureux Legrand et, en lui pressant la main, je lui souhaitai un heureux voyage; il me repondit qu'il comptait beaucoup sur la garde de Dieu et sur l'amitie des braves soldats qui l'accompagnaient. Alors un des soldats prit le cheval par la bride, un autre le frappa, et les deux autres pousserent derriere. De cette maniere, et avec beaucoup de peine, le traineau se mit en mouvement; en le voyant partir, je pensais qu'il n'irait pas loin, avec un pareil equipage. Depuis ce moment, je n'etais plus le meme: j'etais triste, des pressentiments sinistres vinrent m'assaillir; ma tete devint brulante; je m'apercus que j'avais la fievre; je ne sais si la fatigue y avait contribue, car depuis que les debris des corps d'armee nous avaient rejoints, nous etions obliges de partir de grand matin, et nous marchions fort tard sans faire beaucoup de chemin. Les jours etaient tellement courts qu'il ne faisait clair qu'a huit heures, et nuit avant quatre. C'est pourquoi que tant de malheureux soldats s'egarerent ou se perdirent, car l'on arrivait toujours la nuit au bivac, ou tous les debris des corps se trouvaient confondus. L'on entendait des hommes qui, a chaque instant de la nuit, arrivaient, crier d'une voix faible: "Quatrieme corps!... Premier corps!... Troisieme corps!... Garde imperiale!..." et d'autres couches et sans force, pensant avoir des secours de ceux qui arrivaient, s'efforcaient de repondre: "Ici, camarades!" car ce n'etait plus son regiment que l'on cherchait, mais le corps d'armee auquel on avait appartenu et qui avait encore tout au plus la force de deux regiments ou, quinze jours avant, il y en avait trente. Personne ne pouvait plus se reconnaitre, ni indiquer le regiment auquel on appartenait. Il y en avait beaucoup qui, apres avoir marche une journee entiere, etaient obliges d'errer une partie de la nuit pour retrouver le corps auquel ils appartenaient. Rarement ils y parvenaient; alors, ne connaissant plus l'heure du depart, ils se livraient trop tard au sommeil et, en se reveillant, ils se trouvaient au milieu des Russes. Que de milliers d'hommes furent pris et perirent de cette maniere! J'etais toujours pres du feu, debout et tremblant, appuye sur mon fusil. Trois hommes etaient assis autour, ne disant rien, regardant machinalement passer ceux qui etaient sur la route, et ne paraissant pas disposes a partir, parce qu'ils n'en avaient plus la force. Je commencais a m'inquieter de ne pas voir passer le regiment, lorsque je me sentis tirer par ma peau d'ours. C'etait Grangier qui, m'ayant apercu, venait me dire de ne pas rester davantage, que le regiment passait. Mais j'avais tellement les yeux abattus, qu'en regardant je ne le voyais pas: "Et notre femme? me dit-il.--Qui t'a dit que j'avais une femme?--Le sergent-major; mais ou est-elle?--Je n'en sais rien, mais je sais qu'elle a, sur le dos, un sac dans lequel il y a du linge et dont j'ai grand besoin, et si, quelquefois, tu la rencontres, tu m'en avertiras. Elle est vetue d'une capote grise de soldat: un bonnet de peau de mouton lui tient lieu de coiffure; elle a des guetres noires aux jambes et un panier au bras." Grangier, pensant que j'etais malade, et comme il me l'a dit depuis, que j'etais dans le delire, me prit par le bras, me fit descendre sur la roule en me disant: "Marchons, nous aurons de la peine de rejoindre le regiment". Cependant nous y arrivames apres avoir depasse des milliers d'hommes de toute arme qui se trainaient avec beaucoup de peine et qui nous faisaient prevoir que la journee serait mortelle, pour peu que la marche fut longue. Elle le fut en effet: nous traversames un endroit dont je n'ai pu savoir le nom et ou l'on disait que l'Empereur devait coucher (quoiqu'il l'eut depasse depuis longtemps). Une quantite d'hommes de toute arme s'y arreterent, car il etait deja tard, et l'on disait que l'on avait encore deux lieues a faire pour arriver a l'endroit designe ou l'on devait bivaquer, qui etait une grande foret. La route, en cet endroit, est large et bordee, de chaque cote, de grands bouleaux[32]. Elle laissait aux hommes et aux equipages la facilite de marcher, mais, lorsque le soir arriva, l'on ne voyait, dans toute sa longueur, que des chevaux morts, et plus nous avancions, plus elle etait couverte de voitures et de chevaux expirants, meme des attelages entiers succombant aux fatigues, ainsi que des hommes qui, ne pouvant aller plus loin, s'arretaient, formaient leurs bivacs au pied des grands arbres, parce que, disaient-ils, ils avaient pres d'eux ce qu'ils ne trouveraient pas ailleurs: du bois pour faire du feu, les voitures brisees leur en fourniraient, et de la viande avec les chevaux dont la route etait encombree et qui commencaient a embarrasser la marche. [Note 32: Les bouleaux, ce sont des arbres qui, en Russie, viennent excessivement grands. _(Note de l'auteur)_] Il y avait deja longtemps que je marchais seul au milieu de la cohue et que je m'efforcais d'arriver a l'endroit ou nous devions passer la nuit, afin de me reposer de cette marche penible et qui le devenait encore davantage par le verglas qu'il faisait depuis qu'il recommencait a geler sur une neige fondue qui, a chaque instant, me faisait tomber; la nuit me surprit au milieu de toutes ces miseres. Le vent du nord avait redouble de furie; j'avais, depuis un moment, perdu de vue mes camarades; plusieurs soldats, isoles comme moi, etrangers au corps dont je faisais partie, se trainaient peniblement en faisant des efforts surnaturels afin de regagner la colonne dont ils etaient, comme moi, separes depuis quelque temps. Ceux a qui j'adressais la parole ne me repondaient pas; ils n'en avaient pas la force. D'autres tombaient, mourants, pour ne plus se relever. Bientot, je me trouvai seul, n'ayant plus pour compagnons de route que des cadavres qui me servaient de guides; les grands arbres qui la bordaient avaient disparu. Il pouvait etre sept heures; la neige qui, depuis quelque temps, tombait avec force, m'empechait de voir la direction de mon chemin; le vent, qui la soufflait avec violence, avait deja remblaye les traces que la colonne laissait apres elle. Jusqu'alors, j'avais toujours porte ma peau d'ours, le poil en dehors. Mais, prevoyant que j'allais passer une mauvaise nuit, je m'arretai un instant, et, afin d'avoir plus chaud, je la mis le poil en dedans; c'est elle a qui je dois le bonheur d'avoir pu, dans cette nuit desastreuse, resister a un froid de plus de vingt-deux degres, car, l'ayant arrangee sur l'epaule droite qui etait le cote de la direction du vent du nord, je pus alors marcher ainsi pendant une heure, temps auquel je suis persuade n'avoir pas fait plus d'un quart de lieue, car souvent enveloppe par des tourbillons de neige, oblige de tourner malgre moi, je me trouvais avoir retourne sur mes pas, et ce n'etait que par les corps morts d'hommes, de chevaux, les debris de voitures et autres, que j'avais passes un instant avant, que je m'apercevais que je n'etais plus dans la meme direction; alors il fallait m'orienter de nouveau. La lune, ou une lueur boreale comme on en voit souvent dans le nord, se montrait par moments; lorsqu'elle n'etait pas obscurcie par des nuages noirs qui marchaient d'une vitesse effrayante, elle me mettait a meme de distinguer les objets: j'apercus, mais bien loin encore, une masse noire que je supposai etre cette immense foret que nous devions traverser avant d'arriver a la Berezina, car nous etions alors en Lithuanie; suivant moi, cette foret pouvait encore se trouver a une lieue du point ou j'etais. Malheureusement le sommeil qui, dans cette circonstance, etait presque toujours l'avant-coureur de la mort, commenca a me gagner; mes jambes ne pouvaient plus me soutenir; mes forces etaient epuisees; deja j'etais tombe plusieurs fois en dormant, et, sans le froid de la neige qui me reveillait, je me serais laisse aller; c'en etait fait de moi si j'avais eu le malheur de succomber a l'envie de dormir. L'endroit ou je me trouvais etait couvert d'hommes et de chevaux morts qui me barraient la route et m'empechaient de me trainer, car je n'avais plus la force de lever les jambes. Lorsque je tombais, il me semblait que c'etait un de ces malheureux etendus sur la neige qui venait de m'arreter, car il arrivait souvent que des hommes couches et mourants au milieu du chemin cherchaient a attraper par les jambes ceux qui marchaient pres d'eux, afin d'implorer leur secours, et souvent il est arrive que ceux qui se baissaient pour secourir leurs camarades tombaient sur eux pour ne plus se relever. Je marchai environ dix minutes sans direction; j'allais comme un homme ivre; mes genoux flechissaient sous le poids de mon faible corps; enfin je voyais ma derniere heure, quand tout a coup, chopant contre le sabre d'un cavalier qui se trouvait a terre, je tombai de tout mon long, de maniere que mon menton alla porter sur la crosse de son fusil, et je restai etourdi a ne pouvoir me relever. Je sentais une grande douleur a l'epaule droite contre laquelle mon fusil avait frappe en tombant; mais, un peu revenu a moi et m'etant mis sur mes genoux, je ramassai mon fusil pour me mettre debout, mais, m'apercevant que le sang me sortait par la bouche, je jetai un cri de desespoir et je me relevai, tremblant de froid et de terreur. Le cri que j'avais jete fut entendu d'un malheureux qui gisait a quelques pas de moi, a droite, de l'autre cote de la route; une voix faible et plaintive frappa mon oreille et j'entendis tres distinctement que l'on implorait mon secours, a moi qui en avais tant besoin! par ces paroles: "Arretez-vous! Secourez-nous!" Ensuite l'on cessa de se plaindre. Pendant ce temps, je restais immobile pour ecouter et je cherchais des yeux afin de voir si je n'apercevrais pas l'individu qui se plaignait. Mais n'entendant plus rien, je commencais a croire que je m'etais trompe. Pour m'en assurer, je me mis a crier de toutes mes forces: "Ou etes-vous donc?" L'echo repeta deux fois: "Ou etes-vous donc?" Alors, je me dis a moi-meme: "Quel malheur! Si j'avais un compagnon d'infortune, il me semble que je marcherais toute la nuit, en nous encourageant l'un et l'autre!" A peine avais-je fait ces reflexions, que la meme voix se fit entendre, mais plus triste que la premiere fois: "Venez a nous!" disait-on. Au meme instant, la lune vint a paraitre et me fit voir, a dix pas de moi, deux hommes, dont un etendu de tout son long et l'autre assis. Aussitot, je me dirigeai de ce cote, et j'arrivai pres d'eux avec peine, a cause d'un fosse comble de neige qui separait la route. J'adressai la parole a celui qui etait assis; il se mit a rire comme un insense, en me disant: "Mon ami, sais-tu, ne l'oublie pas!" Et de nouveau il se mit a rire. Je vis que c'etait le rire de la mort. Le second, que je croyais sans mouvement, vivait encore, et, tournant un peu la tete, me dit ces dernieres paroles que je n'oublierai jamais: "Sauvez mon oncle, secourez-le; moi, je meurs!" Je reconnus, dans celui qui venait de me parler, la voix qui s'etait fait entendre lorsque l'on implorait mon secours; je lui adressai encore quelques paroles, et, quoiqu'il ne fut pas mort, il ne me repondit pas. Alors, me tournant du cote du premier, je parlai pour l'encourager a se lever et venir avec moi. Il me regarda sans me repondre; je remarquai qu'il etait enveloppe d'une grosse capote doublee en fourrure et dont il cherchait a se debarrasser. Je voulus l'aider a se relever, mais la chose fut impossible. En le prenant par le bras, je vis qu'il avait des epaulettes d'officier superieur. Il me parla encore un peu de revue, de parade, et finit par tomber sur le cote, la figure sur la neige. Enfin, je dus l'abandonner, car il m'etait impossible de rester plus longtemps sans m'exposer a partager le sort de ces deux infortunes. Je passai la main sur la figure du premier; elle etait froide comme la glace. Il avait cesse de vivre. A cote se trouvait une espece de carnassiere que je ramassai, esperant y trouver quelque chose. Mais je m'apercus qu'il n'y avait que des chiffons et des papiers. J'emportai le tout. Ayant regagne la route, je me remis a marcher, mais lentement, ecoutant souvent, car il me semblait toujours entendre quelqu'un se plaindre. L'espoir de rencontrer quelque bivac me fit, autant que je le pouvais, doubler le pas. J'arrivai dans un endroit de la route que je trouvai presque ferme de chevaux morts et de voitures brisees. Tout a coup, je me laisse aller malgre moi et je tombe assis sur le cou d'un cheval mort qui barrait le chemin. Autour etaient etendus sans mouvement des hommes de differents regiments. J'en remarquai meme plusieurs de la Jeune Garde, faciles a reconnaitre au shako; j'ai suppose, depuis, qu'une partie de ces hommes etaient morts en voulant depecer le cheval pour le manger, mais qu'ils n'en avaient pas eu la force et qu'ils avaient succombe de froid et de faim, comme cela arrivait tous les jours. Dans cette triste situation, me voyant seul au milieu d'un immense cimetiere et d'un silence epouvantable, les pensees les plus sinistres vinrent m'assaillir: je pensai a mes camarades dont je me trouvais separe comme par une fatalite, ensuite a mon pays, a mes parents, de maniere que je me mis a pleurer comme un enfant. Les larmes que je versai me soulagerent et me rendirent le courage que j'avais perdu. Je trouvai sous ma main, contre la tete du cheval sur lequel j'etais assis, une petite hache, comme nous en portions toujours dans chaque compagnie lorsque nous etions en campagne. Je voulus m'en servir pour en couper un morceau, mais je n'en pus venir a bout, car il etait tellement durci par la gelee que j'aurais plutot coupe du bois. Enfin, j'epuisai le reste de mes forces contre l'animal, et je tombai de lassitude, mais je m'etais rechauffe un peu. En ramassant la hache qui m'etait echappee des mains je m'apercus que j'avais casse plusieurs morceaux de glace; qui n'etaient autre chose que du sang du cheval que, probablement, l'on avait saigne pour tuer. J'en ramassai le plus possible, que je mis precieusement dans ma carnassiere; ensuite j'en mangeai quelques morceaux qui me rendirent un peu de force, et je me remis a continuer mon chemin, a la garde de Dieu, ayant toujours soin de passer a droite et a gauche afin d'eviter la rencontre des cadavres, dont la route etait jonchee, m'arretant et tatonnant dans l'obscurite toutes les fois qu'un gros nuage passait sur la lune, et allant le plus vite possible dans la direction du bois, lorsqu'elle reparaissait. Apres avoir marche quelque temps, j'apercus a peu de distance, et devant moi, quelque chose que je pris d'abord pour un caisson; mais etant plus pres, je reconnus que c'etait la voiture d'une cantiniere d'un regiment de la Jeune Garde que j'avais rencontree plusieurs fois depuis Krasnoe, conduisant deux blesses des fusiliers-chasseurs de la Garde. Les chevaux qui la conduisaient etaient morts et en partie manges ou coupes par morceaux; autour de la voiture etaient sept cadavres presque nus et a moitie couverts de neige; un seulement avait encore sur lui une capote en peau de mouton. Je m'en approchai pour l'examiner, mais je crois plutot que c'etait pour lui oter cette capote. A peine m'etais-je baisse pour regarder, que je reconnus une femme. Elle donnait peut-etre encore quelque signe de vie lorsqu'on avait ete force de l'abandonner, et c'etait a cela que cette malheureuse devait d'avoir conserve ses vetements. Dans la situation ou je me trouvais, le sentiment de ma conservation etait toujours ma premiere pensee; c'est pourquoi, par un mouvement irreflechi, je voulais essayer mes forces en cherchant a couper un morceau de cheval, sans penser qu'un instant avant, j'etais tombe de lassitude en voulant faire la meme chose. Je pris donc ma hache a deux mains et j'attaquai le cheval qui etait dans les brancards de la voiture, mais ce fut, comme la premiere fois, peine inutile. Alors l'idee me vint de passer mon bras dans le corps du cheval et de voir si, avec la main, je ne pourrais pas en retirer le coeur, le foie ou quelque autre chose; mais je faillis l'avoir gelee; j'en fus quitte pour un doigt de la main droite qui n'etait pas encore gueri en arrivant a Paris, au mois de mars 1813. Enfin, ne pouvant arracher un lambeau de chair que j'aurais manger crue, je me decidai a passer la nuit dans la voiture qui etait couverte, et dans laquelle je n'avais pas encore regarde, etant certain qu'il n'y avait rien a manger: je m'avancai pres de la femme morte afin d'essayer de lui oter la capote de peau de mouton pour m'en couvrir, mais il fut impossible de lui faire faire un mouvement. Cependant je n'avais pas perdu tout espoir. Elle avait le corps sangle avec une courroie de sac ou une bretelle de fusil, et, pour la lui oter, il fallait que je lui fasse faire un demi-tour, parce que la boucle qui la serrait etait de l'autre cote. Pour cela, je pris mon fusil a deux mains, et m'en servant comme d'un levier, sous le corps. Mais a peine avais-je commence, qu'un cri dechirant sortit de la voiture. Je me retourne; un second cri se fait entendre: "Marie! criait-on, Marie, a boire, je me meurs!" Je restai interdit. Une minute apres, la meme voix repeta: "Ah! mon Dieu!" Aussitot il me vient dans l'idee que ce sont de malheureux blesses que l'on a abandonnes sans qu'ils le sachent. Ce n'etait que trop vrai. Ayant monte sur la carcasse du cheval qui etait dans les brancards, je m'appuyai sur le bord de la voiture, et, ayant demande ce que l'on voulait, l'on me repondit avec bien de la peine: "A boire!" Tout a coup, pensant a la glace de sang que j'avais dans ma carnassiere, je voulus descendre pour en prendre, mais la lune, qui m'eclairait depuis assez de temps, disparait tout a coup sous un gros nuage noir, et, pensant poser le pied sur quelque chose de solide, je le mets a cote et je tombe sur trois cadavres qui se trouvaient l'un contre l'autre. J'avais les jambes plus hautes que la tete, les caisses placees sur le ventre d'un mort et la figure sur une de ses mains. J'etais habitue a coucher, depuis un mois, au milieu de compagnie semblable, mais je ne sais si c'est parce que j'etais seul, quelque chose de plus terrible que la peur s'empara de moi. Il me semblait que j'avais le cauchemar; je restai quelque temps sans parole; j'etais comme un insense, et je me mis a crier comme si l'on me tenait sans vouloir me lacher. Malgre les efforts que je faisais pour me relever, je ne pouvais en venir a bout. Enfin je veux m'aider de mes bras, mais je pose, sans le vouloir, ma main droite sur une figure, et mon pouce entre dans la bouche. Dans ce moment, la lune reparait et je vois tout ce qui m'entoure. Un frisson me parcourt, je quitte mon point d'appui et je retombe encore. Mais alors tout change. Je suis honteux de ma faiblesse et, au lieu de la peur, une espece de frenesie s'empare de moi. Je me releve en jurant et en mettant mes mains, mes pieds sur les figures, les bras, les jambes, n'importe ou. Je regarde le ciel en jurant, et semble le defier. Je prends mon fusil, je frappe contre la voiture, je ne sais meme pas si je n'ai pas frappe sur les pauvres diables qui etaient a mes pieds. Devenu plus calme et decide a passer la nuit dans la voiture, pres des blesses, pour me mettre a l'abri du mauvais temps, je pris un morceau de sang a la glace dans ma carnassiere et je montai dedans, cherchant, en tatonnant, celui qui m'avait demande a boire et qui ne cessait de crier, mais faiblement. En m'approchant, je m'apercus qu'il etait ampute de la cuisse gauche. Je lui demandai de quel regiment il etait, il ne me repondit pas. Alors, cherchant sa tete, je lui introduisis avec peine mon morceau de sang glace dans la bouche. Celui qui etait a cote etait froid et dur comme un marbre. J'essayai de le mettre en bas de la voiture pour prendre sa place, attendre le jour et partir ensuite avec ceux que je supposais etre encore en arriere, mais je n'en pus venir a bout. Je n'avais pas la force de le bouger et, le bord de la voiture etant trop haut, je ne pouvais le pousser a terre. Voyant que le premier n'avait plus qu'un instant a vivre, je le couvris avec deux capotes que le mort avait sur lui, et, restant encore un instant assis sur les jambes de ce dernier, je cherchai dans la voiture s'il n'y avait rien qui put m'etre utile. N'ayant rien trouve, j'adressai encore la parole au premier, mais inutilement. Je lui passai la main sur la figure: elle etait froide, et, a la bouche, il avait encore le morceau de glace que je lui avais introduit. Il avait cesse de vivre et de souffrir. Ne pouvant, sans m'exposer a perir, rester plus longtemps, je me disposai a partir, mais, avant, je voulus encore regarder la femme qui etait a terre, pensant que c'etait Marie, la cantiniere, que je connaissais particulierement comme etant du meme pays que moi, et, profitant de la clarte que la lune donnait dans ce moment, je l'examinai et, a la taille et a la figure, je fus certain que c'etait une autre personne. Le fusil sous le bras droit, comme un chasseur, deux carnassieres, une en maroquin rouge et l'autre en toile grise que j'avais trouvee un instant avant, ma hache au cote, un morceau de sang glace dans la bouche et les deux mains dans mon pantalon, je me remis en route. Il pouvait etre neuf heures, la neige avait cesse de tomber, le vent soufflait avec moins de force et le froid avait perdu un peu de son intensite. Je me mis a marcher toujours dans la direction du bois. Au bout d'une demi-heure, la lune disparut comme par enchantement. C'est ce qui pouvait m'arriver de plus facheux. Je restai quelques minutes a me reconnaitre, appuye sur mon fusil et battant des pieds pour ne pas me laisser prendre par le froid, en attendant que la clarte revint. Mais je fus trompe dans mon attente, car elle ne reparut plus. Cependant mes yeux commencerent a s'habituer a l'obscurite de maniere a y voir assez pour me conduire. Tout a coup, je crus m'apercevoir que je ne marchais plus dans la meme route; naturellement porte a eviter le vent du nord, je lui avais tout a fait tourne le dos. J'en eus la certitude en ne rencontrant plus, sur mes pas, aucune trace de debris de l'armee. Je ne saurais dire le temps que je marchai dans cette nouvelle direction, peut-etre une demi-heure, lorsque je m'apercus, mais trop tard, que j'etais sur le bord d'un precipice, ou je roulai a plus de quarante pieds de profondeur. Il est vrai de dire que je parcourus cette distance a plusieurs reprises; que trois fois je fus arrete par des broussailles. Alors, pensant que c'en etait fait de moi, je fermai les yeux et je me laissai aller a la volonte de Dieu. Il fallut aller jusqu'au fond, ou j'arrivai sur quelque chose de bombe qui rendit un son sourd. Je restai quelque temps etourdi, mais comme rien ne m'etonnait plus, apres tout ce qui m'etait arrive, je fus bientot revenu de ma surprise. M'apercevant que mon fusil m'avait echappe des mains, je me mis en tete de le chercher. Mais bien me prit d'y renoncer et d'attendre jusqu'au jour. Je tirai mon sabre du fourreau et, comme je ne pouvais rien voir, j'allai, tout en sondant, devant moi. C'est alors que je m'apercus que l'objet sur lequel j'etais tombe et qui avait rendu un son sourd etait un caisson dont je cherchai a faire le tour ainsi que de deux carcasses de chevaux que je rencontrai sur le devant. Voulant trouver un endroit convenable afin de passer le reste de la nuit, je m'arretai pour ecouter et voir; au bout d'un instant, je sentis de la chaleur aux pieds. Ayant baisse la tete, je m'apercus que j'etais arrete sur l'emplacement d'un feu qui n'etait pas tout a fait eteint. Aussitot, je me couche a terre et, mettant les mains dans les cendres pour les rechauffer, je parvins a retrouver quelques charbons que je reunis avec beaucoup de peine et de precaution. Ensuite je me mis a souffler et j'en fis jaillir quelques etincelles que je recus precieusement sur la figure et dans les mains. Mais du bois pour ravitailler mon feu, ou en trouver? Je n'osais l'abandonner, car ce feu devait me sauver la vie, et, pendant que je me serais eloigne pour en chercher, il pouvait s'eteindre. Crainte d'accident, je dechire un morceau de ma chemise qui tombait en lambeaux, j'en fais une meche et je l'allume. Ensuite, tout en tatonnant avec les mains autour de moi, je ramasse des petits morceaux de bois qui, fort heureusement, se trouvent a ma portee, et, avec de la patience, je parviens, non sans beaucoup de difficulte, a le rallumer. Bientot la flamme petille, et ramassant tout le bois que je trouve, au bout d'un instant j'ai un grand feu de maniere a me faire distinguer tous les objets qui se trouvent a cinq ou six pas de moi. Je vis d'abord, sur le dessus du caisson, ecrit en grandes lettres: GARDE IMPERIALE, ETAT-MAJOR. L'inscription etait surmontee de l'aigle. Ensuite, autour et aussi loin que je pouvais voir, le terrain etait couvert de casques, de shakos, de sabres, de cuirasses, de coffres enfonces, de portemanteaux vides, d'habillements epars et dechires, de selles, de schabraques de luxe et d'une infinite d'autres choses. Mais, a peine avais-je jete un coup d'oeil sur tout ce qui m'environnait, l'idee me vint que l'endroit ou je me trouvais pourrait bien etre a portee du bivac d'un parti de Cosaques et, aussitot, voila que la peur me prend et que je n'ose plus entretenir mon feu. Il n'y a pas de doute, dis-je en moi-meme, que cet endroit est occupe par des Russes, car si c'etaient des Francais, l'on y verrait des grands feux; nos soldats, a defaut de nourriture, se chauffaient tres bien lorsqu'ils le pouvaient, et la, justement, le bois ne manque pas! Je ne concevais pas qu'un endroit comme celui ou je me trouvais, a l'abri du vent, n'eut pas ete choisi pour y passer la nuit. Enfin je ne savais si je devais rester ou partir. Pendant que je faisais ces reflexions, mon feu avait considerablement diminue, et je n'osais y remettre du bois. Mais l'envie de me rechauffer et de me reposer quelques heures l'emporta sur la crainte. J'en ramassai autant qu'il me fut possible, j'en fis un bon tas que je mis pres de moi, de maniere a le pouvoir prendre sans me bouger, et me chauffer ainsi jusqu'au jour. Je ramassai aussi plusieurs schabraques pour mettre sous moi, et, enveloppe dans ma peau d'ours, le dos tourne au caisson, je me disposai a passer ainsi le reste de la nuit. En mettant du bois sur mon feu, je m'apercus qu'il se trouvait, parmi les morceaux, une cote de cheval, et, quoiqu'on l'eut deja rongee, il y restait encore assez de viande pour apaiser la faim qui commencait a me devorer, et, quoique couverte de neige et de cendres, c'etait, pour le moment, beaucoup plus que je n'aurais ose esperer. Depuis la veille, je n'avais mange que la moitie d'un corbeau que j'avais trouve mort, et, le matin avant mon depart, quelques cuillerees de soupe de gruau melangee de morceaux de paille d'avoine et de grains de seigle, et salee avec de la poudre. A peine ma cotelette etait-elle chaude, que je commencai a mordre, malgre les cendres qui servaient d'assaisonnement. Je fis, de cette maniere, mon triste repas, en regardant de temps a autre, a droite et a gauche, si je ne voyais rien autour de moi qui put m'inquieter. Depuis que j'etais dans ce fond, ma position s'etait un peu amelioree. Je ne marchais plus, j'etais a l'abri du vent et du froid, j'avais du feu et a manger. Mais j'etais tellement fatigue que je m'endormis en mangeant, mais d'un sommeil agite par la crainte, et interrompu par les douleurs que j'avais dans les cuisses: il semblait que l'on m'avait roue de coups. Je ne sais combien de temps je me reposai, mais lorsque je m'eveillai, il n'y avait pas encore d'apparence que le jour dut venir de sitot, car, en Russie, les nuits sont longues. C'est le contraire en ete; il n'y en a presque pas. Lorsque je m'etais endormi, je m'etais mis les pieds dans les cendres. Aussi, en me reveillant, je les avais chauds. Je savais par experience que le bon feu delasse et apaise les douleurs; c'est pourquoi je me disposai a en faire un en mettant le feu au caisson, en y ajoutant tout ce qui pourrait etre susceptible de bruler. Aussitot, ramassant et reunissant tout le bois que je pus trouver, ainsi que les coffres brises, et en ayant mis une partie contre, je n'avais qu'a pousser mon feu et a l'incendier. Cependant, je voulus encore attendre quelque temps, car je pensais que si mon feu, jusqu'a present, ne m'avait attire aucun desagrement, c'est-a-dire quelques patrouilles de Cosaques, c'est parce qu'il etait petit et dans un fond, mais que le contraire pourrait fort bien arriver lorsque le caisson serait tout en feu. La flamme commencait a eclairer et a me mettre a meme de voir tout ce qui etait autour de moi. Je vis venir, sur ma gauche, quelque chose que je pris d'abord pour un animal, et comme il y a beaucoup d'ours en Russie, et surtout dans cette contree, je pensais et j'etais presque certain, a la tournure de l'individu, que c'en etait un, car il marchait a quatre pattes. Il pouvait etre a dix ou douze pas, et je ne pouvais encore bien le distinguer. Lorsqu'il ne fut plus qu'a cinq ou six pas, je reconnus que c'etait un homme, et de suite je pensai que ce pouvait etre un blesse qui, attire par le feu, venait en prendre sa part. Crainte de surprise, je me mis sur mes gardes, et, prenant mon sabre qui etait pres de moi et hors du fourreau, j'avancai deux pas a la rencontre et sur la droite de l'individu, en lui criant: "Qui es-tu?" En meme temps, je lui mettais la pointe de mon sabre sur le dos, car j'avais reconnu que c'etait un Russe, un vrai Cosaque a longue barbe. Aussitot, il leva la tete et se mit en position d'esclave, en voulant me baiser les pieds et en me disant: "Dobray Frantsouz!"[33] et d'autres mots que je comprenais un peu et que l'on dit lorsqu'on a peur. S'il avait pu deviner, il aurait vu que j'avais, pour le moins, aussi peur que lui. Il se mit sur les genoux pour me montrer qu'il avait un coup de sabre sur la figure. Je remarquai que, dans cette position, sa tete allait jusqu'a mon epaule, de sorte qu'il devait avoir plus de six pieds. Je lui fis signe de s'approcher du feu. Alors il me fit comprendre qu'il avait une autre blessure. C'etait une balle qui lui etait entree dans le bas-ventre; tant qu'a son coup de sabre, il etait effrayant. Il lui prenait sur le haut de la tete, descendant le long de la figure jusqu'au menton, et allait se perdre dans la barbe, preuve certaine que celui qui le lui avait applique n'allait pas de main morte. Il se coucha sur le dos pour me montrer son coup de feu; la balle avait traverse. Dans cette position, je m'assurai qu'il n'avait pas d'armes. Ensuite il se mit sur le cote sans plus rien dire. Je me mis en face pour l'observer. Je ne voulais plus m'endormir, car je voulais, avant le jour, executer mon projet de mettre le feu au caisson et de partir ensuite. Mais voila que, tout a coup, une autre terreur me prend en pensant qu'il pouvait bien contenir de la poudre! [Note 33: Bon Francais! (_Note de l'auteur_.)] A peine ai-je fait cette reflexion, que, tout fatigue que je suis, je me leve et, ne faisant qu'un saut au-dessus du feu et du pauvre diable qui etait devant moi, je me mis a courir a plus de vingt pas sur la gauche, mais, _chopant_ a une cuirasse qui se trouvait sur mon passage, j'allai mesurer la terre de tout mon long. J'eus encore le bonheur, dans cette chute, de ne pas me blesser, car j'aurais pu rencontrer, en tombant, quelques debris d'armes, et il y en avait beaucoup d'eparses dans cet endroit; j'ai pu m'en assurer lorsqu'il commenca a faire jour. M'etant releve, je me mis a marcher en reculant, et toujours les yeux fixes sur l'endroit que je venais d'abandonner, comme si vraiment j'avais ete certain qu'il existat de la poudre dans le caisson et qu'il allat faire explosion. Peu a peu revenu de ma peur, je regagnai l'endroit que j'avais quitte sottement, car je n'etais pas plus en surete a vingt pas que contre le feu. Je pris les morceaux de bois enflammes, je les portai avec precaution a l'endroit ou j'etais tombe; ensuite je pris la cuirasse a laquelle j'avais _chope_, afin de m'en servir a ramasser de la neige et a eteindre le feu. Mais a peine avais-je commence cette besogne, qu'un bruit de fanfare se fit entendre, et, ayant attentivement ecoute, je reconnus facilement les clairons de la cavalerie russe, qui m'annoncaient que je n'etais pas loin d'eux. A ce son national, j'avais vu le Cosaque lever la tete. Je cherchai, en l'examinant attentivement, a lire sur sa physionomie quelle etait sa pensee, car le feu eclairait encore assez pour distinguer ses traits. Il semblait vouloir aussi lire sur ma figure l'impression que ce bruit inattendu avait produit sur moi. C'est ainsi que j'ai pu voir comme cet homme etait hideux: une carrure d'Hercule, des yeux louches se renfoncaient sous un front bas et saillant; sa chevelure et sa barbe, rousses et drues comme un crin, donnaient a ses traits un caractere sauvage. Dans ce moment, je crus voir qu'il souffrait horriblement de sa blessure, car il faisait des mouvements comme quelqu'un qui a une forte colique et, par moments, il grincait des dents, qui ressemblaient a des crocs. J'avais interrompu mon ouvrage, et, ne sachant plus que faire, j'ecoutais stupidement cette musique sauvage, quand, tout a coup, un autre bruit se fait entendre derriere moi. Je me retourne; jugez de ma frayeur: c'est le caisson qui s'ouvre comme un tombeau, et je vois se lever, du fond, un corps d'une grandeur extraordinaire, blanc comme neige, depuis les pieds jusqu'a la tete, ressemblant au fantome du Commandeur dans le _Festin de Pierre_, tenant le dessus du caisson d'une main et un sabre nu de l'autre. A l'apparition d'un pareil individu, je fais quelques pas en arriere et je tire mon sabre. Je le regarde sans rien dire, en attendant qu'il parle le premier; mais je vois que mon fantome est embarrasse, en cherchant a se defaire d'un grand collet rabattu par-dessus sa tete. Ce collet tenait a un manteau blanc qui l'empechait de distinguer ce qui l'environnait, et, comme il faisait cette manoeuvre de la main dont il tenait son sabre, il ne pouvait parvenir a se debarrasser la tete sans s'exposer a faire retomber sur lui le dessus du caisson qu'il tenait de la main gauche. Enfin, rompant le silence je lui demandai d'une voix mal assuree: "Etes-vous Francais? --Eh, oui, certainement, je suis Francais, la belle sacree demande! Vous etes la, me dit-il, comme une chandelle benite! Vous me voyez embarrasse et vous ne m'aidez pas a sortir de mon cercueil! Je vois, mon camarade, que vous avez eu peur! --Oui, c'est vrai, mais parce que vous auriez pu etre un vivant semblable a celui qui se trouve dans ce moment couche pres du feu!" Pendant ce colloque, je l'avais aide a sortir. A peine fut-il a terre, qu'il se debarrassa de son grand manteau. Jugez de ma surprise et de ma joie en reconnaissant, dans ce fantome, un des plus vieux grognards des grenadiers de la Vieille Garde, un de mes anciens camarades qui se nommait Picart, Picart de nom et Picard de nation, que je n'avais pas vu depuis notre derniere revue de l'Empereur au Kremlin, mon vieux camarade avec qui j'avais fait mes premieres armes, car, en entrant aux Velites, j'etais de la compagnie dont il faisait partie et de la meme escouade. J'avais ete, avec lui, aux batailles d'Iena, de Pultusk, d'Eylau, d'Eilsberg et Friedland. Je le quittai ensuite apres la paix de Tilsitt, pour le retrouver plus tard, en 1808, sur les frontieres d'Espagne, au camp de Mora, ou il fut, pendant cinq mois, sous mes ordres, car j'etais caporal, et le hasard l'avait fait tomber dans mon escouade[34], et, depuis, nous avions fait les autres campagnes ensemble, quoique n'etant plus du meme regiment. [Note 34: Au camp de Mora, ou nous etions avec l'Empereur, et une fraction de chaque corps de la Garde, l'on mit des vieux grenadiers en subsistance dans nos escouades; ce fut de la sorte que je fus le caporal de Picart. (_Note de fauteur._)] Picart eut de la peine a me reconnaitre, tant j'etais change et miserable, et a cause de ma peau d'ours, du reste de mon accoutrement et de la nuit. Nous nous regardions avec etonnement, moi de le voir assez propre et bien portant, et lui de me trouver si maigre, et, comme il me le disait, ressemblant a Robinson Crusoe. Enfin, rompant le silence: "Dites-moi donc, me dit-il, mon pays, mon sergent, comme vous voudrez, par quel hasard ou par quel malheur j'ai le bonheur de vous trouver ici pendant la nuit et seul en compagnie de ce vilain Kalmouck, car c'en est un; regardez-le bien: voyez ses yeux! Il est ici depuis hier cinq heures, mais quelque temps apres, il a disparu. C'est pourquoi je suis surpris de le revoir." Je contai a Picart comment je l'avais vu et la peur qu'il m'avait faite: "Et vous, me dit-il, mon pays, comment diable etes-vous tombe ici pendant la nuit?--Avant de vous conter cela, je vous demanderai d'abord si vous n'avez pas un petit morceau de quelque chose a me donner a manger.--Si, mon sergent, un petit morceau de biscuit!" Aussitot il ouvrit son sac et en tira un morceau de biscuit grand comme la main, qu'il me donna et que je devorai de suite, car, depuis le 27 octobre, je n'avais pas mange de pain[35]. En devorant le biscuit, je lui dis: "Picart, vous avez de l'eau-de-vie?--Non, mon pays.--Cependant il me semble que j'en sens l'odeur.--Vous avez raison, me repondit-il, car hier, lorsque l'on a pille le caisson que vous voyez, il s'en trouvait une bouteille. Ils n'ont pu s'entendre pour la boire. Elle a ete cassee et perdue." Je lui temoignai le desir de savoir la place. Il me la montra; alors je ramassai de la neige a l'eau-de-vie, comme j'avais fait du sang de cheval a la glace: "Pas si bete! dit Picart. Je n'y pensais pas. Dans ce cas, nous en trouverons de quoi nous mettre en ribote, car il parait qu'il y en avait plusieurs bouteilles dans le caisson!" [Note 35: Seulement un petit morceau que Grangier me donna a Smolensk le 10 novembre. (_Note de l'auteur._)] Le morceau de biscuit que j'avais mange, ainsi que quelques pincees de neige a l'eau-de-vie, me firent beaucoup de bien. Alors je lui contai tout ce qui m'etait arrive, depuis la veille au soir. Picart m'ecoutait et avait de la peine a me croire; mais ce fut bien pire lorsque je lui fis un detail de la misere et de la situation de l'armee, de son regiment et de toute la Garde imperiale en general. Ceux qui liront ce journal seront surpris de ce que Picart ne savait rien de tout cela: en voici la raison. VIII Je fais route avec Picart.--Les Cosaques.--Picart est blesse.--Un convoi de prisonniers francais.--Halte dans une foret.--Hospitalite polonaise.--Acces de folie.--Nous rejoignons l'armee.--L'Empereur et le bataillon sacre.--Passage de la Berezina. Apres la bataille de Malo-Jaroslawetz, Picart n'avait plus vu le regiment dont il faisait partie, ayant ete commande de service pour escorter un convoi compose d'une portion des equipages du quartier imperial. Depuis ce jour, le detachement qu'il escortait avait toujours marche en avant de l'armee de deux ou trois journees, de sorte qu'il n'avait pas eu, a beaucoup pres, autant de misere que l'armee. N'etant que 400 hommes, ils trouvaient quelquefois des vivres. Ils avaient aussi les moyens de transport. A Smolensk, ils avaient pu se procurer du biscuit et de la farine pour plusieurs jours. A Krasnoe, ils avaient eu le hasard d'arriver et de repartir vingt-quatre heures avant que les Russes, qui nous couperent la retraite, fussent arrives, et a Orcha, ils purent encore se procurer de la farine. Dans un village, il se trouvait toujours assez d'habitations pour se mettre a l'abri, ne fut-ce que les maisons de poste etablies de trois lieues en trois lieues, tandis que nous qui avions commence par marcher plus de 150 000 hommes ensemble, dont il ne nous restait plus la moitie, nous n'avions, pour toute habitation, que les forets et les marais, pour nourriture qu'un morceau de cheval, encore pas autant que l'on aurait voulu, et, pour boisson, de l'eau, et pas toujours. Enfin, la misere de mon vieux camarade ne commencait a compter que du moment ou j'etais avec lui. Picart me dit que l'individu qui se trouvait couche a notre feu, avait ete blesse, hier, par des lanciers polonais, dans une attaque qui eut lieu a trois heures apres midi. Voici ce qu'il me conta: "Plus de 600 Cosaques, et d'autre cavalerie, sont venus pour attaquer notre convoi, mais ils furent mal recus, car nous etant abrites avec nos voitures formant un carre autour de nous, sur la route qui est tres large en cet endroit, nous les laissames avancer assez pres, de sorte qu'a la premiere decharge, onze resterent morts sur la neige. Un plus grand nombre fut blesse et emporte par leurs chevaux. Ils se sauverent, mais furent rencontres par des lanciers polonais faisant partie du corps que commandait le general Dombrowski[36], qui acheverent de les mettre en deroute; celui qui est la, couche, et qui a un coup de sabre sur la frimousse, a ete ramene prisonnier par eux, ainsi que plusieurs autres, mais je ne sais pas pourquoi ils l'ont abandonne." Je lui dis que c'etait probablement parce qu'il avait une balle qui lui traversait le corps, et puis, que faire des prisonniers, puisque l'on n'avait rien pour les nourrir? [Note 36: Le corps que commandait le general Dombrowski, qui etait un Polonais n'etait pas venu jusqu'a Moscou, il etait reste en Lithuanie; il marchait, dans ce moment, sur Borisow, pour empecher les Russes de s'emparer du pont de la Berezina. (_Note de l'auteur_.)] "Apres le _hourra_ dont je viens de vous parler, continua Picart, il y a eu un peu de confusion. Tous ceux qui conduisaient les voitures pour traverser le defile qui se trouve un peu avant d'arriver a la foret, voulaient passer les premiers pour arriver le plus vite possible dans le bois, afin d'etre a l'abri d'un coup de main. Une partie des equipages que j'accompagnais, pensant bien faire, esperant trouver plus haut un passage qui, probablement, n'existe pas, prit sur la gauche en marchant sur le bord du fond ou nous sommes, mais la neige cachait une crevasse qui se trouvait sur notre passage, de maniere que le premier caisson fit la culbute, et roula en faisant un demi-tour, avec les deux _cognias_[37], dans l'endroit ou nous sommes. Le reste des equipages a evite le meme sort en faisant un demi-tour a gauche, mais je ne sais s'il est arrive a bon port. Tant qu'a moi, l'on m'a laisse ici avec deux chasseurs pour garder le diable de caisson, en nous disant que, dans un moment, l'on enverrait des hommes et des chevaux pour le retirer, ou enlever ce qu'il contenait. Mais une heure apres, comme il allait faire nuit, neuf hommes, des traineurs de differents corps, passant justement de ce cote, ayant vu le caisson renverse et ne nous voyant que trois pour le garder, l'enfoncerent sous pretexte qu'il contenait des vivres, malgre tout ce que nous pumes faire et dire pour les en empecher. [Note 37: _Cognia_, en polonais comme en russe, veut dire cheval. (_Note de l'auteur_.)] "Lorsque nous vimes que le mal etait sans remede, nous fimes comme eux, en prenant et mettant de cote tout ce qui pouvait nous tomber sous la main, pour le remettre ensuite a qui ca appartenait. Mais il etait deja trop tard, car tout ce qu'il y avait de convenable etait pris, et les chevaux coupes en vingt morceaux. J'ai pourtant ce manteau blanc, qui me servira. Ce que je n'ai pu comprendre, c'est que les deux chasseurs qui etaient avec moi soient partis sans que je m'en apercusse." Je dis a Picart que les hommes qui avaient pille le caisson etaient de la Grande Armee, et que, s'il leur avait demande des nouvelles, ils auraient pu lui en dire autant et meme plus que moi: "Apres tout, mon pauvre Picart, ils ont bien fait d'emporter et de profiter de tout ce qui leur tombait sous la main, car dans un instant les Russes seront ici.--"Vous avez raison, me dit Picart, aussi je pense qu'il faut mettre nos armes en etat.--Il faut d'abord que je retrouve mon fusil, dis-je a Picart, car c'est la premiere fois que nous nous quittons. Il y a six ans que je le porte, et je le connais si bien, qu'a toute heure de la nuit, au milieu des faisceaux d'armes, en le touchant, ou au bruit qu'il fait en tombant, je le reconnais." Comme il n'etait pas tombe de neige pendant la nuit, j'eus le bonheur de le retrouver. Il est vrai que Picart me suivait en m'eclairant avec un morceau de bois resineux. Apres avoir arrange notre chaussure, chose qu'il fallait soigner, afin de mieux marcher et de ne pas avoir les pieds geles, nous fimes rotir un morceau de viande de cheval, dont Picart avait eu soin de faire une ample provision, et, apres avoir mange et pris pour boisson un peu de neige a l'eau-de-vie, nous primes encore chacun un morceau de viande que Picart mit sur son sac, et moi dans ma carnassiere, et, debout devant notre feu, nous nous chauffames les mains sans rien nous dire, mais pensant, chacun de notre cote, a ce que nous devions faire. "Ah! ca, dit le vieux brave, voyons, de quel cote allons-nous _tirer nos guetres_?--Mais, lui dis-je, j'ai toujours cette infernale musique dans les oreilles!--Nous nous sommes peut-etre trompes. Cela pourrait bien etre la diane, ou le reveil des grenadiers a cheval de chez nous! Vous connaissez bien l'air: Fillettes, aupres des amoureux, Tenez bien votre serieux, etc." J'interrompis Picart en lui disant que, depuis plus de quinze jours, la diane, ainsi que le reveil du matin, etait morte, que nous n'avions plus de cavalerie, et qu'avec ce qui restait, l'on avait forme un escadron, que l'on appelait l'_escadron sacre_, qu'il etait commande par le plus ancien marechal de France, que les generaux y etaient comme capitaines et que les colonels, ainsi que les autres officiers, servaient comme soldats; qu'il en etait de meme d'un bataillon que l'on appelait le _bataillon sacre_, enfin que, de 40 000 hommes de cavalerie, il n'en restait plus 1000. Et, sans lui donner le temps de me repondre, je lui dis que ce qu'il avait entendu etait bien le signal de depart de la cavalerie russe, et que c'etait cela qui l'avait fait sortir du caisson: "Oh! c'est pas tout a fait ca, mon pays, qui m'a fait decamper, mais bien que, depuis quelque temps, je voyais vos dispositions a y mettre le feu!" A peine Picart avait-il prononce le dernier mot, qu'il me saisit par le bras en me disant: "Silence! Couchez-vous!" Aussitot, je me jette a terre. Il en fait autant, et, prenant la cuirasse que j'avais apportee, il en couvre le feu; je regarde et j'apercois la cavalerie russe defiler au-dessus de nous, dans le plus grand silence. Cela dura un bon quart d'heure. Aussitot qu'ils furent partis: "Suivez-moi!" me dit-il, et, nous tenant par le bras, nous nous mimes a marcher dans la direction d'ou venait la cavalerie. Apres quelque temps, Picart s'arreta en me disant tout bas: "Respirons, nous sommes sauves, au moins pour le moment. Nous avons eu du bonheur, car si l'ours, en parlant du Cosaque blesse, s'etait apercu que les siens passaient si pres de lui, il n'y a pas a douter qu'il n'eut beugle comme un taureau, pour se faire entendre, et Dieu sait se qui serait arrive! A propos, j'ai oublie quelque chose, et c'est le principal; il faut retourner d'ou nous venons. Il se trouve, sur le derriere du caisson, une marmite que j'ai oublie de prendre, et qui vaut mieux, pour nous, que tout ce qu'il y avait dedans!" Comme il voyait que je n'etais pas trop de son avis: "Allons! marchons! me dit-il, ou nous sommes exposes a mourir de faim!" Nous arrivames a notre bivac; nous trouvames notre feu presque eteint, et le pauvre diable de Cosaque, que nous y avions laisse dans des souffrances terribles, se roulant dans la neige, ayant la tete presque dans le feu. Nous ne pouvions rien faire pour le soulager, cependant nous le mimes sur des schabraques de peaux de moutons, afin qu'il put mourir plus commodement: "Il n'est pas encore pres de mourir, me dit Picart! car voyez comme il nous regarde! Ses yeux brillent comme deux chandelles!" Nous l'avions presque assis, et nous le tenions chacun par un bras, mais, au moment ou nous le quittames, il retomba la face dans le feu. Nous n'eumes que le temps de le retirer, afin qu'il ne fut pas brule. Ne pouvant mieux faire, nous le laissames pour nous depecher de chercher la marmite, que nous retrouvames ecrasee a ne pouvoir s'en servir; cela n'empecha pas Picart de me l'attacher sur le dos. Ensuite, nous essayames de monter la cote, afin de gagner, avant qu'il fit jour, le bois, ou nous pourrions etre a l'abri du froid et de l'ennemi. Apres avoir roule deux fois du haut en bas, nous pumes parvenir a nous frayer un chemin dans la neige. Nous arrivames en haut precisement en face de l'endroit ou j'avais ete precipite la veille, et ou nous avions vu la cavalerie russe filer un instant avant. Nous nous arretames pour respirer et voir la direction que nous devions prendre: "Tout droit! me dit Picart. Suivez-moi!" En disant la parole, il allonge le pas, je le suis, mais a peine a-t-il fait trente pas, que je le vois disparaitre dans un trou qui avait plus de six pieds de profondeur. Il se releva sans rien dire, et, m'avancant son fusil, je l'aidai a sortir. Mais lorsqu'il fut retire, il se mit a jurer contre le bon Dieu de la Russie et contre l'Empereur Napoleon qu'il traita de _conscrit_, car il faut, disait-il, qu'il soit tout a fait conscrit pour etre reste si longtemps a Moscou: "Quinze jours, c'etait assez pour boire et manger tout ce qu'il y avait, mais y rester trente-quatre jours pour y attendre l'hiver, je ne le reconnais plus la! Oui, repeta-il, c'est un conscrit, et s'il etait la, je lui dirais que ce n'est pas comme cela que l'on conduit des hommes! Coquin de Dieu! m'en a-t-il deja fait voir des grises, depuis seize ans que je suis avec lui! En Egypte, dans les sables de la Syrie, nous avons souffert, mais ce n'est rien, mon pays, en comparaison des deserts de neige que nous parcourons, et ce n'est pas tout encore! Il faut vraiment avoir l'ame chevillee dans le ventre pour resister!" Alors il se mit a souffler dans ses mains et a me regarder: "Allons, lui dis-je, mon pauvre Picart, ce n'est pas le moment de discuter! Il faut prendre un parti. Voyons plus a gauche, si nous ne trouverons pas un meilleur passage!" Picart avait tire la baguette de son fusil. Il allait toujours en sondant, mais partout, a droite et a gauche, c'etait la meme chose. Nous finimes, cependant, par operer notre passage a l'endroit meme ou il etait tombe. Lorsque nous fumes sur l'autre bord, nous marchames toujours en sondant devant nous. Lorsque nous eumes fait la moitie du chemin pour arriver au bois, nous fumes arretes par un fond assez semblable a celui ou nous avions passe la nuit. Sans trop calculer le danger, nous le traversames, et ce fut avec beaucoup de peine que nous arrivames de l'autre cote. La, il fallut, tant nous etions fatigues, s'arreter encore pour respirer. Un peu sur notre droite, l'on voyait arriver, d'une vitesse a nous epouvanter, des nuages noirs. Ces nuages, arrivant avec le vent du nord, nous annoncaient un ouragan terrible qui nous faisait presager que nous allions passer une cruelle journee! Le vent deja se faisait entendre dans la foret, a travers les sapins et les bouleaux, avec un bruit effrayant, et nous poussait du cote oppose a celui ou nous voulions aller. Quelquefois, nous tombions dans des trous caches par la neige. Enfin, apres une petite heure, nous arrivames au point tant desire, et au moment ou la neige commencait a tomber par gros flocons. L'ouragan etait tellement violent, qu'a chaque instant des arbres tombaient, casses ou deracines, menacant de nous ecraser, de sorte que nous fumes forces de sortir de la foret et de suivre la lisiere du bois, ayant le vent a notre gauche. Nous fumes arretes dans notre marche par un grand lac que nous aurions pu facilement traverser, puisqu'il etait gele. Mais ce n'etait pas notre direction. Enfin, ne pouvant plus marcher a cause de la quantite de neige qui nous empechait d'y voir, nous primes le parti de nous abriter contre deux bouleaux assez gros pour nous garantir, et attendre mieux. Il y avait deja longtemps que nous battions la semelle pour ne pas avoir les pieds geles, quand je m'apercus que le vent etait tombe un peu. J'en fis l'observation a Picart afin de nous disposer a changer de place: "A la bonne heure! mon bon ami, me dit-il, car il faudrait avoir le corps plus dur que du fer pour ne pas passer l'arme a gauche, au bout d'une heure que l'on resterait ici!" Nous avions deja cotoye une grande partie du lac, lorsque je vis Picart s'arreter tout a coup et regarder fixement. Je l'interroge des yeux. Il me repond en me saisissant le bras et en me disant bas a l'oreille: "Bouche cousue!" Alors, me trainant sur la droite, derriere un buisson de petits sapins, et me regardant, il me dit encore a voix basse: "Vous ne voyez donc pas?--Je ne vois rien; et vous, que voyez-vous?--De la fumee, un bivac!" Effectivement, je vis ce qu'il me disait. Une idee me vint. Je dis a Picart: "Si, par hasard, le feu que nous voyons etait l'emplacement du bivac de la cavalerie russe que nous avons vue ce matin?--Je pense comme vous, me dit-il, il nous faut agir comme s'ils etaient la. Ce matin, avant notre depart, nous avons commis une grande faute en ne chargeant pas nos armes, lorsque nous etions pres du feu. A present que nous avons les mains engourdies et que les canons de nos fusils s'ont remplis de neige, nous ne saurions le faire, mais avancons toujours avec prudence!" La neige ne tombait plus que faiblement, et le ciel etait devenu plus clair. Tout a coup, j'apercus, sur le bord du lac et derriere un buisson, un cheval qui rongeait l'ecorce d'un bouleau. L'ayant fait remarquer a Picart, il pensa encore que ce pouvait etre la que la cavalerie russe avait passe la nuit, et, comme le cheval n'avait pas de harnachement, c'etait, disait-il, probablement, un cheval blesse que l'on avait abandonne. A peine avions-nous fait cette reflexion, que nous vimes le cheval lever la tete, se mettre a hennir, ensuite venir tranquillement droit sur nous, s'arreter contre Picart et le sentir comme s'il le reconnaissait. Nous n'osions, dans cette situation, ni bouger, ni parler. Le diable de cheval restait toujours contre nous, la tete haute contre le bonnet a poil de Picart qui n'osait respirer, dans la crainte que ceux a qui il appartenait ne viennent le chercher. Mais, ayant remarque qu'il avait un coup de fusil dans le poitrail, nous n'eumes plus de doute que le cheval etait abandonne, ainsi que le bivac. En un instant, nous arrivons dans un espace assez grand formant un demi-cercle, couvert d'abris et de plusieurs feux, de sept chevaux tues et en partie manges. Cela nous fit supposer que plus de deux cents hommes y avaient passe la nuit: "Ce sont eux! dit Picart, en mettant les mains dans les cendres pour les rechauffer. Il n'y a plus de doute, car voila un cheval jaune que je reconnais. Il etait de la fete, et m'a servi de point de mire. Je crois ne pas me tromper en vous disant que j'ai envoye a son maitre une commission pour l'autre monde." Apres avoir regarde si rien ne pouvait nous inquieter, nous nous occupames de ravitailler un bon feu place devant un abri fort epais, qui paraissait avoir ete celui du chef de la troupe, car il avait ete soigne, en comparaison des autres. La neige avait tout a fait cesse de tomber, et, au grand vent, avait succede un grand calme. Nous nous preparames a faire la soupe. Nous avions notre provision de viande de cheval, que nous avions emportee le matin, mais nous jugeames convenable de la garder, puisque nous en avions autour de nous. Picart se mit de suite en besogne, et, avec ma petite hache, il en coupa de la fraiche pour faire la soupe, et une autre provision pour emporter. Nous essayames d'enfoncer la glace pour avoir de l'eau, mais nous n'en eumes ni la force, ni la patience. Nous etions bien rechauffes, et l'espoir de manger une bonne soupe me donnait de la joie, tant il est vrai que, lorsque l'on est dans la peine, il faut peu de chose pour nous rendre heureux! Cependant notre marmite, dans l'etat ou elle etait, ne pouvait nous servir, mais Picart, qui etait tres adroit et que rien n'embarrassait, se disposa a la mettre en etat de nous etre utile. Ayant coupe un sapin gros comme le bras, a un pied et demi de terre, pour lui servir d'enclume, et un autre morceau de la meme longueur, pour servir de marteau, qu'il enveloppa d'un chiffon afin de ne pas faire de bruit en frappant, il se mit bravement a faire le chaudronnier et a chanter, en frappant en mesure sur la marmite, ces paroles qu'il chantait toujours a la tete de la compagnie, dans les marches de nuit: C'est ma mie l'aveugle, C'est ma mie l'aveugle, C'est ma fantaisie, J'en suis amoureux! En entendant cette grosse voix qui semblait sortir d'un tonneau, je ne pus m'empecher de lui dire: "Mon vieux camarade, vous n'y pensez pas; ce n'est pas le moment de chanter!" Picart, levant la tete, me regarda en souriant et, sans me repondre, il continua: Elle a le nez morveux Et les yeux chassieux; C'est ma mie l'aveugle, C'est ma fantaisie, J'en suis amoureux! Picart, voyant que son chant ne m'amusait pas, cessa. Il me montra la marmite qui avait deja pris une autre forme; elle etait en etat de service: "Vous vous rappelez, me dit-il, le jour de la bataille d'Eylau, lorsque nous etions en colonne serree par division, sur la droite de l'eglise?--Certainement, lui dis-je, il faisait un temps comme aujourd'hui. Je dois d'autant plus m'en souvenir qu'un brutal de boulet russe m'enleva, de dessus mon sac, la marmite que je portais ce jour-la, pour mon tour. Mon pauvre Picart, vous devez vous en souvenir aussi?--Par la sacrebleu, si je m'en souviens! repond Picart. C'est pour cela que je vous en parle, et pour vous demander si l'industrie et le besoin auraient pu raccommoder votre marmite!--Non certainement, pas plus que les deux tetes qu'il emporta de Gregoire et de Lemoine!--Diable! me dit Picart, comme vous vous rappelez leurs noms!--Je ne les oublierai jamais, car Gregoire etait Velite comme moi, et, de plus, un ami intime. J'avais, ce jour-la, dans la marmite, du biscuit et des haricots.--Oui, repond Picart, qui firent mitraille sur nos frimousses! Coquin de Dieu! quelle journee encore que celle-la!" En causant de la sorte, la neige fondait dans la marmite. Nous y mimes de la viande tant que nous pumes, afin qu'apres en avoir mange, il put nous en rester assez de cuite pour la route que nous avions a faire. Ma curiosite me porta a voir ce que contenait la carnassiere en toile que j'avais ramassee, la veille, aupres des deux malheureux que j'avais trouves mourants sur le bord de la route. Je n'y trouvai que trois mouchoirs des Indes, deux rasoirs et plusieurs lettres ecrites en francais et datees de Stuttgard, a l'adresse de Sir Jacques, officier badois au regiment de dragons. Ces lettres etaient d'une soeur et pleines d'expressions d'amitie. Je les avais conservees, mais, lorsque je fus fait prisonnier, elles furent perdues. Assis devant le feu, a l'entree de l'abri que nous avions choisi, le dos tourne au nord, Picart ouvrit son sac. Il en tira un mouchoir ou, dans l'un des coins, il y avait du sel, et, dans l'autre, du gruau. Il y avait longtemps que je n'en avais vu autant; aussi je faisais des grands yeux, en pensant que j'allais manger une soupe salee au sel, moi qui, depuis un mois, en mangeais, ayant pour tout assaisonnement de la poudre. Il presida avec ordre a la cuisine, en mettant a part une partie du gruau pour la soupe, lorsque la viande serait cuite. Comme je me trouvais extraordinairement fatigue, et l'envie de dormir etant cette fois provoquee par la chaleur d'un bon feu, je temoignai le desir de me reposer: "Eh bien, me dit Picart, reposez-vous, enfoncez-vous sous l'abri, et moi, pendant ce temps, je soignerai la soupe. Cela ne m'empechera pas de veiller au grain pour notre surete, en commencant par nettoyer nos armes, et ensuite les charger. Combien avez-vous de cartouches?--Trois paquets de quinze.--C'est bien, et moi quatre, cela fait cent cinq. En voila plus qu'il n'en faut pour descendre vingt-cinq Cosaques, si toutefois il s'en presente. Allons! dormez!" Je ne me le fis plus dire une seconde fois. Je m'enveloppai dans ma peau d'ours et, les pieds au feu, je m'endormis. Je dormais d'un profond sommeil, lorsque Picart me reveilla en me disant: "Mon pays, voila, je pense, pres de deux heures que vous reposez comme un bienheureux. J'ai mange. A present, c'est a votre tour, et a moi de me reposer, car je sens que j'en ai aussi bon besoin. Voila nos fusils en bon etat et charges. Veillez bien, a votre tour, et lorsque je me serai un peu repose, nous partirons." Alors il s'enveloppa dans son manteau blanc et se coucha; a mon tour, je pris la marmite entre les jambes; je me mis a manger la soupe avec un appetit devorant. Je crois que, de ma vie, je n'avais mange et ne mangerai avec autant de plaisir. Mon vieux grognard m'avait donne un morceau de biscuit gros comme mon pouce, pour, disait-il, me degraisser les dents apres avoir mange ma viande. Apres mon repas, je me levai pour veiller a mon tour. Il n'y avait pas cinq minutes que j'etais en observation, lorsque j'entendis le cheval blesse, que nous avions trouve en arrivant, se mettre a hennir plusieurs fois, prendre le galop jusqu'au milieu du lac. La, s'arretant, il en fit encore autant. Aussitot, j'entendis d'autres chevaux lui repondre. Alors il prit sa course du cote ou on lui avait repondu. A peine est-il parti, que je me place derriere un massif de petits sapins, et, de la, suivant sa course de l'oeil, je le vois qui joint un detachement de cavalerie qui traversait le lac. Ils etaient au nombre de vingt-trois. J'appelle Picart qui, deja, dormait tellement fort qu'il ne m'entendit pas, de maniere que je fus oblige de le tirer par les jambes. Enfin il ouvrit les yeux: "Eh bien, quoi? Qu'y a-t-il?--Aux armes! Picart. Vite! Debout! La cavalerie russe sur le lac! En retraite dans le bois!--Il fallait me laisser dormir, car, nom d'un chien, je faisais deja bonne chere!--J'en suis fache, mon vieux, mais vous m'avez dit de vous prevenir, et il pourrait se faire que d'autres viennent de ce cote!--C'est vrai, dit-il. Oh! scelerat de metier! Ou sont-ils?--Un peu sur la droite et hors de portee!" Un instant apres, cinq autres parurent qui passerent devant nous, a demi-portee de fusil. En meme temps, nous vimes les premiers qui s'arreterent et qui, mettant pied a terre en tenant leurs chevaux par la bride, firent un cercle autour d'un endroit ou, probablement, ils avaient, la veille ou pendant la nuit, casse la glace, afin de faire abreuver leurs chevaux, car on les voyait frapper avec le bois de leurs lances pour casser la glace nouvellement formee. Nous decidames de lever le camp et de plier bagage le plus promptement possible et tacher ensuite, par des manoeuvres pour ne pas etre vus, de rejoindre la route et l'armee, si nous pouvions. Il pouvait etre onze heures; ainsi, jusqu'a quatre, ou la nuit commencait a venir, s'il ne nous arrivait pas d'accident, nous pouvions faire encore du chemin. Je ne pensais pas que l'armee fut bien loin, puisque les Russes nous attendaient au passage de la Berezina, ou tous ses debris etaient forces de se reunir. Nous nous depechames. Picart mit dans son sac force provisions de viande. De mon cote, je fis comme je pus, en remplissant ma carnassiere de toile. Picart voulut rejoindre la route par le chemin ou nous etions venus, en suivant toutefois la lisiere de la foret, car, disait-il, si nous sommes surpris par les Russes, nous avons toujours, pour nous garantir, les deux cotes de la foret, et, dans le cas ou nous ne rencontrerions rien, nous avons un chemin qui nous empechera de nous perdre. Nous voila en route, lui, le sac sur le dos, avec plus de quinze livres de viande fraiche dans l'etui de son bonnet a poil; moi portant la marmite renfermant la viande cuite. Il me dit, en marchant, qu'il avait toujours eu pour habitude, lorsqu'il y avait plusieurs choses a porter dans l'escouade, de se charger de preference des vivres, quelle que fut la quantite, parce que, en se chargeant des vivres, au bout de quelques jours, on finit par etre le moins charge; et, a l'appui de ce qu'il me disait, il allait me citer Esope, lorsque plusieurs coups de fusil se firent entendre, paraissant venir de l'autre cote du lac: "En arriere! Dans le bois!" me dit Picart. Le bruit ayant cesse, voyant que personne ne nous observait, nous nous remimes a marcher. L'ouragan, qui avait cesse le matin, pendant que nous etions a nous reposer, menacait de recommencer avec plus de force. Des nuages comme ceux que nous avions vus le matin couvraient cette immense foret et la rendaient encore plus sombre, de maniere que nous n'osions risquer de nous y engager pour nous mettre a l'abri. Comme nous etions a deliberer sur le parti qu'il convenait de prendre, nous entendimes de nouveaux coups de fusil, mais beaucoup plus rapproches que la premiere fois. Nous vimes deux pelotons de Cosaques cherchant a envelopper sept fantassins de notre armee, qui descendaient la cote et paraissaient venir d'un petit hameau que nous apercumes de l'autre cote du lac, adosse a un petit bois qui dominait l'endroit ou nous etions et ou, probablement, ils avaient passe une nuit meilleure que la notre. Nous pouvions les voir facilement se porter en avant et faire le coup de feu avec l'ennemi, se reunir ensuite, puis battre en retraite du cote du lac, afin de gagner la foret ou nous etions et ou ils auraient pu tenir tete a tous les Cosaques qui les poursuivaient. Ils avaient affaire a plus de trente cavaliers qui, tout a coup, se partagerent en deux pelotons, dont un fit demi-tour et vint descendre sur le lac en face de nous, afin de leur couper la retraite. Nos armes etaient chargees, et trente cartouches preparees dans ma carnassiere, afin de les bien recevoir, s'ils venaient de notre cote, et, par la, de delivrer ces pauvres diables qui commencaient a se trouver dans une position difficile. Picart, qui ne perdait pas de vue les combattants, me dit: "Mon pays, vous chargerez les armes, et moi je me charge de les descendre, comme des canards. Cependant, continua-t-il, pour faire diversion, nous allons faire ensemble la premiere decharge!" Cependant nos soldats battaient toujours en retraite. Picart les reconnut pour ceux qui, la veille, avaient pille le caisson qu'il gardait, mais, au lieu d'etre neuf, ils n'etaient plus que sept. Dans ce moment, le peloton de cavaliers qui avait fait demi-tour ne se trouvait pas eloigne de nous de plus de quarante pas. Nous en profitames; Picart, me frappant sur l'epaule, me dit: "Attention a mon commandement: feu!" Ils s'arreterent, etonnes, et un tomba de cheval. Les Cosaques car c'en etait, en voyant tomber un des leurs, s'etaient eparpilles. Deux seulement etaient restes pour secourir celui qui etait tombe assis sur la glace, appuye sur la main gauche. Picart, ne voulant pas perdre de temps, leur envoya une seconde balle, qui blessa un cheval. Aussitot ils se mirent a fuir en abandonnant leur blesse et en se faisant un bouclier de leurs chevaux qu'ils tenaient par la bride. Au meme moment, nous entendons, sur notre gauche, des cris sauvages, et nous voyons nos malheureux soldats entoures par tout ce qu'il y avait de Cosaques. A notre droite, d'autres cris attirerent notre attention: nous voyons que les deux hommes qui avaient abandonne leur blesse etaient revenus pour le prendre et, n'ayant pu le faire marcher, l'entrainaient par les jambes, sur la glace. Nous observions un Cosaque qui avait ete place en observation, probablement pour nous, mais il regardait continuellement du cote ou nous n'etions plus, par suite d'un mouvement que nous avions fait apres notre premiere decharge. Nous pouvions facilement le voir sans etre vus. Aussi Picart ne pouvait plus se contenir; son coup de fusil part, et l'observateur est atteint a la tete, car, au meme instant, nous voyons qu'il chancelle, penche la tete en avant, ouvre les bras comme pour se retenir, et tombe de son cheval. Il etait mort[38]. [Note 38: Picart etait un des meilleurs tireurs de la Garde; au camp, lorsque l'on tirait a la cible, il avait toujours les prix. (_Note de l'auteur_.)] Au coup de fusil, ceux qui entouraient nos malheureux soldats se retournent, etonnes. Ils font un mouvement en arriere et s'arretent: nos fantassins font une decharge sur eux, pour ainsi dire a bout portant, et quatre Cosaques tombent du meme coup. Alors des cris de rage s'elevent de part et d'autre. La melee devient generale, et un combat opiniatre s'engage entre les deux partis. Au meme moment, nous nous portons a dix ou douze pas en avant, sur la place; la, nous apercevons quatre des fantassins entoures par quinze Cosaques. Nous les entendons crier et se debattre sous les pieds des chevaux; les trois autres etaient poursuivis dans la direction du bois qu'ils voulaient atteindre. Nous nous disposions a les soutenir d'une maniere vigoureuse, quand, tout a coup, la tourmente qui nous menacait depuis longtemps, s'annonca avec un bruit epouvantable. La neige qui, depuis le commencement du combat, n'avait cesse de tomber, nous enveloppe et nous aveugle. Nous nous trouvons, pendant plus de six minutes, dans un nuage epais, et obliges de nous tenir fortement l'un a l'autre, afin de ne pas etre enleves par le vent. Tout a coup et comme par enchantement, tout disparait, et, a quatre pas, nous voyons l'ennemi qui, en nous apercevant, pousse des hurlements. Nos mains, engourdies par le froid, nous empechent de faire usage de nos armes. Neanmoins, ils n'osent venir sur nous, et, tout en leur faisant face, la baionnette au bout du canon et croisee contre eux, nous regagnons le bois et eux s'eloignent au galop. A peine a l'entree du bois, nous apercevons les trois autres fantassins que cinq Cosaques poursuivaient du cote oppose. Nous tirames deux coups de fusil sur les poursuivants, sans resultat, et nous allions recommencer, quand, tout a coup, vers le milieu du lac, nous les voyons s'enfoncer et disparaitre, ainsi que deux Cosaques. Les malheureux avaient passe a la place ou, le matin, les Russes avaient casse la glace pour faire abreuver leurs chevaux et qui, recouverte d'une autre glace non encore assez forte pour supporter le poids de plusieurs hommes, avait ete recouverte, a son tour, par la neige. Un troisieme Cosaque, voyant disparaitre les premiers, voulut retenir son cheval et le fit cabrer de maniere qu'il etait presque droit. Il glissa des pieds de derriere et se renversa de cote avec son cavalier; il voulut se relever, glissa encore, mais, cette fois, pour disparaitre avec celui qu'il avait renverse. Nous fumes saisis d'horreur, et ceux qui nous poursuivaient, epouvantes, et sans chercher a secourir leurs camarades, restaient immobiles sur le lac. Les deux autres qui suivaient de pres s'etaient arretes sur le bord du gouffre et ensuite sauves sur differents points. De l'endroit ou nous etions, nous entendimes quelques cris dechirants sortir du gouffre. Nous apercumes plusieurs fois la tete des chevaux, ensuite l'eau qui bouillonnait et jaillissait sur la glace. Un instant apres, nous vimes paraitre dix autres cavaliers, ayant a leur tete un chef. Plusieurs s'approchent de l'endroit sinistre, y enfoncent le bois de leurs lances et semblent ne pas y trouver le fond. Tout a coup, nous les voyons se retirer precipitamment, s'arreter en regardant de notre cote, ensuite partir au galop. Nous les perdons de vue, et tout rentre dans le calme. Nous nous retrouvions au milieu de ce desert, appuyes sur nos armes et regardant sur le lac les corps de nos malheureux soldats. A vingt pas a gauche, se trouvaient trois Cosaques qui paraissaient aussi ne plus donner aucun signe de vie, et celui que Picart avait atteint a la tete. Nous etions pres du feu de notre bivac ou nous venions de nous retirer. Il se fit entre nous un silence de quelques minutes, que Picart finit par rompre en me disant: "J'ai une envie du diable de fumer. Une idee m'est venue de passer une revue sur ceux qui sont morts; j'aurai bien du malheur si je ne trouve pas de tabac!" Je lui observai que sa demarche etait imprudente, que nous ne savions pas ou etaient passes ceux qui se battaient contre les quatre premiers fantassins. Au meme instant, nous apercumes une masse de cavaliers et de paysans portant de longues perches, venant dans la direction ou ces malheureux s'etaient enfonces sous la glace. Une voiture attelee de deux chevaux les suivait. "Adieu le tabac!" me dit Picart. Nous jugeames convenable de nous porter tout a fait a l'extremite du bois, pour gagner la route, dans la crainte qu'ils ne vinssent visiter le bivac ou ils auraient pu penser que nous etions encore. Nous fimes halte a l'extremite de la foret qui longeait le lac. La aussi se trouvait un abri, probablement le bivac d'un poste de la veille: il servit a nous cacher et a observer les Cosaques qui venaient de s'arreter a la place ou etaient les corps de nos soldats, qui furent depouilles en partie par les premiers et ensuite mis absolument nus par les paysans. Pendant cette operation, j'eus toutes les peines du monde a empecher Picart d'en descendre quelques-uns. Ils avancerent ensuite ou etaient leurs Cosaques tues. Deux etaient ensemble; un troisieme un peu plus loin, sans compter celui que Picart avait tue, un peu plus en avant, sur notre droite. Nous pumes remarquer que les deux premiers qu'ils leverent pour mettre sur la voiture, n'etaient pas morts: les gestes que nous leur vimes faire et les precautions qu'ils prirent nous le firent assez connaitre. Ils s'arreterent au troisieme qui etait bien mort et, lorsqu'ils furent au quatrieme, celui que Picart avait tue: -"Ah! pour celui-la, dit-il, je reponds de son affaire!" Effectivement, on le releva sans ceremonie, et on le mit sur la voiture qui, de suite, reprit la route par ou elle etait venue, accompagnee de deux Cosaques et de trois paysans. La plus forte partie de la troupe continua son chemin vers le gouffre, avec les paysans portant des perches et des cordes, et, lorsqu'ils furent arrives, nous leur vimes faire des dispositions pour en retirer ceux qui y etaient tombes. Lorsque nous les vimes a l'ouvrage, nous n'eumes rien de mieux a faire que de nous mettre en marche. Il faisait moins froid; il pouvait etre midi. Nous apercumes deux Cosaques faire patrouille en cotoyant le bois, et suivant les pas que nous tracions sur la neige, comme on suit un loup a la trace. En les voyant, Picart se mit en colere en disant: "S'ils nous ont vus, nous avons beau faire, ils nous suivront toujours par les traces que nous laissons apres nous. Doublons le pas et, tout a l'heure, lorsque nous verrons le bois plus eclairci, nous y entrerons et s'ils ne sont que deux, nous en aurons bon marche!" Un instant apres, il s'arreta encore, et, comme il ne les voyait plus, il se mit a jurer: "Mille tonnerres! je comptais sur eux pour avoir du tabac. Les poltrons! Ils n'osent plus nous suivre! Ils ont peur!" Nous continuions a marcher le plus pres qu'il nous etait possible de la foret, afin de nous cacher derriere les buissons, mais nous fumes forces d'en sortir par la chute de plusieurs arbres que la tempete du matin avait fait tomber, et qui barraient notre chemin. Nous fumes obliges d'appuyer a droite, pour tourner. En faisant cette contremarche, nous regardames encore en arriere: nous apercumes nos deux individus en arriere l'un de l'autre de plus de trente pas. Il est probable que le premier nous avait apercus, car il doubla le pas de son cheval, comme pour s'assurer de quelque chose. Ensuite il s'arreta de maniere a attendre celui qui le suivait. Nous pouvions les voir sans etre vus, car nous etions rentres precipitamment dans le bois. Notre but etait de les attirer le plus loin possible, afin que ceux qui etaient a la peche de leurs camarades ne pussent venir a leur secours, si un combat s'engageait. Pour cela, nous marchions le plus vite possible, mais difficilement, quelquefois dans le bois, ensuite dehors, suivant le terrain. Il y avait deja une demi-heure que nous etions a faire cette manoeuvre, lorsque nous fumes arretes par un banc de neige qui allait se perdre dans un ravin sur notre droite. Nous fumes forces de faire quelques pas en arriere, afin de chercher une issue pour entrer dans la foret et nous y cacher. Un instant apres, les Cosaques etaient pres de nous, et nous aurions pu les descendre facilement, mais Picart, qui savait faire la guerre, me dit: "C'est de l'autre cote du banc de neige que je veux les avoir; il ne sera pas facile aux autres de leur porter secours!" Lorsqu'ils virent qu'il n'y avait pas possibilite de franchir cet obstacle, ils prirent le galop et nous les vimes descendre dans le ravin et chercher a tourner le banc de neige. De notre cote, nous avions trouve un passage qui nous fit arriver, presque en meme temps, de l'autre cote. De l'endroit ou nous etions, nous pouvions les apercevoir sans etre vus. Nous profitames du moment qu'ils etaient dans le fond pour sortir de la foret et marcher plus a notre aise, mais, au moment ou nous pensions en etre debarrasses pour un temps et ou je m'arretais pour respirer, car les jambes commencaient a me manquer, Picart, se retournant pour voir si je le suivais, apercoit a une petite distance derriere moi, nos deux droles qui cherchaient a nous surprendre, pendant que nous les pensions en avant. Aussitot nous rentrons dans la foret. Nous faisons plusieurs detours, nous revenons a l'entree, et nous les voyons qui marchent encore a distance l'un de l'autre, mais doucement. Nous rentrons encore, nous nous mettons a courir en faisant toujours des detours, afin de leur faire croire que nous fuyons, ensuite nous revenons nous cacher derriere un massif de petits sapins dont les branches, couvertes de neige et de petits glacons, nous empechent d'etre apercus. Celui qui marchait le premier pouvait etre eloigne de quarante pas. Picart me dit tout bas: -"A vous, mon sergent, l'honneur du premier coup, mais il faut attendre qu'il avance!" Pendant qu'il me parlait, le Cosaque faisait signe avec sa lance, a son camarade d'avancer. Il avance encore, et s'arrete pour la seconde fois, en regardant les traces de nos pas. Il pousse son cheval un peu sur la droite et en face du buisson derriere lequel nous etions caches. La, il regarde encore, mais d'un air inquiet. Il semble avoir un pressentiment de ce qui doit lui arriver, car il n'est pas a plus de quatre pas du bout de mon fusil, lorsque mon coup part et mon Cosaque est atteint a la poitrine. Il jette un cri et veut fuir, mais Picart s'etait elance sur lui avec rapidite, avait saisi le cheval par la bride, d'une main, et, de l'autre, lui faisait sentir la pointe de sa baionnette, en criant: "A moi, mon pays! Voila l'autre! Garde a vous!" Effectivement il n'avait pas lache la parole, que l'autre arrive, le pistolet a la main, et le decharge a un pied de distance sur la tete de Picart, qui tombe du meme coup sous les pieds du cheval dont il tenait toujours la bride. A mon tour, je cours sur celui qui venait de faire feu, mais, me voyant, il jette l'arme qu'il vient de decharger, fait demi-tour, part au grand galop et va se placer a plus de cent pas de nous, dans la plaine. Je n'avais pu tirer une seconde fois sur lui, parce que mon arme n'etait pas rechargee; avec les mains engourdies comme nous les avions, ce n'etait pas chose facile. Picart, que je croyais mort ou dangereusement blesse, s'etait releve. Le Cosaque que j'avais atteint et qui s'etait toujours tenu a cheval, venait de tomber et faisait le mort. Picart ne perd pas de temps: il me donne la bride du cheval a tenir, et, sortant de la foret, se porte de suite a vingt pas en avant, ajuste celui qui avait fui et lui envoie aux oreilles une balle que l'autre evite en se couchant sur son cheval. Ensuite il part au galop; Picart le voit qui descend le ravin. Il recharge son arme; ensuite il revient pres de moi en me disant: "La victoire est a nous, mais depechons-nous; commencons par user du droit du vainqueur! Voyons si notre homme n'a rien qui nous va, et partons avec le cheval!" Je m'empressai de demander a Picart s'il n'etait pas blesse. Il me repondit que ce n'etait rien, que nous parlerions de cela plus tard. Il commenca la visite par la ceinture, en enlevant deux pistolets, dont un etait charge. Alors il me dit: "Ce drole a l'air de faire le mort; je vous assure qu'il n'en est rien, car, par moments, il ouvre les yeux". Pendant que Picart parlait, j'avais attache le cheval a un arbre. J'otai a son cavalier son sabre et une jolie petite giberne garnie en argent, que je reconnus pour etre celle d'un chirurgien de notre armee. Je la passai a mon cou. Le sabre, nous le jetames dans le buisson. Sous sa capote, il avait deux uniformes francais, un de cuirassier et l'autre de lancier rouge de la Garde, avec une decoration d'officier de la Legion d'honneur, que Picart s'empressa de lui arracher. Ensuite, il avait, sur sa poitrine, plusieurs beaux gilets ployes en quatre qui lui servaient de plastron, de maniere que, s'il eut ete atteint a cette place, je ne pense pas que la balle eut traverse; il avait ete pris un peu sur le cote. Nous trouvames, dans ses poches, pour plus de trois cents francs en pieces de cinq francs, deux montres en argent, cinq croix d'honneur, tout cela ramasse sur les morts ou mourants, ou pris dans les fourgons d'equipages que l'on etait oblige d'abandonner. Je suis persuade que, si nous eussions eu le temps, nous aurions trouve bien autre chose, mais nous ne restames pas cinq minutes pour le detrousser. Picart ramassa la lance du vaincu, ainsi qu'un pistolet qui n'etait pas charge. Il les cacha dans un buisson, et nous nous disposames a partir. Comme Picart marchait devant, en conduisant le cheval par la bride, sans savoir ou nous allions, il me prit envie de tater les flancs du portemanteau qui etait sur le derriere du cheval, et dont nous avions remis la visite. Je remarquai que ce portemanteau etait celui d'un officier de cuirassiers de notre armee. Je passai la main a l'entree: il me sembla que je palpais quelque chose qui ressemblait beaucoup a une bouteille. J'en fis de suite l'observation a Picart qui, aussitot, cria: "Halte!" En moins de deux minutes, le portemanteau fut ouvert et, sous la premiere enveloppe, je tirai une bouteille qui contenait quelque chose qui ressemblait a du genievre, tant qu'a la couleur. Nous ne nous etions pas trompes, car Picart, sans se donner la peine d'y mettre le nez, en avala de suite une gorgee, en me disant: "A vous, mon sergent!" Lorsque j'en eus goute, je sentis, a mon estomac, un bien qu'il est plus facile de sentir que d'exprimer; nous fumes d'accord que cette trouvaille valait mieux que le reste et, comme il fallait la menager, et que j'avais, dans ma carnassiere, un petit vase en porcelaine de Chine que j'avais apporte de Moscou, nous decidames que ce serait la ration, toutes les fois que l'on voudrait boire.[39] [Note 39: Ce petit vase, je le conserve toujours. Il est chez moi, sous le globe d'une pendule, avec une petite croix en argent qui a ete trouvee dans les caveaux de l'eglise Saint-Michel, ou sous les tombeaux des Empereurs (_Note de l'auteur_.)] Nous nous enfoncames dans le bois avec beaucoup de peine, et, au bout d'un quart d'heure de marche penible, par suite de la quantite d'arbres tombes sur notre passage, nous arrivames sur un chemin large de cinq a six pieds, qui venait de gauche et qui, a notre grande satisfaction, se continuait sur notre droite, precisement dans la direction que nous devions prendre pour rejoindre la grand'route ou l'armee devait avoir passe et qui, suivant nous, ne devait pas etre eloignee de plus de deux a trois lieues. Me trouvant plus a l'aise, je levai la tete, et, regardant Picart, je vis qu'il avait la figure ensanglantee. Le sang s'etait forme en glacons sur ses moustaches et sur sa barbe. Je lui dis qu'il etait blesse a la tete. Il me repondit qu'il venait de s'en apercevoir au moment ou son bonnet a poil s'etait accroche a une branche, et qu'en le remettant, le sang avait coule sur sa figure; que, du reste, il n'avait rien de grave. Il me dit que ce n'etait pas le coup de pistolet qui l'avait fait tomber, mais que, tenant la bride du cheval, au moment ou il voyait venir l'autre Cosaque, il avait voulu se saisir de son arme pour en faire usage, mais qu'il avait glisse sur les talons et que, sans lacher ni son fusil ni la bride du cheval, il s'etait trouve sur le dos et sous le ventre. "Et puis, continua-t-il, ce n'est pas le moment de s'en occuper. Nous verrons cela ce soir!" Il parait que la balle avait traverse la plaque de son bonnet a poil et avait casse une aile de l'aigle imperiale, glisse sur le cote de la tete et s'etait ensuite nichee dans des chiffons, dont le fond de son bonnet etait plein; nous nous en assurames le soir, lorsque je lui pansai sa blessure, car nous la retrouvames. Pour gagner du temps, je proposai a Picart de monter a deux sur le cheval: "Essayons!" dit-il. Aussitot, nous lui otames la selle de bois qu'il avait sur le dos et, ne lui ayant laisse qu'une couverte qu'il avait dessous, nous enfourchames le cheval, Picart sur le devant et moi sur le derriere. Nous bumes un coup et nous partimes en tenant nos fusils en travers, comme un balancier. Nous voila en route, toujours au trot, quelquefois au galop. Souvent notre marche etait interceptee par des arbres tombes. Cela fit naitre a Picart l'idee de faire tomber ceux qui ne l'etaient pas tout a fait, afin de former une barricade contre la cavalerie, si elle venait a nous poursuivre. Il descendit donc de cheval, et, prenant ma petite hache, au bout de quelques minutes, il acheva de faire tomber en travers du chemin plusieurs sapins sur ceux qui l'etaient deja, de maniere a donner de l'ouvrage, pendant plus d'une heure, a vingt-cinq hommes. Ensuite il remonta gaiement a cheval, et nous continuames a trotter pendant un bon quart d'heure, sans nous arreter. Tout a coup, Picart s'arreta en disant: "Coquin de Dieu! sentez-vous comme moi, mon pays, comme ce tartare a le trot dur?" Je lui repondis qu'il nous faisait souffrir par vengeance de ce que nous avions tue son maitre: "Diable! me dit-il, parait, mon sergent, que la petite goutte a fait son effet et que vous avez le petit mot pour rire! Allons, tant mieux, j'aime a vous voir comme cela!" Pour ne plus souffrir autant de son derriere, Picart arrangea les pans de son manteau blanc sur le dos du cheval, et nous pumes, non plus en trottant, mais en marchant le pas ordinaire, aller encore pendant un quart d'heure. Il y avait des moments ou le cheval avait de la neige jusqu'au ventre. Enfin, nous apercumes un chemin qui traversait celui sur lequel nous marchions et que nous primes pour la grand'route. Mais, avant d'y entrer, il fallait agir avec prudence. Nous mimes pied a terre, et, prenant le cheval par la bride, nous nous retirames dans la foret, a gauche du chemin que nous venions de parcourir, afin de pouvoir, sans etre vus, regarder sur la nouvelle route que nous reconnumes, au bout d'un instant, pour etre celle que l'armee avait parcourue et qui conduisait a la Berezina, car la quantite de cadavres dont elle etait jonchee et que la neige recouvrait a demi, nous fit voir que nous ne nous etions pas trompes. Des traces nouvelles nous firent aussi penser qu'il n'y avait pas longtemps que de la cavalerie et de l'infanterie y avaient passe: la trace des pas venant du cote ou nous devions aller, ainsi que le sang que l'on voyait sur la neige, nous firent croire qu'un convoi de prisonniers francais, que des Russes escortaient, avait passe il n'y avait pas longtemps. Il n'y avait pas de doute que nous etions derriere l'avant-garde russe, et que bientot nous en verrions d'autres nous suivre. Comment faire? Il fallait suivre la route. C'etait le seul parti a prendre. C'etait aussi l'opinion de Picart: "Il me vient, dit-il, une excellente idee. Vous allez faire l'arriere-garde et moi l'avant-garde: moi devant, conduisant le cheval en avant si je ne vois rien venir, et vous, mon pays, derriere, ayant la tete tournee du cote de la queue, pour faire de meme." Nous eumes un peu de peine, moi surtout, a mettre a execution l'idee de Picart, en nous mettant dos a dos et faisant, comme il le disait, le double aigle, ayant deux yeux derriere et deux devant. Nous primes encore chacun un petit verre de genievre, en nous promettant encore de garder le reste pour des moments plus urgents, et nous mimes notre cheval au pas, au milieu de cette triste et silencieuse foret. Le vent du nord commencait a devenir piquant, et l'arriere-garde en souffrait a ne pouvoir tenir longtemps la position; mais, fort heureusement, le temps etait assez clair pour distinguer les objets d'assez loin, et le chemin qui traverse cette immense foret etait presque droit, de maniere que nous n'avions pas a craindre d'etre surpris dans les sinuosites. Nous marchions environ depuis une demi-heure, quand nous rencontrames, sur la lisiere du bois, sept paysans qui semblaient nous attendre. Ils etaient sur deux rangs. Le septieme, qui nous parut deja age, semblait les commander. Ils etaient vetus chacun d'une capote de peau de mouton, leurs chaussures etaient faites d'ecorces d'arbres avec des ligatures de meme; ils s'approcherent de nous, nous souhaiterent le bonjour en polonais, et, ayant reconnu que nous etions Francais, cela parut leur faire plaisir. Ensuite, ils nous firent comprendre qu'il fallait qu'ils se rendent a Minsk, ou etait l'armee russe, car ils faisaient partie de la milice; on les faisait marcher en masse contre nous, a coups de knout, et partout, dans les villages, il y avait des Cosaques pour les faire partir. Nous poursuivimes notre route; lorsque nous les eumes perdus de vue, je demandai a Picart s'il avait bien compris ce que les paysans avaient dit, a propos de Minsk qui etait un de nos grands entrepots de la Lithuanie, ou nous avions des magasins de vivres et ou, disait-on, une grande partie de l'armee devait se retirer. Il me repondit qu'il avait tres bien compris, et que, si cela etait vrai, c'est que _papa beau-pere_ nous avait joue un mauvais tour. Comme je ne le comprenais pas bien, il me repeta que, si c'etait comme cela, c'est que les Autrichiens nous avaient trahis. Je ne pouvais comprendre ce qu'il pouvait y avoir de commun entre les Autrichiens et Minsk[40]. Il allait, disait-il, m'expliquer la guerre, lorsque, tout a coup, il ralentit, le pas du cheval en me disant: "Voyez, si l'on ne dirait pas la, devant nous, une colonne de troupes?" J'apercus quelque chose de noir, mais qui disparut tout a coup. Un instant apres, la tete de cette colonne reparut comme sortant d'un fond. [Note 40: Picart savait bien ce qu'il disait en parlant de la trahison des Autrichiens, car j'ai pu savoir, depuis, qu'un traite d'alliance avait ete fait contre nous. (_Note de l'auteur._).] Nous pumes bien voir que c'etaient des Russes. Plusieurs cavaliers se detacherent et se porterent en avant; nous n'eumes que le temps de tourner a droite, et nous entrames dans la foret, mais nous n'avions pas fait quatre pas, que notre cheval s'enfonca dans la neige jusqu'au poitrail et me renversa. J'entrainai Picart dans ma chute et a plus de six pieds de profondeur, d'ou nous eumes beaucoup de peine a nous retirer. Pendant ce temps, le coquin de cheval s'etait sauve, mais il nous avait fraye un passage dont nous profitames pour nous enfoncer dans la foret. Lorsque nous eumes fait vingt pas, les arbres etant trop serres, nous ne pumes aller plus en avant. Il nous fallut, malgre nous, retourner en arriere. Il n'y avait pas a choisir; le cheval aussi avait ete de ce cote, car nous le retrouvames rongeant un arbre auquel nous l'attachames. Dans la crainte qu'il nous trahit, nous nous en eloignames le plus possible, et trouvant un buisson assez epais pour nous cacher de maniere a tout voir sans etre vus, nous nous mimes en position de nous defendre, si les circonstances nous y obligeaient. En attendant, Picart me demanda si notre bouteille n'etait pas perdue ou cassee. Fort heureusement, il n'en etait rien: "Alors, dit-il, chacun un petit verre!" Pendant que je debouchais la bouteille, il s'occupait a verifier les amorces de nos fusils, a faire tomber la neige autour des batteries. Nous bumes chacun un petit verre; nous en avions besoin. Apres une attente de cinq a six minutes, nous voyons paraitre la tete de la troupe, precedee de dix a douze Tartares et Kalmoucks armes, les uns de lances, les autres d'arcs et de fleches, et, a droite et a gauche de la route, des paysans armes de toute espece d'armes: au milieu, plus de deux cents prisonniers de notre armee, malheureux et se trainant avec peine. Beaucoup etaient blesses: nous en vimes avec un bras en echarpe, d'autres avec les pieds geles, appuyes sur des gros batons. Plusieurs venaient de tomber et, malgre les coups que les paysans etaient obliges de leur donner et les coups de lances qu'ils recevaient des Tartares, ils ne bougeaient pas. Je laisse a penser dans quelle douleur nous devions nous trouver, en voyant nos freres d'armes aussi malheureux! Picart ne disait rien, mais a ses mouvements, on aurait pense qu'il allait sortir du bois pour renverser ceux qui les escortaient. Dans ce moment, arriva au galop un officier qui fit faire halte; ensuite, s'adressant aux prisonniers, il leur dit en bon francais: "Pourquoi ne marchez-vous pas plus vite?--Nous ne pouvons pas, dit un soldat etendu sur la neige, et tant qu'a moi, j'aime autant mourir ici que plus loin!" L'officier repondit qu'il fallait prendre patience, que les voitures allaient arriver et que, s'il y avait place pour y mettre les plus malades, on les placerait dessus: "Ce soir, dit-il, vous serez mieux que si vous etiez avec Napoleon, car a present, il est prisonnier avec toute sa Garde et le reste de son armee, les ponts de la Berezina etant coupes.--Napoleon prisonnier avec toute sa Garde! repond un vieux soldat. Que Dieu vous le pardonne! L'on voit bien, monsieur que vous ne connaissez ni l'un ni l'autre. Ils ne se rendront que morts; ils en ont fait le serment, ainsi ils ne sont pas prisonniers!--Allons, dit l'officier, voila les voitures!" Aussitot nous apercumes deux fourgons de chez nous et une forge chargee de blesses et de malades. On jeta a terre cinq hommes que les paysans s'empresserent de depouiller et mettre nus; on les remplaca par cinq autres, dont trois ne pouvaient plus bouger. Nous entendimes l'officier ordonner aux paysans qui avaient depouille les morts, de remettre les habillements aux prisonniers qui en avaient le plus besoin, et, comme ils n'executaient pas assez rapidement ce qu'il venait de leur dire, il leur appliqua a chacun plusieurs coups de fouet, et il fut obei. Ensuite nous entendimes qu'il disait a quelques soldats qui le remerciaient: "Moi aussi, je suis Francais; il y a vingt ans que je suis en Russie; mon pere y est mort, mais j'ai encore ma mere. Aussi j'espere que ces circonstances nous feront bientot revoir la France et rentrer dans nos biens. Je sais que ce n'est pas la force des armes qui vous a vaincus, mais la temperature insupportable de la Russie.--Et le manque de vivres, repond un blesse; sans cela, nous serions a Saint-Petersbourg!--C'est peut-etre vrai", dit l'officier. Le convoi se remit a marcher lentement. Lorsque nous les eumes perdus de vue, nous allames a notre cheval, que nous trouvames la tete dans la neige, cherchant des herbes pour se nourrir. Le hasard nous fit rencontrer l'emplacement d'un feu que nous pumes rallumer, et ou nous pumes rechauffer nos membres engourdis. A chaque instant nous allions, chacun a notre tour, voir si l'on ne voyait rien venir soit a droite, soit a gauche, lorsque tout a coup nous entendimes quelqu'un se plaindre et vimes venir a nous un malheureux presque nu. Il n'avait, sur son corps, qu'une capote dont la moitie etait brulee; sur sa tete, un mauvais bonnet de police; ses pieds etaient enveloppes de morceaux de chiffons et attaches avec des cordons au-dessus d'un mauvais pantalon de gros drap troue. Il avait le nez gele et presque tombe; ses oreilles etaient tout en plaies. A la main droite, il ne lui restait que le pouce, tous les autres doigts etaient tombes jusqu'a la derniere phalange. C'etait un des malheureux que les Russes avaient abandonnes; il nous fut impossible de comprendre un mot de ce qu'il disait. En voyant notre feu, il se precipita dessus avec avidite; on eut dit qu'il allait le devorer; il s'agenouilla devant la flamme sans dire un mot; nous lui fimes avec peine avaler un peu de genievre: plus de moitie fut perdue, car il ne pouvait ouvrir les dents qui claquaient horriblement. Les cris qu'il laissait echapper s'etaient apaises, ses dents ne claquaient presque plus, lorsque nous le vimes de nouveau trembler, palir et s'affaisser sur lui-meme, sans qu'un mot, sans qu'une plainte se fussent echappes de ses levres. Picart voulut le relever; ce n'etait plus qu'un cadavre. Cette scene s'etait passee en moins de dix minutes. Tout ce que venait de voir et d'entendre mon vieux camarade avait un peu d'influence sur son moral. Il prit son fusil et, sans me dire de le suivre, se dirigea sur la route, comme si rien ne devait plus l'inquieter. Je m'empressai de le suivre avec le cheval que je conduisais par la bride, et, l'ayant rejoint, je lui dis de monter dessus. C'est ce qu'il fit sans me parler, j'en fis autant, et nous nous remimes en marche, esperant sortir de la foret avant la nuit. Apres avoir trotte pres d'une heure, sans rencontrer autre chose que quelques cadavres, comme sur toute la route, nous arrivames dans un endroit que nous primes pour la fin de la foret; mais ce n'etait qu'un grand vide d'un quart de lieue, qui s'etendait en demi-cercle. Au milieu se trouvait une habitation assez grande et, autour, quelques petites masures; c'etait une station ou lieu de poste. Mais, par malheur, nous apercevons des chevaux attaches aux arbres. Des cavaliers sortent de l'habitation et se forment en ordre sur le chemin; ensuite ils se mettent en marche. Ils etaient huit, couverts de manteaux blancs, la tete coiffee d'un casque tres haut et garni d'une criniere; ils ressemblaient aux cuirassiers contre lesquels nous nous etions battus a Krasnoe, dans la nuit du 15 au 16 novembre. Ils se dirigerent, heureusement pour nous, du cote oppose a celui que nous voulions prendre. Nous supposions, avec raison, que c'etait un poste qui venait d'etre releve par un autre. Lorsque nous entrames dans la foret, il nous fut impossible d'y faire vingt pas. Il semblait qu'aucune creature humaine n'y avait jamais mis les pieds, tant les arbres etaient serres les uns contre les autres, et tant il y avait de broussailles et d'arbres tombes de vieillesse et caches sous la neige; nous fumes forces d'en sortir et de la suivre en dehors, au risque d'etre vus. Notre pauvre cheval s'enfoncait, a chaque instant, dans la neige jusqu'au ventre. Mais comme il n'en etait pas a son coup d'essai, quoique ayant deux cavaliers sur le dos, il s'en tirait assez bien. Il etait presque nuit et nous n'avions pas encore fait la moitie de la route. Nous primes, sur notre droite, un chemin qui entrait dans la foret, afin de nous y reposer un instant. Etant descendus de cheval, la premiere chose que nous fimes fut de boire la goutte. C'etait pour la cinquieme fois que nous caressions notre bouteille, et l'on commencait a y voir la place. Ensuite nous nous concertames. Comme, dans l'endroit ou nous etions, se trouvait beaucoup de bois coupe, nous decidames de nous etablir un peu plus avant, pour nous tenir a une certaine distance des maisons qui etaient sur la route. Nous nous arretames contre un tas de bois qui pouvait, en meme temps, nous abriter a demi. Apres que Picart se fut debarrasse de son sac, et moi de la marmite, il me dit: "Allons, pensons au principal! Du feu, vite un vieux morceau de linge!" Il n'y en avait pas qui prenait mieux le feu que les debris de ma chemise. J'en dechirai un morceau que je remis a Picart; il en fit une meche qu'il me dit de tenir, ouvrit le bassinet de la batterie de son fusil, y mit un peu de poudre et, y ayant mis le morceau de linge, lacha la detente: l'amorce brula et le linge s'enflamma, mais une detonation terrible se fit entendre et, repetee, par les echos, nous fit craindre d'etre decouverts. Le pauvre Picart, depuis la scene des prisonniers, et ce qu'il avait entendu dire par l'officier touchant la position de l'Empereur et de l'armee, n'etait plus le meme. Cela avait influence sur son caractere et meme, par moments, il me disait qu'il avait fort mal a la tete; que ce n'etait pas la suite du coup de pistolet recu du Cosaque, mais une chose qu'il ne pouvait pas m'expliquer. Tout cela lui avait fait oublier que son arme etait chargee. Apres le coup, il resta quelque temps sans rien dire et n'ouvrit la bouche que pour se traiter de conscrit et de vieille ganache. Nous entendimes plusieurs chiens repondre au bruit de l'arme. Alors il me dit qu'il ne serait pas surpris que l'on vienne, dans un instant, nous traquer comme des loups; quoique, de mon cote, j'etais encore moins tranquille que lui, je lui dis, pour le rassurer, que je ne craignais rien a l'heure qu'il etait et par le temps qu'il faisait. Au bout d'un instant, nous eumes un bon feu, car le bois qui etait pres de nous et en grande quantite, etait tres sec. Une decouverte qui nous fit plaisir, c'est de la paille que nous trouvames derriere un tas de bois ou, probablement, des paysans l'avaient cachee. Il semblait, par cette trouvaille, que la Providence pensait encore a nous, car Picart, qui l'avait decouverte, vint me dire: "Courage! mon pays, voila ce qui nous sauve, du moins pour cette nuit. Demain Dieu fera le reste, et si, comme je n'en doute pas, nous avons le bonheur de rejoindre l'Empereur, tout sera fini!" Picart pensait, comme tous les vieux soldats idolatres de l'Empereur, qu'une fois qu'ils etaient avec lui, rien ne devait plus manquer, que tout devait reussir, enfin, qu'avec lui il n'y avait rien d'impossible. Nous approchames notre cheval; nous lui fimes une bonne litiere avec quelques bottes de paille. Nous lui en mimes aussi pour manger, en le tenant toujours bride et le portemanteau, que nous n'avions pas encore visite, sur le dos afin d'etre prets a partir a la premiere alerte. Le reste de la paille, nous le mimes autour de nous, en attendant de faire notre abri. Picart, en prenant un morceau de viande cuite qui etait dans la marmite, pour le faire degeler, me dit: "Savez-vous que je pense souvent a ce que disait cet officier russe?--Quoi? lui dis-je.--Eh! me repondit-il, que l'Empereur etait prisonnier avec la Garde! Je sais bien, nom d'une pipe, que cela n'est pas, que cela ne se peut pas. Mais ca ne peut pas me sortir de ma diable de caboche! C'est plus fort que moi, et je ne serai content que lorsque je serai au regiment! En attendant, pensons a manger un morceau et a nous reposer un peu. Et puis, dit-il, en patois picard, nous boirons une _tiote_ goutte!" Je pris la bouteille et la regardant a la lueur des flammes, je remarquai qu'elle tirait a sa fin. Picart n'aurait jamais dit: "Halte! conservons une poire pour la soif!" Il me dit seulement qu'il serait a desirer que quelque Tartare ou autre passat de notre cote afin de leur expedier une commission pour l'autre monde, comme a celui du matin, afin de renouveler notre bouteille, car "il parait, dit-il, que tous ces sauvages-la en ont!" Effectivement nous sumes, par la suite, qu'on leur faisait des fortes distributions d'eau-de-vie, qu'on leur amenait, sur des traineaux, des bords de la mer Baltique. Le temps etait assez doux pour le moment. Nous mangions, sans beaucoup d'appetit, le morceau de cheval cuit du matin, que nous etions obliges de presenter au feu, tant il etait dur. Picart, en mangeant, parlait seul et jurait de meme: "J'ai quarante napoleons en or dans ma ceinture, me dit-il, et sept pieces russes aussi en or, sans les pieces de cinq francs. Je les donnerais toutes de bon coeur pour etre au regiment. A propos, continua-t-il en me frappant sur les genoux, ils ne sont pas dans ma ceinture, car je n'en ai pas, mais ils sont cousus dans mon gilet blanc d'ordonnance que j'ai sur moi, et, comme l'on ne sait pas ce qui peut arriver, ils sont a vous!--Allons, dis-je, encore un testament de fait! Par la meme raison, mon vieux, je fais le mien. J'ai huit cents francs, tant en pieces d'or, qu'en billets de banque et en pieces de cent francs. Vous pouvez en disposer, s'il plait a Dieu que je meure avant de rejoindre le regiment!" En me chauffant, j'avais mis machinalement la main dans le petit sac de toile que j'avais ramasse, la veille, aupres des deux officiers badois rencontres mourants sur le bord du chemin. J'en retirai quelque chose de dur comme un morceau de corde et long comme deux doigts. L'ayant examine, je reconnus que c'etait du tabac a fumer. Quelle decouverte pour mon pauvre Picart! Lorsque je le lui donnai, il laissa tomber dans la neige une cote de cheval qu'il etait en train de ronger, et qu'il remplaca de suite par une chique de tabac, en attendant, dit-il, de fumer, car il ne savait pas si sa pipe etait dans son sac, dans son bonnet a poil ou dans une de ses poches. Et, comme ce n'etait pas le moment de chercher, il se contenta de sa chique, et moi d'un petit cigare que je fis a l'espagnole, avec un morceau de papier d'une des lettres dont plusieurs se trouvaient dans le petit sac. Il y avait environ deux heures que nous etions a notre bivac, et il n'en etait pas encore sept. Ainsi, c'etait onze a douze heures que nous avions encore a rester dans cette situation, avant de nous remettre en marche. Depuis un moment, Picart s'etait absente pour satisfaire a un pressant besoin, et son absence commencait deja a m'inquieter, lorsque, au moment ou je m'y attendais le moins, j'entends du bruit dans les broussailles, du cote oppose ou il etait parti. Persuade que c'etait tout autre que lui, je prends mon fusil, et je me mets en defense. Au meme instant, je vois paraitre Picart qui, en me voyant dans cette position, me dit: "C'est bien, mon pays, c'est fort bien!" a demi-voix et d'un air mysterieux, en me faisant signe de ne pas parler. Alors, il me dit tout bas que deux femmes venaient de passer sur le chemin, a deux pas d'ou il etait, portant, l'une un paquet, et l'autre une espece de seau, ou, probablement, il y avait quelque chose, car elles s'etaient arretees quelque temps pour se reposer, a cinq ou six pas de lui: "Elles ont ete cause, me dit-il, que, quoique etant dans une position a avoir le derriere gele, je n'ai ose bouger tant qu'elles ont ete pres de moi, a bavarder comme des pies. Nous allons suivre leurs traces, et nous arriverons peut-etre dans un village ou dans une baraque ou nous serons a l'abri des mauvais temps et plus en surete, car vous entendez toujours ces diables de chiens qui aboient!" Effectivement, depuis le coup de fusil, ils n'avaient cesse de faire un train d'enfer. "Mais, lui dis-je, si, dans ce village ou dans cette baraque, nous allions trouver les Russes!" Il me repondit de le laisser faire. Nous voila encore marchant a l'aventure pendant la nuit, au milieu d'une foret, sans savoir ou nous allions, sur la seule indication de quatre pieds imprimes sur la neige que Picart me disait etre ceux des femmes. Tout a coup, les traces cesserent de se faire voir. Apres un moment de recherche, nous les retrouvames et nous vimes qu'elles tournaient a droite. Cela nous contraria beaucoup, vu que nous allions nous eloigner de la direction qui pouvait nous conduire sur la grand'route. Souvent les pas se trouvaient tellement resserres par les arbres, que nous ne pouvions plus y voir. Il fallait que Picart se couchat sur la neige et cherchat avec ses mains les traces que nous ne pouvions plus voir avec nos yeux. Picart conduisait le cheval par la bride, moi je marchais en le tenant par la queue, mais je fus arrete court; il ne marchait plus. Le pauvre diable avait beau faire des efforts, il ne pouvait avancer, car il etait pris entre deux arbres, et les deux bottes de paille qu'il avait de chaque cote, l'empechaient de passer. Lorsqu'elles furent tombees, il put se degager et avancer. Je ramassai la paille, trop precieuse pour nous, je la trainai jusqu'au moment ou nous trouvames le chemin plus large. Alors nous la remimes sur le cheval et nous pumes avancer plus a notre aise. Un peu plus loin, nous trouvames deux chemins, ou l'on avait egalement marche. La, nous fumes encore obliges de nous arreter, ne sachant lequel prendre. A la fin, nous primes le parti de faire marcher le cheval devant nous, esperant qu'il pourrait nous guider; pour ne pas qu'il nous echappe, nous le tenions de chaque cote de la croupiere. A la fin, Dieu eut pitie de nos miseres; un chien se fit entendre et, un peu plus avant, nous apercumes une masure assez grande. Imaginez-vous le toit d'une de nos granges pose a terre, et vous aurez une idee de l'habitation que nous avions devant nous. Nous en fimes trois fois le tour avant de pouvoir en trouver l'entree, cachee par un avant-toit en chaume qui descendait jusqu'a terre. Sur le cote, une premiere porte aussi en chaume, mais tellement couverte de neige qu'il n'est pas etonnant que nous ne l'ayons pas vue de suite. Picart etant entre sous le toit, arriva a une seconde porte en bois et frappa d'abord doucement; personne ne repondit. Une seconde fois, meme silence. Alors, s'imaginant qu'il n'y avait pas d'habitants, il se disposa a enfoncer la porte avec la crosse de son fusil, mais une voix faible se fit entendre, la porte s'ouvrit et une vieille femme se presenta, tenant a la main, pour s'eclairer, un morceau de bois resineux tout en flammes, qu'elle laissa tomber de frayeur en voyant Picart, et se sauva tout epouvantee! Mon camarade ramassa le morceau de bois encore allume et avanca encore quelques pas. Comme j'avais fini d'attacher le cheval sous l'avant-toit qui masquait la porte, j'entrai et je l'apercus avec sa lumiere a la main, au milieu d'un nuage de fumee. Avec son manteau blanc, il ressemblait a un penitent de la meme couleur. Il jetait des regards a droite et a gauche, ne voyant personne, parce qu'il ne pouvait pas voir dans le fond de l'habitation. Lorsqu'il se fut assure que j'etais entre, rompant le silence et s'efforcant de faire une voix douce, il souhaita le mieux qu'il put le bonjour en langue polonaise. Je le repetai, mais d'une voix faible. Notre bonjour, quoique mal exprime, fut entendu, car nous vimes venir a nous un vieillard qui, aussitot qu'il apercut Picart, se mit a crier: "Ah! ce sont des Francais; c'est bon!" Il le dit en polonais et le repeta en allemand. Nous lui repondimes de meme que nous etions Francais et de la Garde de Napoleon. Au nom de Napoleon et de sa Garde, le brave Polonais (car c'en etait un) s'inclina et voulait nous baiser les pieds. Au mot de _Francais_, repete par la vieille femme, nous vimes deux autres femmes plus jeunes sortir d'une espece de cachette, qui s'approcherent de nous en manifestant de la joie. Picart les reconnut pour celles qu'il avait vues dans la foret et dont nous avions suivi les traces. Il n'y avait pas cinq minutes que nous etions chez ces braves gens, que je faillis etre suffoque par la chaleur a laquelle je n'etais plus habitue, ce qui me forca a me retirer pres de la porte, ou je tombai sans connaissance. Picart se retourna et courut pour me secourir, mais la vieille femme et une de ses filles m'avaient deja releve et m'avaient fait asseoir sur une espece d'escabelle en bois. Lorsque je fus debarrasse de la marmite, ainsi que de ma peau d'ours et de mon fourniment, je fus conduit dans le fond de l'habitation ou l'on me coucha sur un lit de camp garni de peaux de mouton. Les femmes avaient l'air de nous plaindre, en voyant comme nous etions malheureux, particulierement moi, qui etais si jeune et avais bien plus souffert que mon camarade: la grande misere m'avait rendu si triste, que je faisais peine a voir. Le vieillard s'etait occupe de faire entrer notre cheval et tout fut en mouvement pour nous etre utile. Picart pensa a la bouteille au genievre qui etait dans ma carnassiere. Il m'en fit avaler quelques gouttes, il en mit ensuite dans l'eau, et, un instant apres, je me trouvais beaucoup mieux. La vieille femme me tira mes bottes que je n'avais pas otees depuis Smolensk, c'est-a-dire depuis le 10 de novembre, et nous etions le 23. Une des jeunes filles se presenta avec un grand vase en bois rempli d'eau chaude, le posa devant moi et, se mettant a genoux, me prit les pieds l'un apres l'autre, tout doucement, me les posa dans l'eau et les lava avec une attention particuliere et en me faisant remarquer que j'avais une plaie au pied droit: c'etait une engelure de 1807 a la bataille d'Eylau, et qui, depuis ce temps, ne s'etait jamais fait sentir, mais qui venait de se rouvrir et me faisait, dans ce moment, cruellement souffrir[41]. [Note 41: La bataille d'Eylau commenca le 7 fevrier 1807, a la pointe du jour. La veille, nous avions couche sur un plateau, a un quart de lieue de la ville, et en arriere. Ce plateau etait couvert de neige et de morts, par suite d'un combat que l'avant-garde avait eu, un moment avant notre arrivee. A peine faisait-il jour, que l'Empereur nous fit marcher en avant, mais nous eumes beaucoup de peine, a cause que nous marchions dans le milieu des terres et dans la neige jusqu'aux genoux. Etant pres de la ville, il fit placer toute la Garde en colonne serree par division, une partie sur le cimetiere a droite de l'eglise, et l'autre sur un lac a cinquante pas du cimetiere. Les boulets et les obus, tombant sur le lac, faisaient craquer la glace et menacaient d'engloutir ceux qui etaient dessus. Nous fumes toute la journee dans cette position, les pieds dans la neige et ecrases par les boulets et la mitraille. Les Russes, quatre fois plus nombreux que nous, avaient aussi l'avantage du vent qui nous envoyait dans la figure la neige qui tombait a gros flocons, ainsi que la fumee de leur poudre et de la notre, de maniere qu'ils pouvaient nous voir presque sans etre vus. Nous fumes dans cette position jusqu'a sept heures du soir. Notre regiment, qui etait le deuxieme grenadiers, fut envoye, a trois heures de l'apres-midi, reprendre la position du matin dont les Russes voulaient s'emparer. Toute la nuit, comme pendant la bataille, il ne cessa de tomber de la neige. C'est ce jour-la que j'eus le pied droit gele, qui ne fut gueri qu'au camp de Finkelstein, avant la bataille d'Essling et de Friedland. (_Note de l'auteur_.)] L'autre jeune fille, qui paraissait l'ainee, en faisait autant a mon camarade qui, d'un air confus, se laissait faire tranquillement. Je lui dis qu'il etait bien vrai qu'une inspiration du bon Dieu l'avait porte a suivre les traces de ces jeunes filles: "Oui, dit-il; mais en les voyant passer dans la foret, je ne pensais pas qu'elles nous auraient aussi bien accueillis. Je ne vous ai pas encore dit, continua-t-il, que ma tete me faisait un mal de diable, et que, depuis que je suis un peu repose, cela se fait sentir. Vous allez voir, tout a l'heure, que la balle de ce chien de Cosaque m'aura touche plus pres que je ne pensais. Nous allons voir!" Il denoua un cordon qu'il avait sous le menton et qui servait a tenir deux morceaux de peau de mouton, attaches de chaque cote de son bonnet a poil, afin de preserver ses oreilles de la gelee. Mais a peine etait-il decoiffe, que le sang commenca a ruisseler: "Voyez-vous! me dit-il. Mais cela n'est rien. Ce n'est qu'une egratignure. La balle aura glisse sur le cote de la tete." Le vieux Polonais s'empressa de lui oter son fourniment qu'il avait perdu l'habitude de quitter, de meme que son bonnet a poil, avec lequel il couchait toujours. La fille qui lui lavait les pieds lui lava aussi la tete. Tout le monde se mit autour de lui pour le servir. Le pauvre Picart etait tellement sensible aux soins qu'on lui donnait, que de grosses larmes coulaient le long de sa figure. Il fallait des ciseaux pour lui couper les cheveux. Je pensai de suite a la giberne du chirurgien, que j'avais prise sur le Cosaque, et, me l'ayant fait apporter, nous y trouvames tout ce qu'il nous fallait pour le pansement: deux paires de ciseaux et plusieurs autres instruments de chirurgie, de la charpie et des bandes de linge. Apres lui avoir coupe les cheveux, la vieille femme lui suca la plaie, qui etait plus forte qu'il ne pensait. Ensuite, on lui mit un peu de charpie, une bande et un mouchoir. Nous trouvames la balle logee dans des chiffons dont le fond de son bonnet etait rempli. L'aile gauche de l'aigle imperiale, placee sur le devant du bonnet, etait traversee. Tout en faisant l'inspection de ce qu'il contenait, il jeta un cri de joie: c'etait sa pipe qu'il venait de retrouver, un vrai brule-gueule qui n'avait pas trois pouces de long. Aussi alluma-t-il de suite le tabac: il n'avait pas fume depuis Smolensk. Lorsque nos pieds furent laves, on nous les essuya avec des peaux d'agneaux, que l'on mit ensuite dessous pour nous servir de tapis. L'on mit sur la plaie de mon pied une graisse qui, m'assurait-on, devait me guerir en peu de temps. L'on me montra la maniere dont je devais m'en servir, et l'on m'en mit dans un morceau de linge que je renfermai dans la giberne du docteur, avec tous les instruments qui avaient servi a panser la tete de Picart. Nous etions deja beaucoup mieux. Nous les remerciames des soins qu'ils nous donnaient. Le Polonais nous fit comprendre qu'il etait au desespoir, vu les circonstances, de ne pouvoir mieux faire; qu'il faut, en voyage, loger ses ennemis et leur laver les pieds, a plus forte raison a ses amis. Dans ce moment, nous entendimes la vieille femme jeter un cri et courir: c'etait un grand chien que nous n'avions pas encore vu, qui emportait le bonnet a poil de Picart. On voulait le battre, mais nous demandames sa grace. Je proposai a Picart de faire la visite du portemanteau qui etait encore sur le cheval. Il se fit conduire pres de l'animal: rien ne lui manquait. Il prit le portemanteau, qu'il apporta pres du poele. Nous y trouvames premierement neuf mouchoirs des Indes tisses en soie: "Vite, dit Picart, chacun deux a nos princesses, et un a la vieille, et gardons les autres!" Cette premiere distribution fut vite faite, au grand contentement des personnes qui les recevaient. Nous trouvames, ensuite, trois paires d'epaulettes d'officier superieur, dont une de marechal de camp; trois montres en argent, sept croix d'honneur, deux cuillers en argent, plus de douze douzaines de boutons de hussard dores, deux boites de rasoirs, six billets de banque de cent roubles, plus un pantalon en toile tache de sang. J'esperais trouver une chemise, malheureusement il ne s'en trouva pas; c'etait la chose dont j'avais le plus besoin, car la chaleur avait ravigote la vermine qui me devorait. Les jeunes filles faisaient de grands yeux et tenaient dans les mains ce que nous leur avions donne, ne pouvant croire que c'etait pour elles. Mais la chose qui leur fit le plus de plaisir fut les boutons dores que nous leur donnames, ainsi qu'une bague en or que je pris plaisir a leur mettre aux doigts. Celle qui m'avait lave les pieds ne fut pas sans remarquer que je lui donnais la plus belle. Il est probable que les Cosaques coupaient les doigts aux hommes morts, pour les prendre. Nous fimes present au vieillard d'une grosse montre anglaise et de deux rasoirs, ainsi que de toute la monnaie russe, d'une valeur de plus de trente francs, dont une partie se trouvait aussi dans le portemanteau. Nous remarquames qu'il avait toujours les yeux fixes sur une grand'croix de commandeur, a cause du portrait de l'Empereur. Nous la lui donnames. Sa satisfaction serait difficile a depeindre. Il la porta plusieurs fois a sa bouche et sur son coeur. Il finit par se l'attacher au cou avec un cordon en cuir, en nous faisant comprendre qu'il ne la quitterait qu'a la mort. Nous demandames du pain. L'on nous en apporta un qu'ils n'avaient pas, disaient-ils, ose nous presenter, tant il etait mauvais. Effectivement, nous ne pumes en manger. Ce pain etait fait d'une pate noire, rempli de grains d'orge, de seigle et de morceaux de paille hachee a vous arracher le gosier. Il nous fit comprendre que ce pain provenait des Russes; qu'a trois lieues de la les Francais les avaient battus, le matin, et leur avaient pris un grand convoi[42]; que les juifs qui leur avaient annonce cette nouvelle et qui se sauvaient des villages situes sur la route de Minsk, leur avaient vendu ce pain, qui n'etait pas mangeable. Enfin, quoique, depuis plus d'un mois, je n'en avais pas mange, il me fut impossible de mordre dedans, tant il etait dur. D'ailleurs j'avais, depuis longtemps, les levres crevassees et qui saignaient a chaque instant. [Note 42: Le combat qui avait eu lieu avec les Russes et dont le Polonais voulait nous parler etait une rencontre que le corps d'armee du marechal Oudinot, qui n'etait pas venu jusqu'a Moscou, car il avait toujours reste en Lithuanie, venait d'avoir avec les Russes qui venaient a notre rencontre, pour nous couper la retraite. Le marechal les avait battus, mais, en se retirant, ils couperent le pont de la Berezina. (_Note de l'auteur._)] Lorsqu'ils virent que nous ne pouvions pas en manger, ils nous apporterent un morceau de mouton, quelques pommes de terre, des oignons et des concombres marines. Enfin, ils nous donnerent tout ce qu'ils avaient, en nous disant qu'ils feraient leur possible pour nous procurer quelque chose de mieux. En attendant, nous mimes le mouton dans la marmite, pour nous faire une soupe. Le vieillard nous dit qu'il y avait, a une forte demi-lieue, un village ou tous les juifs qui etaient sur la route s'etaient refugies, dans la crainte d'etre pilles, et, comme ils avaient emporte leurs vivres avec eux, il esperait trouver quelque chose de mieux que ce qu'il nous avait donne jusqu'a present. Nous voulumes lui donner de l'argent. Il le refusa en disant que celui que nous lui avions donne, ainsi qu'a ses filles, servirait a cela, et qu'une d'elles etait deja partie avec sa mere et le grand chien. On nous avait arrange un lit a terre, compose de paille et de peaux de moutons. Depuis un moment, Picart s'etait endormi; je finis par en faire autant. Nous fumes reveilles par le bruit que faisait le chien de la cabane en aboyant: "Bon! dit le vieux Polonais, c'est ma femme et ma fille qui sont de retour". Effectivement, elles entrerent. Elles nous apportaient du lait, un peu de pommes de terre et une petite galette de farine de seigle qu'elles avaient pu avoir a force d'argent, mais pour de l'eau-de-vie, _nima!_[43] Le peu qu'il y avait venait d'etre enleve par les Russes. Nous remerciames ces bonnes gens qui avaient fait pres de deux lieues dans la neige jusqu'aux genoux, pendant la nuit, par un froid rigoureux, en s'exposant a etre devores par les loups ou les ours, en grand nombre dans les forets de la Lithuanie, et surtout dans ce moment, car ils abandonnaient les autres forets que nous brulions dans notre marche, pour se retirer dans d'autres qui leur offraient plus de surete et de quoi manger, par la quantite de chevaux et d'hommes qui mouraient chaque jour. [Note 43: _Nima_, en polonais et en lithuanien, signifie _non_, ou _il n'y en a pas_. (_Note de l'auteur_.)] Nous fimes une soupe que nous devorames de suite. Apres avoir mange, je me trouvai beaucoup mieux. Cette soupe au lait m'avait restaure l'estomac. Ensuite je me mis a reflechir, la tete appuyee dans les deux mains. Picart me demanda ce que je pensais: "Je pense, lui dis-je, que, si je n'etais pas avec vous, mon vieux brave, et retenu par l'honneur et mon serment, je resterais ici, dans cette cabane, au milieu de cette foret et avec ces bonnes, gens.--Soyez tranquille, me dit-il, j'ai fait un reve qui m'est de bon augure. J'ai reve que j'etais a la caserne de Courbevoie, que je mangeais un morceau de boudin de la _Mere aux bouts_ et que je buvais une bouteille de vin de Suresnes.[44]" [Note 44: La _Mere aux bouts_ etait une vieille femme qui venait tous les jours a six heures du matin a la caserne de Courbevoie, ou nous etions, et qui, pour dix centimes, nous vendait un morceau de boudin long de six pouces et dont on se regalait tous les jours avant l'exercice, en buvant pour dix centimes de vin de Suresnes, en attendant la soupe de dix heures: quel est le velite ou le vieux grenadier de la Garde qui n'ait connu la _Mere aux bouts? (Note de l'auteur_.)] Pendant que Picart me parlait, je remarquai qu'il etait fort rouge et qu'il portait souvent la main droite sur son front, et quelquefois a la place ou il avait recu son coup de balle. Je lui demandai s'il avait mal a la tete. Il me repondit que oui, mais que c'etait probablement occasionne par la chaleur, ou pour avoir trop dormi. Mais il me sembla qu'il avait de la fievre. Son voyage a la caserne de Courbevoie me faisait croire que je ne m'etais pas trompe: "Je vais continuer mon reve, dit-il, et tacher de rejoindre la _Mere aux bouts_. Bonne nuit!" Deux minutes apres, il etait endormi. Je voulus me reposer, mais mon sommeil fut souvent interrompu par des douleurs que j'avais dans les cuisses, suite des efforts que j'avais faits en marchant. Il n'y avait pas longtemps que Picart dormait, lorsque le chien se mit a aboyer. Les personnes de la maison en furent surprises. Le vieillard, qui etait assis sur un banc pres du poele, se leva et saisit une lance attachee contre un gros sapin qui servait de soutien a l'habitation. Il alla du cote de la porte; sa femme le suivit, et moi, sans eveiller Picart, j'en fis autant, ayant toutefois la precaution de prendre mon fusil qui etait charge, et la baionnette au bout du canon. Nous entendimes que l'on derangeait la premiere porte. Le vieillard ayant demande qui etait la, une voix nasillarde se fit entendre et l'on repondit: "Samuel!" Alors la femme dit a son mari que c'etait un juif du village ou elle avait ete, le soir. Lorsque je vis que c'etait un enfant d'Israel, je repris ma place, ayant soin toutefois de rassembler autour de moi tout ce que nous avions, car je n'avais pas de confiance dans le nouveau venu. Je dormis assez bien deux heures, jusqu'au moment ou Picart m'eveilla pour manger la soupe au mouton. Il se plaignait toujours d'un grand mal de tete, par suite, probablement, de ses reves, car il me dit qu'il n'avait fait que rever Paris et Courbevoie, et, sans se rappeler qu'il m'en avait deja conte une partie, il me dit que, dans son reve, il avait danser a la barriere du Roule[45] ou, me dit-il, il avait bu avec des grenadiers qui avaient ete tues a la bataille d'Eylau. [Note 45: Rendez-vous des maitresses des vieux grenadiers de la Garde. On y dansait. (_Note de l'auteur_.)] Comme nous allions manger, le juif nous presenta une bouteille de genievre que Picart s'empressa de prendre. Alors il lui demanda qui il etait et d'ou il venait; il lui parlait en allemand. Ensuite il gouta ce que contenait la bouteille, et, pour remercier, finit par lui dire que cela ne valait pas le diable. Effectivement c'etait du mauvais genievre de pommes de terre. L'idee me vint que le juif pourrait nous etre tres utile en le prenant pour guide; nous avions de quoi tenter sa cupidite. De suite, je fis part a Picart de mon idee, qu'il approuva, et, comme il se disposait a en faire la proposition, notre cheval, qui etait couche, se releva tout effraye, en cherchant a rompre le lien auquel il etait attache; le chien se mit a beugler (_sic_). Au meme instant, nous entendimes plusieurs loups qui vinrent hurler autour de la baraque et meme contre la porte. C'etait a notre cheval qu'ils en voulaient. Picart prit son fusil pour leur faire la chasse, mais notre hote lui fit comprendre qu'il ne serait pas prudent, a cause des Russes. Alors il se contenta de prendre son sabre d'une main et un morceau de bois de sapin tout en feu de l'autre, se fit ouvrir la porte et se mit a courir sur les loups qu'il mit en fuite. Un instant apres, il rentra en me disant que cette sortie lui avait fait du bien; que son mal de tete etait presque passe. Ils revinrent encore a la charge, mais nous ne bougeames plus. Le juif, comme je m'y attendais, nous demanda si nous n'avions rien a vendre ou a changer. Je dis a Picart qu'il etait temps de lui faire des propositions pour qu'il puisse nous conduire jusqu'a Borisow ou jusqu'au premier poste francais. Je lui demandai combien il y avait de l'endroit ou nous etions a la Berezina. Il nous repondit que, par la grand'route, il y avait bien neuf lieues; nous lui fimes comprendre que nous voulions, si cela etait possible, y arriver par d'autres chemins. Je lui proposai de nous y conduire, moyennant un arrangement: d'abord les trois paires d'epaulettes que nous lui donnions de suite, et un billet de banque de cent roubles, le tout d'une valeur de cinq cents francs. Mais je mettais pour condition que les epaulettes resteraient entre les mains de notre hote, qui les lui remettrait a son retour; que, pour le billet de banque, je le lui donnerais a notre destination, c'est-a-dire au premier poste de l'armee francaise; que, sur la presentation d'un foulard que je montrai aux personnes presentes, on lui remettrait les epaulettes, mais que lui, Samuel, remettrait aux personnes de la maison vingt-cinq roubles; que le foulard serait pour la plus jeune fille, celle qui m'avait lave les pieds. L'enfant d'Israel accepta, non sans faire quelques observations sur les dangers qu'il y avait a courir, en ne passant pas par la grand'route. Notre hote nous temoigna combien il regrettait de ne pas avoir dix ans de moins, afin de nous conduire, et pour rien, en nous defendant contre les Russes, s'il s'en presentait. En nous disant cela, il nous montrait sa vieille hallebarde attachee le long d'une piece de bois. Mais il donna tant d'instructions au juif sur la route, qu'il consentit a nous conduire, apres avoir toutefois bien regarde et verifie si tout ce que nous lui donnions etait de bon aloi. Il etait neuf heures du matin lorsque nous nous mimes en route. C'etait le 24 novembre. Toute la famille polonaise resta longtemps sur le point le plus eleve, nous suivant des yeux et nous faisant des signes d'adieu avec leurs mains. Notre guide marchait devant, tenant notre cheval par la bride. Picart parlait seul, s'arretant quelquefois, faisant le maniement d'armes. Tout a coup, je ne l'entends plus marcher. Je me retourne, je le vois immobile et au port d'armes, marchant au pas ordinaire, comme a la parade. Ensuite il se met a crier d'une voix de tonnerre: "Vive l'Empereur!" Aussitot je m'approche de lui, je le prends vivement par le bras, en lui disant: "Eh bien, Picart, qu'avez-vous donc?" Je craignais qu'il ne fut devenu fou: "Quoi? me repondit-il comme un homme qui se reveille, ne passons-nous pas la revue de l'Empereur?" Je fus saisi en l'entendant parler de la sorte. Je lui repondis que ce n'etait pas aujourd'hui, mais demain, et, le prenant par le bras, je lui fis allonger le pas, afin de rattraper le juif. Je vis de grosses larmes couler le long de ses joues: "Eh quoi! lui dis-je, un vieux soldat qui pleure!--Laissez-moi pleurer, me dit-il, cela me fait du bien! Je suis triste, et si, demain, je ne suis pas au regiment, c'est fini!--Soyez tranquille, nous y serons aujourd'hui, j'espere, ou demain matin au plus tard. Comment, mon vieux, voila que vous vous affectez comme une femme!--C'est vrai, me repondit-il, je ne sais pas comment cela est venu. Je dormais ou je revais, mais cela va mieux.--A la bonne heure, mon vieux! Ce n'est rien. La meme chose m'est arrivee plusieurs fois, et le soir meme que je vous ai rencontre. Mais j'ai le coeur plein d'esperance depuis que je suis avec vous!" Tout en causant, je voyais mon guide qui s'arretait souvent comme pour ecouter. Tout a coup, je vois Picart se jeter de tout son long dans la neige, et nous commander d'une voix brusque: "Silence!" "Pour le coup, dis-je en moi-meme, c'est fini! Mon vieux camarade est fou! Que vais-je devenir?" Je le regardais, saisi d'etonnement; il se leve et se met a crier, mais d'une voix moins forte que la premiere fois: "Vive l'Empereur! Le canon! Ecoutez! Nous sommes sauves!--Comment? lui dis-je.--Oui, continua-t-il, ecoutez!" Effectivement, le bruit du canon se faisait entendre: "Ah! je respire, dit-il, l'Empereur n'est pas prisonnier, comme le coquin d'emigre le disait hier. N'est-il pas vrai, mon pays? Cela m'avait tellement brouille la cervelle, que j'en serais mort de rage et de chagrin. Mais, a present, marchons dans cette direction: c'est un guide certain." L'enfant d'Israel nous assurait que c'etait dans la direction de la Berezina que l'on entendait le canon. Enfin mon vieux compagnon etait tellement content qu'il se mit a chanter: Air du _Cure de Pomponne_. Les Autrichiens disaient tout bas: Les Francais vont vite en besogne, Prenons, tandis qu'ils n'y sont pas, L'Alsace et la Bourgogne. Ah! tu t'en souviendras, la-ri-ra, Du depart de Boulogne (_bis_).[46] [Note 46: Cette chanson avait ete faite en partant du camp de Boulogne en 1805, pour aller en Autriche, pour la bataille d'Austerlitz. (_Note de l'auteur_.)] Une demi-heure apres, notre marche devint tellement embarrassante, qu'il etait impossible de voyager plus longtemps. Notre guide croyait s'etre trompe. C'est pourquoi, rencontrant un espace assez eleve pour y marcher plus a l'aise, nous n'hesitames pas un instant a nous y jeter, esperant y rencontrer un chemin ou nous puissions marcher avec plus de facilite. Nous entendions toujours le bruit du canon, mais plus distinctement, depuis que nous avions pris cette nouvelle direction; il pouvait etre alors midi. Tout a coup, le canon cessa de se faire entendre, le vent recommenca et la neige le suivit de pres, mais en si grande quantite que nous ne pouvions plus nous voir, de sorte que le pauvre enfant d'Israel finit par renoncer a conduire le cheval. Nous lui conseillames de monter dessus. C'est ce qu'il fit. Je commencais a etre extremement fatigue et inquiet. Je ne disais rien, mais Picart jurait comme un enrage apres le canon qu'il n'entendait plus, et apres le vent, disait-il, qui en etait la cause. Nous arrivames de la sorte dans un endroit ou nous ne pouvions plus avancer, tant les arbres etaient serres les uns contre les autres. A chaque instant, nous etions arretes par d'autres obstacles, nous allions mesurer la terre de tout notre long et nous enterrer dans la neige. Enfin, apres une marche penible, nous eumes le chagrin de nous retrouver au point ou nous etions partis, une heure avant. Voyant cela, nous arretames un instant; nous bumes un coup de mauvais genievre que le juif nous avait donne, ensuite nous deliberames. Il fut decide que nous irions joindre la grand'route. Je demandai a notre guide si, dans le cas ou nous ne pourrions pas gagner la route, il pourrait nous reconduire ou nous avions couche. Il m'assura que oui, mais qu'il faudrait faire des remarques ou nous passions. Picart se chargea de cela en coupant, de distance en distance, des jeunes arbres, bouleaux ou sapins, que nous laissions derriere nous. Nous pouvions avoir fait une demi-lieue, dans ce nouveau chemin, lorsque nous rencontrames une cabane. Il etait presque temps, car les forces commencaient a me manquer. Il fut decide que nous y ferions une halte d'une demi-heure pour y faire manger le cheval, ainsi que nous. Le bonheur voulut qu'en y entrant, nous trouvames beaucoup de bois sec a bruler, deux bancs formes de deux grosses pieces de bois brut et trois peaux de mouton, qu'il fut decide que l'on emporterait pour nous en servir si nous etions obliges de passer la nuit dans la foret. Nous nous chauffames en mangeant un morceau de viande de cheval. Notre guide n'en voulut pas toucher, mais il tira de dessous sa capote de peau de mouton une mauvaise galette de farine d'orge, avec autant de paille, que nous nous empressames de partager avec lui. Il nous jura par Abraham qu'il n'avait que cela et quelques noix. Nous en fimes quatre parts. Il en eut deux, et nous chacun une. Nous bumes chacun un petit verre de mauvais genievre. Je lui en presentai un qu'il refusa, et cela pour ne pas boire dans le meme vase que nous. Mais il nous avanca le creux de sa main, et nous lui en versames, qu'il avala. Il nous dit alors que, pour arriver a une autre cabane, il fallait encore une bonne heure de marche. Aussi, dans la crainte que la nuit ne vienne nous surprendre, nous resolumes de nous remettre en route. C'est ce que nous fimes avec une peine incroyable, tant le chemin etait devenu etroit, ou plutot l'on aurait dit qu'il n'y en avait plus. Cependant Samuel, notre guide, qui avait vraiment du courage, nous rassura en nous disant que, bientot, nous le retrouverions plus large. Pour comble de malheur, la neige recommenca a tomber avec tant de force, que nous ne sumes plus ou nous diriger. Cet etat de choses dura jusqu'au moment ou notre guide se mit a pleurer, en nous disant qu'il ne savait plus ou nous etions. Nous voulumes retourner sur nos pas, mais ce fut bien pis, a cause de la neige qui nous tombait en pleine figure; nous n'eumes rien de mieux a faire que de nous mettre contre un massif de gros sapins, en attendant qu'il plut a Dieu de faire cesser le mauvais temps. Cela dura encore plus d'une demi-heure. Nous commencions a etre transis de froid. Picart jurait par moments; quelquefois il fredonnait: Ah! tu t'en souviendras, la-ri-ra, Du depart de Boulogne! Le juif ne faisait que repeter: "Mon Dieu! mon Dieu!" Tant qu'a moi, je ne disais rien, mais je faisais des reflexions bien sinistres. Sans ma peau d'ours et le bonnet du rabbin que je portais sous mon schako, je pense que j'aurais succombe de froid. Lorsque le temps fut devenu meilleur, nous cherchames a nous orienter de nouveau, mais a la tempete avait succede un grand calme, de maniere a ne plus savoir distinguer le nord avec le midi. Nous etions tout a fait desorientes. Nous marchions toujours au hasard, et je m'apercevais que nous tournions toujours sur nous-memes, revenant continuellement a la meme place. Picart continuait a jurer, mais c'etait contre le juif. Cependant, apres avoir marche encore quelque temps, nous nous trouvames dans un espace d'environ quatre cents metres de circonference, qui nous donna l'espoir de trouver un chemin. Mais, apres en avoir fait plusieurs fois le tour, nous ne decouvrimes rien. Nous nous regardions, car chacun de nous attendait un avis de son camarade. Tout a coup, je vis mon vieux grognard poser son fusil contre un arbre, et, regardant de tous cotes comme s'il cherchait quelque chose, tirer son sabre du fourreau. A peine avait-il fait ce mouvement, que le pauvre juif, croyant que c'etait pour le tuer, se mit a jeter des cris epouvantables et a abandonner le cheval pour fuir. Mais, les forces lui manquant, il tomba a genoux d'un air suppliant, pour implorer la misericorde de Dieu et de celui qui ne lui voulait pas de mal, car Picart n'avait tire son sabre que pour couper un bouleau gros comme mon bras et le consulter sur la direction que nous avions a prendre. Il coupa l'arbre par le milieu et, ayant examine la partie qui restait attachee au sol, me dit d'un grand sang-froid: "Voila la direction que nous devons prendre! L'ecorce de l'arbre, de ce cote, qui est celui du nord, est un peu rousse et gatee, tandis que, de l'autre cote, qui est celui du midi, elle est blanche et bien conservee. Marchons au midi!" Nous n'avions plus de temps a perdre, car notre plus grande crainte etait que la nuit nous surprit. Nous cherchames a nous frayer un chemin, ayant toujours soin de ne pas perdre de vue la direction de notre point de depart. Dans ce moment, le juif, qui marchait derriere nous, jeta un cri. Nous le vimes etendu de son long. Il etait tombe en tirant le cheval qu'il voulait faire passer entre deux arbres trop serres l'un contre l'autre, de maniere que le pauvre _cognia_ ne savait plus ni avancer, ni reculer. Nous fumes obliges de debarrasser et l'homme et le cheval, dont la charge ainsi que le harnachement etaient tombes sur les jambes de derriere. J'enrageais aussi de voir que nous perdions un temps aussi precieux; j'aurais volontiers abandonne le cheval, et il aurait fallu en venir la si, au bout d'une demi-heure d'efforts, nous ne fussions tombes dans un chemin assez large, que le juif reconnut pour etre la continuation de celui dont nous avions perdu la direction; pour preuve, il nous montra plusieurs gros arbres qu'il reconnaissait, parce qu'ils contenaient des ruches qu'il nous fit voir et qui, malheureusement, etaient perchees trop haut pour notre bec.[47] [Note 47: En Pologne, en Lithuanie, et dans une partie de la Russie, on choisit, dans les forets, les arbres les plus gros et a une hauteur de dix a douze pieds, l'on creuse dans le corps de l'arbre un trou de la profondeur d'un pied, sur autant de largeur et trois de hauteur, et c'est la que les mouches deposent leur miel, que souvent les ours, qui sont tres friands et en grande quantite dans ces forets, vont souvent denicher. Aussi c'est souvent un piege pour les prendre. (_Note de l'auteur._)] Picart, ayant regarde a sa montre, vit qu'il etait pres de quatre heures. Nous n'avions pas de temps a perdre. Nous nous trouvames en face d'un lac gele que notre guide reconnut. Nous le traversames sans difficulte, et, tournant un peu a gauche, nous reprimes notre chemin. A peine y etions-nous entres, que nous vimes venir a nous quatre individus qui s'arreterent en nous voyant. De notre cote, nous nous mimes en mesure de nous defendre. Mais nous vimes qu'ils avaient plus peur que nous, car ils se consultaient afin de voir s'ils devaient avancer ou reculer en se jetant dans le bois. Ils vinrent a nous en nous souhaitant le bonjour. C'etaient quatre juifs que notre guide connaissait. Ils venaient d'un village situe sur la grand'route. Ce village etant occupe par l'armee francaise, il leur etait impossible d'y rester sans mourir de faim et de froid, car, pour des vivres, il n'y en avait plus, et il ne restait pas une maison pour se mettre a l'abri, pas meme pour l'Empereur. Nous apprimes avec plaisir que nous n'etions plus qu'a deux lieues de l'armee francaise, mais que nous ferions bien de ne pas aller plus loin aujourd'hui, parce que nous pourrions nous tromper de chemin. Ils nous conseillaient de passer la nuit dans la premiere baraque, qui n'etait plus bien loin. Ils nous quitterent en nous souhaitant le bonsoir. Nous continuames a marcher, et l'on n'y voyait deja plus, lorsque, heureusement, nous arrivames a l'endroit ou nous devions passer la nuit. Nous y trouvames de la paille et du bois en quantite. Nous allumames de suite un bon feu au poele en terre qui s'y trouvait, et, comme il aurait fallu trop de temps pour faire la soupe, nous nous contentames d'un morceau de viande rotie, et, pour notre surete, nous resolumes de veiller chacun notre tour, toutes les deux heures, avec nos armes chargees a cote de nous. Je ne saurais dire combien il y avait de temps que je dormais, lorsque je fus reveille par le bruit que faisait le cheval, cause par les hurlements des loups qui entouraient la baraque. Picart prit une perche, et, ayant attache, au bout, un gros bouchon de paille et plusieurs morceaux de bois resineux qu'il alluma, il courut sur ces animaux, tenant la perche enflammee d'une main et son sabre de l'autre, de sorte qu'il s'en debarrassa pour le moment. Il rentra un instant apres, tout fier de sa victoire. Mais a peine etait-il etendu sur sa paille, qu'ils revinrent avec plus de furie. Alors, prenant un gros morceau de bois allume, il le jeta a une douzaine de pas et commanda au juif de porter beaucoup de bois sec pour entretenir le feu. Apres cet exploit, nous n'entendimes presque plus les hurlements. Il n'etait pas plus de quatre heures, lorsque Picart me reveilla en me surprenant agreablement. Il avait, sans m'en rien dire, fait de la soupe avec du gruau et de la farine qui lui restaient. Il avait fait rotir ce qu'il appelait du _soigne_, un bon morceau de cheval. Nous mangeames l'un et l'autre d'assez bon appetit. Picart avait fait la part du juif. Nous eumes, aussi, soin de notre cheval: comme il se trouvait plusieurs grands bacs en bois, nous les avions remplis de neige que la chaleur fit fondre. Pour la purifier, nous y avions mis beaucoup de charbon allume. Elle nous servit de boisson et pour faire la soupe, et aussi pour donner a boire a notre cheval qui n'avait pas bu depuis la veille. Apres avoir bien arrange notre chaussure, je pris un charbon, et, me faisant eclairer par le juif, j'ecrivis sur une planche, en grands caracteres, l'inscription suivante: DEUX GRENADIERS DE LA GARDE DE L'EMPEREUR NAPOLEON, EGARES DANS CETTE FORET, ONT PASSE LA NUIT DU 24 AU 25 NOVEMBRE 1812, DANS CETTE CABANE. LA VEILLE, ILS ONT DU L'HOSPITALITE A UNE BRAVE FAMILLE POLONAISE. Et je signai. A peine avions-nous fait cinquante pas, que notre cheval ne voulut plus marcher. Notre guide nous dit qu'il voyait quelque chose sur le chemin. Il reconnut que c'etaient deux loups assis sur le derriere. Aussitot Picart lache son coup de fusil. Les individus disparaissent, et nous continuons. Au bout d'une demi-heure, nous etions sauves. La premiere rencontre que nous fimes fut le bivac de douze hommes que nous reconnumes pour des soldats allemands faisant partie de notre armee. Nous nous arretames pres de leur feu, pour leur demander des nouvelles. Ils nous regarderent sans nous repondre, mais parlerent ensemble pour se consulter. Ils etaient dans la plus grande des miseres. Nous remarquames qu'il y en avait trois de morts. Comme notre guide avait rempli ses conditions, nous lui donnames ce que nous lui avions promis, et, apres lui avoir recommande de remercier encore de notre part la brave famille polonaise, nous lui dimes adieu en lui souhaitant un bon voyage. Il disparut a grands pas. Nous nous disposions a gagner la grand'route, qui n'etait eloignee que de dix minutes de marche, lorsque nous fumes entoures par cinq de ces Allemands qui nous sommerent de leur laisser notre cheval pour le tuer et dirent que nous en aurions notre part. Deux le prirent par la bride, mais Picart, qui n'entendait pas de cette oreille, leur dit en mauvais allemand que, s'ils ne lachaient la bride, il leur coupait la figure d'un coup de sabre. Il le tira du fourreau. Les Allemands n'en firent rien. Il le leur dit encore une fois. Pas plus de reponse. Alors il appliqua, aux deux qui tenaient la bride, un vigoureux coup de poing qui leur fit lacher prise et les etendit sur la neige. Il me donna le cheval a tenir et dit aux deux autres: "Avancez, si vous avez de l'ame!" Mais voyant que plus un ne bougeait, il tira de la marmite, qui etait sur le cheval, trois morceaux de viande qu'il leur donna. Aussitot, ceux qui etaient a terre se releverent pour avoir leur part. Comme je voyais qu'ils mouraient de faim, pour les dedommager d'avoir ete maltraites, je leur donnai un morceau de plus de trois livres, qui avait ete cuit au bivac, devant le lac. Ils se jeterent dessus comme des affames. Nous continuames a marcher. Un peu plus loin, nous rencontrames encore deux feux presque eteints, autour desquels etaient plusieurs hommes sans vigueur. Deux seulement nous parlerent; un nous demanda s'il etait vrai que l'on allait prendre des cantonnements, et un autre nous cria: "Camarades, allez-vous tuer le cheval? Je ne demande qu'un peu de sang!" A tout cela, nous ne repondimes pas. Nous etions encore a une portee de fusil de la grand'route, et nous n'apercevions encore aucun mouvement de depart. Lorsque nous fumes sur le chemin, je dis assez haut a Picart: "Nous sommes sauves!" Un individu qui se trouvait pres de nous, enveloppe dans un manteau a moitie brule, repeta, en elevant la voix: "Pas encore!" Il se retira en me regardant et en levant les epaules. Il en savait plus que moi sur ce qui se passait. Un instant apres, nous vimes un detachement d'environ trente hommes, compose de sapeurs du genie et pontonniers. Je les reconnus pour ceux que nous avions pris a Orcha, ou ils etaient en garnison[48]. Ce detachement, commande par trois officiers, et qui n'etait avec nous que depuis quatre jours, n'avait pas souffert. Aussi paraissaient-ils vigoureux. Ils marchaient dans la direction de la Berezina. Je m'adressai a un officier pour savoir ou etait le quartier imperial. Il me repondit qu'il etait encore en arriere, mais que le mouvement allait commencer et que nous allions, dans un instant, voir la tete de la colonne. Il nous dit aussi de prendre garde a notre cheval; que l'ordre de l'Empereur etait de s'emparer de tous ceux que l'on trouverait, pour servir a l'artillerie et a la conduite des blesses. En attendant la colonne, nous le cachames a l'entree du bois. [Note 48: Ce sont les pontonniers et les sapeurs du genie qui nous sauverent, car c'est a eux a qui nous devons la construction des ponts sur lesquels nous passames la Berezina. (_Note de l'auteur_.)] Je ne saurais depeindre toutes les peines, les miseres et les scenes de desolation que j'ai vues et auxquelles j'ai pris part, ainsi que celles que j'etais condamne a voir et a endurer encore, et qui m'ont laisse d'ineffacables et terribles souvenirs. C'etait le 25 novembre: il pouvait etre sept heures du matin; il ne faisait pas encore grand jour. J'etais dans mes reflexions, lorsque j'apercus la tete de la colonne. Je la fis remarquer a Picart. Les premiers que nous vimes paraitre etaient des generaux, dont quelques-uns etaient encore a cheval, mais la plus grande partie a pied, ainsi que beaucoup d'autres officiers superieurs, debris de l'Escadron et du Bataillon sacres, que l'on avait formes le 22, et qui, au bout de trois jours, n'existaient pour ainsi dire plus. Ceux qui etaient a pied se trainaient peniblement, ayant, presque tous, les pieds geles et enveloppes de chiffons ou de morceaux de peaux de mouton, et mourant de faim. L'on voyait, apres, quelques debris de la cavalerie de la Garde. L'Empereur venait ensuite, a pied et un baton a la main. Il etait enveloppe d'une grande capote doublee de fourrure, ayant sur la tete un bonnet de velours couleur amarante, avec un tour de peau de renard noir. A sa droite, marchait egalement a pied le roi Murat; a sa gauche, le prince Eugene, vice-roi d'Italie; ensuite les marechaux Berthier, prince de Neufchatel; Ney, Mortier, Lefebvre, ainsi que d'autres marechaux et generaux dont les corps etaient en partie aneantis. A peine l'Empereur nous avait-il depasses, qu'il monta a cheval, ainsi qu'une partie de ceux qui l'accompagnaient; les trois quarts des generaux n'avaient plus de chevaux. Tout cela etait suivi de sept a huit cents officiers, sous-officiers, marchant en ordre et portant, dans le plus grand silence, les aigles des regiments auxquels ils avaient appartenu et qui les avaient tant de fois conduits a la victoire. C'etaient les debris de plus de soixante mille hommes. Venait ensuite la Garde imperiale a pied, marchant toujours en ordre. Les premiers etaient les chasseurs a pied. Mon pauvre Picart, qui n'avait pas vu l'armee depuis un mois, regardait tout cela sans rien dire, mais ses mouvements convulsifs ne faisaient que trop voir ce qu'il eprouvait. Plusieurs fois, il frappa la crosse de son fusil contre la terre, et de son poing sa poitrine et son front. Je voyais de grosses larmes couler sur ses joues et retomber sur ses moustaches ou pendaient des glacons. Alors, se retournant de mon cote: "En verite, mon pays, je ne sais pas si je dors ou si je veille. Je pleure d'avoir vu notre Empereur marcher a pied, un baton a la main, lui si grand, lui qui nous fait si fiers!" En disant ces paroles, Picart releva la tete et frappa sur son fusil. Il semblait vouloir, par ce mouvement, donner plus d'expression a ses paroles. Il continua: "Avez-vous remarque comme il nous a regardes?" Effectivement, en passant, l'Empereur avait tourne la tete de notre cote. Il nous avait regardes comme il regardait toujours les soldats de sa Garde, lorsqu'il les rencontrait marchant isolement, et surtout dans ce moment de malheur, ou il semblait, par son regard, vous inspirer de la confiance et du courage. Picart pretendait que l'Empereur l'avait reconnu, chose bien possible. Mon vieux camarade, dans la crainte de paraitre ridicule, avait ote son manteau blanc qu'il tenait sous son bras gauche. Il avait aussi, quoique souffrant de la tete, remis son bonnet a poil, ne voulant pas paraitre avec celui en peau de mouton que le Polonais lui avait donne. Le pauvre Picart oubliait sa triste position pour ne plus penser qu'a celle de l'Empereur et de ses camarades qu'il lui tardait de voir. Enfin parurent les vieux grenadiers. C'etait le premier regiment. Picart etait du second. Nous ne tardames pas a le voir, car la colonne du premier n'etait pas longue. Suivant moi, il en manquait au moins la moitie. Lorsqu'il fut devant le bataillon dont il faisait partie, il avanca pour joindre sa compagnie. Aussitot l'on entendit: "Tiens, l'on dirait Picart!--Oui, repond Picart, c'est moi, mes amis, me voila et je ne vous quitte plus qu'a la mort!" Aussitot la compagnie s'empara de lui (pour le cheval, bien entendu). Je l'accompagnai encore quelque temps pour avoir un morceau de l'animal, si on le tuait, mais un cri, partant de la droite de la compagnie, se fit entendre: "Le cheval appartient a la compagnie, puisque l'homme en fait partie!--C'est vrai, dit Picart, que j'appartiens a la compagnie, mais le sergent qui en demande sa part a descendu le cavalier qui le montait.--Alors, dit un sergent qui me connaissait, il en aura!" Ce sergent faisait les fonctions du sergent-major, mort la veille. La colonne etant arretee, un officier demanda a Picart d'ou il venait et comment il se trouvait en avant, vu que ceux qui, comme lui, escortaient le convoi, etaient rentres depuis trois jours. La halte dura assez longtemps. Il conta son affaire, s'interrompant a chaque instant pour demander apres plusieurs de ses camarades qu'il ne voyait plus dans les rangs: ils avaient succombe. Il n'osait demander apres son camarade de lit, qui etait en meme temps son pays. A la fin, il le demanda: "Et Rougeau, ou est-il?--A Krasnoe, repondit un tambour.--Ah! je comprends!--Oui, continua le tambour; mort d'un coup de boulet qui lui coupa les deux jambes. Avant de nous quitter, il t'a fait son executeur testamentaire; il m'a charge de te remettre sa croix, sa montre et un petit sac de cuir renfermant de l'argent et differents objets. En me les remettant, il m'a charge de te dire que tu les remettes a sa mere, et si, comme lui, tu avais le malheur de ne pas revoir la France, de vouloir bien en charger un autre." Aussitot, devant la compagnie, le tambour, qui se nommait Patrice, tira de son sac tous les objets, en disant a Picart: "Je le les remets, mon vieux, tels que je les ai recus de sa main; c'est lui qui les tira de son sac, que nous remimes ensuite sous sa tete; il est mort un instant apres.--C'est bien, dit Picart, si j'ai le bonheur de retourner en Picardie, je m'acquitterai des dernieres volontes de mon camarade." On recommenca a marcher. Je dis adieu a mon vieux camarade, en lui promettant de le revoir, le soir au bivac. J'attendis, sur le cote du chemin, que notre regiment passat, car l'on m'avait dit qu'il faisait l'arriere-garde. Apres les grenadiers, suivaient plus de trente mille hommes, ayant presque tous les pieds et les mains geles, en partie sans armes, car ils n'auraient pu en faire usage. Beaucoup marchaient appuyes sur des batons. Generaux, colonels, officiers, soldats, cavaliers, fantassins de toutes les nations qui formaient notre armee, marchaient confondus, couverts de manteaux et de pelisses brulees et trouees, enveloppes dans des morceaux de drap, des peaux de mouton, enfin tout ce que l'on pouvait se procurer pour se preserver du froid. Ils marchaient sans se plaindre, s'appretant encore, comme ils le pouvaient, pour la lutte, si l'ennemi s'opposait a notre passage. L'Empereur, au milieu de nous, nous inspirait de la confiance et trouva encore des ressources pour nous tirer de ce mauvais pas. C'etait toujours le grand genie et, tout malheureux que l'on etait, partout, avec lui, on etait sur de vaincre. Cette masse d'hommes laissait, en marchant, toujours apres elle, des morts et des mourants. Il me fallut attendre plus d'une heure, avant que cette colonne fut passee. Apres, il y eut encore une longue trainee des plus miserables qui suivaient machinalement a de grands intervalles. Ceux la etaient arrives au dernier degre de la misere et ne devaient pas meme passer la Berezina dont nous etions si pres. J'apercus, un instant apres, le reste de la Jeune Garde, tirailleurs, flanqueurs et quelques voltigeurs qui avaient echappe a Krasnoe, lorsque le regiment, commande par le colonel Luron, fut, devant nous, ecrase par la mitraille et sabre par les cuirassiers russes. Ces regiments, confondus, marchaient toujours en ordre. Derriere eux suivaient l'artillerie et quelques fourgons. Le reste du grand parc, commande par le general Negre, etait deja en avant. Un instant apres parut la droite des fusiliers-chasseurs, avec lesquels notre regiment formait une brigade. Le nombre en etait encore beaucoup diminue. Notre regiment etait encore separe par de l'artillerie que les chevaux ne savaient plus trainer. Un instant apres, j'apercus la droite marchant sur deux rangs, a droite et a gauche de la route, afin de rejoindre la gauche des fusiliers-chasseurs. L'adjudant-major Roustan, le premier qui m'apercut, me dit: "Eh bien! pauvre Bourgogne, c'est donc vous! L'on vous croit mort en arriere, et vous voila vivant en avant! Allons, tant mieux! N'avez-vous pas rencontre, en arriere, des hommes du regiment?" Je lui repondis que, depuis trois jours, je voyageais dans les bois avec un second, pour eviter d'etre pris par les Russes. M. Serraris dit au colonel qu'il savait que, depuis le 22, j'etais reste en arriere, etant malade, et que s'il etait surpris d'une chose, c'etait de me revoir. Enfin arriva la compagnie, et j'avais repris mon rang a la droite, que mes amis ne m'avaient pas encore apercu[49]. Aussitot qu'ils surent que j'etais la, ils vinrent aupres de moi me faire des questions auxquelles je n'avais pas la force de repondre, tant j'etais emu en me retrouvant au milieu d'eux, comme si j'eusse ete dans ma famille. Ils me disaient qu'ils ne concevaient pas comment j'avais ete separe d'eux, et que cela ne serait pas arrive, s'ils se fussent apercus que j'etais malade a ne pouvoir suivre. En jetant un coup d'oeil sur la compagnie, je vis qu'elle etait encore beaucoup diminuee. Le capitaine manquait; tous les doigts de pieds lui etaient tombes. Pour le moment, l'on ne savait pas ou il etait, quoique marchant avec un mauvais cheval qu'on lui avait procure. [Note 49: Ils marchaient tous la tete baissee, les yeux fixes vers la terre, n'y voyaient presque plus, tant la gelee et la fumee du bivac leur avaient abime la vue. (_Note de l'auteur_.)] Deux de mes amis[50], voyant que je marchais avec peine, me prirent sous les bras. [Note 50: C'etait avec Grangier et Leboude que nous marchions de la sorte. (_Note de l'auteur_.)] Nous rejoignimes les fusiliers-chasseurs. Je ne me rappelle pas, a aucune epoque de ma vie, avoir jamais eu autant envie de dormir, et cependant il fallait suivre. Mes amis me prirent encore sous les bras en me recommandant de dormir, chose que nous fumes obliges de faire chacun notre tour, car le sommeil s'empara aussi d'eux. Il nous est arrive plusieurs fois de nous trouver arretes et endormis tous les trois. Heureusement que le froid, ce jour-la, avait beaucoup diminue, car le sommeil nous aurait infailliblement conduits a la mort. Nous arrivames, au milieu de la nuit, dans les environs de Borisow. L'Empereur se logea dans un chateau situe a droite de la route, et toute la Garde bivaqua autour. Le general Roguet, qui nous commandait, s'empara de la serre du chateau pour y passer la nuit. Mes amis et moi nous nous etablimes derriere. Pendant la nuit, le froid augmenta considerablement. Le lendemain 26, dans la journee, nous allames prendre position sur les bords de la Berezina. L'Empereur etait, depuis le matin, a Studianka, petit village situe sur une hauteur et en face. En arrivant, nous vimes les braves pontonniers travaillant a la construction des ponts, pour notre passage. Ils avaient passe toute la nuit, travaillant dans l'eau jusqu'aux epaules, au milieu des glacons, et encourages par leur general[51]. Ils sacrifiaient leur vie pour sauver l'armee. Un de mes amis m'a assure avoir vu l'Empereur leur presentant du vin. [Note 51: Le general Eble.] A deux heures de l'apres-midi, le premier pont fut fait. La construction fut penible et difficile, car les chevalets s'enfoncaient toujours dans la vase. Aussitot, le corps du marechal Oudinot le traversa pour attaquer les Russes qui auraient voulu s'opposer a notre passage. Deja, avant que le pont fut fini, de la cavalerie du deuxieme corps avait passe le fleuve a la nage; chaque cavalier portait en croupe un fantassin. Le second pont, pour l'artillerie et la cavalerie, fut termine a quatre heures[52]. [Note 52: Ce second pont croula quelque temps apres qu'il fut termine, et au moment ou l'artillerie commencait a passer. Il y perit du monde. (_Note de l'auteur_.)]. Un instant apres notre arrivee sur le bord de la Berezina, je m'etais couche, enveloppe dans ma peau d'ours et, aussitot, je tremblai de la fievre. Je fus longtemps dans le delire; je croyais etre chez mon pere, mangeant des pommes de terre et une tartine a la flamande, et buvant de la biere. Je ne sais combien de temps je fus dans cette situation, mais je me rappelle que mes amis m'apporterent, dans une gamelle, du bouillon de cheval tres chaud que je pris avec plaisir et qui, malgre le froid, me fit transpirer, car, independamment de la peau d'ours qui m'enveloppait, mes amis, pendant que je tremblais, m'avaient couvert avec une grande toile ciree qu'ils avaient arrachee d'un dessus de caisson de l'etat-major, sans chevaux. Je passai le reste de la journee et de la nuit sans bouger. Le lendemain 27, j'etais un peu mieux, mais extraordinairement faible. Ce jour-la, l'Empereur passa la Berezina avec une partie de la Garde et environ mille hommes appartenant au corps du marechal Ney. C'etait une partie du reste de son corps d'armee. Notre regiment resta sur le bord. Je m'entendis appeler par mon nom: je levai la tete et je reconnus M. Peniaux, directeur des postes et des relais de l'Empereur, qui, en voyant le regiment ou il savait que j'etais, s'etait informe de moi. On lui avait dit que j'etais malade. Il venait, non pour me donner des secours, puisqu'il n'avait rien pour lui-meme, mais pour m'encourager. Je le remerciai de l'interet qu'il me temoignait, en ajoutant que je pensais que je ne passerais pas la Berezina, que je ne reverrais plus la France, mais que lui, si, plus heureux que moi, il avait le bonheur de retourner au pays, je le priais de dire a mes parents dans quelle triste situation il m'avait vu. Il m'offrit de l'argent, je le remerciai, car j'avais la valeur de huit cents francs que j'aurais volontiers donnes pour la tartine, les pommes de terre que j'avais cru manger chez moi. Avant de me quitter, il me montra de la main la maison ou l'Empereur avait loge, en me disant qu'il avait joue de malheur, car cette maison etait un magasin de farine, mais que les Russes avaient tout emporte, de sorte qu'il n'avait rien a m'offrir. Il me donna une poignee de main, et me quitta pour passer le pont. Lorsqu'il fut parti, je me rappelai qu'il m'avait parle d'un magasin de farine dans la maison ou avait loge l'Empereur. Aussitot je me leve, et, quoique bien faible, je me traine de ce cote. Il n'y avait pas longtemps que l'Empereur en etait sorti, et deja l'on y avait enleve toutes les portes. En y entrant, j'apercus plusieurs chambres que je parcourus: dans toutes il etait facile de voir qu'il y avait eu de la farine. J'entrai dans une ou je remarquai que les planches etaient mal jointes; il y avait plus d'un pouce d'intervalle. Je m'assis et, avec la lame de mon sabre, je fis sortir autant de terre que de farine, que je mettais precieusement dans un mouchoir. Apres un travail de plus d'une heure, j'en ramassai peut-etre la valeur de deux livres, ou se trouvait un huitieme de terre, de paille et de petits morceaux de bois. N'importe! Dans ce moment je n'y fis pas attention. Je sortis heureux et content. Comme je prenais la direction de notre bivac, j'apercus un feu ou plusieurs soldats de la Garde se chauffaient. Parmi eux etait un musicien de notre regiment qui avait sur son sac une gamelle de fer-blanc. Je lui fis signe de venir me parler, mais, comme il ne se souciait pas beaucoup de quitter sa place, ne sachant pas pourquoi je l'appelais, je lui montrai mon paquet en lui faisant comprendre qu'il y avait quelque chose dedans. Il se leva, quoique avec peine, et, lorsqu'il fut pres de moi, je lui dis, de maniere que les autres ne puissent l'entendre, que, s'il voulait me preter sa gamelle, nous ferions des galettes que nous partagerions. Il consentit de suite a ma proposition. Comme il y avait beaucoup de feux abandonnes, nous en cherchames un a l'ecart. Je fis ma pate et quatre galettes; j'en donnai la moitie a mon musicien que je ramenai avec moi au regiment, toujours sur le bord de la Berezina. En arrivant, je partageai avec ceux qui m'avaient conduit sous les bras et, comme elles etaient encore chaudes, ils les trouverent bonnes. Apres avoir bu un peu d'eau bourbeuse de la Berezina, nous nous chauffames en attendant l'ordre de passer les ponts. Aupres de notre feu etait un soldat de la compagnie qui se mettait en grande tenue: je lui en demandai la raison. Sans me repondre, il se mit a rire en me regardant. Cet homme etait malade; son rire etait le rire de la mort, car il succomba pendant la nuit. Un peu plus loin, c'etait un vieux soldat ayant deux chevrons ou, si l'on veut, quinze ans de service. Sa femme etait cantiniere; ils avaient tout perdu: voitures, chevaux, bagages, ainsi que deux enfants morts dans la neige. Il ne restait plus, a cette pauvre femme, que le desespoir et son mari mourant. Cette malheureuse, jeune encore, etait assise sur la neige, tenant sur ses genoux la tete de son mari mourant et sans connaissance. Elle ne pleurait pas, car, chez elle, la douleur etait trop grande. Derriere elle et appuyee sur son epaule, etait une jeune fille de treize a quatorze ans, belle comme un ange, seule enfant qui leur restait. Cette pauvre enfant pleurait en sanglotant. Ses larmes tombaient et allaient se geler sur la figure froide de son pere. Elle avait, pour tout vetement, une capote de soldat sur une mauvaise robe, et une peau de mouton sur les epaules, pour la preserver du froid[53]. Plus personne du regiment auquel ils appartenaient n'etait la pour les consoler. Le regiment n'existait plus. Nous fimes tout ce qui etait possible en pareille circonstance; je n'ai pu savoir si cette malheureuse famille avait ete secourue. De quelque cote que l'on se tournat, c'etait tableaux semblables. [Note 53: Cette jeune personne etait coiffee, ainsi que sa mere, d'un bonnet de peau de mouton d'Astrakan. (_Note d" l'auteur._)] Les voitures et les caissons abandonnes nous fournissaient du bon bois sec pour nous chauffer; aussi, nous en profitames. Mes amis me demanderent comment j'avais passe mes trois jours d'absence. Ils me conterent a leur tour que, le 23, lorsqu'ils etaient en marche sur la route qui traverse la foret, ils apercurent le 9e corps range en bataille sur la route et qui criait: "Vive l'Empereur!" qu'ils n'avaient pas vu depuis cinq mois. Ce corps d'armee, qui n'avait presque pas souffert et qui n'avait jamais manque de vivres, fut saisi en nous voyant si malheureux, de meme que nous, nous le fumes en les voyant si bien. Ils ne pouvaient pas croire que c'etait la l'armee de Moscou, cette armee qu'ils avaient vue si belle, si nombreuse, aujourd'hui miserable et reduite a si peu de monde. Le 2e corps d'armee, commande par le marechal Oudinot, ainsi que le 9e, commande par le marechal Victor, duc de Bellune, et les Polonais par le general Dombrowski, n'avaient pas ete a Moscou; ils etaient restes en Lithuanie, dans des cantonnements, mais, depuis quelques jours, ils se battaient contre les Russes, les avaient repousses et leur avaient pris une quantite considerable de bagages qui nous embarrassaient; mais, en se retirant, les Russes avaient brule le pont, le seul qui existait sur la Berezina, ce qui arretait notre marche et nous tenait bloques au milieu d'un marais, entre deux forets, tous reunis en masse, Francais, Italiens, Espagnols, Portugais, Croates, Allemands, Polonais, Romains, Napolitains, et meme des Prussiens. Les cantiniers, avec leurs femmes et leurs enfants au desespoir, pleuraient. On a remarque que les hommes avaient plus souffert que les femmes, moralement et physiquement. J'ai vu les femmes supporter avec un courage admirable toutes les peines et les privations auxquelles elles etaient assujetties. Il y en a meme qui faisaient honte a certains hommes, qui ne savaient pas supporter l'adversite avec courage et resignation. Bien peu de ces femmes succomberent, moins celles qui tomberent dans la Berezina en passant le pont, ou qui furent etouffees. A l'entree de la nuit, nous fumes assez tranquilles. Chacun s'etait retire dans ses bivacs et, chose etonnante, plus personne ne se presentait pour passer le pont; pendant toute la nuit du 27 au 28, il fut libre. Comme nous avions du bon feu, je m'endormis, mais, au milieu de la nuit, la fievre me reprit, et j'etais encore dans le delire, lorsqu'un coup de canon me reveilla. Il faisait jour. Il pouvait etre 7 heures. Je me levai, je pris mes armes, et, sans rien dire ni prevenir personne, je me presentai a la tete du pont et je traversai absolument seul. Je n'y rencontrai personne que des pontonniers qui bivaquaient sur les deux rives pour y remedier lorsqu'il y arrivait quelque accident. Lorsque je fus de l'autre cote, j'apercus, sur ma droite, une grande baraque en planches. C'etait la ou l'Empereur avait couche et ou il etait encore. Comme j'avais froid a cause de ma fievre, je me presentai a un feu ou etaient plusieurs officiers occupes a regarder sur une carte, mais je fus si mal recu, que je dus me retirer. Pendant ce temps; un soldat du regiment, qui m'avait apercu, vint me dire que le regiment venait de traverser le pont et qu'il etait alle se mettre en bataille en seconde ligne, derriere le corps du marechal Oudinot, qui se battait sur notre gauche. Comme le canon grondait et que les boulets arrivaient jusqu'a l'endroit ou j'etais, je me disposai a rejoindre le regiment, me disant qu'il valait mieux mourir d'un coup de boulet que de froid ou de faim: j'avancai dans le bois. Chemin faisant, je rencontrai un caporal de la compagnie qui se trainait avec peine. Nous arrivames au regiment en nous tenant par le bras, pour nous soutenir mutuellement. A quelques pas de la compagnie, il y avait un feu: comme il tremblait beaucoup de la fievre, je le conduisis aupres. A peine y etions-nous qu'un boulet de quatre atteint mon pauvre camarade a la poitrine et l'etend raide mort au milieu de nous. Le boulet n'avait pas traverse, il etait reste dans son corps. Lorsque je le vis mort, je ne pus m'empecher de dire assez haut: "Pauvre Marcelin! Tu es bien heureux!" Au meme instant, le bruit courut que le marechal Oudinot venait d'etre blesse. En voyant tomber cet homme du regiment, le colonel etait accouru pres du feu et, voyant que j'etais fort malade, il m'ordonna de retourner pres de la tete du pont, d'y attendre tous les hommes qui se trouvaient en arriere et de les reunir pour rejoindre le regiment. Lorsque j'y arrivai, le plus grand desordre y regnait deja. Les hommes qui n'avaient pas voulu profiter de la nuit ou d'une partie de la matinee venaient, depuis qu'ils entendaient le canon, se jeter en foule sur les bords de la Berezina, afin de traverser les ponts. J'y etais arrive, lorsqu'un caporal de la compagnie, nomme Gros-Jean, qui etait de Paris et dont je connaissais la famille, vint a moi, tout en pleurant, me demander si je n'avais pas vu son frere. Je lui repondis que non. Alors il me conta que, depuis la bataille de Krasnoe, il ne l'avait pas quitte, a cause qu'il etait malade de la fievre, mais que, ce matin, au moment de passer le pont, par une fatalite dont il ne pouvait se rendre compte, il en avait ete separe; que, le croyant en avant, il avait ete de tous cotes pour le retrouver, le demandant a ses camarades; que, ne le trouvant pas a la position ou etait le regiment, il allait repasser le pont, et qu'il fallait qu'il le retrouve ou qu'il perisse. Voulant le detourner d'une resolution aussi funeste, je l'engage a rester pres de moi a la tete du pont ou, probablement, nous verrions son frere lorsqu'il se presenterait. Mais ce brave garcon se debarrasse de ses armes et de son sac en me disant que, puisque j'avais perdu le mien, il me faisait cadeau du sien, s'il ne revenait pas; que, pour des armes, il n'en manquait pas de l'autre cote. Alors il va pour s'elancer a la tete du pont: je l'arrete; je lui montre les morts et les mourants dont le pont est deja encombre et qui empechent les autres de traverser en les attrapant par les jambes, roulant ensemble dans la Berezina, pour reparaitre ensuite au milieu des glacons, et disparaitre aussitot pour faire place a d'autres. Gros-Jean ne m'entendait pas. Les yeux fixes sur cette scene d'horreur, il croit apercevoir son frere sur le pont, qui se debat au milieu de la foule pour se frayer un chemin. Alors, n'ecoutant que son desespoir, il monte sur les cadavres d'hommes et de chevaux qui obstruaient la sortie du pont[54], et s'elance. Les premiers le repoussent, en trouvant un nouvel obstacle a leur passage. Il ne se rebute pas; Gros-Jean etait fort et robuste; il est repousse jusqu'a trois fois. A la fin, il atteint le malheureux qu'il croyait son frere, mais ce n'est pas lui; je voyais tous ses mouvements, je le suivais des yeux. Alors, voyant sa meprise, il n'en est que plus ardent a vouloir atteindre l'autre bord, mais il est renverse sur le dos, sur le bord du pont, et pret a etre precipite en bas. On lui marche sur le ventre, sur la tete; rien ne peut l'abattre. Il retrouve de nouvelles forces et se releve en saisissant par une jambe un cuirassier qui, a son tour, pour se retenir, saisit un autre soldat par un bras; mais le cuirassier, qui avait un manteau sur les epaules, s'embarrasse dedans, chancelle, tombe et roule dans la Berezina, entrainant avec lui Gros-Jean et celui qui le tenait par le bras. Ils vont grossir le nombre des cadavres qu'il y avait au-dessous, et des deux cotes du pont. [Note 54: A la sortie du pont etait un marais, endroit fangeux ou beaucoup de chevaux s'enfoncaient, s'abattaient et ne pouvaient plus se relever. Beaucoup d'hommes aussi arrivaient, traines par la masse jusqu'a la sortie du pont, mais, etouffes au moment ou ils n'etaient plus soutenus, ils tombaient, et ceux qui les suivaient marchaient dessus. (_Note de l'auteur._)] Le cuirassier et l'autre avaient disparu sous les glacons, mais Gros-Jean, plus heureux, avait saisi un chevalet ou il se tenait cramponne et contre lequel se trouvait, en travers, un cheval sur lequel il se mit a genoux. Il implorait le secours de ceux qui ne l'ecoutaient pas. Mais des sapeurs du genie et des pontonniers qui avaient fait les ponts, lui jeterent une corde qu'il eut assez d'adresse pour saisir et de force pour tenir, et se l'attacha autour du corps. Ensuite, de chevalet en chevalet, sur les cadavres qui etaient dans l'eau et sur les glacons, les pontonniers le retirerent a l'autre bord. Mais je ne le revis plus; j'ai su, le lendemain, qu'il avait retrouve son frere a une demi-lieue de la, mais expirant, et que lui-meme etait dans un etat desespere. Ainsi perirent ces deux bons freres et un troisieme qui etait dans le 2e lanciers. A mon retour a Paris, j'ai revu leur famille qui est venue me demander des nouvelles de ses enfants. Je n'ai pu que lui laisser une lueur d'esperance, en lui disant qu'ils etaient prisonniers, mais j'etais certain qu'ils n'existaient plus. Pendant ce desastre, des grenadiers de la Garde parcouraient les bivacs. Ils etaient accompagnes d'un officier; ils demandaient du bois sec pour chauffer l'Empereur. Chacun s'empressait de donner ce qu'il avait de meilleur; meme des hommes mourants levaient encore la tete pour dire: "Prenez pour l'Empereur!" Il pouvait etre dix heures; le second pont, designe pour la cavalerie et l'artillerie, venait de s'abimer sous le poids de l'artillerie, au moment ou il y avait beaucoup d'hommes dessus, dont une grande partie perit. Alors le desordre redoubla car, tous se jetant sur le premier pont, il n'y avait plus possibilite de se frayer un passage. Hommes, chevaux, voitures, cantiniers avec leurs femmes et leurs enfants, tout etait confondu et ecrase, et, malgre les cris du marechal Lefebvre place a l'entree du pont pour maintenir l'ordre autant que possible, il lui fut impossible de rester. Il fut emporte par le torrent et oblige, avec tous ceux qui l'accompagnaient, pour eviter d'etre ecrase ou etouffe, de traverser le pont. J'avais deja reuni cinq hommes du regiment, dont trois avaient perdu leurs armes dans la bagarre. Je leur avais fait faire du feu. J'avais toujours les yeux fixes sur le pont; j'en vis sortir un homme enveloppe d'un manteau blanc: pousse par ceux qui le suivaient, il alla tomber sur un cheval abattu, sur la gauche du pont. Il se releva avec beaucoup de peine, fit encore quelques pas, tomba de nouveau, se releva de meme, pour venir ensuite retomber pres de notre feu. Il resta un instant dans cette position; pensant qu'il etait mort, nous allions le mettre a l'ecart et prendre son manteau, mais il leva la tete en me regardant. Alors il se mit sur les genoux, il me reconnut. C'etait l'armurier du regiment; il se mit a se lamenter en me disant: "Ah! mon sergent! quel malheur! J'ai tout perdu, chevaux, voitures, lingots, fourrures! Il me restait encore un mulet que j'avais amene d'Espagne. Je viens d'etre oblige de l'abandonner. Il etait encore charge de mes lingots et de mes fourrures! J'ai passe le pont sans toucher les planches, car j'ai ete porte, mais j'ai manque de mourir!" Je lui dis qu'il etait encore tres heureux et qu'il devait remercier la Providence s'il arrivait en France, pauvre, mais avec la vie. Le nombre d'hommes qui arrivaient autour de notre feu nous forca de l'abandonner et d'en recommencer un autre, quelques pas en arriere. Le desordre allait toujours croissant, mais ce fut bien pis, un instant apres, lorsque le marechal Victor fut attaque par les Russes et que les boulets et les obus commencaient a tomber dans la foule. Pour comble de malheur, la neige recommenca avec force, accompagnee d'un vent froid. Le desordre continua toute la journee et toute la nuit et, pendant ce temps, la Berezina charriait, avec les glacons, les cadavres d'hommes et de chevaux, et des voitures chargees de blesses qui obstruaient le pont et roulaient en bas. Le desordre devint plus grand encore lorsque, entre huit et neuf heures du soir, le marechal Victor commenca sa retraite. Ce fut sur un mont de cadavres qu'il put, avec sa troupe, traverser le pont. Une arriere-garde faisant partie du 9e corps etait encore restee de l'autre cote et ne devait quitter qu'au dernier moment. La nuit du 28 au 29 offrait encore a tous ces malheureux, sur la rive opposee, la possibilite de gagner l'autre bord; mais, engourdis par le froid, ils resterent a se chauffer avec les voitures que l'on avait abandonnees et brulees expres pour les en faire partir. Je m'etais retire en arriere avec dix-sept hommes du regiment et un sergent nomme Rossiere. Un soldat du regiment le conduisait. Il etait devenu, pour ainsi dire, aveugle, et il avait la fievre[55]. Par pitie, je lui pretai ma peau d'ours pour se couvrir, mais il tomba beaucoup de neige pendant la nuit, elle se fondait sur la peau d'ours par suite de la chaleur du grand feu et, par la meme raison, se sechait. Le matin, lorsque je fus pour la reprendre, elle etait devenue tellement dure, qu'il me fut impossible de m'en servir: je dus l'abandonner. Mais, voulant qu'elle fut encore utile, j'en couvris un homme mourant. [Note 55: J'ai su, depuis, que le sergent avait eu le bonheur de revenir en France. Comme il avait beaucoup d'argent, il trouva un juif qui le conduisit a Koenigsberg; mais en France, etant devenu fou, il se brula la cervelle. (_Note de l'auteur_.)] Nous avions passe une mauvaise nuit. Beaucoup d'hommes de la Garde imperiale avaient succombe: il pouvait etre sept heures du matin. C'etait le 29 novembre. J'allai encore aupres du pont, afin de voir si je rencontrerais des hommes du regiment. Ces malheureux, qui n'avaient pas voulu profiter de la nuit pour se sauver, venaient, depuis qu'il faisait jour, mais trop tard, se jeter en masse sur le pont. Deja l'on preparait tout ce qu'il fallait pour le bruler. J'en vis plusieurs qui se jeterent dans la Berezina, esperant la passer a la nage sur les glacons, mais aucun ne put aborder. On les voyait dans l'eau jusqu'aux epaules, et la, saisis par le froid, la figure rouge, ils perissaient miserablement. J'apercus, sur le pont, un cantinier portant un enfant sur sa tete. Sa femme etait devant lui, jetant des cris de desespoir. Je ne pus en voir davantage; c'etait au-dessus de mes forces. Au moment ou je me retirais, une voiture dans laquelle etait un officier blesse, tomba en bas du pont avec le cheval qui la conduisait, ainsi que plusieurs hommes qui accompagnaient[56]. Enfin, je me retirai. On mit le feu au pont; c'est alors, dit-on, que des scenes impossibles a peindre se sont passees. Les details que je viens de raconter ne sont que l'esquisse de l'horrible tableau. [Note 56: C'est ainsi que perit M. Legrand, frere du docteur Legrand, de Valenciennes. Il avait ete blesse a Krasnoe. Il etait arrive jusqu'a la Berezina. Un instant apres la scene que je viens de tracer, et au moment ou les Russes tiraient sur le pont, l'on m'a assure qu'il avait encore recu une blessure avant d'etre precipite, lui et sa voiture. (_Note de l'auteur_.)] Je venais d'etre prevenu que le regiment allait passer; il venait de quitter la position de la veille. Je fis prendre les armes aux hommes, reunis au nombre de 23, sans compter notre armurier. Lorsque le regiment passa, chacun rentra dans sa compagnie. Nous etions en marche: il pouvait etre neuf heures. Nous traversames un terrain boise et coupe par des marais que nous passames sur des ponts construits en bois de sapin resineux de deux mille pieds de longueur, que les Russes n'avaient pas eu, heureusement pour nous, le bonheur de bruler. L'on s'arreta pour attendre ceux qui etaient encore derriere. Il faisait un peu de soleil. Je m'assis sur le sac de Gros-Jean et je m'endormis, mais un officier, M. Favin, s'en etant apercu, vint me tirer par les oreilles, par les cheveux; d'autres me donnaient des coups de pied dans le derriere, sans pouvoir m'eveiller. Enfin il fallut que plusieurs prennent le parti de me lever, car c'en etait fait: mon sommeil etait celui de la mort et, cependant, j'etais fache que l'on m'eut reveille. Beaucoup d'hommes, que l'on croyait perdus, arrivaient encore des bords de la Berezina. Il y en avait qui s'embrassaient, se felicitaient, comme si l'on venait de passer le Rhin, dont nous etions encore eloignes de quatre cents lieues! On se croyait tellement sauves que, revenus a des sentiments moins indifferents, on plaignait, on regrettait ceux qui avaient eu le malheur de rester en arriere. Pour ne plus m'endormir, on me conseilla de marcher un peu en avant. C'est ce que je fis. IX De la Berezina a Wilna.--Les juifs. Il n'y avait pas une demi-heure que je marchais en avant du regiment, lorsque je rencontrai un sergent des fusiliers-chasseurs que je connaissais. Comme je lui voyais l'air assez content (chose excessivement rare), je lui demandai s'il avait quelque chose a manger: "J'ai, me dit-il, trouve quelques pommes de terre dans le village ou nous sommes". Alors je levai la tete et m'apercus que nous etions, effectivement, dans un village. Je ne l'avais pas encore remarque, marchant toujours absorbe, et la tete baissee. Au nom de _pommes de terre_, je l'arretai pour lui demander dans quelle maison du village il les avait trouvees. Je m'empressai d'y courir, autant que mes jambes me le permettaient, et j'eus le bonheur, apres bien des recherches et du mal, de trouver, sous un four, trois petites pommes de terre, un peu plus grosses que des noix, que je fis cuire a moitie dans un feu abandonne et un peu ecarte de la route, dans la crainte d'etre vu. Lorsqu'elles furent cuites assez, je les mangeai avec un morceau de cheval, mais sans gout, car la fievre que j'avais depuis plusieurs jours m'avait casse l'appetit; aussi je jugeais que, si cela devait durer encore quelques jours, j'etais perdu. Le regiment venant a passer, je repris mon rang, et nous marchames jusqu'a Ziembin, ou l'Empereur etait deja arrive avec une partie de la Garde. Nous le vimes qui regardait du cote de la route de Borisow, sur notre gauche, ou l'on disait que les Russes venaient. Quelques cavaliers de la Garde s'etaient portes en avant, mais les Russes ne se montrerent pas, ce jour-la. L'Empereur alla coucher a Kamen, avec la moitie de la Garde, et nous, les fusiliers-grenadiers et chasseurs, nous couchames en arriere de cet endroit. Le 30, le quartier imperial coucha a Plechnitzie, et nous, nous bivouaquames en arriere. Le lendemain, lorsque nous y arrivames, nous apprimes que, le 29, le marechal Oudinot, qui s'etait retire dans cet endroit apres avoir ete blesse, le 28, a la Berezina, avait failli etre pris; que les Russes, au nombre de deux mille, avec deux pieces de canon, y etaient entres, mais que le marechal, quoique blesse, s'etait defendu avec vingt-cinq hommes, tant officiers que soldats, malheureux et blesses, dans une maison ou ils s'etaient retranches; que les Russes, etonnes des dispositions de defense que faisait le marechal, avec le peu d'hommes qui l'accompagnaient, s'etaient retires sur une hauteur qui domine l'endroit, et que, de la, ils firent le siege de la maison, jusqu'au moment ou de la troupe de la Confederation du Rhin, et une partie de la Garde, arriva avec l'Empereur. Nous remarquames la baraque, en passant: elle etait percee de plusieurs coups de boulets; mais nous ne pumes comprendre comment deux mille Cosaques n'avaient pas eu assez de courage pour prendre d'assaut une baraque en bois, ou vingt-cinq hommes s'etaient retires pour se defendre, il est vrai, jusqu'a la mort. Le lendemain 1er decembre, nous partimes de grand matin. Apres une heure de marche, nous arrivames dans un village ou les fusiliers-chasseurs avaient couche; ils nous attendaient, afin de partir avec nous. En y arrivant, je m'informai si l'on n'y trouvait rien a acheter: un sergent-major des chasseurs me dit que, chez le juif ou il avait loge, se trouvait du genievre. Je le priai de m'y conduire. Etant dans la maison, j'apercus le juif avec une longue, barbe, et, m'adressant a lui fort poliment en allemand, je lui demandai s'il avait du genievre a me vendre. Il me repondit d'un ton brusque: "Je n'en ai plus, les Francais me l'ont pris!" A cela je n'avais rien a repondre, mais, comme je connaissais cette race d'hommes, je n'ajoutai pas foi aux paroles qu'il me disait, car ce n'etait que la crainte de ne pas etre paye qui lui faisait dire qu'il n'en avait plus. Tout a coup, une jeune fille de quatorze a quinze ans descendit d'un grand poele en terre, sur lequel elle etait assise, et s'approchant de moi, me dit: "Si tu veux me donner le galon que tu as la, je te donnerai un verre d'eau-de-vie!" Je consentis a ce qu'elle voulait; aussitot, elle detacha le large galon en argent qui soutenait la carnassiere que je portais au cote, d'une valeur de plus de trente francs, et que j'apportais de Moscou. Lorsqu'il fut en sa possession, elle le cacha dans son sein; ensuite elle le remplaca par une mauvaise corde. Si je l'avais laissee faire, elle m'aurait pris la giberne du docteur que j'avais enlevee au Cosaque; elle s'etait apercue qu'elle etait garnie en argent. Un instant apres, elle m'apporta un mauvais verre de genievre que j'avalai avec peine, tant j'avais l'estomac resserre. La jeune juive me donna encore un petit fromage d'une forme ovale, gros comme un oeuf de poule, et qui avait l'odeur de l'anis. Je le mis precieusement dans ma carnassiere, et je sortis. A peine avais-je pris l'air, que le malheureux verre de genievre, au lieu de descendre dans l'estomac, me monta a la tete. Il fallait passer sur un corps d'arbre qui servait de pont, sur un large et profond fosse rempli de neige. Je le passai en dansant, sans tomber, et je courus jusqu'au milieu du regiment, en faisant la meme chose. Je fis mieux, j'allai prendre de mes camarades par les bras, en chantant et en voulant les faire danser. Plusieurs de mes amis, et meme des officiers, se reunirent autour de moi, en me demandant ce que j'avais: pour toute reponse je dansais, et je chantais. D'autres me regardaient avec indifference. Le sergent-major de la compagnie, me conduisant a quelques pas du regiment, me demanda d'ou je venais. Je lui dis que j'avais bu la goutte: "Et ou?--Viens avec moi", lui dis-je. Il me suivit, nous passames sur l'arbre, en nous tenant par la main. A peine etions-nous de l'autre cote, que je me sentis saisir par un bras: c'etait un de mes amis un Liegeois[57], sergent-major, qui venait savoir ce que j'avais. [Note 57: Leboude. (_Note de l'auteur._)] Lorsque nous fumes chez le juif, je leur dis que, s'ils avaient des galons d'or ou d'argent, ils auraient du genievre: "Si ce n'est que cela, dit le Liegeois, en voila!" Il avait un joli bonnet en peau d'Astrakan, dont le tour etait garni d'un large galon en or; il le donna. Ce fut encore la jeune juive qui fit l'affaire, qui le decousit. On nous donna du genievre; ensuite nous sortimes, mais a peine etions-nous hors de la maison, que la folie me reprit encore plus fort, ainsi qu'au Liegeois, de sorte que je recommence a danser, et le Liegeois aussi. Le sergent-major regardait en nous engageant de marcher pour rejoindre le regiment. Pour toute reponse, nous le prenons chacun par un bras et nous nous dirigeons du cote du fosse, sur l'arbre qui sert de pont, toujours en dansant. Arrive la, le Liegeois glisse, tombe, et entraine le sergent-major ainsi que moi dans le fosse et dans la neige qui recouvrait plus de deux cents cadavres, que l'on y avait jetes depuis deux jours[58]. A cette chute inattendue, le sergent-major jette un cri de terreur et de colere, sans cependant s'etre fait mal, ni nous non plus. Ensuite il se met a jurer apres nous et le Liegeois a chanter; me prenant par les mains, il voulait me faire danser. [Note 58: Ces cadavres provenaient des malheureux qui, les premiers, avaient passe la Berezina et qui, ayant continuellement chemine, s'etaient arretes dans le village, ou les juifs leur avaient vendu des mauvaises liqueurs, qu'ils n'etaient plus habitues de prendre et qui les avaient fait mourir. (_Note de l'auteur._)] Il fallait sortir, mais nous n'en avions ni la force, ni la possibilite. Partout il se trouvait des glacons sous la neige, de sorte que, lorsque nous avions depasse l'endroit ou il n'y avait plus de cadavres, il nous etait impossible de marcher. En definitive, si une compagnie de Westphaliens n'eut passe dans le moment, nous y serions restes. L'on avanca une corde, mais, avec nos mains gelees, nous ne pumes la tenir. On finit par nous descendre le cote d'une voiture qui nous servit d'echelle; des Westphaliens nous aiderent a remonter. Cette descente avait rendu le Liegeois et moi un peu plus calmes. Nous rejoignimes le regiment qui s'etait arrete pres d'un bois; on se remit en marche; une lieue plus loin, nous rencontrames le prince Eugene, vice-roi d'Italie, marchant a la tete d'un petit nombre d'officiers et de quelques grenadiers de la Garde royale, groupes autour de leurs drapeaux. Ils etaient extenues de fatigue. Ce jour-la, nous fimes une forte journee; aussi nous laissames encore beaucoup d'hommes en arriere, et nous allames coucher dans un village abandonne ou nous trouvames de la paille pour nous coucher. La viande de cheval ne nous manquait pas, mais nous n'avions plus de marmite pour la faire cuire et faire du bouillon qui nous aurait soutenus un peu. Nous fumes encore reduits, comme les jours precedents, a manger un morceau de viande rotie, mais nous couchames dans des maisons ou nous pumes faire du feu. Pendant la nuit, je fus oblige de sortir plusieurs fois de la maison ou j'etais couche, car la chaleur, a laquelle je n'etais plus habitue, m'incommodait. Le lendemain, nous partimes de grand matin. C'etait le 2 decembre; la fievre me reprit, j'eprouvais de grandes lassitudes dans les cuisses, de sorte qu'au bout d'une heure de marche, je me trouvais encore en arriere du regiment. Quelque temps apres, je traversai un petit village ou se trouvaient beaucoup de traineurs, mais je le passai sans m'arreter. Un peu plus loin, j'en rencontrai plusieurs milliers, arretes autour de quelques maisons, occupes a rotir du cheval. Le general Maison passa, s'arreta un instant pour engager tout le monde a suivre, si l'on ne voulait pas etre pris par la cavalerie russe, qui n'etait pas loin; mais la grande partie de ces hommes demoralises et affames n'ecoutait plus rien. Ils ne voulaient quitter leurs feux qu'apres avoir mange, et beaucoup se preparaient a defendre, contre l'ennemi, le morceau de cheval qu'ils faisaient cuire. Je continuai a marcher. Plus avant, je rencontrai plusieurs soldats de la compagnie, que je priai de ne pas me quitter. Ils me le promirent, en disant qu'ils me suivraient partout, que tout leur etait indifferent; ils ne tinrent que trop leur parole. Le soir, nous arretames pres d'un bois pour y passer la nuit. Deja beaucoup d'hommes de differents corps y etaient arretes, surtout de l'armee d'Italie, et quelques grenadiers du 1er regiment de la Garde, a qui je demandai des nouvelles de Picart. On me repondit qu'on l'avait vu la veille, mais que l'on pensait qu'il avait le cerveau attaque, qu'il avait l'air d'un fou. Depuis le moment ou, pres du pont de la Berezina, le pauvre Gros-Jean m'avait laisse son sac, je n'avais pas encore pense de l'ouvrir, afin de voir ce qu'il pouvait contenir. Comme j'etais certain qu'il ne reviendrait plus, au moins de si tot, j'en fis la visite en presence des deux hommes de la compagnie qui etaient avec moi et qui, precisement, etaient de son escouade. Je ne trouvai rien d'extraordinaire: seulement un mouchoir renfermant un peu de gruau melange avec du seigle. Un des hommes avait le couvercle d'une marmite; nous le fimes cuire. Je trouvai encore une mauvaise paire de souliers, mais pas de chemise, chose dont j'avais tant besoin; le reste m'etait tout a fait inutile. Heureusement, dans l'endroit ou nous etions arretes, se trouvait beaucoup de bois coupe; nous fimes grand feu. La nuit, le froid fut supportable, mais, le matin au point du jour (journee du 3), un vent du nord s'eleva, qui nous amena un froid de vingt degres. Il fallut se mettre en marche, car la position n'etait pas tenable. Apres avoir mange un morceau de cheval, nous partimes, suivant machinalement ceux qui marchaient devant nous, et qui, pas plus que nous, ne savaient ou ils etaient, ni ou ils allaient. Le froid cessa un peu dans la journee, le soleil fut brillant, aussi nous fimes beaucoup de chemin, nous arretant dans des maisons isolees ou a des feux de bivac abandonnes. Autant que je puis me le rappeler, nous couchames dans une maison de poste. Le soleil, qui s'etait montre la veille, n'etait que l'avant-coureur d'une gelee extraordinaire. Je ne dirai rien de cette journee, car, en verite, je n'ai jamais su comment je la passai. Je fus absorbe tellement que, lorsque mes deux soldats m'adressaient la parole, je leur repondais d'une maniere a leur faire penser que j'etais fou. Le froid fut intolerable. Beaucoup prirent les premiers chemins qu'ils rencontrerent, dans l'espoir de trouver des habitations; enfin nous finimes, comme beaucoup, par nous perdre, en suivant des Polonais qui prenaient un chemin pour aller sur Varsovie, par Olita. Un Polonais qui parlait francais m'assura que nous etions a plus d'une lieue de la route de Wilna. Nous voulumes revenir sur nos pas; nous nous perdimes de nouveau, nous rencontrames trois officiers suivis par plus de cent malheureux de differents corps et de differentes nations, mourant de froid et de misere. Lorsqu'ils surent par nous qu'ils etaient egares, plusieurs pleurerent comme des enfants. Comme nous nous trouvions pres d'un bois de sapins, nous nous decidames a y etablir notre bivac, avec ceux que nous venions de rencontrer. Ils avaient, avec eux, un cheval. On le tua, et une distribution en fut faite; deux feux furent allumes, et chacun fit sa cuisine au bout de son sabre ou d'un baton. Le repas acheve, nous nous formames en cercle autour de plusieurs feux, et il fut convenu qu'un quart veillerait, car l'on craignait a chaque instant d'etre pris par les Russes qui suivaient l'armee, presque toujours sur les cotes de la route. Une heure apres, la neige nous arriva, avec un grand vent qui nous forca de nous mettre sous les abris que nous avions eu la precaution de faire. Un peu plus tard, le vent devint tellement furieux, que la neige y entrait et nous empechait de prendre un peu de repos, malgre que le sommeil nous accablait. Cependant je m'endormis sur mon sac, sur lequel j'etais assis; pour me preserver de la neige, j'avais mis sur ma tete mon collet double en peau d'hermine. Combien de fois, dans cette triste nuit, je regrettai ma peau d'ours! Mon sommeil ne fut pas de longue duree, car un coup de vent emporta l'abri sous lequel j'etais avec mes deux soldats. Nous fumes alors obliges de nous tenir toujours en mouvement, pour ne pas geler. Enfin le jour parut, nous nous mimes en marche, en laissant dans le bivac sept hommes, dont trois etaient deja morts, et quatre sans connaissance, qu'il fallut abandonner. Il pouvait etre huit heures, lorsque nous eumes rejoint la grand'route, et, apres bien des peines, nous arrivames, sur les trois heures apres midi, a Molodetschno, au milieu d'une cohue d'hommes de tous les corps, surtout de l'armee d'Italie. En arrivant dans le village, ou l'Empereur avait couche la veille, nous cherchames a nous introduire pour passer la nuit dans une grange ou dans une ecurie, mais nous etions arrives trop tard. Nous fumes obliges de nous etablir au milieu d'une maison brulee, sans toit, et ou les trois quarts des places etaient deja prises, mais nous nous regardames encore comme tres heureux de pouvoir nous mettre un peu a l'abri d'un froid excessif qui alla toujours en augmentant, jusqu'a notre arrivee a Wilna. J'appris plus tard, a mon arrivee en Pologne, que ce fut de ce village, Molodetschno, que l'Empereur traca son vingt-neuvieme bulletin, qui annoncait la destruction de notre armee, et qui fit tant de sensation en France. Le 5, il faisait grand jour lorsque nous partimes. Nous suivimes machinalement plus de dix mille hommes qui marchaient confusement et sans savoir ou ils allaient. Nous traversames beaucoup d'endroits marecageux, ou nous eussions probablement tous peri, sans les fortes gelees qui consolidaient le mauvais terrain sur lequel nous marchions. Celui qui etait oblige de s'arreter n'etait pas en peine de retrouver son chemin, car la quantite d'hommes qui tombaient pour ne plus se relever pouvait servir de guide. Nous arrivames, lorsqu'il faisait encore jour, a Brenitza, ou l'Empereur avait couche; il en etait parti dans la matinee. Nous fumes plus heureux que le jour precedent: je trouvai un peu de farine a acheter; nous fimes de la bouillie, mais nous n'eumes pas le bonheur de trouver une maison sans toit; nous fumes forces de coucher dans la rue. Apres avoir encore passe cette mauvaise nuit sans dormir, tant il faisait froid, nous partimes pour nous rendre a Smorgony. En suivant la route, nous la vimes couverte d'officiers superieurs des differents corps, ainsi que des nobles debris de l'Escadron et du Bataillon sacres, couverts de mauvaises fourrures, de manteaux brules, meme d'autres qui n'en avaient pas la moitie, l'ayant partage avec un ami, peut-etre avec un frere. Une grande partie marchait appuyee sur un baton de sapin; ils avaient la barbe et les cheveux couverts de glacons; on en voyait qui, ne pouvant plus marcher, regardaient, parmi les malheureux qui couvraient la route, s'il ne s'en trouvait pas des regiments qu'ils commandaient quinze jours avant, afin d'en obtenir un secours, en leur donnant le bras ou autrement: celui qui n'avait pas la force de marcher etait un homme perdu. Il en etait des routes comme des bivacs, ressemblant a un champ de bataille, tant il y avait de cadavres; mais comme, presque toujours, il tombait beaucoup de neige, le tableau etait moins sinistre a voir; d'ailleurs on etait devenu sans pitie; on etait devenu insensible pour soi-meme, a plus forte raison pour les autres; l'homme qui tombait et implorait une main secourable n'etait pas ecoute. C'est de cette maniere que nous arrivames a Smorgony; c'etait le 6. En entrant dans cette ville, nous apprimes que l'Empereur en etait parti la veille, a dix heures du soir, pour la France, laissant le commandement de l'armee au roi Murat. Beaucoup d'etrangers profiterent de cette occasion pour jeter de la defaveur sur l'Empereur a propos d'une demarche qui n'etait que naturelle, car, apres la conspiration de Malet, sa presence devenait necessaire en France, non seulement pour la partie administrative, mais pour y organiser une nouvelle armee. On voyait, au milieu des groupes d'hommes a demi morts qui arrivaient, d'autres individus qui paraissaient tout a fait etrangers et a part des malheureux, car ils etaient bien vetus et vigoureux; ils criaient contre la demarche de l'Empereur. Depuis, j'ai toujours pense que ces hommes etaient des agents de l'Angleterre qui arrivaient au-devant de l'armee pour y precher la defection. Au milieu de cette multitude, je perdis un des hommes qui m'accompagnaient, mais, presse de trouver un gite pour passer la nuit, je ne pouvais pas le chercher. Voyant passer un officier badois faisant partie de la garnison de la ville, je le suivis avec l'autre homme qui me restait, pensant bien qu'il avait un logement ou nous pourrions peut-etre nous introduire. Effectivement, il entra chez un juif ou il etait loge, et, s'apercevant que nous le suivions, nous en facilita l'entree. Lorsque nous y fumes, nous nous installames pres d'un poele bien chaud. Il faut avoir ete souffrant et malheureux comme nous l'etions, pour apprecier le bonheur d'avoir une habitation chaude, ou l'on puisse passer une bonne nuit. Dans la meme chambre etait un jeune officier d'etat-major, malade de la fievre et couche sur un mauvais canape. Il me conta qu'il etait malade depuis Orcha, mais que, ne pouvant aller plus loin, il allait probablement finir sa carriere, car il serait pris par les Russes: "Et Dieu sait, continua-t-il, ce qu'il en adviendra! Pauvre mere, que dira-t-elle lorsqu'elle le saura?" L'officier badois, qui etait present et qui parlait le francais, chercha a le consoler en lui disant qu'il lui procurerait un cheval pour son traineau, puisque celui qui l'avait conduit etait mort. A nous, il nous promit de la soupe et de la viande, mais, pendant la nuit, il partit avec tous ceux des siens qui etaient la en garnison. Quant au pauvre officier, la fievre augmenta pendant la nuit, il fut continuellement dans le delire, et nous, nous n'eumes pas la soupe ni la viande sur lesquels nous avions tant compte. Nous n'eumes que quelques oignons et quelques noisettes que le juif nous vendit bien cher, mais ce n'etait pas trop payer la nuit que nous avions passee a couvert. Le 7 au matin, comme nous etions assez bien reposes, nous partimes de bonne heure et en faisant le moins de bruit possible, afin que le jeune officier ne put nous entendre, vu l'impossibilite ou nous etions de lui rendre aucun service. Peu d'hommes etaient sur le chemin. Lorsque nous eumes fait une lieue, nous nous reposames pres d'une grange incendiee; au bout d'une demi-heure, nous vimes arriver la colonne de la Garde imperiale; les debris de notre regiment etaient la, marchant toujours en ordre autant que possible; je rentrai dans les rangs. Lorsqu'on fit halte, on me demanda sans interet si, depuis quatre jours que l'on ne m'avait vu, j'avais trouve des vivres. Sur ma reponse que je n'avais rien, on me tourna le dos en jurant et en frappant la terre avec la crosse du fusil. On se remit en route, et nous arrivames tres tard a Joupranoui: presque toutes les maisons etaient brulees, les autres abandonnees, sans toits et sans portes. Nous nous mimes comme nous pumes, les uns sur les autres. Le cheval ne manquant pas, j'en fis cuire pour le lendemain. Le lendemain 8, il faisait grand jour lorsque nous partimes, mais le froid etait tellement rigoureux, que les soldats mettaient le feu aux maisons pour se chauffer. Dans toutes maisons, il y avait des malheureux soldats: beaucoup perirent dans les flammes, n'ayant pas la force de se sauver. Dans le milieu de la journee, nous arrivames dans une petite ville dont je ne me rappelle plus le nom. On disait que l'on devait y faire des distributions, mais nous apprimes que les partisans avaient pille les magasins avant notre arrivee, et que ceux qui etaient charges des distributions, ainsi que les commissaires des guerres, s'etaient sauves. Nous continuames notre route, enjambant sur les morts et les mourants. Lorsque nous fimes halte pres d'un bois ou un soldat de la compagnie apercut un cheval abandonne, nous nous reunimes a plusieurs pour le tuer et en prendre chacun un morceau, mais comme personne n'avait plus de hache ni de forces pour en couper, nous le tuames pour en avoir le sang, que nous recueillimes dans une marmite enlevee a une cantiniere allemande et, comme nous trouvions toujours des feux abandonnes, nous le fimes cuire en mettant dedans de la poudre pour assaisonnement: mais, a peine etait-il a moitie cuit, nous apercumes une legion de Cosaques. Nous eumes, cependant, le temps de le manger tel qu'il etait et a pleines mains, de maniere que nos figures et nos vetements etaient barbouilles de sang. Nous etions epouvantables a voir, et nous faisions pitie. Cette halte, causee par un embarras occasionne par l'artillerie, que des chevaux a demi morts trainaient encore, avait reuni plus de trente mille hommes de toutes armes et de toutes les nations, qui offraient un tableau impossible a decrire. Enfin, nous continuames a marcher, et nous arrivames dans un grand village a trois ou quatre-lieues de Wilna. Comme j'allais me disposer a passer la nuit dans une ecurie ou toute la compagnie etait logee, l'on me commanda de garde de police. Je partis avec les hommes que l'on put ramasser et qui vinrent de bon coeur, esperant etre mieux, mais l'on me designa, pour corps de garde, une espece de baraque qui se trouvait au milieu de la place, sur une elevation, et ou le vent vient de tous cotes; malgre le grand feu que nous avions fait, il nous fut impossible de reposer un seul instant. Je reconnus ce village pour celui ou nous avions loge, cinq mois avant, en partant de Wilna pour aller a Moscou, et ou j'avais perdu un trophee, c'est-a-dire une petite boite dans laquelle il y avait des bagues, des colliers en cheveux et des portraits provenant des maitresses que j'avais eues dans tous les pays ou j'avais ete. J'ai beaucoup regrette ma petite collection. Le matin 9, nous partimes pour Wilna, par un froid de vingt-huit degres[59]. De deux divisions, fortes encore de plus de dix mille hommes, Francais et Napolitains, qui, depuis deux jours, s'etaient joints a nous, ainsi que d'autres qui nous attendaient, echelonnes sur la route, a peine, deux mille arriverent a Wilna. Le reste fut decime dans cette terrible journee. Et cependant ces hommes etaient bien vetus, et rien ne leur avait manque en fait que de nourriture, car ils n'avaient quitte les bons cantonnements ou ils etaient, en Pomeranie et en Lithuanie, que depuis quelques jours. Lorsque nous les rencontrames, nous leur fimes pitie, mais, deux jours apres, ils etaient plus malheureux que nous. [Note 59: Beaucoup ont affirme 30 ou 32 degres. _(Note de l'auteur)_] Moins demoralises que nous, on les voyait se secourir les uns les autres; mais lorsqu'ils virent qu'ils etaient aussi les victimes de leur devouement, ils devinrent aussi egoistes que les autres, les officiers superieurs comme les simples soldats. L'espoir d'arriver, dans quelques heures, a Wilna, ou nous devions avoir des vivres en abondance, m'avait rendu des forces, ou plutot, comme beaucoup de mes camarades, je faisais, pour arriver, des efforts surnaturels. Le froid de vingt-huit degres etait au-dessus de tout ce que l'on pouvait faire. Je me sentais defaillir, il semblait que nous marchions au milieu d'une atmosphere de glace. Combien de fois, dans cette triste journee, je regrettai ma peau d'ours qui deja, dans des froids semblables, m'avait sauve la vie! Je n'avais plus de respiration, des glaces s'etaient formees dans mon nez; mes levres se collaient; mes yeux, eblouis par la neige et par la faiblesse, pleuraient, les larmes se gelaient et je n'y voyais plus. Alors j'etais force de m'arreter et de me couvrir la figure avec la peau d'hermine de mon collet, pour en faire fondre la glace. C'est de cette maniere que j'arrivai pres d'une grange a laquelle on avait mis le feu pour se chauffer. Alors je pus respirer un peu: il en etait de meme de presque toutes les habitations que l'on rencontrait. Dans presque toutes, il y avait des malheureux soldats qui, ne pouvant aller plus loin, s'y etaient retires pour mourir. Nous apercumes les clochers de Wilna: je voulus presser le pas afin d'arriver des premiers, mais les vieux chasseurs de la Garde que je rencontrai m'en empecherent. Ils marchaient en colonne et sur deux rangs, de maniere a barrer la route, afin que personne ne passat sans marcher en ordre. On voyait des vieux guerriers ayant des glacons qui leur pendaient a la barbe et aux moustaches, comprimant leurs souffrances pour marcher en ordre, mais cet ordre que l'on voulait maintenir fut impossible. On se jeta en confusion dans le faubourg: en y entrant, j'apercus a la porte d'une maison un de mes amis, velite et officier aux grenadiers, etendu mort; les grenadiers etaient arrives une heure avant nous. Beaucoup d'autres tomberent, en arrivant, d'epuisement et de froid; le faubourg etait deja parseme de cadavres. On designa une maison pour notre bataillon et, quoique deja il s'y trouvait des Badois qui faisaient partie de la garnison, le logement ne fut pas trop petit. Il est vrai qu'un instant apres, ils evacuerent la maison, tant ils avaient peur d'etre devores par nous. On nous fit une distribution de viande de boeuf: nous ne fumes pas assez raisonnables de la reunir pour en faire une soupe. On tombait dessus comme des affames que nous etions, chacun la fit cuire ou chauffer comme il put, quelques-uns la mangerent crue. Un de mes amis nomme Poton, gentilhomme breton, velite et sergent de la meme compagnie que moi, attendait avec une impatience marquee qu'on lui donnat son morceau, qui pouvait etre d'une demi-livre. Comme il etait separe d'environ deux pas de celui qui coupait, on le lui jeta. Il l'attrapa au vol de ses deux mains, comme un chat aurait fait de ses pattes, le porta a sa bouche et le devora avec des mouvements convulsifs, malgre tout ce que nous pumes faire pour l'en empecher: il ne voyait plus rien que le morceau qu'il devorait. Il pouvait etre midi lorsque nous arrivames. Une heure apres, j'entrais en ville afin de voir si je ne trouverais pas de pain et d'eau-de-vie a acheter. Mais, presque partout, les portes etaient fermees; les habitants, quoique nos amis, avaient ete epouvantes en voyant cinquante a soixante mille devorants, comme nous etions, dont une partie avait l'air fou et imbecile; et d'autres, comme des enrages, couraient en frappant a toutes les portes et aux magasins, ou l'on ne voulait rien leur donner ni distribuer, parce que les fournisseurs voulaient que tout se fit en ordre, chose impossible, puisque l'ordre n'existait plus. Comme je voyais qu'il n'etait pas possible de se procurer ce dont j'avais besoin, je me decidais a revenir au faubourg, lorsque je m'entendis appeler par mon nom; je me retourne et, a ma grande surprise, j'apercois Picart qui me saute au cou et m'embrasse en pleurant de plaisir. Depuis le passage de la Berezina, deux fois il avait rencontre le regiment, mais on lui avait assure que j'etais mort ou prisonnier. Il me dit qu'il avait de la farine et qu'il allait la partager avec moi; que, pour de l'eau-de-vie, il me conduirait chez son juif, ou il se faisait fort de m'en avoir, et probablement du pain. Je le priai de m'y conduire en attendant que l'on distribuat des vivres dont j'avais la certitude que l'on aurait, puisque les magasins etaient remplis. Je n'oublierai jamais le singulier effet que produisit sur moi la vue d'une maison habitee; il me semblait qu'il y avait des annees que je n'en avais vu. Picart me fit prendre un peu d'eau-de-vie, que j'eus bien de la peine a avaler: ensuite, j'en achetai une bouteille pour vingt francs, que je mis precieusement dans ma carnassiere. Mais, pour du pain, il fallait attendre jusqu'au soir; il y avait cinquante jours que je n'en avais mange, il me semblait que j'aurais oublie toutes mes miseres, si j'en avais eu. Le juif me conta que les premiers qui etaient arrives le matin avaient tout devore; il nous conseilla de ne pas sortir de chez lui, d'attendre et d'y coucher, qu'il se chargeait de nous procurer tout ce dont nous aurions besoin, et d'empecher que d'autres n'entrent chez lui. D'apres son avis, je me decidai a me reposer sur un banc contre le poele. Je demandai a Picart comment il se faisait qu'il etait si bien avec cette famille juive, car je voyais qu'on le traitait comme un enfant de la maison. Il me repondit qu'il s'etait fait passer pour le fils d'une juive; qu'il avait, pendant les quinze jours que nous avions reste dans cette ville, au mois de juillet, toujours ete avec eux a la synagogue, parce qu'a la suite de cela, il y avait toujours quelques coups de schnapps [60] a boire, et des noisettes a croquer. [Note 60: _Schnapps_, eau-de-vie.] Il y avait longtemps que je n'avais ri, mais je ne pus m'empecher d'eclater, au point que le sang ruissela de mes levres. Picart allait continuer a me conter ces fariboles, quand, tout a coup, nous entendons le bruit du canon et nous voyons arriver notre hote: il avait l'air tout effare, ne sachant plus parler. Il finit par nous dire qu'il venait de voir arriver des soldats bavarois suivis par des Cosaques, justement par la porte ou nous etions arrives. Effectivement, la garnison de la ville battait la generale. A ce bruit, Picart saisit ses armes et, s'avancant pres de moi qui n'etais pas tres dispose a bouger: "Allons, mon pays! me dit-il en me frappant sur l'epaule, nous sommes de la Garde imperiale, il faut etre les premiers a courir aux armes! Ensuite, il ne faut pas souffrir que ces sauvages viennent manger le pain qu'on nous a promis pour ce soir! Si vous avez la force, suivez-moi, et allons nous reunir a ceux qui vont charger cette canaille, chose qui ne sera pas difficile!" Je suivis Picart. Quelques hommes couraient pour se reunir sans savoir ou, mais un plus grand nombre se retirait du cote oppose ou l'on devait se battre, et un plus grand nombre encore, insouciants de tout, ne faisaient pas attention a ce qui se passait. Lorsque nous fumes pres de la porte qui conduisait au faubourg, nous rencontrames un detachement de grenadiers et chasseurs de la Garde. Picart me quitta pour prendre son rang parmi les siens, et comme, a la gauche, il s'en trouvait quelques-uns de chez nous et une vingtaine d'officiers qui avaient des fusils, je les suivis en marchant comme eux, sans savoir qui nous commandait et ou nous allions. L'on gravit la montagne sans ordre, chacun comme il put; plusieurs tomberent et resterent en arriere. Nous etions arrives aux deux tiers de la montagne, que je m'etonnais d'avoir pu aller jusque-la, lorsque je tombai a mon tour et, quoique aide par un paysan lithuanien, j'eus bien de la peine a me relever. Je priai ce brave homme de ne pas m'abandonner, et, pour l'engager a rester avec moi, je lui donnai environ la valeur de quatre francs en monnaie russe, et un verre d'eau-de-vie, dans le petit vase que je possedais encore. Mon paysan fut tellement content qu'il m'aurait, si j'avais voulu, porte sur son dos. Nous continuames a marcher dans un endroit parseme d'hommes et de chevaux morts qui, le matin, avaient, comme l'on dit, peri au port. Beaucoup d'armes se trouvaient a terre; mon paysan ramassa une carabine et des cartouches en me disant qu'il voulait se battre contre les Russes. Apres bien du mal, nous arrivames sur le haut de la montagne ou les Prussiens etaient deja en bataille. Deux cents hommes, dont les trois quarts etaient de la Garde, se trouvaient en face d'ennemis qui consistaient en cavalerie dont une partie etait en eclaireurs, et, comme les Bavarois avaient, en battant en retraite, laisse quelques hommes sur le haut de la montagne, avec deux pieces de canon, deux coups charges a mitraille suffirent pour les faire disparaitre. Comme la position n'etait pas tenable, a cause du froid, nous fimes demi-tour pour revenir en ville, ou le desordre etait a son comble. La terreur s'etait emparee de la garnison, composee presque entierement d'etrangers; les uns se mettaient en disposition de quitter la ville, en chargeant des voitures, des traineaux, des chevaux. En meme temps, l'on entendait crier: "Qui a vu mon cheval? Ou est ma voiture? Arretez donc celui qui se sauve avec mon traineau!" Ce desordre etait particulierement cause par les bandes de voleurs qui s'etaient organisees au commencement de la retraite, dont j'ai signale plus haut l'existence, et qui, voyant une bonne occasion, en profitaient pour enlever voitures, chevaux et traineaux charges de vivres, d'or et d'argent, car, en grande partie, toutes ces dispositions de depart etaient faites par des commissaires des guerres, des fournisseurs et d'autres employes de l'armee, qui durent, des ce moment, faire cause commune avec nous, tandis que les voleurs filaient sur la route de Kowno, certains de ne pas etre suivis. En passant dans le faubourg, je ne voulus pas entrer dans la maison ou s'etaient loges les debris de notre bataillon; je voulais entrer en ville pour deux choses, d'abord pour du pain dont j'etais certain d'avoir avec Picart, et aussi pour que l'on puisse dire que je venais de faire partie de la petite expedition qui venait de chasser les Russes. Mais nous, n'etions pas encore sur la place que l'on rompit les rangs, et chacun s'en alla, persuade que nous ne serions pas longtemps tranquilles. Je courus a la droite pour retrouver Picart, mais, a ma grande surprise, l'on me dit qu'il avait pris la premiere a gauche avec dix autres grenadiers et chasseurs commandes par un officier, pour etre de garde chez le roi Murat, qui venait de quitter la ville pour aller se loger dans le faubourg, sur la route de Kowno. Je pris le parti de le chercher au logement du roi Murat. Chemin faisant, je passai devant la maison ou etait loge le marechal Ney: devant la porte, plusieurs grenadiers de la ligne, de garde, se chauffaient a un bon feu qui me donna une envie de m'approcher pour y prendre part. Voyant comme j'etais malheureux, ils s'empresserent de me faire place. Plusieurs etaient vigoureux et bien habilles. Comme je leur en temoignais ma surprise, ils me dirent qu'ils n'avaient pas ete jusqu'a Moscou; qu'ayant ete blesses au siege de Smolensk, on les avait evacues sur Wilna, ou ils avaient reste jusqu'a present; qu'ils etaient gueris et prets a se battre. Je leur demandai s'ils ne pouvaient me procurer du pain. Ils me dirent, comme le juif, que, si je voulais revenir le soir, ou rester avec eux, ils etaient certains que j'en aurais, mais, comme il fallait que je retourne au faubourg ou etait le bataillon, je promis a ces grenadiers que je reviendrais le soir, et que chaque pain de munition leur serait paye cinq francs. Avant de les quitter, ils me conterent qu'un instant avant que je n'arrive pres d'eux, un peu apres que les Russes s'etaient montres pres de la ville, un general allemand etait venu chez le Marechal, en lui conseillant de partir, s'il ne voulait pas etre surpris par les Russes; mais le Marechal lui avait repondu, en lui montrant une centaine de grenadiers qui se chauffaient dans la cour, qu'avec cela il se moquait de tous les Cosaques de la Russie, et qu'il coucherait dans la ville. Je leur demandai combien ils etaient pour la garde du Marechal: "Environ soixante, me repondit un tambour assis sur sa caisse, et autant que nous avons trouves ici bien portants. Depuis le passage du Dnieper, je suis avec le Marechal et, avec lui, nous savons comment l'on arrange ces chiens de Cosaques. Coquin de Dieu! continua-t-il, s'il ne faisait pas si froid et si je n'avais pas une patte gelee, je voudrais battre la charge demain, toute la journee!" Je retournai au faubourg; en entrant dans la maison ou nous etions loges, je trouvai tous mes camarades couches sur le plancher; l'on avait fait du bon feu, il faisait chaud; j'etais plus que fatigue, je fis comme eux: je me couchai. Il pouvait etre deux heures du matin lorsque je m'eveillai et, comme j'avais manque le rendez-vous donne aux grenadiers de la garde du Marechal, j'annoncai a mes camarades que j'allais entrer en ville pour y chercher du pain, que c'etait le bon moment, parce que toute la troupe etait couchee et que, d'ailleurs, j'avais des billets de banque russes. On m'avait assure que, plus loin, l'on n'en voudrait plus, et qu'a l'heure qu'il etait, je trouverais facilement des juifs ne demandant pas mieux que de faire des echanges. Plusieurs tacherent de se lever pour venir avec moi, mais ne le purent. Un seulement, Bailly, sergent velite, se leva, et les autres nous chargerent de leurs billets, comptant d'en avoir cinquante francs. Nous les avions recus, a Moscou, pour cent, qui etait leur valeur: cent roubles. Il faisait un beau clair de lune, mais, lorsque nous fumes sur la rue, il ne s'en fallut pas de beaucoup que nous ne rentrames dans la maison, tant le froid etait excessif. Jusqu'a la porte de la ville, nous ne rencontrames personne. Arrives a la porte, nous ne vimes personne pour la garder, pas une sentinelle: les Russes pouvaient y entrer aussi facilement que nous. Lorsque nous fumes en face de la premiere maison sur notre gauche, j'apercus de la lumiere par le soupirail de la cave et, me baissant, je vis que c'etait une boulangerie, et que l'on venait d'y cuire du pain. Depuis que nous nous etions approches de la maison, l'odeur nous en montait fortement au nez. Mon camarade frappa; aussitot l'on vint demander ce que nous voulions. Nous repondimes: "Ouvrez, nous sommes des generaux!" De suite l'on ouvrit, et nous entrames. On nous fit passer dans une grande chambre ou nous vimes beaucoup d'officiers superieurs etendus a terre. On ne s'inquieta pas de savoir si nous etions ce que nous nous etions annonces, car depuis longtemps, l'on avait peine a reconnaitre un officier superieur d'avec un soldat. Une grosse femme se tenait debout contre la porte de la cave; nous lui demandames si elle avait du pain a nous vendre. Elle nous repondit que non, qu'il n'y en avait pas de cuit, et, en meme temps, elle nous offrit de descendre dans la cave, qui etait la boulangerie, afin de nous en assurer. Un officier, qui etait couche sur une botte de paille et enveloppe dans une grande pelisse, se leva et descendit avec nous. Nous vimes deux garcons boulangers qui dormaient. Nous regardames de tous cotes, nous ne vimes rien, et nous commencions a croire que cette femme ne nous avait pas trompes, quand, tout a coup, en me baissant, j'apercus, sous le petrin, un grand panier que je tirai a moi. A notre grande surprise, nous vimes qu'il contenait sept grands pains blancs, de trois a quatre livres, aussi beaux que ceux qu'on fait a Paris. Quel bonheur! Quelle trouvaille pour des hommes qui n'en avaient pas mange depuis cinquante jours! Je commencai par m'emparer de deux, que je mis sous mes bras et sous mon collet, mon camarade en fit autant, et l'officier prit les trois autres: cet officier etait Fouche, grenadier velite, alors adjudant-major dans un regiment de la Jeune Garde, actuellement marechal de camp. Nous sortimes de la cave: la femme etait encore debout a la porte; nous lui dimes que nous reviendrions le matin, lorsqu'il y aurait du pain de cuit. Pour etre debarrassee de nous, ne s'apercevant pas de ce que nous emportions, elle nous ouvrit la porte, et nous fumes dans la rue[61]. [Note 61: Depuis ce temps, j'ai revu M. le general Fouche, et lui rappelant cet episode de Wilna, il me dit qu'apres notre sortie de la maison, il manqua d'etre assassine par ceux qui etaient dans la meme maison et par les personnes de la maison qui voulaient lui faire payer celui que nous avions emporte. (_Note de l'auteur_.)] Une fois libres, laissant tomber nos fusils dans la neige, nous nous mimes a mordre dans nos pains comme des voraces, mais, comme j'avais les levres toutes fendues, je ne pouvais ouvrir la bouche pour mordre comme je l'aurais voulu. Dans ce moment, nous apercumes deux individus qui nous demanderent si nous n'avions rien a vendre ou a changer: nous reconnumes des juifs. Je commencai par leur dire que nous avions des billets de banque russes, qu'ils etaient de cent roubles, et combien ils voulaient en donner: "Cinquante!" nous dit le premier en allemand. "Cinquante-cinq!" dit l'autre. "Soixante!" reprend le premier. Enfin il finit par nous en offrir soixante-dix-sept, et je mis encore pour condition qu'il nous payerait du cafe au lait. Il y consentit. Le second vint derriere moi, en me disant: "Quatre-vingts!" Mais le marche etait arrete et, comme on nous avait promis du cafe au lait, nous n'aurions pas voulu, pour vingt francs de plus au billet, faire marche avec d'autres. Le juif avec qui nous venions de faire affaire nous conduisit chez un banquier, car lui n'etait qu'un agent d'affaires. Le banquier etait aussi juif. Lorsque nous y fumes, on nous demanda nos billets; nous en avions neuf. Pour mon compte, j'en avais trois. Apres les avoir donnes, on les regarda minutieusement comme les juifs regardent. Ensuite, ils passerent dans une autre chambre, et nous, en attendant nous nous assimes sur un banc ou nous pumes, provisoirement, caresser notre pain. Le juif qui nous avait conduits etait reste avec nous, mais, un instant apres, on le fit passer dans une chambre ou etait le banquier. Alors nous pensames que c'etait pour nous remettre notre argent, et nous attendimes tranquillement. L'envie que nous avions de boire du cafe nous fit perdre patience; nous appelames le patron, mais personne ne parut. L'idee que l'on voulait nous voler me vint de suite; j'en fis part a mon camarade, qui pensa comme moi. Alors, pour mieux se faire entendre, il donna un grand coup de crosse de fusil contre une espece de comptoir. Comme personne ne paraissait encore, il redoubla contre une cloison en planches de sapin qui faisait separation avec la chambre ou etaient nos fripons. Nous les vimes qui avaient l'air de se concerter. Ayant demande notre argent, on nous dit d'attendre; mais mon camarade chargea son arme en presence de toute la bande, et moi je sautai au cou de celui qui nous avait conduits, en lui demandant nos billets. Lorsqu'ils virent que nous etions determines a faire quelque scene qui n'aurait pas tourne a leur avantage, ils s'empresserent de nous compter notre argent dont les deux tiers en or. Prenant celui qui nous avait conduits, nous le fimes sortir avec nous; lorsque nous fumes dans la rue, il protesta que tout ce qui venait de se passer n'etait pas de sa faute. Nous voulumes bien le croire, en consideration du cafe qu'il nous avait promis. Il nous conduisit chez lui, ou il tint parole. Lorsque nous eumes mange, mon camarade voulut retourner au faubourg, mais, tant qu'a moi, me trouvant trop fatigue et meme malade, je me decidai d'attendre le jour ou j'etais, et, comme il s'y trouvait deux cavaliers bavarois, je me crus en surete; j'avais mis mon argent dans ma ceinture et mon pain dans mon sac. Je me couchai sur un canape: il pouvait etre quatre heures du matin. Il n'y avait pas une demi-heure que je reposais, lorsque des coliques insupportables me prirent, je fus force de me lever; apres, suivirent des maux de coeur, et je rendis tout ce que j'avais dans le corps; ensuite j'eus un derangement qui ne me donna pas un moment de repos, de sorte que je pensais que le juif m'avait empoisonne. Je me crus perdu, car j'etais tellement faible, que je ne pus prendre la bouteille a l'eau-de-vie que j'avais dans mon sac. Je priai un des cavaliers bavarois de m'en donner a boire. Apres en avoir pris un peu, je me trouvai mieux; alors je me remis sur le canape, ou je m'assoupis. Je ne sais combien de temps je restai dans cette position, mais, lorsque je m'eveillai, je trouvai que l'on m'avait enleve mon pain dans mon sac. Il ne m'en restait plus qu'un morceau, que j'avais mis dans ma carnassiere, avec ma bouteille d'eau-de-vie qui, fort heureusement, etait pendue a mon cote. Mon bonnet de rabbin, que je mettais sous mon schako, avait aussi disparu, ainsi que les cavaliers bavarois. Ce n'etait pas cela qui m'inquietait le plus, mais bien ma position, qui etait veritablement critique: independamment de mon derangement de corps, mon pied droit etait gele et ma plaie s'etait ouverte. La premiere phalange du doigt du milieu de la main droite etait prete a tomber; la journee de la veille, avec le froid de vingt-huit degres, avait tellement envenime mon pied, qu'il me fut impossible de remettre ma botte. Je me vis force de l'envelopper de chiffons, apres l'avoir graisse avec la pommade que l'on m'avait donnee chez le Polonais, et par-dessus tout, une peau de mouton que j'attachai avec des cordes. J'en fis autant a la main droite. Je me disposais a sortir, lorsque le juif m'engagea a rester. Il me dit qu'il y avait du riz a me vendre: je lui en achetai une portion, pensant que cela me serait bon pour arreter le mal. Je le priai de me procurer un vase pour le faire cuire; il alla me chercher une petite bouilloire en cuivre rouge que j'attachai sur mon sac avec ma botte, ensuite je sortis de la maison apres lui avoir donne dix francs. Lorsque je fus dans la rue, j'entendis des cris de desespoir: j'apercus une femme pleurant sur un cadavre a la porte d'une maison. Cette femme m'arreta pour me dire de la secourir, de lui faire rendre tout ce qu'on lui avait pris: "Depuis hier, me dit-elle, je suis logee dans la maison que vous voyez, chez des scelerats de juifs. Mon mari etait fort malade: pendant la nuit, ils nous ont pris tout ce que nous avions, et ce matin, je suis sortie pour aller me plaindre. Voyant que je ne pouvais avoir de secours de personne, je suis revenue pour soigner mon pauvre mari; mais lorsque je suis arrivee ici, jugez de mon effroi en voyant, a la porte de la maison, un cadavre! Ces scelerats avaient profite de ce que j'etais sortie pour l'assassiner! Monsieur, continua-t-elle, ne m'abandonnez pas! Venez avec moi!" Je lui repondis qu'il m'etait impossible, mais que ce qu'elle pouvait faire de mieux etait de se reunir a ceux qui partaient. Elle me fit signe de la main que c'etait impossible, et comme, depuis un moment, j'entendais des coups de fusil, je laissai cette malheureuse et me dirigeai du cote de Kowno, ou j'arrivai au milieu de dix mille hommes de toutes armes, femmes, enfants se pressant, se poussant afin de passer les premiers. Le hasard me fit rencontrer un capitaine de la Jeune Garde qui etait mon pays[62]. Il etait avec son lieutenant, son domestique et un mauvais cheval. Le capitaine n'avait plus de compagnie, le regiment n'existait plus. Je lui contai mes peines, il me donna un peu de the et un morceau de sucre, mais, un instant apres, une autre masse de monde arriva derriere nous, qui nous separa. A la tete de la premiere cohue, un tambour battait la marche de retraite, probablement a la tete d'un detachement de la garnison que je n'ai pu voir. Nous marchames pendant plus d'une demi-heure; nous arrivames a l'extremite du faubourg. Alors on commenca a respirer, et chacun marcha comme il put. Lorsque je fus hors de la ville, je ne pus m'empecher de faire des reflexions en pensant a notre armee qui, cinq mois avant, etait entree, dans cette capitale de la Lithuanie, nombreuse et fiere, et qui en sortait miserable et fugitive. [Note 62: M. Debonnez, de Conde, tue a Waterloo, chef de bataillon. (_Note de l'auteur_).] X De Wilna a Kowno.--Le chien du regiment.--Le marechal Ney.--Le tresor de l'armee.--Je suis empoisonne.--La "graisse de voleur".--Le vieux grenadier.--Faloppa.--Le general Roguet.--De Kowno a Elbing.--Deux cantinieres.--Aventures d'un sergent.--Je retrouve Picart.--Le traineau et les juifs.--Une megere.--Eylau.--Arrivee a Elbing. Nous n'etions encore qu'a un quart de lieue de la ville quand nous apercumes les Cosaques a notre gauche, sur les hauteurs et dans la plaine, a notre droite. Cependant ils n'osaient se hasarder de venir a notre portee. Apres avoir marche quelque temps, je rencontrai le cheval d'un officier du train d'artillerie, tombe et abandonne. Il avait, sur le dos, une schabraque en peau de mouton: c'etait precisement ce qu'il fallait pour couvrir mes pauvres oreilles, car il m'eut ete impossible d'aller bien loin sans m'exposer a les perdre. J'avais, dans ma carnassiere, des ciseaux provenant de la trousse du docteur, trouvee sur le Cosaque que j'avais tue le 23 novembre. Je voulus me mettre a l'ouvrage pour en couper et faire ce que nous appelions des _oreilleres_, afin de remplacer le bonnet de rabbin, mais ayant la main droite gelee et l'autre fortement engourdie, je ne pus parvenir a mon but. Deja je me desesperais, lorsqu'un second arriva, plus fort et plus vigoureux que moi; il etait de la garnison de Wilna. Il coupa avec un couteau la sangle qui retenait la schabraque, ensuite il m'en donna la moitie. En attendant que je pusse l'arranger convenablement, je la mis sur la tete et continuai a marcher. Deux coups de canon se firent entendre, ensuite la fusillade: c'etait le marechal Ney qui sortait de la ville en faisant l'arriere-garde, et qui etait aux prises avec les Russes. Ceux qui ne pouvaient plus combattre doublerent le pas autant qu'il leur etait possible; je voulus faire comme eux, mais mon pied gele et ma mauvaise chaussure m'en empechaient, puis les coliques qui me prenaient a chaque instant et qui me forcaient de m'arreter, faisaient que je me trouvais toujours des derniers. J'entendis derriere moi un bruit confus: je fus heurte par plusieurs soldats de la Confederation du Rhin qui fuyaient. Je tombai de tout mon long dans la neige et, aussitot, d'autres me passerent sur le corps. Ce fut avec beaucoup de peine que je me relevai, car j'etais abime de douleurs, mais comme j'etais habitue aux souffrances, je ne dis rien. J'apercus, pas loin de moi, l'arriere-garde; je me crus perdu si, malheureusement, elle venait a me depasser, mais le contraire arriva, car le marechal la fit arreter sur une petite eminence, afin de donner le temps a d'autres hommes que l'on apercevait de sortir encore de la ville pour nous rejoindre. Le marechal avait avec lui, pour contenir l'ennemi, environ trois cents hommes. J'apercus devant moi un individu que je reconnus, a sa capote, pour etre un homme du regiment. Il marchait fortement courbe, en paraissant accable sous le poids d'un fardeau qu'il portait sur son sac et sur ses epaules. Faisant un effort pour me rapprocher de lui, je fus a meme de voir que le fardeau etait un chien et que l'homme etait un vieux sergent du regiment nomme Daubenton[63]; le chien qu'il portait etait le chien du regiment, que je ne reconnaissais pas. [Note 63: Le sergent Daubenton etait un vieux brave qui avait fait les campagnes d'Italie. (_Note de l'auteur_).] Je lui temoignai ma surprise de le voir charge d'un chien, puisque lui-meme avait de la peine a se trainer, et, sans lui donner le temps de me repondre, je lui demandai si c'etait pour le manger; que, dans ce cas, le cheval etait preferable: "Helas! non, me repondit-il, j'aimerais mieux manger du Cosaque; tu ne reconnais donc pas Mouton, qui a les pattes gelees et qui ne peut plus marcher?--C'est vrai, lui dis-je, mais qu'en veux-tu faire?" Tout en marchant, Mouton, a qui j'avais passe la main droite emmaillotee sur le dos, leva la tete pour me regarder et sembla me reconnaitre. Daubenton m'assura que, depuis sept heures du matin, et meme avant, les Russes etaient dans les premieres maisons du faubourg ou nous avions loge: que tout ce qui restait de la Garde en etait parti a six, et qu'il etait certain que plus de douze mille hommes de l'armee, officiers et soldats, qui ne pouvaient plus marcher, etaient restes au pouvoir de l'ennemi. Pour lui, il avait failli subir le meme sort par devouement pour son chien; il voyait bien qu'il serait oblige de l'abandonner sur la route, dans la neige: la veille du jour ou nous etions arrives a Wilna, par vingt-huit degres, il avait eu les pattes gelees et, ce matin, voyant qu'il ne pouvait plus marcher, il avait resolu de l'abandonner sans qu'il s'en apercoive; mais ce pauvre Mouton se doutait qu'il voulait partir sans lui, car il se mit tellement a hurler qu'a la fin il se decida a le laisser suivre. Mais a peine avait-il fait dix pas dans la rue, il s'apercut que son malheureux chien tombait a chaque instant sur le nez: alors il se l'etait fait attacher sur les epaules et sur son sac, et c'etait de cette maniere qu'il avait rejoint le marechal Ney, qui faisait l'arriere-garde avec une poignee d'hommes. Tout en marchant, nous nous trouvames arretes par un caisson renverse qui barrait une partie du chemin: il etait ouvert, il contenait des sacs de toile, mais vides. Ce caisson etait probablement parti de Wilna la veille, ou le matin, et avait ete pille en route, car il avait ete charge de biscuits et de farine. Je proposai a Daubenton de nous arreter un instant, car une forte colique venait de me prendre; il y consentit volontiers, d'autant plus qu'il voulait decidement se debarrasser de Mouton d'une maniere ou d'une autre. A peine nous disposions-nous a nous mettre a notre aise, que nous apercumes, derriere un ravin, un peloton d'une trentaine de jeunes Hessois qui avaient fait partie de la garnison de Wilna et en etaient partis depuis le point du jour. Ils attendaient le marechal Ney. Ils etaient a trente pas de nous et en avant sur la droite de la route. Au meme instant, nous vimes, sur notre gauche, un autre peloton de cavaliers, au nombre de vingt, environ; un officier les commandait. De suite nous les reconnumes pour des Russes; c'etaient des cuirassiers a cuirasses noires sur habits blancs; ils etaient accompagnes de plusieurs Cosaques epars ca et la; ils marchaient de maniere a couper la retraite aux Hessois, ainsi qu'a nous et a une infinite d'autres malheureux qui venaient de les apercevoir et qui retrogradaient pour rejoindre l'arriere-garde en criant: "Gare aux Cosaques!" Les Hessois, commandes par deux officiers, et qui, probablement, avaient apercu les Russes avant nous, s'etaient mis en mesure de se defendre. Pour leur faire face, ils firent une demi-conversion a gauche, en conservant pour point d'appui la petite butte qui les couvrait derriere. Dans ce moment, nous vimes un grenadier de la ligne, bien portant et bien decide, passer pres de nous et aller en courant prendre rang parmi les Hessois. Nous nous disposions a faire de meme, mais, pour le moment, ma position ne me le permettait pas. D'un autre cote, Daubenton, que Mouton embarrassait, voulait, avant tout, le mettre dans le caisson, mais nous n'en eumes pas le temps, car les cavaliers vinrent au galop du cote des Hessois: la, ils s'arreterent en leur signifiant de mettre bas les armes. Un coup de fusil fut la reponse; c'etait celui du grenadier francais, qui fut, en meme temps, suivi d'une decharge generale des Hessois. A cette detonation, nous pensions voir tomber la moitie des cavaliers, mais, chose etonnante, pas un ne tomba, et l'officier, qui etait en avant et qui aurait du etre pulverise, ne parut rien avoir. Son cheval fit seulement un saut de cote. Se remettant aussitot et se tournant vers les siens, ils fondirent sur les Hessois et, en moins de deux minutes, ils furent culbutes et sabres. Plusieurs se sauverent; alors les cavaliers se mirent a les poursuivre. Au meme instant, Daubenton, voulant se debarrasser de Mouton, me cria de l'aider, mais trois cavaliers passerent aupres de lui, a la poursuite des Hessois. Aussitot, pour etre plus a meme de se defendre, il voulut se retirer sous le caisson ou j'etais dans une triste position, souffrant de coliques et de froid, mais il n'en eut pas le temps, car un des trois cavaliers venait de faire un demi-tour et de le charger. Il fut assez heureux pour le voir a temps et se mettre en defense, mais non aussi avantageusement qu'il l'aurait voulu, car Mouton, qui aboyait comme un bon chien apres le cavalier, le genait dans ses mouvements. S'il n'avait pas ete attache aux courroies de son sac, il aurait pu s'en decharger par ce que nous appelions _un coup sac_, mais, pour le faire, il aurait fallu qu'il se debarrassat de son sac auquel il etait attache, et le cavalier, qui tournait autour de lui, ne lui en laissait pas la facilite. Pendant ce temps, quoique mourant de froid, je m'etais rajuste un peu et j'avais arrange ma main droite de maniere a pouvoir m'en servir pour faire usage de mon arme le mieux possible, n'ayant pour ainsi dire plus la force de me soutenir. Le cavalier tournait toujours autour de Daubenton, mais a une certaine distance, craignant le coup de fusil. Voyant que pas un de nous n'en faisait usage, il pensa peut-etre que nous etions sans poudre, car il avanca sur Daubenton et lui allongea un coup de sabre que celui-ci para avec le canon de son fusil. Aussitot, il passa sur la droite et lui en porta un second coup sur l'epaule gauche, qui atteignit Mouton a la tete. Le pauvre chien changea de ton; il n'aboyait plus, il hurlait d'une maniere a fendre le coeur. Quoique blesse et ayant les pattes gelees, il sauta en bas du dos de son maitre pour courir apres le cavalier, mais comme il etait attache a la courroie du sac, il fit tomber son porteur sur le cote. Je crus Daubenton perdu. Je me trainai sur mes genoux, environ deux pas en avant, et j'ajustai mon cavalier; mais l'amorce de mon fusil ne brula pas; alors le cavalier, jetant un cri sauvage, s'elance sur moi,... mais j'avais eu le temps de rentrer sous le caisson, qui etait renverse sur le cote gauche, en lui presentant la baionnette. Voyant qu'il ne pouvait rien contre moi, il retourna sur Daubenton qui n'avait pu encore se relever a cause de Mouton qui le tirait de cote en hurlant et aboyant apres le cavalier. Daubenton s'etait traine contre les brancards du caisson, de sorte que son adversaire ne pouvait plus, avec son cheval, l'approcher autant. Il s'etait place en face, le sabre leve, comme pour le fendre en deux, et ayant l'air de se moquer de lui. Daubenton, quoiqu'a demi mort de froid et de misere, et malgre sa figure maigre, pale et noircie par le feu des bivouacs, paraissait encore plein d'energie, mais d'un aspect etrange et en meme temps comique, a cause du diable de chien qui le tirait toujours de cote en aboyant. Ses yeux etaient brillants, sa bouche ecumait de rage en se voyant a la merci d'un adversaire qui, dans toute autre circonstance, n'aurait pas ose tenir une minute devant lui. Pour apaiser la soif qui le devore, je le vois prendre plein la main de neige, la porter a sa bouche et, aussitot, ressaisir son arme en la faisant resonner comme a l'exercice: c'est lui qui, a son tour, menace son ennemi. Aux cris et aux gestes du cavalier, il etait facile de voir qu'il n'etait pas en sang-froid et, comme l'eau-de-vie ne leur manquait pas, ils paraissaient en avoir bu beaucoup; on les voyait passer et repasser, en jetant des cris, aupres de quelques hommes qui n'avaient pu se replier du cote ou devait venir l'arriere-garde, les jeter dans la neige et les fouler aux pieds de leurs chevaux, car presque tous etaient sans arme, blesses ou ayant les pieds et les mains geles. D'autres, plus valides, ainsi que quelques Hessois echappes a la premiere charge, s'etaient mis dans des positions a pouvoir un instant leur resister, mais cela ne pouvait se prolonger, il fallait du secours ou succomber. Le cavalier auquel mon vieux camarade avait affaire venait de passer a gauche, toujours le sabre leve, lorsque Daubenton me cria d'une voix forte: "N'aie pas peur, ne bouge pas, je vais en finir!" A peine avait-il dit ces paroles que son coup de fusil partit; il fut plus heureux que moi. Le cuirassier est atteint d'une balle qui lui entre sous l'aisselle droite et va ressortir du cote gauche. Il jette un cri sauvage, fait un mouvement convulsif et, au meme instant, son sabre retombe en meme temps que le bras qui le tenait. Ensuite, jetant des flots de sang par la bouche, il pencha le corps en avant sur la tete de son cheval qui n'avait pas bouge, et resta dans cette position, comme mort. A peine Daubenton s'etait-il delivre de son adversaire et debarrasse de Mouton pour s'emparer du cheval, que nous entendimes, derriere nous, un grand bruit, ensuite des cris: "En avant! A la baionnette!" Aussitot, je sors de mon caisson, je regarde du cote d'ou viennent les cris, et j'apercois le marechal Ney, un fusil a la main, qui accourait a la tete d'une partie de l'arriere-garde. Les Russes, en le voyant, se mettent a fuir dans toutes les directions; ceux qui se jettent a droite, du cote de la plaine, trouvent un large fosse rempli de glace et de neige qui les empeche de traverser; plusieurs s'y enfoncent avec leurs chevaux, d'autres restent au milieu de la route, ne sachant plus ou aller. L'arriere-garde s'empara de plusieurs chevaux et fit marcher les cavaliers a pied au milieu d'eux pour, ensuite, les abandonner, car que pouvait-on en faire? On ne pouvait deja pas se conduire soi-meme. Je n'oublierai jamais l'air imposant qu'avait le Marechal dans cette circonstance, son attitude menacante en regardant l'ennemi, et la confiance qu'il inspirait aux malheureux malades et blesses qui l'entouraient. Il etait, dans ce moment, tel que l'on depeint les heros de l'antiquite. L'on peut dire qu'il fut, dans les derniers jours de cette desastreuse retraite, le sauveur des debris de l'armee. Tout ce que je viens de dire se passa en moins de dix minutes. Daubenton se debarrassait de Mouton, pour s'emparer du cheval de celui qu'il venait de mettre hors de combat, lorsqu'un individu, sortant de derriere un massif de petits sapins, s'avance, fait tomber le cuirassier, saisit la monture par la bride, et s'eloigne. Daubenton lui crie: "Arretez, coquin! C'est mon cheval! C'est moi qui ai descendu le cavalier!" Mais l'autre, que je venais de reconnaitre pour le grenadier qui, le premier, avait tire sur les Russes, se sauve avec le cheval, au milieu de la cohue d'hommes qui se pressent d'avancer. Alors Daubenton me crie: "Garde Mouton! Je cours apres le cheval; il faut qu'il me le rende ou il aura affaire a moi!" Il n'avait pas acheve le dernier mot, que plus de 4000 traineurs de toutes les nations arrivent comme un torrent, me separant de lui et de Mouton, que je n'ai plus jamais revu. Ces hommes, que le Marechal faisait marcher devant lui, etaient apres moi sortis de Wilna. Puisque l'occasion s'est presentee de parler du chien du regiment, il faut que je fasse sa biographie: Mouton etait avec nous depuis 1808; nous l'avions trouve en Espagne, pres de Benavente, sur le bord d'une riviere dont les Anglais avaient coupe le pont. Il etait venu avec nous en Allemagne; en 1809, il avait assiste aux batailles d'Essling et de Wagram, ensuite il etait encore retourne en Espagne en 1810 et 1811. C'est de la qu'il partit avec le regiment, pour faire la campagne de Russie, mais, en Saxe, il fut perdu ou vole, car Mouton etait un beau caniche: dix jours apres notre arrivee a Moscou, nous fumes on ne peut plus surpris de le revoir; un detachement compose de quinze hommes, parti de Paris quelques jours apres notre depart, pour rejoindre le regiment, etant passe dans l'endroit ou il etait disparu, le chien avait reconnu l'uniforme du regiment et suivi le detachement. En marchant au milieu d'hommes, de femmes et meme de quelques enfants, je regardais toujours si je ne voyais pas Daubenton, dont je regrettais d'etre separe; mais en arriere, je n'apercus que le marechal Ney avec son arriere-garde, qui prenait position sur la petite butte ou les Hessois avaient ete attaques. Apres cette echauffouree, je fus encore force de m'arreter, tant je souffrais de mes coliques. Devant moi, je voyais la montagne de Ponari, depuis le pied jusqu'au sommet. La route, situee aux trois quarts du versant gauche, se dessinait par la quantite de caissons portant plus de sept millions d'or et d'argent, ainsi que d'autres bagages, dans des voitures conduites par des chevaux dont les forces etaient epuisees, de sorte que l'on se voyait force de les abandonner. Un quart d'heure apres, j'arrivai au pied de la montagne ou on avait bivouaque pendant la nuit; l'on y voyait encore l'emplacement de feux, dont une partie encore allumee; et autour desquels plusieurs hommes se chauffaient pour se reposer avant de la monter. C'est la que j'appris que les voitures, parties la veille, a minuit, du faubourg de Wilna, et arrivees a un defile, n'avaient pu aller plus avant. Un des premiers caissons s'etant ouvert en se renversant, l'argent en avait ete pris par ceux qui etaient pres de la. Les autres voitures furent obligees d'arreter depuis le haut jusqu'au bas. Beaucoup de chevaux s'etaient abattus pour ne plus se relever. Pendant que l'on me contait cela, on entendait la fusillade de l'arriere-garde du marechal Ney et, sur notre gauche, on apercevait les Cosaques que la vue du butin attirait, mais qui n'avancaient qu'avec circonspection, attendant que l'arriere-garde fut passee afin de moissonner sans danger. Je me remis a marcher, mais, au lieu de prendre la route ou etaient les caissons, je tournai la montagne par la droite, ou plusieurs voitures avaient essaye de passer, mais presque toutes avaient ete renversees dans le fosse, au bord du chemin que l'on voulait se frayer. Il y avait un caisson dans lequel il restait encore beaucoup de portemanteaux. J'aurais bien voulu en attraper un, mais, dans l'etat de faiblesse ou j'etais, je n'osais pas risquer cette entreprise, dans la crainte de ne pouvoir plus remonter le fosse, si je descendais dedans. Heureusement, un infirmier de la garnison de Wilna, voyant mon embarras, fut assez complaisant pour y descendre, et m'en jeta un dans lequel je trouvai quatre belles chemises de toile fine dont j'avais le plus besoin, et une culotte courte de drap de coton: c'etait le portemanteau d'un commissaire des guerres, l'adresse me l'indiquait. Content d'avoir trouve du linge, moi qui n'avais pas, depuis le 5 novembre, change de chemise, dont les pauvres lambeaux etaient remplis de vermine, je mis le tout dans mon sac. Un peu plus loin, je ramassai un carton dans lequel il y avait deux superbes chapeaux a claque. Comme c'etait fort leger, je le mis sous mon bras, je ne sais en verite pourquoi, probablement pour changer contre autre chose, si l'occasion s'en presentait. Le chemin que je suivais tournait a gauche, a travers les broussailles, pour, de la, rejoindre la grand'route. Ce chemin avait ete trace par les premiers hommes qui, a la pointe du jour, avaient franchi la montagne. Apres une demi-heure de marche penible, j'entendis une forte fusillade accompagnee de grands cris qui partaient du cote de la route ou etaient les caissons; c'etait le marechal Ney qui, voyant que l'on ne pouvait sauver le tresor, le faisait distribuer aux soldats, et, en meme temps, faisait faire, contre les Cosaques, une distribution de coups de fusil pour les empecher d'avancer. De mon cote, sur la droite, je les voyais qui avancaient insensiblement, car il n'y avait, pour les arreter, que quelques hommes comme moi, disperses ca et la sur la montagne, et qui cherchaient a gagner la route. Tout a coup, je fus force de m'arreter, je n'avais plus de jambes; je bus un bon coup de mon eau-de-vie et j'avancai; j'arrivai sur un point de la montagne qui n'etait pas eloigne de la route, et, comme je regardais la direction que je devais prendre, la neige croula sous moi et je m'enfoncai a plus de cinq pieds de profondeur. J'en avais jusqu'aux yeux; je faillis etouffer, et c'est avec bien de la peine que je m'en tirai, tout transi de froid. Un peu plus loin, j'apercus une baraque et, comme je voyais qu'il y avait du monde, je m'y arretai; c'etait une vingtaine de militaires, presque tous de la Garde, ayant tous des sacs de pieces de cinq francs. Plusieurs, en me voyant, se mirent a crier: "Qui veut cent francs pour une piece de vingt francs en or?" Mais, comme il ne se trouvait pas de changeurs, ils etaient tres embarrasses, et finissaient par en offrir a ceux qui n'en avaient pas. Dans le moment, je tenais plus a mon existence qu'a l'argent: je refusai, car j'avais environ huit cents francs en or, et plus de cent francs en pieces de cinq francs. Je restai dans cette baraque le temps d'arranger la peau de mouton sur ma tete, afin de preserver mes oreilles du froid, mais je ne pus changer de chemise, le temps pressant. Je sortis en suivant des musiciens charges d'argent, mais qui, dans cette position, ne pouvaient aller bien loin. Les coups de fusil, qui n'avaient pas cesse de se faire entendre, s'approchaient, de sorte que nous fumes obliges de doubler le pas. Ceux qui etaient charges d'argent ne pouvant le faire facilement, diminuaient leur charge en secouant leurs sacs pour en faire tomber les pieces de cinq francs, en disant qu'il aurait mieux valu les laisser dans les caissons, d'autant plus qu'il y avait de l'or a prendre, mais qu'ils n'avaient pas eu le temps d'enfoncer les caisses; que, cependant, il y en avait beaucoup qui avaient des sacs de doubles napoleons. Un peu plus avant, j'en vis encore plusieurs venant de la direction ou etaient les caissons, portant dans leurs mains des sacs d'argent: etant sans force et ayant les doigts geles ou engourdis, ils appelaient ceux qui n'en avaient pas pour leur en donner une partie, mais il est arrive que celui qui en avait porte une partie du chemin et qui voulait en donner a d'autres, n'en avait plus; il est meme certain que, plus avant, des hommes qui n'en avaient pas ont force ceux qui en portaient a partager avec eux, et que le pauvre diable qui le portait depuis longtemps se voyait arracher son sac et etait tres heureux si, en voulant defendre ce qu'il avait, il se relevait, car il etait toujours le moins fort. J'avais gagne la route, et, comme je n'avais pas tres froid, je m'arretai pour me reposer. Je voyais arriver d'autres hommes encore charges d'argent et qui, par moments, s'arretaient pour tirer des coups de fusil aux Cosaques. Plus haut, l'arriere-garde etait arretee pour laisser encore passer quelques hommes, ainsi que plusieurs traineaux portant des blesses, et sur lesquels on avait mis, autant que l'on avait pu, des barils d'argent. Cela n'empechait pas que des hommes, attires par l'appat du butin, etaient encore restes en arriere, et, le soir, etant au bivouac, l'on m'assura que beaucoup avaient puise dans les caissons avec les Cosaques. Je continuai a marcher peniblement. Je vis venir a moi un officier de la Jeune Garde tres bien habille, bien portant, que je reconnus de suite. Il se nommait Prinier; c'etait un de mes amis, passe officier depuis huit mois. Surpris de le voir aller du cote d'ou nous venions, je lui demandai, en l'appelant par son nom, ou il allait: il me demanda a son tour qui j'etais. A cette sortie inattendue faite par un camarade avec lequel j'avais ete dans le meme regiment pendant cinq ans, et sous-officier comme lui, je ne pus m'empecher de pleurer, en voyant que c'etait parce que j'etais change et miserable qu'il ne me reconnaissait pas. Mais, un instant apres: "Comment, mon cher ami, c'est toi! Comme te voila malheureux!" En disant cela, il me presenta une gourde pendue a son cote, dans laquelle il y avait du vin, en me disant: "Bois un coup!" et, comme je n'avais qu'une main de libre, le brave Prinier me soutenait de la main gauche et, de l'autre, me versait le vin dans la bouche. Je lui demandai s'il n'avait pas rencontre les debris de l'armee; il me dit que non, qu'ayant ete loge, la nuit derniere, dans un moulin eloigne de la route d'un quart de lieue, il etait tres probable que la colonne etait passee pendant ce temps, mais qu'il en avait vu de tristes traces par quelques cadavres apercus sur son chemin; que ce n'etait que depuis hier qu'il savait, mais d'une maniere encore bien vague, les desastres que nous avions eprouves; qu'il allait rejoindre l'armee, comme il en avait l'ordre: "Mais il n'y en a plus d'armee!--Et les coups de feu que j'entends?--Ce sont ceux de l'arriere-garde, commandee par le marechal Ney.--Dans ce cas, me repondit-il, je vais rejoindre l'arriere-garde." En disant cela, il m'embrasse pour me quitter, mais, en faisant ce mouvement, il s'apercoit que j'avais un carton sous le bras; il me demande ce qu'il contenait. Lui ayant dit que c'etaient des chapeaux, et me les demandant, je les lui donnai avec bien du plaisir. C'etait precisement ce qui lui manquait, car il avait encore, sur la tete, son schako de sous-officier. Le vin qu'il m'avait fait boire m'avait rechauffe l'estomac: je me proposai de marcher jusqu'au premier bivouac; une heure apres avoir quitte Prinier, j'apercus des feux. C'etaient des chasseurs a pied. Je m'approchai comme un suppliant. On me dit, sans me regarder: "Faites comme nous, allez chercher du bois et faites du feu!" Je m'attendais a cette reponse; c'etait toujours ce que l'on repondait a ceux qui se trouvaient isoles. Ils etaient six, leur feu n'etait pas brillant; ils n'avaient pas non plus d'abri pour se garantir du vent et de la neige, s'il venait a en tomber. Je restai longtemps debout derriere, portant quelquefois le corps en avant, ainsi que les mains, pour sentir un peu de chaleur. A la fin, accable de sommeil, je pensai a ma bouteille d'eau-de-vie. Je l'offris, on l'accepta, et j'eus une place. Nous vidames la bouteille a la ronde, et, lorsque nous eumes fini, je m'endormis assis sur mon sac, la tete dans mes deux mains. Je dormis peut-etre deux heures, souvent interrompu par le froid et par les douleurs. Lorsque je m'eveillai, je profitai du peu de feu qu'il y avait encore, pour faire cuire un peu de riz dans la bouilloire que le juif m'avait vendue. Je commencai par prendre de la neige autour de moi, je la fis fondre et j'y mis du riz qui finit par cuire a demi. Comme je ne pouvais pas bien le prendre avec la cuiller, et qu'un chasseur, a ma droite, mangeait avec moi, je le renversai sur le cul de mon schako qui etait creux: c'est de cette maniere que nous le mangeames. Ensuite, reprenant ma position premiere, et comme le froid, cette nuit-la, n'etait pas tres rigoureux, je me rendormis. _11 decembre_.--Lorsque je me reveillai, il n'etait pas pres encore d'etre jour. Apres avoir arrange mon pied, je me levai pour me remettre en marche, car il fallait bien, si je ne voulais pas m'exposer a mourir de misere comme tant d'autres, rejoindre mes camarades. Je marchai seul jusqu'au jour, m'arretant quelquefois a un feu abandonne, ou je trouvais des hommes morts ou mourants. Lorsqu'il fit jour, je rencontrai quelques soldats du regiment, qui me dirent qu'ils avaient couche avec l'Etat-major. Un peu plus avant, j'apercus un individu ayant sur les epaules une peau de mouton et marchant peniblement, appuye sur son fusil. Lorsque je fus pres de lui, je le reconnus pour le fourrier de notre compagnie. En me voyant, il jeta un cri de surprise et de joie, car on lui avait assure que j'etais reste prisonnier a Wilna. Le pauvre Rossi, c'etait son nom, avait les deux pieds geles et enveloppes dans des morceaux de peau de mouton. Il me conta qu'il s'etait separe des debris du regiment, ne pouvant marcher aussi vite que les autres, et que nos amis etaient fort inquiets sur mon compte. Deux grosses larmes coulaient le long de ses joues, et comme je lui en demandais la cause, il se mit a pleurer en s'ecriant: "Pauvre mere, si tu pouvais savoir comme je suis! C'est fini, je ne reverrai plus jamais Montauban!"--c'etait le nom de son endroit. Je cherchai a le consoler en lui faisant voir que ma position etait encore plus triste que la sienne. Nous marchames ensemble une partie de la journee; souvent j'etais oblige de m'arreter pour mon derangement de corps et, quoique je n'eusse pas besoin de defaire mes pantalons pour satisfaire a mes besoins, je n'en perdais pas moins du temps, car, depuis Wilna, ne pouvant, a cause de mes doigts geles ou engourdis, remettre mes bretelles, j'avais decousu mon pantalon depuis le devant jusqu'au derriere; je le faisais tenir par le moyen d'un vieux cachemire qui me serrait le ventre; de cette maniere, lorsque j'avais besoin, je m'arretais, et, debout, je satisfaisais a tout a la fois. Lorsque je prenais quelque chose, j'etais certain qu'un instant apres, je le laissais aller. Il pouvait etre midi lorsque je proposai de nous arreter dans un village que nous apercevions devant nous. Nous entrames dans une maison veuve de ses habitants; nous y trouvames trois malheureux soldats qui nous dirent que, ne pouvant aller plus loin, ils avaient resolu d'y mourir. Nous leur fimes des observations sur le sort qui les attendait, lorsqu'ils seraient au pouvoir des Russes. Pour toute reponse, ils nous montrerent leurs pieds; rien de plus effrayant a voir: plus de la moitie des doigts leur manquaient, et le reste etait pres de tomber. La couleur de leurs pieds etait bleue et, pour ainsi dire, en putrefaction. Ils appartenaient au corps du marechal Ney. Peut-etre, lorsqu'il aura passe, quelque temps apres, les aura-t-il sauves. Nous nous arretames assez de temps pour faire cuire un peu de riz, que nous mangeames. Nous fimes aussi rotir un peu de cheval, pour manger au besoin; ensuite nous partimes en nous promettant de ne point nous separer, mais la grande cohue de trainards arriva, nous entraina, et, malgre tous nos efforts, nous fumes separes, sans pouvoir nous rejoindre. J'arrivai sur un moulin a eau: la, je vis un soldat qui, ayant voulu passer sur la glace de la petite riviere du moulin, s'etait enfonce. Quoique n'ayant de l'eau que jusqu'a la ceinture, au milieu des glacons, on ne put le retirer. Des officiers d'artillerie qui avaient trouve, dans le moulin, des cordes, les lui jeterent, mais il n'eut pas la force d'en saisir un bout; quoique vivant encore, il etait gele et sans mouvement. Un peu plus loin, j'appris que le regiment, si toutefois l'on pouvait encore l'appeler de ce nom, devait aller coucher a Zismorg; pour y arriver, il me restait encore cinq lieues a faire. Je resolus, quand je devrais me trainer sur les genoux, de les faire; mais que de peine il m'en couta! Je tombais d'epuisement sur la neige, croyant ne plus me relever; heureusement, depuis que je m'etais separe de Rossi, le froid avait beaucoup diminue. Apres des efforts surnaturels, j'entrai dans le village; il etait temps, car j'avais fait tout ce qu'un homme peut faire pour echapper aux griffes de la mort. La premiere chose que j'apercus, en entrant, fut un grand feu a droite, contre le pignon d'une maison brulee. Ne pouvant aller plus loin, je m'y trainai, mais quelle ne fut pas ma surprise en reconnaissant mes camarades! Lorsque je fus pres d'eux, je tombai presque sans connaissance. Grangier me reconnut, s'empressa, avec d'autres de mes amis, de me secourir; l'on me coucha sur de la paille: c'etait la quatrieme fois que nous en trouvions depuis que nous etions partis de Moscou. M. Serraris, lieutenant de la compagnie, qui avait de l'eau-de-vie, m'en fit prendre un peu; ensuite l'on me donna du bouillon de cheval que je trouvai bon, car, cette fois, il etait sale avec du sel, tandis que, jusqu'alors, nous mangions tout sale avec la poudre. Mes coliques me reprirent plus fort que jamais; j'appelai Grangier, je lui dis que je pensais que j'etais empoisonne. Aussitot il fit fondre de la neige dans la petite bouilloire, pour me faire du the qu'il apportait de Moscou; j'en bus beaucoup; ca me fit du bien. Le pauvre Rossi arriva, aussi malheureux que moi; il etait accompagne du sergent Bailly, qu'il avait rencontre un instant apres avoir ete separe de moi. Ce sergent etait celui avec lequel j'avais ete changer les billets de banque a Wilna, et avec lequel j'avais pris du cafe chez le juif. Il etait aussi fortement indispose que moi; en me voyant, il me, demanda comment je me portais et, lorsque je lui eus dit comme j'avais ete malade apres avoir pris le cafe, il ne douta plus qu'on ait voulu nous empoisonner, ou, au moins, nous mettre dans un etat a pouvoir nous devaliser. Couche sur de la paille et pres d'un grand feu, je m'arrangeais de mon mieux, quand, tout a coup, je ressentis dans les jambes et dans les cuisses, des douleurs tellement violentes que, pendant une partie de la nuit, je ne fis qu'un cri. Aussi j'entendais dire: "Demain, il ne pourra pas partir!" Je le pensais aussi; je me disposai a faire, comme beaucoup avaient deja fait, mon testament. J'appelai mon intime ami Grangier; je lui dis que je voyais bien que tout etait fini. Je le priai de se charger de quelques petits objets pour remettre a ma famille, si, plus heureux que moi, il avait le bonheur de revoir la France. Ces objets etaient: une montre, une croix en or et en argent, un petit vase en porcelaine de Chine: ces deux derniers objets, je les possede encore. Je voulais aussi me defaire de tout l'argent que j'avais, a la reserve de quelques pieces d'or que je voulais cacher dans la peau de mouton qui m'enveloppait le pied, esperant que les Russes, en me prenant, n'iraient pas chercher dans les chiffons. Grangier, qui m'avait ecoute sans m'interrompre, me demanda si j'avais la fievre ou si je revais: je lui repondis que tant qu'a la fievre, effectivement je l'avais, mais que je n'etais pas dans le delire. Il se mit a me faire de la morale, en me rappelant mon courage dans des situations plus terribles que celles ou nous nous trouvions: "Oui, lui dis-je, mais alors j'avais plus de force qu'a present!" Il m'assura que j'en avais dit autant au passage de la Berezina, ou j'etais pour le moins aussi malade et que, cependant, depuis, j'avais fait quatre-vingts lieues; que, pour quinze qu'il restait pour arriver a Kowno, et que l'on ferait en deux jours, il n'y avait pas de doute qu'avec le secours de mes amis, je pourrais fort bien les faire; que demain l'on ne faisait que quatre lieues: "Ainsi, me dit-il, tache de te reposer, mais, avant tout, renferme les objets, je prendrai seulement ta bouilloire, que je porterai.--Et moi, dit un autre, cette seconde giberne (la giberne du docteur) qui doit te gener!" Pendant ce temps, Rossi, qui etait couche pres de moi, me dit: "Mon cher ami, vous ne resterez pas seul, demain matin; je partagerai votre sort, car je suis, pour le moins, aussi malade que vous; la journee d'aujourd'hui m'a tellement epuise, que je ne saurais aller plus loin. Cependant, me dit-il, si, lorsque l'arriere-garde passera, nous pouvons marcher avec elle, nous le ferons, car nous aurons quelques heures de repos de plus. Si nous ne nous sentons pas assez de force pour la suivre, nous nous eloignerons sur la droite. Le premier village, le premier chateau que nous trouverons, nous irons nous mettre a la disposition du baron ou seigneur: peut-etre aura-t-on pitie de nous--je sais peindre un peu--jusqu'au moment ou, bien portants, nous pourrons gagner la Prusse ou la Pologne, car il est probable que les Russes n'iront pas plus loin que Kowno." Je lui dis que je ferais comme il voudrait. M. Serraris, a qui Grangier venait de faire part de mon dessein, s'approcha de moi pour me consoler; il me dit que, tant qu'a mes douleurs, ce n'etait rien, qu'elles ne provenaient que de la fatigue d'hier; il me fit coucher devant le feu et comme, fort heureusement, le bois ne manquait pas, l'on en fit un bon, a me rotir. Ce feu me fit tant de bien, que je sentais mes douleurs diminuer et un bien-etre qui me fit dormir quelques heures. Il en fut de meme pour le pauvre Rossi. * * * * * En 1830, je fus nomme officier d'etat-major a Brest; le jour de mon arrivee, etant a table avec ma femme et mes enfants, a l'hotel de Provence ou j'etais loge, il y avait, en face de moi, un individu ayant une fort belle tenue et qui me regardait souvent. A chaque instant, il cessait de manger et, le bras droit appuye sur la table pour reposer sa tete, semblait reflechir, ou plutot se rappeler quelques souvenirs. Ensuite il causait avec le maitre de la maison. Ma femme, qui etait aupres de moi, me le fit remarquer: "Effectivement, lui dis-je, cet homme commence a m'intriguer, et, si cela continue, je lui demanderai ce qu'il me veut!" Au meme moment, il se leve, jette sa serviette a terre, et passe dans un bureau ou etait le registre des voyageurs. Il rentre dans la salle en s'ecriant a haute voix: "C'est lui! Je ne me trompais pas! (en m'appelant par mon nom). C'est bien mon ami!" Je le reconnais a sa voix, et nous sommes dans les bras l'un de l'autre. C'etait Rossi, que je n'avais pas revu depuis 1813, depuis dix-sept ans! Il me croyait mort, et moi je pensais de meme de lui, car j'avais appris, a ma rentree des prisons, qu'il avait ete blesse sous les murs de Paris. Cette reconnaissance interessa toutes les personnes qui se trouvaient presentes, au nombre de plus de vingt; il fallut conter nos aventures de la campagne de Russie. Nous le fimes de bon coeur; aussi, a minuit, nous etions encore a table, a boire le champagne, a la memoire de Napoleon. Il n'est pas etonnant que, d'abord, je n'aie pas reconnu mon camarade, car, de delicat qu'il etait, je le retrouvais fort et puissant, les cheveux presque gris: il etait de Montauban, et riche negociant. * * * * * Quand le moment du depart arriva, je ne pensais plus a rester, mais il me fut impossible de marcher seul; Grangier et Leboude me soutinrent sous les bras; l'on en fit autant a Rossi. Au bout d'une demi-heure de marche, j'etais beaucoup mieux, mais il fallut, pendant toute la route, le secours d'un bras, et souvent de deux. De cette maniere, nous arrivames de bonne heure au petit village ou nous devions coucher; il s'y trouvait fort peu d'habitations, et, quoique nous fussions arrives des premiers, nous fumes obliges de coucher dans une cour. Le hasard nous procura beaucoup de paille; nous nous en servions pour nous couvrir, mais comme le malheur nous poursuivait toujours, le feu prit a la paille. Chacun se sauva comme il put; plusieurs eurent leur capote brulee. Un fourrier de Velites nomme de Couchere fut plus malheureux que les autres; le feu prit a sa giberne, dans laquelle il y avait des cartouches; il eut toute la figure brulee, et, tant qu'a moi, sans le secours des camarades, j'aurais peut-etre roti, vu l'impossibilite de me mouvoir, si l'on ne m'avait pris par les epaules et par les jambes, et traine contre la baraque ou etait loge le general Roguet avec d'autres officiers superieurs qui se sauverent en voyant les flammes, pensant que c'etait l'habitation qui brulait. Apres cette mesaventure, un vent du nord arriva qui souffla avec force et, comme nous etions sans abri, nous entrames dans la maison du general, composee de deux chambres. Nous en primes une malgre lui; nous nous entassames les uns a cote des autres; plus de la moitie fut obligee de rester debout toute la nuit, mais c'etait toujours mieux que de rester exposes a un mauvais temps qui eut infailliblement fait perir les trois quarts de nous (13 decembre). La journee de marche que nous devions faire pour arriver a Kowno etait au moins de dix lieues; aussi le general Roguet nous fit partir avant le jour. Il etait tombe des grains de pluie grelee qui formaient, sur la route, une glace a nous empecher de marcher. Si je n'avais pas eu, comme la veille, le secours de mes amis, j'aurais probablement, comme beaucoup d'autres, termine mon grand voyage le dernier jour ou nous sortions de la Russie. A peine le jour commencait-il a paraitre, que nous arrivames au pied d'une montagne qui n'etait qu'une glace: que de peine nous eumes pour la franchir! Il fallut se mettre par groupes serres fortement les uns contre les autres, afin de se soutenir mutuellement. J'ai pu remarquer que, dans cette marche, l'on etait plus dispose a se secourir les uns les autres. C'est probablement parce que l'on pensait pouvoir arriver au terme de son voyage. Je me souviens que, lorsqu'un homme tombait, l'on entendait les cris: "Arretez! Il y a un homme de tombe!" J'ai vu un sergent-major de notre bataillon s'ecrier: "Arretez donc! Je jure que l'on n'ira pas plus avant, tant que l'on n'aura pas releve et ramene les deux hommes que l'on a laisses derriere!" C'est par sa fermete qu'ils furent sauves. Arrives au haut de la montagne, il faisait assez jour pour y voir, mais la pente etait tellement rapide et la glace si luisante, que l'on n'osait se hasarder. Le general Roguet, quelques officiers et plusieurs sapeurs qui marchaient les premiers, etaient tombes. Quelques-uns se releverent, et ceux qui etaient assez forts pour se conduire se laisserent aller sur le derriere, se gouvernant avec les mains; d'autres, moins forts, se laisserent aller a la grace de Dieu. C'est dire qu'ils roulerent comme des tonneaux. Je fus du nombre de ces derniers, et je serais probablement alle me jeter dans un ravin et me perdre dans la neige, sans Grangier qui, plein de courage et encore fort, se portait toujours devant moi en reculant et s'arretant dans la direction ou je devais m'arreter en roulant. Alors il enfoncait la baionnette de son fusil dans la glace pour se tenir, et lorsque j'etais arrive, il s'eloignait encore en glissant et faisait de meme. J'arrivai en bas meurtri, abime, et la main gauche ensanglantee. Le general avait fait faire halte pour s'assurer si tout le monde etait arrive et comme la veille on s'etait assure du nombre d'hommes presents, on vit avec plaisir qu'il ne manquait personne. Le grand jour etait venu: alors on s'apercut avec surprise que l'on aurait pu eviter cette montagne en la tournant par la droite, ou il n'y avait que de la neige. Ceux des autres corps qui marchaient apres nous arrivaient de ce cote sans accident. Cette traversee m'avait fatigue, a ne pouvoir marcher que fort lentement et, comme je ne voulais pas abuser de la complaisance de mes amis, je les priai de suivre la colonne. Cependant un soldat de la compagnie resta avec moi: c'etait un Piemontais, il se nommait Faloppa; il y avait plusieurs jours que je ne l'avais vu. Ceux qui ont toujours ete assez heureux pour conserver leur sante, n'avoir pas les pieds geles et marcher toujours a la tete de la colonne, n'ont pas vu les desastres comme ceux qui, comme moi, etaient malades ou estropies, car les premiers ne voyaient que ceux qui tombaient autour d'eux, tandis que les derniers passaient sur la longue trainee des morts et des mourants que tous les corps laissaient apres eux. Ils avaient encore le desavantage d'etre talonnes par l'ennemi. Faloppa, ce soldat de la compagnie que l'on avait laisse avec moi, ne paraissait pas etre dans une position meilleure que la mienne; nous marchions ensemble depuis un quart d'heure, lorsqu'il se tourna de mon cote en me disant: "Eh bien, mon sergent! si nous avions ici les petits pots de graisse que vous m'avez fait jeter lorsque nous etions en Espagne, vous seriez bien content et nous pourrions faire une bonne soupe!" Ce n'etait pas la premiere fois qu'il disait ca, et en voici la raison; c'est un episode assez drole: Un jour que nous venions de faire une longue course dans les montagnes des Asturies, nous vinmes loger a Saint-Hiliaume, petite ville dans la Castille, sur le bord de la mer. Je fus loge, avec ma subdivision, dans une grande maison qui formait l'aile droite de la Maison de Ville[64]. Cette partie, tres vaste, etait habitee par un vieux garcon absolument seul. En arrivant chez lui, nous lui demandames si, avec de l'argent, nous ne pourrions pas nous procurer du beurre ou de la graisse, afin de pouvoir faire la soupe et accommoder des haricots. L'individu nous repondit que, pour de l'or, on n'en trouverait pas dans toute la ville. Un instant apres, nous fumes a l'appel. Je laissai Faloppa faire la cuisine et je chargeai un autre homme de chercher, dans la ville, du beurre ou de la graisse, mais on n'en trouva pas. Lorsque nous rentrames, la premiere chose que Faloppa nous dit, en rentrant, fut que le bourgeois etait un coquin: "Comment cela? lui dis-je.--Comment cela? nous repondit-il, voyez!..." [Note 64: Cette habitation etait un chateau gothique comme il s'en trouve beaucoup en Espagne. (_Note de l'auteur._)] Il me montra trois petits pots en gres contenant de la belle graisse que nous reconnumes pour de la graisse d'oie. Alors chacun se recria: "Voyez-vous le gueux d'Espagnol! Voyez-vous le coquin!" Notre cuisinier avait fait une bonne soupe et, dans le dessus de la marmite, il avait accommode des haricots. Nous nous mimes a manger sous une grande cheminee qui ressemblait a une porte cochere, lorsque l'Espagnol rentra, enveloppe dans son manteau brun et, nous voyant manger, nous souhaita bon appetit. Je lui demandai pourquoi il n'avait pas voulu nous donner de la graisse en payant, puisqu'il en avait. Il me repondit: "Non, Senor, je n'en avais pas; si j'en avais eu, je vous en aurais donne avec plaisir, et pour rien!" Alors Faloppa, prenant un des petits pots, le lui montra: "Et cela, ce n'est pas de la graisse, dis, coquin d'Espagnol?" En regardant le petit pot, il change de couleur et reste interdit. Presse de repondre, il nous dit que c'etait vrai, que c'etait de la graisse, mais de la _manteca de ladron_ (de la graisse de voleur); que lui etait le bourreau de la ville, et que ce que nous avions trouve et avec quoi nous avions fait de la soupe, etait de la graisse de pendus, qu'il vendait a ceux qui avaient des douleurs, pour se frictionner. A peine avait-il acheve, que toutes les cuillers lui volerent par la tete; il n'eut que le temps de se sauver, et aucun de nous, quoiqu'ayant tres faim, ne voulut plus manger des haricots, car la soupe etait presque toute mangee. Il n'y avait que Faloppa qui continuait toujours, en disant que l'Espagnol avait menti: "Et quand cela serait? dit-il, la soupe etait bonne et les haricots encore meilleurs!" En disant cela, il m'en offrait pour en gouter, mais un mal de coeur m'avait pris, et je rendis tout ce que j'avais dans l'estomac. J'allai chez un marchand d'eau-de-vie, vis-a-vis de notre logement; je lui demandai quel etait l'individu chez qui nous etions loges; il fit le signe de la croix en repetant a plusieurs reprises: _Ave, Maria purissima, sin peccado concebida!_ Il me dit que c'etait la maison du bourreau. Je fus, pendant quelque temps, malade de degout, mais Faloppa, en partant, avait emporte le restant de la graisse, avec laquelle il pretendait nous faire encore de la soupe. Je fus oblige de le lui faire jeter, et c'est pour cela qu'en Russie, lorsque nous n'avions rien a manger, il me disait toujours ce que j'ai rapporte. Depuis une demi-heure nous n'avions pas perdu la colonne de vue, preuve que nous avions assez bien marche. Il est vrai de dire que le chemin se trouvait meilleur, mais, un instant apres, il devint raboteux et aussi glissant que le matin. Le froid etait tres vif, et deja nous avions rencontre quelques individus qui se mouraient sur la route, quoique vetus d'epaisses fourrures. Il faut dire aussi que l'epuisement y etait pour quelque chose. Faloppa tomba plusieurs fois, et je pense que, si je n'avais pas ete avec lui pour l'aider a se relever, il serait reste sur la route. Le chemin devint meilleur: nous pouvions apercevoir la longue trainee de la colonne qui marchait devant nous. Nous redoublames d'efforts pour la rejoindre, mais ne pumes y parvenir. Nous trouvames, sur notre passage, un hameau de cinq a six maisons dont la moitie etaient en feu; nous nous y arretames. Autour etaient plusieurs hommes dont une partie semblait ne pouvoir aller plus avant, et plusieurs chevaux tombes mourants, qui se debattaient sur la neige. Faloppa se depecha de couper un morceau a la cuisse de l'un d'eux, que nous fimes cuire au bout de nos sabres, au feu de l'incendie des maisons. Pendant que nous etions occupes a cette besogne, plusieurs coups de canon se firent entendre dans la direction d'ou nous venions. Regardant aussitot de ce cote, j'apercus une masse de plus de dix mille traineurs de toutes armes, en desordre sur toute la largeur de la route. Derriere eux marchait l'arriere-garde. Depuis, j'ai pense que le marechal Ney faisait quelquefois tirer le canon afin de faire croire a tous ces malheureux que les Russes etaient pres de nous et, par ce moyen, leur faire accelerer le pas, pour, le meme jour, gagner Kowno. C'etait une partie des debris de la Grande Armee. Notre viande n'etait pas encore a moitie cuite, que nous jugeames prudent de decamper au plus vite pour ne pas etre entraines par ce nouveau torrent. Nous avions encore six lieues a faire pour arriver a Kowno; et deja nous etions extenues de fatigue; il pouvait etre onze heures; Faloppa me disait: "Mon sergent, nous n'arriverons jamais aujourd'hui; le _ruban de queue_ est trop long[65]. Nous ne pourrons jamais sortir de ce pays du diable, c'est fini; je ne verrai plus ma belle Italie!" Pauvre garcon, il disait vrai! [Note 65: _Ruban de queue_, expression du troupier pour designer une longue route. (_Note de l'auteur._)] Il y avait bien une heure que nous marchions, depuis la derniere fois que nous nous etions reposes, lorsque nous rencontrames plusieurs groupes d'hommes de quarante, de cinquante, plus ou moins, composes d'officiers, de sous-officiers et de quelques soldats, portant au milieu d'eux l'aigle de leur regiment. Ces hommes, tout malheureux qu'ils etaient, paraissaient fiers d'avoir pu, jusqu'alors, conserver et garder ce depot sacre. L'on voyait qu'ils evitaient de se meler, en marchant, aux grandes masses qui couvraient la route, car ils n'auraient pu aller ensemble et en ordre. Nous marchames tant que nous pumes, avec ces petits detachements; nous faisions tout ce que nous pouvions pour les suivre, mais le canon et la fusillade venant de nouveau a se faire entendre, ils s'arreterent au commandement d'un personnage dont on n'aurait jamais pu dire, aux guenilles qui le couvraient, ce qu'il pouvait etre; je n'oublierai jamais le ton de son commandement: "Allons, enfants de la France, encore une fois halte! Il ne faut pas qu'il soit dit que nous ayons double le pas au bruit du canon! Face en arriere!" Et, aussitot, ils se mirent en ordre sans parler et se tournerent du cote d'ou venait le bruit. Tant qu'a nous, qui n'avions pas de drapeau a defendre, puisqu'il etait a plus d'une lieue devant, nous continuames a nous trainer. Nous fumes bien heureux, ce jour-la, que le froid n'etait pas rigoureux, car plus de dix fois nous tombames sur la neige, de lassitude, et certainement, s'il avait gele comme le jour precedent, nous y serions restes. Apres avoir marche, pendant un certain temps, au milieu d'hommes isoles comme nous, nous apercumes, devant nous, une ligne mouvante; nous reconnumes que c'etait une colonne paraissant fort serree, qui, par moments, marchait, ensuite s'arretait pour se mouvoir encore. Nous pumes reconnaitre qu'en cet endroit se trouvait un defile. La route se trouve resserree, a droite, sur une longueur de 5 a 600 metres, par un monticule dans lequel elle a ete coupee, et, a gauche, par un fleuve tres large que je pense etre le Niemen. La, les hommes, forces de se reunir en attendant que quelques caissons qui venaient de Wilna aient pu passer, se pressaient, se poussaient en desordre: c'etait a qui passerait le premier. Beaucoup descendaient sur le fleuve couvert de glace pour gagner la droite de la colonne ou la fin du defile. Plusieurs, qui se trouvaient tout a fait sur le bord, furent jetes en bas de la digue qui etait perpendiculaire et qui, en cet endroit, avait au moins cinq pieds de haut; quelques-uns furent tues. Lorsque nous fumes arrives a la gauche de cette colonne, il fallut faire comme ceux qui nous precedaient, il fallut attendre. Je rencontrai un sergent des Velites de notre regiment, nomme Poumo, qui me proposa de traverser le fleuve avec lui, en me disant que, de l'autre cote, nous trouverions des habitations ou nous pourrions passer la nuit, et qu'ensuite, le lendemain au matin, etant bien reposes, nous pourrions facilement gagner Kowno, car il n'y avait plus, disait-il, que deux lieues au plus. Je consentis d'autant plus a sa proposition, que je ne me sentais plus la force d'aller loin, et puis l'espoir de passer la nuit dans une maison, avec du feu! Je dis a Faloppa de nous suivre. Poumo descendit le premier; je le suivis en me laissant glisser sur le derriere, mais, lorsque j'eus fait quelques pas sur la neige qui recouvrait le fleuve par gros tas, je vis l'impossibilite d'aller plus loin. Alors je fis signe a Faloppa, qui n'etait pas encore descendu, de rester, car je venais de reconnaitre que, sous la neige, ce n'etait que des amas de glace en pointe, places les uns sur les autres, formant, par intervalles, des tas raboteux et d'autres sous lesquels il y avait des excavations. Ce bouleversement du fleuve etait probablement survenu a la suite d'un degel, ensuite d'une debacle suivie d'une forte gelee qui les surprit et les arreta dans leur course. Cependant, Poumo, qui marchait devant moi de quelques pas, s'etait arrete et voyant que je ne le suivais pas, n'en effectua pas moins son passage, avec trois vieux grenadiers de la Garde, mais c'est avec beaucoup de peine qu'ils arriverent a l'autre bord. Je me rapprochai de Faloppa dont j'etais separe seulement par la hauteur de la digue, pour lui dire de suivre la gauche de la colonne; que, tant qu'a moi, puisque j'etais descendu sur la glace, j'allais suivre de cette maniere jusqu'a la fin du defile et que, la, j'attendrais. Aussitot, je me mis a marcher au-dessous de cette masse d'hommes qui avancaient lentement et qui, ensuite, s'arretaient en criant et en jurant, car ceux qui etaient sur le bord craignaient de tomber au bas de la digue et sur la glace, comme c'etait deja arrive a plusieurs que l'on voyait blesses, que l'on ne pensait pas a relever et qui, peut-etre, ne le furent jamais. J'avais deja parcouru les trois quarts de la longueur du defile, lorsque je m'apercus que le fleuve tournait brusquement a gauche, tandis que la route, tout en s'elargissant, allait tout droit. Il me fallut revenir presque au milieu du defile, a l'endroit ou la digue me parut moins haute, et la, faisant de vains efforts, faible comme j'etais et n'ayant qu'une main dont je pusse me servir, je ne pus jamais y parvenir. Je montai sur un tas de glace afin que l'on put, sans se baisser beaucoup, me donner une main secourable: je m'appuyais, de la main gauche, sur mon fusil, et je tendais l'autre a ceux qui, a portee de moi, pouvaient, par un petit effort, me tirer de la. Mais j'avais beau prier, personne ne me repondait; l'on n'avait seulement pas l'air de faire attention a ce que je disais. Enfin Dieu eut encore pitie de moi. Dans un moment ou cette masse d'hommes etait arretee, je levai la tete et, voyant un vieux grenadier a cheval de la Garde imperiale, a pied, dans ce moment, les moustaches et la barbe couvertes de glacons et enveloppe dans son grand manteau blanc, je lui dis, toujours sur le meme ton: "Camarade, je vous en prie, puisque vous etes, comme moi, de la Garde imperiale, secourez-moi; en me donnant une main, vous me sauvez la vie!--Comment voulez-vous, me dit-il, que je vous donne une main? Je n'en ai plus!" A cette reponse, je faillis tomber en bas du tas de glace. "Mais, reprit-il, si vous pouvez vous saisir du pan de mon manteau, je tacherais de vous tirer de la!" Alors il se baissa, j'empoignai le pan du manteau. Je le saisis de meme avec les dents et j'arrivai sur le chemin. Heureusement que, dans ce moment, l'on ne marchait pas, car j'aurais pu etre foule aux pieds, sans, peut-etre, pouvoir jamais me relever. Lorsque je fus bien assure, le vieux grenadier me dit de me tenir fortement a lui, afin de ne pas en etre separe, ce que je fis, mais avec bien de la peine, car l'effort que je venais de faire m'avait beaucoup affaibli. Un instant apres, l'on commenca a marcher. Nous passames pres de trois chevaux abattus, dont le caisson etait renverse dans le fleuve. C'est ce qui occasionnait le retard dans la marche; enfin, nous arrivames au point ou le defile s'elargissait et ou chacun pouvait marcher plus a l'aise. A peine avions-nous fait cinquante pas au dela, que le vieux brigadier me dit: "Arretons-nous un peu pour respirer!" Je ne demandais pas mieux. Alors il me dit: "Je viens de vous rendre un service.--Oui, un bien grand, vous m'avez sauve la vie.--Ne parlons plus de cela, continua-t-il; je vous ai dit que je n'avais plus de mains, c'est de doigts que j'ai voulu dire; ils sont tous tombes, ainsi c'est tout comme. Il faut qu'a votre tour vous me rendiez un autre service. J'ai, depuis quelque temps, envie de satisfaire un besoin naturel que je n'ai pu faire, faute d'un second.--Je vous comprends, mon vieux, heureux de pouvoir m'acquitter envers vous!" Aussitot, nous nous mimes a quelques pas, sur le cote de la route, et de la main que j'avais encore bonne, je parvins, non sans peine, a defaire ses pantalons. Une fois la besogne finie, je voulus lui refaire, mais la chose me fut impossible et, sans un second qui se trouvait pres de nous et qui eut pitie de notre embarras en achevant ce que j'avais commence, je n'aurais jamais pu en sortir. Dans ce moment, Faloppa, que j'avais laisse a l'entree du defile, arriva en pleurant et jurant en italien, disant qu'il ne pourrait jamais aller plus loin. Le vieux grenadier me demanda quel etait cet animal qui pleurait comme une femme. Je lui dis que c'etait un _barbet_, un Piemontais: "Ce n'est pas lui, repondit-il, qui ira revoir les marmottes et les ours de ses montagnes!" J'encourageai le pauvre Faloppa a marcher, je lui donnai le bras, et nous continuames a suivre la colonne. Il pouvait etre cinq heures; nous avions encore plus de deux lieues a faire pour arriver a Kowno. Le vieux grenadier me conta qu'il avait eu les doigts geles avant d'arriver a Smolensk, et qu'apres avoir souffert des douleurs atroces jusqu'apres le passage de la Berezina, en arrivant a Ziembin, il avait trouve une maison ou il avait passe la nuit; que, pendant cette nuit, tous les doigts lui etaient tombes les uns apres les autres; mais que, depuis, il ne souffrait plus autant a beaucoup pres; que son camarade, qui ne l'avait jamais quitte, avait voulu tirer a la montagne, pres de Wilna, monter a la roue[66] pour avoir de l'argent, et que, depuis ce jour, il ne l'avait plus revu. [Note 66: _Monter a la roue_, expression des vieux grognards pour designer ceux qui avaient pris de l'argent dans les caissons abandonnes sur la montagne de Ponari. (_Note de fauteur_.)] Apres avoir marche encore une demi-heure, nous arrivames dans un petit village, ou nous nous arretames dans une des dernieres maisons pour nous y reposer et nous y chauffer un peu, mais nous ne pumes y trouver place, car depuis l'entree de la maison jusqu'au fond, ce n'etait que des hommes etendus sur de la mauvaise paille qui ressemblait a du fumier, et qui poussaient des cris dechirants accompagnes de jurements, lorsqu'on avait le malheur de les toucher: presque tous avaient les pieds et les mains geles. Nous fumes obliges de nous retirer dans une ecurie, ou nous rencontrames un grenadier a cheval de la Garde, du meme regiment et du meme escadron que notre vieux. Il avait encore son cheval et, dans l'esperance de trouver un hopital a Kowno, se chargea de son camarade. Nous avions encore une lieue et demie a faire et, depuis un moment, le froid etait considerablement augmente. Dans la crainte qu'il ne devint plus violent, je dis a Faloppa qu'il nous fallait partir, mais le pauvre diable, qui s'etait couche sur le fumier, ne pouvait plus se relever. Ce n'est qu'en priant et en jurant que je parvins, avec le secours du grenadier a cheval, a le remettre sur ses jambes et a le pousser hors de l'ecurie; lorsqu'il fut sur la route, je lui donnai le bras. Quand il fut un peu rechauffe, il marcha encore assez bien, mais sans parler, pendant l'espace d'une petite lieue. Pendant le temps que nous etions arretes au village, la grande partie des traineurs de l'armee--ceux qui marchaient en masse--nous avait depasses; l'on ne voyait plus en avant, comme en arriere, que des malheureux comme nous, enfin ceux dont les forces etaient aneanties. Plusieurs etendus sur la neige, signe de leur fin prochaine. Faloppa, que j'avais toujours amuse, jusque-la, en lui disant: "Nous y voila! Encore un peu de courage!" s'affaissa sur les genoux, ensuite sur les mains; je le crus mort et je tombai a ses cotes, accable de fatigue. Le froid qui commencait a me saisir me fit faire un effort pour me relever, ou, pour dire la verite, ce fut plutot un acces de rage, car c'est en jurant que je me mis sur les genoux. Ensuite, saisissant Faloppa par les cheveux, je le fis asseoir. Alors il sembla me regarder comme un hebete. Voyant qu'il n'etait pas mort, je lui dis: "Du courage, mon ami! Nous ne sommes plus loin de Kowno, car j'apercois le couvent qui est sur notre gauche; ne le vois-tu pas comme moi[67]?--Non, mon sergent, me repondit-il; je ne vois que de la neige qui tourne autour de moi; ou sommes-nous?" Je lui dis que nous etions pres de l'endroit ou nous devions coucher et trouver du pain et de l'eau-de-vie. [Note 67: C'etait le couvent que j'avais visite le 20 juin, lors de notre passage du Niemen. (_Note de l'auteur_.)] Dans ce moment, le hasard amena pres de nous cinq paysans qui traversaient la route sur laquelle nous etions. Je proposai a deux de ces hommes, moyennant chacun une piece de cinq francs, de conduire Faloppa jusqu'a Kowno; mais, sous pretexte qu'il etait tard et qu'ils avaient froid, ils firent quelques difficultes. Comprenant aussitot que c'etait plutot la crainte de ne pas etre payes, car ils parlaient la langue allemande et je devinais, par quelques mots, de quoi il etait question, je pris deux pieces de cinq francs dans ma carnassiere, et j'en donnai une, en promettant l'autre en arrivant. Ils furent contents; ensuite, je dis aux trois autres de se diriger en arriere, ou etait le chasseur pres duquel nous etions passes, et qu'ils auraient de l'argent pour le conduire a la ville; ils y furent de suite. Deux paysans avaient releve Faloppa; mais le pauvre diable n'avait plus de jambes; ils parurent embarrasses. Alors je leur indiquai un moyen, c'etait de l'asseoir sur un fusil, en le maintenant derriere, chacun avec un bras. Mais, de cette maniere, nous n'allames pas loin. Ils se deciderent a le porter sur leur dos, chacun a son tour, tandis que l'autre portait son sac et son fusil et me prenait sous le bras, car je ne pouvais plus lever les jambes. Pendant le trajet pour arriver a la ville, qui n'etait que d'une demi-lieue, nous fumes obliges de nous arreter cinq ou six fois pour nous reposer et changer Faloppa de dos: s'il nous eut fallu marcher un quart d'heure de plus, nous ne fussions jamais arrives. Pendant ce temps, des masses de traineurs nous avaient depasses, mais beaucoup d'autres, ainsi que l'arriere-garde, etaient encore derriere nous. On entendait encore, par intervalles, quelques coups de canon qui semblaient nous annoncer le dernier soupir de notre armee. Enfin nous arrivames a Kowno par un petit chemin que nos paysans connaissaient et que la colonne ne suivait pas: le premier endroit qui s'offrit a notre vue fut une ecurie. Nous y entrames; les paysans nous y deposerent; mais avant de leur donner la derniere piece de cinq francs, je les suppliai de nous chercher un peu de paille et de bois. Ils nous apporterent un peu de l'un et de l'autre, et nous firent meme du feu, car, quant a moi, il m'eut ete impossible de me bouger, et pour Faloppa, je le regardais comme mort: il etait assis dans l'encoignure de la muraille, ne disant rien, mais faisant, par moments, des grimaces, ensuite portant les mains a sa bouche, comme pour les manger. Le feu, allume devant lui, parut lui rendre quelque vigueur. Enfin, je payai mes paysans; avant de nous quitter, ils nous apporterent encore du bois, ensuite ils partirent en me faisant comprendre qu'ils reviendraient. Confiant dans leurs promesses, je leur donnai cinq francs, en les priant de me rapporter n'importe quoi, du pain, de l'eau-de-vie ou autre chose; ils me le promirent, mais ne revinrent plus. Pendant que nous etions dans l'ecurie, il se passait, dans la ville, des choses bien tristes: les debris de corps arrives avant nous, et meme la veille, n'ayant pu se loger, bivouaquaient dans les rues; ils avaient pille les magasins de farine et d'eau-de-vie; beaucoup s'enivrerent et s'endormirent sur la neige pour ne plus se reveiller. Le lendemain, on m'assura que plus de quinze cents etaient morts de cette maniere. Apres le depart des paysans, cinq hommes, dont deux de notre regiment, vinrent prendre place dans l'ecurie, mais comme, en arrivant, ils avaient rencontre des soldats qui revenaient de l'interieur de la ville et qui leur avaient dit qu'il y avait de la farine et de l'eau-de-vie, deux se detacherent pour tacher d'en avoir. Ils nous laisserent leurs sacs et leurs armes, mais ne revinrent plus. Pour comble de malheur, je n'avais rien pour faire cuire du riz, car Grangier avait ma bouilloire, et personne des trois hommes restes avec nous n'avait rien dont nous puissions nous servir, et pas un ne voulut se bouger pour aller chercher un pot. Pendant ce temps, le canon grondait toujours, mais probablement a plus d'une lieue de distance. On entendait aussi le gemissement du vent, et, au milieu de ce bruit terrible, il me semblait entendre les cris des hommes mourants sur la neige, qui n'avaient pu gagner la ville. Quoique, dans cette journee, le froid ne fut pas excessif, il n'en perit pas moins une grande quantite d'hommes. Car, pour ceux qui venaient de Moscou, c'etait le dernier effort que l'homme put faire. Sur peut-etre quarante ou cinquante mille hommes qui couvraient le parcours de dix lieues, il n'y en avait pas la moitie qui avaient vu Moscou: c'etait la garnison de Smolensk, d'Orcha, de Wilna, ainsi que les debris des corps d'armee des generaux Victor et Oudinot et de la division du general Loison, que nous avions rencontres mourant de froid, avant d'arriver a Wilna. Les hommes qui etaient avec moi dans l'ecurie se coucherent autour du feu. Tant qu'a moi, comme il me restait encore un morceau de cheval a moitie cuit, je le mangeai pour ne pas me laisser mourir: ce fut le dernier avant de quitter ce pays de malheur. Apres, je voulus m'endormir, mais les douleurs, qui commencerent a se faire sentir, l'emporterent sur le sommeil. Cependant, a son tour, le sommeil l'emporta, et je reposai tant bien que mal, je ne sais combien de temps. Lorsque je me reveillai, j'apercus les trois soldats arrives apres nous qui se disposaient a partir, et cependant il etait loin de faire jour. Je leur demandai pourquoi. Ils me repondirent qu'ils allaient s'installer dans une maison qu'ils avaient decouverte, pas bien loin de notre ecurie, et ou il y avait de la paille et un poele bien chaud; que la maison etait occupee par un homme, deux femmes et quatre soldats de la garnison de Kowno, dont deux soldats du train et deux autres de la Confederation du Rhin. Aussitot, je me disposai a les suivre, mais je ne pouvais pas abandonner Faloppa. En regardant a la place ou je l'avais laisse, ma surprise fut grande de ne plus le voir, mais les soldats me dirent que, depuis plus d'une heure, il ne faisait que roder dans l'ecurie, en marchant a quatre pattes et faisant des hurlements comme un ours. Comme notre feu ne donnait plus assez de clarte, j'eus de la peine a le decouvrir: a la fin, je le trouvai et, pour le voir de plus pres, j'allumai un morceau de bois resineux. Lorsque je l'approchai, il se mit a rire, jeta des cris absolument comme un ours, en nous poursuivant les uns apres les autres, et toujours en marchant sur les mains et les pieds. Quelquefois il parlait, mais en italien; je compris qu'il pensait etre dans son pays, au milieu des montagnes, jouant avec ses amis d'enfance; par moments, aussi, il appelait son pere et sa mere; enfin le pauvre Faloppa etait devenu fou. Comme il fallait provisoirement l'abandonner pour aller voir le nouveau logement, je pris mes precautions pour que, pendant mon absence, il ne lui arrivat rien de facheux: nous eteignimes le feu et fermames la porte. Arrives au nouveau logement, nous trouvames les soldats du train occupes a manger la soupe. Ils n'avaient pas l'air d'avoir eu de la misere; cela se concoit, car, depuis le mois de septembre, ils etaient a Kowno. Avant de me jeter sur la paille, je demandai au paysan s'il voulait venir avec moi prendre un soldat malade pour le conduire ou nous etions; que je lui donnerais cinq francs, et, en meme temps, je lui fis voir la piece. Le paysan n'avait pas encore repondu, que les soldats allemands nous proposerent de leur donner la preference: "Et nous, dit un soldat du train, nous irons pour rien.--Et nous lui donnerons encore la soupe!" dit le second. Je leur temoignai ma reconnaissance en leur disant que l'on voyait bien qu'ils etaient Francais. Ils prirent une chaise de bois pour transporter le malade, et nous partimes, mais, comme je marchais avec peine, ils me donnerent le bras. Je leur contai la triste position de Faloppa, qu'il faudrait abandonner a la merci des Russes: "Comment, des Russes? dit un soldat du train.--Certainement, lui dis-je, les Russes, les Cosaques seront ici peut-etre dans quelques heures!" Ces pauvres soldats pensaient qu'il n'y avait que le froid et la misere qui nous accompagnaient. Entres dans l'ecurie, nous trouvames le pauvre diable de Piemontais couche de tout son long derriere la porte. On le mit sur la chaise et, de cette maniere, il fut transporte au nouveau logement. Lorsqu'il fut couche pres du poele, sur de la bonne paille, il se mit a prononcer quelques mots sans suite. Alors je m'approchai pour ecouter; il n'etait plus reconnaissable, car il avait toute la figure ensanglantee, mais c'etait le sang de ses mains, qu'il avait mordues ou voulu manger; sa bouche etait aussi remplie de paille et de terre. Les deux femmes en eurent pitie, lui laverent la figure avec de l'eau et du vinaigre, et les soldats allemands, honteux de n'avoir rien fait comme les autres, le deshabillerent. L'on trouva dans son sac une chemise qu'on lui mit en echange de celle qu'il avait sur lui, et qui tombait en lambeaux; ensuite on lui presenta a boire: il ne pouvait plus avaler et, par moments, serrait tellement les dents, qu'on ne pouvait lui ouvrir la bouche. Ensuite, avec ses mains, il ramassait la paille, qu'il semblait vouloir mettre sur lui. Une des femmes me dit que c'etait signe de mort. Cela me fit de la peine, parce que nous touchions au terme de nos souffrances. J'avais fait tout ce qu'il avait ete possible de faire pour le sauver, comme il aurait fait pour moi, car il y avait cinq ans qu'il etait dans la compagnie, et se serait fait tuer pour moi: dans plus d'une occasion il me le prouva, surtout en Espagne. La douce chaleur qu'il faisait dans cette chambre me fit eprouver un bien-etre auquel j'etais bien loin de m'attendre; je ne me sentais plus de douleurs, de sorte que je dormis pendant deux ou trois heures, comme il ne m'etait pas arrive depuis mon depart de Moscou. Je fus eveille par un des soldats du train qui me dit: "Mon sergent, je pense que tout le monde part, car l'on entend beaucoup de bruit: tant qu'a nous, nous allons nous reunir sur la place, d'apres l'ordre que nous en avons recu hier. Pour votre soldat, ajouta-t-il, il ne faut plus y penser, c'est un homme perdu!" Je me levai pour le voir: en approchant, je trouvai, a ses cotes, les deux femmes. La plus jeune me remit une bourse en cuir qui contenait de l'argent, en me disant qu'elle etait tombee d'une des poches de sa capote. Il pouvait y avoir environ vingt-cinq a trente francs en pieces de Prusse, et autres monnaies. Je donnai le tout aux deux femmes, en leur disant d'avoir soin du malade jusqu'a son dernier moment, qui ne devait pas tarder, car a peine respirait-il encore. Elles me promirent de ne pas l'abandonner. Le bruit qui se faisait entendre dans la rue allait toujours croissant. Il faisait deja jour et, malgre cela, nous ne pouvions voir beaucoup, car les petits carreaux des vitres etaient ternis par la gelee et le ciel, couvert d'epais nuages, nous presageait encore beaucoup de neige. Nous nous disposions a sortir, quand, tout a coup, le bruit du canon se fait entendre du cote de la route de Wilna, et tres rapproche de l'endroit ou nous etions. A cela se melait la fusillade et les cris et jurements des hommes. Nous entendons que l'on frappe sur des individus: aussitot, nous pensons que les Russes sont dans la ville et que l'on se bat; nous saisissons nos armes; les deux soldats allemands, qui ne sont pas, comme nous, habitues a cette musique, ne savent ce qu'ils font; cependant ils viennent se ranger a nos cotes. Nous avions encore les fusils de deux hommes qui nous avaient quittes le soir, et qui n'etaient pas revenus; ensuite celui de Faloppa. Toutes ces armes etaient chargees. La poudre ne nous manquait pas. Un des soldats allemands avait une bouteille d'eau-de-vie dont il ne nous avait pas encore parle, mais, comptant qu'il aurait peut-etre besoin de nous, il nous la presenta. Cela nous fit du bien. L'autre me donna un morceau de pain. Un soldat du train me dit: "Mon sergent, si nous mettions un de ces fusils entre les mains du paysan qui est la qui tremble pres du poele? Pensez-vous qu'il ne pourrait pas faire son homme?--C'est vrai, lui dis-je.--En avant, le paysan!" repond le soldat. Le pauvre diable, ne sachant ce qu'on lui veut, se laisse conduire. On lui presente un fusil: il le regarde comme un imbecile, sans le prendre; on le lui pose sur l'epaule: il demande pourquoi faire. Je lui dis que c'est pour tuer les Cosaques. A ce mot, il laisse tomber son arme. Un soldat la ramasse et, cette fois, la lui fait tenir de force en le menacant, s'il ne tire pas sur les Cosaques, de lui passer sa baionnette au travers du corps. Le paysan nous fait comprendre qu'il serait reconnu par les Russes pour etre un paysan, et qu'ils le tueraient. Pendant ce colloque, d'autres cris se font entendre a l'autre extremite de la chambre: ce sont les deux femmes qui pleurent; Faloppa venait de rendre le dernier soupir! Le soldat du train va prendre la capote de celui qui vient de mourir et force le paysan de s'en vetir. En moins de deux minutes, il est arme au complet, car on lui a aussi passe un sabre et la giberne, ainsi qu'un bonnet de police sur la tete, de sorte qu'il ne se reconnaissait pas lui-meme. Cette scene s'etait passee sans que les deux femmes, qui etaient aupres du mort a se desoler (probablement pour l'argent que je leur avais donne), se fussent apercues de la transformation de leur homme. Le bruit que nous entendions depuis un moment se fait entendre avec plus de force: je crois distinguer la voix du general Roguet; effectivement c'etait lui qui jurait, qui frappait sur tout le monde indistinctement, sur les officiers, les sous-officiers comme sur les soldats--il est vrai que l'on ne pouvait pas beaucoup en faire la difference--pour les faire partir. Il entrait dans les maisons et y faisait entrer les officiers, afin de s'assurer qu'il n'y avait plus de soldats. En cela, il faisait bien, et c'est peut-etre le premier bon service que je lui ai vu rendre au soldat. Il est vrai que cette distribution de coups de baton etait, pour lui, plus facile a faire que celle de vin ou de pain, qu'il faisait faire en Espagne. J'apercois un chasseur de la Garde arrete contre une fenetre, et qui mettait la baionnette au bout de son fusil; je lui demande si c'etait les Russes qui etaient dans la ville: "Mais non, non!... Vous ne voyez donc pas que c'est ce butor de general Roguet qui, avec son baton, frappe sur tout le monde? Mais, qu'il vienne a moi, je l'attends!..." Nous n'etions pas encore sortis de la maison que je vois l'adjudant-major Roustan arrete devant la porte; il me reconnait et me dit: "Eh bien, que faites-vous la? Sortez! Que pas un ne reste dans la maison, n'importe de quel regiment, car j'ai l'ordre de frapper sur tout le monde!" Nous sortons, mais le paysan, auquel nous ne pensions plus, reste naturellement chez lui et ferme sa porte. L'adjudant-major, qui a vu ce mouvement et qui pense que c'est un soldat qui veut se cacher, l'ouvre a son tour, rentre dans la maison et ordonne au nouveau soldat de sortir, ou il va l'assommer. Le paysan le regarde sans lui repondre; l'adjudant-major saisit mon individu par les buffleteries, et le pousse au milieu de nous; alors le pauvre diable veut se debattre et s'expliquer dans sa langue: il n'est pas ecoute, seulement l'adjudant-major pense que c'est parce qu'il ne lui a pas donne le temps de prendre son sac et son fusil; il rentre dans la maison, prend l'un et l'autre et les lui apporte. Il a vu un homme mort et deux femmes qui pleurent. C'est pourquoi, en sortant, il dit bien haut: "Ce bougre-la n'est pas si bete qu'il en a l'air! Il voulait rester dans la maison pour consoler la veuve! Il parait que celui-ci est un Allemand aussi; de quelle compagnie est-il? Je ne me rappelle pas l'avoir jamais vu!" Dans ce moment, on ne faisait pas beaucoup attention a ce que disait l'adjudant-major, car on avait assez a faire a s'occuper de soi-meme. La femme qui avait entendu la voix de son mari, etait accourue sur la porte au moment ou nous etions encore arretes. L'homme, en la voyant, se mit a crier apres, mais sans pouvoir se faire reconnaitre au milieu de nous, ou il ne pouvait bouger: elle etait bien loin de penser que le Lithuanien, sujet de l'Empereur de Russie, avait l'honneur d'etre soldat francais de la Garde imperiale, marchant, en ce moment, non pas a la gloire, mais a la misere, en attendant mieux, tout cela en moins de dix minutes. J'ai pense, depuis, que ce pauvre diable devait faire de tristes reflexions en marchant au milieu de nous! L'on s'etait remis en marche, mais lentement. Nous etions dans un endroit de la ruelle ou se trouvaient plusieurs hommes morts pendant la nuit, pour avoir bu de l'eau-de-vie et avoir ete saisis par le froid; mais le plus grand nombre se trouvait dans la ville, ou je ne suis pas entre. Cependant, nous arrivons a l'endroit ou se trouvent les deux issues qui conduisent au pont du Niemen; nous marchons avec plus de facilite; au bout de quelques minutes, nous etions sur le bord du fleuve. La, nous vimes que, deja, plusieurs milliers d'hommes nous avaient devances, qui se pressaient et se poussaient pour le traverser. Comme le pont etait etroit, une grande partie descendaient sur le fleuve couvert de glace, et cependant dans un etat a ne pouvoir y marcher que tres difficilement, vu que ce n'etait que des glacons qui, apres un degel, avaient ete de nouveau surpris par une gelee. Au risque de se tuer ou de se blesser, c'etait a qui serait arrive le plus vite sur l'autre rive, quoique d'un abord difficile; tant il vrai que l'on se croyait sauve en arrivant! On verra, par la suite, combien nous nous trompions encore. En attendant que nous puissions passer, le colonel Bodelin, qui commandait notre regiment, donna l'ordre aux officiers de faire leur possible afin que personne ne traversat le pont individuellement; d'arreter et de reunir ceux qui se presenteraient. Nous nous trouvions, en ce moment, environ soixante et quelques hommes, reste de deux mille! Nous etions presque tous groupes autour de lui. L'on voyait qu'il regardait avec peine les restes de son beau regiment; probablement que, dans ce moment, il faisait la difference, car, cinq mois avant cette epreuve, nous avions passe ce meme pont avec toute l'armee si belle, si brillante, tandis qu'a cette heure, elle etait triste et presque aneantie. Pour nous encourager, il nous tint a peu pres ce discours, que bien peu ecouterent: "Allons, mes enfants! je ne vous dirai pas d'avoir du courage, je sais que vous en avez beaucoup, car depuis trois ans que je suis avec vous, vous en avez, dans toutes les circonstances, donne des preuves, et surtout dans cette terrible campagne, dans les combats que vous avez eu a soutenir, et par toutes les privations que vous avez eu a supporter. Mais souvenez-vous bien que, plus il y a de peines et de dangers, plus aussi il y a de gloire et d'honneur, et plus il y aura de recompenses pour ceux qui auront la constance de la terminer honorablement!" Ensuite il demanda si nous etions beaucoup de monde present. Je saisis ce moment pour dire a M. Serraris que Faloppa etait mort le matin. Il me demanda si j'en etais certain; je lui repondis que je l'avais vu mourir, et que meme l'adjudant-major Roustan l'avait vu mort: "Qui, moi? repondit l'adjudant-major. Ou?--Dans la maison d'ou vous m'avez dit de sortir, et ou vous etes entre pour en faire sortir un autre individu.--C'est vrai, dit-il, j'ai vu un homme mort sur la paille, mais c'etait l'homme de la maison, puisque la femme le pleurait!"--Je lui dis que c'etait celui qu'il venait de mettre dans la rue qui etait le veritable mari et que celui qu'il avait vu sur la paille etait Faloppa. Je lui rapportai en peu de mots la scene du paysan, que nous cherchames dans nos rangs, mais il avait disparu. Pendant que nous etions restes sur le bord du Niemen, ceux qui etaient devant nous avaient traverse, sur le pont ou sur la glace. Alors nous avancames, mais lorsque nous eumes traverse, nous ne pumes monter la cote par le chemin, parce qu'il se trouvait plusieurs caissons abandonnes qui tenaient la largeur de la route, etroite et encaissee. Alors, plus d'ordre! Chacun se dirigea suivant son impulsion. Plusieurs de mes amis m'engagerent a les suivre, et nous primes sur la gauche. Lorsque nous fumes environ a trente pas du pont, l'on commenca a monter pour gagner la route. Je marchais derriere Grangier que j'avais eu le bonheur de retrouver et qui s'occupait plus de moi que de lui-meme. Il me frayait un passage dans la neige, en marchant devant moi, et me criant, dans son patois auvergnat: "Allons, petiot, suis-moi!" Mais le petiot n'avait deja plus de jambes. Grangier etait deja aux trois quarts de la cote, que je n'etais encore qu'au tiers. La, s'arretant et s'appuyant sur son fusil, il me fit signe qu'il m'attendait. Mais j'etais si faible, que je ne pouvais plus tirer ma jambe enfoncee dans la neige. Enfin, n'en pouvant plus, je tombai de cote, et j'allai rouler jusque sur le Niemen ou j'arrivai sur la glace. Comme il y avait beaucoup de neige, je ne me fis pas grand mal; cependant, je ressentais une douleur dans les epaules et j'avais la figure ensanglantee par les branches d'un buisson que j'avais traverse en roulant. Je me relevai sans rien dire, comme si la chose eut ete toute naturelle, car j'etais tellement habitue a souffrir, que rien ne me surprenait. Apres avoir ramasse mon fusil dont le canon etait rempli de neige, je voulus recommencer a monter par le meme endroit, mais la chose me fut impossible. L'idee me vint de voir si je ne pourrais pas parvenir a passer sous les caissons, a la sortie du pont; je me trainai avec peine jusque-la. Lorsque je fus pres du premier, j'apercus plusieurs grenadiers et chasseurs de la Garde montes sur les roues, et qui puisaient a pleines mains l'argent qui s'y trouvait; je ne fus pas tente d'en faire autant. Je ne cherchais que le moyen de passer. Mais, en ce moment, j'entends crier: "Aux armes! Aux armes! Les Cosaques!" Ce cri fut suivi de plusieurs coups de fusil, ensuite d'un grand mouvement qui se propageait depuis le bas de la cote jusqu'en haut. Pas un des grenadiers et chasseurs qui avaient la tete dans le caisson ne descendit. J'en tirai un par la jambe; il se retourna en me demandant si j'avais de l'argent. Je lui repondis que non: "Mais les Cosaques sont la-haut!--Si ce n'est que cela! me repondit-il, ce n'est pas pour des canailles qu'il faut se gener, et leur laisser notre argent! Qui en veut? J'en donne!" Et, en meme temps, il jeta a terre deux gros sacs de pieces de cinq francs. Tout cela n'etait que pour amuser ceux qui arrivaient, car je compris qu'ils venaient de trouver de l'or. Les mots de "jaunets" et de "pieces de quarante francs" avaient ete prononces. Je pris le fusil d'un des grenadiers occupes a prendre de l'or, je laissai le mien qui etait rempli de neige, et je m'en retournai a la sortie du pont afin de reprendre ma direction premiere, car, pour moi, il n'y en avait pas d'autre. A peine arrive pres du pont, je rencontrai M. le capitaine Debonnez, des tirailleurs de la Garde, dont j'ai deja eu l'occasion de parler plusieurs fois. Il etait avec son lieutenant et un soldat; c'etait la toute sa compagnie; le reste etait, comme il me le dit, _fondu_. Il avait un cheval cosaque avec lequel il ne savait ou passer. Je lui contai en peu de mots l'etat malheureux ou je me trouvais. Pour toute reponse, il me donna un gros morceau de sucre blanc ou il avait verse de l'eau-de-vie; ensuite, nous nous separames, lui pour descendre avec son cheval sur le Niemen, et moi pour, en mordant dans mon sucre, recommencer pour la troisieme fois mon ascension. A peine arrive ou je devais monter, j'entendis que l'on m'appelait; c'etait le brave Grangier, qui etait descendu de la cote et qui me cherchait. Il me demanda pourquoi je ne l'avais pas suivi. Je lui en dis la cause. Voyant cela, il marcha devant moi en me tirant par son fusil dont je tenais le bout du canon. Enfin, ce fut avec bien de la peine, avec le secours de ce bon Grangier et en mordant dans mon morceau de sucre a l'eau-de-vie, que j'arrivai en haut de la cote, abime d'epuisement. Plusieurs de nos amis nous attendaient: Leboude, sergent-major; Oudict, sergent-major; Pierson, _idem_; Poton, sergent. Les autres s'etaient disperses, marchant, comme nous, par fractions. La certitude que l'on avait d'un mieux, en entrant en Prusse, influait sur notre caractere et commencait a nous rendre indifferents l'un pour l'autre. De l'endroit ou nous etions, nous pouvions decouvrir la route de Wilna, les Russes qui marchaient sur Kowno, et d'autres plus rapproches, mais la presence du marechal Ney, avec une poignee d'hommes, les empechait de venir plus avant. Nous vimes venir sur nous un individu qui marchait avec peine, appuye sur un baton de sapin. Lorsqu'il fut pres de nous, il s'ecria: "Eh! _per Dio santo!_ je ne me trompe pas, ce sont nos amis!" A notre tour, nous le regardames. A sa voix et a son accent, nous le reconnumes: c'etait Pellicetti, un Milanais, ancien grenadier velite; il y avait trois ans qu'il avait quitte la Garde imperiale, pour entrer comme officier dans celle du roi d'Italie. Pauvre Pellicetti! Ce ne fut qu'au reste de son chapeau que nous pumes deviner a quel corps il appartenait. Il nous conta que trois a quatre maisons avaient suffi pour loger le reste du corps d'armee du prince Eugene. Il attendait, nous dit-il, un de ses amis qui avait un cheval cosaque et qui portait le peu de bagages qui leur restait. Il en avait ete separe en sortant de Kowno. C'etait le 14 decembre; il pouvait etre neuf heures du matin. Le ciel etait sombre, le froid supportable; il ne tombait pas de neige; nous nous mimes en marche sans savoir ou nous allions, mais, arrives sur le grand chemin, nous apercumes un grand poteau avec une inscription qui indiquait aux soldats des differents corps la route qu'ils devaient suivre. Nous primes celle indiquee pour la Garde imperiale, mais beaucoup, sans s'inquieter, marcherent droit devant eux. A quelques pas de la, nous vimes cinq a six malheureux soldats qui ressemblaient a des spectres, la figure have, barbouillee de sang provenant de leurs mains qui avaient gratte dans la neige pour y chercher quelques miettes de biscuit tombees d'un caisson pille un instant avant. Nous marchames jusqu'a trois heures de l'apres-midi; nous n'avions fait que trois petites lieues, a cause du sergent Poton qui paraissait souffrir beaucoup. Nous avions apercu un village sur notre droite, a un quart de lieue de la route: nous primes la resolution d'y passer la nuit. En y arrivant, nous trouvames deux soldats de la ligne qui venaient de tuer une vache a l'entree d'une ecurie; en voyant une aussi bonne enseigne, nous y entrames. Le paysan auquel appartenait la vache, afin de sauver le plus de viande possible, vint lui-meme nous en couper, nous faire du feu et, ensuite, nous apporta deux pots avec de l'eau pour faire de la soupe; nous avions de la bonne paille, du bon feu; enfin il y avait bien longtemps que nous n'avions ete si heureux. Quelques minutes apres, nous mangeames notre soupe, ensuite nous nous reposames. J'etais couche pres de Poton qui ne faisait que se plaindre; je lui demandai ce qu'il avait; il me dit: "Mon cher ami, je suis certain que je ne pourrai aller plus loin!" Sans me douter des raisons qui le faisaient parler ainsi, accident grave que personne de nous ne connaissait, je le consolai, en lui disant que lorsqu'il aurait repose, il serait beaucoup mieux, mais, un instant apres, il eut la fievre et, pendant toute la nuit, il ne fit que pleurer et divaguer. Plusieurs fois meme, la nuit, je le surpris ecrivant sur un calepin et en dechirant les feuillets. Dans un moment ou je dormais paisiblement, je me sentis tirer par le bras; c'etait le pauvre Poton qui me dit: "Mon cher ami, il m'est impossible de sortir d'ici, meme de faire un pas; ainsi il faut que tu me rendes un grand service; je compte sur toi si, plus heureux que moi, tu as le bonheur de revoir la France; dans le cas contraire, tu chargeras Grangier, sur qui je compte comme sur toi, de remplir la mission dont je te charge. Voici, continua-t-il, un petit paquet de papiers que tu enverras a l'adresse indiquee, a ma mere, accompagne d'une lettre dans laquelle tu lui peindras la situation ou tu m'as laisse, sans cependant lui faire perdre l'espoir de me revoir un jour. Voila une cuiller en argent que je te prie d'accepter; il vaut mieux que tu l'aies que les Cosaques." Alors, il me remit son petit paquet de papiers, en me disant encore qu'il comptait sur moi. Je lui promis de faire ce qu'il venait de me dire, mais j'etais bien loin de croire que nous serions forces de l'abandonner. Le 15 decembre, lorsqu'il fut question de partir, je repetai a nos amis la confidence que Poton venait de me faire. Ils penserent que c'etait manque de courage, ou qu'il devenait fou, de sorte que chacun se mit a lui faire des observations a sa maniere. Mais le malheureux Poton, pour toute reponse, nous montra deux hernies qu'il avait depuis longtemps et qui etaient sorties par suite d'efforts reiteres qu'il avait faits en montant la cote de Kowno. Nous vimes effectivement qu'il lui etait impossible de bouger; le sergent-major Leboude pensa que l'on ferait bien de le recommander au paysan chez lequel nous etions, mais, avant de le faire venir, comme Poton avait beaucoup d'argent et surtout de l'or, nous nous depechames a coudre son or dans la ceinture de son pantalon; ensuite, nous fimes venir le paysan, et, comme il parlait allemand, il nous fut facile de nous faire comprendre. Nous lui proposames cinq pieces de cinq francs, en lui disant qu'il en aurait quatre fois autant et peut-etre davantage, s'il avait soin du malade. Il nous le promit en jurant par Dieu, et que meme il irait chercher un medecin. Ensuite, comme le temps pressait, nous fimes nos adieux a notre camarade. Avant de le quitter, il me fit promettre de ne pas l'oublier; nous l'embrassames et nous partimes. Je ne sais si le paysan a tenu sa parole, mais toujours est-il que plus jamais je n'ai entendu parler de Poton qui etait, sous tous les rapports, un excellent garcon, bon camarade, ayant recu une excellente education, chose tres rare a cette epoque. Il etait gentilhomme breton, d'une des meilleures familles de ce pays. Tant qu'a moi, j'ai rempli religieusement ma mission, car, a mon arrivee a Paris, au mois de mai, j'envoyai a l'adresse indiquee les papiers qu'il m'avait confies et qui contenaient son testament et les adieux touchants qu'il ecrivait pendant qu'il avait la fievre. J'en ai tire une copie que je reproduis: Adieu, bonne mere, Mon amie; Adieu, ma chere, Ma bonne Sophie! Adieu, Nantes ou j'ai recu la vie Adieu, belle France, ma patrie, Adieu, mere cherie, Je vais quitter la vie, Adieu! Depuis plusieurs annees, j'avais cesse d'ecrire mon journal de la campagne de Russie, c'est-a-dire de mettre en ordre les _Souvenirs_ que j'avais ecrits en 1813, etant prisonnier. Il m'etait venu une singuliere manie, c'etait de douter si tout ce que j'avais vu, endure avec tant de patience et de courage, dans cette terrible campagne, n'etait pas l'effet de mon imagination frappee. Cependant, lorsque la neige tombe et que je me trouve reuni avec des amis, anciens militaires de l'Empire, dont quelques-uns de la Garde imperiale, bien rares, a present (1829)! qui ont fait, comme moi, cette memorable campagne, c'est-a-dire qui ont ete jusqu'a Moscou, c'est toujours la que nos souvenirs se portent, et j'ai aussi remarque qu'il leur etait reste, comme a moi, d'ineffacables impressions. C'est avec orgueil que nous parlons de nos glorieuses campagnes. Aujourd'hui que ma mere vient de me remettre quelques lettres que je lui avais ecrites pendant cette campagne, et que je regrettais de ne pas avoir, afin de les joindre a la fin de mon journal, je reprends courage. Ajoutez a cela les conseils de quelques amis qui m'engagent a terminer. Pour moi, cela me fait revivre. Peut-etre un jour, qui sait? mes recits, quoique mal ecrits, interesseront-ils ceux qui les liront, car, apres tant de grandes choses que nous avons vues, que nous reste-t-il a voir? Le grand genie n'est plus, mais son nom existera toujours! Aussi je prends mon courage a deux mains pour continuer, de sorte qu'apres moi, mes petits-enfants diront, lisant les _Memoires_ de grand-papa: "Grand-papa etait dans les grandes batailles, avec l'Empereur Napoleon!" Ils verront comme nous avons frotte les Prussiens, les Autrichiens, les Russes et les Anglais en Espagne, et tant d'autres; ils verront aussi que grand-papa n'a pas toujours couche sur un lit de plume, et, quoiqu'il ne soit pas un des meilleurs catholiques de France, ils verront qu'il a jeune souvent et fait maigre plus d'une fois, les jours gras! C'etait le 15 decembre, a sept heures du matin. Apres etre sortis de l'ecurie ou nous avions passe la nuit, nous marchames dans la direction de la route, jusqu'au moment ou nous arrivames a l'endroit ou nous l'avions quittee la veille; la, nous fimes halte. Grangier avait encore ma petite bouilloire en cuivre, qu'il portait devant lui, attachee a sa ceinture avec une courroie, dans la crainte qu'on ne la lui enlevat, car un vase dans lequel on pouvait faire fondre la neige et cuire quelque chose, etait un objet precieux. Grangier me la rendit, car il prevoyait que je resterais encore en arriere et que je pourrais en avoir besoin. Il me l'attacha fortement sur mon sac. Le ciel etait clair, mais le froid etait supportable. Nous ne vimes, sur la route, que fort peu d'hommes; cela nous fit penser que, la veille, la plus grande partie etait allee plus loin et dans diverses directions. Nous apercumes, sur la route, du cote de Kowno, une colonne, mais ne pumes distinguer si c'etaient des Francais ou des Russes: aussi, dans l'incertitude, nous nous remimes en marche. Je marchai assez bien pendant une heure, mais, au bout de ce temps, il me prit une forte colique, et je fus force de m'arreter: c'etait toujours la suite de mon indisposition de Wilna; j'attribuai cette rechute au bouillon de vache que j'avais mange la veille et le matin, avant de partir. Je marchai de la sorte jusqu'a environ trois heures de l'apres-midi; je n'etais plus eloigne d'une foret que j'apercevais depuis quelque temps, et ou je voulais arriver pour y passer la nuit. Je n'en etais plus eloigne que d'une portee de fusil, lorsque, sur la droite de la route, j'apercus une maison ou, autour d'un grand feu, etaient reunis plusieurs soldats de differents corps et dont la majeure partie etait de la Garde imperiale. Comme j'etais fatigue, j'arretai pour me chauffer et me reposer un peu: quelques-uns me proposerent de rester avec eux; j'acceptai avec plaisir. Pendant toute la journee, le froid avait ete supportable, et il l'etait encore; tant qu'a l'ennemi, il paraissait que l'on pouvait etre tranquille, mais des hommes qui arrivaient par la droite de la route nous dirent qu'ils venaient d'apercevoir de la cavalerie et qu'ils etaient persuades que c'etaient des Russes: "Quand ce serait le diable, repondit un vieux chasseur de la Garde, cela ne m'empechera pas d'etablir ici mon quartier general. Mes amis, faites comme moi, chargez vos armes et mettez la baionnette au bout du canon!" C'est ce que tout le monde fit tranquillement: -"Et puis, ajouta-t-il, nous avons le bois pour retraite; c'est, par ma foi, une belle et bonne position!" Ensuite, il s'approcha d'un cheval que l'on venait d'abattre a quelques pas du feu, en coupa un morceau, et revint tranquillement s'asseoir pres du feu, sur son sac, et faire rotir sa viande au bout de son sabre. Plus de vingt soldats, dont une partie assis sur leur sac et les autres a genoux, faisaient aussi rotir du cheval. En face du chasseur dont je viens de parler, une femme etait assise sur un sac de soldat. Elle tenait la tete penchee sur ses mains, les coudes appuyes sur les genoux; une capote grise de soldat, par-dessus une vieille robe de soie en lambeaux, servait a la preserver du froid. Un bonnet en peau de mouton, dont une partie etait brulee, lui couvrait la tete; il etait tenu par un mauvais foulard de soie noue sous le menton. Le chasseur lui adressa la parole de la maniere suivante: "Dites donc, la mere Madeleine!..." Elle ne repondit pas. Ce ne fut qu'a la seconde fois qu'un soldat, qui etait pres d'elle, la poussa, en lui disant: "C'est a vous, la mere, a qui l'on veut parler!--A moi? dit-elle. Mon nom est Marie. Que me voulez-vous?--Un petit coup de _rogomme_, comme a l'exercice!--Pour du _rogomme_, vous devez bien penser que je n'en ai pas!" Et elle se remit dans sa position premiere. Une autre femme qui se trouvait aussi assise pres du feu, avait, sur la tete, une schabraque ou peau de mouton bordee de drap rouge, decoupee en festons et serree autour du cou avec le cordon d'un bonnet a poil d'un grenadier de la Garde, dont les glands lui retombaient sous le menton. Elle avait aussi, par-dessus ses habillements, une capote bleue d'un soldat de la Garde. Cette femme, en entendant la voix du chasseur, leva la tete a son tour, en demandant celui qui voulait du _rogomme_: -"Ah! c'est vous, la mere Gateau! repondit le chasseur; eh bien, c'est moi qui demande du _rogomme_! C'est moi, Michaut, qui vous parle; vous etes sans doute surprise de me voir? Eh bien, si quelqu'un est plus etonne que moi de vous rencontrer, et surtout schabraquee comme vous etes, le diable m'emporte! Meme avant le passage de la Berezina, en pensant quelquefois a vous, chere mere Gateau, je pensais qu'il y avait deja longtemps que les corbeaux avaient fait une _fristouille_ a la neige, avec votre vieille carcasse!--Insolent! repondit la mere Gateau, ils te mangeront avant moi, vieil ivrogne! Ah! il te faut du _rogomme!_ continua-t-elle d'un ton goguenard. T'as diablement ete prive depuis trois mois, mais possible qu'a Wilna et hier, a Kowno, tu en auras pris une bonne dose, c'est ca que tu as tant de blague! Une chose qui m'etonne, c'est que tu ne sois pas mort d'avoir bu, comme tant d'autres que nous avons vus dans les rues. Il y a tant de braves gens qui sont restes la-bas, tandis que ce mauvais sujet, un mauvais soldat, vit encore!--Halte-la, la mere Gateau, reprit le vieux chasseur, lachez-moi vos bordees tant que vous voudrez, mais au nom de _mauvais soldat_, mere Gateau, halte-la!" Ensuite il continua, tout en grognant, de manger le morceau de viande de cheval qu'il tenait a la main et dans lequel il avait cesse de mordre pour repondre a la vieille cantiniere. Une minute apres, elle reprit: "Voila deux ans qu'il m'en veut, depuis qu'a l'Ecole militaire je n'ai pas voulu lui donner a credit. Ah! si mon pauvre homme n'etait pas mort, si un coquin de boulet ne l'avait pas coupe en deux a Krasnoe!..." Et puis elle s'arreta. "Ce n'etait pas votre homme! Vous n'etiez pas mariee!--Pas mariee! Pas mariee! Voila bientot cinq ans que je suis avec lui, depuis la bataille d'Eylau, et je ne suis pas mariee! Que dis-tu de cela, Marie?" en s'adressant a l'autre cantiniere. Mais Marie, qui se trouvait dans la meme position que la mere Gateau, a l'egard du mariage, ne repondit rien. Le chasseur demanda a la mere Gateau si elle avait monte a la roue, a la montagne de Wilna: "Va, dit-elle, si j'en avais eu la force, je n'aurais pas manque mon coup! J'en ai ramasse dans la neige, mais ca m'a beaucoup avancee! Lorsqu'on se trouve avec des coquins qui ne respectent rien, il n'y a pas de surete pour le sexe. Le soir, apres avoir passe la montagne, lorsque j'arrivai au bivouac des chasseurs de chez nous, et comme j'avais encore un peu d'eau-de-vie que j'apportais de Wilna, je la donnai pour avoir une place au feu, et je me couchai sur la neige entre deux chasseurs du regiment, ou plutot deux voleurs, qui m'ont chipe la moitie de mon argent. Par bonheur, j'etais couchee sur une poche qu'ils n'ont pu vider. Apres cela, fiez-vous donc a des camarades! Heureusement que j'en ai encore assez pour aller jusqu'a Elbing, ou l'on dit que nous nous ressemblons. Une fois la, nous nous arrangerons de maniere a pouvoir recommencer la campagne; je ne veux plus de voitures, j'aurai deux _cognias_ avec des paniers sur le dos. Nous serons peut-etre plus heureux. Pas vrai, Marie?" Marie ne repondit pas: "Marie, dit le vieux chasseur, c'est son deuxieme depuis un an, et, si elle veut, je l'epouse en troisieme....--Toi! vieux chenapan, repond la mere Gateau, elle n'aurait pas besoin d'autres pratiques que la tienne!" Le chasseur s'approcha de Marie et lui presenta un morceau de viande de cheval; Marie l'accepta en lui disant: "Merci, mon vieux!--Ainsi c'est dit, continua-t-il, en arrivant a Paris, je vous epouse, je fais votre bonheur!" Marie, pour toute reponse, fit un soupir en disant: "Peut-on plaisanter une malheureuse femme comme moi!--Tout ce que je viens de dire, reprit le vieux chasseur, n'est que pour plaisanter, et la preuve, sans rancune, c'est que j'offre a la mere Gateau ce que je viens de vous offrir, Marie, un petit morceau de dada sur le pouce!" En meme temps, il s'avanca pour le lui offrir, mais la mere Gateau, en le voyant venir, lui dit en le regardant avec colere: "Va-t'en au diable! Je ne veux rien de toi!" A cette sortie de la mere Gateau, Marie, qui etait assise devant moi, leva la tete en disant que ce n'etait pas le moment de se facher. Ensuite elle me regarda des pieds a la tete: "Je crois ne pas me tromper, dit-elle en m'appelant par mon nom, c'est bien vous, mon pays?--Oui, Marie, c'est bien moi!" Je venais, a mon tour, de la reconnaitre, non pas a sa figure, mais a sa voix, car, la pauvre Marie, sa fraicheur avait disparu, le froid, la misere, le feu, la fumee du bivouac l'avaient rendue meconnaissable. C'etait Marie, notre ancienne cantiniere, dont j'avais rencontre la voiture abandonnee, avec deux blesses, dans la nuit du 22 novembre, et que je croyais morte! Voici son histoire: Marie etait de Namur; c'est pour cela qu'elle m'appelait son _pays_. Son mari etait de Liege, un peu mauvais sujet et maitre d'armes. Marie etait la meilleure pate de femme, n'ayant rien a elle, debitant sa marchandise aux soldats et a ceux qui n'avaient pas d'argent, comme a ceux qui en avaient. Dans toutes les batailles que nous eumes, elle fit preuve de devoument en s'exposant pour secourir les blesses. Un jour, elle fut blessee; cela ne l'empecha pas de continuer a donner ses soins, sans s'effrayer sur le danger qu'elle courait, car les boulets et la mitraille tombaient autour d'elle. Avec toutes ces belles qualites, Marie etait jolie: aussi avait-elle beaucoup d'amis; son mari n'en etait pas jaloux. En 1811, etant campes devant Almeida (Portugal), quelques mois avant notre depart pour la campagne de Russie, il prit envie au pauvre homme d'aller marauder dans un village. Il entra dans un chateau, s'empara d'une pendule qui ne valait pas vingt francs, eut le malheur de la rapporter au camp et de se faire prendre, et, comme il y avait des ordres severes pour les maraudeurs, M. le general Roguet, qui nous commandait, le fit passer a un conseil de Guerre. Il fut condamne a etre fusille dans les vingt-quatre heures. Par suite de cette catastrophe, Marie devint veuve: dans un regiment, et surtout en campagne, lorsqu'une femme est jolie, elle n'est pas longtemps sans mari. Aussi, au bout de deux mois de veuvage, Marie etait consolee et remariee--comme on se marie a l'armee. Quelques mois apres, son nouveau mari passa sous-officier dans un regiment de la Jeune Garde; alors elle nous quitta pour suivre son nouvel epoux: elle etait avec nous depuis quatre ans. En Russie, elle eut le sort de toutes les cantinieres de l'armee: elle perdit chevaux, voitures, lingots, fourrures et son protecteur. Tant qu'a elle, elle eut le bonheur de revenir. Quatre mois et demi plus tard, le 2 mai 1813, a la bataille de Lutzen, le hasard me la fit rencontrer; elle venait d'etre blessee a la main droite, en donnant a boire a un blesse. J'ai appris, depuis, qu'elle etait rentree en France et qu'elle avait reparu aux Cent-Jours. A la bataille de Waterloo, elle fut faite prisonniere, mais, comme elle etait sujette belge, elle rentra en toute propriete au roi de Hollande[68]. [Note 68: J'ai appris que Marie existait encore et qu'elle etait membre de la Legion d'honneur et decoree de la medaille de Sainte-Helene. Elle habite Namur. (_Note de l'auteur_.)] Je demandai a Marie ou etait son mari: "Vous savez bien, me repondit-elle, qu'il a ete tue a Krasnoe (chose que j'avais ignoree jusqu'a present); c'etait un bon enfant, celui-la, je le regrette beaucoup!" Ensuite elle fronca les sourcils, baissa la tete. Un instant apres, elle la releva et, comme j'avais toujours les yeux fixes sur elle, elle me regarda en riant, mais d'un sourire triste. Je lui demandai a quoi elle pensait: "A manger, comme vous voyez! Avant, j'avais un ami qui m'en donnait; a present, je mange lorsque l'on m'en donne ou lorsque j'en trouve, chose bien rare; il n'y a qu'a boire!" En meme temps, elle prit une pincee de neige qu'elle porta a sa bouche. Je la vis se lever avec peine pour se mettre en marche; elle me donna une poignee de main et me dit adieu. Je remarquai qu'elle etait courbee par la fatigue et la misere, qu'elle marchait peniblement, appuyee sur un gros baton de sapin. La mere Gateau la suivait, toujours sa schabraque sur la tete, jurant et marmottant entre les dents. Je compris que c'etait toujours apres le vieux chasseur. Dans ce moment, nous pouvions etre quarante, et, a chaque instant, notre nombre augmentait. J'apercus un sergent du regiment: il se nommait Humblot. En me voyant, il me demanda ce que je faisais la. Je lui repondis que je me reposais et que j'examinais si je ne ferais pas bien de passer la nuit ou je me trouvais et de partir le lendemain de grand matin. Humblot, qui etait un brave garcon et qui m'aimait beaucoup, me fit des observations tres justes, d'abord sur le temps qui etait supportable, sur l'avantage qu'il y aurait pour moi de traverser la foret ou, me disait-il, de l'autre cote, nous trouverions des maisons ou nous pourrions passer la nuit; le lendemain, nous arriverions de bonne heure a Wilbalen, petite ville a trois ou quatre lieues d'ou nous etions, ou nous trouverions nos camarades et pourrions nous procurer des vivres. Enfin, il fit tant, que je pris mon sac et mon fusil, et partis avec le sergent Humblot. En marchant, Humblot me dit que, quoique nous fussions dans la Pomeranie prussienne, il n'etait pas prudent de marcher isole en arriere, car plusieurs milliers de Cosaques avaient passe le Niemen sur la glace. Ensuite il me conta qu'il avait quitte Kowno, hier dans la journee, avec beaucoup d'autres, et sans s'inquieter de rien, puisque le marechal Ney y etait encore a se battre, avec une arriere-garde composee d'Allemands et de quelques Francais, afin d'empecher les Russes d'entrer dans la ville, et de donner le temps aux debris de l'armee de sortir. Ces Allemands, me disait-il, qui faisaient partie de la garnison de Kowno, qui se portaient tres bien et a qui rien n'avait jamais manque, etaient de pauvres soldats; sans la presence des Francais en petit nombre parmi eux, ils auraient jete leurs armes et fui: "Je vais, continua-t-il, te conter ce qui m'est arrive hier, et tu verras si je n'ai pas raison de t'engager a faire ton possible afin de sortir de ce coquin de pays! "Apres avoir passe le Niemen, arrives a un quart de lieue de la ville, nous apercumes de loin, a cheval sur la route, plus de 2 000 Cosaques et autres cavaliers. Nous arretames pour deliberer sur le parti a prendre et aussi pour attendre ceux qui etaient en arriere. Un instant apres, nous nous trouvames reunis environ 400 hommes de toutes armes. Nous formames une colonne, afin de pouvoir, au besoin, former un carre. Des officiers qui se trouvaient parmi nous--il y en avait beaucoup--en prirent le commandement. Ensuite, vingt-deux soldats polonais se joignirent a nous. Environ cinquante hommes des plus valides, et qui avaient de bonnes armes, se mirent en tirailleurs, en tete et sur les flancs. "Nous marchames resolument sur cette cavalerie qui, a l'approche des tirailleurs, se retira a droite et a gauche de la route. La colonne, arrivee a la hauteur des Russes, s'arreta pour attendre quelques hommes encore en arriere. Quelques-uns seulement purent la rejoindre, car une partie des Cosaques se detacha pour arreter les plus eloignes. Un nomme Boucsin[69], grosse caisse de notre musique, qui se trouvait du nombre de ceux qui etaient en arriere et qui faisait son possible pour rejoindre la colonne, ayant encore (chose etonnante!) la grosse caisse sur son dos et portant dans les mains un sac rempli de pieces de cinq francs, ce qui l'empechait de marcher aussi vite qu'il l'aurait voulu, fut atteint par des Cosaques, a cinquante pas en arriere et sur la gauche de la colonne. Il recut, entre les deux epaules, un coup de lance qui le fit tomber de tout son long dans la neige et fit, en meme temps, passer ta grosse caisse au-dessus de sa tete. Aussitot, deux Cosaques descendirent de cheval pour le depouiller, mais trois hommes et un officier polonais coururent sur les Cosaques, en prirent un avec son cheval et debarrasserent le porteur de la grosse caisse, qu'il abandonna au milieu des champs. Il en fut quitte pour son coup de lance, et la moitie de son argent qu'il distribua a ceux qui lui avaient sauve la vie. [Note 69: _Bousin_, en argot, signifie _tapage_. Le surnom donne au porteur de la grosse caisse lui servait de nom propre.] "Aussitot, la colonne se remit en marche aux cris de: _Vive l'Empereur!_ et en conduisant, au milieu d'elle, le Cosaque et son cheval." Humblot avait fini sa narration, lorsque je fus force de m'arreter, toujours pour mon indisposition; pendant ce temps, il marcha doucement afin que je pusse le rejoindre. Ma besogne faite a la hate, je me remis a marcher; mais, a l'endroit ou je me trouvais, il y avait beaucoup de monde qui m'empecha d'avancer. Je repris la route, mais, a peine y etais-je, que j'entendis des cris repetes: -"Gare les Cosaques!" Je pense que c'est une fausse alerte, mais j'apercois plusieurs officiers armes de fusils qui s'arretent et qui se posent bravement sur le chemin faisant face du cote ou le bruit venait, et criant: "N'ayez pas peur, laissez avancer cette canaille[70]!" Je regarde derriere moi, je les apercois tellement pres que je fus touche par un cheval: trois etaient en avant, d'autres suivaient. [Note 70: M. le colonel Richard, ex-commandant de place a Conde, etait un de ces officiers: nous en avons parle plusieurs fois ensemble. (_Note de l'auteur_).] Je n'ai que le temps de me jeter dans le bois ou je pensais etre en surete, mais les trois Cosaques y entrent presque aussitot que moi et malheureusement, dans cet endroit, le bois se trouvait fort clair. Je cherche a gagner l'endroit le plus epais, mais par une fatalite inouie, mon indisposition me reprend et se fait sentir d'une maniere insupportable. Que l'on juge de ma position! Je veux m'arreter, mais c'est impossible, car deux des trois Cosaques ne sont plus qu'a quelques pas de moi, de sorte que, pour ne pas interrompre ma course et me laisser prendre, je suis oblige de faire dans mes pantalons. Heureusement, quelques pas plus avant, les arbres se trouvent plus rapproches, les Cosaques sont genes dans leur course et forces de la ralentir, tandis que je continue du meme pas; mais arrete par des branches d'arbres couches dans la neige, je tombe de tout mon long, et ma tete reste enfoncee dans la neige. Je veux me relever; mais je me sens tenu par une jambe. La crainte me fait penser que c'est un de mes Cosaques qui me tient, mais il n'en etait rien, c'etaient des ronces et des epines. Je fais un dernier effort, je me releve, je regarde derriere moi: les Cosaques etaient arretes; deux cherchaient un endroit afin de passer avec leurs chevaux. Pendant ce temps, je me traine avec peine. Un peu plus avant, je me trouve arrete par un arbre abattu, mais je suis tellement faible qu'il m'est impossible de lever une jambe pour aller au dela, et, pour ne pas tomber d'epuisement, je fus force de m'asseoir dessus. Il n'y avait pas cinq minutes que je m'y trouvais, quand je vois les Cosaques mettre pied a terre et attacher leurs chevaux aux branches d'un buisson. Je pense qu'ils vont venir me prendre, et deja je me leve pour essayer de me sauver, lorsque j'en vois deux s'occuper du troisieme, qui avait un furieux coup de sabre a la figure, car il releva d'une main le morceau de sa joue qui pendait jusque sur son epaule, tandis que les deux autres preparaient un mouchoir qu'ils lui passerent sous le menton et lui attacherent sur la tete. Tout cela se passait a dix pas de moi; pendant ce temps, ils me regardaient en causant. Lorsqu'ils eurent fini de recoller la figure de leur camarade, ils marcherent directement sur moi: alors, me voyant perdu, je fais un dernier effort, je monte sur le corps de l'arbre, je prends mon fusil qui etait charge, et je me decide a tirer sur le premier qui se presentera. Dans ce moment, je n'avais affaire qu'a deux hommes; le troisieme, depuis qu'on l'avait panse, paraissait souffrir comme un damne, se promenait de droite a gauche, en levant les bras et donnant des coups de poing sur le derriere de son cheval. Me voyant en position de riposter, les deux Cosaques qui marchaient sur moi s'arretent et me font signe de venir a eux. Je comprends qu'ils disent qu'ils ne me feront pas de mal, mais je reste toujours dans la meme position. J'entendais sur ma droite, du cote de la route, des cris et des jurements accompagnes de coups de fusil qui n'etaient pas sans inquieter mes adversaires, car, souvent, je les voyais regarder du cote d'ou venait le bruit, de sortie que j'esperais qu'ils m'abandonneraient pour penser a leur propre surete; mais ne voila-t-il pas qu'un quatrieme sauvage arrive, paraissant aussi se sauver! Voyant plusieurs de ses camarades, il s'approche, m'apercoit, veut marcher sur moi, mais, voyant qu'avec son cheval cela lui est impossible, a cause des arbres et des buissons, met pied a terre, attache son cheval pres des autres et, un pistolet a la main, en se couvrant des arbres, avance contre moi; les deux autres le suivent de la meme maniere. Il ne fallait certainement pas faire tant de ceremonies pour s'emparer de ma chetive personne, mais ... o bonheur! au meme instant, les cris qui venaient de la droite se font entendre avec plus de force, accompagnes de coups de fusil; les chevaux, qui n'etaient pas fortement attaches, sont effrayes, s'echappent du cote de la route, et les Cosaques se mettent a courir apres. Reflechissant a l'etat deplorable dans lequel je me trouvais, je me dis qu'il me serait impossible de continuer a marcher sans me nettoyer et changer de linge. On se rappelle que j'avais des chemises et une culotte de drap de coton blanc, dans un portemanteau de la montagne de Ponari--ces effets appartenaient a un commissaire des guerres. Ayant ouvert mon sac, j'en tire une chemise que je pose sur mon fusil; ensuite la culotte, que je mets a cote de moi sur l'arbre; je me debarrasse de mon amazone et de ma capote militaire, de mon gilet a manches en soie jaune piquee, que j'avais fait a Moscou avec les jupons d'une dame russe; je denoue le cachemire qui me serrait le corps et qui tenait mon pantalon, et, comme je n'avais pas de bretelles, il tomba sur mes talons. Pour ma chemise, je n'eus pas la peine de l'oter, je la tirai par lambeaux, car il n'y avait plus ni devant, ni derriere. Enfin, me voila nu, n'ayant plus que mes mauvaises bottes aux jambes, au milieu d'une foret sauvage, le 15 decembre, a quatre heures de l'apres-midi, par un froid de dix-huit a vingt degres, car le vent du nord avait recommence a souffler avec force. En regardant mon corps maigre, sale et mange par la vermine, je ne puis retenir mes larmes. Enfin, reunissant le peu de forces qui me restent, je me dispose a faire ma toilette: je ramasse les lambeaux de ma vieille chemise et, avec de la neige, je me nettoie le mieux possible. Ensuite, je passe ma nouvelle chemise en fine toile de Hollande et brodee sur le devant. Mon pantalon n'etant plus mettable, j'enfourche au plus vite la petite culotte, mais elle se trouvait tellement courte que mes genoux n'etaient pas couverts, et, avec mes bottes qui ne m'allaient que jusqu'a mi-jambe, j'avais toute cette partie a nu. Enfin, je passe au plus vite mon gilet de soie jaune, ma capote, mon amazone, mon fourniment et mon collet par-dessus, et me voila completement habille, sauf mes jambes. Ensuite, je fis reflexion qu'il fallait decamper au plus vite, de sorte que je descendis de mon arbre. Lorsque j'eus fait environ deux cents pas, j'apercus deux individus, un homme et une femme. Je reconnus qu'ils etaient Allemands; ils me paraissaient etre sous l'impression de la peur. Je leur demandai s'ils voulaient venir avec moi, mais l'homme repondit, d'une voix tremblante, que non, et, me montrant le cote de la route, ne me dit qu'un seul mot: "Cosaques!" C'etait un cantinier et sa femme, d'un regiment de la Confederation du Rhin, probablement de la garnison de Kowno, qui suivaient le mouvement de la retraite et qui ayant, comme moi, ete surpris dans le bois par le _hourra_, s'etaient mis a l'ecart. Sa femme lui conseillait de venir avec moi, mais l'homme ne voulut pas y consentir, et malgre tout ce que je pus lui dire, je me vis force, quoiqu'a regret, de m'en aller seul. Apres avoir erre a l'aventure pendant une demi-heure, je m'arretai pour m'orienter, car il commencait deja a faire nuit. Dans la partie de la foret ou je me trouvais, il y avait de la neige en quantite. Aucun chemin n'etait battu ni fraye, pas meme trace. Je m'asseyais quelquefois, pour me reposer, sur des arbres qui, par suite des grands vents, etaient tombes deracines. Je saisissais les branches des buissons dans la crainte de tomber, tant j'etais faible. Mes jambes enfoncaient dans la neige au-dessus de mes bottes, de sorte qu'elle entrait dedans. Cependant je n'avais pas froid, au contraire des gouttes de sueur me tombaient du front, mais les jambes me manquaient. Je sentais une lassitude extraordinaire dans les cuisses, par suite des efforts que je faisais pour me tirer de la neige, ou parfois j'enfoncais jusqu'aux genoux. Je n'essaierai pas de depeindre ce que je souffrais. Il y avait plus d'une heure que je marchais dans les tenebres, eclaire seulement par les etoiles: ne parvenant pas a sortir de la foret par la direction qui me semblait la meilleure pour rejoindre la route et n'en pouvant plus, epuise, essouffle, je prends le parti de me reposer. Je m'appuie contre un tronc d'arbre ou je reste immobile. Un instant apres, j'entends les aboiements d'un chien, je regarde de ce cote: je vois briller une lumiere, je pousse un soupir d'esperance, et, rassemblant tout ce que j'avais de forces, je me dirige dans cette nouvelle direction. Mais, arrive a trente pas, j'apercois quatre chevaux et, autour du feu, quatre Cosaques assis, et trois paysans, parmi lesquels je reconnais le cantinier et sa femme que j'avais rencontres, pris probablement par les Cosaques qui avaient voulu s'emparer de moi; je reconnus facilement celui qui avait un coup de sabre a la figure, car je n'etais pas a vingt pas d'eux. Je les regardai pendant assez de temps, me demandant si je ne ferais pas bien de m'approcher et de me rendre plutot que de mourir comme un miserable au milieu du bois, car la vue du feu me tentait, mais quelque chose que je ne saurais dire me fit faire le contraire. Je me retirai machinalement. Je les regardai encore: je remarquai qu'il ne leur manquait rien, car plusieurs pots en terre etaient autour du feu. Ils avaient de la paille, et les chevaux avaient du foin. Dans l'impossibilite de suivre, a cause de la quantite d'arbres, la direction que j'aurais voulu, je fus oblige d'appuyer a gauche: heureusement pour moi, car, apres avoir fait quelques pas, je trouvai la foret plus claire, mais la neige y etait en plus grande quantite, de sorte que, plusieurs fois, je tombai. Une derniere fois je me releve, je regarde le Ciel, je m'en prends a Dieu, qui veillait sur moi; au moment ou je me demandais si je ne ferais pas mieux de retourner au bivac des Cosaques, je me trouvai a l'extremite de la foret et sur la route. La, je tombe a genoux, et je remercie Celui contre lequel je venais de m'emporter. Je marchai droit devant moi: le chemin etait bon, c'etait bien celui que je devais suivre, mais le vent, que je ne sentais pas dans le bois, soufflait avec assez de force pour se faire sentir a la partie de mes jambes qui n'etait pas couverte; mon amazone, qui etait longue, me garantissait un peu du froid. Chose singuliere, je n'avais pas faim; je ne sais si les emotions que j'avais eprouvees, depuis le _hourra_, en etaient la cause, ou si c'etait l'effet de mon indisposition, car, depuis mon depart de l'ecurie ou j'avais mange de la soupe et un morceau de viande, je n'avais pas eprouve le besoin de manger. Cependant, pensant que je devais encore avoir un morceau de viande dans ma carnassiere, je le cherchai et fus assez heureux pour le retrouver, et, quoique durci par la gelee, je le mangeai sans discontinuer de marcher. Apres mon repas, je levai la tete; j'apercus, sur ma gauche, deux cavaliers paraissant marcher avec circonspection et, plus loin, sur la route, un individu qui semblait marcher mieux que moi. Je doublai le pas pour le rejoindre, mais tout a coup je ne le vis plus. En regardant sur la droite, j'apercus une petite cabane et, comme il n'y avait pas de porte fermee, j'entrai. Mais a peine avais-je fait deux pas dans l'interieur, que j'entendis resonner une arme, et une grosse voix se fit entendre: "Qui va la?" Je repondis: "Ami!" et j'ajoutai: "Soldat de la Garde!--Ah! ah! repondit-on, d'ou diable sortez-vous, mon camarade, que je ne vous ai pas rencontre depuis que je marche seul?" Je lui contai une partie de ce qui m'etait arrive depuis le _hourra_ des Cosaques, dont il me dit n'avoir pas entendu parler. Nous sortimes pour nous mettre en marche: je m'apercus que mon nouveau camarade etait un vieux chasseur a pied de la Garde, et qu'il portait, sur son sac et autour de son cou, un pantalon de drap qui, suivant moi, ne lui servait de rien, mais qui pouvait m'etre d'un grand secours. Je le suppliai de me le ceder pour un prix, et lui montrai l'etat de nudite de mes jambes: "Mon pauvre camarade, me dit-il, je ne demande pas mieux que de vous obliger, si cela se peut, mais je vous dirai que le bas du pantalon est brule a plusieurs places et qu'il y a meme de grands trous.--N'importe, cedez-le-moi, cela me sauvera peut-etre la vie!" Il le tira de dessus son sac en me disant: "Tenez, le, voila!" Alors je pris deux pieces de cinq francs dans ma carnassiere, en lui demandant si c'etait assez: "C'est bien, me repondit-il, depechez-vous et partons, car j'apercois deux cavaliers qui semblent descendre du cote de la route, et qui pourraient bien etre les eclaireurs d'un parti de Cosaques!" Pendant qu'il me parlait, je m'etais appuye contre le montant de la porte et j'avais passe le pantalon dans mes jambes. Je le fis tenir, comme le precedent, avec le cachemire qui me serrait le corps, et nous partimes. Nous n'avions pas fait cent pas, que mon compagnon, qui marchait mieux que moi, en avait deja plus de vingt d'avance. Je le vis se baisser et ramasser quelque chose; je ne pus, pour le moment, distinguer ce que c'etait, mais, arrive au meme endroit, j'apercus un homme mort. Je reconnus que c'etait un grenadier de la Garde royale hollandaise qui, depuis le commencement de la campagne, faisait partie de la Garde imperiale. Il n'avait plus de sac, ni de bonnet a poil, mais il avait encore son fusil, sa giberne, son sabre et de grandes guetres noires aux jambes, qui lui allaient jusqu'au-dessus des genoux. L'idee me vint de les lui oter pour les mettre au-dessus de mon pantalon et couvrir ses trous. Je m'assieds sur ses cuisses, et je finis par les lui tirer; ensuite je me remets a marcher plus vite que de coutume, comme si celui a qui je venais de les prendre allait courir apres moi. Pendant ce temps, le chasseur avait continue sa route, de sorte que je ne pouvais plus le voir. Un instant apres, j'apercus devant moi un grand batiment. Je reconnus que c'etait une station, maison de poste, et me proposai d'y passer la nuit. Un fantassin en faction me cria: "Qui vive?" Je repondis: -"Ami!" et j'entrai. D'abord je vis des soldats, au nombre de plus de trente, dont quelques-uns dormaient, et d'autres, autour de plusieurs feux, faisaient cuire du cheval et du riz. A droite, j'apercus trois hommes autour d'une gamelle de riz. Je me laissai tomber a cote de ces derniers. Un instant apres, j'essayai de parler a l'un d'eux. Pour commencer, je le tirai par sa capote; il me regarda sans me rien dire. Alors, d'un ton piteux, je lui dis assez bas, afin que d'autres ne pussent l'entendre: "Camarade, je vous en prie, laissez-moi manger quelques cuillerees de riz, en vous payant. Vous me rendrez un grand service, vous me sauverez la vie!" En meme temps je lui presentai deux pieces de cinq francs, qu'il accepta, en me disant: "Mangez!" Il me remit un plat en terre avec sa cuiller, et me ceda aussi sa place pres du feu. Je mangeai environ quinze cuillerees de riz qu'il restait encore, pour mes dix francs. Mon repas fini, je regardai autour de moi afin de voir si je ne verrais pas le vieux chasseur. Je l'apercus pres d'un ratelier; il etait occupe a decouper un bonnet a poil pour en faire un couvre-oreilles. Ce bonnet etait celui du grenadier hollandais qu'il avait ramasse, lorsque je l'avais vu se baisser. J'allai de son cote pour me reposer; mais a peine etais-je etendu sur la paille, que la sentinelle cria: "Alerte!" en disant qu'elle apercevait des Cosaques. Aussitot, tout le monde se leve et prend ses armes. On entendit crier: "Ami, Francais!" Deux cavaliers entrerent dans la grange et, descendant de cheval, se firent connaitre; mais plusieurs les interpellerent, et surtout le vieux chasseur qui leur dit: "Comment se fait-il que vous etes a cheval et f... comme des Cosaques? Probablement pour piller et detrousser les pauvres Francais blesses ou malades?--Ce n'est pas cela du tout, repond l'un des deux cavaliers, mais a nous voir, on le croirait. Nous pouvons vous prouver le contraire, et lorsque nous serons en place, nous vous conterons cela." Celui qui venait de repondre, apres avoir attache les deux chevaux et leur avoir donne de la paille, qui se trouvait en grande quantite dans la grange, revint pres de son compagnon qui paraissait marcher avec peine et, le prenant par le bras, vint le placer pres de moi. Lorsqu'ils eurent mange un morceau de pain et bu de l'eau-de-vie dont ils paraissaient avoir leur provision, et en eurent fait boire un coup au vieux chasseur et a moi, celui qui avait conduit son camarade pres de moi, dit: "Hier au soir, j'ai sauve mon frere des mains des Cosaques ou il etait prisonnier et blesse. Il faut que je vous conte cela, cela tient du merveilleux. "La veille d'arriver a Kowno, mourant de faim et de froid, epuise de fatigue, je m'ecartais de la route avec deux officiers du 71e de ligne armes, comme moi, d'un fusil, afin de pouvoir passer la nuit dans un village. Mais, apres avoir fait environ une demi-lieue, ne pouvant aller plus loin sans nous exposer a perir de froid dans la neige, nous nous decidames a passer la nuit dans une mauvaise maison abandonnee ou, fort heureusement, nous trouvames du bois et de la paille, et, comme j'avais encore de la farine de Wilna, nous fimes un bon feu et de la bouillie. "Le lendemain, de grand matin, nous nous disposames a partir pour rejoindre la route, mais au moment ou nous allions sortir de la maison, nous la vimes cernee par les Cosaques, au nombre de 15; cela ne nous empecha pas de sortir. Nous arretames devant la ports afin de les observer; ils nous firent signe d'aller a eux; nous fimes le contraire, nous rentrames dans la maison, nous fermames la porte, nous ouvrimes deux petites fenetres et commencames un feu qui fit fuir les Cosaques. A une bonne portee de fusil, ils s'arretent, mais nos armes etaient rechargees: nous sortimes de la maison, et, sans perdre de temps, leur envoyames une seconde bordee qui fit tomber un cheval avec son cavalier. Ce dernier se debarrassa et abandonna sa monture. Nous nous mimes a marcher au plus vite, mais nous n'avions pas fait cinquante pas que nous les vimes marcher de notre cote. "Un instant apres, ils appuyerent a droite, mais c'etait pour enlever le portemanteau reste sur le cheval que nous avions descendu. Bientot nous les perdimes de vue, et nous arrivames sur la route qui conduisait a Kowno, ou nous devions arriver le meme jour. Nous nous trouvames au milieu de plus de six mille traineurs, et, dans cette cohue, je fus, comme il arrivait toujours, separe de mes camarades. Je marchai ainsi toute la journee, et il ne faisait pas encore nuit, que je me trouvais a une lieue de Kowno, pres du Niemen. Je me decidai a traverser le fleuve sur la glace, afin de trouver un gite comme la veille, car l'on y voyait des habitations. "Etant sur la digue, j'apercus, a une demi-lieue sur la droite, un groupe de trois a quatre maisons, ou je fus assez bien recu par les paysans et ou je passai la nuit tranquillement. Le lendemain de grand matin, je me mis en route, afin de rejoindre la colonne de l'autre cote de Kowno; mais lorsque je fus a deux cents pas, je me trouvai, sans y penser, au milieu d'une douzaine de Cosaques qui, sans me faire du mal et sans meme penser a me desarmer, me firent marcher devant eux, et precisement dans la direction ou je voulais aller. J'etais prisonnier, et ne pouvais le croire. "Apres une heure de marche, nous arrivames dans un village. La, l'on me debarrassa de mes armes et de mon argent, et je fus assez heureux pour sauver quelques pieces d'or cachees dans la doublure de mon gilet. Je me debarrassai de mon schako, pour me couvrir la tete d'un bonnet de peau de mouton noir que voila. Je remarquai que les Cosaques etaient charges d'or et d'argent et qu'ils ne faisaient pas beaucoup attention a moi; aussi je me promis bien de profiter de la premiere occasion pour m'echapper. "Il pouvait etre dix heures quand nous partimes du village. Nous rencontrames un autre detachement de Cosaques, escortant des prisonniers, dont quelques-uns etaient de la Garde imperiale, qui avaient ete pris en sortant de Kowno. Je fus joint a ces derniers. "Nous marchames en nous arretant souvent, jusqu'a environ trois heures. Je remarquai que le conducteur etait embarrasse, ne connaissant pas le pays. Avant qu'il fut nuit, nous arrivames dans un petit village, ou l'on nous fit entrer dans une grange et ou nous passames tous a une visite tres minutieuse. Je tremblais pour mon or, j'en fus quitte pour la peur. "A peine avait-on fini de nous fouiller, que j'entendis crier mon nom par un prisonnier que je ne connaissais pas; je repondis: "Present!" Un autre prisonnier, a l'extremite, repondit la meme chose. Alors, m'avancant dans la direction dont la voix etait partie, je demandai qui s'appelait Dassonville: "Moi!" me repondit mon frere que vous voyez la. Jugez de notre surprise en nous reconnaissant! Nous nous embrassames en pleurant. Il me dit qu'il avait ete blesse le 28 novembre, par ici du pont de la Berezina, d'un coup de balle dans le mollet de la jambe gauche. Je lui dis que mon dessein etait que nous nous sauvions avant que l'on nous fit repasser le Niemen: puisque nous etions dans la Pomeranie, pays appartenant a la Prusse, il fallait profiter de l'occasion qui se presentait. "Les paysans nous apporterent des pommes de terre et de l'eau, bonheur auquel nous etions loin de nous attendre. L'on nous en fit la distribution; nous en eumes chacun quatre; nous nous jetames dessus comme des devorants, et presque tous avouerent que, pour le moment, il valait mieux etre prisonnier, mangeant des pommes de terre, que de mourir, libre, de faim et de froid sur le grand chemin. Mais moi je leur observai qu'il serait plus heureux de sortir de leurs griffes: "Qui sait, dis-je, si l'on ne nous conduira pas en Siberie?" Je leur montrai la possibilite de nous sauver, car j'avais trouve, derriere la place ou j'etais couche avec mon frere, que l'on pouvait facilement en detacher deux planches et passer aisement. On convint que j'avais raison; mais je ne sais par quelle fatalite, une heure apres, l'on vint nous dire qu'il fallait partir. Il commencait a faire nuit; beaucoup d'hommes, accables de fatigue, etaient endormis et ne voulaient pas se lever; mais les Cosaques, voyant que l'on ne repondait pas assez vite a l'ordre donne, frapperent a coups de knout ceux qui etaient encore couches. Mon frere qui, a cause de sa blessure, ne pouvait se lever assez lestement, allait etre frappe; je me mis devant, je parai les coups, pendant que je l'aidais a se relever, et au lieu de sortir de la grange comme les autres, nous nous cachames derriere la porte, avec le bonheur de ne pas etre apercus. "Tous les prisonniers et les Cosaques etaient sortis; nous n'osions respirer. Trois Cosaques a cheval traverserent encore la grange en galopant et en regardant a droite et a gauche, s'il n'y avait plus personne. Lorsqu'ils furent sortis, je me trainai pour regarder en dehors: je vis un paysan venir, je rentrai a ma place. Il entra dans la grange du cote oppose ou nous etions; nous n'eumes que le temps de nous couvrir de paille. Fort heureusement il ne nous apercut pas et ferma les deux portes. Nous nous trouvames seuls. "Il pouvait etre six heures; nous nous reposames encore une heure; ensuite je me levai pour aller ouvrir la porte; mais je ne pus y parvenir, de sorte qu'il fallut revenir a mon premier projet, celui de sortir en enlevant les deux planches. C'est ce que je fis. Le passage etait libre; je dis a mon frere de m'attendre, et je sortis. "J'avancai a l'entree du village: a la premiere maison j'apercus de la lumiere a travers une petite fenetre et, lorsque je fus en face, je vis trois grands coquins de Cosaques compter de l'argent sur une table et un paysan les eclairer. Je me disposais a me retirer pour retourner a la grange rejoindre mon frere, lorsque j'en vis un faire un mouvement du cote de la porte, l'ouvrir et sortir; fort heureusement qu'un traineau charge de bois se trouvait pres de moi pour me cacher: je me mis a plat ventre sur la neige. "Le Cosaque, apres avoir satisfait un besoin, rentra dans la maison et ferma la porte. Aussitot je me levai pour me sauver, mais comme il fallait passer vis-a-vis de la fenetre, dans la crainte d'etre vu, je fis le tour a droite. Je n'avais pas encore fait dix pas, qu'une porte s'ouvrit. Pour ne pas etre vu, j'entrai dans une ecurie et me couchai sous une auge dans laquelle des chevaux mangeaient. A peine y etais-je, qu'un paysan portant une lanterne et suivi d'un Cosaque, y entra. Je me crus perdu. Le Cosaque portait un portemanteau; il l'attacha sur son cheval, l'examina, et sortit en fermant la porte. "J'allais sortir moi-meme, lorsqu'une idee me vint d'enlever un cheval: je m'empare au plus vite de celui au portemanteau, mais en le faisant tourner pour sortir de l'ecurie, quelque chose me tombe sur l'epaule; c'est la lance du Cosaque qui etait appuyee sur son cheval. Je m'en empare pour me defendre au besoin, et je sors. J'arrive pres de la grange, j'aide mon frere a monter a cheval, et, moi prenant la bride, nous marchons dans la direction de la route. Lorsque nous eumes fait environ deux cents pas, je regardai si je ne voyais rien venir. Je lui remis la lance du Cosaque, et le couvris avec le grand collet a poil de chameau qui se trouvait sur le cheval. Apres une demi-heure de marche, nous arrivames sur la route; ensuite, tournant dans la direction de Gumbinnen, nous apercumes des paysans occupes a enlever les roues d'un caisson abandonne. Pour ne point passer pres d'eux, nous primes un chemin sur notre gauche, qui nous conduisit a l'entree d'un village que nous aurions bien voulu eviter, tant nous avions crainte de retomber entre les griffes de nos ennemis. Dieu sait ce qu'il nous en serait arrive, car, nous voyant possesseurs d'un cheval et d'une arme appartenant a l'un des leurs, ils pouvaient penser que nous avions tue l'individu a qui tout cela avait appartenu! "Nous etions arretes pour deliberer, lorsque nous entendimes du bruit derriere nous; aussitot nous voulons fuir, mais il n'y avait pas possibilite, car la grande quantite de neige, des deux cotes du chemin, nous empechait d'entrer dans les terres. Notre position devenait critique et je n'osais communiquer a mon frere les sensations que j'eprouvais, plus pour lui que pour moi, a cause de sa blessure. "Nous allions continuer a marcher droit devant nous, lorsque nous apercumes ceux qui nous avaient cause tant de frayeur; ils n'etaient qu'a quelques pas de nous. Ils s'arreterent en nous criant en allemand: "Bonsoir, amis Cosaques!--Attention! dis-je a mon frere; tu es Cosaque, et moi je suis ton prisonnier. Tu parles un peu allemand, ainsi du sang-froid!" Comme il avait sur la tete un mauvais bonnet de police, je le changeai contre le mien qui ressemblait a celui d'un Cosaque. Nous reconnumes ces paysans pour ceux que nous avions vus, un instant avant, sur la route, autour du caisson. Ils etaient quatre, et trainaient avec des cordes deux des roues qu'ils avaient enlevees: mon frere leur demanda s'il y avait des camarades Cosaques dans le village; ils lui dirent que non: "Alors, dit-il, conduisez-moi chez le bourgmestre, car j'ai froid et faim, puis, je suis blesse et oblige de conduire ce prisonnier francais". Alors il y en eut un qui nous dit que, depuis le matin, ils attendaient les Cosaques, et qu'ils auraient bien fait d'arriver, car plus de trente Francais avaient loge la nuit derniere et on les avait presque tous desarmes au moment de leur depart. "En entendant cela, nous aurions voulu etre au diable, mais, dans ce moment, d'autres paysans arriverent qui, en me voyant conduit par un Cosaque, me dirent des injures et me firent des menaces qui furent reprimees par un homme age que j'ai su, apres, etre un ministre protestant, cure de l'endroit. "L'on nous conduisit chez le bourgmestre, qui fit beaucoup d'accueil a mon frere en lui disant qu'il logerait chez lui et que l'on aurait soin de son cheval, mais que, pour le Francais, il allait le faire conduire a la prison, a moins, dit-il, que vous ne vouliez le garder pres de vous pour vous servir de domestique: "Je ne demande pas mieux, repondit mon frere, d'autant mieux que je suis blesse et que ce Francais est chirurgien-major. Il me pansera ma jambe.--Chirurgien-major! reprit le bourgmestre, cela tombe on ne peut mieux, car nous avons ici un brave homme du village qui a eu, ce matin, le bras casse par un Francais qui n'a pas voulu se laisser desarmer; il lui arrangera son bras!" "L'on nous fit entrer dans une chambre bien chaude ou il y avait un lit que l'on designa pour le Cosaque, mais il n'en voulut pas et demanda de la paille pour lui, et aussi pour moi, qu'il fit mettre a part, afin de ne pas eveiller de soupcons. L'on nous apporta a manger du pain, du lard, de la choucroute, de la biere et du genievre pour le frere Cosaque; des pommes de terre et de l'eau pour moi. Le bourgmestre fit remarquer a mon frere une certaine quantite d'armes dans un coin de la chambre: c'etaient celles des Francais que les paysans avaient desarmes le matin, consistant en quelques pistolets, carabines, cinq a six fusils, autant de sabres de cavaliers, ainsi que plusieurs paquets de cartouches. "Pendant que nous etions en train de manger, un paysan accompagne d'une femme entra dans la chambre; l'homme portait un bras en echarpe: c'etait l'homme au bras casse. Il vint s'asseoir aupres de moi pour me le faire voir. Je me decidai a payer d'audace. Je demandai du linge, des bandes, des petites lattes que l'on fit avec du bois de sapin. Le bras etait casse net entre le poignet et le coude. J'avais deja vu tant d'operations, depuis cinq ans, que je ne balancai pas un instant a me mettre a l'oeuvre. Il n'y avait pas de plaie, on voyait seulement une forte rougeur. Je fis signe a un paysan de tenir le malade par les deux epaules et a la femme de tenir la main. Alors j'ajustai, je pense, assez bien l'os casse, comme j'aurais fait d'un morceau de bois. D'abord, je tatonnai. Pendant ce temps, le diable criait et faisait de vilaines grimaces. Enfin je lui appliquai des compresses trempees dans le _schnapps_, ensuite quatre lattes que je lui serrai avec des bandes de toile. Enfin, l'operation finie, il se trouva mieux, et me dit que j'etais un brave homme. La femme et le bourgmestre me firent des compliments; alors je respirai. Pour me recompenser, on me donna un grand verre de genievre. "Mais ce n'etait pas tout: le bourgmestre me fit comprendre qu'il fallait que j'aille voir une femme qui, depuis deux jours, souffrait horriblement; c'etait une jeune femme enceinte qui ne pouvait accoucher. On avait ete a Kowno pour un accoucheur, mais tout etait en deroute a cause des Russes et des Francais, de sorte que l'on n'avait pu en trouver: "Ordinairement, me dit-il, ce sont les vieilles femmes qui font ce service, mais il parait que l'enfant se presente mal". Je voulus faire comprendre au bourgmestre qu'ayant perdu mes instruments de chirurgien, je ne pouvais pas operer et que, d'ailleurs, je n'etais pas accoucheur, que je n'y connaissais rien. Mais je ne pus me faire comprendre, ou l'on pensa qu'il y avait, de ma part, mauvaise volonte: il fallut marcher. Je fus conduit par deux paysans et trois femmes a l'extremite du village. Je ne sais si c'est parce que je sortais d'une chambre chaude, mais j'avais un froid de chien. Enfin, nous arrivons. "On me fait entrer dans une chambre ou je trouve trois vieilles femmes que l'on aurait pu comparer aux trois Parques: elles etaient aupres d'une jeune femme etendue sur un lit et qui, par moments, jetait des cris bien plus forts que l'homme au bras casse. Une des vieilles me fit approcher de la malade, une autre leva la couverture et une troisieme la chemise. Jugez de mon embarras! Sans rien dire, je regardais les trois vieilles, afin de lire dans leurs yeux ce qu'elles voulaient que je fasse. Elles aussi attendaient, en me regardant, ce que j'allais faire: la malade, de meme, avait les yeux sur moi. A la fin, je compris une des vieilles qui me disait de voir si l'enfant vivait encore. Alors je me decide et je lui pose ma large patte, froide comme la glace, sur son ventre brulant. Le contact lui fit faire un bond et jeter un cri a faire trembler la maison. Ce cri est suivi d'un second: aussitot les trois vieilles s'emparent d'elle, et, en moins de cinq minutes, tout etait fini: elle venait d'accoucher d'un Prussien. "Alors, tout fier de ma nouvelle cure, je me frotte les mains, et, comme je savais ce que l'on faisait, dans mon village, en pareille circonstance, ou on lave l'enfant dans de l'eau chaude et du vin, j'en fis apporter dans une cuvette. Ensuite je demandai du _schnapps_. On m'en donna une bouteille; je la goute plusieurs fois, je prends un morceau de linge que je trempe dans l'eau chaude, je verse du _schnapps_ dessus, j'applique cette compresse sur le bas-ventre de la jeune femme, qui s'en trouve tres bien, et qui me remercie en me pressant la main. "Je sortis escorte par les deux hommes qui m'avaient amene, et par deux des vieilles duegnes. Je fus reconduit chez le bourgmestre ou l'on fit mon eloge. Mon frere le Cosaque etait dans des transes, mais, en me voyant, il fut rassure. "J'avais encore un blesse a panser, c'etait lui: je lui lavai la plaie avec de l'eau chaude, et je l'arrangeai avec un peu plus de connaissance. On nous laissa seuls. Lorsque nous fumes certains que tout le monde dormait, je m'avancai du cote ou etaient les armes, je choisis deux paires de pistolets ainsi qu'un beau sabre de chasseur et deux paquets de cartouches du calibre de nos pistolets, que nous primes la precaution de charger de suite. Les miens furent caches en attendant le moment de notre depart; ensuite, nous nous reposames. "Le matin, a six heures, l'on nous apporta a manger. Cette fois, je fus traite comme le Cosaque. Pendant que nous mangions, le bourgmestre me fit encore compliment sur mes talents; ensuite il me demanda si je voulais rester; qu'il me donnerait une de ses filles en mariage. Je lui dis que cela ne se pouvait pas, que j'etais deja marie et que j'avais des enfants: "Alors, dit-il en s'adressant au Cosaque, de quel cote allez-vous?--Je vais rejoindre mon frere et mes camarades qui suivent la route qui va a la ville; je ne me rappelle pas son nom, mais c'est la premiere que je dois rencontrer sur la route.--Je sais, dit le bourgmestre, c'est Wilbalen. Alors nous partirons ensemble, je vous conduirai a une lieue d'ici, dans un endroit ou vous trouverez plus de deux cents Cosaques, car je viens de recevoir l'ordre d'envoyer tout ce que je pourrais avoir de foin et de farine dans le village, et d'y aller de suite moi-meme. Ainsi, dans une demi-heure, nous partirons. Je vais faire preparer votre cheval et le mien." "A peine fut-il sorti, que je mis mes pistolets a ma ceinture et au moins trente cartouches dans mes poches. Mon frere le Cosaque s'attacha le sabre que je lui avais choisi et mit aussi les pistolets a sa ceinture. Un instant apres, on vint nous avertir que tout etait dispose pour le depart. Je pris le portemanteau du Cosaque, et nous sortimes. "A la poste, nous vimes le bourgmestre en tenue de voyage: il avait une capote brune, doublee en fine peau de mouton, bonnet fourre, bottes idem. Son domestique avait une capote en peau de mouton. J'aidai mon frere le Cosaque a monter a cheval et, pendant que j'attachais le portemanteau, je lui dis, de maniere a ne pas etre entendu, que, si l'occasion se presentait, il fallait s'emparer du cheval et de la capote du bourgmestre et de celle de son domestique, et nous en vetir; que, par ce deguisement, nous pourrions nous sauver; que, dans la position ou nous nous trouvions, il fallait agir avec vigueur et que c'etait un coup de vie ou de mort. "L'on se mit en marche, le domestique en avant comme guide, moi apres, et au milieu des deux cavaliers, comme prisonnier. Un peu avant la sortie du village, nous primes un chemin a gauche, et, apres un quart d'heure de marche, nous arrivames a l'entree d'un petit bois de sapins. Pendant que nous le traversions, je pensais a mettre mon projet a execution. Lorsque nous l'eumes traverse, je regardai devant, a droite et a gauche, si je ne voyais rien qui put nous nuire. N'apercevant rien, j'avancai du cote du bourgmestre et, saisissant d'une main la bride de son cheval, et lui presentant un pistolet de l'autre, je l'invitai a descendre de cheval. Il fut, comme vous le pensez, on ne peut plus surpris, et regarda le Cosaque comme pour lui dire de me passer sa lance au travers du corps. Pendant ce temps, le domestique, qui avait vu mon mouvement, voulut se jeter sur moi, et, comme il avait un gros baton, il fit un mouvement pour m'assommer, mais, sans lacher la bride du cheval, je le frappai d'un si grand coup de crosse de pistolet dans la poitrine, que je l'envoyai tomber a quatre pas et le menacai de le tuer, s'il avait le malheur de faire un mouvement pour se relever. Pendant ce temps, mon frere observait le bourgmestre, auquel il dit qu'il fallait descendre de cheval, mais il etait tellement saisi, qu'il se le fit repeter plusieurs fois. Enfin il descendit, et je donnai sa monture a tenir a mon frere. "Sans perdre de temps, j'otai au domestique ses bottes, sa capote et son bonnet. Alors, enlevant ma capote, mon habit et mon bonnet de police, je le lui mis sur la tete et le forcai a mettre mon habit, de sorte qu'a son tour il avait l'air d'un prisonnier. "Imaginez-vous la figure du bourgmestre en voyant son domestique habille de la sorte! Mais ce n'etait pas tout: je dis a mon frere, qui etait descendu de cheval, d'observer le domestique, pendant que je ferais changer de costume a son maitre qui, sur mon invitation, et sans se faire prier, me donna sa capote, ses bottes et son bonnet. Je lui donnai, en echange, ma capote et le bonnet de son domestique. Ensuite je fis mettre a mon frere la capote et les bottes de ce dernier et, lorsqu'il fut completement habille, a cheval et en position de garder les deux individus, a mon tour je m'habillai de la depouille du bourgmestre. J'enfourchai la monture que mon frere tenait par la bride; ensuite il me donna son sabre, et nous partimes au galop, laissant nos deux Prussiens saisis et ne sachant probablement pas si mon frere etait, ou non, un vrai Cosaque. Il faut dire aussi la verite: nous n'etions pas a notre aise, car, quoique deguises, nous avions peur de tomber entre les griffes des Cosaques dont le bourgmestre nous avait parle avant notre depart. "Apres dix minutes de marche au galop, nous arrivames dans un petit village ou les habitants, en nous voyant, se mirent a crier: "Hourra! hourra! nos amis les Cosaques, hourra!" Ils nous dirent qu'au grand village, a un quart de lieue, nos camarades avaient couche et qu'ils en etaient partis afin de couper la retraite aux Francais, avant qu'ils pussent atteindre le bois qui traversait la route. Ils voulurent nous faire descendre de cheval pour nous faire rafraichir, mais, comme nous n'etions pas tranquilles, nous nous contentames de boire quelques verres de _schnapps_ sans descendre. Ensuite mon frere cria "hourra!" et nous partimes, emportant la bouteille de _schnapps_ et accompagnes des hourras de toute la population. "Il pouvait etre trois heures lorsque nous apercumes le bois devant nous, et nous n'en etions plus loin lorsque nous entendimes la fusillade et vimes, pres d'une maison situee sur le bord de la route, un combat entre les Francais et la cavalerie russe. Ainsi les paysans ne nous avaient pas menti, c'etaient bien les Cosaques qui voulaient couper la retraite a la colonne des traineurs, avant qu'elle put atteindre le bois. "Voyant cela, nous faisons prendre le galop a nos chevaux et, sans penser que nous ressemblons a des Cosaques, nous nous postons sur la route afin de tacher de gagner l'entree du bois ou tous les traineurs se precipitent. Ils nous prennent pour des Cosaques et accelerent leur fuite. Les Cosaques, a leur tour, nous prenant pour des leurs, pensent que nous poursuivons les Francais, viennent a une douzaine pour nous soutenir et entrent avec nous dans le bois. J'avais un Cosaque a ma droite, et mon frere a ma gauche; tout le reste des Cosaques derriere moi, dont on aurait dit que j'etais le chef. "La route etait a peine assez large pour que trois cavaliers pussent marcher de front; apres avoir trotte une cinquantaine de pas, nous apercevons plusieurs officiers de chez nous qui nous barrent le passage en croisant la baionnette et en criant a ceux qui fuyaient: "N'ayez pas peur de cette canaille, laissez-les avancer!" Je profite de l'occasion et, ralentissant le pas de mon cheval, j'applique sur la figure du Cosaque qui etait a ma droite, le plus fameux coup de sabre[71]. Il fait encore un pas et s'arrete en tournant la tete de mon cote, mais, comme il voit que je me dispose a recommencer, il fait demi-tour et se sauve en beuglant. Ceux qui nous suivent en font autant, et nos chevaux font le meme mouvement, de sorte que nous voila, a notre tour, a la suite des Cosaques qui se sauvent a tous les diables en recevait quelques coups de fusil des hommes de chez nous, dont nous faillimes etre attrapes. [Note 71: Le Cosaque a qui le sergent a coupe la figure d'un coup de sabre est bien celui que j'ai vu dans le bois et dont les camarades ont panse la plaie. (_Note de l'auteur_.)] "J'apercois un chemin a droite: nous y entrons, un Cosaque y etait deja. En nous voyant, il ralentit le pas, s'arrete et nous parle un langage que nous ne comprenons pas: je lui assene un violent coup de sabre sur la tete, et je crois que je l'aurais partage en deux, sans un bonnet de peau d'ours qui le coiffait. Etonne de cette maniere de repondre, il se sauve, mais, comme il est meilleur cavalier que nous, nous le perdons de vue. Un quart d'heure apres, nous arrivons de l'autre cote du bois: la, nous apercevons encore notre Cosaque qui, en nous voyant, part au galop, mais nous n'avions pas envie de le suivre. Nous cotoyons le bois jusqu'a son extremite, ensuite nous louvoyons jusqu'au soir, pour retrouver la vraie route, et c'est avec bien de la peine que nous arrivons ici. "Maintenant, acheva le sergent, il faut nous reposer un peu, et partir, car, au jour, on pourrait nous donner le reveil." Alors chacun de nous s'arrangea pour prendre un peu de repos, pendant que six hommes de la garnison de Kowno, six soldats du train bien portants, s'offrirent volontairement pour veiller, chacun a leur tour, a la porte de la grange. Il n'y avait pas une heure que nous reposions, lorsque nous entendimes crier "Qui vive?" Un instant apres, un individu entre et tombe de tout son long. Aussitot, les hommes qui etaient le moins fatigues se leverent pour le secourir. C'etait un canonnier a pied de la Garde imperiale qui s'etait trouve au bivouac ou j'avais manque rester. Il avait plus de vingt blessures sur le corps, des coups de lance et de sabre. On demanda du linge pour le panser; je m'empressai de donner une de mes meilleures chemises provenant du commissaire des guerres. L'un des deux freres, le sergent, lui fit avaler une goutte de genievre, le vieux chasseur donna de la charpie qu'il tira du fond de son bonnet a poil. On finit par l'arranger tant bien que mal; enfin il se trouva soulage: heureusement ses blessures n'etaient que sur le dos et sur la tete, quelques-unes sur le bras droit, mais les jambes etaient bonnes. Je m'approchai pour lui demander comment il se trouvait; a peine m'eut-il regarde qu'il me dit: "C'est vous, sergent! Vous avez ete prudent en ne restant pas a la maison, a l'entree du bois ou, comme moi et tant d'autres, vous vous proposiez de passer la nuit, car peut-etre un quart d'heure apres votre depart, plus de quatre cents Cosaques[72] sont arrives. Nous primes les armes pour nous defendre; nous etions, dans ce moment, environ cent. Voyant que nous etions disposes a les recevoir, ils s'arreterent; quelques-uns se detacherent, ayant a leur tete un officier qui vint nous dire, en bon francais, de nous rendre. [Note 72: Le canonnier se trompait sur le nombre de Cosaques, car j'ai su, par un de mes amis qui s'y trouvait, qu'ils n'etaient pas plus de deux cent cinquante, probablement ceux que le bourgmestre avait annonces aux deux freres. (_Note de l'auteur_.)] "Mais un vieux chasseur a pied de la Garde nomme Michaut--celui qui s'etait dispute avec la vieille cantiniere--sortit des rangs, et s'avancant de maniere a etre entendu de l'officier russe: "Dites donc, lapin, depuis quand les Francais se sont-ils rendus ayant des armes a la main? Avancez, nous vous attendons!" Aussitot, l'officier se retira; ils se disposerent a nous charger; nous les attendimes et, lorsqu'ils furent a vingt-cinq pas, la moitie de notre monde fit feu: quelques hommes tomberent. Alors, pensant que tous avaient tire et que nous ne pourrions recharger nos armes, ils s'avancerent de nouveau en jetant des _hourras_. Mais ils furent recus par une autre decharge qui leur mit un plus grand nombre d'hommes hors de combat. Alors ils se sauverent, et nous pensions en etre debarrasses, mais cinq minutes apres, ils reviennent plus nombreux et, au moment ou plusieurs de chez nous se retiraient pour gagner le bois, n'ayant pas encore eu le temps de recharger nos armes, nous fumes enfonces a coups de lances et de sabres: presque tous furent tues ou blesses. "Je restai a terre, blesse, faisant le mort, et, comme je me trouvais sur le bord du fosse qui tient a la route, je me roulai dedans. Les paysans arriverent et se mirent a depouiller les morts et les blesses, accompagnes par quelques Cosaques dont les chevaux avaient ete tues. J'eus le bonheur de ne pas etre vu, et, lorsqu'ils se furent retires, je me levai avec peine et gagnai le bois, que je traversai. Enfin, me voila heureux, mes amis, de vous avoir rencontres, mais que vais-je devenir?--Nous vous conduirons, repondirent les soldats du train.--Et moi, reprit le frere sergent, je vous preterai mon cheval." Malgre le sommeil qui m'accablait, je me disposai a partir, car, comme je n'etais pas fort, il me fallait beaucoup de temps pour faire peu de chemin. Un jeune soldat du train me proposa de m'accompagner, si je voulais partir de suite: j'acceptai d'autant plus volontiers, que ce jeune soldat, qui n'avait pas eu de miseres, etait fort et pourrait me secourir au besoin. Enfin nous partimes. Nous entrames dans un bois que la route traversait. La, le soldat, qui n'etait pas arme, voulut porter mon fusil; je le lui cedai d'autant plus volontiers que, dans l'etat de faiblesse ou je me trouvais, il pouvait mieux s'en servir que moi. Apres avoir marche je ne sais combien de temps, soutenu par le bras de mon jeune compagnon, car souvent je dormais en marchant, nous arrivames a l'extremite du bois: il pouvait etre quatre heures du matin, c'etait le 16 decembre. Nous marchames encore au hasard pendant environ une demi-heure; fort heureusement la lune se leva. Mais avec elle arriva un grand vent, et une neige si fine qu'elle nous coupait la figure, et nous empechait d'y voir. Je souffrais beaucoup de l'envie de dormir et, sans le secours du petit soldat du train, qui me tenait toujours sous le bras, je serais infailliblement tombe en dormant. Mon compagnon de voyage me fit remarquer un grand corps de batiment qu'il apercevait devant nous: je reconnus que c'etait une station de poste comme celle que nous avions quittee, et je jugeai, d'apres cela, que nous avions fait trois lieues. Au bout d'un quart d'heure, nous arrivames pres d'une des portes. En entrant, je me jetai pres d'un feu, car il y en avait plusieurs abandonnes par des militaires, presque tous de la Garde imperiale, pour marcher sur Wilbalen. Quelques canonniers, aussi de la Garde, y etaient encore, mais ils se disposaient a partir. Il n'y avait pas dix minutes que je dormais comme un bienheureux, que je me sentis fortement secoue par le bras. Je veux resister, mais l'on me souleve par les epaules; enfin je m'eveille, et un cri se fait entendre, profere par un vieux canonnier: "Les Cosaques! Levez-vous, mon garcon! Encore un peu de courage!" J'apercus onze Cosaques arretes et qui, probablement, n'attendaient que notre depart pour venir prendre nos places: "Allons, dit le canonnier, il faut ceder la position et battre en retraite sur Wilbalen! Nous n'avons plus qu'une lieue; ainsi, partons!" Il fallut se remettre en route; nous etions six, quatre canonniers, le petit soldat du train et moi. Nous sortimes de la grange. C'etait le 16 decembre, cinquante-neuvieme journee de marche, depuis notre depart de Moscou. Le vent etait impetueux et le froid excessif. Tout a coup, malgre ce que mon camarade put faire pour me soutenir, je m'affaissai, accable par le sommeil et par la fatigue. Il fallut les efforts de deux canonniers et de mon compagnon pour me mettre debout; quoique sur mes jambes, je dormais toujours, mais un canonnier m'ayant frotte la figure avec de la neige, je m'eveillai. Ensuite il me fit avaler un peu d'eau-de-vie; cela me remit un peu. Ils me prirent chacun par un bras, et me firent marcher, de la sorte, beaucoup plus vite que je n'aurais pu marcher seul. C'est de cette maniere que j'arrivai a Wilbalen. En entrant, nous apprimes que le roi Murat y etait avec tous les debris de la Garde imperiale. Malgre le grand froid, l'on voyait assez de mouvement dans la ville, de la part des militaires, dans l'espoir d'acheter aux juifs, assez nombreux dans cet endroit, du pain et de l'eau-de-vie. On voyait aussi, a la porte de chaque maison, une sentinelle, et lorsqu'un arrivant se presentait pour entrer, on lui repondait qu'il y avait un general loge, ou un colonel, ou qu'il n'y avait plus de place. D'autres nous disaient: "Cherchez votre regiment!" Les canonniers trouverent des camarades de leur regiment et s'en furent avec eux. Je commencais a me desesperer, lorsqu'un paysan me dit que, dans la premiere rue a gauche, il y avait peu de monde. Nous y fumes, mais toujours des sentinelles a toutes les portes et partout la meme reponse. Effectivement je voyais, dans les maisons, les hommes entasses les uns sur les autres. Cependant nous ne pouvions rester plus longtemps dans la rue sans nous exposer a mourir de froid. Il me serait difficile d'exprimer combien, ce jour-la, j'ai souffert du froid et davantage encore de chagrin, en me voyant repousse partout ou je me presentais, et cela par des camarades. Enfin, je m'adresse a un grenadier qui me dit que, partout il y a du monde, mais aussi de la mauvaise volonte, de l'egoisme, et qu'il ne faut pas faire attention aux maisons ou il y a des sentinelles; qu'il faut y entrer, "car je vois, continua-t-il, que vous etes dans une triste position!" Faisant signe a mon camarade de me suivre, je me dirige vers la premiere maison qui se presente pour y entrer: un vieux grognard barre le passage avec son fusil en me disant que c'est le logement du colonel, et qu'il n'y a plus de place. Je lui reponds que, quand bien meme ce serait le logement de l'Empereur, il m'en fallait deux, et que j'entrerais. Dans ce moment, j'apercus un autre grenadier occupe a attacher sur sa capote une paire d'epaulettes d'officier superieur. A ma grande surprise, je reconnais Picart, mon vieux compagnon, que je n'avais pas vu depuis Wilna, depuis le 9 decembre! Aussitot, je dis au grenadier: "Dites au colonel Picart que le sergent Bourgogne lui demande une place.--Vous vous trompez", me repond-il. Mais, sans l'ecouter, je force la consigne, le soldat du train me suit et nous entrons. A peine Picart m'a-t-il reconnu qu'il jette ses grosses epaulettes sur la paille en s'ecriant: "Jour de Dieu! C'est mon pays, c'est mon sergent! Comment se fait-il, mon pays, que vous arrivez seulement? Vous avez donc encore fait l'arriere-garde?" Sans lui repondre, je m'etais laisse tomber sur la paille, epuise de fatigue, de sommeil et d'inanition, et aussi suffoque par la chaleur d'un grand poele. Picart courut a son sac, en tira une bouteille ou il y avait de l'eau-de-vie, et me forca d'en prendre quelques gouttes qui me ranimerent un peu. Ensuite, je le priai de me laisser reposer. Il pouvait etre huit heures du matin; il en etait deux de l'apres-midi lorsque je m'eveillai. Picart mit entre mes jambes un petit plat de terre contenant de la soupe au riz que je mangeai avec plaisir, et en regardant a droite et a gauche, car je cherchais a me reconnaitre. A la fin, tout se debrouilla dans mes idees, de maniere a me rappeler ce qui m'etait arrive depuis vingt-quatre heures. J'etais dans mes reflexions, lorsque Picart m'en tira pour me conter ce qui lui etait arrive depuis que nous nous etions separes, a Wilna: "Apres avoir chasse les Russes qui s'etaient presentes sur les hauteurs de Wilna, on nous fit revenir sur la place; de la, on nous conduisit au faubourg situe sur la route de Kowno, pour etre de garde chez le roi Murat qui venait de quitter la ville. La, je vous cherchai, pensant que vous aviez suivi, et je fus etonne de ne plus vous voir. A minuit, on nous fit partir pour Kowno, accompagnant le roi Murat et le prince Eugene qui, aussi, etait loge au faubourg. Mais, arrives au pied de la montagne, il ne nous a pas ete possible de la traverser, a cause de la quantite de neige et du nombre de voitures et de caissons sur la route qui la traversait. "Lorsqu'il fit un peu jour, le roi et le prince parvinrent a continuer leur chemin en tournant la montagne, mais tant qu'a moi et quelques autres, comme nous n'avions pas de chevaux, nous nous engageames par le chemin. Bien nous en prit, car nous eumes l'occasion de monter les premiers a la roue et de faire quelques pieces de cinq francs ... a votre service, entendez-vous, mon pays?" Picart continua a me faire un detail de sa marche jusqu'au moment ou le hasard me le fit rencontrer. Alors je lui dis que c'etait toujours un bonheur pour moi, chaque fois que je le rencontrais, mais que, cette fois, j'etais plus heureux encore puisque je le retrouvais colonel. Il se mit a rire en me disant que c'etait une ruse de guerre dont, plus d'une fois, il s'etait servi pour conserver un beau logement; que, depuis hier, il s'etait fait colonel et etait reconnu pour tel par ceux qui etaient avec lui, puisqu'ils lui rendaient les honneurs. Picart me dit qu'a 3 heures, il devait y avoir une revue du roi Murat ou l'on devait donner des ordres pour indiquer les endroits ou les debris des differents corps devaient se reunir. Je me disposai a y aller, afin d'y rencontrer mes camarades. Picart me fit la barbe, qui n'avait pas ete faite depuis notre depart de Moscou, avec un mauvais rasoir que nous avions trouve dans le portemanteau du Cosaque tue le 23 novembre, et, quoiqu'il le repassat sur le fourreau de son sabre et ensuite sur sa main pour lui donner le fil, il ne m'en ecorcha pas moins la figure. L'heure venue, nous sortimes de notre logement pour aller au rendez-vous. L'appel devait se faire dans une grande rue. Les militaires de toute arme s'y rendaient. Plusieurs des vieux de la Garde avaient pousse l'ambition, et cela pour se faire remarquer, jusqu'a s'arranger comme pour un jour de grande parade: en les voyant, l'on aurait pense qu'ils arrivaient plutot de Paris que de Moscou. Au lieu du rendez-vous, j'eus le bonheur de rencontrer tous ceux avec qui j'etais le jour d'avant, ainsi que bien d'autres que je n'avais pas vus depuis Wilna, mais nous etions peu nombreux. Grangier me dit: "J'espere que tu ne nous quitteras plus; tu vas venir a notre logement et, comme l'on est autorise a prendre des traineaux ou des voitures pour se faire conduire, nous tacherons d'en trouver". Nous restames assez longtemps dans la rue, en attendant le roi Murat. Pendant ce temps, on etait surpris de rencontrer des amis, de retrouver vivants ceux que l'on pensait morts. J'eus le plaisir de rencontrer le sergent Humblot, avec qui j'avais voyage la veille et dont j'avais ete separe dans les bois, au moment du _hourra_. J'appris aussi que les cantinieres Marie et la mere Gateau etaient arrivees a bon port. Le roi Murat ne venant pas, l'on prit les noms des hommes incapables de marcher, afin de les faire partir le lendemain, a six heures du matin, avec des traineaux que les autorites fournissaient. Nos camarades s'occuperent d'en chercher, mais il leur fut impossible d'en trouver. Il fallut s'en consoler en se disposant a passer une bonne nuit, afin de pouvoir marcher le jour suivant. Picart m'avait dit qu'il voulait me parler avant de nous separer. A peine l'ordre du depart fut-il donne, que je sentis une grosse tape sur l'epaule; c'etait lui. Il me fit signe, ainsi qu'a Grangier, de le suivre, et, lorsque nous fumes eloignes de maniere a ce que personne ne put nous entendre, il me dit: "Vous allez me faire l'amitie d'accepter un bon coup de vin blanc, vin du Rhin!--Pas possible!" m'ecriai-je. Pour toute reponse, il nous dit: "Suivez-moi!" Chemin faisant, il nous conta que, la veille, il avait rencontre un juif avec qui il avait fait connaissance, et cela pour lui vendre des objets dont il voulait se defaire, ses epaulettes de colonel et autre chose encore, mais qu'il n'avait pas manque, comme cela lui arrivait souvent, de se faire passer pour juif en disant que sa mere etait fille du rabbin de Strasbourg et que lui se nommait Salomon. Enchante, et aussi dans l'espoir de faire un bon marche, l'autre lui avait indique sa demeure, en l'assurant qu'il lui procurerait du bon vin du Rhin. Nous arrivames derriere la synagogue: a cote etait une petite maison ou Picart s'arreta. Il regarda a droite et a gauche s'il ne voyait rien; ensuite, se pincant le nez, il appela d'une voix nasillarde, et a plusieurs reprises: "Jacob! Jacob!" Nous vimes paraitre, par un trou, une espece de figure coiffee d'un long bonnet fourre et ornee d'une sale barbe: c'etait Jacob le juif. En reconnaissant Picart, il lui dit en allemand: "Ah! c'est vous, mon cher Salomon; je vais vous ouvrir!" Le juif ouvrit la petite porte, et nous entrames dans une chambre bien chaude, mais puante et degoutante. Lorsque nous fumes assis sur un banc autour du poele, nous vimes entrer trois autres juifs, dont Jacob nous dit que c'etait sa famille. Picart, qui savait comment il fallait s'y prendre avec ses soi-disant coreligionnaires, commenca par ouvrir son sac et en tirer d'abord une paire d'epaulettes, non pas de colonel, mais de marechal de camp, une pacotille de galons, tout cela neuf et ramasse a la montagne de Wilna, dans les caissons abandonnes. Il y avait aussi quelques couverts d'argent venant de Moscou. Les juifs ouvrirent de grands yeux; alors Picart demanda du vin et du pain; on apporta du vin du Rhin excellent; le pain n'etait pas de meme; mais, pour le moment, c'etait plus que l'on ne pouvait esperer. Pendant que nous etions a boire, les juifs regardaient les objets etales sur le banc; Jacob demanda a Picart combien il voulait de tout cela: "Dites-vous meme!" repondit Picart. Le juif dit un prix bien eloigne de ce que Picart voulait. Il lui dit: Non! Jacob dit encore quelque chose de plus; cette fois Picart, chez qui le vin commencait a produire son effet, regarda le juif d'un air goguenard et lui repondit en mettant un doigt sur le cote de son nez, et en fredonnant non pas les paroles, mais le chant du rabbin a la synagogue, le jour du Sabbat. Les quatre juifs se mirent aussi a se balancer comme des Chinois et a chanter les versets. Grangier regarda Picart, pensant qu'il etait fou, et moi, malgre ma triste position, je me pamais de rire. Enfin, Picart cessa de chanter pour nous verser a boire. Pendant ce temps, les juifs causerent ensemble du prix des objets; Jacob en offrit un prix plus eleve, mais ce n'etait pas encore ce que Picart voulait, de sorte qu'il se remit a recommencer son tintamarre, jusqu'au moment ou il accorda le marche, a condition qu'on lui donnat de l'or. Jacob paya Picart en pieces d'or de Prusse; il est probable qu'il etait content de son marche, puisqu'il nous donna des noisettes et des oignons. Le vin nous avait monte a la tete et nous avait rendus comme fous, car, lorsque Picart eut recu son argent, nous nous mimes a faire, comme lui, le sabbat. Le charivari aurait continue longtemps, si l'on n'eut frappe a la porte a coups de crosses de fusils. Jacob regarda par le trou, et apercut plusieurs soldats qui lui dirent, en allemand, qu'ils avaient un billet de logement pour loger chez lui et que, s'il n'ouvrait pas de suite, la porte allait etre enfoncee. Il ouvrit de suite. Nous primes le parti de nous retirer; je dis adieu a Picart, avec promesse de nous revoir a Elbing, endroit sur lequel nous avions l'ordre de nous diriger. Arrives au logement, nous mangeames une soupe de riz; ensuite je m'occupai de mes pieds, de ma chaussure, et, comme nous etions dans une chambre chaude et sur de la paille fraiche, je m'endormis. Le lendemain 17, a cinq heures, la ville etait deserte: les hommes qui, depuis deux mois, n'avaient pas couche sous un toit et qui, dans ce moment, se trouvaient couches chaudement, ne se pressaient pas de sortir de leur logement. Deux ou trois tambours, qui restaient encore de ceux de la Garde, battirent la _grenadiere_ pour nous, et la _carabiniere_ pour les chasseurs. Lorsque nous fumes dans la rue, nous remarquames qu'il faisait moins froid que la veille. Nous vimes venir un traineau attele de deux chevaux, qui s'arreta. Il etait conduit par deux juifs et charge d'epicerie. L'idee nous vint de leur proposer de nous conduire, en payant, bien entendu, jusqu'a Darkehmen, ou l'on devait aller ce jour-la, ou de nous emparer du traineau, s'ils refusaient. D'abord ils firent quelques difficultes, sous differents pretextes. Nous leur proposames de payer la moitie du prix, et le reste en arrivant. Les juifs accepterent. Le prix etant convenu pour quarante francs, nous leur en payames de suite la moitie, mais comme ils ne prenaient les pieces de cinq francs que comme un thaler qui n'en vaut que quatre, cela nous fit dix francs de plus. Nous n'y regardames pas de si pres, et imprudemment, pour nous attirer leur confiance, nous leur fimes voir que nous avions beaucoup d'argent. Un sergent-major nomme Pierson, qui avait plusieurs pieces d'argenterie, les montra. Des ce moment, ils parlerent hebreu, de sorte que nous ne pumes rien comprendre de ce qu'ils disaient. Nous etions cinq velites, Leboude, Grangier, Pierson, Oudict et moi. Le traineau etait decharge, les chevaux reposes, nous nous disposames a partir. Nous mimes nos fusils dans le fond du traineau et nos sacs par-dessus, et nous voila en route. Il etait plus de six heures: tous les debris de l'armee etaient deja en mouvement, comme les jours precedents, sans organisation, sans ordre; la confusion etait telle qu'il n'y avait pas moyen de sortir de la ville. Ceux qui ne se sentaient pas la force de marcher voulaient s'emparer des traineaux ou y prendre place. Sortis avec bien de la peine, nous trouvames le meme encombrement. Nos conducteurs nous firent comprendre qu'ils allaient nous conduire par un chemin a gauche, ou l'on ne voyait personne, et qu'avant une heure nous aurions rejoint la grande route et depasse la tete de colonne. Nous aurions du demander, puisque le chemin etait si bon, pourquoi d'autres conducteurs de traineaux, qui devaient aussi bien le connaitre, ne le prenaient pas; mais nous n'y pensames pas. Lorsque nous eumes voyage, au grand trot, un bon quart d'heure, je m'apercus que la route que nous suivions tournait insensiblement sur la gauche, et nous eloignait de celle que suivait l'armee; que le terrain sur lequel nous roulions, et que l'on nous faisait prendre pour un chemin, n'etait qu'un remblai formant la digue d'un canal a notre droite, et d'un contre-fosse a gauche. Voulant communiquer mes observations a mes camarades, je criai aussi fort que je le pouvais, et a plusieurs reprises: "Halte! halte!" Grangier me demanda ce que je voulais. Je redoublai mes cris: "On nous trompe, nous sommes avec des coquins!" Alors Pierson, qui etait sur le devant, tenant dans ses mains une theiere en argent qu'il rapportait de Moscou, et dont il se servait a chaque instant pour faire faire du the, se mit a son tour a crier: "Halte!" Les fripons de juifs sautent en bas de la botte de paille sur laquelle ils etaient assis, et, toujours en marchant, mais moins vite, prennent les chevaux par la bride, font tourner le traineau et nous renversent du haut en bas de la digue, du cote du contre-fosse. Heureusement pour moi, qui etais place derriere, les jambes pendantes en dehors et sur le cote du traineau, que j'avais pu voir leur mouvement, de sorte qu'en me laissant glisser, j'evitai de faire le grand saut, mais mes camarades roulerent jusqu'en bas, a plus de vingt-cinq pieds, et arriverent tout meurtris sur glace. Comme ils avaient les pieds et les mains geles, ils poussaient des cris effrayants, occasionnes par les douleurs. Ces cris se changerent en cris de rage contre les juifs qui, deja, avaient retire le traineau au bord de la digue, car, tenant les chevaux par la bride, ils l'avaient empeche, quoique renverse, de rouler jusqu'en bas. Ils se disposaient a se sauver avec nos bagages, mais, comme mon fusil etait avec les autres, dans le fond du traineau, je tirai mon sabre et en portai un coup sur la tete d'un juif qui, grace a son bonnet fourre, ne l'eut point fendue en deux. Je lui en portai un second qu'il para avec la main gauche couverte d'un gant en peau de mouton. Ils allaient nous echapper, quand Pierson arriva pour me seconder, tandis que les autres, encore en bas du remblai, qu'ils n'avaient pas la force de remonter, juraient et nous criaient de tuer les juifs. Celui auquel j'avais donne un coup de sabre se sauvait en traversant le canal; l'autre, qui tenait les chevaux, demandait grace en disant que c'etait la faute de son camarade. Cela n'empecha pas Pierson d'appliquer quelques coups de plat de sabre a celui qui restait et qui demandait pardon en nous appelant colonel et general. Pierson, prenant les chevaux par la bride, lui ordonna de descendre afin d'aider nos camarades a remonter. C'est ce qu'il s'empressa de faire; il en fut recompense par les coups de poings qu'on lui appliqua avec force. Lorsqu'ils furent remontes, Leboude nous annonca que nous avions acquis de droit le traineau et les chevaux, car ces deux coquins avaient cherche a nous detruire, afin de s'emparer de ce que nous avions. Nous ordonnames au juif de nous conduire, au grand galop, par le chemin le plus court, afin de rejoindre l'armee, mais il fallut retourner par ou nous etions venus. Arrives pres de la ville, le juif voulait nous y faire entrer sous pretexte de prendre quelque chose chez lui: c'etait pour nous livrer aux Cosaques, qui y etaient deja. Nous lui fimes sentir la pointe du sabre dans le dos, le menacames de le tuer, s'il faisait encore un pas du cote de la ville. Aussi s'empressa-t-il de tourner a gauche, sur la route que suivait l'armee, dont nous apercevions les derniers traineaux a une grande distance. Un quart d'heure apres, nous les avions rejoints, ensuite nous les depassames en descendant une cote avec rapidite. Comme j'etais place sur le derriere du traineau, le bout du timon de l'un de ceux qui descendaient m'atteignit dans le flanc droit et me jeta sur la neige a plus de six pieds. Je restai sans connaissance. Un fourrier des Mamelucks, qui me connaissait, s'empressa de me relever et de m'asseoir sur la neige[73]. Mes camarades s'empresserent aussi de venir a mon secours: on pensait que le timon m'etait rentre dans le corps, mais fort heureusement que mes habillements avaient amorti le coup; et puis, par bonheur, le bord du timon etait garni d'une peau de mouton. [Note 73: Le Mameluck qui me releva se nommait Angelis; il etait de la Georgie; nous nous etions connus en Espagne; il etait un des Mamelucks que l'Empereur avait ramenes d'Egypte; quelques-uns seulement de ce beau corps echapperent aux desastres de cette campagne. (_Note de l'auteur_.)] Je fus releve, et l'on me replaca sur le traineau: chose etonnante, il n'en resulta pour moi rien de funeste; seulement, dans la journee, j'eus des vomissements. Il pouvait etre neuf heures lorsque nous arrivames dans un grand village; beaucoup d'hommes y etaient deja; nous entrames dans une maison, afin de nous y chauffer; nous laissames notre traineau a la porte, ayant eu la precaution de le decharger de nos bagages et de faire entrer le juif avec nous, dans la crainte qu'il n'enlevat notre equipage. Les soldats qui etaient a se chauffer nous dirent que, dans le village, on vendait des harengs et du genievre. Comme ils avaient eu beaucoup de complaisance pour moi et qu'ils avaient tous les pieds plus geles que les miens, je me decidai a y aller mais, en partant, je leur recommandai d'avoir les yeux sur le traineau: "Sois tranquille, me dit Pierson, j'en reponds!" Je partis avec notre juif pour me servir de guide et d'interprete. Il me conduisit chez un de ses comperes, ou je trouvai des harengs, du genievre et des mauvaises galettes de seigle. Pendant que je me chauffais en buvant un verre de genievre, je m'apercus que mon guide avait disparu avec un autre juif, avec lequel il causait un instant avant. Voyant qu'il ne rentrait pas, je retournai, avec mes provisions, rejoindre mes amis: mais quel fut mon etonnement, lorsque je fus pres de la maison, de n'y plus voir le traineau a la porte! Mes camarades, tranquillement a se chauffer, me demandent ou sont les provisions; moi je leur demande ou est le traineau. Ils regardent dans la rue, le traineau est parti! Sans dire un mot, je jette les provisions a terre, et, le coeur triste, je vais me coucher sur de la paille, a cote du poele. Une demi-heure apres, on battit le rappel pour le depart, et l'on nous fit savoir qu'a deux petites lieues de la, il y aurait des traineaux pour tout le monde, afin que l'on put arriver le meme jour a Gumbinnen. Arrives a cet endroit, nous y trouvames, en effet, une grande quantite de traineaux et, un instant apres, on nous fit partir. Pendant la route, je fus indispose: le mouvement du traineau fit, sur moi, l'effet du mal de mer; j'eus des vomissements. Je voulus, avant d'arriver, marcher un peu a pied, mais je faillis perir de froid, car il etait devenu insupportable. Heureusement, mes camarades s'apercurent de ma triste position, firent arreter le traineau et vinrent me chercher: je ne pouvais plus avancer. Quand nous arrivames a Gumbinnen, il etait temps! On nous donna un billet de logement pour nous cinq, et nous eumes une chambre bien chaude et de la paille. Lorsque nous fumes installes, la premiere chose que nous fimes, fut de demander si, pour de l'argent, nous ne pourrions pas avoir a boire et a manger. Le bourgeois, qui avait l'air d'un brave homme, nous repondit qu'il ferait son possible pour nous donner ce que nous demandions: une heure apres, il nous apporta de la soupe, une oie rotie et des pommes de terre, de la biere et du genievre. Nous devorions le tout des yeux, mais, malheureusement, l'oie etait tellement coriace, que nous ne pumes en manger que tres peu, et ce peu faillit nous etouffer; nous en fumes reduits aux pommes de terre. Je fus, avec le sergent-major Oudict, voir, dans la ville, si nous ne trouverions pas quelque chose a acheter: le hasard nous conduisit dans une maison ou Oudict rencontra un chirurgien-major de son pays. Il etait loge avec deux officiers et trois soldats, reste du regiment. Ils etaient dans un etat pitoyable; ils avaient presque tous perdu les doigts des pieds et des mains; pendant que nous etions dans cette maison, un individu nous proposa de nous vendre un cheval et un traineau, que nous nous empressames d'acheter pour la somme de 80 francs. Le lendemain 18, apres avoir essaye de manger de notre oie, qui n'etait pas plus tendre que la veille, nous montames sur notre traineau et nous partimes pour aller coucher a Wehlau; mais a peine fumes-nous hors de la ville, que Pierson, qui conduisait le traineau et qui n'y entendait rien, nous fit faire une culbute, brisa le brancard, et nous jeta sur la neige. Nous nous trouvions pres d'une maison ou nous entrames pour le faire reparer: pendant que le paysan etait occupe a cette besogne, nous l'etions a nous chauffer, et, lorsque nous fumes pour nous mettre en route, nous fumes on ne peut plus etonnes de voir que nous n'avions plus d'armes: les Prussiens nous avaient pris nos fusils deposes contre la porte. Nous crions, nous jurons: "Nous voulons nos armes, ou nous mettons le feu a la maison!" Mais le paysan jure a son tour qu'il n'a rien vu; il fallut se decider a partir sans armes. Heureusement qu'apres une heure de marche, nous rencontrames un fourgon parti le matin de Gumbinnen avec un chargement de fusils de la Garde imperiale, de sorte que nous pumes en prendre d'autres. Enfin nous arrivames a Wehlau a trois heures. Nous vimes plus de deux mille soldats rassembles pres de l'Hotel de Ville, attendant des billets de logement. Un grand coquin de Prussien s'avance pres de nous, et nous dit que, si nous voulons, pour peu de chose, il nous logera chez lui; qu'il a une chambre bien chaude, de la paille pour nous coucher, et une ecurie pour notre cheval. Nous acceptames avec empressement. Arrives chez lui, il met le cheval a l'ecurie, nous fait monter au second, et la, nous entrons dans une chambre passablement malpropre; il en etait de meme de la paille, mais il faisait chaud, c'etait l'essentiel. Nous vimes paraitre une femme qui avait pres de six pieds de haut, et une vraie figure de Cosaque; elle nous dit qu'elle etait la bourgeoise de la maison, et que, si nous avions besoin de quelque chose, nous n'avions qu'a lui donner de l'argent, qu'elle irait nous le chercher. C'etait ce que nous demandions, car pas un de nous n'etait dispose a sortir. Je lui donne cinq francs pour aller nous chercher du pain, de la viande et de la biere. Un instant apres, elle nous apporta de l'un et de l'autre; on fit la soupe, et, apres avoir mange et nous etre assures que notre cheval ne manquait de rien, nous nous reposames jusqu'au lendemain matin. Avant de partir, nous donnames a notre bourgeoise une piece de cinq francs pour la nuit, mais elle nous dit que cela ne suffisait pas; alors nous lui en donnames une seconde. Mais ce n'etait pas encore son compte; elle exigea que nous lui donnions une piece de cinq francs par chaque homme, plus une pour le cheval. Alors je me levai pour lui dire qu'elle n'etait qu'une grande canaille et qu'elle n'aurait pas davantage. A cela, elle me repondit en me passant la main sur la figure et en me disant: "Pauvre petit Francais, il y a six mois, lorsque tu passas par ici, c'etait fort bien, tu etais le plus fort; mais aujourd'hui, c'est different! Tu donneras ce que je te demande, ou j'empeche mon mari de mettre le cheval au traineau et je vous fais prendre par les Cosaques!" Je lui repondis que je me moquais des Cosaques comme des Prussiens: "Oui, me repondit-elle, si tu savais qu'ils sont pres d'ici, tu ne dirais pas cela!" Alors voyant toute la mechancete de cette femme, je l'attrapai par le cou pour l'etrangler, mais elle fut plus forte que moi, elle me renversa sur la paille et c'etait elle, a son tour, qui voulait m'etrangler. Fort heureusement qu'un grand coup de pied dans le derriere, donne par un de mes camarades, la fit relever. Dans ce moment, le mari entra, mais ce fut pour recevoir un grand coup de poing de sa chere femme qui etait comme une furie, qui lui dit qu'il n'etait qu'un grand lache et que, s'il n'allait pas, de suite, chercher les voisins et les Cosaques, elle lui arracherait les yeux. Comme nous etions cinq contre deux, nous l'empechames de sortir de la maison et nous le forcames de mettre le cheval au traineau, mais il fallut donner ce que cette coquine avait demande; il n'y avait pas a marchander, les Cosaques etaient proches. Avant de partir, je dis a cette diablesse que, si je revenais, je lui ferais rendre avec usure l'argent que nous lui donnions. A cela, elle me repondit en me crachant a la figure; comme je voulais riposter a cette insulte par un coup de crosse de fusil, mes camarades m'en empecherent. Nous nous placames sur le traineau pour partir au plus vite. Ce jour-la, 19 decembre, nous allames coucher a Insterbourg, ou nous arrivames a la nuit; nous fumes loges chez de braves gens. Le lendemain 20, c'etait un dimanche; nous partimes de grand matin pour aller coucher a Eylau. La, nous allames directement a la Maison de Ville, ou l'on nous donna, sans difficulte, un billet de logement. Nous fumes encore chez de bonnes gens, chez qui nous trouvames un bon feu; on nous offrit a chacun un verre de genievre. Ensuite, notre bourgeoise alla chercher nos vivres avec notre billet de logement, car les communes venaient de recevoir l'ordre de nous donner les vivres. Lorsque nous fumes rechauffes et un peu reposes, nous nous disposames, en attendant la soupe, a faire une visite au champ de bataille, que nous parcourumes en partie. Nous vimes plusieurs monuments funebres, c'est-a-dire de simples croix en bois; nous en remarquames particulierement une avec cette inscription: "Ici reposent vingt-neuf officiers du brave 14me de ligne, morts au champ d'honneur[74]". [Note 74: Plus cinq cent quatre-vingt-dix sous-officiers et soldats. (_Note de l'auteur_).] Apres quelques observations sur l'emplacement des troupes, le jour de cette terrible bataille, nous entrames en ville, qui nous parut deserte. Il est vrai que c'etait un dimanche; que les habitants etaient, vu la saison, renfermes chez eux, et que nous nous trouvions les seuls Francais, les autres ayant pris une autre direction. Rentres a notre logement, en attendant que notre repas fut fait, nous nous etendimes sur la paille. A peine y etions-nous, qu'un veteran prussien entra pour nous prevenir qu'on apercevait les Cosaques sur une hauteur, a un quart de lieue de la ville, et qu'il nous conseillait de partir au plus tot. Comme la chose n'etait que trop vraie, nous nous depechames de faire nos dispositions de depart; nous enveloppames dans de la paille notre viande, qui n'etait pas a moitie cuite. Nous partimes avec notre paysan pour nous mettre dans le bon chemin. Lorsque nous y fumes, il nous fit remarquer les Cosaques sur une hauteur: ils etaient plus de trente. Le temps etait brumeux; la neige ne manqua pas de tomber un instant apres notre depart. Nous n'avions pas encore fait une demi-lieue que la nuit nous surprit. Nous rencontrames deux paysans. Nous leur demandames s'il y avait encore loin pour trouver un village. Ils nous dirent qu'avant d'en trouver, il fallait traverser un grand bois; que nous trouverions a notre droite, a vingt-cinq pas de la route, une maison qui etait celle d'un garde forestier qui tenait auberge, et que nous pourrions y loger. Apres une petite demi-heure de marche, nous arrivames a la maison indiquee: il etait neuf heures; nous avions fait quatre lieues. Avant de nous ouvrir, on nous demanda qui nous etions et ce que nous voulions. Nous repondimes que nous etions Francais et militaires de la Garde imperiale et que nous demandions si, en payant, nous pourrions avoir a loger, a boire et a manger. Aussitot, on nous ouvrit la porte et on nous dit d'etre les bienvenus. Nous commencames par faire mettre notre cheval a l'ecurie. Puis on nous fit entrer dans une grande chambre ou nous apercumes trois individus couches sur de la paille; c'etaient trois chasseurs a cheval de la Garde, arrives dans la journee, mais plus malheureux que nous, car ils n'avaient plus de chevaux et, ayant les pieds geles, ils etaient obliges de faire la route a pied. On nous servit a manger, ensuite nous nous couchames et nous dormimes comme des bienheureux. En nous eveillant, nous fumes surpris de ne plus voir les chasseurs, mais le maitre de la maison nous apprit qu'il y avait environ une heure, un juif voyageant avec un traineau avait propose aux chasseurs de les conduire a trois lieues pour deux francs, et qu'ils avaient accepte avec empressement. Nous apprimes cette nouvelle avec plaisir. Apres avoir paye la valeur de cinq francs qu'on nous demanda pour notre cheval et pour nous, nous partimes; notre bourgeois nous recommanda de toujours suivre les traces du traineau qui nous precedait et qui conduisait les chasseurs. Nous avions une longue marche a faire, ce jour-la: neuf lieues. Apres avoir marche toute la journee, nous arrivames, a la nuit, a Heilsberg, ou nous devions loger. La premiere chose que nous fimes, fut d'aller chez le bourgmestre chercher un billet de logement; nous fumes assez heureux pour nous voir designer la meme maison ou nous fumes assez bien recus; six chasseurs a cheval de la Garde s'y trouvaient deja. On nous servit de la soupe, de la viande avec force bonnes pommes de terre et de la biere; nous demandames du vin, en payant, bien entendu. On nous en procura a un thaler la bouteille (quatre francs) que nous trouvames bon et pas cher. Avant de nous coucher sur de la bonne paille, nous recommandames a notre bourgeoise de nous preparer a manger pour cinq heures du matin, car nous voulions partir de bonne heure, ayant encore une grande etape a faire. Le lendemain 22 decembre, nous nous levames de grand matin; un domestique vint nous apporter de la chandelle; nous lui recommandames notre cheval en lui promettant de lui donner un pourboire lorsqu'il l'aurait mis au traineau. On nous apporta la soupe, enfin ce que nous avions demande. Alors chacun de nous flatta la bourgeoise en lui disant: "Bonne femme! belle femme!" et en lui donnant des petites claques sur le dos, sur les bras, et puis ailleurs; le repas fini, nous nous disposions a partir; le traineau etait pret et nous disions adieu a la femme, lorsqu'elle nous dit: "C'est bien, messieurs, mais avant de partir n'oubliez pas de payer!--Comment, payer? Ne sommes-nous pas ici par billet de logement? Ne devez-vous pas nous nourrir?--Oui, repondit-elle, pour ce que vous avez mange hier, mais pour la nourriture d'aujourd'hui il me faut deux thalers (10 francs)." Je declarai que je ne payerais pas, et comme la femme voyait que nous nous disposions a partir sans lui donner de l'argent, elle ordonna de fermer la porte, et une douzaine de grands coquins de Prussiens entrerent dans la maison, armes de grands batons de la grosseur de mon bras. Ce n'etait pas le cas de discuter: nous payames et nous partimes. Autre temps, autres moeurs. A present, nous etions les moins forts. Les chasseurs etaient partis pendant que nous mangions. Nous avions encore deux jours de marche jusqu'a Elbing, douze lieues, mais comme nous ne voulions pas fatiguer notre cheval, nous decidames que nous irions loger a trois lieues de cette ville. Apres une lieue de marche, nous apercumes plusieurs traineaux venant sur notre gauche pour marcher aussi sur Elbing. Cela nous fit penser que nous n'avions pas suivi la route que les debris de l'armee avaient prise, car au lieu d'aller sur Eylau, nous devions nous diriger sur Friedland. Un traineau de grande dimension et traine par deux chevaux vigoureux passa pres de nous. Il allait tellement vite que nous ne pumes distinguer de quel regiment etaient les militaires qu'il conduisait. Au bout d'une demi-heure, nous apercumes une maison d'assez belle apparence, c'etait la poste aux chevaux, et, en meme temps, une bonne auberge; nous vimes, sur la porte, plusieurs soldats de la Garde et d'autres qui partaient sur des traineaux que l'on venait de leur procurer. Nous descendimes et nous entrames. Nous demandames du vin, car un velite chasseur et un ancien venaient de nous dire qu'il y en avait, et "du soigne". Ils paraissaient meme en avoir bu copieusement. Le vieux comme le jeune etaient d'une gaiete folle, chose qui arrivait presque a tous ceux qui, comme nous, avaient eu tant de miseres et de privations. La plus petite boisson vous portait a la tete. Le vieux nous demanda si nous avions rencontre le regiment de grenadiers hollandais, faisant partie de la Garde imperiale. Nous lui repondimes que non: "Il a passe pres de vous, dit le velite, et vous ne l'avez pas apercu? Ce grand traineau qui vous a depasse, eh bien, c'etait tout le regiment des grenadiers hollandais! Ils etaient sept!" Le maitre de poste annonca a nos deux chasseurs qu'il y avait un traineau a leur disposition et que, pour trois thalers (quinze francs), il les conduirait a trois lieues d'Elbing. Nous nous disposames a partir avec eux, puisqu'ils avaient un conducteur. Cinq minutes apres, nous etions en route. Grangier et moi nous trouvames fortement indisposes et rendimes tout ce que nous avions pris depuis la veille. Cette indisposition venait de ce que notre estomac n'etait plus habitue a prendre de fortes nourritures, il aurait fallu nous y habituer peu a peu; c'est ce que nous nous promimes de faire. Arrives au village, nous primes chacun un verre de genievre de Dantzig. Nous continuames a marcher jusqu'au moment ou nous arrivames dans le village ou nous devions loger. Il faisait nuit; nous nous presentames chez le bourgmestre afin d'avoir un billet de logement, mais on nous le refusa brutalement en nous disant que nous n'avions qu'a coucher dans la rue. Nous voulumes faire des observations; on nous ferma la porte au nez. Nous nous presentames dans plusieurs auberges ou, en payant, nous demandames a loger, mais partout nous eumes la meme reception. Nous decidames, les chasseurs et nous, que nous continuerions a marcher ensemble, qu'ils profiteraient de notre traineau et, comme il n'etait pas assez grand pour nous contenir tous, que deux iraient a pied, chacun son tour. De cette maniere, nous devions tacher d'atteindre un village ou nous trouverions peut-etre des habitants plus hospitaliers. A une portee de fusil, nous apercumes une maison un peu ecartee de la route. Nous primes aussitot le parti de nous y loger de force, si l'on ne voulait pas nous y recevoir de bonne volonte. Le paysan nous dit qu'il nous logerait avec plaisir, mais que s'il etait connu, par ceux du village, pour nous avoir donne a coucher, il aurait la _schlague_; que si, cependant, on ne nous avait pas vus entrer, il risquerait de nous loger. Nous l'assurames que personne ne nous avait apercus, qu'il pouvait nous recevoir sans crainte et qu'avant de partir, nous lui donnerions deux thalers. Il parut tres content et sa femme encore davantage, et nous nous installames autour du poele. Pendant que l'homme etait sorti pour mettre notre cheval a l'ecurie, la femme, s'approchant de nous, nous dit tout bas, et en regardant si son mari ne venait pas, que les paysans etaient mechants pour les Francais, parce que, lorsque l'armee avait passe, au mois de mai, des chasseurs a cheval de la Garde avaient loge quinze jours dans le village, et qu'il y en avait un, chez le bourgmestre, si joli, si jeune, que toutes les femmes et les filles venaient sur leur porte pour le voir; c'etait un fourrier. On jour, il arriva que le bourgmestre le surprit qui embrassait madame, de sorte que le bourgmestre battit madame. Le fourrier, a son tour, battit le bourgmestre, de sorte que madame est grosse, et que l'on dit que c'est du fourrier. Nous etions a ecouter et a sourire de la maniere dont la femme nous contait cela. "Ce n'est pas tout, continua-t-elle; il y a encore trois autres femmes, dans le village, qui sont comme la femme du bourgmestre, et c'est pour cela qu'ils sont mechants pour les Francais, de si jolis garcons!" A peine avait-elle dit le mot, que le velite chasseur se leve, lui saute au cou et l'embrasse: "Prenez garde, voila mon mari!" Effectivement il entra en nous disant qu'il avait donne a manger au cheval et que, dans un moment, il lui donnerait a boire, mais que si nous voulions lui faire plaisir, nous partirions avant le jour, afin que l'on ne put voir qu'il nous avait loges: "Pour peu de chose, dit-il, je conduirai ceux de vous qui n'ont pas de traineau, car j'en ai un". Les deux chasseurs accepterent. On nous servit, pour notre repas, une soupe au lait et des pommes de terre, ensuite nous nous couchames tout habilles, et nos armes chargees. Le lendemain 23, il n'etait pas encore quatre heures du matin, que le paysan vint nous eveiller en nous disant qu'il etait temps de partir. Nous payames la femme, nous l'embrassames et nous partimes. Au second village, les habitants, en nous voyant, crierent _hourra_ sur nous, et nous jeterent des pierres ou des boules de neige. Nous arrivames dans un des faubourgs d'Elbing, ou nous nous arretames dans une auberge pour nous y chauffer, car le froid avait augmente. Nous y primes du cafe et, a neuf heures, nous entrames en ville avec d'autres militaires de l'armee qui arrivaient comme nous, mais par d'autres chemins. XI Sejour a Elbing.--Madame Gentil.--Un oncle a heritage.--Le 1er janvier 1813.--Picart et les Prussiens.--Le pere Elliot.--Mes temoins. Nous allames, sans perdre de temps, a l'Hotel de Ville, afin d'avoir des billets de logement. Nous le trouvames encombre de militaires. Nous y remarquames beaucoup d'officiers de cavalerie bien plus miserables que nous, car presque tous avaient, par suite du froid, perdu les doigts des mains et des pieds, et d'autres le nez; ils faisaient peine a voir. Je dirai, en faveur des magistrats de la ville, qu'ils faisaient tout ce qu'il etait possible de faire pour les soulager, en leur donnant de bons logements et en les recommandant, afin que l'on eut soin d'eux. Au bout d'une demi-heure d'attente, on nous donna un billet de logement pour nous cinq et pour notre cheval; nous nous empressames d'y aller. C'etait un grand cabaret ou plutot une tabagie; nous y fumes fort mal recus. On nous designa, pour chambre, un grand corridor sans feu et de la mauvaise paille. Nous fimes des observations; on nous repondit que c'etait assez bon pour des Francais, et que, si cela ne nous convenait pas, nous pouvions aller dans la rue. Indignes d'une pareille reception, nous sortimes de cette maison en temoignant tout notre mepris au butor qui nous recevait de la sorte et en le menacant de rendre compte de sa conduite aux magistrats de la ville. Nous decidames qu'il fallait tacher de changer notre billet, et c'est moi qui fus charge de cette mission, pendant que mes camarades m'attendaient dans une auberge ou nous venions d'entrer. Lorsque j'arrivai a l'Hotel de Ville, il n'y avait pas beaucoup de monde. Je m'adressai au bourgmestre qui parlait francais. Je lui contai la maniere brutale dont nous avions ete recus. Je lui montrai mon pied droit enveloppe d'un morceau de peau de mouton, et la main droite dont une phalange, la premiere du doigt du milieu, etait pres de tomber. Il parla a celui qui etait charge des logements, qui me dit que nous ne pourrions pas etre loges ensemble: "Voila, me dit-il, un billet pour quatre et le cheval; en voila un autre que je vous conseille de garder pour vous. C'est chez un Francais qui a epouse une femme de la ville." Apres l'avoir remercie, je retournai trouver mes camarades. Arrives au faubourg, nous allames au logement du billet pour quatre et le cheval. C'etait la maison d'un pecheur situee sur le bord d'un canal dans la direction du port; nous y fumes assez bien recus. Lorsque nous fumes organises, j'offris le billet qui etait pour un, a celui qui le voudrait, mais personne n'en voulut. Alors je le gardai, et je m'informai si c'etait loin de l'endroit ou nous etions: il n'y avait qu'un pont a traverser. La maison me parut tres apparente. En entrant, la premiere personne que je rencontrai, fut la domestique, grosse Allemande aux joues fleuries. Je lui presentai mon billet. Elle me dit que, deja, il y avait quatre militaires loges et, en meme temps, elle alla chercher la dame de la maison, qui me dit la meme chose, en me montrant la chambre ou ils etaient. C'etaient justement des hommes du regiment qui, comme nous, venaient d'arriver isolement. Je pris aussitot la resolution de retourner au premier logement rejoindre mes camarades. Mais la dame, qui venait de voir, sur son billet, que j'etais sous-officier de la Garde imperiale, me dit: "Ecoutez, mon pauvre monsieur, vous me paraissez si souffrant, que je ne veux pas vous laisser sortir d'ici. Suivez-moi, je vais vous donner une chambre pour vous seul, et vous aurez un bon lit, car je vois que vous avez besoin de repos." Je lui repondis que c'etait tres bien a elle d'avoir pitie de moi, mais que je ne lui demandais que de la paille et du feu: "Vous aurez tout cela", me repondit-elle. En meme temps, elle me fit entrer dans une petite chambre chaude et propre, ou se trouvait un lit couvert d'un edredon. Mais je lui demandai en grace de me faire donner de la paille avec des draps et de l'eau chaude pour me laver. On m'apporta tout ce que j'avais demande, plus un grand baquet en bois pour me laver les pieds. J'en avais bien besoin, mais ce n'etait pas tout: la tete, la figure, la barbe n'avaient pas ete faites depuis le 16 decembre. Je priai le domestique, qui se nommait Christian, d'aller me chercher un barbier. Il me rasa, ou plutot m'ecorcha la figure; il pretendit que j'avais la peau durcie par suite du froid; tant qu'a moi, je pensai que ses rasoirs etaient comme des scies. L'operation finie, je me fis couper les cheveux et meme la queue. Apres l'avoir genereusement paye, je lui demandai s'il ne connaissait pas un marchand de vieux habits, car j'avais besoin d'un pantalon. Apres son depart, un juif arriva avec des pantalons qu'il cachait dans un sac. Il s'en trouvait de toutes les couleurs, des gris, des bleus, mais tous trop petits ou trop grands, ou malpropres. L'enfant d'Israel, voyant que rien ne me convenait, me dit qu'il allait revenir avec quelque chose qui me plairait. En effet, il ne tarda pas a reparaitre avec un pantalon a la Cosaque, de couleur amarante et en drap fin. Il etait fort large. C'etait le pantalon d'un cavalier, probablement d'un aide de camp du roi Murat. N'importe, je l'essayai et, prevoyant que j'aurais bien chaud avec, je le gardai. On y voyait encore, de chaque cote, la marque d'un large galon que le juif avait eu la precaution d'enlever. Je lui donnai en echange la petite giberne du docteur, garnie en argent, que j'avais prise sur le Cosaque, le 23 novembre. En outre, il exigea cinq francs que je lui donnai. Il me restait encore trois belles chemises du commissaire des guerres: je me disposai a changer de linge, mais, lorsque je me regardai, je me dis que, pour bien faire, il me faudrait un bain, car j'avais encore, par tout le corps, des traces de vermine. Je m'informai a la domestique s'il y avait des bains pres de l'endroit ou nous etions; mais ne pouvant me comprendre, elle alla chercher sa dame qui vint aussitot: c'est alors que je remarquai que mon hotesse etait une belle et jolie femme, mais, pour le moment, mes observations n'allerent pas plus loin car, dans la position ou je me trouvais, j'avais trop a m'occuper de ma personne. Elle me demanda ce que je voulais. Je lui dis que, desirant prendre un bain, je voudrais qu'elle eut la bonte de m'indiquer ou je pourrais me le procurer. Elle me repondit qu'il y en avait, mais que c'etait trop loin; que, si je voulais, on pourrait m'en preparer un chez elle: elle avait de l'eau chaude et une grande cuve; que, si je voulais me contenter de cela, on allait me la preparer. Comme on peut bien le penser, j'acceptai avec le plus grand plaisir, et un instant apres, la domestique me fit signe de la suivre. Alors, prenant mon sac et mon pantalon amarante, j'entrai dans une espece de buanderie ou je trouvai tout ce qui etait necessaire, meme du savon, pour me nettoyer. Je ne pourrais exprimer le bien que je ressentis pendant le temps que je restai dans le bain; j'y restai meme trop longtemps, car la domestique vint voir s'il ne m'etait rien arrive de facheux. Elle s'etait apercue, en entrant, que j'etais fort embarrasse pour me nettoyer le dos. Aussitot, sans me demander la permission, elle va chercher un grand morceau de flanelle rouge et, s'approchant de la cuve, elle me pose la main gauche sur le cou et, de l'autre, elle me frotte le dos, les bras, la poitrine. Comme on peut bien le penser, je me laissais faire. Elle me demandait si cela me faisait du bien; je lai repondais que oui. Alors elle redoublait de zele jusqu'a me fatiguer. Enfin, apres m'avoir bien etrille, nettoye, essuye, elle sortit en riant comme une grosse bete, sans me donner le temps de la remercier. Je passai une des belles chemises du commissaire des guerres; ensuite j'enfourchai le large pantalon a la Cosaque et, pieds nus, je regagnai la chambre ou etait mon lit, sur lequel je me laissai tomber. Il etait temps, car il me prit une faiblesse et je perdis connaissance. Je ne sais combien de temps je restai dans cette situation, mais, lorsque je pus y voir, je remarquai, a mes cotes, la dame de la maison, la domestique et deux soldats du regiment qui etaient loges dans la maison et que l'on avait ete chercher, pensant que j'avais quelque chose de grave, mais il n'en etait rien. Cette faiblesse etait occasionnee par le bain et aussi par les miseres et fatigues que j'avais eprouvees. Mme Gentil--c'etait le nom de la dame--voulut me faire prendre un bouillon qu'elle m'apporta et qu'elle voulut me faire prendre elle-meme, en me soutenant la tete de son bras gauche. Je me laissai faire. Il y avait si longtemps que je n'avais ete caline! Mme Gentil etait d'une beaute remarquable. Elle avait la taille mince et flexible, des yeux noirs et, a son teint blanc et vermeil, on reconnaissait une belle femme du Nord. Elle avait vingt-quatre ans. Il me souvint que l'on m'avait dit qu'elle avait epouse un Francais; lui ayant demande si cela etait vrai, elle me repondit que c'etait la verite. En 1807, un convoi de blesses francais venant des environs de Dantzig, arriva a Elbing et, comme l'hopital etait rempli de malades, ces blesses furent loges chez les habitants: "Pour notre compte, me dit-elle, nous eumes un hussard blesse d'un coup de balle dans la poitrine et d'un coup de sabre au bras gauche. Ma mere et moi, nous lui donnames des soins qui haterent sa guerison.--Alors, lui dis-je, en reconnaissance de ce service, il vous epousa?" Elle me repondit en riant que c'etait vrai. Je lui dis que j'en aurais bien fait autant, parce qu'elle etait la plus belle femme que j'aie jamais vue. Mme Gentil se mit a rire, a rougir et a me parler, et elle parlait probablement encore, quand je m'endormis pour ne me reveiller que le lendemain a neuf heures du matin. Pendant quelques moments, je ne me souvins plus ou j'etais; la domestique entra accompagnee de Mme Gentil qui m'apportait du cafe, du the et des petits pains. Il y avait longtemps que je m'etais trouve a pareille fete! J'oubliais le passe pour ne plus penser qu'au present et a Mme Gentil. J'oubliais meme mes camarades. Mme Gentil me regardait attentivement, ensuite, me passant la main sur la figure, elle me demanda ce que j'avais; je lui repondis que je n'avais rien: "Mais si, me dit-elle, vous etes bouffi, vous avez la figure enflee!" Ensuite, elle me conta qu'un sous-officier de la Garde imperiale etait venu, la veille dans l'apres-midi, en lui demandant s'il n'y avait pas un sous-officier loge chez elle; elle lui avait repondu qu'il y en avait un et, lui ayant montre la chambre ou j'etais, il en etait sorti en disant que ce n'etait pas celui qu'il cherchait. Au moment ou Mme Gentil me contait cela, mon ami Grangier entra, et il allait se retirer en disant: "Je vous demande pardon; depuis hier, je cherche un de mes camarades et ne puis le trouver. Cependant c'est bien ici la rue et le numero de la maison, porte sur le billet!--Ah ca! lui dis-je, ce n'est pas moi que tu cherches?" Grangier partit d'un grand eclat de rire. Il ne m'avait pas reconnu; cela n'etait pas etonnant, je n'avais plus de queue, j'avais la figure enflee, j'etais blanc comme un cygne par suite du bain que j'avais pris, ou plutot par la maniere dont la domestique m'avait etrille a tours de bras, avec son morceau de flanelle! J'avais du linge blanc et fin, la tete bien peignee, les cheveux frises. C'est alors qu'il me conta que, la veille, il etait venu pour me voir, mais qu'en voyant un pantalon rouge sur une chaise, il s'etait retire, persuade qu'il s'etait trompe. Il m'annonca qu'il venait d'etre prevenu qu'a trois heures il y avait reunion des debris de tous les corps de la Garde, et qu'il fallait que tout le monde fit son possible pour y venir, et qu'il viendrait me chercher. A deux heures, comme il me l'avait promis, il vint me prendre accompagne de mes autres camarades qui, en me voyant, se mirent tellement a rire que leurs levres, crevassees par suite de la gelee, en saignerent. Je les surpris agreablement eu leur presentant du vieux vin du Rhin et des petits gateaux que Mme Gentil avait eu la bonte de me procurer, car elle etait prevoyante et allait au-devant de tout ce qui pouvait me faire plaisir. Ce fut dans ce moment que je demandai ou etait son mari, ajoutant que, puisqu'il etait Francais, j'aurais du plaisir a le voir, afin de prendre un peu de vin avec lui. Elle me repondit que, depuis quelques jours, il etait absent; qu'il etait parti avec son pere a elle, sur les bords de la mer Baltique, ou ils faisaient ensemble le commerce de fruits qu'ils expediaient a Saint-Petersbourg[75]. [Note 75: Ces fruits etaient expedies de Tournai, en Belgique. (_Note de l'auteur_.)] C'etait le 24 decembre: un peu avant trois heures, nous nous rendimes sur la grande place, en face du palais ou etait loge le roi Murat. En arrivant, j'apercus l'adjudant-major Roustan qui, s'approchant de moi, me demanda qui j'etais. Je me mis a rire: "Tiens, dit-il, ce n'est pas vous, Bourgogne? Le diable m'emporte! On ne dirait pas que vous arrivez de Moscou, car vous paraissez gros, gras et frais. Et votre queue, ou est-elle?" Je lui repondis qu'elle etait tombee: "Eh bien, reprit-il, si elle est tombee, en arrivant a Paris je vous mets aux arrets jusqu'au temps qu'elle soit repoussee!" A cette premiere reunion, il y avait peu de monde, mais on se revoyait avec plaisir car, depuis Wilbalen, 17 decembre, on ne s'etait pour ainsi dire pas rencontres. Chacun avait marche pour son compte et par des chemins differents. Les jours suivants se passerent de meme: un appel par jour. Le quatrieme de notre arrivee, on nous annonca la mort d'un officier superieur de la Jeune Garde, mort du chagrin que lui avait cause la fin tragique d'une famille russe, mais d'origine francaise, domiciliee a Moscou, qu'il avait engagee a le suivre pendant la retraite, et dont j'ai raconte la triste fin, avant notre arrivee a Smolensk. J'appris qu'il etait arrive a Elbing trois jours avant nous, mais que, deux jours apres, etant de garde chez le roi Murat, au moment ou il s'avancait, pour se chauffer, pres d'une grande cheminee, sans penser qu'il avait place sa giberne devant lui afin qu'elle ne le genat pas pour se reposer, une etincelle mit le feu a la poudre, une explosion eut lieu et, par suite de cet accident, il eut la figure, les moustaches et les cheveux brules. On m'assura qu'il n'avait rien de bien grave, qu'il en serait quitte pour changer de peau. Le 29 decembre, je commencais a bien me retablir. L'enflure de ma figure avait disparu, le pied gele allait bien, ainsi que la main, et tout cela grace aux soins de Mme Gentil qui me soignait comme un enfant. Son mari, que je n'avais pas encore vu, revint de voyage. Il ne resta que deux jours chez lui; il en repartit avec des marchandises pour aller rejoindre son beau-pere qui les expediait en Russie par des traineaux, les communications etant libres depuis que nous n'y etions plus. Il me conta qu'il avait servi dans le 3e hussards pendant trois ans, et qu'apres avoir recu deux graves blessures dans une affaire aupres de Dantzig, reconnu incapable de continuer a servir, il avait recu son conge; qu'apres cela il avait prefere rester dans ce pays et se marier, puisqu'il avait une connaissance, a retourner dans son pays qui etait la Champagne Pouilleuse, ou il ne possedait absolument rien. Le lendemain 30 decembre, je fus, avec Grangier, faire une visite a mon brave Picart; un grenadier qui avait ete loge avec lui m'avait enseigne son logement. Lorsque nous y fumes arrives, une femme habillee de noir, et qui avait l'air triste, nous montra sa chambre situee a l'extremite d'un long corridor. Nous vimes que la porte etait a demi ouverte. Nous nous arretames pour ecouter la grosse voix de Picart, qui chantait son morceau favori, sur l'air du _Cure de Pomponne_: Ah! tu t'en souviendras, larira, Du depart de Boulogne! Notre surprise fut grande en lui voyant un visage blanc comme la neige, car il avait un masque de peau qui lui couvrait toute la figure. Il nous conta sa mesaventure; ensuite il se traita de conscrit, de vieille bete: "Tenez, mon pays, me dit-il, c'est comme le coup de fusil dans la foret, la nuit du 23 novembre. Je vois que je ne vaux plus rien. Cette malheureuse campagne m'a use. Vous verrez, continua-t-il, qu'il m'arrivera malheur!" Et, en disant cela, il s'empara d'une bouteille de genievre qui etait sur la table, et, prenant trois tasses sur la cheminee, il les remplit, pour boire, nous dit-il, a notre bonne arrivee. Nous le remerciames: "Eh bien! nous dit-il, nous allons passer la journee ensemble. Je vous invite a diner!" Aussitot il appela la femme, qui se presenta en pleurant. Je demandai a Picart ce qu'elle avait. Il me conta que, le matin, l'on avait enterre son oncle, vieux celibataire caboteur ou corsaire, tres riche, a ce qu'il parait, et que, par suite, il y avait grand gala a la maison: qu'il y etait invite, et que c'etait pour cela qu'il nous invitait aussi, parce qu'il y aurait des noisettes a croquer. Mais, se reprenant, il nous dit qu'il faudrait mieux faire apporter le diner dans la chambre que de passer notre temps avec un tas de pleurnicheuses qui allaient faire semblant de pleurer, comme il arrive toujours, a la mort d'un vieil oncle qui vous laisse quelque chose. Il dit a la femme qu'il ne pourrait aller diner avec elle a cause de ses amis venus le voir; que, ne avec un coeur sensible, il ne ferait que pleurer. En disant cela, il fit semblant d'essuyer une larme. La femme recommenca a pleurer de plus belle et nous, en voyant jouer une comedie pareille, nous fumes obliges, pour ne pas eclater de rire, de nous couvrir la figure avec notre mouchoir, de sorte que la brave femme pensa que nous pleurions, et nous dit que nous etions des bons hommes, mais qu'il ne fallait pas que cela nous empechat de diner, et qu'elle allait nous faire servir. Ensuite elle se retira et deux domestiques femelles vinrent nous apporter le diner. Il y avait tant de choses, que nous n'aurions pu le manger en trois jours. Notre repas fut, comme on doit bien le penser, on ne peut plus gai; et cependant, lorsque nous revenions sur nos miseres, sur le sort de nos amis que nous avions vus perir et de ceux dont nous ne savions comment ils avaient disparu, nous devenions tristes et pensifs. Nous etions encore a fumer et a boire, il commencait deja a faire nuit, lorsque la dame de la maison entra pour nous dire que l'on nous attendait pour prendre le cafe. Nous nous laissons conduire et nous arrivons, apres quelques detours, dans une grande chambre, Grangier en avant, et moi le second. Picart etait reste en arriere. Nous apercevons, en entrant, une longue table bien eclairee par plusieurs bougies. Autour, quatorze femmes plus ou moins vieilles, toutes habillees de noir; devant chacune d'elles etaient poses une tasse, un verre et une longue pipe en terre, et du tabac, car presque toutes les femmes fument, dans ce pays, et surtout les femmes des marins. Le reste de la table etait garni de bouteilles de vin du Rhin et de genievre de Dantzig. Picart n'etait pas encore entre. Nous pensions qu'il n'osait pas se presenter, a cause de sa figure; mais a peine avions-nous fait cette remarque, que nous voyons toutes les femmes faire un mouvement et jeter des grands cris en regardant du cote de la porte d'entree: c'etait mon Picart qui faisait son entree dans la chambre, avec son masque de peau blanche, affuble de son manteau de la meme couleur, coiffe d'un bonnet de peau de renard noir de Russie, et fumant dans une pipe d'ecume de mer, montee d'un long tuyau, qu'il tenait gravement de la main droite: le bonnet et la pipe appartenaient au defunt. Il avait vu, en passant dans le corridor, ces objets accroches dans la chambre du defunt et, par farce, il s'en etait empare. De la, la frayeur des femmes, qui l'avaient pris pour le trepasse venant prendre la part du cafe funebre. On pria Picart d'accepter le bonnet et la pipe en consideration des larmes qu'il avait versees, le matin, devant la dame de la maison. La conversation devint de plus en plus animee, car toutes les femmes fumaient comme des hussards, et buvaient de meme. Bientot, il n'y eut plus moyen de s'entendre. Avant de se separer elles chanterent un cantique et dirent une priere pour le repos de l'ame du defunt; tout cela fut chante et dit avec beaucoup de recueillement, auquel nous primes part par notre silence. Ensuite elles sortirent, en nous souhaitant le bonsoir; il neigeait et faisait un vent furieux. Nous primes le parti de coucher chez notre vieux camarade: la paille ne manquait pas, la chambre etait chaude, c'etait tout ce qu'il nous fallait. Le lendemain matin, une jeune domestique nous apporta du cafe. Elle etait accompagnee de la dame de la maison, qui nous souhaita le bonjour et nous demanda si nous voulions autre chose. Nous la remerciames. Ensuite elle se mit a causer avec la domestique: cette derniere lui disait que l'on venait de lui assurer que l'armee russe n'etait plus qu'a quatre journees de marche de la ville et qu'un juif, qui arrivait de Tilsitt, avait rencontre des Cosaques aupres d'Eylau. Comme je parlais assez l'allemand pour comprendre une partie de la conversation, j'entendis que la dame disait: "Mon Dieu! que vont devenir tous ces braves jeunes gens?" Je temoignai a la bonne Allemande toute ma reconnaissance pour l'interet qu'elle prenait a notre sort, en lui disant qu'a present que nous avions a manger et a boire, nous nous moquions des Russes. Si les hommes nous etaient hostiles, nous avions partout les femmes pour nous. Je fis souvenir a Picart que le lendemain, c'etait le jour de l'an 1813, et que je l'attendais a passer la journee chez moi. Il regarda dans une glace comment etait sa figure, ensuite il decida qu'il viendrait: effectivement il allait bien, il n'avait fait que changer de peau. Comme il ne connaissait pas mon logement, il fut convenu que je le prendrais a onze heures, en face du palais du roi Murat; ensuite nous nous disposames a retourner chez nous. Mais il etait tombe une si grande quantite de neige, que nous fumes obliges de louer un traineau. Nous arrivames a notre logement, moi avec un grand mal de tete et un peu de fievre, suite de la fete de la veille. Mme Gentil avait ete inquiete de mon absence; sa domestique avait attendu jusqu'a minuit. Je lui temoignai toute la peine que j'eprouvais, mais le mauvais temps fut mon excuse. Je lui dis que, le lendemain, j'aurais deux amis a diner; elle me repondit qu'elle ferait ce qu'il conviendrait pour que je sois content: c'etait dire qu'elle voulait en faire les frais. Ensuite elle me donna de la graisse tres bonne, disait-elle, pour les engelures; elle pretendit que j'en fisse usage de suite. Je me laissai faire; elle etait si bonne, Mme Gentil! D'ailleurs les Allemandes etaient bonnes pour nous. Je passai le reste de la journee sans sortir, presque toujours couche, recevant les soins et les consolations de mon aimable hotesse. Le soir etant venu, je pensais a ce que je pourrais lui donner pour cadeau du jour de l'an. Je me promis de me lever de grand matin et de voir, chez quelques juifs, si je ne trouverais pas quelque chose. Ensuite, je me couchai avec l'idee de passer une bonne nuit, car la soiree de la veille m'avait fatigue. Le lendemain, 1er janvier 1813, neuvieme jour de notre arrivee a Elbing, je me levai a sept heures du matin pour sortir, mais avant, je voulus voir ce qui me restait de mon argent: je trouvai que j'avais encore 485 francs, dont plus de 400 francs en or, et le reste en pieces de cinq francs. Partant de Wilna, j'avais 800 francs; j'aurais donc depense 315 francs? La chose n'etait pas possible! C'est qu'alors j'en avais perdu; a cela rien d'etonnant, mais je me trouvais encore bien assez riche pour depenser 20 a 30 francs, s'il le fallait, afin de faire un cadeau a mon aimable hotesse. Au moment ou j'allais ouvrir la porte, je rencontrai la grosse servante Christiane, celle qui m'avait si bien frotte dans le bain; elle me souhaita une bonne annee, et, comme elle etait la premiere personne que je rencontrais, je l'embrassai et lui donnai cinq francs: aussi fut-elle contente; elle se retira en me disant "qu'elle ne dirait pas a Madame que je l'avais embrassee". Je me dirigeai du cote de la place du Palais. A peine y etais-je arrive, que j'apercus deux soldats du regiment: ils marchaient avec peine, courbes sous le poids de leurs armes et de la misere qui les accablait. En me voyant, ils vinrent de mon cote, et je reconnus, a ma grande surprise, deux hommes de ma compagnie, que je n'avais pas vus depuis le passage de la Berezina. Ils etaient si malheureux, que je leur dis de me suivre jusqu'a une auberge ou je leur fis servir du cafe pour les rechauffer. Ils me conterent que, le 29 novembre au matin, un peu avant le depart du regiment des bords de la Berezina, on les avait commandes de corvee pour enterrer plusieurs hommes du regiment, tues la veille ou morts de misere; qu'apres avoir accompli cette triste mission, ils etaient partis pensant suivre la route que le regiment avait prise, mais que, malheureusement, ils s'etaient trompes en suivant des Polonais qui se dirigeaient sur leur pays. Ce n'est que le lendemain qu'ils s'en apercurent: "Enfin, me dirent-ils, il y avait un mois que nous marchions dans un pays inconnu, desert, toujours dans la neige, sans pouvoir nous faire comprendre, sans savoir ou nous etions et ou nous allions; l'argent que nous avions ne pouvait nous servir. Si, quelquefois, nous nous sommes procure quelques douceurs, comme du lait ou de la graisse, c'est aux depens de nos habits, en donnant nos boutons a l'aigle, ou les mouchoirs que nous avions conserves par hasard. Nous n'etions pas les seuls; beaucoup d'autres de differents regiments marchaient aussi, comme nous, sans savoir ou ils allaient, car les Polonais que nous avions suivis avaient disparu, et c'est par hasard, mon sergent, que nous arrivons ici et que nous avons eu le bonheur de vous rencontrer." A mon tour je leur temoignai tout le plaisir que j'avais de les revoir; il y avait quatre ans qu'ils etaient dans la compagnie. Tout a coup, l'un d'eux me dit: "Mon sergent, j'ai quelque chose a vous remettre! Vous devez vous souvenir qu'en partant de Moscou, vous m'avez charge d'un paquet, le voila tel que vous me l'avez donne; il n'a jamais ete tire de mon sac!" Le paquet etait une capote militaire en drap fin, d'un gris fonce, que j'avais fait faire, pendant notre sejour a Moscou, par les tailleurs russes a qui j'avais sauve la vie, l'autre objet etait un encrier que j'avais pris sur une table, au palais de Rostopchin, au moment de l'incendie, pensant que c'etait de l'argent, mais ce n'etait pas tout a fait cela. L'annee commencait bien pour moi; je voulus qu'elle fut de meme pour celui qui me rendait un si grand service. Je lui donnai vingt francs. Ensuite je n'eus rien de plus presse que d'endosser ma nouvelle capote[76]. [Note 76: Cette capote a servi a un de mes freres. Je la laissai chez mes parents, a mon retour de cette campagne, lorsque je venais d'etre nomme lieutenant et que je repartais pour la campagne de 1813. (_Note de l'auteur_.)] Autre surprise non moins agreable: en mettant les mains dans les poches de ma nouvelle capote, j'en retirai un foulard des Indes ou, dans un des coins bien noue, je trouvai une petite boite en carton renfermant cinq bagues montees en belles pierres: cette boite que je pensais avoir mise dans mon sac, je la retrouvais pour faire un cadeau a Mme Gentil! Aussi la plus belle lui fut-elle destinee. Apres avoir dit a mes deux soldats d'attendre jusqu'a l'heure de l'appel pour les faire rentrer a la compagnie et leur faire delivrer un billet de logement, je les laissai pour retourner au mien. Chemin faisant, j'achetai un gros pain de sucre que j'offris a mon hotesse, ainsi que la bague, en la priant de la garder comme un souvenir, car elle venait de Moscou. Elle me demanda combien je l'avais achetee; je lui repondis que je l'avais payee bien cher, et que, pour un million, je ne voudrais pas en aller chercher une pareille. A onze heures, je retournai sur la place du palais. Il y avait deja beaucoup de monde, notre nombre etait presque double depuis trois jours; on aurait dit que ceux que l'on croyait morts etaient ressuscites pour venir se souhaiter une bonne annee, mais c'etait triste a voir, car un grand nombre etaient sans nez ou sans doigts aux mains et aux pieds; quelques-uns reunissaient tous les maux a la fois. Le bruit se confirmait que les Russes avancaient; aussi l'on donna l'ordre de se tenir prets, comme a la veille d'une bataille, et de ne dormir que d'un oeil pour ne pas etre surpris; de tenir les armes en bon etat et chargees, de donner de nouvelles cartouches et de venir a l'appel avec armes et bagages. L'appel n'etait pas encore fini, que je me sens frapper sur l'epaule et un gros rire vient me percer les oreilles; c'etait Picart, dans sa belle tenue et sans masque, qui me saute au cou, m'embrasse et me souhaite une bonne annee. D'un autre cote, c'etait Grangier qui en faisait autant, en me mettant trente francs dans la main: mes compagnons de voyage avaient vendu notre traineau et le cheval cent cinquante francs. C'etait ma part qu'il me remettait. Apres plusieurs questions sur ma nouvelle capote, nous partimes pour aller diner chez moi, comme cela avait ete convenu. En arrivant, nous trouvames deux autres dames: ainsi, nous avions chacun la notre. Un instant apres, nous nous mettons a table sans ceremonie. Notre diner finit assez tard, et comme il avait commence, c'est-a-dire joyeusement. En sortant, j'entendis une des dames qui disait a Mme Gentil: "_Tarteifle des Franzosen!_" ce qui veut dire: "Diables de Francais!" Elle ajouta: "Ils sont toujours gais et amusants!" Le lendemain, etant a la reunion, Picart vint me trouver pour me raconter qu'en entrant dans son logement, il avait trouve toute la famille de son hotesse reunie, mais jurant contre l'oncle defunt; que sa bourgeoise lui avait conte que, dans la journee, une femme etait arrivee venant de Riga; elle etait accompagnee d'un petit garcon de neuf a dix ans qu'elle avait eu, disait-elle, avec M. Kennmann, l'oncle defunt, et qu'il avait reconnu pour son heritier; que l'on allait mettre les scelles et que lui, Picart, avait demande si on les mettrait aussi sur la cave; qu'on lui avait dit, par precaution, de remonter quelques bouteilles pour sa consommation; qu'il avait repondu qu'il en remonterait le plus possible; qu'alors il s'etait mis a la besogne, et qu'il en avait deja remonte plus de quarante qu'il avait cachees sous la botte de paille qui lui servait de traversin, et qu'apres l'appel il irait vider son sac pour le remplir de bouteilles; qu'ensuite il viendrait me l'apporter. Effectivement, une heure apres il arriva le sac sur le dos. Il me dit qu'il fallait se depecher de les boire, parce qu'il etait fortement question, dans la ville, de l'arrivee prochaine des Russes. Il ne manqua pas de m'en apporter chaque jour, pendant le peu de temps que nous restames encore dans cette ville. Il aurait, comme il disait, fini par vider la cave! Mais un jour, le 11 janvier, il entra chez moi de grand matin en tenue de route, en me disant qu'il croyait bien ne pas retourner coucher a son logement; qu'a chaque moment il fallait s'attendre a entendre battre la generale; qu'il me conseillait de me tenir pret et de me disposer a faire mes adieux a Mme Gentil. Grangier entra aussi, en tenue de depart: il arrivait fort a propos pour dejeuner avec nous, puisque le vin ne manquait pas. Il pouvait etre huit heures du matin; nous nous mimes a table; a onze heures et demie nous y etions encore, lorsque, tout a coup, Picart, qui s'appretait a vider son verre, s'arrete et nous dit: "Ecoutez! je crois entendre le bruit du canon!" Effectivement, le bruit redouble, la generale bat, tous les militaires courent aux armes. Mme Gentil entre dans la chambre en s'ecriant: "Messieurs, les Cosaques!" Picart repond: "Nous allons les faire danser!" Je me presse d'arranger mes affaires, et un instant apres, armes et bagages, le sac sur le dos, j'embrasse Mme Gentil, pendant que Picart et Grangier vident la derniere bouteille, en bons soldats. J'avale un dernier verre de vin, ensuite je m'elance dans la rue, a la suite de mes amis. Nous n'avions pas encore fait trente pas, que j'entends que l'on me rappelle; je me retourne, j'apercois la grosse Christiane qui me fait signe de rentrer, en me disant que j'avais oublie quelque chose. Mme Gentil se tenait dans le fond de l'allee de la maison; aussitot qu'elle m'apercoit, elle me crie: "Vous avez oublie votre petite bouilloire!" Ma pauvre petite bouilloire que j'apportais de Wilna, que j'avais achetee au juif qui avait voulu m'empoisonner, je n'y pensais vraiment plus! Je rentre dans la maison pour embrasser encore une fois cette bonne femme qui m'avait traite et soigne comme si j'avais ete son frere ou son enfant, en lui disant de garder ma bouilloire comme un souvenir de moi: "Elle vous servira a faire bouillir de l'eau pour faire du the, et toutes les fois que vous vous en servirez, vous penserez au jeune sergent velite de la Garde. Adieu!" J'entends que le bruit du canon redouble; alors je m'elance dans la rue mais, cette fois, pour ne plus revenir. Sur un petit pont, j'apercois Grangier qui m'attendait avec impatience. Nous prenons le chemin le plus direct, le long du quai, pour arriver au lieu du rassemblement. Nous n'avions pas marche cinq minutes, que nous apercevons Picart au milieu de la rue, jurant comme un homme en colere, tenant sous son pied droit un Prussien, et ayant devant lui quatre veterans prussiens commandes par un caporal sous les ordres d'un commissaire de police. Voici de quoi il etait question: en face d'un cafe, plusieurs individus lui avaient jete des boules de neige. Il s'etait arrete en les menacant d'entrer dans la maison pour leur donner une correction, mais ils n'en tinrent pas compte; un de ces individus, etant descendu dans la rue, s'avanca derriere Picart, lui posa une queue de billard sur l'epaule et se mit a crier: "Hourra! Cosaque!" Lui, se retournant vivement, l'empoigne par la peau du ventre, lui fait faire un demi-tour et le jette a plat ventre, la figure dans la neige. Ensuite il lui pose le pied droit sur le dos, pendant qu'il met la baionnette au bout du canon de son fusil, et, se retournant du cote du cafe, defie ceux qui y sont. On etait alle chercher la garde; lui, de son cote, avait fait comprendre a l'individu, que, s'il faisait le moindre mouvement, il le percerait d'un coup de baionnette. Il en dit autant a ceux qui etaient dans le cafe; aussi pas un ne bougea; c'est alors que la garde est arrivee avec le commissaire de police. Cette garde n'intimida pas Picart. Il etait, dans ce moment, comme un lion qui tient sa proie sous ses griffes et qui regarde fierement les chasseurs. Nous etions pres de lui; il ne nous voyait pas; les invalides et le commissaire etaient tremblants de peur. Les femmes disaient: "Il a raison, il passait son chemin tranquillement, on l'a insulte!" A la fin, un ministre protestant qui avait tout vu et qui parlait francais, s'avanca, expliqua au commissaire comment la chose s'etait passee. Alors on dit a Picart qu'il pouvait lacher l'homme qu'il tenait sous son pied, qu'on allait lui rendre justice. Il dit a celui qu'il tenait sous son pied: "Leve-toi!" Celui-ci ne se le fit pas dire une seconde fois. Lorsqu'il fut debout, Picart lui allongea un grand coup de pied dans le derriere, en lui disant: "Voila ma justice, a moi!" L'homme se retira en portant la main a la place ou il avait recu le coup, aux huees de toutes les femmes presentes. Pendant ce temps, le commissaire faisait payer une amende de vingt-cinq francs aux individus qui avaient insulte Picart, ainsi qu'a celui qui avait recu le coup de pied. Il en mit la moitie dans sa poche, "pour le Roi, disait-il, et pour les frais de justice". L'autre moitie, il la presenta a Picart qui d'abord refusa, mais faisant reflexion, il en donna la moitie aux invalides et l'autre au ministre protestant en lui disant: "Si vous rencontrez la femme d'un vieux soldat, vous lui remettrez cela de ma part!" On se fit expliquer ce que Picart venait de faire, car on ne pouvait comprendre autant de desinteressement de la part d'un soldat; aussi c'est a qui lui aurait dit des choses flatteuses, meme le commissaire de police qui vint lui baragouiner un compliment. Nous continuames a marcher dans la direction du palais, Grangier et moi, en faisant des reflexions sur le caractere des Prussiens, et Picart en chantant son refrain: Ah! tu t'en souviendras, larira, Du depart de Boulogne! Nous arrivames sur la place; nous vimes, en face du palais ou etait loge le roi Murat, un regiment de negres appartenant au roi: c'etait vraiment drole a voir, des hommes noirs sur une place couverte de neige; ils etaient en colonne serree par division, les sapeurs avaient des bonnets de peau d'ours blancs, et les officiers qui les commandaient etaient noirs comme eux. Je n'ai pu savoir quelle route ce corps avait pris pour se retirer, mais je pense qu'il alla passer la Vistule a Marienwerder. Le bruit du canon avait presque cesse. Les Russes venaient d'etre chasses des environs de la ville par un corps de troupes fraiches qui n'avait pas fait la campagne de Russie; quelques coups a mitraille, au milieu de leur cavalerie, avaient suffi pour les faire retirer. L'encombrement des voitures d'equipage appartenant a differents corps et que l'on voulait faire sortir de la ville avant de l'avoir evacuee, nous fit arreter. Nous nous trouvions pres du logement de Picart. S'en etant apercu, il nous cria: "Halte! Mes amis, il faut que je fasse mes adieux a ma bourgeoise, que je prenne mon manteau blanc, la pipe et le bonnet en peau de renard noir du defunt, dont on m'a fait present, et que nous vidions encore quelques bouteilles de vin qui se trouvent sous mon traversin de paille!" Nous entrames dans la maison et nous allames directement a sa chambre sans rencontrer personne. Alors Picart, sans perdre de temps, denicha cinq bouteilles, dont deux de vin et trois de genievre de Dantzig; il nous dit d'en mettre chacun une dans notre sac; c'est ce que nous nous empressames de faire. Ensuite il appela la bourgeoise qui arriva aussitot: "Permettez, dit Picart, que je vous embrasse pour vous faire mes adieux, car nous partons!--Je m'en doutais bien, nous dit-elle, et vous ne serez pas plus tot hors de la ville que les sales Russes vont vous remplacer! Quel malheur! Mais avant de nous quitter, vous allez prendre quelque chose; vous ne partirez pas comme cela!" Et aussitot elle alla chercher deux bouteilles de vin, du jambon et du pain, et nous nous mimes a table en attendant que l'on recommencat a marcher. Bientot, plusieurs coups de canon se firent entendre, tres rapproches. La femme cria: "Jesus! Maria!" et nous sortimes. Je me trouvais en avant de mes deux camarades; a quelques pas devant moi, un individu que je crus reconnaitre etait aussi arrete; je m'approche, je ne m'etais pas trompe: c'etait le plus ancien soldat du regiment, qui avait fusil, sabre et croix d'honneur, et qui avait disparu depuis le 24 decembre, le pere Elliot, qui avait fait les campagnes d'Egypte. Il etait dans un etat pitoyable; il avait les deux pieds geles, enveloppes de morceaux de peau de mouton, les oreilles couvertes de meme, car elles etaient aussi gelees, la barbe et les moustaches herissees de glacons. Je regardais sans pouvoir lui parler, tant j'etais saisi. Enfin je lui adressai la parole: "Eh bien! pere Elliot, vous voila arrive! D'ou diable venez-vous? Comme vous voila arrange! Vous avez l'air souffrant!--Ah! mon bon ami, me dit-il, il y a vingt ans que je suis militaire, je n'ai jamais pleure, mais aujourd'hui je pleure, plus de rage que de ma misere, en voyant que je vais etre pris par des miserables Cosaques, sans pouvoir combattre; car vous voyez que je suis a demi mort de froid et de faim. Voila bientot quatre semaines que je marche isole, depuis le passage du Niemen, sur la neige, dans un pays sauvage, sans pouvoir obtenir aucun renseignement sur l'armee! J'avais deux compagnons: l'un est mort il y a huit jours, et le second probablement aussi. Depuis quatre jours j'ai du l'abandonner chez de pauvres Polonais ou nous avions couche. J'arrive seul, comme vous voyez; voila, depuis Moscou, plus de quatre cents lieues que je fais dans la neige, sans pouvoir me reposer, ayant les pieds et les mains geles, et meme mon nez!" Je voyais des grosses larmes couler des yeux du vieux guerrier. Picart et Grangier venaient de me rejoindre; Grangier avait de suite reconnu le pere Elliot: ils etaient de la meme compagnie, mais Picart qui, cependant, le connaissait depuis dix-sept ans[77], ne pouvait le remettre. Nous entrames dans la maison la plus a notre portee; nous y fumes bien accueillis; c'etait chez un vieux marin, generalement ces gens-la sont bons. [Note 77: Depuis la campagne d'Italie. (_Note de l'auteur_.)] Picart fit asseoir pres du feu son vieux compagnon d'armes; ensuite, tirant d'une des poches de sa capote une des deux bouteilles de vin, il en remplit un grand verre et dit au pere Elliot: "Ah ca, mon vieux compagnon d'armes de la 23e demi-brigade, avalez-moi toujours celui-ci. Bien! Et puis cela: tres bien! A present, une croute de pain, et cela ira mieux!" Depuis Moscou, il n'avait pas goute de vin ni mange d'aussi bon pain; mais il semblait oublier toutes ses miseres. La femme du marin lui lava la figure avec un linge trempe dans l'eau chaude; cela fit fondre les glacons qu'il avait a sa barbe et a ses moustaches. "A present, dit Picart, nous allons causer! Vous souvenez-vous, lorsque nous nous embarquames a Toulon pour l'expedition d'Egypte?..." Dans le moment, Grangier qui etait sorti afin de voir si l'on recommencait a marcher, rentra pour nous dire qu'une voiture arretee devant la porte et chargee de gros bagages appartenant au roi Murat, etait une occasion pour le pere Elliot, qu'il fallait de suite le faire monter: "En avant!" s'ecrie Picart, et aussitot, avec le secours du vieux marin, nous perchames le vieux sergent sur la voiture; Picart lui mit l'autre bouteille de vin entre les jambes et son manteau blanc sur le dos, afin qu'il n'eut pas froid. Un instant apres, on recommenca a marcher, et une demi-heure apres, nous etions hors d'Elbing. Le meme jour, nous passames la Vistule sur la glace, et nous marchames sans accident jusqu'a quatre heures, pour nous arreter dans un grand bourg ou le marechal Mortier, qui nous commandait, decida que nous logerions. * * * * * Ce n'est pas par vanite et pour faire parler de moi, que j'ai ecrit mes Memoires. J'ai seulement voulu rappeler le souvenir de cette gigantesque campagne qui nous fut si funeste, et des soldats, mes concitoyens, qui l'ont faite avec moi. Leurs rangs, helas! s'eclaircissent tous les jours. Les faits que j'ai racontes paraitront incroyables et parfois invraisemblables. Mais qu'on ne s'imagine pas que j'ajoute quelque chose qui ne soit vrai et que je veuille embellir mon recit pour le rendre interessant. Au contraire, je prie de croire que je ne dis pas tout. Cela me serait impossible, car j'ai peine a y croire moi-meme, et cependant tout cela a ete mis en note pendant que j'ai ete prisonnier en 1813 et a mon retour de cette captivite, en 1814, sous le coup de l'impression et de l'effet que produisent, dans le coeur, la vue et la participation de pareils desastres. Ceux qui ont fait cette malheureuse et glorieuse campagne, conviendront qu'il fallait, comme disait l'Empereur, etre de fer pour avoir resiste a tant de maux et de miseres, et que c'est la plus grande epreuve a laquelle l'homme puisse etre expose. Si j'ai pu oublier quelque chose, comme date ou noms d'endroits, ce que je ne pense pas, il est de mon devoir de dire que je n'ai rien ajoute. Plusieurs temoins de ce que j'ecris, qui etaient dans le meme regiment que moi, et quelques-uns dans la meme compagnie, et qui ont fait cette memorable campagne, vivent encore. Je citerai en particulier: MM. _Serraris_, grenadier velite, actuellement marechal de camp au service du roi de Hollande, natif de Saint-Nicolas en Brabant. Il etait lieutenant dans la meme compagnie ou j'etais alors sergent[78]. [Note 78: Ancien camarade de Bourgogne aux velites de la Garde ou il etait aussi entre en 1806, le lieutenant Serraris fit toutes les campagnes de l'Empire, recut la croix des mains de l'Empereur a la revue du Kremlin (v. page 46), et quitta le service en 1814, apres avoir ete promu chef de bataillon et officier de la Legion d'honneur. Il est mort en 1855, lieutenant general au service des Pays-Bas. Il a laisse, nous ecrit son fils, un journal de ses campagnes dont la partie relative a celle de Russie confirme entierement l'exactitude des recits de Bourgogne.] _Rossi_, fourrier dans la meme compagnie, natif de Montauban, et que j'eus le bonheur de rencontrer a Brest, en 1830. Il y avait seize ans que nous ne nous etions vus. _Vachin_[79], alors lieutenant dans le meme bataillon, habitant actuellement Anzin (Nord). Lorsque je le rencontrai, il y avait vingt ans que nous ne nous etions vus. [Note 79: Mort a Valenciennes en 1856. (_Note de l'auteur_.)] _Leboude_, sergent-major alors, a present lieutenant general en Belgique, etait aussi du meme bataillon, ainsi que _Grangier_, sergent, qui etait du Puy-de-Dome, en Auvergne. Celui-la etait mon ami intime. Dans plus d'une circonstance il me sauva la vie; il avait une faible sante, mais un courage a toute epreuve. Il est mort du cholera en 1832. _Pierson_, aussi sergent velite, actuellement capitaine a l'etat-major de place a Angers[80]. Il etait tres laid, mais bon enfant, comme tous les velites. Il n'y avait pas de figure comme la sienne. Il etait tellement reconnaissable qu'il ne fallait l'avoir vu qu'une fois pour se le rappeler. A propos de Pierson, je vais conter un fait pour venir a l'appui de ce que je viens de dire. [Note 80: C'est-a-dire en 1835, a l'epoque ou je mettais mes _Memoires_ en ordre. (_Note, de l'auteur_.)] Au commencement de cette campagne, a l'epoque ou nous etions a Wilna, capitale de la Lithuanie, un jour qu'il etait de garde a la manutention, c'etait le 4 juillet, au moment ou l'on faisait construire de grands fours pour la cuisson du pain de l'armee, l'Empereur fut voir si les travaux avancaient. Pierson, qui etait le chef du poste, voulut profiter de cette occasion pour solliciter la decoration et, s'avancant pres de Sa Majeste, il la lui demanda. L'Empereur lui repondit: "C'est bien! Apres la premiere bataille!" Depuis, nous eumes le siege de Smolensk, la grande bataille de la Moskowa, ainsi que plusieurs autres pendant la retraite. Mais l'occasion ne se presenta pas pour lui de rappeler a l'Empereur sa promesse, car ce n'etait pas le cas d'en parler, pendant la retraite desastreuse que nous fimes et ou il eut le bonheur d'echapper. Ce ne fut qu'a Paris, quelques jours apres notre retour, le 16 mars 1813, a la Malmaison, ou nous passions la revue, le meme jour ou je fus nomme lieutenant, que Pierson put rappeler a l'Empereur la promesse qu'il lui avait faite et, s'approchant de lui, l'Empereur lui demanda ce qu'il voulait: "Sire, repondit-il, je demande la croix a Votre Majeste. Vous me l'avez promise.--C'est vrai, repond l'Empereur en souriant, a Wilna, a la manutention!" Il y avait dix mois que cette promesse lui avait ete faite. Ainsi l'on voit que l'individu avait une figure a ne pas oublier; mais, aussi, quelle memoire avait l'Empereur! Je citerai encore d'autres temoins: M. _Peniaux_, de Valenciennes, directeur des postes et relais de l'Empereur, qui m'a vu mourant, couche sur la neige, sur le bord de la Berezina. M. _Melet_, dragon de la Garde, que j'ai souvent rencontre dans la retraite, trainant son cheval par la bride et faisant des trous dans la glace sur les lacs, pour lui donner a boire. Il etait de Conde, du meme endroit que moi. On pouvait le citer comme un des meilleurs soldats de l'armee. Avant d'entrer dans la Garde. M. Melet avait deja fait les campagnes d'Italie. Il fit, dans cette meme arme et avec le meme cheval, les campagnes de 1806, 1807, en Prusse et en Pologne; 1808, en Espagne; 1809, en Allemagne; 1810 et 1811, en Espagne; 1812, en Russie; 1813, en Saxe, et 1814, en France. Apres le depart de l'Empereur pour l'ile d'Elbe, il resta, pour attendre sa retraite, dans la Garde royale, toujours avec son cheval qu'il n'a jamais voulu abandonner. A la rentree de l'Empereur de l'ile d'Elbe, il reparut encore dans le meme corps, comme garde imperial, a Waterloo. Il fut blesse, et son cheval fut tue. C'etait toujours le meme avec lequel il avait fait tant de campagnes et avec qui il avait assiste a plus de quinze grandes batailles commandees par l'Empereur. Si l'Empereur fut reste, ce brave militaire eut ete dignement recompense. Quoique chevalier de la Legion d'honneur, il est aujourd'hui dans la misere. Dans la retraite de Russie, quelquefois, seul au milieu de la nuit, il s'introduisait dans le camp ennemi pour y prendre du foin ou de la paille pour Cadet: c'etait le nom de son cheval. Il ne revenait jamais sans avoir tue un ou deux Russes, ou pris ce qu'il appelait un temoin, c'est-a-dire fait un prisonnier. _Monfort_, grenadier velite a cheval, actuellement officier de cuirassiers en retraite a Valenciennes. Quoiqu'etant du meme pays et aussi de la Garde imperiale, je ne le connaissais, a l'armee, que de reputation, par la maniere dont il se distingua dans differents combats que nous eumes en Espagne; en Russie, il traversa la Berezina, a cheval, au milieu des glacons. Mais son cheval y resta. A Waterloo, sur le mont Saint-Jean, dans une charge que son regiment fit contre les dragons de la reine d'Angleterre, il tua le colonel d'un coup de sabre dans la poitrine qui l'envoya souper chez Pluton. _Pavart_, capitaine en retraite a Valenciennes, etait, pendant la campagne de Russie, aux chasseurs a pied de la Garde imperiale. Tout ce qu'il conte de cette campagne, de ce qui lui est arrive, et de ce qu'il a vu, est tres interessant. Dans la retraite, a Krasnoe, ou nous nous sommes battus pendant les journees des 15, 16 et 17 novembre, contre l'armee russe forte de cent mille hommes, la nuit du 16, la veille de la bataille du 17, lorsque les Russes nous serraient de pres, Pavart, qui etait alors caporal, commandait une patrouille de six hommes. En cheminant, il apercoit, sur sa droite, une autre patrouille composee de cinq hommes. Pensant, et presque certain que c'etaient des notres, il dit aux hommes qu'il commandait: "Halte! attendez-moi. Je vais parler a celui qui la commande afin de marcher dans la meme direction, pour ne pas tomber dans les avant-postes des Russes." Aussitot, les hommes s'arretent et lui s'avance vers cette patrouille qui, en voyant un homme seul venir a elle, croit probablement que c'est un des leurs. Mais Pavart reconnait que ce sont des Russes. Il etait trop tard pour retrograder, il s'avance resolument et, sans donner le temps aux Russes de se reconnaitre, il tombe dessus et, a coups de baionnette, il en met trois hors de combat. Les autres se sauvent. Apres ce coup hardi, il retourne pour rejoindre ses hommes, mais ils etaient pres de lui; ils accouraient pour le secourir. _Wilkes_, sous-officier dans un regiment de ligne, habitant de Valenciennes, prisonnier sur les bords de la Berezina, conduit en captivite a quatorze cents lieues de Paris, ou il resta pendant trois ans. Le capitaine _Vachin_, dont j'ai parle plus haut, avant de partir pour la Russie, lorsque nous etions en Espagne, eut, avec mon sergent-major, une discussion tres vive, qui finit par un duel et un coup de sabre qui partagea la figure de mon sergent-major en deux, car cela lui prenait depuis le haut du front jusqu'au bas du menton. Il en fit autant a l'occasion, aux Autrichiens, Prussiens, Russes, Espagnols, Anglais contre lesquels il combattit pendant dix ans sans interruption, car pendant ce laps de temps il assista a plus de vingt grandes batailles commandees par l'empereur Napoleon. A la bataille d'Essling, le 22 mai 1809, Vachin portait pendue a son cote une gourde remplie de vin. Un de ses amis, sous-officier comme lui, lui fait signe qu'il voudrait bien boire un coup de son vin. Vachin lui crie d'avancer, et lorsqu'il fut pres de lui, il lui presenta a boire en se baissant de cote. Cela se passait au fort de l'action ou les boulets et la mitraille nous arrivaient de toutes parts. Mais a peine le buveur avait-il avale quelques gorgees, qu'un brutal de boulet autrichien emporte la tete du buveur ainsi que la gourde. Deux jours avant, ils avaient dine ensemble a Vienne et, la, ils s'etaient fait reciproquement un don mutuel de ce qu'ils avaient comme montre, ceinture, en cas que l'un ou l'autre fut tue. Mais Vachin n'eut pas l'envie de mettre a execution ce qu'ils etaient convenus de faire. Il se retira, reprit son rang, heureux de n'avoir pas ete atteint par le meme boulet, mais en pensant que, d'un moment a l'autre, il pouvait lui en arriver autant, car l'affaire etait chaude. Je fus blesse le meme jour. Outre les anciens militaires que j'ai connus particulierement, je puis citer encore, comme ayant fait la glorieuse et terrible guerre de Russie: MM. _Bouy_, capitaine en retraite, a Valenciennes, et de Valenciennes; chevalier de la Legion d'honneur. _Hourez_, capitaine en retraite, a Valenciennes, et de Valenciennes; chevalier de la Legion d'honneur. _Piete_, sous-lieutenant, de Valenciennes. _Legrand_, ex-fusilier des grenadiers de la Garde imperiale, habitant Valenciennes; chevalier de la Legion d'honneur. _Foucart_, casernier, qui fut blesse et prisonnier; chevalier de la Legion d'honneur. _Izambart_, ancien sous-officier, garde des musees; chevalier de la Legion d'honneur. _Petit_, sous-lieutenant de la Jeune Garde. _Maujard_, garde du genie, en retraite a Conde (Nord); chevalier de la Legion d'honneur. _Boquet_, de Conde. BOURGOGNE, Ex-grenadier velite de la Garde imperiale, Chevalier de la Legion d'honneur. TABLE DES MATIERES I.--D'Almeida a Moscou. II.--L'incendie de Moscou. III.--La retraite.--Revue de mon sac.--L'Empereur en danger.--De Mojaisk a Slawkowo. IV.--Dorogoboui.--Une cantiniere.--La faim. V.--Un sinistre.--Un drame de famille.--Le marechal Mortier.--Vingt-sept degres de froid.--Arrivee a Smolensk.--Un coupe-gorge. VI.--Une nuit mouvementee.--Je retrouve des amis.--Depart de Smolensk.--Rectification necessaire.--Bataille de Krasnoe.--Le dragon Melet. VII.--La retraite continue.--Je prends femme.--Decouragement.--Je perds de vue mes camarades.--Scenes dramatiques.--Rencontre de Picart. VIII.--Je fais route avec Picart.--Les Cosaques.--Picart est blesse.--Un convoi de prisonniers francais.--Halte dans une foret.--Hospitalite polonaise.--Acces de folie.--Nous rejoignons l'armee.--L'Empereur et le Bataillon sacre.--Passage de la Berezina. IX.--De la Berezina a Wilna.--Les Juifs. X.--De Wilna a Kowno.--Le chien du regiment.--Le marechal Ney.--Le tresor de l'armee.--Je suis empoisonne.--La "graisse de voleur".--Le vieux grenadier.--Faloppa.--Le general Roguet.--De Kowno a Elbing.--Deux cantinieres.--Aventures d'un sergent.--Je retrouve Picart.--Le traineau et les Juifs.--Une megere.--Eylau.--Arrivee a Elbing. XI.--Sejour a Elbing.--Madame Gentil.--Un oncle a heritage.--Le 1er janvier 1813.--Picart et les Prussiens.--Le pere Elliot.--Mes temoins. End of the Project Gutenberg EBook of Memoires du sergent Bourgogne by Adrien-Jean-Baptiste-Francois Bourgogne *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MEMOIRES DU SERGENT BOURGOGNE *** ***** This file should be named 11176.txt or 11176.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/1/1/7/11176/ Produced by Robert Connal, Wilelmina Malliere and PG Distributed Proofreaders. 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You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. 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To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, are filed in directories based on their release date. If you want to download any of these eBooks directly, rather than using the regular search system you may utilize the following addresses and just download by the etext year. https://www.gutenberg.org/etext06 (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are filed in a different way. The year of a release date is no longer part of the directory path. The path is based on the etext number (which is identical to the filename). The path to the file is made up of single digits corresponding to all but the last digit in the filename. For example an eBook of filename 10234 would be found at: https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234 or filename 24689 would be found at: https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689 An alternative method of locating eBooks: https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL